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Le mensonge chez l’enfant

Sébastien Chapellon, François Marty


Dans La psychiatrie de l'enfant 2015/2 (Vol. 58), pages 437 à 452
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0079-726X
ISBN 9782130651161
DOI 10.3917/psye.582.0437
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Mensonge
Espace transitionnel
Angoisse d’intrusion
Acte-parlé

Le mensonge chez l’enfant


Sébastien Chapellon1
François Marty2

Le mensonge chez l’enfant

Les auteurs explorent le rôle du mensonge au cours des différents


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stades du développement. Ils analysent la manière avec laquelle
l’enfant organise ainsi sa relation avec les adultes pour amortir les
angoisses auxquelles il a affaire. Dès le stade anal, l’enfant apprend à
les tromper pour défendre son intimité psychique et s’émanciper d’eux.
Au stade phallique, le petit ment pour contre-investir le sentiment
d’être dominé intellectuellement par les grands. Ensuite, au stade œdi-
pien, l’enfant use du mensonge pour briser le couple parental mais
aussi pour externaliser le clivage que les incohérences de son milieu
produisent en lui.

WHEN CHILDREN LIE

The authors explore the role of lies during different stages of develop-
ment. They analyse the way a child organises his relationship with adults
so as to lessen the anxieties with which he must deal. Beginning in the anal
stage, the child learns to fool them to protect his psychic intimacy and to
emancipate himself from them. During the phallic stage, the child lies to
counter-cathect the feeling of being intellectually dominated by adults.
Then, during the oedipal stage, he uses lies to thwart the parental couple
but also to externalise the splitting that the incoherences of his environ-
ment produce in him.
Keywords: Lies – Transitional space – Intrusion anxiety – Spoken act.

1. Psychologue clinicien, Docteur en psychologie clinique, Enseignant à l’uni-


versité des Antilles et de la Guyane, Membre associé du « Centre de Recherches
Interdisciplinaire en Langues Lettres Arts et Sciences Humaines – Centre
d’Archives et de Documents Ethnographiques de la Guyane » (CRILLASH –
CADEG EA 4095).
2. Psychologue, psychanalyste, professeur de psychologie clinique et de psy-
chopathologie, Laboratoire « Psychologie Clinique, Psychopathologie, Psychanalyse »
(PCPP EA 4056), université Paris-Descartes, Sorbonne Paris Cité.
Psychiatrie de l’enfant, LVIII, 2, 2015, p. 437 à 452
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438 Sébastien Chapellon et François Marty

LA MENTIRA EN EL NIÑO

Los autores exploran el papel de la mentira en los distintos estadíos


del desarrollo. Analizan la forma en que el niño organiza su relación
con los adultos para amortizar las angustias que le asaltan. A partir del
estadío anal, el niño aprende a engañarles para defender su intimidad
psíquica e independizarse de ellos. En el estadío fálico el niño miente para
contra-investir el sentimiento de sentirse dominado intelectualmente por
los adultos. Más adelante, en el estadío edípico, el niño utiliza la men-
tira para romper la pareja de los padres y también para exteriorizar la
escisión que le producen las incoherencias de su entorno.
Palabras clave: Mentira – Espacio transicional – Angustia de intru-
sion – Acto-hablado.
Dans son essai « Deux mensonge d’enfants », Sigmund
Freud (1913, p. 183) insiste sur la nécessité de réfléchir au
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sens du mensonge infantile qui se produirait sous l’influence
de motifs amoureux d’une force extrême. Nous proposons
d’interroger ces motifs en étudiant les logiques incons­cientes
qui président au besoin de mentir. Quels bénéfices psychiques
le mensonge procure-t-il ? De quelle difficulté est-il la mani-
festation ? Voilà énoncées les questions auxquelles cet article
tentera de répondre. Il s’appuie sur l’idée selon laquelle la
nature des angoisses contre lesquelles l’enfant lutte en men-
tant est déchiffrable à travers la dimension agie et interagie
de cette parole consistant à s’adresser aux autres dans le but
de les tromper. Selon notre hypothèse, le sujet mentirait pour
contre-investir un état de vulnérabilité psychique en repous-
sant fantasmatiquement les adultes hors de sa vie psychique
tout en établissant un lien narcissiquement réparateur avec
eux. Il leur ferait de surcroît éprouver une méfiance qui serait
significative de la sienne.
Nous discuterons de ces hypothèses en montrant tout
d’abord que dès le stade anal, l’enfant ment pour se dé­
fendre d’un sentiment d’intimité psychique précaire.
Ensuite, nous expliquerons pourquoi, durant le stade phal-
lique, cette attitude répond à l’impression que les adultes
lui cachent des choses. Enfin, nous décrirons comment,
durant l’œdipe, l’enfant tente ainsi de briser le couple
parental. Avant cela, il importe d’expliquer les raisons
pour lesquelles nous considérons le mensonge comme un
phénomène intersubjectif riche de sens.
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Le mensonge chez l’enfant 439

On ne ment qu’À l’autre

On se souvient de l’aphorisme de Donald Winnicott (1947,


p. 107) selon lequel : « Un bébé, cela n’existe pas » car, pour
parler d’un bébé, il faut nécessairement le décrire auprès de
quelqu’un d’autre. Nous préciserons ici l’idée selon laquelle
le mensonge n’existerait pas… indépendamment de l’autre-
sujet à qui il est destiné. Ceci nécessite de se pencher sur
l’intention de tromper qui caractérise le mensonge.
Mentir consiste à énoncer une assertion fausse dans
le but d’induire une représentation erronée de la réalité
dans l’esprit de quelqu’un. L’intentionnalité sur laquelle
est mis l’accent implique le champ pluri-subjectif : « On ne
ment qu’à l’autre » (Derrida, 1995, p. 504). Le fait même
d’essayer de tromper quelqu’un indique le besoin d’une
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interrelation (Cyrulnik, 2010, p. 58). Il s’agit de prêter
attention à la dynamique intersubjective qui s’instaure au
sein du duo créé entre le menteur et celui qu’il cherche à éga-
rer. Prenons l’exemple du mensonge ourdi par Yassine, un
garçon de six ans qui a fait croire à ses camarades de classe
qu’il avait un tigre chez lui. Quand l’un d’eux demande à le
voir, Yassine lui répond que c’est impossible, car son tigre
s’attaque aux inconnus. Pour être convaincant, ce garçon
s’adapte à ses interlocuteurs. Pour faire vivre ce tigre dans
leur esprit, il anticipe sur les évènements qui pourraient le
démentir. Rendre un mensonge crédible exige d’anticiper
sur ce que l’autre peut croire, ou non. Le sujet doit ajus-
ter son discours par rapport à son auditeur : tu veux voir
mon tigre, soit, mais si tu viens, tu risques d’être mangé.
Aussi la réussite du mensonge nécessite- t-elle une compré-
hension des états mentaux d’autrui, c’est-à-dire une forme
d’empathie. D’ailleurs, Sylvain Missonnier (2006, pp. 258-
259) stipule que les scientifiques qui ont conçu la théorie
dite « théorie de l’esprit » ont utilisé le paradigme de la
tromperie pour mettre au point leurs protocoles expéri-
mentaux. Ce sont les stratégies utilisées par les chimpanzés
pour tromper leurs congénères qui ont inauguré leurs tra-
vaux : « Si un chimpanzé peut tromper un compétiteur en
lui indiquant la mauvaise localisation d’un objet convoité,
c’est qu’il comprend que son rival règle sa conduite sur ses
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représentations » (Bradmetz, 1997, p. 949). Ainsi, le men-


songe est l’indice d’une compréhension du monde mental
d’autrui. Il convient à ce propos de souligner ce fait connu
des professionnels exerçant auprès de sujets autistes : ces
patients ne mentent pas. Un autiste qui ment est en voie
de guérison : cela signifie qu’il prend conscience de l’exis-
tence des personnes qui l’entourent. L’enfant qui éprouve
le besoin de mentir est animé par une pulsion en direction
des autres. Il s’efforce de créer un lien avec eux.
Dans « Objets transitionnels et phénomènes transi-
tionnels », Winnicott (1951, p. 174) montre que, lorsque le
développement d’un enfant est perturbé, il se sert du men-
songe pour recréer l’espace transitionnel qui lui fait défaut.
Il l’utilise pour combler une lacune dans la continuité de son
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expérience à l’égard d’un objet transitionnel (Ibid., p. 186).
Dans « La tendance antisociale », Winnicott (1956, p. 294)
associe le mensonge aux comportements par le biais des-
quels l’enfant déprivé oblige son entourage à le prendre en
main. Il serait un facteur d’espoir consistant à interpeller
l’environnement là où un incident affectant les liens pri-
mordiaux s’est produit. Le sujet qui ment tente de combler
un vide découlant d’une interruption dans la continuité de
ses relations objectales. Son geste trahit l’espoir de rejouer
une expérience précoce défaillante pour la corriger. Il vise à
créer un lien narcissiquement réparateur, proche de l’espace
transitionnel. En mentant aux adultes, l’enfant essaie de leur
faire prendre en charge une souffrance qu’il n’a pas d’autre
moyen d’exprimer. Il est animé par l’espoir inconscient que
quelqu’un l’aide à corriger les déséquilibres qui ont entravé
son processus de subjectivation. Aussi le mensonge repré-
sente-t-il le symptôme d’une rupture dans le développement
du moi. Rupture qui empêche à la fois le sujet de pouvoir se
passer des autres, mais aussi de pouvoir vivre à leur côté. Le
mensonge est un moyen paradoxal de les attirer vers soi tout
en s’éloignant d’eux. Voilà pourquoi nous devons insister sur
le fait qu’en disant un mensonge, le sujet se cache. Les mots
à usage mensonger remplissent des fonctions différentes de
celles que l’on attribue à la parole : informer. Le sujet utilise
les mots comme un rempart. Il s’agit de s’absenter derrière
eux pour se rendre opaque. Le mensonge symptomatise en
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cela un besoin vital de ne pas communiquer, besoin qui a


paradoxalement une valeur expressive.

Je mens, donc je suis

D’après Jacques André (2009, p. 75), le premier men-


songe correspond à la grimace de l’enfant sur le pot, qui
fait croire aux adultes qu’il a « fait » pour garder secrète sa
chose intime. Cette nécessité du secret ne peut être comprise
qu’à la lumière de l’impuissance qu’éprouve l’enfant au sor-
tir du stade oral, « ouvert et sans limite » (Bergeret, Houser,
2001, p. 223). L’enfant est initialement poussé à mentir aux
adultes pour sortir de la confusion qu’engendre sa dépen-
dance vis-à-vis d’eux. À mesure que s’est développée une
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sensation de passivité à l’égard des adultes dont il a tout à
attendre, l’enfant finit par craindre de cesser d’exister sans
eux. Il suppose que les grands savent mieux que lui qui il
est. Son moi c’est eux. Aussi l’enfant les perçoit-il comme des
êtres capables d’entrer dans son esprit, de lire ses pensées.
C’est contre ce sentiment de transparence qu’il s’insurge.
Se sentant à la merci des adultes, il tente de se démarquer
d’eux et de les éloigner de lui en mentant. N’ayant pas cons-
cience d’être une entité psychique autonome, il se préserve
d’un sentiment de perte de limites au moyen de la « ferme-
ture narcissique » que représente le mensonge (Tausk, 1919,
p. 194). Le jeune enfant à qui il semble que les adultes savent
tout de lui, même ses pensées les plus secrètes, contrecarre
ce vécu d’intrusion en leur mentant. Il vérifie ainsi qu’il peut
avoir des pensées intimes : Si je dis des choses fausses et que
les adultes ne s’en aperçoivent pas, c’est qu’ils ne lisent pas
dans ma tête3. Quand il découvre que les parents peuvent
croire son énoncé, il constate de facto qu’il ne leur est pas
transparent. Dans « Le droit au secret, condition pour pou-
voir penser », Piera Aulagnier-Castoriadis (1976, p. 149)
résume cela en une phrase : « Se découvrir capable de men-
tir, découvrir que l’Autre peut croire l’énoncé mensonger

3. Cette tentative d’émancipation va cependant se heurter aux parents qui


tentent de maintenir la croyance en leur omniscience, en opposant notamment le
fameux « mon petit doigt m’a dit ».
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porte son premier coup et aussi le plus décisif à la croyance


en la toute-puissance parentale ». En mentant, le sujet véri-
fie qu’il peut tenir les adultes à l’écart de sa vie psychique,
afin de conquérir l’autonomie qui lui fait défaut. Un exemple
rapporté par le sociologue Michel Fize (2007, p. 39) illus-
tre ceci ; il concerne le témoignage d’Hector, un adulte de
trente-huit ans qui explique pourquoi il pense avoir été un
enfant très menteur :
« J’ai passé toute mon enfance à mentir. C’était une suite de
petits mensonges qui étaient essentiellement destinés à offrir à mes
parents une image d’enfant idéal. Je vivais avec l’impression per-
manente qu’ils attendaient de moi quelque chose que je ne pou-
vais pas leur donner et je voulais les protéger de la réalité, de ma
réalité. Le problème c’est que ma mère c’est pire que Sherlock
Holmes. Elle questionnait tout le monde autour de moi, fouillait
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dans mes affaires… J’avais l’impression de ne pas avoir ma propre
pensée. »

On voit ici comment le mensonge fait office d’écran proté-


geant un espace intime mis en péril par les attitudes intrusives
de cette mère comparée à Sherlock Holmes. Il a pour vertu de
constituer une arrière-pensée, un quant-à-soi auquel l’autre
n’a pas accès (Marty, 1983, p. 18). Lorsque l’espace entre
les individus se restreint au point qu’ils ne fassent qu’un,
la figure de l’intrus prédomine. L’autre apparaît comme un
intrus altérant le sujet par son désir, l’aliénant dans son
imaginaire et même le détruisant (Duez, 2003, p. 211). Le
mensonge aide alors le sujet à faire l’expérience de son auto-
nomie. Il offre la possibilité de se défendre d’une angoisse
d’annexion par autrui en se différenciant de lui. En défini-
tive, ce mécanisme qui rend le sujet impénétrable aurait une
fonction de contenance en « embastillant le narcissisme » (de
M’Uzan, 1988, p. 54). Le mensonge a une fonction ortho-
pédique, il sert d’« enveloppe psychique » (Anzieu, 1987) de
substitution. On peut comparer cette fonction à celle de la
négation. L’action de nier trouve son corollaire dans le fait
de repousser quelque chose, ou quelqu’un, physiquement.
En s’exerçant à dire « non », l’enfant apprend à affirmer ses
désirs propres en s’opposant aux attentes de son entourage.
Tel est par exemple le cas de celui qui dit ne pas vouloir du
gâteau alors qu’il en a envie : il dit « non » pour exister. De
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ce point de vue, la négation et le mensonge ont la fonction


commune de tracer une limite entre le dedans et le dehors. En
revanche, le sujet use de cet « acte-parlé » (Chapellon, 2011 ;
Chapellon et Houssier, 2015) lorsqu’il s’avère dans l’incapa-
cité d’opérer un véritable refus. Par exemple, une personne
n’osant pas se soustraire explicitement à l’invitation que l’on
vient de lui faire, préfèrera peut-être se défausser en disant
qu’elle viendra tout en sachant qu’elle ne le fera pas. Voilà
pourquoi dire non ce n’est pas mentir. Alors que le « non »
témoigne d’un décollement vis-à-vis du désir de l’autre, le
mensonge est conforme à ce désir. S’il résulte d’un besoin
d’émancipation par rapport à l’environnement, il indique
néanmoins l’impossibilité de l’atteindre. Faute de disposer
d’objets internes suffisamment fiables, le sujet ne peut pas
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assumer la séparation que symbolise la négation. Son men-
songe représente une solution de compromis : répondant au
besoin fondamental de se rendre inaccessible aux autres sans
prendre le risque de s’en éloigner exagérément. Il répond à
l’angoisse de perdre un objet narcissiquement vital et à la
crainte d’un trop grand rapprochement avec celui-ci. Cette
angoisse peut être illustrée par la parabole des porcs-épics
que Freud (1921, p. 162) emprunta à Schopenhauer :
« Un jour d’hiver glacial, les porcs-épics d’un troupeau se ser-
rèrent les uns contre les autres, afin de se protéger contre le froid
par la chaleur réciproque. Mais, douloureusement gênés par les
piquants, ils ne tardèrent pas à s’écarter de nouveau les uns des
autres. Obligés de se rapprocher de nouveau, en raison du froid
persistant, ils éprouvèrent une fois de plus l’action désagréable des
piquants, et ces alternatives de rapprochement et d’éloignement
durèrent jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance convenable où
ils se sentirent à l’abri des maux. »

L’enfant éprouve le besoin de mentir parce qu’il est aux


prises avec une position similaire à celle des porcs-épics. Il
se trouve ballotté entre deux maux : une solitude glacée ou
une proximité brûlante. Attendant des autres qu’ils l’aident
à savoir qui il est, il est si avide de leur présence que sa passi-
vité à leur égard leur confère finalement un inquiétant pou-
voir sur lui. Le besoin de conserver présent autour de soi
le regard d’autrui est si pressant qu’il devient oppressant.
Face à un environnement vécu dès lors comme intrusif, le
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mensonge vient comme un recours vital, en s’érigeant en bou-


clier. Comme nous l’écrivions en introduction, cette fonction
défensive va évoluer au cours du développement. Le mensonge
va revêtir et cumuler de nouvelles formes au cours des dif-
férents stades de développement de l’enfant. Il restera néan-
moins toujours synonyme de fermeture, et signalera toujours
l’angoisse de perdre l’autre et celle d’être empiété par lui.
Cette angoisse résultant du stade oral va se transformer en
une crainte d’être intellectuellement écrasé par les connais-
sances que les grands détiennent concernant les énigmes de la
vie. Durant la phase phallique, le mensonge représentera une
alternative pour renverser l’impression d’être trompé par les
adultes. Il va s’agir pour le sujet de contre-investir un sen-
timent d’impuissance et de faire vivre à ceux qu’il trompe sa
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propre méfiance concernant le lien de parole.

Un contre-pouvoir

À l’entrée du stade phallique, l’émergence d’énigmes


concernant l’origine de la vie et la différence des sexes revêt
une dimension insécurisante. Arrivé à l’âge où on cesse géné-
ralement de croire au Père Noël, l’enfant est affecté par
l’idée que ses parents lui cachent des choses et peuvent même
mentir (Chapellon, Truffaut, Marty, 2013). Durant cette
période, la confiance de l’enfant est ébranlée, il commence
à devenir méfiant vis-à-vis des adultes. L’impression qu’ils
« étouffent » ses tentatives de penser indépendamment et
refusent de le laisser accéder à leur savoir, blesse l’enfant
(Freud, 1907, p. 10). En se confrontant au fait que ces der-
niers ne disent pas tout, il se rend compte que leur énoncé
n’est pas nécessairement synonyme de « vérité », et qu’ils
peuvent le tromper. Le rapport au savoir se transforme alors
en un rapport narcissique au pouvoir. Le lien aux adultes
devient synonyme de lutte, et se résume aux logiques bin-
­aires décrites par Jean Bergeret (1984, p. 219) : grand/petit,
fort/faible, vainqueur/vaincu. Aussi, lorsque les connais-
sances détenues par les grands font vivre à l’enfant un sen-
timent d’infériorité trop pesant, celui-ci tente-t-il parfois de
le renverser à travers de petits mensonges. Ils constituent
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un moyen de contrecarrer l’impression d’une domination


par les grands. En les induisant en erreur sur différentes
choses, l’enfant tente de les détrôner. Se sentant inférieur
aux grands et dominé par le savoir qu’il leur présuppose, il
va mentir pour les dévaloriser. Il s’agit de désacraliser les
figures parentales toutes-puissantes qui peuplent son imagi-
naire. Par exemple, lorsqu’un enfant désire faire croire aux
adultes qu’il sait conduire ou qu’il a déjà visité la tour Eiffel,
il tente de conquérir le pouvoir dont il se sent privé. De tels
mensonges sont portés par la nécessité de mettre un terme à
la croyance sans bornes que l’enfant vouait au savoir qu’il
supposait aux grands.
Julie Ahmad (2006, p. 260) s’est attachée à montrer que
le mensonge à l’adresse des parents créerait les conditions
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d’une rencontre avec leur non-savoir. Il s’agirait pour
l’enfant d’organiser la reconnaissance d’une déception.
L’auteure prend l’exemple d’un jeune patient qui désirait
vérifier si ses parents « savaient tout ou pas ». Lorsque
la valeur de vérité attribuée à l’énoncé parental donne à
l’enfant l’impression d’être dominé intellectuellement, il se
défend de cette situation en mentant aux adultes. Il s’assure
non seulement du fait qu’ils ne sont pas aussi puissants qu’il
l’avait cru, mais il se hisse de surcroît fantasmatiquement
au-dessus d’eux. En privant les grands de la vérité, l’enfant
se dote du pouvoir dont il se sent dépossédé. Il rehausse son
narcissisme en dévalorisant les adultes. Il se confectionne
un contre-pouvoir à leurs dépens. Otto Rank (1909, p. 147)
a considéré le mensonge comme une « posture rebelle ». Le
sujet enclin à cette conduite essaie de rabaisser les adultes,
pour contre-investir un sentiment de faiblesse. En dépré-
ciant ceux à qui il impose la position de dupe, il tente de
recouvrer une posture rassurante. Il renverse son angoisse
d’être dominé par les autres. Ce mécanisme inconscient est
dépendant de la conscience d’énoncer une assertion fausse.
C’est parce que le sujet sait que ce qu’il dit est faux qu’il
s’octroie une sensation de triomphe narcissique :
« Si je suis capable de dire le faux c’est parce que je connais le
vrai. Donc je détiens une vérité que l’autre, qui est dans le faux,
n’a pas. Je suis plus puissant que lui. Je ne suis pas impuissant »
(Chapellon, 2007, p. 54).
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446 Sébastien Chapellon et François Marty

Une des satisfactions qui préside au mensonge tient à la


conscience qu’a le sujet de tromper l’autre. La certitude
de savoir qu’il ment lui permet d’éradiquer l’angoisse
d’être dominé par l’autre. Le fait de savoir l’autre trompé
permet au sujet de se donner la sensation d’une maîtrise,
lorsque celle-ci lui échappe. Cet effort de manipulation est
mis en œuvre pour occuper une position active par rap-
port à une situation passivement subie. Ainsi le mensonge
représente fréquemment une tentative d’auto-guérison en
offrant l’occasion d’obtenir une emprise sur un événement
déplaisant. En mentant, de manière parfois très répéti-
tive, l’enfant essaie de s’approprier certaines expériences
à caractère traumatique qui l’empêchent d’avoir confiance
dans son environnement. Certains vont notamment mentir
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en réponse aux non-dits et autres secrets de famille qui
troublent leur rapport aux adultes. Tel était, par exemple,
le cas d’un jeune garçon de dix ans dont les mensonges
récurrents inquiétèrent sa mère au point d’aller consul-
ter le psychologue. Cette attitude était consécutive à un
secret : le cercle familial s’était attaché à cacher le suicide
d’un de ses membres. Enfermé sous la chape de plomb du
silence des adultes, l’enfant ne trouva pour seule façon
d’exprimer son désarroi, que le mensonge. Il mentait à
tue-tête, parce qu’il devait avoir l’impression qu’on lui
mentait. Jean- Raphaël Bascou (1975, p. 149) fournit une
illustration de ce mouvement lorsqu’il relate comment
une adolescente de quinze ans s’était mise à mentir à tout
propos après avoir découvert que son père trompait sa
mère. Les mensonges de cette jeune fille mimaient celui qui
l’oppressait. Ainsi, là où il y a un « trou » chez le parent,
l’enfant peut y répondre par une imposture caricaturant
celle qu’il vit (Eiguer, 1998, p. 99). Lorsque l’enfant est
aux prises avec des impensés familiaux dont il pressent
inconsciemment l’existence, il a besoin de donner une
consistance au trouble qui en découle. C’est souvent ce
qu’il va faire en mentant. Moins l’origine de son malaise
est perceptible, plus il va mentir. À défaut de pouvoir
localiser la source du mal-être qu’il vit, il l’externalise au
dehors de lui en infligeant ainsi aux adultes un désagré-
ment similaire à celui qu’il ressent inconsciemment. Ainsi
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la tendance au mensonge d’un enfant témoigne-t-elle du


fait que quelque chose « cloche », elle peut s’avérer symp-
tomatique des « pactes dénégatifs » (Kaës, 1989, p. 126)
qui empêchent la constitution d’un lien harmonieux avec
l’environnement.
Le mensonge représente une alternative face à la méfiance
que le sujet éprouve vis-à-vis des autres. En s’évertuant à
les tromper, il réitère inconsciemment le brouillage symbo-
lique auquel il est lui-même en proie. Il oblige les adultes à
assumer ses angoisses, notamment ses doutes à propos du lien
de parole. En rompant chez autrui l’illusion selon laquelle
le langage est synonyme de sincérité, le menteur le rend
aussi suspect pour l’autre qu’il l’est pour lui. Il disqualifie
le principe de confiance qui cimente la parole et la condamne
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à n’avoir plus de sens. On peut illustrer ceci avec Le Mot
d’esprit, dans lequel Freud (1905, p. 218) narre l’angois-
sante position d’une personne qui se pense dupée. L’histoire
se déroule dans une gare de Galicie, où deux personnages se
rencontrent dans un train :
« “Où vas-tu ?” Demande l’un. “À Cracovie”, répond l’autre.
“Regardez-moi ce menteur !” s’écrie le premier furieux. “Si tu dis
que tu vas à Cracovie, c’est bien pour que je croie que tu vas à
Lemberg. Seulement, moi je sais que tu vas vraiment à Cracovie.
Alors pourquoi tu mens ? ”»

Le personnage qui a fait savoir qu’il allait à Cracovie essuie


l’accusation de mensonge de la part de son interlocuteur. À
l’instar de ce dernier, la victime du menteur se trouve en
proie à un doute difficilement tolérable. La méfiance que ce
dernier suscite reflète souvent celle qui l’oppresse, il l’a fait
vivre à autrui par retournement. Ce mécanisme va évoluer
à l’aune du stade œdipien, où les mensonges de l’enfant vont
mettre l’union du couple parental à l’épreuve.

Mensonge œdipien

Il est fréquent qu’un enfant tente de faire croire à l’un de


ses parents que l’autre lui a donné une permission qui ne lui
avait en réalité pas été donnée. Tel est par exemple le cas de
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448 Sébastien Chapellon et François Marty

celui qui essaie de persuader sa maman que « papa, lui, est


d’accord », qu’il l’a autorisé à prendre des bonbons avant
midi, ou à garder sa lumière allumée après vingt heures.
Ce discours captieux a pour but manifeste la recherche d’un
gain de plaisir. Cependant, il présente une autre dimen-
sion, plus latente. Avec des mensonges du type « Papa dit
oui, là où tu dis non », l’enfant questionne l’union de ses
parents. Les subterfuges qu’il met en place pour obtenir
une heure de veille supplémentaire ou une friandise visent
à « exclure l’exclusion » (Roussillon, 2007, p. 163) qu’il
ressent. En se faisant le porte-parole de l’un des membres
du couple pour le mettre en porte-à-faux avec celui à qui
il s’adresse, l’enfant tente de les diviser. Son attitude té­
moigne d’un désir de briser le couple parental. Le roman de
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Henrik Ibsen Rosmersholm, auquel Freud (1916, pp. 161-
162) s’intéresse, en fournit une métaphore. Son héroïne,
Rébecca, a été admise chez un couple du nom de Rosmer
après la mort de son père. Désireuse de gagner l’amour
de Rosmer, son père adoptif, Rébecca décide d’évincer la
femme qui lui barre la route en lui faisant croire qu’elle
entretient un commerce illicite avec son époux jusqu’à la
pousser au suicide. La façon dont Rébecca est parvenue
à ses fins illustre le fonctionnement du mensonge dans le
contexte œdipien. L’enfant s’efforce d’usurper la place de
son rival et de le disqualifier pour posséder l’autre.
Normalement, cette attitude cesse en même temps que
se dissout l’œdipe. Néanmoins, certains enfants vont la
perpétuer. Chez eux, la traversée de la phase œdipienne
s’est complexifiée. La récurrence de leurs mensonges peut
inquiéter les parents. Elle signale effectivement que quelque
chose « coince », qu’un problème existe, problème en lien
avec l’environnement de l’enfant. Les mensonges consistant
à insinuer une zizanie entre les adultes reflètent souvent des
contradictions entre eux. Contradictions qui peuvent se mani-
fester par le fait que maman punit là où papa récompense.
L’incohérence ambiante n’a pas forcément besoin d’être
palpable pour troubler l’enfant. Il suffit qu’il pressente une
altération de l’image du père dans l’esprit de la mère, et inver-
sement. Leur division place l’enfant au centre d’un « conflit
de loyauté » (Böszörmenyi-Nagy, Spark, 1973). Conflit qu’il
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Le mensonge chez l’enfant 449

concrétise à travers ces mensonges visant apparemment à


obtenir une place d’exception auprès de l’un des membres
du couple parental tout en excluant l’autre. Quand il obtient
ce qu’il veut de l’un (un câlin de maman après une fessée de
papa), la jubilation qu’il en retire est au prix de l’angoisse
de pouvoir briser le couple parental, car la désintrication de
ses modèles d’identification est synonyme de clivage. Aussi
l’enfant répétera-t-il ces scénarii, pour vérifier la réalité de
la désunion qui l’empêche de pouvoir internaliser le cadre
familial. À travers ce genre de mensonge qui vise à désunir
les adultes, l’enfant agit à l’image de quelqu’un qui frappe
dans un mur pour s’assurer qu’il résiste. Animé par l’espoir
que le couple parental fasse corps autour de lui, il vérifie
si, oui ou non, les adultes sont unis. Sinon, ses mensonges
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iront crescendo. Tel est le cas, lorsque les incohérences des
adultes s’étendent à l’ensemble du « maillage identificatoire »
(Marty, 2003, p. 217) du jeune. On l’observe dans l’exemple
que rapportent Jean Bergeret et al. (1996, p. 190), lorsqu’ils
décrivent une situation de mésentente familiale dont le men-
songe d’Eloi, un enfant de neuf ans, a été le symptôme. Eloi
a en effet déclaré qu’il aurait été sodomisé par le compagnon
de sa grand-mère, compagnon avec qui ses parents sont en
mauvais termes. La dénonciation d’Eloi a mis en exergue
leur contentieux, elle a exprimé sa difficulté à se situer par
rapport à un climat de dissension (Ibid., p. 199). Le « remue-
ménage médico-judiciaire » déclenché par Eloi a mis en évi-
dence les tiraillements de son entourage. De tels mensonges
reflètent les problèmes ressentis par l’enfant mais souvent tus
par les adultes, voire méconnus de ces derniers eux-mêmes.
Lorsqu’il prêche ainsi le faux à qui veut l’entendre, l’enfant
vérifie la fiabilité de ses assises identificatoires. Il désorganise
le dehors qui désorganise son dedans. Il désolidarise moins
les adultes pour mettre à mal leur union que pour voir s’ils se
solidarisent autour de lui, dans un mouvement destructeur à
finalité constructive.
La réponse « Ta maman n’aurait jamais dit ça » (sous-
entendu : « Je la connais et on est d’accord ») indique impli-
citement à l’enfant que les personnes formant son cadre
de vie sont soudées autour de lui. En conséquence, ses
mensonges cesseront. C’est la raison pour laquelle ils ont
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450 Sébastien Chapellon et François Marty

la plupart du temps un caractère bénin et s’avèrent tran-


sitoires. Quand l’enfant sent qu’il ne peut pas briser l’union
des adultes qui l’entourent, alors cette tentation cesse. Dans
ce cas de figure, la question du mensonge se posera moins,
car l’enfant n’ayant plus à interroger le dehors, va s’en éloi-
gner pour se pencher au-dedans de lui-même et retrouver les
imagos parentales fiables qu’il a pu internaliser. Ceci néces-
site que les adultes n’aient pas été détruits dans la réalité.
Autrement, l’inclination de l’enfant au mensonge perdurera
autant que persistera son trouble.

Conclusion
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Nous avons vu que l’enfant, dès le stade anal, apprend
à mentir en même temps qu’à parler pour défendre un sen-
timent d’intimité psychique précaire. À ce titre, le mensonge
représente une frontière hermétique barrant aux autres
l’accès à soi. La conscience d’énoncer une assertion fausse
confère une forme de contre-pouvoir, en offrant à l’enfant le
sentiment de détenir une vérité à laquelle lui seul a accès. Au
stade phallique, le mensonge s’oppose au sentiment d’impuis-
sance que l’enfant ressent face à l’omniscience qu’il prête
aux adultes. Poursuivant l’étude de ce mécanisme durant la
croissance de l’enfant, nous nous sommes penchés sur le stade
œdipien au cours duquel le mensonge répond fréquemment
au désir de désunir les parents. L’enfant s’attaque à leur lien
à la fois pour mettre à mal le rival, mais aussi pour externa-
liser le clivage que les incohérences de son milieu produisent
en lui. Durant les différents stades de développement que
nous avons retracés, il est apparu que le mensonge repré-
sentait toujours un signe extérieur de détresse.
Dans L’Écume des jours, Boris Vian (1947, p. 14) consacre
l’humour comme « la politesse du désespoir » ; le mensonge
pourrait, lui, être conçu comme « une politesse de la souf-
france ». Parce que les individus concernés sont trop démunis
psychiquement pour exprimer leur mal-être, ils se trouvent
contraints de mentir là où la parole échoue. Ils sont animés
par l’espoir de trouver à l’extérieur la fiabilité d’objets qui
font défaut à l’intérieur. Les enfants qui éprouvent le besoin
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Le mensonge chez l’enfant 451

de tromper leurs parents, ou leurs éducateurs, ont tous en


commun de tester la confiance qu’ils peuvent placer en eux.
Ils vérifient la fiabilité des liens noués avec ceux à qui ils
cherchent à s’attacher sans tout à fait y parvenir.
Ainsi, si le mensonge fait partie intégrante du dévelop-
pement psychoaffectif de l’enfant, sa répétitivité signale les
difficultés qui s’y posent. C’est la raison pour laquelle, sans
stigmatiser cette attitude, il importe néanmoins d’y prêter
attention. Aussi conclurons-nous ce texte en empruntant à
Winnicott (1963, p. 160) cette formule : « Se cacher est un
plaisir, mais c’est une catastrophe de ne pas être trouvé. »

RÉFÉRENCES
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Printemps 2014
Sébastien Chapellon
Résidence des Donatien, Appt 10
672 chemin de Troubiran
97300 Cayenne
sebastienchapellon@yahoo.fr

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