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Les virages du DSM : enjeux scientifiques, économiques et

politiques
Pierangelo Di Vittorio, Michel Minard, François Gonon
Dans Hermès, La Revue 2013/2 (n° 66), pages 85 à 92
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271078896
DOI 10.4267/2042/51558
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Pierangelo Di Vittorio
Michel Minard
François Gonon
Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine –
université de Bordeaux.

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économiques et politiques 1
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Parmi les classifications des savoirs, la classification l’occasion de la sortie prochaine du DSM-V, le DSM a fait
des maladies mentales publiée par l’American Psychiatric l’objet de très nombreuses critiques, dont les plus média-
Association (APA) sous le nom de DSM (Diagnostic and tisées émanent du psychiatre Allen Frances, principal
Statistical Manual of Mental Disorders) est un exemple responsable du DSM-IV. Elles ne portent pas seulement
particulièrement riche en revirements conceptuels. En sur quelques diagnostics en eux-mêmes, mais aussi sur sa
effet, son histoire est déjà longue puisque la première ver- prétention à la scientificité.
sion du DSM a été publiée en 1952 et qu’elle a été précédée,
aux États-Unis comme en Europe, par de nombreuses
autres classifications. De plus, le DSM a évolué en même
temps que la psychiatrie et il y occupe maintenant une Scientificité et utilité du DSM
place centrale puisqu’il est souvent présenté comme « la
bible de la psychiatrie ». La CIM-10, classification interna- Pour être considérée comme scientifique, une classi-
tionale produite par l’Organisation mondiale de la santé fication doit en même temps être fiable et valide (Kendell
(OMS), et la version du DSM actuellement en vigueur, le et Jablensky, 2003). Concernant les maladies, une classi-
DSM-IV, ont été conçues comme assez proches et publiées fication est considérée comme fiable si des médecins dis-
respectivement en 1992 et 1994. Par rapport à elles, les tincts portent le même diagnostic concernant un même
classifications nationales, lorsqu’elles existent, ne jouent patient, et valide si elle permet de distinguer chaque
qu’un rôle mineur sur l’échiquier international. Enfin, à maladie de toutes les autres et de la normalité. Les avis

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des experts convergent : la fiabilité et la validité du DSM L’universalité de la science est une conviction lar-
sont globalement médiocres (Kendell et Jablensky, 2003 ; gement partagée. Bien qu’il n’ait jamais prétendu l’être,
Frances et Widiger, 2012 ; Hyman, 2010). En effet, la défi- le DSM est de plus en plus largement considéré comme
nition des diagnostics est raisonnablement fiable pour les un manuel scientifique de psychiatrie et il est enseigné
pathologies sévères (e.g. schizophrénie) et médiocre pour comme tel dans de nombreuses universités. Une enquête
les troubles fréquents (e.g. dépression, anxiété) (Mattison réalisée en 2010 par l’OMS et portant sur près de 5 000 psy-
et al., 1979). Cette fiabilité est toujours plus mauvaise en chiatres dans 44 pays a montré que 83 % d’entre eux uti-
conditions ordinaires de pratique clinique qu’en condi- lisent régulièrement soit le DSM-IV soit la CIM-10 (Reed
tions optimales de recherche scientifique, si bien que le et al., 2011). Même si c’est difficile à prouver, le point de
désaccord entre experts et cliniciens de terrain est souvent vue couramment admis selon lequel ces deux classifica-
considérable (Shear et al., 2000). tions sont fondées scientifiquement a très probablement
La validité du DSM est faible (Kendell et Jablensky, contribué à leur diffusion mondiale.
2003 ; Hyman, 2010). Premièrement, la plupart des La plupart des experts estime que la validité des défi-
patients souffrent d’une combinaison variable de plusieurs nitions diagnostiques décrites par le DSM n’est acceptable
troubles psychiatriques : la comorbidité est très fréquente. que pour quelques pathologies sévères, mais considèrent
Ce constat suggère que des combinaisons de patholo- que les autres définitions diagnostiques, même les moins
gies définies comme distinctes par le DSM (par exemple valides, sont néanmoins utiles (Kendell et Jablensky, 2003 ;
l’anxiété et la dépression) pourraient fort bien être consi- Frances et Widiger, 2012). De fait, on a du mal à voir com-
dérées comme une seule pathologie. Deuxièmement, la ment la psychiatrie clinique pourrait se passer de toute
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frontière entre le normal et le pathologique est imprécise, classification. Même si le diagnostic en psychiatrie est en
ce qui est cohérent avec le fait que des enquêtes épidé- partie subjectif et incertain, le médecin doit choisir le trai-
miologiques réalisées à la même période aux États-Unis tement le plus adapté à chaque patient et le DSM structure
puissent donner des résultats très différents (Kessler les savoirs cliniques propres à chaque pathologie. Mais
et al., 2005). Par exemple, la prévalence sur un an de la contrairement à la validité – qui est un critère scientifique
phobie sociale était de 1,6 % dans une étude et de 7,4 % et donc, en principe, universel –, le degré d’utilité dépend
dans l’autre (Ibid.). Troisièmement, une même cause peut de l’utilisateur. Selon son intention affichée, le DSM était
entraîner des pathologies distinctes. Par exemple, une destiné aux chercheurs en psychiatrie et aux psychiatres
altération chromosomique rare (dite DISC1) observée sur cliniciens. En pratique, le DSM est utilisé par de mul-
plusieurs générations d’une famille écossaise est associée tiples agents : les chercheurs en psychiatrie biologique, en
à des troubles très différents : schizophrénie, trouble des épidémiologie et en psychopharmacologie clinique ; les
conduites, dépression, troubles anxieux. Hyman (2010) en médecins, du psychiatre universitaire au généraliste, les
conclut : « Les données génétiques et familiales ne confir- psychologues, les infirmiers et les travailleurs sociaux ;
ment pas les limites des pathologies définies par le DSM- les experts judiciaires ; les patients et leur famille, notam-
IV. » Ceci reflète notre ignorance concernant les troubles ment via Internet ; l’industrie pharmaceutique pour ses
mentaux. « La neurobiologie a fait de réels progrès, mais essais cliniques mais aussi pour son marketing ; les caisses
n’a pas encore atteint un niveau qui lui permettrait de d’assurances publiques et privées ; enfin les enseignants en
contribuer utilement à la définition des différentes patho- psychologie et psychiatrie. Le DSM ne peut pas satisfaire
logies. » (Hyman, 2010) également des utilisateurs aussi divers.

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1980 : le virage du DSM-III le peu de fiabilité des diagnostics de la CIM-9 de l’OMS, y


compris pour des affections largement connues comme la
schizophrénie ou la dépression grave, et les manières sen-
Ce virage, qui n’était pas le premier dans l’histoire siblement différentes de diagnostiquer de part et d’autre de
des classifications américaines, a été sans aucun doute le l’Atlantique (Cooper et al., 1972).
plus révolutionnaire. Il a été amorcé dès la publication du Dans toutes ces problématiques diagnostiques, un psy-
DSM-II en 1968, dans le contexte culturel et politique de chiatre de l’université Columbia se fit remarquer, en jouant
contestation radicale particulier à cette décennie. Dans ce un rôle diplomatique avec les homosexuels et les vétérans,
grand chambardement aucune institution n’est épargnée et en répondant à l’article de Rosenhan et en participant à
la psychiatrie n’y échappe pas. Kesey (2002), par exemple, l’étude anglo-américaine : Robert Spitzer, ex-conseiller
publie en 1962 Vol au-dessus d’un nid de coucous. Le DSM- du DSM-II. C’est lui qui, nommé à la tête du DSM-III, fit
II, dominé alors par la psychanalyse (qui règne aussi dans entrer dans les groupes de travail les partisans d’une psy-
les universités et à l’APA), ne va pas faire bon ménage chiatrie biologique, auto-baptisés « néo-kraepeliniens2 »,
avec cette montée des radicalismes. Les homosexuels, très opposés à une psychanalyse hégémonique qu’ils
qui s’organisent dans tout le pays, lui reprochent la place estimaient incapable d’évaluer ses pratiques. La théorie
majeure accordée à l’homosexualité parmi les « déviations psychanalytique fut purement et simplement évacuée du
sexuelles » et les vétérans du Vietnam la disparition de la DSM-III. Citant Thomas Kuhn, les néo-kraepeliniens
névrose traumatique. Les premiers s’illustreront en fai- invoqueront son concept de changement de paradigme
sant reculer les psychanalystes et l’APA, qui retirera de la dans les sciences pour amorcer un virage à 180 degrés
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dernière réimpression du DSM-II le diagnostic d’homo- par rapport aux taxonomies américaines antérieures. Le
sexualité, les seconds en faisant céder l’administration DSM-III devint purement descriptif et n’intégra aucune
des vétérans et l’APA, qui réinscrira dans le DSM-III le théorie étiologique. Après avoir décrit chaque trouble et
diagnostic de stress post-traumatique. La question de la ses caractéristiques, il établit pour chacun d’eux une liste
validité des diagnostics était ainsi bruyamment posée par de critères et fixa le nombre minimal de critères pour
les diagnostiqués eux-mêmes. porter le diagnostic de ce trouble. Une agence fédérale,
La fiabilité diagnostique était, elle, interrogée par le le National Institute of Mental Health (NIMH), finança
psychologue David Rosenhan (1973). Son expérience avait les études cliniques de terrain nécessaires. Le DSM-III
consisté à faire admettre dans divers hôpitaux psychia- s’adressait aux cliniciens, mais aussi aux chercheurs qui
triques huit faux patients qui devaient se plaindre d’hallu- espéraient rapidement découvrir la cause organique de
cinations puis, une fois admis, se comporter normalement. chaque maladie mentale.
Tous sortirent avec des diagnostics de schizophrénie en Son succès éditorial fut immédiat et sa diffusion inter-
rémission. Puis Rosenhan paria avec les psychiatres d’un nationale inespérée. Le DSM-III marqua un déclin certain
hôpital universitaire qu’ils ne seraient pas capables de de la psychanalyse, un rapprochement des autres spécia-
reconnaître les faux patients qu’il allait faire admettre lités médicales, une réaction face à l’antipsychiatrie, mais
chez eux. Plusieurs affirmèrent les avoir reconnus alors aussi des changements de rapports de force à l’APA et dans
que Rosenhan n’en avait introduit aucun (Rosenhan, les universités. Il suscita l’intérêt grandissant des compa-
1973). Cette question avait aussi été abordée d’une autre gnies d’assurance, qui y virent la possibilité de limiter leurs
manière par une étude anglo-américaine qui avait montré dépenses. L’industrie pharmaceutique en tira également

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profit. En effet, les instances régulatrices, comme la Food biologique des maladies mentales et la mise au point de
and Drug Administration aux États-Unis, n’autorisent la marqueurs biologiques permettant d’objectiver les dia-
mise sur le marché d’un médicament que pour une patho- gnostics psychiatriques. Lorsque la conférence de pré-
logie précise. Lorsque le brevet d’un médicament ancien paration du DSM-V s’est réunie pour la première fois en
tombe dans le domaine public et entre en compétition avec 1999 les participants étaient confiants : de nombreux mar-
un générique, les compagnies pharmaceutiques peuvent queurs biologiques allaient prochainement être validés
déposer une autre demande de mise sur le marché pour et les catégories diagnostiques du DSM-V allaient êtres
une nouvelle pathologie. Il suffit alors d’alerter le public réorganisées en fonction de ceux-ci (Miller et Holden,
sur cette nouvelle maladie et son traitement. Par exemple, 2010). Cet espoir était nourri par une explosion d’études
le valproate de sodium, découvert en 1967, a été initiale- initiales publiées dans les années 1990 et portant sur des
ment autorisé aux États-Unis comme antiépileptique en index génétiques et des observations en imagerie cérébrale
1983. Il a ensuite été breveté par les laboratoires Abbott supposées spécifiques de chaque pathologie. Treize ans
en 1995 comme stabilisateur de l’humeur recommandé plus tard, ces études initiales ont été réfutées ou largement
pour les troubles bipolaires et poursuit depuis une très atténuées (Gonon et al., 2012). Comme l’a regretté l’APA
lucrative carrière (Healy, 2006). Parallèlement, la psychose le 1er décembre 2012, le DSM-V, qui paraît en mai 2013,
maniaco-dépressive a été étendue à des formes modérées, ne retient donc aucun marqueur biologique d’aide au dia-
le trouble bipolaire de type II, et la prévalence est passée gnostic et il n’y aura pas de différence conceptuelle entre
de 0,1 % à 5 % de la population adulte. De plus, ce dia- le DSM-IV et le DSM-V ; les modifications ne portent que
gnostic a été étendu aux enfants avec une prévalence qui sur quelques pathologies. Le changement de paradigme
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est passée aux États-Unis de 0,3 ‰ en 1995 à 10 ‰ en espéré, c’est-à-dire la définition des pathologies mentales
2003. Enfin, de nombreux articles scientifiques ont pré- sur des bases biologiques, n’aura pas lieu.
senté le trouble bipolaire comme une maladie chronique Même en ce qui concerne ces modifications mineures,
nécessitant un traitement préventif à vie, alors qu’aucune le DSM-V est vigoureusement critiqué car les nouveaux
étude de long terme n’en a prouvé l’efficacité (Healy, 2006). critères vont dans le sens d’un abaissement du seuil entre
Cet élargissement tous azimuts des indications concerne normal et pathologique. Ces critiques s’inquiètent en par-
d’autres pathologies mentales. Ce processus est porté par ticulier d’une accentuation de l’inflation de certains dia-
un intense marketing des compagnies pharmaceutiques gnostics, alors que cette tendance inflationniste avait déjà
d’où son nom en anglais : « disease mongering3 ». été dénoncée dans le DSM-IV (Frances et Widiger, 2012).
Plus radicalement, certains chercheurs considèrent que les
incertitudes du DSM ont handicapé la recherche de gènes
impliqués dans les troubles psychiatriques. Le NIMH, qui
1999-2013 : le virage annoncé finance aux États-Unis l’essentiel de la recherche publique
et raté du DSM-V en neurosciences, en a tiré les conséquences. Considérant,
selon son ancien directeur Steven Hyman, que « le DSM
Le DSM-III était purement descriptif et toutes les a été un obstacle pour la recherche », le NIMH a ouvert
hypothèses étiologiques présentes dans les classifications des programmes de financement pour des projets de
antérieures en ont été écartées. Il s’agissait de créer des recherches hors DSM (Miller, 2010). Quant à l’épidé-
conditions supposées faciliter la recherche de l’étiologie miologie des troubles mentaux, il est apparu que l’usage

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du DSM entraînait de larges divergences dans l’estima- de la réalité des troubles mentaux. Troisièmement, les
tion de leur prévalence (Regier et al., 1998) en raison de difficultés de diagnostic rendent très difficiles les essais
l’importante comorbidité (Krueger et Markon, 2006) et cliniques de nouveaux médicaments. Autrement dit,
de l’imprécision des limites entre normal et pathologique le manque de fiabilité et de validité du DSM pose aussi
(Frances et Widiger, 2012). problème à l’industrie pharmaceutique. Bien entendu,
Cet échec du DSM-V à représenter un gain en scien- les dépenses en marketing n’ont pas été réduites et les
tificité par rapport au DSM-IV a précipité sa contestation. démarches pour élargir le champ de prescription des psy-
Parmi les critiques les plus incisifs, Steven Hyman et Allen chotropes déjà existants sont activement poursuivies, par-
Frances disent en substance : puisque le DSM n’a rien de ticulièrement pour les enfants. Enfin, il est probable que les
mieux à offrir qu’une utilité limitée, il faut construire assurances maladies, publiques ou privées, se réjouissent
un système classificatoire privilégiant l’utilité clinique secrètement lorsque Frances critique le DSM pour avoir
et la facilité d’usage pour la plupart des soignants. Cette favorisé l’inflation des diagnostics et la forte augmenta-
conclusion ressort clairement de l’enquête réalisée par tion des dépenses qu’elle entraîne.
l’OMS : 90 % des 5 000 psychiatres jugent le DSM trop
compliqué, avec ces 410 diagnostics distincts et ses inter-
minables listes de critères (Reed et al., 2011). Ils recom-
mandent une classification simplifiée comportant moins Discussion
de 100 diagnostics et des définitions pathologiques plus
flexible. En bref, la prochaine version de la CIM, dont la Les soixante ans d’histoire du DSM ont été riches
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publication est prévue pour 2015, pourrait présenter cer- en revirements conceptuels effectifs ou annoncés, ainsi
taines caractéristiques du DSM-II : retour à une classifica- qu’en sophistication toujours plus grande de la classifica-
tion resserrée et définition de chaque pathologie par une tion des troubles mentaux, passée de 60 à 410 diagnostics
description type plutôt que par listes de critères. distincts. Pourtant, le DSM n’a pas vraiment progressé en
Hormis dans les organes de presse de l’APA, les objec- scientificité et en adéquation aux besoins des profession-
tions aux critiques du DSM dans la presse spécialisée nous nels de la santé mentale. Si son évolution était le fidèle
semblent étonnamment discrètes. Ceci est cohérent avec reflet des progrès de la psychiatrie et des neurosciences
le fait que le DSM est en train de voir fléchir ses soutiens on aboutirait donc à un bilan scientifique extrêmement
traditionnels. On a vu que le NIMH incite les chercheurs sombre. Or, la psychiatrie clinique a fait de réel progrès
à s’en affranchir. De même, les grands groupes pharma- pendant ces soixante ans. Les psychotropes, décou-
ceutiques ont récemment fermé ou considérablement verts par le hasard d’observations cliniques pendant les
réduit leurs centres de recherche sur de nouveaux médi- années 1950 et 1960, ont fait pratiquement disparaître cer-
caments psychotropes, car cet investissement leur semble tains traitements aussi dangereux qu’inefficaces comme
trop risqué. Patrick Vallance, responsable de la recherche la lobotomie. S’il est vrai que les neurosciences n’ont pas
chez GlaxoSmithKline, avance trois raisons (Smith, 2011). permis de découvrir de nouvelles classes de médicaments,
Premièrement, le développement actuel des connaissances les innombrables études cliniques systématiques ont
en neurobiologie fondamentale est encore trop limité pour permis de préciser l’efficacité des médicaments existants
y adosser la recherche de nouvelles cibles thérapeutiques. et leurs effets secondaires. Certes, le considérable déve-
Deuxièmement, les modèles animaux sont trop éloignés loppement des neurosciences n’a eu que peu de retom-

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bées en psychiatrie clinique, mais ceci ne veut pas dire que Le DSM-III se voulait purement descriptif. En reje-
nous n’avons pas progressé dans notre compréhension des tant une approche psychique des maladies mentales très
maladies mentales. Pendant le xixe et la première moitié influencée par la psychanalyse, le but était d’intégrer la
du xxe siècle, la psychiatrie a été très influencée par la médecine moderne en refondant la nosologie psychiatrique
théorie de la dégénérescence, puis par des théories réduc- sur la biologie. Dans un article de 2012, Kenneth Kendler,
tionnistes qui ont fait le lit de l’eugénisme. Ces théories l’un des pionniers de la psychiatrie génétique américaine,
étaient fondées sur la croyance en un fort déterminisme souligne que les progrès de la psychiatrie ont été entravés
génétique des maladies mentales. Il faut mettre au crédit par des oppositions dualistes dans la manière de conce-
des études épidémiologiques et génétiques récentes une voir les maladies mentales. Pour lui le désir de développer
relativisation de cette croyance. En effet, pour les patho- une étiologie univoque des pathologies mentales est haute-
logies fréquentes comme la dépression, les facteurs géné- ment problématique. « Les troubles psychiatriques sont le
tiques ne jouent au mieux qu’un rôle mineur par rapport à résultat d’une multitude de processus étiologiques inter-
l’environnement, tout particulièrement celui de l’enfance venant à différents niveaux et entremêlés par des interac-
(Kendler, 2012). Même pour les maladies mentales sévères tions modératrices entre ces niveaux. Il n’est pas possible a
comme la schizophrénie, les facteurs psychosociaux ont priori d’identifier un niveau privilégié qui permettrait de
une influence substantielle (van Os et al., 2010). De plus, développer un système nosologique. » De son côté, Allen
au niveau moléculaire comme au niveau des réseaux de Frances, le « père » du DSM-IV, ne rate pas une occasion
neurones, la plasticité et la complexité du système nerveux médiatique de sonner l’alarme. L’élargissement des cri-
apparaissent beaucoup plus grandes qu’on ne le pensait il tères diagnostiques combiné à une demande sociale crois-
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y a seulement vingt ans. Cette évolution des conceptions sante d’améliorer la santé mentale des citoyens ne peut que
scientifiques devrait nous aider à admettre que, sauf pour conduire à une médicalisation exagérée de tous, avec les
les maladies mentales les plus sévères, la frontière entre risques iatrogènes et l’escalade des coûts qui en résultent.
normal et pathologique est nécessairement arbitraire et On assiste donc à un paradoxe : alors que les scientifiques
fluctuante. les plus éminents questionnent non seulement la scienti-
La psychiatrie combine des savoirs scientifiques (la ficité actuelle du DSM, mais aussi son potentiel d’évolu-
schizophrénie n’est pas une maladie mono-génique), des tion vers plus de scientificité, ses utilisateurs toujours plus
savoirs pratiques (telle thérapie est bénéfique pour tel type nombreux en font un langage commun et qui tend à s’uni-
de patient) et des savoir-faire implicites (tel soignant sait versaliser (Watters, 2010). Dans un article paru en 2010
s’y prendre avec ce type de malade difficile). Elle remplit dans le New York Times, Ethan Watters pointe les institu-
aussi plusieurs missions : accueillir la folie, soulager la tions qui ont contribué à l’universalisation du DSM-III et
souffrance psychique, assister le pouvoir judiciaire pour à la conception étroitement réductionniste des maladies
évaluer la responsabilité des délinquants, aider le système mentales qu’il véhicule. Il souligne que les grandes revues
éducatif à prendre en charge les enfants en échec scolaire. de psychiatrie et les universités de médecine les plus pres-
Tous ces savoirs et missions sont structurés par une clas- tigieuses sont américaines et que la plupart des grands
sification des maladies mentales. Malgré les critiques de laboratoires pharmaceutiques sont anglo-saxons. Cette
toutes sortes, le DSM et sa sœur la CIM continuent donc universalisation a des conséquences. Ethan Watters rap-
d’offrir à une multitude d’acteurs un langage commun qui porte qu’à Hong Kong, la première description de l’ano-
a contribué à leur succès. rexie mentale dans les médias en novembre 1994 a précédé

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l’apparition explosive de cette pathologie qui y était aupa- empêché son universalisation par ses usagers, y compris
ravant pratiquement inconnue. Ainsi, l’incapacité du les plus concernés, les patients eux-mêmes.
DSM à s’établir sur de solides bases scientifiques n’a pas

NOTES

1. Nous remercions le CNRS (UMR 5293), l’Institut des sciences de prenant en compte l’évolution de la maladie alors que les classi-
la communication du CNRS, la région Aquitaine (programme fications proposées à l’époque ne s’appuyaient que sur le symp-
C2SM) et la Maison des sciences de l’homme d'Aquitaine pour tôme principal. Cela a permis à Kraeplin de distinguer entre la
leur soutien. schizophrénie et la maniaco-dépression. Il était convaincu de
l’origine organique et héréditaire des psychoses.
2. Emil Kraeplin, psychiatre allemand mort en 1926, développa
une nouvelle classification des maladies mentales. Elle définit 3. En anglais, un monger est un vendeur, avec une connation péjo-
les différentes pathologies par un ensemble de symptômes rative, un bonimenteur.

R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES


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