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FAMILLES ET RITES FUNÉRAIRES : VERS L'AUTONOMIE ET LA

PERSONNALISATION D'UNE PRATIQUE RITUELLE

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Jean-Yves Dartiguenave, Pauline Dziedziczak

Union nationale des associations familiales (UNAF) | « Recherches familiales »

2012/1 n° 9 | pages 93 à 102


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Pour citer cet article :


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Jean-Yves Dartiguenave, Pauline Dziedziczak« Familles et rites funéraires : vers
l'autonomie et la personnalisation d'une pratique rituelle », Recherches familiales
2012/1 (n° 9), p. 93-102.
DOI 10.3917/rf.009.0093
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Familles et rites
Familles et rites funéraires :

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vers l’autonomie
et la personnalisation
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d’une pratique rituelle


Jean-Yves Dartiguenave et Pauline Dziedziczak

Sous l’effet, notamment, d’une sécularisation de la société, la tendance est aujourd’hui au rejet de
l’imposition d’un unique modèle de pratiques funéraires. Ce rejet s’accompagne d’une aspiration
des familles à contribuer à l’élaboration du rituel des obsèques. Aussi, que cela soit dans le cadre de
cérémonies civiles ou religieuses, la personnalisation des obsèques devient un enjeu essentiel incitant
les proches du défunt à négocier leur place dans le rituel. Cette négociation s’effectue en direction
des officiants laïcs ou religieux, mais aussi à l’intérieur même de la sphère familiale où se rejouent les
places respectives de chacun. Si cette négociation permet à la famille de s’approprier les obsèques, 93
elle n’est pas sans engendrer des incertitudes au plan de l’élaboration même du rituel funéraire.

Nombre d’auteurs considèrent que l’on assiste, depuis la modernité, au déclin, voire à la dispari-
tion des rites. Il en est ainsi, par exemple, de Mircea Eliade qui, dans son histoire des croyances
et des idées religieuses, fait part de sa perplexité face au mouvement de sécularisation[1] qui
caractérise la modernité. Selon lui, ce mouvement de sécularisation affecterait profondément la
médiation avec le champ du sacré ou du divin, amoindrissant ainsi la portée symbolique des rites
contemporains[2]. De la même façon, Arnold Van Gennep souligne que la plupart des cérémonies
de passage ont perdu leur caractère magico-religieux pour revêtir la forme de simples réjouis-
sances[3]. Plus récemment, Martine Segalen lui emboîte le pas en considérant que « l’assomp-
tion de l’individualisme, mais aussi le contexte économique et social défavorable, brouillent le
marquage des étapes »[4] des rites de passage. Plus nettement encore, Danièle Hervieu-Léger,

[1] La sécularisation désigne le mouvement historique qui voit un affaiblissement de l’emprise de la religion et des institutions
religieuses sur l’activité humaine et sociale. Ce mouvement de sécularisation concerne ici la religion chrétienne. Ce mouvement
de sécularisation ne préjuge en rien d’un mouvement de « désenchantement » ou, au contraire, de « réenchantement » du monde
dans la mesure où la religion n’a pas le monopole du sacré. Ainsi, évoquer la sécularisation de notre société n’équivaut nullement
à prononcer la mort du sacré qui peut trouver à se réinvestir ailleurs que dans la seule sphère religieuse. Jean-Paul WILLAIME,
Sociologie des religions, Paris, PUF, coll. « Que sais-je », 1995 ; Danièle HERVIEU-LEGER, Catholicisme, la fin d’un monde,
Paris, Bayard, 2003.
[2] Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des idées religieuses, t. 3, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque historique », 1983.
[3] Arnold VAN GENNEP, Les rites de passage, Paris, Picard, 1909, réédition1981.
[4] Martine SEGALEN, Rites et rituels contemporains, Paris, Colin, coll. « 128 Sociologie », 2009 (2e édition), cit. p. 46.

Dossier thématique I. « Familles et rites »


Familles et rites funéraires : vers l’autonomie et la personnalisation d’une pratique rituelle

évoque la perte de la ritualité des sociétés modernes : « Le rite ne subsiste plus... que sous forme
de transpositions affadies et parfois même dérisoires. »[5]
Il faut bien en convenir : les rites traditionnels qui étaient fortement articulés à des systèmes
mythiques et religieux, à un ordre social fondé dans un « au-delà de lui-même », à des pratiques
magiques reliant le monde terrestre au monde des divinités ou des esprits, disparaissent. L’évolu-
tion des sociétés modernes, par la rupture précisément à l’égard de la tradition, a raison de ces rites.

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Pour autant, on ne peut manquer d’observer la permanence « d’un agir rituel » (Segalen) dans
nos sociétés contemporaines. Claude Rivière note ainsi avec raison que « la déritualisation
qu’on croit observer actuellement ne réfère qu’à la perte de certaines pratiques religieuses his-
toriquement datées »[6]. À cet égard, il paraît essentiel de ne pas confondre l’historicité des rites
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avec la ritualité ou « l’agir rituel » qui renvoie à une capacité proprement anthropologique à
produire du rite. Il est clair qu’à considérer les rites contemporains à la lumière des pratiques des
sociétés antérieures, on risque fort de n’y voir, au mieux, que des résidus de pratiques ancestrales
ou archétypales s’efforçant tant bien que mal de survivre, au pire, qu’un simulacre témoignant
d’une déperdition du sacré, du symbolique, ou, plus banalement, de son sens. Mais si l’on admet
qu’il existe une constante anthropologique du rite par-delà son expression multiforme dans un
milieu, un temps et un espace considérés, alors il est possible de l’aborder dans sa logique interne
de développement sans conclure nécessairement à son déclin. C’est ce point de vue phénoméno-
logique qui sera adopté dans cet article consacré aux rites funéraires.
Il s’agit ainsi de montrer, à partir de l’examen de cérémonies religieuses et civiles[7] que « l’agir rituel »,
quand bien même est-il peu ou prou délesté de références religieuses, cherche malgré tout à se frayer
un chemin au sein de la communauté locale et familiale. Cet « agir rituel » trouverait son ressort, non
94 plus dans un transcendant posé en extériorité, dont les seuls officiants étaient les dépositaires et les
garants, mais dans le cadre d’une négociation offrant la possibilité aux différents protagonistes du rite
d’instituer et de sacraliser l’événement. Pour le dire autrement, on assisterait sur le plan des pratiques
funéraires au passage d’un modèle rituel fondé sur l’hétéronomie, c’est-à-dire sur le consentement et
l’obéissance à des normes extérieures, issues d’une autorité transcendante, à l’expérimentation du rite
sur le mode d’une autonomie où les acteurs cherchent à se donner eux-mêmes leurs propres règles.
Ce déplacement dont témoigne la personnalisation des cérémonies ouvre le champ des possibles,
mais aussi des incertitudes, conférant au jeu des négociations, familiales notamment, une place cen-
trale dans l’élaboration du rite. C’est ce qu’il nous faut à présent montrer à partir des résultats d’une
recherche que nous avons conduite sur les obsèques religieuses et civiles.

W Quelques éléments de méthode


Notre article se situe à la croisée d’une réflexion générale sur la ritualité[8] et l’analyse des
premiers résultats d’une thèse toujours en cours. Cette dernière s’inscrit dans le cadre d’une

[5] Danièle HERVIEU-LEGER in Erwan DIANTEILL, Danièle HERVIEU-LEGER, Isabelle SAINT-MARTIN (dir.), La modernité
rituelle. Rites politiques et religieux des sociétés modernes, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 16.
[6] Claude RIVIERE, Les rites profanes, Paris, PUF, 1995, p. 7.
[7] Notre propos se limite aux cérémonies civiles et aux obsèques religieuses de l’Église catholique.
[8] Jean-Yves DARTIGUENAVE, Rites et ritualité : essai sur l’altération sémantique de la ritualité, Paris, L’Harmattan, coll.
« Logiques sociales », 2001.

Recherches familiales, n° 9, 2012


Jean-Yves DARTIGUENAVE ET Pauline DZIEDZICZAK

collaboration (convention CIFRE) avec le groupe OGF, auquel appartiennent notamment


les Pompes Funèbres Générales. Cette collaboration a donné lieu à la mise en place d’un
comité de pilotage qui constitue un lieu de confrontation et de validation de nos hypothèses
et analyses. Ce comité de pilotage regroupe différents experts et représentants d’institutions
du milieu funéraire (Confédération Professionnelle du Funéraire et de la Marbrerie, Comité
National d’Éthique du Funéraire, Pompes Funèbres Générales, Prêtres liturgistes, Sociologues).

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Nos investigations concernent huit secteurs (Rennes, Bordeaux, Paris, Lille, Strasbourg, Lyon,
Clermont-Ferrand et Nice) retenus en fonction de caractéristiques sociodémographiques
et historiques (prégnance d’un milieu urbain/rural, culture régionale forte/faible, tradition/
innovation en matière de pratiques funéraires). Nous avons procédé à des observations
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directes sur plusieurs jours dans des lieux où il était possible d’appréhender le déroule-
ment des obsèques civiles et/ou catholiques et l’organisation des obsèques (église, agence
de pompes funèbres, cimetière, crématorium) ainsi qu’à une quarantaine d’entretiens semi-
directifs auprès de professionnels du funéraire, du groupe OGF essentiellement, et de repré-
sentants du culte catholique. Les enquêtés ont été retenus en fonction de leur statut (conseiller
funéraire, porteur, maître de cérémonie, prêtre, laïc) et sur la base des critères précédents, en
accord avec le comité de pilotage. Une deuxième série d’investigations auprès des familles
ayant vécu des obsèques est en cours.

W La remise en cause d’un contrat social


95
Louis-Vincent Thomas a résumé en une belle formule la fonction essentielle des rites funéraires
par-delà la variété de ses expressions à travers l’histoire et les sociétés : ceux-ci visent avant
tout à assurer la « paix des vivants »[9]. Aussi s’agit-il de marquer la frontière entre le monde des
vivants et des morts en s’assurant bien que ces derniers ne viennent pas troubler la tranquillité
de ceux qui restent. Les rites funéraires s’emploient ainsi à fournir une signification à l’ineffable
et une interprétation à l’inéluctable par la référence à une cosmologie ou une théologie porteuse
d’espérance. Ils s’emploient également à compenser l’absence par une régénération du corps
social et à apaiser la perte par la promesse d’un « au-delà » après la mort.
S’agissant de notre société, c’est principalement l’Église catholique qui, au nom de la commu-
nauté chrétienne, a assuré l’essentiel de la charge symbolique des cérémonies funéraires – tandis
que les pompes funèbres en assuraient la charge matérielle – en élaborant le rituel, au sens
ici de l’ordre prescrit de la célébration d’un service religieux ou dévotionnel[10]. C’est elle qui
s’offrait, aux yeux des fidèles, comme la garante du mystère divin et l’unique intercesseur, en
faveur du défunt, entre le monde d’ici-bas et celui de l’au-delà. Là réside l’hétéronomie du rituel
d’autrefois. La communauté locale et familiale s’en remettait à une autorité transcendante dont
la légitimité n’était pas discutée par les fidèles. L’Église tirait son pouvoir et son prestige de cette
délégation et de cette confiance accordées par la communauté locale et familiale. D’une certaine
[9] Louis-Vincent THOMAS, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985.
[10] Dans le cadre de l’Église romaine, le rituel se confond de manière significative avec « le livre qui contient l’ordre à observer
dans la célébration d’un service religieux ou autre service solennel ». Jean HUXLEY (sous la dir.), Le comportement rituel chez
l’homme et l’animal, Paris, Gallimard, 1971, p. 23.

Dossier thématique I. « Familles et rites »


Familles et rites funéraires : vers l’autonomie et la personnalisation d’une pratique rituelle

façon, il existait une sorte de contrat social entre l’Église et ses fidèles : à charge pour l’Église de
garantir la sacralité de la cérémonie funéraire et aux fidèles de rester à leur place, c’est-à-dire
de ne pas interférer dans le rituel[11].
C’est ce « contrat social » qui est aujourd’hui remis en cause sous l’effet du processus de sécula-
risation à l’œuvre dans notre société contemporaine. Celui-ci se manifeste par une distancia-
tion grandissante des familles à l’égard du rituel édifié par l’Église romaine et plus largement à

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l’égard des références chrétiennes. Il s’exprime également et surtout par une revendication de
ces familles d’être partie prenante à l’élaboration du rituel. Nous allons y revenir. Retenons pour
l’instant que ce processus de sécularisation qui marque nos sociétés contemporaines voit le recul
des cérémonies religieuses – si l’on s’en tient ici aux cérémonies catholiques – au profit des céré-
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monies civiles, ces dernières demeurant toutefois minoritaires. Assurément, ce recul relatif n’est
pas sans incidence sur la manière dont on se représente et se rapporte à la mort. Ainsi, comme l’a
montré Philippe Ariès, la valorisation de l’hédonisme propre à notre société tend à désacraliser
et à reléguer la souffrance et la mort aux confins de la « conscience collective »[12]. De fait, on
s’emploie aujourd’hui, plus prosaïquement, à ne rien devoir au défunt et à se donner des « expli-
cations rationnelles » sur sa disparition en escomptant vaguement une « suite » après la « fin »,
même s’il s’agit toujours de négocier avec la mort « afin qu’elle ne contamine pas la vie »[13].
Pour autant, comme nous le montrent nos propres investigations, l’opposition tranchée entre les
cérémonies religieuses et les cérémonies civiles, ou encore, entre le sacré et le profane, ne rend
pas véritablement compte des recompositions à l’œuvre dans les pratiques funéraires actuelles.
En effet, on assiste aujourd’hui à l’irruption d’éléments profanes au cœur de cérémonies reli-
gieuses (la lecture de poèmes ou de textes littéraires, l’audition de témoignages, de musiques et
96 chants profanes, etc.) et, inversement, d’éléments sacrés – y compris religieux – dans les céré-
monies civiles (le recueillement, la prière, les signes de croix, lecture de textes religieux, mise en
scène de l’espace similaire à celle d’une église[14], etc.).
En fait, le phénomène le plus marquant aujourd’hui en ce qui concerne le rituel funéraire, qu’il
soit religieux ou civil, ne tient pas tant à sa désacralisation qu’au désir des proches du défunt et,
en premier lieu parmi ceux-ci, les membres de sa famille, de se l’approprier. Comme l’observent
Marie-Hélène Lichou et Solange de Penanster : « S’agissant du rituel des obsèques, on est passé
d’un temps où la famille était dépossédée de la mort – tout se traitait entre l’Église et les pompes
funèbres – à un temps où la personnalisation devient, au contraire, l’un des principaux objectifs
recherchés. »[15] C’est précisément cette personnalisation du rituel des obsèques qui constitue
aujourd’hui l’enjeu essentiel du processus d’appropriation[16] des rites funéraires. C’est au nom

[11] Erwan DIANTEILL, Danièle HERVIEU-LEGER, Isabelle SAINT-MARTIN, op. cit.


[12] Philippe ARIES, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975.
[13] Jean-Hugues DECHAUX « La mort n’est jamais familière. Propositions pour dépasser le paradigme du déni social » in Simone
PENNEC (dir.), Des vivants et des morts, Brest, UBO, 2004, p. 19.
[14] Comme l’indiquera de manière significative un agent des pompes funèbres que nous avons interviewé : « Il y a ce pupitre comme
là où serait un prêtre... La seule chose qu’il n’y a pas à la rigueur, c’est l’autel. »
[15] Marie-Hélène LICHOU, Solange de PENANSTER, « Attitude autour de la mort en pays de Brest », in Georges PROVOST,
Marie-Armelle BARBIER (dir.), Attitude autour de la mort en Bretagne XXe-XXIe siècles, Vannes, Institut Culturel de Bretagne,
Cahiers de l’Institut, n° 7, 12 avril 2003, p. 118.
[16] Par appropriation, nous désignons le processus par lequel des acteurs sociaux intègrent ou créent des manières d’être, des
usages, qu’ils font leur et revendiquent comme tel. L’appropriation renvoie ainsi à une « prise » sur le réel mettant en jeu la
dynamique conflictuelle du jeu social puisqu’elle opère sur un univers social préalablement constitué auxquels sont attachés des
acteurs sociaux qui ne sont pas nécessairement prêts à le partager et a fortiori à le remettre en cause.

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de cette personnalisation que l’on rejette l’imposition d’un modèle rituel préétabli au profit de la
négociation entre les parties prenantes à la cérémonie des obsèques.

W La négociation des obsèques

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De l’aveu même de prêtres rencontrés pour notre recherche, les familles qui s’adressent à l’Église
pour la cérémonie des obsèques ne veulent plus, dans leur grande majorité, être les simples spec-
tatrices d’une scène conçue sans elles. Non seulement celles-ci marquent leur distance à l’égard
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d’un modèle rituel unique et préconçu, mais qui plus est, il n’est pas rare que leurs demandes
s’inscrivent en marge du code liturgique. Il s’agit moins ici de l’expression d’un rejet de l’Église
que d’un éloignement vis-à-vis des références chrétiennes. Ainsi en témoigne ce prêtre : « Bon,
souvent, les personnes qui viennent là, s’ils sont des pratiquants assez réguliers, s’ils sont des
familiers de la vie chrétienne, c’est-à-dire des messes des dimanches, des grandes fêtes, bon, on
est tout de suite au feeling. Et puis, il y a des gens, bon... leur papi, leurs parents, leur papa ont
été baptisés puis ils ont fait leur vie quoi. Par contre, eux, dans la plupart des cas, ils ont été bap-
tisés et puis ils ont fait du caté, etc., mais ils ont pris du large et ne sont plus très au feeling avec
la célébration du mystère chrétien. » (Prêtre). Certaines familles vont même jusqu’à proposer
au prêtre la lecture de textes exclusivement profanes pendant la cérémonie. L’Église n’est pas
d’ailleurs sans anticiper et prendre en compte ces demandes profanes des familles en proposant,
notamment, des obsèques sans eucharistie[17]. Ainsi, à l’adresse de certaines familles, tel prêtre
suggère que « ce serait mieux sans eucharistie parce que voilà... parce qu’à un moment donné 97
vous vous sentirez étrangers ». (Prêtre).
C’est dire que le refus de l’imposition d’un modèle rituel préétabli n’est pas le seul fait des
familles. Il émane également de certains prêtres : « on n’est pas là non plus pour imposer des
choses », dira ainsi l’un d’eux. Aussi, la réticence de familles manifestant leur distance d’avec
la pratique religieuse, conjuguée au refus de certains prêtres d’imposer unilatéralement un type
de cérémonie, aboutit à la nécessité de la négociation, c’est-à-dire la recherche d’un compromis
portant sur la répartition des charges et la délimitation des parties prenantes à la cérémonie.
Cette négociation qui a lieu pendant le « temps de l’échange » – c’est-à-dire le moment pré-
cédant la cérémonie où la famille du défunt rencontre le prêtre et les « guides » d’obsèques
laïcs – obéit à des visées différentes selon les paroisses. Ainsi, les unes vont privilégier une
« visée conservatrice » s’attachant à resserrer la communauté des fidèles par la rigidification du
code rituel présidant à la cérémonie. Elles limitent alors le plus possible l’intégration d’éléments
étrangers au code rituel. À l’inverse, d’autres vont s’inscrire dans une « visée progressiste » par
une ouverture à l’altérité conduisant à un assouplissement du code rituel. Des éléments hétéro-
doxes à la cérémonie peuvent alors prendre place (recours à des officiants laïcs, énonciation de
messages personnels, élaboration d’une gestuelle et d’actes symboliques profanes). Il reste que,
dans l’un ou l’autre cas de figure, tout n’est pas négociable. Ainsi, le prêtre est là pour rappeler à
la famille qu’il s’agit d’une célébration chrétienne, « ce n’est pas un mélange des genres, un peu
de tout, un fourre-tout... Il y a quand même des choses à faire selon un certain ordre ». (Prêtre).

[17] L’Église y trouve là aussi son compte en raison de la diminution du nombre de prêtres en France.

Dossier thématique I. « Familles et rites »


Familles et rites funéraires : vers l’autonomie et la personnalisation d’une pratique rituelle

Autrement dit, si la négociation avec les familles est en principe toujours possible, elle ne
l’est que dans un cadre défini par l’institution qui en est la garante et qui assume la respon-
sabilité du service des obsèques, en l’occurrence, ici, l’Église. Ainsi, à l’occasion du choix
d’un chant, d’une musique ou d’un texte proposés par la famille, le prêtre se fait fort de rap-
peler, sur un mode pédagogique, le cadre dans lequel celle-ci doit s’inscrire : « Si c’est anti-
mystérieux, vie éternelle, s’il y a un antagonisme, ce serait une incohérence par rapport au

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mystère chrétien, il est évident qu’on va leur dire : écoutez, vous êtes dans une église... On
va les faire réfléchir sur le sens du texte. Alors, là, bon, on entre en dialogue... » (Prêtre).
Aussi, la négociation ne se déroule-t-elle pas entre des parties à parité de statuts et de posi-
tions dans la mesure où l’une d’entre elles assume l’essentiel de la charge, le ministère, qui
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lui revient et donc le pouvoir de faire en lieu et place de. L’Église impose ainsi au minimum
le respect de l’ordre cérémoniel du rituel catholique et l’introduction d’un texte biblique.
Ces deux éléments sont exclus de la négociation : « Il y a forcément un texte biblique, parce
que nous sommes dans une église, vous avez demandé une célébration dans une église, vous
êtes venus frapper, vous avez demandé un temps d’Église, une célébration. Il y aura un texte
biblique. » (Prêtre).
S’il y a néanmoins bien négociation c’est, d’abord, parce que l’Église n’occupe plus, dans
notre société, la place hégémonique qui était la sienne autrefois. C’est ensuite, parce que la
famille est aujourd’hui légitimement reconnue dans sa prétention à être partie prenante de
la cérémonie en raison de la proximité des liens qui l’unissent au défunt. C’est cette double
évolution sociologique qui conduit à la nécessité de la négociation. Le principe de l’hétéro-
nomie selon lequel le code rituel est l’apanage d’une autorité transcendante et exclusivement
98
légitime tend ainsi à céder le pas à la quête d’une autonomie où les différents protagonistes
négocient leurs places et rôles respectifs dans la limite, toutefois, du cadre imposé par l’Église.
Celle-ci demeure, en effet, la principale garante du code rituel et du service rendu au défunt
et à sa famille. La négociation aboutit ainsi généralement à un compromis qui prend la forme
a minima d’une coexistence ou d’une non-interférence entre le rituel catholique et l’expres-
sion profane d’un « sacré séculier », si l’on peut dire, au sein même de la cérémonie des
obsèques. Ainsi, en est-il, par exemple, de la concession faite aux familles d’introduire une
musique, une gestuelle ou un texte non religieux, au début ou au terme de la cérémonie, c’est-
à-dire en dehors de la séquence proprement religieuse. « Au moment de l’adieu, de l’au revoir,
ils peuvent dire ce qu’ils veulent. Voilà, ils n’engagent qu’eux quoi. Ils n’engagent pas la foi
chrétienne. » (Prêtre).
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les obsèques civiles ne constituent pas l’exact
opposé des obsèques religieuses. Elles ne s’offrent pas, en effet, comme un espace qui serait tota-
lement ouvert aux familles par contraste avec la fermeture – toute relative comme nous l’avons
vu précédemment – d’une Église qui s’attache à maintenir les prérogatives liées à sa mission
et son office. Sans doute, les pompes funèbres s’emploient-elles à caractériser les cérémonies
civiles en opposition avec la tradition et le conformisme des obsèques religieuses. Mais il s’agit-
là avant tout d’une stratégie de distinction visant à indiquer aux familles la spécificité de leur
service au regard du service religieux.
Les cérémonies civiles, tout comme les cérémonies religieuses, s’inscrivent dans un rapport
social qui met en présence un prestataire de service, en l’occurrence ici les pompes funèbres, et

Recherches familiales, n° 9, 2012


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des bénéficiaires du service (le défunt et son entourage). Les cérémonies civiles ne s’inscrivent
donc nullement dans un vide social d’où toute prise en charge et codification seraient absentes.
Comme le précise un agent des pompes funèbres : « nous, on a un canevas parce qu’en fait on
sait à peu près dans quel ordre les choses doivent se passer, par expérience ». Même dans une
cérémonie où « il n’y a rien du tout », où « il ne va pas se passer grand-chose », on observe un
découpage séquentiel du rituel. On repère ainsi un temps d’accueil de l’assistance, une annonce

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du déroulement de la cérémonie, un moment de recueillement accompagné ou suivi de musique,
mais aussi régulièrement, un temps de parole et un temps du dernier adieu.
Au même titre que l’Église, les pompes funèbres assument la responsabilité du cadre rituel
et du service rendu au défunt et à ses proches en négociant avec la famille la répartition des
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rôles. « On va les aider à organiser en fait cette cérémonie. Exactement, je veux dire, comme
la personne de l’équipe paroissiale avec le curé, qui va dire : voilà, qui est-ce qui va dire le
Notre Père, qui est-ce qui va faire cela, qui est-ce qui va faire ceci, dans le cadre de la céré-
monie. » (Agent des pompes funèbres). Ce qui diffère, en revanche, c’est le contenu de ce
qui se joue dans la négociation avec la famille. Il ne s’agit pas tant, comme dans le cas de
l’Église, d’opposer une conception du rituel à une autre, que d’amener la famille à investir
le contenu même de la cérémonie, tout en se portant garant de son bon déroulement et de la
bonne « image » de l’entreprise. « Vous faites ce que vous voulez, à partir du moment où vous
n’entrez pas dans un truc, où ça reste respectueux de ce qui est à faire, il n’y a aucun souci.
La seule chose qu’il faut éviter, c’est de rentrer dans des trucs un petit peu tendancieux, dès
que l’on va aborder quelque chose qui pourrait choquer l’environnement. Après, c’est un peu
de notre responsabilité de leur dire non, attendez, vous n’êtes pas là pour ça... » (Agent des
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pompes funèbres).
Si, d’un côté, la non-imposition d’un contenu rituel à la cérémonie civile ouvre à la famille
le champ des possibles, de l’autre, elle la plonge dans une incertitude qui peut annihiler
toute initiative et, au bout du compte, la conduire à s’en remettre totalement aux profes-
sionnels du funéraire. « On s’est retrouvé dans la situation où la famille, elle, elle n’avait
rien à proposer, évidemment, parce qu’elle ne savait pas comment faire, et puis de l’autre
côté, il y avait ce président qui voulait faire quelque chose au nom du club et qui ne savait
pas comment faire non plus. » (Agent des pompes funèbres). Cette incertitude est éga-
lement perceptible, par exemple, dans le flottement qui s’empare de l’assemblée réunie
autour de l’urne funéraire avant qu’elle n’intègre le caveau. On ne sait pas réellement quel
geste accomplir ou quel symbole mobiliser pour témoigner de sa douleur et de l’affection
que l’on portait au défunt.
Aussi, l’intégration, dans la cérémonie civile, d’éléments profanes s’inspirant d’une sym-
bolique religieuse (tel le geste consistant à poser la main sur le cercueil en signe d’adieu
rappelant l’acte religieux de l’imposition des mains) peut dès lors se comprendre comme une
manière de parer à cette incertitude, de combler une « vacance symbolique », permettant à
la famille de garder une certaine prise sur le déroulement du rituel. Dans tous les cas, c’est
la personnalisation de la cérémonie qui constitue l’enjeu central de la négociation entre les
membres de la famille et les officiants, qu’elle soit civile ou religieuse. C’est en effet par ce
biais que la famille du défunt fait valoir la légitimité de sa place et s’institue comme partie
prenante du rituel.

Dossier thématique I. « Familles et rites »


Familles et rites funéraires : vers l’autonomie et la personnalisation d’une pratique rituelle

W La personnalisation des cérémonies


La personnalisation consiste à prendre en compte la personne en tant qu’elle est, à la fois,
produite par et productrice d’un faisceau de relations lui conférant une existence sociale[18]. Et
c’est bien de cela qu’il s’agit dans les pratiques funéraires contemporaines. Ce n’est pas en effet
le sujet biologique qui est convoqué pendant les obsèques mais bien l’être social singulier doté

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d’une appartenance sociale. Le prêtre comme l’agent des pompes funèbres ne s’y trompent pas :
« S’il a été maçon, c’est pas la même chose que s’il a été président-directeur général... Il a été
footballeur, bah oui, président du club de foot, bah c’est important de le savoir, parce que ça
veut dire qu’il connaît beaucoup de monde. Donc, ça va avoir une incidence directe... » (Agent
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des pompes funèbres).


Nous avons évoqué précédemment la fonction essentielle des rites funéraires : élaborer une fron-
tière entre le monde des vivants et des morts. Il convient d’ajouter qu’ils visent, en tant qu’acte
d’institution[19], tout autant à différencier les vivants entre eux. Ce n’est pas en effet du défunt,
en tant que tel, dont il est seulement question dans les cérémonies qu’elles soient civiles ou
religieuses. Certes, comme l’observent Patrick Baudry et Henry-Pierre Jeudy, à travers la lecture
d’un texte, l’écoute d’une musique ou « la voix du chanteur, tout se passe comme si le mort
venait dire une dernière fois le sens qu’il voulait donner à sa vie et le message qu’il a voulu trans-
mettre de son vivant »[20]. Mais encore faut-il convenir que ce sont bien les autres, à commencer
par les membres de la famille, qui traduisent et interprètent le message qu’ils prêtent au disparu.
Aussi, le défunt n’est-il convoqué que pour témoigner de relations sociales et affectives avec un
entourage familial, amical et professionnel qui, en retour, perpétue son existence sociale par-delà
100 la mort biologique. Plus encore, lors de la cérémonie des obsèques, les relations que les proches
entretenaient avec le défunt sont redéfinies. Or, comme le défunt et la relation entretenue avec lui
sont constitutifs de l’identité de chaque proche, c’est l’identité même des proches qui est redéfinie.
Là réside le processus de personnalisation et d’appropriation des rites funéraires par les proches.
Autrefois, le défunt était principalement considéré du point de vue de son appartenance à la
communauté chrétienne. Aujourd’hui, aussi bien dans les cérémonies civiles que religieuses,
c’est l’ensemble des appartenances et des filiations – soit ce que nous appelons précisément la
personne – qui est négocié et mis en scène. C’est l’objet, notamment, du « temps d’échange »
avec la famille qu’aménagent aussi bien l’Église que les pompes funèbres. « On invite la famille
à se présenter. Pour nous dire qui ils sont. Quels liens ? Quels témoignages ils laissent ? Voilà
la question : qu’est-ce que vous voulez nous dire ? Qu’est-ce que vous gardez le plus dans votre
mémoire ? » (Prêtre). Ce temps d’échange est ainsi l’occasion de récapituler, de réécrire la vie
du défunt et, à travers lui, de réaffirmer l’identité des proches. Il est aussi le moment où vont se
négocier la légitimité et la répartition des rôles dans la préparation et l’organisation de la cérémo-
nie. Il s’agit de « déterminer dans la famille qui va pouvoir dire oui ou non. Qui en fait est dans
le groupe le leader. Parce qu’il faut arriver à peu près à comprendre ce qui se passe. » (Agent
des pompes funèbres).
[18] Voir à ce sujet Jean-Michel LE BOT, Au fondement du lien social. Introduction à une sociologie de la personne, Paris,
L’Harmattan, 2002. Voir également Marcel GAUCHET, Jean-Claude QUENTEL, Histoire du sujet et théorie de la personne,
Rennes, PUR, 2009.
[19] Pierre BOURDIEU, « Les rites comme acte d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 43, 1982, pp. 58-63.
[20] Patrick BAUDRY, Henry-Pierre JEUDY, Le deuil de l’impossible, Paris, Eschel, 2001, p. 62.

Recherches familiales, n° 9, 2012


Jean-Yves DARTIGUENAVE ET Pauline DZIEDZICZAK

Cette négociation ne se limite pas cependant au seul « temps d’échange » entre la famille et les
officiants. Elle a lieu également entre les divers groupes d’appartenance du défunt. C’est ainsi,
par exemple, que le cercle d’amis d’un défunt a été autorisé, aussi bien par la famille que par le
prêtre, à introduire au cours de la cérémonie religieuse un ballon de football symbolisant un lien
d’amitié forgé dans une passion commune. La référence à ce ballon de football constituera une
séquence rituelle totalement intégrée à la cérémonie. Le guide de cérémonie invitera ainsi les

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participants à se prêter à un geste rituel : « Vous qui avez vécu avec Y... vous voulez lui transmettre
vos messages sur un ballon de foot, le foot auquel était... » (Guide d’obsèques laïques). Par cette
invitation, les amis du défunt sont institués en tant qu’amis, tout en signifiant à l’ensemble des
participants au rite une autre appartenance que la seule affiliation à la communauté chrétienne
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et à la famille.
Mais la personnalisation du rite funéraire reste avant tout l’affaire de la famille. C’est à elle, en
effet, que revient, dans le temps et l’espace laissés vacants par l’officiant, la charge de personna-
liser la cérémonie. La négociation sur le contenu du rite se déploie alors à l’intérieur du cercle
familial. Comme le souligne Simone Pennec, « les places se négocient autour du défunt, chaque
descendant cherchant à construire une relation spécifiée à son parent »[21]. Cette négociation des
places se donne à lire dans la répartition spatiale des membres de la famille au sein du lieu de
cérémonie, ceux étant censés être les plus proches du défunt occupant le premier rang. Elle se
manifeste également dans la préséance accordée à tel ou tel membre de la famille pour la lecture
d’un texte ou le choix d’une musique.
Il s’agit, là encore, de restituer le défunt dans sa dimension de personne en récapitulant son
histoire par l’évocation de moments partagés avec les proches, mais aussi, plus largement, en le
rattachant à la destinée humaine. Cette personnalisation peut alors prendre une forme allégorique 101
par le recours à une diffusion d’images symbolisant l’inéluctabilité du temps qui passe ou le
cycle des saisons figurant le triptyque vie, mort et renaissance. « On a une vidéo à ce moment-
là qui passe avec des images de bateaux qui passent, par exemple, les quatre saisons, donc les
feuilles qui tombent. » (Agent des pompes funèbres). Dans tous les cas, il s’agit bien pour les
proches de réaffirmer ou réinventer leur relation au défunt, fût-ce jusque dans la forme ultime
d’une « commune humanité ».
Si la personnalisation de la cérémonie est l’occasion de réaffirmer la solidarité des liens familiaux
en rappelant les places respectives et les rôles de chacun, elle peut être tout autant le moment où
se révèlent les fractures ou les dissensions familiales. D’anciennes querelles peuvent remonter à
la surface. C’est le « Oui, mais maman t’a préférée... » lancé à la face de la sœur qui entend tout
régenter au moment de l’organisation des obsèques. C’est aussi l’exemple cité par un agent des
pompes funèbres de deux frères qui règlent leur compte dans des propos à peine voilés. « Et la
belle-fille qui en rajoutait un p’tit peu, parce qu’a priori, elle n’avait pas eu sa place vis-à-vis
de la belle-maman. Bon, l’autre l’avait bien compris, donc il critiquait un peu. » (Agent des
pompes funèbres). Ces « luttes de places qui se nouent au sein des fratries et dans les rapports
d’électivité qui tissent la trame des liens de famille »[22] peuvent conduire l’officiant à jouer le
rôle de tiers afin de garantir le bon déroulement des obsèques. C’est dire que la personnalisation

[21] Simone PENNEC, « Une bonne mort pour ses parents : accompagner leur fin de vie, assurer des obsèques en règle, hériter et
entretenir la mémoire familiale », in Simone PENNEC (dir.), Des vivants et des morts, Brest, UBO, 2004, p. 95.
[22] Simone PENNEC, op. cit., 2004, p. 94.

Dossier thématique I. « Familles et rites »


Familles et rites funéraires : vers l’autonomie et la personnalisation d’une pratique rituelle

des rites funéraires, en relativisant le poids d’une autorité transcendante et garante du sacré, ne va
pas sans susciter une confrontation à l’altérité avec tous les risques, les incertitudes et les conflits
qu’elle suppose.

W Conclusion

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Au modèle de l’hétéronomie qui forgeait les rites funéraires d’autrefois succède, aujourd’hui, la
quête d’une autonomie des pratiques rituelles plaçant la négociation au cœur de la préparation,
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de l’organisation et du vécu des cérémonies, qu’elles soient religieuses ou civiles. Cette négocia-
tion renvoie elle-même à l’enjeu de la personnalisation des cérémonies qui constituent la moda-
lité essentielle d’appropriation des rites funéraires par les proches du défunt, en premier lieu
desquels figure la famille. Nous avons évoqué le champ des possibles mais aussi des incertitudes
qu’ouvre, pour les proches du défunt, cette personnalisation des rites funéraires. Deux aspects de
la question resteraient néanmoins à explorer. Ils sont indiqués ici à titre de pistes prospectives.
Nous avons parlé précédemment de la famille comme s’il s’agissait d’un ensemble homogène.
Nous savons, bien sûr, qu’il n’en est rien. Il resterait ainsi à explorer le jeu des différences socio-
culturelles et de la position familiale de chacun dans les modalités de négociation et d’appropria-
tion des rites funéraires. Il y a tout lieu de penser que plus les familles disposent d’un fort capital
social et culturel, mieux elles sont armées pour négocier leur propre place dans le dispositif rituel.
Il est un autre élément qui serait à prendre en compte. La dimension des affects qui se mani-
102 festent à l’occasion de la perte d’un être cher paraît également déterminante, fût-ce de façon
incidente, dans le processus d’appropriation des pratiques rituelles funéraires. Si, en effet, c’est
l’acte d’institution, en tant que tel, qui est au fondement de ce processus d’appropriation, on ne
saurait négliger le rôle de l’émotion dans le vécu du rite. Celle-ci peut en effet venir submerger
les proches du défunt au point de neutraliser leur tentative d’appropriation.
Dans l’un et l’autre cas, c’est la question du tiers qui se trouve posée. Là où, en effet, la distance
sociale est trop grande à l’égard du code rituel ou, à l’inverse, l’émotion aboutit au confusionnel,
apparaît la nécessité d’introduire une médiation, sous la forme d’un accompagnement, permet-
tant aux proches du défunt de négocier au mieux l’appropriation des rites funéraires.

Recherches familiales, n° 9, 2012

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