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« Finir » l'adolescence, sans « en finir ».

Quelques
réflexions
Nathalie Zilkha
Dans Revue française de psychanalyse 2013/2 (Vol. 77), pages 427 à 432
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130618461
DOI 10.3917/rfp.772.0427
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 189.100.13.177)

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« Finir » l’adolescence, sans « en finir ».


Quelques réflexions

Nathalie Zilkha

« Grand-père : Alors, bon Dieu de bon Dieu,


qu’est-ce que tu foutais là à trois heures du
matin ?
Brick : J’essayais réellement de sauter des
obstacles. Seulement ils sont devenus beau-
coup trop hauts pour moi.
Grand-père : Tu étais saoul, n’est-ce pas ?
Brick : Naturellement, sans quoi je n’aurais
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pas essayé ! »
T. Williams,
La chatte sur un toit brûlant, 2003, p. 61.
« L’adolescence est quelque chose qui sub-
siste toujours, mais il ne faut pas oublier que
tout adolescent devient en quelques années un
adulte. »
D.W. Winnicott,
De la pédiatrie à la psychanalyse,
1971, p. 399.

Passe le temps de l’adolescence, quel qu’en soit l’aboutissement. En phase


avec la vie d’adulte, d’autres aspects viennent à occuper l’avant-scène psy-
chique. Mais l’adolescence, ses enjeux singuliers et son formidable potentiel de
transformation, disparaissent-ils pour autant de la réalité psychique ? Relégués
dans les coulisses, ne continuent-ils pas généralement, de manière aiguisée ou
sourde, contrainte ou souple, à complexifier la vie du sujet, à la nourrir d’élan, de
quête de sens et d’authenticité, ou, dans les cas moins favorables, à l’entraver ?

Cette dernière occurrence nous est assez familière. Ainsi, un travail d’ado-
lescence en souffrance, qui a manqué à se faire au moment le plus opportun,
grève-t-il le devenir de l’individu, de manière plus ou moins circonscrite ou
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généralisée, créant des difficultés que le processus analytique tentera d’amen-


der. Mais peut-être avons-nous moins souvent l’occasion de réfléchir à la
manière dont l’adolescent nourrit la réalité psychique de l’adulte, et à la ten-
sion qui se crée alors entre « finir l’adolescence » et ne pas « en finir ». Tout
un chacun gagne à pouvoir soutenir le paradoxe d’une adolescence terminée et
d’un travail d’adolescence en partie interminable.
Certains adultes semblent n’avoir trouvé pour solution que d’en finir
avec leur adolescence ; ils l’obturent plus qu’ils ne la dépassent, tentant
par exemple de se protéger d’un manque à être ou d’une nostalgie de cette
période de vie. Avec eux, le travail analytique consistera notamment à revi-
vifier une adolescence prématurément délaissée, de laquelle ils se sont
arrachés.
« Finir l’adolescence » est un processus hautement complexe et asymp-
totique que l’on peut voir à partir de nombreux angles de vue. Il implique une
inscription approfondie dans la chaîne des générations, différente de celle qui
préexistait à l’adolescence. Issue de la réactualisation œdipienne adolescente
et de son dépassement, cette inscription nouvelle prend en compte la finitude,
celle du sujet et celle de ses objets. Le sujet se découvre grand et petit à la fois,
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et saisit que ses objets parentaux sont soumis à une semblable complexité.
Cela implique notamment qu’il puisse dépasser l’idéalisation, souvent secrète,
voire clivée, de ces derniers.

J’ai trouvé un écho à ces réflexions, une manière de les figurer et de


les approfondir, dans La Chatte sur un toit brûlant, l’adaptation cinémato-
graphique par Richard Brooks de la pièce éponyme de Tennessee Williams.
Parmi les nombreuses œuvres cinématographiques ou littéraires qui traitent
de la position adolescente, et de la difficulté à en sortir, certaines figurent des
moments clés, des occasions à saisir pour une transformation, des expériences
de vie qui vont permettre ou favoriser le passage, ou qui, a contrario, semblent
sceller, du moins pour un temps, la position adolescente dans un interminable.
Dans l’œuvre avec laquelle je cheminerai, le réalisateur choisit de figurer une
transformation difficile qui advient à travers la rencontre douloureuse, mais
féconde, d’un jeune homme accroché à une position adolescente avec son père
au seuil de la mort. Tous deux en sortiront changés, « grandis », le fils plus
adulte, et le père mieux ancré dans son infantile et son adolescence1. Même si
son action tient en une soirée et une crise familiale, le film, comme la pièce,
reflète bien le temps nécessaire au changement.

1. De nombreux enjeux ressortent de la pièce de Tennessee Williams, comme du film, mais celui
qui m’intéresse ici me semble davantage mis en relief dans le film que dans l’œuvre originale.
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Brick, trente ans, joué par Paul Newman, a beaucoup d’un « éternel ado-
lescent » (Ladame, 2003). Dans la première scène du film, il s’essaie, saoul, à
sauter des haies dans le stade vide de son ancienne école, en imaginant qu’on
l’acclame comme l’athlète qu’il était autrefois, fantaisie qui lui vaut de se
casser la cheville. On le retrouve ensuite noyant dans l’alcool, son chagrin, sa
douleur et ses défaites, allongé dans le canapé de la chambre qu’il occupe avec
sa femme, dans le vaste domaine de son père. Toute la famille est réunie pour
« fêter » l’anniversaire du père de Brick, « Big Daddy », interprété par Burt
Ives, qui souffre d’un cancer incurable qu’on lui cache.
À la nostalgie de l’adolescence, avec ce qu’elle comporte de force
physique et de promesse d’avenir, s’ajoute chez Brick une souffrance liée à
des enjeux plus spécifiquement adolescents. Brick est marié mais depuis le
suicide de Skipper, son meilleur ami et alter ego, il rejette sa femme, inter-
prétée par Elizabeth Taylor. La mort de son ami le hante, le deuil semble
impossible, d’autant que Brick est rongé par une culpabilité qu’il tente de
projeter sur sa femme. Le conflit entre investissement homosexuel et inves-
tissement hétérosexuel submerge Brick. Il se laisse attirer par le néant induit
par l’alcool, le moment où il ne pensera plus et ne sentira plus. Tout tourné
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vers le passé perdu, ce jeune homme est évidemment en difficulté d’investir
l’avenir, notamment à travers la paternité, malgré l’ardent désir de sa femme
(qui, il est vrai, veut s’assurer sa part d’héritage), et la ribambelle d’enfants
qu’a son frère aîné.
À un autre niveau, le personnage de Brick évoque aussi l’adolescence
par son refus de tout compromis sous prétexte d’authenticité. Il fait la chasse
à toute dissimulation, la traquant chez les autres, mais la méconnaissant tout
aussi farouchement en lui. Du haut de sa vérité implacable, les valeurs de son
père et l’empire financier de celui-ci, lui paraissent méprisables. Il refuse de s’y
soumettre ou de les partager. Ce n’est pas sans rappeler la quête d’authenticité
sur laquelle Winnicott insiste dans un texte quasi-contemporain à la pièce et au
film. « Un trait caractéristique des adolescents, c’est qu’ils n’acceptent pas de
fausses solutions… » Mais Winnicott ajoute : « Dès qu’il (ou elle) peut se per-
mettre d’accepter un compromis, il (ou elle) est en mesure de découvrir divers
moyens d’assouplir l’implacabilité de vérités essentielles » (Winnicott, 1971,
p. 404.) La transformation de Brick, qui lui permettra notamment d’accéder à
de possibles compromis, se fait à travers la rencontre avec son père, auquel il
ressemble en fait passablement.

Une formidable emphase est mise sur cette rencontre, avec son caractère
de corps à corps, et les enjeux de vie et de mort qui la portent. « Big Daddy »
interroge Brick sur ce qui le pousse à boire et ne se laisse pas abuser par ses
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réponses toutes faites, telles « le dégoût » ou « la dissimulation ». Opposant


une force constante à son fils, il démasque la puissance de la relation à l’ami, et
son sentiment de culpabilité autour du suicide de celui-ci. Dans un deuxième
temps, alors que Brick cherche à fuir, le père augmente la pression, lui rap-
pelant que la vie qu’il menait avec son ami, l’héroïsme de deux heures dans un
stade, est bien loin de l’héroïsme anonyme qui fonde la vie ordinaire. Il sou-
ligne également combien la dissimulation fait partie de la vie. Brick retourne
la situation, et confronte le père à une réalité qui concerne directement ce der-
nier, il lui laisse entendre qu’il souffre d’une maladie incurable.
Big Daddy est effondré, et Brick prend conscience de la douleur qu’il a
infligée à son père ; avec ces sentiments de culpabilité et de responsabilité
plus profonde, un voile semble s’être levé dans la relation du jeune homme
à ses objets et à la réalité. Cette culpabilité a un potentiel subjectivant. Brick
cherche maintenant son père, mais n’a pas fini de se confronter à lui. Dans
un troisième « round », il s’attaque à l’empire financier du père, en dénonce
l’illusion de puissance. Qui plus est, ce que son père lui a acheté ne remplace
pas l’amour qu’il ne lui aurait pas donné. Brick tombe alors sur une photo
du jeune athlète qu’il était. Semblant reconnaître qu’il ne s’agit là que d’une
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illusion, d’une béquille ou d’un idéal grandiose qui ne valent pas mieux que
ceux de son père, il s’en prend à elle, comme il s’en prend aux possessions
de son père.
La transformation de chacun des protagonistes se poursuit grâce à une
ouverture sur l’histoire du père. Au moment où « Big Daddy » peut reconnaître
ce dont il a hérité, soit l’amour de son propre père, Brick semble pouvoir
reconnaître le lien qui l’unit à « Big Daddy ». Comme je le comprends, pour
sortir de la « position adolescente » (Bayle, communication personnelle)
dans laquelle il s’était retranché, Brick « se saisit » d’une identification à
un objet paternel autrement plus complexe et plus humain que le père secrè-
tement idéalisé qui lui barrait le chemin. « J’aurai le courage de mourir mais
auras-tu le courage de vivre ? », demande le père. « Je ne sais pas », répond
Brick, humblement. « On peut essayer…. », poursuit le père, avant de pro-
poser à son fils qu’ils s’épaulent pour monter les escaliers. J’en reste là avec
l’histoire que je me raconte à partir de ce film, mais non sans préciser que
dans la suite de la complicité entre père et fils, les couples du père et celui
du fils sont rétablis. « Brick », soutenu par son épouse, réinvestit la sexua-
lité et un projet de paternité… ainsi que les compromis, éventuellement
mensongers.

Pour la clinique, je retiens, dans la perspective que j’ai choisi de suivre, le


potentiel de transformation d’un face-à-face, voire d’un corps à corps, avec les
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imagos, tel qu’il peut se déployer dans la rencontre transférentielle. Le moi y


gagne à la fois en profondeur et en nuances. Le film m’évoque également l’inté-
rêt dans la cure d’un travail d’historicisation qui concerne le sujet, mais aussi ses
objets qui peuvent gagner en complexité, ce qui peut soutenir les remaniements
identificatoires. Parlant de l’identification au père nécessaire à la résolution du
complexe d’Œdipe, Green évoque l’« énorme pas en avant, moment au cours
duquel l’enfant emprunte au père la force l’obligeant à renoncer à ses désirs en
souhaitant devenir comme son père… » (Green, 2008, p. 43). Au sortir de l’ado-
lescence, la force que l’individu emprunte au père par la voie de l’identification,
est moins absolue, plus nuancée, mais peut-être autrement humaine.
Me reviennent ici les propos de Freud dans « La psychologie du lycéen »,
texte dans lequel il décrit ce qui se réactualise en lui lorsqu’il est confronté à
une demande émanant d’un lycée, et ce qu’éveille en lui la rencontre fortuite
avec ses professeurs de l’époque :
« Il y a encore une dizaine d’années on pouvait avoir des moments où l’on se sentait sou-
dainement tout rajeuni. Lorsque, la barbe déjà grise et chargé de tous les fardeaux d’une
existence bourgeoise, on allait par les rues de sa ville natale, on rencontrait à l’improviste
l’un ou l’autre de ces messieurs d’un certain âge bien conservés, que l’on saluait presque
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humblement parce qu’on avait reconnu en lui l’un de ses professeurs de lycée. Mais ensuite
on s’arrêtait et on le suivait des yeux tout songeur : Est-ce vraiment lui, ou seulement
quelqu’un qui lui ressemble à s’y méprendre ? Comme il a donc l’air juvénile, alors que tu
as toi-même tant vieilli ! Que âge peut-il bien avoir aujourd’hui ? Est-il possible que ces
hommes qui jadis représentaient pour nous les adultes aient été d’aussi peu nos aînés ? »
(Freud, 1914 f, p. 333).

Nous n’en avons jamais fini avec l’adolescence, comme avec l’infantile.
Qui plus est, nous n’aurons jamais fini de renoncer à cette période de la vie,
certes souvent douloureuse et compliquée, mais riche de possibles. De fait,
une position adolescente reste peu ou prou active chez l’adulte, sous une forme
plus ou moins serrée et contraignante, se réduisant à la répétition du non-
advenu, ou sous la forme d’une force et d’une quête d’authenticité, nourrissant
nos actes et notre processus de subjectivation.

L’adolescent, nous le savons, aimerait pouvoir transformer le monde. Si


nous avons probablement renoncé à ce projet, ne serions-nous pas mus aussi
par un petit reste d’adolescence dans notre désir d’aider nos analysants à ren-
contrer leur vérité subjective ? Serait-ce l’un des moyens que nous aurions
trouvé pour ne pas en finir avec l’adolescence ?
Nathalie Zilkha
5, chemin Malombré
1206 Genève
Suisse
nathalie.zilkha@bluewin.ch
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RÉfÉrences bibliographiques

Freud S. (1914 f), Sur la psychologie du lycéen, ocf.p, XII, p. 331-338.


Green A. (2006), La construction du père perdu, in D. Cupa (dir.), Image du père dans la
culture contemporaine. Hommages à André Green, Paris, Puf, 2008, p. 11-49.
Ladame F. (2003), Les éternels adolescents. Comment devenir adulte, Paris, Odile Jacob.
Williams T. (1955), Cat on a hot tin roof ; La chatte sur un toit brûlant, trad. fr. A. Obey
et R. Rouleau, Paris, Bourgeois, « 10/18 », 2003.
Winnicott D. W. (1962), Adolescence, Through Paediatrics to Pschoanalysis: Collected
Papers, Londres, Tavistok ; L’adolescence, De la pédiatrie à la psychanalyse,
trad. fr. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1971.
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