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Derek Bolton, Traduction de l'anglais de Julia Tinland, révisée par Élodie Giroux,
Juliette Ferry-Danini
Dans Archives de Philosophie 2020/4 (Tome 83), pages 13 à 40
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
DOI 10.3917/aphi.834.0013
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Le modèle biopsychosocial
et le nouvel humanisme médical
Derek Bolton
King’s College, Londres
Tout au long de son article publié en 1978, Engel part du principe et af-
firme que le modèle biopsychosocial est scientifique, au même titre que le
modèle biomédical, mais que sa portée est plus large. Dans une veine simi-
laire, dans un article publié plus tard sur les applications cliniques de son
modèle, Engel fait la critique des analyses qu’il estime dogmatiques et non
scientifiques des problèmes auxquels la médecine et le soin seraient confron-
tés et de la façon dont on pourrait y remédier (1980, p. 543) :
tel point de vue est cohérent avec le fait que la santé est une question pratique,
dont les conséquences, escomptées ou non, sont elles aussi pratiques, ainsi
qu’avec l’idée que ces pratiques sont soumises à évaluation et à amélioration.
Engel a insisté sur la scientificité du modèle biopsychosocial, comparable
à la scientificité du modèle biomédical, mais avec une portée plus large, dans
des publications dans de nombreux programmes de recherche en santé. La
prochaine section est dédiée à l’un de ces programmes : la littérature épidé-
miologique sur les déterminants sociaux de la santé et les facteurs psychoso-
ciaux dans la gestion des conditions chroniques. Avoir une connaissance so-
lide de cette littérature, en plus des connaissances biomédicales pertinentes,
serait déjà un moyen d’améliorer les pratiques soignantes, à un niveau indi-
viduel comme populationnel. De plus, la qualité des soins hospitaliers serait
aussi enrichie par l’acquisition de compétences pratiques, professionnelles
et interpersonnelles, pouvant être renforcées par la recherche scientifique au
sens large. Je donnerai, dans la section 7, quelques exemples de méthodes
utilisées pour améliorer les pratiques soignantes conformément à une telle
approche : l’acquisition de compétences communicationnelles, plus particu-
lièrement lorsqu’il s’agit de s’occuper d’événements extrêmement stressants
ou bouleversants ; une meilleure compréhension de l’expérience de la per-
sonne en tant que patient grâce à des questions appropriées et une écoute
attentive ; et une méthodologie fondée sur des études de cas, appliquées à la
dégradation institutionnelle des soins compassionnels.
Il est possible d’illustrer par un autre exemple l’utilisation de méthodes
scientifiques en santé, au sens large, sur des questions qui à première vue
peuvent sembler non scientifiques. Les valeurs et priorités de la personne qu’est
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Selon cette nouvelle science, les systèmes sont compris comme essen-
tiellement dynamiques et interactionnels et c’est pourquoi le nouveau pa-
radigme implique généralement l’interdisciplinarité. L’émergence du para-
digme de la théorie des systèmes est donc en lien avec l’accent qui est mis
aujourd’hui sur la recherche interdisciplinaire, de plus en plus encouragée
par les organismes de financement de la recherche. Par exemple, la stratégie
récente du conseil pour la recherche interdisciplinaire en santé mentale du
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Si l’on se concentre sur les sciences de la santé, il y a eu, au cours des der-
nières décennies, une accumulation de preuves que la santé, l’étiologie et le
pronostic des maladies dépendent de dimensions multifactorielles psycholo-
giques, sociales et biologiques. Le modèle « biopsychosocial » était apparem-
ment prêt à les intégrer. Néanmoins, il reste à conceptualiser et à théoriser la
causalité dans chacun des domaines en question, et plus particulièrement les
interactions causales qui peuvent exister entre eux. L’ontologie et la théorie de
la causalité sont difficiles en tant que telles mais elles sont singulièrement pro-
blématiques en raison de longues traditions scientifiques et philosophiques
qui déterminent que la physique et la chimie sont fondamentales, que la bio-
logie mêle physique et chimie, que la causalité mentale est mystérieuse et la 19
Derek Bolton
Cette idée de projection indique qu’un tout autre corpus de travaux théo-
riques se construit à peu près au même moment – les théories freudiennes sur
les mécanismes de défense : il est possible de refouler nos impulsions et nos
rêveries les moins acceptables en les projetant à l’extérieur de soi et sur au-
trui (Freud, 1915). Les processus complexes de transfert et de contre-transfert
théorisés de manière psychanalytique, ainsi que la projection, l’identifica-
tion et l’identification projective (voir Sandler, 1988) brouillent également
qui est qui, qui je suis/vous êtes et qui ressent quoi.
« Ressentir la même chose » qu’autrui – par exemple se sentir en détresse
lorsqu’autrui est en détresse – soit le processus que j’appelle « identification »
– peut être considéré comme un moyen de savoir ou comme une réponse/réac-
tion face à cela, ou peut-être encore les deux. Dans les deux cas, il fusionne le
soi et l’autre d’une façon qui peut s’avérer utile tout comme inutile. Ce proces-
sus sera peut-être précieux comme moyen de savoir, mais c’est une méthode
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Les événements psychiques “émergent” les uns des autres, d’une manière que
l’on peut comprendre. Les personnes qui se sentent attaquées se mettent en
colère et sont immédiatement sur la défensive, les personnes trompées de-
viennent méfiantes […]. C’est ainsi que nous comprenons les réactions psy-
chiques face à l’expérience.
Je dis « Et » car il vaut mieux que cette question ne soit pas posée au tout
début de la conversation. Elle n’est pas une formule de politesse, comme
elle peut l’être dans la vie courante ; elle vise à recueillir des informations
concrètes et non pas à passer rapidement à autre chose. Le clinicien cherche
à obtenir une réponse claire et détaillée, ce qui requiert probablement une
certaine confiance et un sentiment de sécurité d’où l’importance de la prépa-
ration et de la gestion du temps, par exemple en laissant un silence après les
formules de politesse. Le type de réponse recherché dépend du geste clinique.
Au stade de l’examen, la question peut tout à fait rester ouverte et s’enquérir
de différents éléments du passé comme du présent. Plus tard, elle peut s’attar-
der plus spécifiquement sur la situation présente et aux prochaines étapes. La
conversation qui s’ensuit reconnaît l’interlocuteur en tant que personne, avec
l’évocation aussi bien de sentiments, d’émotions, d’attitudes, d’occupations,
de responsabilités et de valeurs, que de signes et de symptômes compris en un
sens restreint. Cette conversation peut avoir une portée qui reflète ce que la
phénoménologie entend par l’Umwelt, le monde tel qu’on en fait l’expérience
subjective ou, dans ce contexte précis, l’expérience vécue de la maladie. Son
contenu est très spécifique et très individuel – unique, en fait – bien que cer-
taines généralisations puissent être d’une grande aide dans l’appréhension de
ce qui se passe et dans la conduite du reste de l’échange, sans permettre pour
autant que ce qui est valable pour une personne le soit aussi pour une autre.
Les mémoires écrits par des personnes malades sur leur expérience de
la maladie ainsi que les études de cas individuels menées par des cliniciens
apportent les connaissances empiriques les plus proches de ce qui émerge
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tiative du soignant, ce qui peut laisser penser que ce dernier n’est ni intéressé,
ni à l’écoute, et qu’il manque de sympathie et d’empathie. Il est possible que,
de temps en temps, le soignant soit en effet peu à l’écoute. Afin d’atténuer le
risque que cela représente, il peut par exemple en faire la remarque et pré-
senter ses excuses, ou même offrir une explication complète, bien que cela
puisse à nouveau l’éloigner des préoccupations immédiates du patient. Il ne
s’agit pas nécessairement d’un problème inévitable, mais c’est en revanche
un problème inhérent à la divergence possible entre ce qui compte pour le
patient à un moment donné et ce qui compte pour le soignant. La fracture
potentielle que cela peut occasionner dans la conversation trouve cependant
sa justification dans l’hypothèse émise par le soignant que, dans l’ensemble,
ce que le patient désire et attend le plus de lui est une évaluation compétente
et les meilleurs soins possible, plutôt que sa disponibilité émotionnelle.
Cela nous ramène à la nécessité pour les professionnels de santé d’aider
grâce à leurs connaissances et à leurs compétences et de témoigner ainsi de
leur compassion. Il me semble qu’il est raisonnable de supposer que la com-
passion, en tant que désir d’aider, se retrouve chez la plupart des personnes
qui entreprennent de se former dans les métiers du soin. La sélection dans les
programmes de formation dépend généralement d’une certaine expérience
de soin en tant que personnel non formé, une occasion de déterminer s’il
s’agit bien du type de carrière souhaité. En plus de cela, se former ainsi par
le travail clinique peut, en règle générale, aider à développer et à affiner les
bonnes pratiques de soin. Dans cette perspective, la question n’est pas tant de
savoir comment rendre les professionnels de santé plus compatissants, mais
comment éviter qu’ils perdent leur propension naturelle à faire preuve de
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Engel commence par résumer ce qui lui semble être négligé dans l’ensei-
gnement en santé de l’époque et porter préjudice aux relations soignants/
patients (1978, p. 169, passages sélectionnés) :
Tant que le modèle biomédical domine, seules des solutions non scientifiques
et simplistes aux récriminations des patients seront proposées. Jusqu’à pré-
sent, les solutions qui rencontrent le plus de succès consistent à considérer
que, puisqu’il ne faut rien d’autre que de la compassion, une approche hu-
maine et un peu de bon sens pour répondre aux besoins plus personnels des
patients et de leurs proches, ces tâches peuvent être simplement déléguées à
d’autres professionnels de la santé, laissant au médecin qualifié celles du dia-
32 gnostic et du traitement de la maladie.
Le modèle biopsychosocial et le nouvel humanisme médical
Prendre soin des malades requiert une collaboration et des interactions fluides
entre les professionnels de santé dont les rôles et les fonctions sont complé-
mentaires. Cela est impossible tant que le modèle qui domine est un modèle
qui écarte sur le plan philosophique l’application de méthodes scientifiques
au soin des patients, qui oppose les sciences et l’humanisme et qui divise les
professionnels de la santé entre un groupe “supérieur” chargé de traiter la ma-
ladie et un groupe “inférieur” qui prend soin des malades.
Aucune solution […] ne peut être avancée tant qu’un modèle n’est pas déve-
loppé qui puisse être partagé par tous ceux impliqués dans la prise en charge
des malades, englobant tous les éléments relatifs à la santé et à la maladie et
allant du moléculaire au psychosocial. Sans un tel cadre conceptuel commun,
seuls peuvent s’ensuivre chaos et conflits, au détriment du patient. La clé d’un
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Les discussions théoriques sur la qualité des soins et sur les défis à relever
et les solutions à proposer sont vouées à reposer sur des généralisations abs-
traites. Par exemple : les enseignements purement biomédicaux forment des 33
Derek Bolton
Comme cela a été souligné dans la section 7.1, pour Engel, bien des ré-
criminations concernant le manque de sympathie dans les pratiques soi-
gnantes trouvent leur origine dans un manque de compétences communica-
tionnelles. Pour préciser les choses, la capacité de communiquer – c’est-à-dire
savoir écouter et comprendre tout autant que savoir s’exprimer et se faire
comprendre – est cruciale dans le domaine de la santé, comme elle peut l’être
dans l’exercice de bien d’autres professions et dans bien d’autres aspects de
la vie quotidienne. Dans le milieu de la santé, l’écoute est fondamentale
pour comprendre le problème tel qu’il est perçu par le patient – comme de la
détresse, un handicap ou de l’inquiétude – mais aussi quel signal cela repré-
sente pour le soignant en termes de diagnostic et de formulation, et pour le
traitement ou la thérapie pertinents. Une fois ce problème saisi, le clinicien
doit pouvoir communiquer le pronostic, ou expliquer les traitements ou thé-
rapies recommandées de façon à ce que les informations données puissent
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Résumé
Plusieurs aspects du modèle biopsycho-
social promeuvent une approche huma-
niste en médecine. Cependant, Engel
a explicitement rejeté un humanisme
médical qui s’opposerait à la science. Abstract
En adoptant une approche fondée sur Many aspects of Engel’s biopsychosocial
la science des systèmes pour étudier les model support humanistic approaches
êtres humains, la santé et la maladie, to medicine. Engel was explicitly nega-
Engel défend une approche scientifique tive, however, about approaches that
pour améliorer la qualité des soins cli- would contrast medical humanism with
niques, ou autrement dit, une approche medical science. Engel adopted a systems
qui se prête à un examen scientifique de science approach to the study of human
cette question. beings, health and disease, and accor-
Mots-clés : Engel, modèle biopsychosocial, dingly endorsed the use of a scientific
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