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Alejandro Rojas-Urrego
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ISSN 0079-726X
ISBN 2130539270
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https://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2003-1-page-29.htm
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CHEZ JOSÉ ARCADIO BUENDÍA1
Alejandro ROJAS-URREGO2
1. Texte rédigé à partir d’une conférence faite dans le cadre du IIIe Congrès
international psychiatrique Javeriano et IIe Congrès franco-colombien de psy-
chiatrie de l’enfant et de l’adolescent qui s’est tenu le 15 et le 16 février 2002 à
Bogotá, Colombie.
2. Pédopsychiatre-psychanalyste. Professeur assistant à la Faculté de méde-
cine de l’Université Javeriana (Bogotá). Membre titulaire de la Sociedad Colom-
biana de Psicoanálisis.
Psychiatrie de l’enfant, XLVI, 1, 2003, p. 29 à 44
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« (Mon père) a dit à un de ses amis que
je me pensais comme ces poulets qui, dit-
on, sont conçus sans la participation du
coq... Il a raison. »
Gabriel García Márquez,
El olor de la guayaba.
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que je réalise en privilégiant les vertex (Bion, 1963) offerts par
la naissance, la mort, l’enracinement, l’inceste et l’intervention
décisive de la mère. Pour terminer, j’exposerai quelques hypo-
thèses sur des extensions possibles du concept de filiation.
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toire qui ne soit étayée exclusivement sur une expérience per-
sonnelle », a-t-il précisé dans un autre contexte. La scène qui
introduit Cent ans de solitude n’est nullement une exception à
une telle règle :
« Dans mon cas – dit García Márquez – le point de départ pour
un livre est toujours une image visuelle (et pour Cent ans de solitude
il s’agit de celle d’un vieux qui amène un enfant faire connaissance
avec la glace). Je me souviens que, lorsque j’étais tout petit, mon
grand-père [...] a donné l’ordre d’ouvrir une grande caisse de pois-
sons surgelés et m’a demandé d’y introduire la main pour que je
puisse voir la glace » (García Márquez, 1982).
En ce qui concerne cette citation, je me limiterai à souli-
gner pour l’instant que dans le souvenir c’est le grand-père (et
non le père) qui accompagne l’enfant lorsqu’il « introduit la
main » et touche pour voir la glace.
Le récit dans Cent ans de solitude se poursuit avec
l’introduction d’un personnage qui va marquer de son sceau
non seulement la vie de José Arcadio, mais celle de la famille
Buendía dans son ensemble : le gitan Melquiades. José Arca-
dio Buendía avait été jusqu’alors un citoyen entreprenant et
exemplaire, « une sorte de jeune patriarche » capable de
régler la disposition des maisons, de tracer les rues et de don-
ner des directives pour organiser le ravitaillement d’eau, les
semailles et les récoltes. Macondo, qui ne comptait que trois
cents habitants, était en vérité « un village heureux : nul
n’avait plus de 30 ans, personne n’y était jamais mort ». À
partir du moment où il connaît Melquiades, le changement
sera radical.
Le lecteur se souvient peut-être de la suite d’aventures
impossibles de José Arcadio Buendía : la recherche qui devait
le conduire à extraire l’or des entrailles de la terre en se ser-
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n’essaie pas de mettre dans la tête des enfants tes idées de
gitan. » Melquiades, au contraire, exalta publiquement l’in-
telligence de son ami et, en témoignage d’admiration, lui
offrit un laboratoire d’alchimie qui devait déterminer la des-
tinée de la famille Buendía et du village de Macondo tout
entier. L’influence du gitan sur José Arcadio était énorme. Il
lui ouvrit les yeux pour qu’il puisse voir un monde qu’il igno-
rait et duquel il se sentit exclu. « Il se produit dans le monde
des choses extraordinaires, disait-il à Ursula. Pas plus loin
que l’autre côté de la rivière, on trouve toutes sortes
d’appareils magiques tandis que nous autres continuons à
vivre comme les ânes. » Tous les habitants du village ont
quitté travail et famille pour suivre José Arcadio lorsque
« jetant sur son épaule ses outils de défricheur, il demanda à
chacun de lui prêter main-forte afin d’ouvrir un sentier qui
mettrait Macondo en communication avec les grandes inven-
tions ». L’expédition, conduite par un Buendía qui « ignorait
totalement la géographie de la région », fut un échec absolu
qui le mena à conclure faussement que son village était cons-
truit sur une île : « Carajo ! jura-t-il. Macondo est entouré
d’eau de toutes parts ! » « À nous de pourrir sur pied ici, sans
recevoir aucun des bienfaits de la science », se lamentait-il
auprès d’Ursula. D’un tel sentiment de désolation et de frus-
tration naquit « le projet de transplanter Macondo en un lieu
plus propice ».
Lisons à présent le fragment du roman que je tenterai
d’appréhender ensuite grâce à la méthodologie de l’ « analyse
appliquée » :
« José Arcadio Buendía ne sut jamais exactement à quel
moment, ni en vertu de quelles forces contraires ses plans furent
bientôt pris dans un brouillamini de mauvais prétextes, de contre-
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mença à démonter la porte de son cabinet qu’Ursula se risqua à lui
en demander la raison, et il lui répondit avec une amertume qui
n’était pas feinte : “Puisque personne ne veut partir, nous irons
tout seuls.” Ursula ne s’émut pas pour autant.
— Nous ne nous en irons pas, dit-elle. Nous resterons ici parce
que c’est ici que nous avons eu un enfant.
— Nous n’avons pas encore eu de mort, répliqua-t-il. On n’est
de nulle part tant qu’on n’a pas un mort dessous la terre.
Ursula lui répondit avec une douce fermeté :
— S’il faut que je meure pour que vous demeuriez ici, je
mourrai.
José Arcadio Buendía ne croyait pas la volonté de sa femme
aussi inflexible. Il essaya de la séduire en lui ouvrant les trésors de
son imagination, en lui promettant un monde extraordinaire où
il suffisait de verser sur le sol des liquides magiques pour que les
plantes donnassent des fruits à volonté, et où l’on vendait, à bas
prix, toutes sortes d’appareils à supprimer la douleur. Mais Ursula
fut insensible à la pénétration de ses vues.
— Au lieu de continuer à penser à toutes ces histoires à
dormir debout, tu ferais mieux de t’occuper de tes enfants, répli-
qua-t-elle. Regarde-les donc, abandonnés à la grâce de Dieu, de
vrais ânes.
José Arcadio Buendía prit au pied de la lettre les paroles de sa
femme. Il regarda par la fenêtre et vit les deux gosses pieds nus dans
le jardin ensoleillé, et il eut l’impression qu’à cet instant seulement
ils commençaient vraiment d’exister, comme mis au monde par les
adjurations d’Ursula. Quelque chose se produisit alors en lui ;
quelque chose de mystérieux et de définitif qui l’arracha à son exis-
tence présente et le fit dériver à travers une contrée inexplorée de la
mémoire. Tandis qu’Ursula se remettait à balayer la maison qu’elle
était sûre, à présent, de ne jamais abandonner de tout le restant de
sa vie, il continua à s’absorber dans la contemplation des enfants, le
regard fixe, tant et si bien que ses yeux se mouillèrent et qu’il dut
les essuyer du revers de la main, avant de pousser un profond soupir
de résignation.
— Bien, fit-il. Dis leur de venir m’aider à vider les caisses. »
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ANALYSE DU FRAGMENT
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constitue en effet – et c’est aussi vrai pour la vie tout
entière – un problème central pour la grande littérature.
Dans les fragments évoqués plus haut, José Arcadio Buendía
semble se trouver pris – et il s’agit là d’une différence de
poids – dans une anxiété de connaître quasi désespérée, qui le
consume sans laisser un espace libre pour quiconque. Il peut,
en revanche, passer sans pause d’une recherche à une autre,
en laissant abandonné derrière lui, sans aucune difficulté,
l’objet qui juste quelques instants plus tôt le faisait pâtir, non
sans courage de sa part, mais avec la marque évidente de la
passion (Green, 1980 b). Il est possible de percevoir claire-
ment dans une pareille volatilité de ses intérêts la présence
d’une recherche de la connaissance qui a plus le goût de la
fuite, que celui de la construction patiente et laborieuse de la
connaissance qui apprend de l’expérience (Bion, 1962). Une
telle anxiété ne laisse non plus aucune place pour prendre soin
de l’autre, ni pour se soucier de la fragilité de la beauté du
monde (Meltzer, 1988).
Il est néanmoins intéressant de suivre la séquence de ses
passions, car il devient possible d’y trouver une évolution
progressive vers un sol plus ferme : extraire l’or des entrailles
de la terre ; transformer une loupe en arme de guerre ; déter-
miner le cheminement et la situation des astres pour arriver à
connaître la forme de la terre ; déceler par les moyens de
l’alchimie les secrets de la séparation de l’or et du chemin de
fabrication de la pierre philosophale ; explorer la géographie
de la région afin de mettre Macondo en contact avec le
monde... Il s’agit dans tous les cas de tâches qui partagent la
recherche de la richesse intérieure et extérieure, la quête de la pos-
sibilité de s’emparer du secret de la création et la poursuite plus
ou moins désespérée de points de référence qui lui permettent
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qui l’entourent – en particulier sa femme et leurs enfants –,
seraient à mettre en relation avec son besoin si masculin de
faire. José Arcadio est toujours à la recherche de résoudre ail-
leurs et par le biais de l’action (même s’il s’agit de recherche-
action) un faux problème, car le problème central, celui qui
détermine tous les autres, reste toujours en souffrance. José
Arcadio doit, en effet, s’arrêter de fuire et de faire pour parve-
nir enfin à être le père de ses enfants. Il est important de rap-
peler dans ce sens que le processus difficile et complexe qui
amène un homme et une femme à être respectivement père et
mère doit passer par la construction d’une fonction nouvelle,
étayée sur « les fondements que sont l’histoire individuelle et
familiale et que, par conséquent, elle concerne l’être1 » (Moro,
1998).
Ursula apparaît, en revanche, comme la permanence, la
stabilité et le sol sur lequel José Arcadio pourrait s’appuyer.
Lorsqu’elle s’oppose à un nouvel exil en affirmant : « Nous
resterons ici parce que c’est ici que nous avons eu un enfant »,
elle lui dit par là même : « Je reste et je suis sol, je suis terre,
je suis possibilité d’enracinement. Je suis. Je suis mère d’un
fils et cela me donne (et peut nous donner si tu es son père)
des racines. Je suis sol. Appuie-toi sur moi, pour que tu
puisses être et puis faire. » Octavio Paz écrit, dans un autre
contexte – et Ursula est un bel exemple de ceci –, la femme est
la porte de réconciliation avec le monde.
Les caractéristiques de José Arcadio et d’Ursula nous font
évoquer la distinction proposée par D. W. Winnicott (1971)
entre élément masculin pur et élément féminin pur : « L’élé-
ment masculin fait (does) alors que l’élément féminin (chez les
hommes comme chez les femmes) est (is). [...] Le “je suis” doit
précéder le “je fais”, sinon le “je fais” n’a aucun sens pour
l’individu. » Je considère, à partir de telles données, que
l’intégration (et non la dissociation) de l’élément masculin et de
l’élément féminin – et depuis une perspective psychanalytique
différente, l’intégration de la bisexualité en termes de Freud
(1905) – constitue un pas primordial pour que l’homme puisse
s’assumer en tant que père et qu’ils sont tous, par conséquent, des
éléments essentiels du processus de paternalisation. Une des
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conséquences fondamentales d’une telle intégration serait
l’assomption de la différence entre les sexes.
La possibilité pour un homme de donner son nom à un
enfant (le re-connaître), dans le cadre d’un tel processus, peut
être mise en relation avec les éléments connaissance et intégra-
tion du faire masculin et de l’être féminin, mais pas seulement.
Chez José Arcadio Buendía, ce pas essentiel de la filiation se
limite encore à l’éventualité de mettre ses initiales sur les
objets, pour les garder et les déménager ailleurs. Il est impor-
tant de souligner dans ce sens qu’il ne les néglige, ni ne les
abandonne. Mais José Arcadio a plus de relation avec le
monde inanimé qu’avec celui des êtres vivants. Ces derniers,
bien que présents, semblent avoir été oubliés par lui dans son
anxiété de connaître – action de faire et d’avoir une emprise
sur le monde. Est-ce peut-être pour cela que, lorsqu’il se
sent abandonné par tous dans son projet de transplanter
Macondo, José Arcadio pense pouvoir décider au nom de sa
famille, comme s’il s’agissait d’objets qu’il possède : certes, il
ne les abandonne pas, mais ce n’est pas pour autant qu’ils les
traite en tant que sujets différenciés et différents de lui-
même. Lorsqu’il donne un prénom à son fils aîné, le sien, il ne
fait que suivre aveuglement un mandat familial. L’auteur
précise plus tard comment, jusqu’au moment où la paternité
lui sera « révélée », José Arcadio père restera « indéfiniment
étranger à l’existence de ses enfants ». Envahi par une dou-
leur que nous ressentons immense – tellement elle semble
intolérable –, il plongera à nouveau dans son éternel rêve
errant, prêt comme il est pour un nouvel exil, même s’il doit
pour cela partir seul avec sa famille.
À l’opposé d’Ursula, sa femme, dont la liaison essentielle
l’unit à la vie (manifeste dans la référence qu’elle fait à la nais-
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pas cessé pour autant de se promener chez José Arcadio, en
traînant une solitude et une profonde nostalgie du monde des
vivants qui attendrissait Ursula. José Arcadio, en revanche,
sans ne plus pouvoir supporter « ce poids sur la conscience » et
désespéré de le trouver toutes les nuits en train de laver ses
blessures, ne put résister davantage : « C’est bien, Pruden-
cio [...] Nous nous en irons de ce village, le plus loin que nous
pourrons, et nous n’y remettrons jamais les pieds. Maintenant
tu peux partir tranquille. » C’est ainsi qu’ils partirent, lui,
Ursula et un groupe d’amis, dans une expédition qui se prolon-
gea plus de deux ans et termina avec la fondation de Macondo.
Cet événement souligne l’importance de l’élément racines
dans le processus de filiation, bien qu’il s’agirait non seule-
ment des racines en tant que terre et référence aux origines,
mais aussi, si je puis ainsi dire, de « racines inversées » par
lesquelles nous venons non seulement de là d’où nous venons,
mais aussi de là où nous allons, de là où nous arrivons. Il est
bon de rappeler dans un tel sens ce beau vers de T. S. Eliot :
« The end is what we start from », que nous pourrions traduire
par : « La fin, c’est de là que nous partons. » En ce qui
concerne les racines comme origine, souvenons-nous, José
Arcadio Buendía et Úrsula Iguarán « étaient unis jusqu’à leur
mort par un lien plus solide que l’amour : un commun remords
de conscience. Ils étaient cousins l’un de l’autre ». En effet,
l’importance de l’inceste dans Cent ans de solitude est, comme
nous l’évoquerons plus tard, centrale.
La réponse de José Arcadio peut être aussi entendue
comme une référence latente au parricide et, avec lui, à la
nécessité de « mettre à mort » d’une certaine façon la généra-
tion précédente – dans ce cas précis le père – pour pouvoir assu-
mer les fonctions qui, jusqu’alors, lui avaient été réservées.
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appréhende la vie – capacité d’engendrer comme possibilité
d’enracinement –, José Arcadio considère que c’est la mort
assumée (le mort doit être sous terre) qui offre la possibilité
de s’accrocher à la terre et d’y enfoncer ses racines. Bien
entendu, les deux positions sont vraies. La filiation et les
transmissions qui lui sont inhérentes, les différentes formes de
« transmission transgénérationnelle », ne peuvent échapper au
conflit entre les pulsions de vie et les pulsions de mort
(cf. Golse et al., op. cit., p. 170).
Les deux points de vue contraires et complémentaires de
José Arcadio et de Ursula nous mènent à évoquer l’impor-
tance de l’élément stabilité, étroitement lié à l’enracinement,
en tant que fondement essentiel du processus de « paternali-
sation ». Son contraire évident serait représenté par le déraci-
nement et l’exil, situation qui, comme le signale Marie-Rose
Moro (1998), va compromettre « l’alchimie nécessaire au
développement de la fonction parentale » (p. 175). Il arrive
qu’ils mettent en question – ou même qu’ils dénient – la filia-
tion (Moro, 2002).
L’enracinement (ou le déracinement) va de pair avec la
possibilité (ou l’impossibilité) évoquée par José Arcadio
Buendía : celle d’enterrer les morts. Le lecteur de Cent ans de
solitude se souvient peut-être de l’impact produit sur lui par
l’arrivée de Rebecca, cette fille de 11 ans dont la filiation sera
impossible à préciser bien que les noms de ses parents soient
connus.
« Pour tous bagages, elle avait une mallette d’effets personnels,
un petit fauteuil à bascule en bois décoré à la main de petites fleurs
multicolores, et une sorte de sacoche en toile goudronnée qui faisait
un bruit continuel de cloc-cloc-cloc, dans lequel elle transportait les
ossements de ses parents. »
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mort pour que l’enracinement devienne possible, elle est prête
à mourir, à être terre et sol, à être origine et assise. Ursula est
ici la représentation de la femme en tant qu’origine de tout,
dans ce cas précis début de la possibilité pour lui de devenir
père.
José Arcadio essaiera à nouveau de la séduire « en lui
ouvrant les trésors de son imagination », en lui parlant d’un
monde sans douleur ni frustrations, sans besoin d’ajour-
nement, avec des liquides magiques qui donnent des fruits à
volonté et des appareils qui en finissent avec la souffrance :
un monde régi par le processus primaire et le principe de plai-
sir, qui correspond dans ce cas à une nouvelle tentative de
fuite face à l’imminence de la douleur.
Insensible « à la pénétration de ses vues », Ursula se
maintiendra ferme et le confrontera au problème central : José
Arcadio a oublié non seulement de reconnaître ses fils, mais
aussi d’apporter – comme le fait habituellement un père – sa
contribution pour assurer les conditions qui permettent un
rapprochement tranquille entre la mère et leurs enfants.
Plongé dans ses « histoires à dormir debout », il les a aban-
donnés et lui, qui s’est toujours considéré la victime passive
des circonstances qui l’excluent de la possibilité d’accéder à la
connaissance, se retrouve par l’interprétation donnée par sa
femme dans la situation de celui qui prive l’autre de
l’opportunité de connaître et de se connaître.
En effet, celui qui avait crié : « Pas plus loin que l’autre côté de
la rivière, on trouve toutes sortes d’appareils magiques tandis que
nous autres continuons à vivre comme les ânes », s’entend dire à
présent : « Au lieu de continuer à penser à toutes ces histoires à dor-
mir debout, tu ferais mieux de t’occuper de tes enfants [...]
Regarde-les donc, abandonnés à la grâce de Dieu, de vrais ânes. »
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même, « le regard fixe ». L’intensité de l’émotion vécue et la
référence à ce « quelque chose de mystérieux et de définitif
qui l’arracha à son existence présente et le fit dériver à tra-
vers une contrée inexplorée de la mémoire », nous fait évo-
quer ces deux axes essentiels de la conformation du psy-
chisme que sont le Narcissisme et l’Œdipe, en tant que
références structurales indispensables.
En ce qui concerne le premier, de nombreux auteurs ont
souligné la participation du Narcissisme dans le processus de
parentalisation. Freud même (1914) souligne comment dans
l’attitude des parents affectueux envers leurs enfants il y a un
retour de leur propre narcissisme, abandonné longtemps
auparavant. Il ajoute : « L’amour parental, si touchant et au
fond si enfantin, n’est rien d’autre que la réviviscence du nar-
cissisme parental et, bien que transformé en amour objectal,
il révèle son caractère antérieur. »
En ce qui concerne le second, à savoir le Complexe
d’Œdipe, nous avons déjà souligné l’importance non seule-
ment de l’intégration de la différence entre les sexes, mais aussi
de l’intégration de la différence entre les générations, du parri-
cide et de la connaissance, éléments si profondément liés à
l’œdipe. Qu’il nous suffise d’évoquer à présent l’importance
pour la parentalisation en général et, pour la paternalisation
dans ce cas particulier, de l’intégration dans l’appareil psy-
chique du couple des propres parents (McDougall, 1996) en tant
qu’union créatrice de mouvements vivants et génératrice
d’essences nouvelles.
Avec les paroles d’Ursula et la vision à travers la fenêtre,
les deux fils de José Arcadio commencent à exister pour lui,
conçus dit García Márquez, par les adjurations de la mère.
Nous savons, en effet, que l’homme requiert l’appui donné par
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le bouleverse, le remue, le réorganise et le confronte à son his-
toire la plus personnelle et la plus profonde. Quelque chose
d’irreversible qui met au monde ses enfants en tant qu’ils sont
désormais les siens, pendant que les larmes qui mouillent ses
yeux sont le témoignage le plus élémentaire de son propre pas-
sage de l’autre côté du désert des désemparés.
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effet, quel serait le lien qui nous unit à nos gestes, à nos mots,
à nos actes, à nos œuvres, enfin, à notre vie. Nous sommes à
la fois parents et enfants de notre histoire. Parents que nous
espérons good enough pour nous-mêmes (McDougall, op. cit.)
et enfants capables de transformer notre destin en destinée
(C. Bollas, 1989).
Comme José Arcadio Buendía, nous regardons à travers la
fenêtre non seulement nos enfants, mais aussi notre vie. Et
alors nous la voyons et nous nous voyons, pendant que nous
sommes regardés par quelque chose qui nous transcende,
cette « contrée inexplorée de la mémoire » depuis laquelle nos
ancêtres nous accompagnent et nous protègent. Là où
s’inscrit et s’écrit encore notre histoire.
De la même façon que l’œuvre d’art et dans ce cas le texte
littéraire permettent à chacun de poursuivre sa propre ana-
lyse – car comme le souligne André Green « l’analyste devient
alors l’analysé du texte » (Green, 1971) –, Cent ans de solitude
nous donne la possibilité de nous situer dans une filiation et
nous offre un enracinement possible. García Márquez a dit
qu’il souhaitait écrire « un roman où tout se passe » et dans
lequel soit bien présent « ce que nous (Colombiens) sommes
en vérité ». Il s’agit d’un livre qui nous abrite dans une cul-
ture et nous inscrit dans une histoire. Culture et histoire qui
au départ ne peuvent être que les nôtres : les fables d’une
humanité misérable et grandiose. Culture et histoire qui finis-
sent par devenir universelles, peut-être parce que le point de
vue ne sort jamais de Macondo.
Comme José Arcadio Buendía, nous pourrons passer de
l’autre côté du désert des désemparés mais, à la différence de
lui, nous aurons assurément une seconde chance sur terre.
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RÉFÉRENCES
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