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La psychanalyse est-elle réfutable ?

Roger Perron
Dans Revue française de psychanalyse 2008/4 (Vol. 72), pages 1099 à 1111
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130567738
DOI 10.3917/rfp.724.1099
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La psychanalyse est-elle réfutable ?

Roger PERRON

Depuis quelques années, nous sommes en butte à une objurgation de plus


en plus pressante : « Psychanalystes, soyez scientifiques, faites de la recherche
(scientifique) ou périssez ! » De nombreuses raisons militent pour que ce mou-
vement soit pris au sérieux. Mais que nous demande-t-on ? Il nous faut chercher
quoi ? Comment ? Le risque est grand de démarches qui, sous une apparence
scientifique, soient inadéquates à l’objet même de la recherche. Attention au
remède qui tue le malade !
La question est double :
1 / Qu’entend-on par « recherche (scientifique) » ? Plus précisément, quelles
sont les règles de cette démarche ?
2 / Que peut-on en retenir qui puisse porter de façon valide sur ce qui centre
la pratique du psychanalyste et la réflexion qu’elle appelle, c’est-à-dire le
fonctionnement du psychisme ?
J’ai tenté dans un texte précédent d’apporter quelques éléments de réponse
à cette double question1. J’en développerai ici un aspect particulier, à propos
d’un argument très souvent utilisé au cours des controverses, parfois assez
confuses, sur la question de la « scientificité » de la psychanalyse. Prenant pour
acquis (explicite, plus souvent implicite) qu’il n’est en l’espèce qu’un modèle
possible, celui des sciences exactes, et plus précisément de la physico-chimie2, cet

1. Chercher en psychanalyse : de quoi s’agit-il ?, in M. Emmanuelli, R. Perron (dir.), Psychana-


lyse et recherche, Paris, PUF, « Monographies de la Revue française de Psychanalyse », 2007.
2. Plusieurs autres modèles sont pertinents pour le psychanalyste qui se veut chercheur : le
modèle de la clinique, bien sûr, mais aussi le modèle classificatoire des sciences naturelles, le modèle
fonctionnel de la biologie, le modèle des structures temporelles de l’Histoire des historiens... Sur la
notion même de modèles, voir R. Perron, 1991. Pour une discussion générale de ces questions, on ne
peut que renvoyer au remarquable travail de Georges et Sylvie Pragier, 1990.
Rev. franç. Psychanal., 4/2008
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argument se réfère à ce que Karl Popper a proposé comme « critère de démar-


cation » entre science et non-science, le critère dit de « falsifiabilité » de l’hypo-
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thèse. Préférons ici le terme « réfutabilité », peut-être un peu barbare (mais
admis par Le Grand Robert), à l’horrible anglicisme « falsifiabilité », qui l’est
encore plus1.
Il s’agit là d’un argument très souvent brandi par les opposants à la psycha-
nalyse : « Vos hypothèses sont formulées de telle façon qu’on ne peut pas
démontrer qu’elles sont fausses, or Popper a bien dit qu’une hypothèse n’est
scientifique que si elle peut être démentie par l’expérience ; donc vous n’êtes pas
scientifiques... Vous jouez avec la règle “pile je gagne, face tu perds”, de sorte
que si le patient approuve, vous avez raison, et s’il nie vous dites aussi que vous
avez raison, parce que sa résistance le prouve. » Une telle argumentation est
indigne d’une discussion sérieuse : elle utilise le vieux et triste procédé qui
consiste à caricaturer l’adversaire pour mieux en triompher. Il est bien évident
que, s’il se trouvait un psychanalyste pour raisonner ainsi, il aurait tort. Freud
avait fait justice de cette argumentation douteuse (dans son texte de 1926 sur
l’analyse profane)2.
Cet argument a été répété ad nauseam. Que vaut-il ?
Il faut d’abord rappeler que Karl Popper a formulé l’essentiel de ses thèses
dans un ouvrage paru en 1935 sous le titre Logik der Forschung, traduit en
anglais en 1959, et en français (La logique de la découverte scientifique) seule-
ment en 1973... soit près de quarante ans après la première publication3. Ce rap-
pel est nécessaire : l’argumentation centrale de Popper se réfère à l’état de la
science tel qu’elle se présentait il y a trois quarts de siècle, à un moment où rela-
tivité et physique quantique venaient bouleverser la physique classique ; avec
une grande rigueur, il s’est alors efforcé de dégager les bases épistémologiques
nécessaires selon lui pour remettre de l’ordre dans le tohu-bohu conceptuel de

1. Popper lui-même a opté pour cette traduction en langue française par « réfutabilité » (in La
connaissance objective, p. 6).
2. On pourrait dire, à la décharge de ces accusateurs à l’incertaine bonne foi, qu’il est cependant
arrivé à Freud, avant cette prise de position de 1926, de donner prise à une telle critique. Il est exact
que dans certains de ses textes antérieurs, notamment cliniques, il se fait d’un dogmatisme peu soute-
nable : c’est patent en certains passages des études regroupées sous le titre Cinq psychanalyses, notam-
ment dans sa discussion du cas de l’Homme aux loups. Mais il n’est pas fair play de condamner toute
la psychanalyse sur la base d’une lecture hâtive et partiale de ces seuls textes. C’est en effet méconnaître
le doute qui a constamment hanté Freud, un doute contre lequel luttaient ces formations réaction-
nelles, surtout en une première période où il lui semblait impératif d’installer la psychanalyse à la face
du monde (j’en ai discuté ailleurs ; voir R. Perron, 2000). C’est méconnaître aussi que, aujourd’hui,
aucun psychanalyste digne de ce nom ne procède plus techniquement comme Freud dans ces cinq cas,
et que aucun ne s’exposerait aux risques d’affirmations aussi péremptoires.
3. Au fil des rééditions en allemand et en anglais, Popper a ajouté notes, corrections, développe-
ments constituant finalement un volumineux « Post-scriptum » dont certaines parties sont incorporées
dans les éditions françaises de 1973 et 1984, d’autres publiées ailleurs en trois volumes.
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cette période, cela en marquant sa différence avec les néopositivistes du « Cercle


de Vienne » dont il avait été compagnon de route.
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Qu’est-ce qui permet de distinguer une démarche scientifique d’une
démarche qui n’a pas droit à ce titre ? Popper rejette d’abord l’idée, souvent
acceptée, que ce qui caractérise la science, c’est sa démarche inductive (partir de
l’expérience pour en inférer la loi). Il critique vigoureusement la position empi-
riste des positivistes : « Pas plus que les énoncés métaphysiques, les lois scienti-
fiques ne peuvent (...) être logiquement réduites à des énoncés d’expériences élé-
mentaires », écrit-il (Logique, p. 33). Il propose un « critère de démarcation »
qu’il énonce ainsi : « Je n’exigerai pas d’un système scientifique qu’il puisse être
choisi une fois pour toutes dans une acception positive, mais que sa forme
logique soit telle qu’il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans
une acception négative : un système faisant partie de la science empirique doit
pouvoir être réfuté par l’expérience » (p. 37, passage souligné par Popper). Les
théories sont plus ou moins réfutables ; mais aucune n’est à l’abri si elle se veut
scientifique. Il y a asymétrie entre vérité et fausseté : une théorie ne peut jamais
être prouvée, elle peut simplement subsister aussi longtemps qu’elle n’a pas été
réfutée ; on peut admettre qu’elle est « corroborée », mais non « prouvée », à
mesure de sa résistance. La répétition de l’expérience n’est pas en elle-même une
preuve de vérité, car il est toujours possible d’imaginer qu’à l’avenir l’événe-
ment « confirmant » ne se produise pas, ou que se produise un événement
encore inconnu qui réfuterait la théorie.
Tel est, ici très résumé, le « critère de démarcation » de Popper. À le lire
aujourd’hui, il semble bien qu’à ses yeux la seule science digne de ce nom,
l’archétype de toute science, c’est pour lui la physique. Ce dont il reconstruit
ainsi les bases idéales dans les années 1930, c’est bien en effet la physique,
rudement secouée alors par la double révolution relativiste et quantique. Il en
construit l’architecture en logicien d’une rigueur impitoyable, une rigueur à
laquelle Einstein (avec qui il dialoguait) n’adhérait pas.
Il est remarquable que, dans tout son développement, Popper ne fait que
rarement allusion aux sciences du vivant, et que les considérations sur une éven-
tuelle étude des processus mentaux sont vite écartées sous le chef de « psycholo-
gisme ». Ainsi, si belle que soit la construction formelle, il y a là une pétition de
principe, revenant à dire : « Toute connaissance dont la démarche ne satisfait
pas aux conditions que je pose pour une physique idéale n’est pas une science. »
À quoi l’on peut, bien sûr, répondre : « Certes, ce n’est pas une physique
comme celle que vous construisez idéalement. Cela va de soi : ce qui n’est pas la
physique n’est pas la physique... » Autrement dit, dans la logique même de
Popper, le critère de réfutabilité n’est pas pertinent pour décider du statut épis-
témologique de la psychanalyse.
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Que toute la démarche de Popper soit centrée sur le monde de la physique


est encore plus évident dans son ouvrage intitulé L’univers irrésolu. Plaidoyer
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pour l’indéterminisme (1984). Il y affirme, avec une grande vigueur, que le postu-
lat déterministe n’est nullement nécessaire à la physique classique, et qu’il est
d’ailleurs intenable. Il définit ainsi le postulat déterministe : c’est « la doctrine
selon laquelle la structure du monde est telle que tout événement peut être ration-
nellement prédit, au degré de précision voulu, à condition qu’une description suffi-
samment précise des événements passés, ainsi que toutes les lois de la nature, nous
soient donnés » (p. 1) (passage souligné par Popper). La formulation la plus
lapidaire en avait été donnée par Laplace : donnez-moi la position de tous les
objets (si infimes soient-ils) du monde matériel à l’instant t, et les lois qui régis-
sent leur mouvement, et je vous dirai avec une précision absolue l’état du
monde à tout instant futur t + x, mais aussi à tout instant du passé, t – x...
Reformulé par Popper, cela donne : « Le déterminisme scientifique est la doc-
trine selon laquelle l’état de tout système physique clos à tout instant futur du
temps peut être prédit, même de l’intérieur du système, avec n’importe quel degré
de précision stipulé, en déduisant la prédiction de théories, en conjonction avec des
conditions initiales dont le degré requis de précision peut toujours être calculé dès
lors que le projet de prédiction est donné » (p. 31, passage souligné par Popper).
Face à une pareille exigence, il n’est, bien sûr, pas très difficile de dire qu’elle ne
peut être satisfaite, et donc devenir indéterministe...
Cependant, et c’est bien là le cœur du problème, la rigueur poppérienne, si
elle « mord » bien sur la mécanique classique, achoppe sur la mécanique quan-
tique, sur sa variété probabiliste d’indéterminisme ; c’est ce qui va conduire
Popper, dans ces deux ouvrages (et de nombreux éléments du « Post-scrip-
tum »), à construire une théorie des probabilités extrêmement élaborée, qui
cependant ne semble guère avoir retenu l’attention des physiciens eux-mêmes
(cf. H. Barreau, in Karl Popper et la science d’aujourd’hui, 1989).

*
* *
Que peut penser le psychanalyste de tout cela ? Qu’il ne soit pas déterministe
comme le démon de Laplace, certes. Il convient donc de saluer l’étonnante réfé-
rence au psychanalyste que voici. C’est dans un passage où Popper montre qu’on
ne voit pas comment ce démon pourrait prédire exactement les mouvements et le
timing d’un homme qui monterait un escalier pour prendre connaissance d’une
lettre signifiant, peut-être, sa promotion professionnelle, à moins qu’il ne s’agisse
de son licenciement. Donnons-nous le plaisir de la citation. Popper écrit :
« Un psychanalyste, au cours de longues années d’études (bon nombre d’analyses
durent en effet plus de dix ans), pourra déterrer des “causes” en tout genre – des
motifs, et ainsi de suite – enfouies dans l’inconscient de son patient. Ira-t-on pour
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autant jusqu’à croire que l’analyste, avec toute la science qu’il a des motifs de son
patient, serait en mesure de prédire avec précision le temps que celui-ci mettra pour
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monter les escaliers ? Le psychanalyste affirmera peut-être pouvoir effectuer même
cette prédiction, à condition de disposer de suffisamment de données. Mais il sera
incapable d’énoncer les données qui seraient suffisantes à cet égard, et d’en rendre
compte » (p. 20, passage souligné par Popper).

Il est très étonnant de voir le nonsense dont deviennent capables des


hommes remarquables lorsqu’ils parlent de ce qu’ils ignorent. Bien évidem-
ment, l’analyste ainsi interrogé répondrait que la question est absurde, et que ce
n’est pas fair play que de l’accuser de non-scientificité sur une sottise pareille...
En fait, il est juste de souligner qu’en ce passage le ton de Popper n’est pas d’ac-
cusation, mais d’établissement d’une évidence : l’analyse des « causes » d’un
comportement ne peut atteindre au degré de précision (quantitative) exigible en
physique. Évidemment !
En fait, Popper, si souvent brandi pour prouver la non-scientificité de la
psychanalyse, n’en pensait pas grand-chose, et de toute évidence n’y connaissait
pas grand-chose. Lorsqu’il en parle, c’est en évoquant des souvenirs de jeu-
nesse, de la Vienne des années 1920 où bouillonnaient les idées nouvelles. Voici
ce qu’il écrira, beaucoup plus tard1 :
« C’est au cours de l’été 1919 que je commençai à éprouver une insatisfaction de plus en
plus grande à propos de ces trois théories, la théorie marxiste de l’histoire, la psychana-
lyse et la psychologie individuelle ; et je commençai à éprouver des doutes sur le statut
scientifique auquel elles prétendaient. Mon problème a peut-être pris, pour commencer,
la forme simple suivante : “Qu’est-ce qui ne va pas dans le cas du marxisme, de la psy-
chanalyse, et de la psychologie individuelle ? Pourquoi sont-ils si différents des théories
physiques, de la théorie de Newton et spécialement de la théorie de la relativité ?...” Peu
d’entre nous, à cette époque, auraient dit qu’ils croyaient que la théorie de la gravitation
d’Einstein était vraie. Cela montre que ce qui me préoccupait n’était pas un doute
concernant la vérité de ces trois autres théories, mais quelque chose d’autre... C’était plu-
tôt que je ressentais que ces trois autres théories, bien que prétendant être des sciences,
avaient en fait beaucoup plus en commun avec les mythes primitifs qu’avec la science ;
qu’elles ressemblaient à l’astrologie plutôt qu’à l’astronomie. Je découvris que ceux de
mes amis qui étaient des admirateurs de Marx, Freud et Adler, étaient impressionnés par
un certain nombre de points communs à ces théories, et particulièrement par leur appa-
rent pouvoir explicatif. Ces théories apparaissaient être capables d’expliquer pratique-
ment tout ce qui arrivait dans les champs auxquels elles se référaient. L’étude de l’une
d’elles semblait avoir l’effet d’une conversion intellectuelle ou d’une révélation, ouvrant
vos yeux sur une nouvelle vérité, cachée à ceux qui n’avaient pas été initiés. Une fois vos
yeux ainsi ouverts, vous voyiez des confirmations partout : le monde était empli de véri-
fications. Tout événement qui se produisait le confirmait. »

Ce passage méritait d’être cité assez longuement, car il est typique des
condamnations hâtives qui navrent le psychanalyste de bonne foi, surtout si

1. Dans Conjectures and Refutations, New York, Harper & Row, 1968 ; cité par R. Bouveresse,
1989.
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elles s’appuient sur ce type de citations, utilisées comme si tout ce qui vient d’un
grand esprit devrait faire autorité. Autorité ? voire... Au cours de l’été 1919, le
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jeune Karl a 17 ans : admirons sa culture et la profondeur de sa réflexion : il est
bien informé des théories de Newton, de la relativité, de la « gravitation d’Ein-
stein », a quelques notions sur les mythes primitifs, l’astronomie et l’astrologie.
Quoi que fût ce jeune Karl de 17 ans, on peut être sceptique sur l’étendue et la
solidité de sa culture, et sur la pertinence de ses jugements ; et il est illégitime de
lui accorder l’autorité du Popper de 66 ans qui écrit cela et qui, de toute évi-
dence, enrichit après coup ses souvenirs de jeunesse. Par ailleurs, on veut bien
croire qu’il avait alors, à peine sorti de l’adolescence, des amis enthousiastes qui
mélangeaient allégrement des idées aussi délicieusement subversives que celles
de Marx, de Freud et d’Adler, des amis qui, dans leur enthousiasme, pensaient
détenir ainsi l’explication de toutes choses. Mais on ne peut accuser la psycha-
nalyse elle-même, dans son entier, des naïvetés de néophytes trop zélés, surtout
trois quarts de siècle plus tard... Qu’il y ait eu, et que peut-être il y ait encore,
des gens qui pensent que la psychanalyse donne la clé de tout, peut-être ; mais
par là même ils montrent qu’ils ne sont pas psychanalystes et qu’ils n’ont aucun
droit à parler en son nom : la pensée psychanalytique se définit comme doute
permanent et incessante remise en cause.
N’accordons pas trop d’importance à ces légèretés d’adolescent, et voyons
si sir Karl Popper a plus sérieux. Peut-être serait-il charitable de ne pas tenir
compte du précédent passage.
La psychanalyse « ne fut jamais une science. Nombreuses sont les person-
nes qui sont des cas freudiens ou adlériens : Freud lui-même fut clairement un
cas freudien, et Adler un cas adlérien. Mais ce qui empêche leurs théories d’être
scientifiques au sens décrit ici est, très simplement, qu’elles n’excluent aucun
comportement humain physiquement possible. Quoi que fasse quelqu’un, cela
est, en principe, explicable en termes freudiens ou adlériens. (La rupture
d’Adler avec Freud était plus adlérienne que freudienne, mais Freud ne la
considéra jamais comme une réfutation de sa théorie.) Ce point est très clair. Ni
Freud ni Adler n’excluent que quiconque agisse d’aucune manière particulière,
quelles que soient les circonstances extérieures. Qu’un homme sacrifie sa vie
pour sauver un enfant qui se noie (cas de sublimation) ou qu’il tue l’enfant en le
noyant (cas de refoulement), cela ne pouvait être ni prédit ni exclu par la théorie
freudienne ; la théorie était compatible avec tout ce qui pouvait arriver... » (in
The Philosophy of Karl Popper, La Salle, Illinois, 1974 ; cité par R. Bouveresse,
1989, p. 354). Cette fois, c’est bien Karl Popper, pleinement maître de ses
moyens, qui parle. Or, de façon très étonnante, il interprète dans les termes
mêmes de ces théories qu’il récuse, pour porter un diagnostic sur les structures
de personnalité de Freud et d’Adler, ou pour dire « adlérienne » la rupture des
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deux hommes... Assez étonnante est l’idée qu’on sauve les enfants par sublima-
tion, et qu’on les noie par refoulement ! Plus sérieusement, Popper revient ici
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sur ce qui est le leitmotiv de sa critique de la psychanalyse, et qui tient en deux
points : elle prétend tout expliquer, ce qui est faux1 ; elle n’est pas réfutable. Seul
le second point mérite attention.

*
* *
Rappelons de quoi il s’agit. On a l’habitude de penser que la bonne
démarche expérimentale consiste à formuler d’abord une hypothèse, puis à pro-
céder à sa mise à l’épreuve de façon que le réel puisse répondre par « vrai » ou
« faux ». Popper a voulu briser cette symétrie vrai/faux en instituant en principe
que le réel peut toujours répondre « faux », et donc invalider (réfuter) l’hypo-
thèse qui présidait à l’observation, une hypothèse qui dès lors sera réfutée de
façon définitive, pour toujours ; mais que la réponse du réel ne peut pas être
« vrai », en ce même sens où l’hypothèse serait validée « pour toujours » : en
effet, on peut toujours imaginer d’autres expériences qui la réfuteraient. Ainsi,
selon Popper, une hypothèse n’a de valeur scientifique que si elle satisfait à ce
critère de réfutabilité.
Faut-il donc accepter l’argument selon lequel, les propositions psychanaly-
tiques, n’étant pas réfutables – selon cette logique – la psychanalyse est – toujours
selon cette logique – définitivement condamnée à n’être pas « scientifique » ?
Certainement non. Car il faut bien voir que cette question de la réfutabilité
se pose différemment selon les niveaux de la démarche scientifique en cause. Il
faut ici en effet distinguer entre hypothèses générales et hypothèses « locales ».
Une hypothèse générale porte sur un vaste ensemble d’observables, une hypo-
thèse locale est étroitement délimitée. Par exemple, lorsque, dans les
années 1920, Curtis soutenait que l’univers comporte un grand nombre de
galaxies semblables à la nôtre (la Voie lactée), et lorsque Hubble ajoutait que
ces galaxies s’éloignent les unes des autres, il s’agissait bien d’hypothèses géné-
rales ; ces hypothèses appelaient des confirmations qui sont rapidement venues,
de sorte que, aujourd’hui, cela passe pour des évidences plus que pour des
hypothèses. Dans le cadre de cette hypothèse générale, on peut formuler des
hypothèses locales, qui, elles, demandent confirmation : par exemple, que tel
objet très faiblement lumineux est une galaxie et non pas un nuage de gaz ou de
poussières. Autre exemple : que la matière soit constituée d’atomes, c’était une

1. Ce genre de poncif commode a malheureusement la vie dure. Il m’est arrivé, au cours d’une
discussion, d’être face à un ennemi de la psychanalyse qui m’accuse de prétendre tout expliquer et qui
reste totalement sourd lorsque je proteste que je ne pense pas ainsi : il a besoin que tout psychanalyste
soit un hâbleur ridicule. Fabriquez l’adversaire à votre convenance, le combat n’en sera que plus aisé...
1106 Roger Perron

hypothèse générale jusqu’à il y a guère plus d’un siècle, c’est devenu une évi-
dence ; dans ce cadre, une hypothèse locale postule, par exemple, la structure
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moléculaire de tel ou tel corps complexe fabriqué par le chimiste.
Ainsi, les hypothèses générales visent à coordonner un grand nombre de
faits, et s’assemblent en faisceau pour constituer une théorie scientifique. L’évo-
lutionnisme darwinien est une théorie, au sein de laquelle sont formulées des
hypothèses générales ; par exemple, celle-ci, sur laquelle Darwin hésitait : l’évo-
lution procède-t-elle toujours par transformations insensibles, continues, ou
bien la nature fait-elle des sauts ? La question est légitime. Quelle que soit la
réponse adoptée par hypothèse ( « l’évolution procède par transformations
continues » / « l’évolution accepte des discontinuités » ), on ne voit pas quelle
nouvelle observation permettrait de trancher, de « réfuter » cette hypothèse
générale ; on voit fort bien, par contre, qu’une telle interrogation a été un puis-
sant stimulant pour la recherche sur le vivant. Autrement dit, à ce niveau des
hypothèses générales, le principe de réfutabilité est inadéquat, et son applica-
tion serait nocive1. La théorie darwinienne de l’évolution, et les hypothèses
générales qu’elle rassemble, ainsi que leurs perfectionnements ultérieurs, ne
peuvent évidemment pas être stricto sensu confirmées ou infirmées ; on ne
conçoit aucune possibilité de « preuve cruciale », ni, à l’inverse, de « test de
réfutation » (dans les termes de Popper) : on peut simplement montrer (et non
pas démontrer) qu’une énorme masse de faits observables prennent sens, dans
un ensemble cohérent, si on les interprète dans le cadre d’une telle théorie, mais
deviennent hétéroclites et ininterprétables si on prétend s’en passer2. À ce
niveau des hypothèses générales et des théories d’ensemble, on ne peut donc
retenir le « critère de démarcation » de Popper. Par contre, la bonne démarche
scientifique a été très justement caractérisée par Bachelard lorsqu’il écrivait :
« On connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissan-
ces mal faites (...) accéder à la science, c’est spirituellement rajeunir, c’est accep-
ter une mutation brusque qui contredit un passé » (Bachelard, 1938, p. 14).
La psychanalyse est une théorie qui tente de coordonner un certain nombre
d’hypothèses générales, au premier chef celles que Freud tenait pour essentielles
à sa définition (l’hypothèse de phénomènes psychiques inconscients, le rôle
déterminant de la psychosexualité infantile, etc.), d’autres restant controversées

1. Lakatos a soutenu que la théorie newtonienne, en tant que système d’hypothèses générales,
échappait au principe de réfutabilité de Popper sans pour autant cesser d’être scientifique (voir, sur
cette controverse, Bouveresse, 1989).
2. Sauf à masquer d’énormes failles par des argumentations délirantes : c’est ce que font les créa-
tionnistes lorsqu’ils « prouvent » que tout fossile a moins de 6 000 ans... Mais on retombe alors sur un
problème difficile : qu’est-ce qui, au-delà du simple bon sens, permet de tenir telle construction pour
délirante, et pas telle autre ?
La psychanalyse est-elle réfutable ? 1107

au sein même de la psychanalyse (par exemple, la pulsion de mort). Il est évi-


demment impossible de coucher cette théorie et ces hypothèses générales sur le
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terrible lit de Procuste de la logique poppérienne ; prétendre que cette impossi-
bilité montre qu’il ne s’agit pas de science est une naïveté tautologique : cela
montre qu’il ne s’agit pas d’une science au sens de la physique idéale souhaitée
par Popper. Évidemment !
Il est donc bien clair que c’est au niveau des hypothèses locales, c’est-à-dire
d’hypothèses qui portent, dans des conditions bien précisées, sur un enchaî-
nement phénoménal lui-même décrit en termes précis, que la règle de réfutabi-
lité de Popper peut être utile. Or la confusion entre hypothèses générales et
hypothèses locales a été commise par des psychologues expérimentalistes qui,
souvent de bonne foi, se sont proposés de « mettre la psychanalyse à l’épreuve
de l’expérience » en testant telle ou telle de ses hypothèses, réelle ou supposée.
Par exemple : Freud posant en principe l’évitement du déplaisir (ce qui est
exact), il s’ensuit que « l’oubli doit frapper plus les souvenirs désagréables que
les souvenirs agréables », hypothèse supposée psychanalytique. D’où des expé-
riences de mise à l’épreuve de cette hypothèse, la plus simple étant de demander
aux gens d’énoncer des souvenirs pendant un temps x, puis en faire le décompte
en triant les agréables et les désagréables. Succès variable, résultats si incertains
que dans l’ensemble on en a conclu :

1 / que cette hypothèse des psychanalystes n’est pas vérifiée ;


2 / que, puisque la psychanalyse énonce des hypothèses non validées, elle ne
vaut rien...
De telles « vérifications », qui s’étaient multipliées au cours de l’entre-deux-
guerres, sont d’une naïveté désolante, parce que portant sur des hypothèses prê-
tées à la psychanalyse mais qu’elle ne peut reconnaître pour siennes, et parce
qu’on y conclut illégitimement de l’hypothèse locale aux hypothèses générales et
à la théorie dans son ensemble.
La psychanalyse ne peut évidemment pas être couchée sur ce lit de Pro-
custe, sauf à y mourir aussitôt... Cela n’a aucun sens de déclarer que, en tant
que théorie articulant des hypothèses générales, elle est « vraie » ou « fausse ».
Ce qui est en cause, peut et doit être discuté, c’est son utilité. L’argumentation
porte alors sur sa capacité à intégrer des faits de façon cohérente : plus elle
intègre de faits, et plus elle y parvient de façon cohérente, et meilleure elle est1.

1. L’ambition majeure de la physique semble être aujourd’hui de parvenir à « la grande unifica-


tion », c’est-à-dire à une théorie qui rende compte de toutes les forces du monde physique, y compris la
gravitation ; dans ce cadre, les discussions autour de telle ou telle formulation de la théorie des cordes
ne visent pas à montrer que l’une est vraie et l’autre fausse, elles visent à établir laquelle est la plus utile
pour intégrer toutes les forces en jeu.
1108 Roger Perron

Si deux théories sont en balance, c’est toujours en ces termes que les scien-
tifiques en discutent.
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Ainsi, il est vain de prétendre « réfuter » la psychanalyse, et tout aussi vain
de vouloir la « prouver ». On peut simplement montrer qu’elle est utile. Au
sceptique, le meilleur parti que peut prendre l’analyste est de répondre : « Vous
avez parfaitement le droit de vous passer de l’hypothèse d’un inconscient dyna-
mique (ou de la sexualité infantile, ou du fantasme inconscient, etc.). Mais vous
perdez alors la possibilité de comprendre bien des faits que le recours à cette
hypothèse permet de comprendre : votre champ phénoménal se restreint
singulièrement... »

*
* *
Évidemment, la psychanalyse n’est pas une science à l’aune du critère de
démarcation de Popper. Mais cela n’exclut pas qu’il puisse s’agir d’une
« science », en un tout autre sens du terme : celui de corps de connaissances
relatives à des réalités extérieures à l’esprit connaissant, des connaissances
organisées par une théorie qui s’efforce d’être aussi ample et cohérente que
possible, le progrès de cette connaissance se définissant lui-même par un
constant va-et-vient entre l’observation et la reformulation théorique. La psy-
chanalyse correspond évidemment à cette définition. Tout autant que la
paléontologie, la préhistoire, l’archéologie, la zoologie, l’ethnographie, la géo-
logie, etc., toutes disciplines dont nul ne conteste la scientificité, et qui se
soucient fort peu de Popper.
La psychanalyse relève d’une autre épistémologie que celle qu’avait tenté
de fonder Popper. En tant que pratique, on peut discuter de son utilité. En tant
que théorie, on peut accepter ou non son axiomatique, viser à la réformer dans
tel ou tel de ses aspects, etc. Mais il ne s’agit évidemment pas d’une science qui
tendrait à établir des concaténations causales (voir A. Green, 1995). De sorte
que, lorsque Popper s’attache à discuter l’hypothèse de la Traumdeutung selon
laquelle le rêve serait « toujours » réalisation de désir, c’est-à-dire que cette suc-
cession causale serait nécessaire1, il ne situe pas le débat sur le bon terrain.
Comme l’avait fort bien montré Piaget (1967 c), les processus psychiques ne se
succèdent pas par causalité, mais par implication (au sens où 2 + 2 implique 4,
et n’est pas la cause de 4...). Ainsi que l’avait remarquablement soutenu Ricœur
(1965), la psychanalyse est de l’ordre de l’herméneutique.

1. En fait, on le sait, Freud a éprouvé un malaise croissant face à cette hypothèse, notamment du
fait des rêves d’angoisse, et c’est l’un des points où l’on peut voir s’affronter clairement en lui le doute
et le dogmatisme réactionnel au doute. Comme on le sait, cela le conduira à une reformulation théo-
rique « au-delà du principe de plaisir » (voir à ce sujet Bouveresse, 1989, pp. 357 et s.).
La psychanalyse est-elle réfutable ? 1109

Mais le « critère de démarcation » de Popper, s’il n’est pas utilisable en psy-


chanalyse, vaut-il au moins pour les sciences dures ?
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Non. D’emblée, ce critère de scientificité a été contesté, au sein même du
monde de l’épistémologie scientifique, par des auteurs aussi notables que Paul
Feyerabend et Imre Lakatos. Angèle Kremer-Marietti, qui résume la contro-
verse en un texte clair et dense, écrit ainsi, à propos du critère de réfutabilité :
« Cette thèse, qui fait l’originalité de l’épistémologie de Popper, en constitue aussi, à
mon avis, le point faible, [nous sommes] dans l’étrange situation dans laquelle on peut
déclarer invalides des théories, sans jamais en déclarer aucune qui soit valide. De
plus, il y a des tentatives de réfutations qui échouent ; donc il n’y a pas de falsifi-
cations qui soient certaines (...) en fin de compte, il apparaît clairement que la “falsifi-
cation” n’a aucun sens discriminatif ; et si “faux” ni “vrai” n’est un terme utilisé,
alors que signifie l’épistémologie poppérienne du point de vue de la recherche scienti-
fique ? Surtout, pourquoi s’occuper de “falsification” s’il n’y a jamais de vérification
préalable ou conclusive qui soit définitive ? »

Mais qu’en pensent les physiciens ? Einstein, ainsi que je l’ai rappelé plus
haut, n’y croyait guère. Du moins la thèse pouvait-elle apparaître cruciale entre
les deux guerres mondiales, dans la tempête qui secouait alors la physique et
conduisait Einstein, Bohr, Heisenberg, Schrödinger, Planck, de Broglie,
Dirac, etc., à des discussions passionnées. Que reste-t-il aujourd’hui du critère
de Popper dans le monde de la physique ? Bien peu, si l’on s’en réfère au livre
passionnant récemment publié par un spécialiste de la théorie des cordes, Lee
Smolin (2007), qui participe à la quête du Graal d’une armée de physiciens
depuis trente ans : quelle est la structure ultime de la matière, en deçà des
atomes, des neutrons, des électrons, des quarks, de leurs « charmes » et de leurs
« couleurs », etc. ? L’hypothèse est qu’il s’agit d’infimes « cordes » vibrantes,
descriptibles mathématiquement... dans un espace à n dimensions. Combien de
dimensions : sept, neuf, onze, plus ? Toutes les options sont mathématiquement
possibles. Ces cordes sont-elles linéaires, fermées en boucles, enroulées ? En
tout cela, il ne s’agit pas, bien sûr, de préférences esthétiques, mais de trouver ce
qui permettra la construction mathématique la plus cohérente (et si possible la
plus simple)... et éventuellement le meilleur accord avec les faits observés, plus
la meilleure heuristique pour des faits à venir. Lee Smolin écrit :
« La crise actuelle en physique des particules a pour origine le fait que l’on peut clas-
ser les théories qui sont allées au-delà du modèle standard, au cours des trente derniè-
res années, en deux catégories. Certaines étaient falsifiables et ont été falsifiées. D’au-
tres restent non testées, soit parce qu’elles ne produisent aucune prédiction
compréhensible, soit parce que les prédictions qu’elles font ne peuvent être vérifiées à
l’aide de techniques existantes » (p. 9).
« Une partie des raisons pour lesquelles la théorie des cordes ne produit pas de pré-
dictions nouvelles est qu’elle se décline elle-même dans un nombre infini de versions.
Même si nous posons comme contrainte de ne considérer que les théories qui s’accor-
dent aux faits expérimentaux fondamentaux concernant notre univers, telles que sa
1110 Roger Perron

taille et l’existence de l’énergie noire, il nous reste encore au moins 10500 théories des
cordes différentes, c’est-à-dire un nombre où 1 est suivi de 500 zéros, davantage que
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le nombre d’atomes existants dans la partie connue de l’univers. Avec un nombre de
théories aussi grand, il n’y a que très peu d’espoir que nous puissions identifier le
résultat d’une expérience qui ne serait pas explicable par l’une de ces théories. Ainsi,
quel que soit le résultat expérimental, la théorie des cordes ne pourra jamais être
réfutée. Mais l’inverse est également vrai : aucune expérience ne pourra, non plus,
démontrer que la théorie des cordes est vraie (...). On se trouve donc devant un
paradoxe. Les théories des cordes que l’on sait étudier sont fausses. Les théories des
cordes que l’on ne sait pas étudier existent en un nombre tellement grand qu’aucune
expérience concevable ne pourra jamais les contredire toutes » (p. 10-11).

Il y a impasse, une impasse dont il faudra bien sortir. Mais le « critère de


démarcation » de Popper, qui n’a plus ici aucun sens, ne sera d’aucune utilité...
Ainsi donc, psychanalyste, si on te rebat les oreilles avec la réfutabilité
selon Popper, souris...
Roger Perron
6, rue Damesme
75013 Paris

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