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Nouvelles définitions de la santé : un regard psychosocial

Michel Morin
Dans Spirale 2006/1 (n o 37), pages 29 à 41
Éditions Érès
ISSN 1278-4699
ISBN 2-7492-0603-0
DOI 10.3917/spi.037.41
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Ernest et Célestine, Ernest est malade,


Gabrielle Vincent, Les petits Duculot
Nouvelles définitions
de la santé :
un regard psychosocial
Michel Morin

Comment ça va, la santé ?


Porte-toi bien !
Bonne année et surtout bonne santé !
Voilà des formules banales, très anciennes et très conventionnelles qui
se sont fortement alourdies ces derniers temps d’associations d’idées et de
significations qui ne vont pas toutes à l’optimisme et à la jubilation festive.
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« La santé est un droit fondamental de l’être humain et un facteur indis-
pensable au développement social » (OMS, Déclaration de Jakarta, 1997).
Mais les risques pour la santé sont partout et peuvent surgir soudain du
ciel ou de la mer comme les monstres vengeurs du temps des légendes et
des mythes. Le bien-être dans la bonne santé est un droit mais la santé est
devenue une affaire sérieuse et très compliquée, même pour les enfants
qui jouent au docteur. C’est maintenant l’affaire des experts qui se multi-
plient et des professionnels « de santé » qui sont de plus en plus nombreux
et qui pourtant ne le sont pas assez par rapport aux « besoins » de santé
qui explosent ou qui s’expriment ou qui se fabriquent. La santé c’est l’af-
faire de tout le monde et cela se parle abondamment sur la place publique
et dans les media mais c’est aussi une interrogation ou une recherche très
intime qui peut cristalliser ou rassembler le fondement d’une identité per-
sonnelle. Qu’est-ce après tout que la santé ?

Michel Morin, professeur en psychologie sociale de la santé, Équipe psychologie sociale de la santé,
LPS, Université de Provence et UMR-INSERM 379.
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Spirale n° 37

La santé comme phénomène collectif


relevant de l’opinion publique
Un premier élément de réponse nous est proposé dans les études d’opi-
nion qui sont en principe en prise directe sur le sens commun et les idées
les plus largement partagées. La santé est maintenant affaire d’opinion et
enjeu politique. Les sondages et les enquêtes définissent désormais ce que
les experts caractérisent comme des manifestations de changements dans
l’appréhension et l’évaluation des objets qui comptent au quotidien. Des
outils qu’on appelle des « baromètres » mesurent des variations de juge-
ments que l’on considère comme des indicateurs du lien que les groupes
sociaux ont avec ces objets. La santé occupant maintenant une place
solide dans l’échelle des valeurs repérables dans nos sociétés, on consulte
depuis plusieurs années les populations sur leurs perceptions et leurs
prises de position concernant le champ sanitaire. On ne prend plus néces-
sairement le pouls des malades mais on ausculte les populations. On
constate ainsi en 2005 sur un échantillon représentatif de quatre mille per-
sonnes que 50 % des personnes interrogées estiment que l’état de santé
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des Français s’est amélioré au cours des dernières années alors qu’elles
étaient 62 % en 2000 à le penser. 28 % pensent qu’il s’est détérioré. Les
plus pessimistes sont les femmes, les employés et les ouvriers avec un
écart très important (de 10 à 20 points) par rapport aux professions libé-
rales et cadres supérieurs (Boisselot, 2006, Enquête de la DREES en 2005).
Le rapport de la DREES souligne qu’on a eu un pic marqué des déclara-
tions pessimistes sur l’amélioration de la santé des Français en 2004 (mon-
tée à 31 %). Pourquoi ? Les enquêteurs associent cette montée du
pessimisme à un après-coup de l’été de la canicule survenu avant l’en-
quête.
Autre indication de repérage, en reflet à des questionnements contem-
porains qui reprennent de très anciennes interrogations, les sondeurs
posent la question : « Comment rester en bonne santé ? » Un fort consen-
sus se fixe désormais sur le rôle-clé qu’on attribue aux comportements
quotidiens et aux expériences de stress :
– ne pas fumer : 73 % ;
– ne pas boire : 61 % ;

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Nouvelles définitions de la santé


On ne prend plus
nécessairement le
pouls des malades
mais on ausculte les
– surveiller son alimentation : 56 % ; populations.
– faire du sport : 44 % ;
– ne pas avoir de problèmes professionnels :
44 % ;
– ne pas avoir de problèmes familiaux : 44 % ;
– se faire suivre régulièrement par son médecin : seulement 28 %.
Cette enquête toute récente nous donne un premier cadrage de la
manière dont on est amené à réfléchir sur ce qu’est la santé aujourd’hui.
D’abord au niveau d’une perception globale et floue traduite en position-
nements de satisfaction relative. Ensuite, et de plus en plus, dans les
termes d’une logique préventive qui décline les commandements d’un
nouveau catéchisme d’hygiène de vie auxquelles la population générale
et le nouveau sens commun adhèrent largement dans des déclarations
publiques dont on calcule la moyenne mais avec des différenciations
significatives associées à des facteurs de situations sociales et démogra-
phiques. Les plus adhérents à l’idée « ne pas fumer est très important pour
rester en bonne santé » sont les plus de 65 ans, les femmes et les agricul-
teurs. Les moins convaincus sont les chômeurs et les ouvriers.
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La santé comme objet construit
d’une pensée sociale et
l’émergence de l’idée de promotion de la santé
Les données chiffrées des sondages et des baromètres ne font que dési-
gner une dynamique sociale dont on ne capte que les turbulences de sur-
face. Une voie d’étude et d’approfondissement de cette dynamique a été
proposée par ce qu’on appelle les approches « représentations sociales ».
Ces approches postulent que les sociétés et les groupes « pensent » et
construisent des théories pratiques, naïves ou subjectives autour des
objets-clés de leurs champs d’intérêt et de préoccupation. Ces théories
fournissent un cadre de référence profane le plus souvent implicite. Leurs
logiques sont toujours décalées des théories et du savoir des experts et des
professionnels mais influencées par elles ou rebricolées dans la commu-
nication sociale ordinaire. Elles peuvent néanmoins intervenir puissam-
ment dans le guidage des conduites effectives. Le concept ou l’état de
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Spirale n° 37

santé des individus et des groupes sociaux fait ainsi l’objet d’un travail
individuel et collectif profane qui en fait une construction et une repré-
sentation active, c’est-à-dire en prise sur le monde de l’action et pas seu-
lement des rêveries et du fantasme, comme on l’a vu en constatant
l’emprise de théories de la contagion apparemment très archaïques mais
déterminantes dans la gestion ordinaire des risques du sida. Les représen-
tations sociales sont porteuses de supposés savoirs et de guides pratiques
pour l’action.
Il y a plus de quarante ans, la psychologue sociale Claudine Herzlich a
enquêté pour saisir les principales logiques qui débouchent sur des défi-
nitions pratiques de la santé (Herzlich, 1996). Ces logiques sont ancrées
sur des croyances et des convictions et trois positionnements principaux
se détachent du discours des interviewés entendus dans des situations
d’entretien :
– la santé comme vide dont il n’y a rien à dire. Elle ne se pense et ne se
parle qu’en référence à l’absence de maladie. C’est un état neutre dont on
ne parle, sans implication affective, que parce qu’on est interrogé. « La
santé ce n’est strictement rien de positif, c’est simplement de ne pas être
malade » (cit., p. 81) ;
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– la santé comme capital ou fond disponible qu’on peut gérer. C’est ce
qu’on a ou ce dont on hérite. C’est une réserve ou un réservoir. On a une
excellente santé ou une petite santé. C’est comme ça. On est robuste ou
résistant, ou pas. On le voit notamment par comparaison aux autres : « En
ce qui me concerne j’ai une excellente santé, je suis né avec une excel-
lente santé. » « Quand je vois les gens autour de moi toujours fatigués, je
me dis que j’ai quand même une bonne santé » ;
– la santé comme équilibre ou expérience d’autonomie. C’est le bien-être
psychologique, la bonne humeur, le bien-être physique, l’infatigabilité.
C’est ce qu’on ressent et ce que l’on peut garder ou améliorer. C’est « la
vraie bonne santé ». C’est une valeur et une norme : « Quand je suis en
bonne santé je me sens bien, c’est cet équilibre où je pense que tout va
bien, que les choses difficiles me paraissent absolument insignifiantes. »
Dans la même veine, en 1990, la sociologue anglaise Mildred Blaxter,
professeur de sociologie médicale, publie les résultats d’une enquête réa-
lisée en Grande-Bretagne en 1987 auprès de neuf mille personnes inter-

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Nouvelles définitions de la santé « La santé ce n’est


strictement rien de
positif, c’est
simplement de ne pas
rogées sur « La santé et les styles de vie » être malade. »
(Blaxter, 1990). Deux questions sur les représen- Claudine Herzlich
tations de la santé sont posées :
1. Pensez à quelqu’un que vous connaissez qui
est en très bonne santé. À quelles personnes pensez-vous ? Quel est leur
âge ? Qu’est-ce qui vous fait dire qu’elles sont en bonne santé ?
2. À certains moments les gens sont en meilleure santé qu’à d’autres ? À
quoi cela ressemble-t-il quand vous êtes en bonne santé ?
L’analyse de cette enquête permet d’identifier des réactions caractéris-
tiques :
– réponse négative ou impossibilité d’imaginer la bonne santé ;
– la santé comme absence de malaise (not-ill), sensibilité à l’absence de
symptômes et de gêne : (« Elle est en bonne santé parce qu’elle n’a jamais
l’air de souffrir de la poitrine. Elle a un rhume de temps en temps mais elle
n’a jamais été sérieusement malade. ») ;
– absence de maladie (médicale) ou la santé en dépit de la maladie : « Je
suis en très bonne santé malgré mon diabète. »
– réservoir ou réserve : « Quand il est malade il récupère très vite » ;
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– comportement, vie saine : « Je dis qu’elle est en bonne santé parce
qu’elle fait du jogging et qu’elle ne mange pas de nourriture frite. Elle
marche beaucoup et elle ne boit pas d’alcool » ;
– bonne forme physique : l’autre en bonne santé est un athlète ou un
sportif ;
– énergie, vitalité : « La santé c’est quand je sens que je peux faire n’im-
porte quoi. Je saute du lit le matin, je lave ma voiture dans le froid sans y
penser. J’ai envie de faire des choses. » ;
– maîtrise fonctionnelle : « Elle a 81 ans et elle fait son travail plus vite que
moi et elle fait son jardin ;
– sentiment de bien-être et d’harmonie : « Est-ce que c’est pas merveilleux
d’être vivant, de voir toutes ces adorables feuilles sur les arbres, c’est mer-
veilleux d’être vivant et de pouvoir se tenir debout et de regarder. »

Les études « représentations sociales » dans leur ensemble attirent l’at-


tention sur l’inscription sociale de l’appréhension de la santé dans une
interrogation polémique sur le lien de la santé et de la maladie. Les pre-
mières études de Claudine Herzlich relèvent une forte défiance à l’égard
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Spirale n° 37

d’une société urbaine jugée agressive, destructrice de la nature et induc-


trice de modes de vie malsains. La maladie est d’abord pensée comme
incorporation d’éléments nocifs et signalée par l’arrêt d’activité qu’elle
entraîne. La santé émerge dans les classes moyennes comme valeur auto-
nome où s’exprime la possibilité pour l’individu d’affirmer son identité.
Cette valeur idéalisée est cohérente avec la célèbre formule de l’OMS à la
fin de la Seconde Guerre mondiale : « La santé n’est pas simplement l’ab-
sence de maladie ; c’est un état de complet bien-être, physique, mental,
et social » (OMS, 1947).
Cette définition a été prolongée solennellement dans une charte de pro-
motion de la santé énoncée par l’OMS à Ottawa en 1984 et renforcée
comme droit fondamental à Bangkok en 2005 : « La promotion de la santé
a pour but de donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre
santé et davantage de moyens pour l’améliorer. Pour parvenir à un état de
complet bien-être, physique, mental, spirituel et social l’individu ou le
groupe, doit pouvoir identifier et réaliser ses aspirations, satisfaire ses
besoins et évoluer avec son milieu ou s’y adapter. La santé est donc per-
çue comme une ressource de la vie quotidienne et non le but de la vie ;
c’est un concept positif qui met l’accent sur les ressources sociales et per-
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sonnelles aussi bien que sur les capacités physiques. La promotion de la
santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé : elle ne se
borne pas seulement à préconiser l’adoption de modes de vie qui favori-
sent la bonne santé ; son ambition est le bien-être complet de l’individu »
(OMS, 1984).

La santé comme conduite


dans le contexte du principe de précaution
Avant de se projeter dans l’accès au complet bien-être, le rapport à la
santé aujourd’hui est d’abord marqué par la confrontation à la menace
des risques sanitaires et l’impératif de gestion de ces risques. La psycho-
logie de la santé depuis une trentaine d’années est engagée dans l’éluci-
dation pratique et théorique de la formation et de l’évaluation des
conduites et des comportements de santé. Elle prend au sérieux une thèse
bien admise par le sens commun et par les professionnels : ce que l’on fait

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« La santé n’est pas


Nouvelles définitions de la santé
simplement l’absence
de maladie ; c’est un
état de complet bien-
être, physique,
a une grande influence sur la santé que l’on a, mental, et social. »
sur les maladies que l’on acquiert, sur l’espé-
OMS (1947)
rance de vie à laquelle on peut prétendre. Les
comportements sont indissociables de tout ques-
tionnement de l’objet santé.
Quels comportements ? Les premiers psychologues de la discipline ont
classé empiriquement les comportements de santé (health behaviors) en
deux catégories : les habitudes nuisibles à la santé, formant ce qu’on
appelle aujourd’hui des « conduites à risque » ou des pathogénies com-
portementales (fumer, avoir un régime à haute teneur en graisse, boire de
l’alcool, etc.), et les comportements de « protection de la santé », com-
portements « immunogènes » ou comportements sains, correspondant aux
canons de l’hygiène moderne (faire de l’exercice, avoir une alimentation
« saine », avoir des heures de sommeil suffisantes, faire des examens de
dépistage médicaux réguliers, utiliser des moyens de protection adaptés
contre les risques de transmission d’un agent infectieux). De même, dans
le domaine des comportements de maladie, on a des comportements
d’observance (respecter les doses prescrites, les horaires, les rendez-vous
médicaux, les régimes) ou de non-observance (sauter des prises, diminuer
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ou augmenter des doses sans consulter un médecin, arrêter un traitement,
s’autoriser, sans accord de l’autorité médicale, des vacances thérapeu-
tiques).
L’importance des enjeux théoriques et pratiques associés à la connais-
sance et au contrôle de ces comportements a été et est encore une base
essentielle de mobilisation des ressources des différentes branches et
orientations de la psychologie au service de finalités de santé publique ou
d’optimisation des soins. Cette mobilisation se traduit aujourd’hui dans un
répertoire considérable de « modèles » qui ont emprunté aux courants
théoriques dominants en psychologie (théories cognitives, théories du ren-
forcement) et, ces dernières années, tout particulièrement à l’orientation
sociocognitive, orientation qui s’intéresse de manière privilégiée au trai-
tement de l’information que mène l’individu dans la confrontation aux
problèmes qu’il doit traiter. « Tacticien motivé » (Fiske, Taylor, 1991) l’in-
dividu sociocognitif est supposé traiter stratégiquement avec plus ou
moins de pertinence l’information en relation à sa santé pour y appuyer
ensuite ses décisions et ses actes. La santé est donc d’abord un univers
cognitif comme un autre, appréhendé selon des logiques productrices de
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Spirale n° 37

biais et d’erreurs que se proposent de corriger les sciences cognitives


après en avoir démonté les mécanismes dans leurs laboratoires. Cette
source d’inspiration cognitive, aux capacités d’abstraction redoutables, a
guidé de nombreuses recherches centrées sur le problème de l’appropria-
tion et de l’emploi des connaissances. Dans le domaine de l’application
elle s’est confrontée aux propositions dérivées des théories de l’influence
sociale et de l’étude des attitudes qui ont l’avantage d’être plus facilement
en prise avec le quotidien et de se traduire explicitement en divers sché-
mas d’articulation entre attitudes et comportements. Derrière l’hétérogé-
néité et l’éclectisme des approches se traite une question délicate : quel
est le rôle de l’individu dans la production de son état de santé ? Pourquoi
et comment se conduit-il comme il se conduit dans les situations où sa
santé est menacée ?
Les réponses de recherche mettent en évidence quelques processus fon-
damentaux qu’on décrit en général en termes de facteurs déterminants ou
de variables :
– les croyances et attitudes sont considérées comme des facilitateurs ou
des obstacles majeurs à l’adoption et au maintien de comportements
sains. Dans ce qu’on appelle les « croyances de santé » on s’est ainsi inté-
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ressé tout particulièrement à la perception des risques et à l’évaluation des
comportements de précaution préconisés pour protéger la santé et éviter
des maladies graves ;
– la perception du danger semble liée à deux « croyances », quantitative-
ment variables : la vulnérabilité perçue (se sentir ou non concerné par la
possibilité d’un cancer du colon ou de la prostate) ; la gravité perçue de
la maladie (s’agit-il d’une maladie mortelle ou incurable ?) ;
– l’évaluation du comportement dépend de la perception qu’a l’individu
des coûts, des obstacles et des bénéfices qu’il anticipe (accès au système
de soin, peur d’entrer dans un engrenage médical incertain, peur des souf-
frances/possibilité d’être pris en charge et guéri ou rassuré, pression de
l’entourage ou des médias) ;
– les motivations sont également des composantes ou des moments-clés
dans le passage à l’action et la formation de l’intention. La motivation à
se protéger et par suite le passage à une conduite adaptée, serait d’autant
plus élevée que l’évaluation du danger pourrait s’appuyer sur un bilan
positif en faveur des bénéfices attendus ; que la conduite préconisée serait
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Nouvelles définitions de la santé


Quel est le rôle de
l’individu dans la
production
de son état de
jugée efficace pour écarter la menace ; que l’in- santé ?
dividu a confiance dans ses chances de réussir à
réaliser la conduite, ce dernier facteur corres-
pondant à la notion dite d’auto-efficacité 1,
construite par Bandura dans le cadre des théo-
ries de l’apprentissage social (Bandura, 1995) ;
– les « normes subjectives », définies comme « la perception d’une pres-
sion sociale incitant à réaliser ou à ne pas réaliser un comportement de
santé » sont des facteurs reconnus dans la formation, le maintien et le
changement des conduites. Chez les jeunes ainsi on a souvent mis en évi-
dence et utilisé le rôle des pairs pour l’adoption des comportements sains
(donner du sang ; porter le casque sur un deux-roues) et fondées sur des
croyances normatives et une motivation à se conformer à ses normes ;
– il y a enfin la perception que l’individu a de pouvoir maîtriser person-
nellement ce comportement, ce qui repose sur un certain nombre de
croyances concernant le degré de facilité ou de difficulté des actions à
accomplir. Il s’agit donc là encore du critère d’auto-efficacité ou d’effica-
cité du self et de la mise en avant de l’importance du sentiment de maî-
trise ou de contrôle.
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La santé comme promotion
de changements positifs
La psychologie de la santé revendique explicitement de plus en plus
souvent une contribution à la production de la santé et pas seulement à la
prévention de la maladie. D’un modèle médical ou bio-médical de la
santé on passe à une analyse en termes de « modèles de santé » qu’on
synthéthise dans la notion de modèle « bio-psychosocial ». Cette orienta-
tion se traduit dans un intérêt accentué pour les problématiques du chan-
gement et de leur évaluation. Une stratégie préventive stricte est focalisée
sur des objectifs de réduction des risques et de facilitation d’ajustements

1. Auto-efficacité : croyance des individus en leur capacité à mobiliser les ressources nécessaires
pour maîtriser la situation (attente d’efficacité) et réussir dans certaines tâches (attente de réussite)
(Bruchon-Schweitzer, 2002, p. 70).

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Spirale n° 37

à une situation dangereuse ou agressante. Une stratégie de promotion de


santé est avant tout concernée par une amélioration, un changement dont
l’agent, individu, groupe ou communauté, s’approprie les buts et les
moyens, selon des principes d’autorégulation ou d’apprentissage. Cette
préoccupation se traduit par exemple dans l’approche sociocognitive de
Bandura (2005) qui enseigne une gestion individualisée des habitudes de
santé appuyée sur l’apprentissage de compétences et de possibilités de
recours à des dispositifs de soutien et de renforcement, ces dispositifs pou-
vant être très divers (de la possibilité de recours à une aide téléphonique
aux réseaux internet) pourvu qu’ils renforcent la capacité de l’individu de
maintenir son projet de changement.
Une même volonté de lier la recherche sociocognitive à l’intervention,
ou de lier recherche et action, se manifeste depuis quelques années dans
de nombreux domaines de prévention : sexualité, tabagisme, exposition
au gaz radon, réduction d’une alimentation trop riche en matières grasses,
dépistage du cancer colorectal, risques liés à la conduite automobile et
l’emploi des deux-roues etc. Un des aspects les plus récemment dévelop-
pés concerne ce que l’anglais désigne comme implementation, c’est-à-
dire la réalisation concrète de l’intention de changer. Les intentions de
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réalisation effective sont « les plans qui engagent une personne à réaliser
une intention comportementale dans un moment et un lieu précis ». Des
résultats significativement différents ont par exemple été obtenus à partir
de cette simple idée en engageant des femmes à décider à l’avance du
moment et du lieu où elles avaient l’intention de faire un autocontrôle
mammaire. Comparant un groupe contrôle de 89 femmes non exposées à
un message d’implémentation, et un groupe expérimental de 66 femmes,
on a constaté que 64 % du groupe « intention d’implémentation » réali-
saient l’intention alors que 14 % seulement le faisaient dans l’autre
groupe, malgré leur bonne volonté initiale et leurs bonnes intentions.
Ces interventions engageantes sont avant tout focalisées sur une res-
ponsabilisation individualisée des personnes concernées par un projet de
santé. D’autres actions, plus ouvertes à la prise en compte du contexte
social et relationnel de la vie des personnes concernées, mettent au pre-
mier plan l’interaction relationnelle et l’influence sociale. Le soutien
social par exemple fait l’objet depuis longtemps maintenant de l’attention
des chercheurs et des praticiens. On admet après les spectaculaires
démonstrations de l’épidémiologie sociale que l’isolement peut aggraver
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On admet que l’isolement


Nouvelles définitions de la santé
peut aggraver la mortalité
et la morbidité et qu’en
revanche le soutien
relationnel est un facteur
la mortalité et la morbidité et qu’en revanche le de protection
soutien relationnel est un facteur de protection
pour la santé, son impact restant cependant dif-
pour la santé.
ficile à objectiver. Des interventions dans cette
direction ont cependant été menées dans les
pays anglo-saxons. Une intervention quasi-expérimentale en Grande-
Bretagne (Oakley et coll., 1990) illustre bien les principes de ce type d’ac-
tion. 509 femmes ayant des histoires d’hypotrophie sont engagées dans la
recherche. La moitié reçoit en plus des prises en charge habituelles un
soutien supplémentaire, fourni par quatre mères de familles chercheurs
qui leur offrent 24 heures de contact téléphonique et un programme de
visites à la maison. Les bébés du groupe intervention ont une moyenne de
38 g de plus avec moins d’hypotrophies en général ; on a moins de visites
à l’hôpital pendant la grossesse, moins de péridurales, moins de soins à
donner aux bébés qui, comme leur mère, sont en bien meilleure santé que
dans le groupe contrôle qui n’a pas bénéficié du soutien supplémentaire.

Conclusion
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L’espace profane de la santé est structuré aujourd’hui par le double
appel du risque à contrôler et du plus de santé à conquérir. C’est un
espace d’interaction et de communication. En position de récepteur de
messages et d’être à éduquer, l’individu s’y trouve sollicité par des
logiques qui s’entremêlent confusément et souvent contradictoirement au
quotidien : une logique de la technique, de l’hygiène, de la rationalité qui
prescrit les bons comportements de santé (« ne cherche pas à savoir si tu
n’as pas envie de savoir, mais utilise un préservatif pour éviter un danger
reconnu par la science ! ») ; une logique de l’éthique et de la morale qui
se fonde sur des valeurs et une certaine conception de la relation à l’autre
(« mets un préservatif pour éviter à l’autre de courir un risque de grossesse
non désirée ! sois altruiste ! »). Une logique de la promotion de soi par la
bonne santé qui tente de prendre en charge et de mobiliser positivement
ce dur souci de soi dont parlait Michel Foucault. En position d’acteur l’in-
dividu est engagé par les psychologues de santé à se montrer « pro-actif »,
responsable plutôt que soumis, en mouvement plutôt qu’en retrait défen-
sif, volontaire plutôt que velléitaire, calculateur rationnel plutôt qu’idéa-

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liste, en relation empathique avec l’autre plutôt qu’en isolat craintif. Mais
ce mouvement ne se transformera en action que si l’individu est poussé
par des motivations et des objectifs de santé qui pour lui valent la peine
qu’il se donne. Il ne pourra s’inscrire dans la durée que si les trajectoires
de vie et les projets de changement ou d’innovation qui se forment sont
bâtis dans l’échange social et l’activation des ressources relationnelles. La
promotion de la santé doit se confronter aux peurs collectives mises en
spectacle par les médias modernes engagés dans la bataille du risque sani-
taire. Elle ne peut que s’inscrire pour s’en distancier dans l’entraînement
des illusions ou des utopies de la santé parfaite (Sfez, 1997 ; Halpern,
2005), tout en résistant aux sirènes de la santé totalitaire (Gori, Del Volgo,
2005). Les sciences sociales de la santé peuvent jouer dans les transitions
de crise de l’époque un rôle de mobilisation critique ou de pacificateur
antalgique. Elles sont clairement appelées en tout état de cause à en éclai-
rer davantage les enjeux et les bilans, dans l’alternance des recherches et
des actions intervenantes.

Biblio
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La promotion de la
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santé doit se confronter
aux peurs collectives
mises en spectacle par
les médias modernes
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