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La transmission intergénérationnelle du mauvais

Marie-Hélène Séguin
Dans Psychothérapies 2007/3 (Vol. 27), pages 149 à 160
Éditions Médecine & Hygiène
ISSN 0251-737X
DOI 10.3917/psys.073.0149
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Psychothérapies, Vol. 27, 2007, N° 3, pp. 149-160

LA TRANSMISSION INTERGÉNÉRATIONNELLE
DU MAUVAIS 1
Marie-Hélène SÉGUIN, Ph.D. 2

Résumé Un côté blanc, un côté noir


Personne n’est tout moche ou tout beau
Cet article propose de s’arrêter sur le fonctionnement psychique
moitié ange et moitié salaud
des familles où les mécanismes de clivage et d’identification projec-
tive dominent. Nous nous attarderons sur la façon dont le trauma ou et c’est ce que nous allons voir
le « mauvais » qui appartient à une génération peut être transmis aux Renaud
descendants, sans égard pour leur espace psychique propre. Cette
transmission apparaît alors comme une attaque envers la capacité à
penser des descendants, qui se voient porteurs de contenus qui ne
leur appartiennent pas en propre et qui demeurent ainsi hors du sens
et du symbolique.
Dans une rencontre du psychanalytique et du systé-
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mique, je propose ici de réfléchir à certains aspects du
Summary fonctionnement psychique de ces familles où les méca-
This paper is on psychic functioning in families where splitting nismes de clivage et d’identification projective patholo-
and projective identification are predominant. Stress is laid on how gique sont omniprésents.
trauma is passed on to descendants with no concern to their own Fonctionnement psychique typique de ce qu’on a
psychic space. It manifests itself as an attack on thinking, for descen-
dants carry with them contents that do not belong to them and nommé les personnalités limites, donc, qui peut aussi
remain out of symbolic and meaningful range. décrire le fonctionnement de la famille comme système.
Je m’attarderai sur la façon dont le trauma ou le « mau-
vais » habitant le(s) parent(s) peut être « transmis » dans
Mots-clés la génération suivante, sans égard pour son espace psy-
Transmission intergénérationnelle – Psychanalyse – Approche chique propre, ceci constituant une attaque violente
systémique – Développement de la pensée – Identification projective. contre la capacité à penser des descendants, qui pour-
ront alors être habités par un « mauvais » ne s’inscrivant
pas dans leur propre histoire et demeurant donc hors du
Key-words sens et du symbolique.
Intergenerational – Transmission – Psychoanalysis – Systemic
approach – Development of thought – Projective identification.
DÉFINIR LA PATHOLOGIE ÉTAT-LIMITE: JALONS
Au détour des années 1970, certains auteurs appor-
tent une nouvelle entité à la nosographie psychiatrique :
la pathologie état-limite, développant ainsi le concept
de trouble de la personnalité, que l’on situe à mi-che-
min entre les deux entités existantes, la névrose et la
psychose.
1 Je tiens à exprimer ma reconnaissance à mes collègues qui ont Les uns décrivent des patients gravement pertur-
lu, commenté et enrichi ce texte, notamment MM. Marc-André
Bouchard et Réal Laperrière. bés, pris dans une agitation sans but qui en dit long sur
2
Ph.D., psychologue clinicienne au Centre Hospitalier de l’Uni- l’envahissement et le chaos pulsionnel sur la scène
versité de Montréal (CHUM), Canada. interne (Kernberg, 1971, 1985). Les autres, dans la même
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veine, mettent l’accent sur le vide, la dépression aban- (Klein, 1966), où il est possible d’être en lien et où la
donnique (Bergeret, 1974), qui semble sans contenu, haine peut être assumée et ouvrir sur des représenta-
voire sans affect (Donnet et Green, 1973 ; Green, 1974) tions psychiques, sur le symbolisme, sur la pensée créa-
ou encore, l’impression de « ne pas cesser de tomber » trice (Klein, 1929 ; Bion, 1959 ; Segal, 1981).
(Winnicott, 1974). Mais il peut advenir que la mère n’arrive pas à
Que l’on insiste sur le vide ou le trop-plein, facettes contenir la destructivité que le bébé dépose en elle,
jumelles d’un même drame, tous semblent plutôt s’en- qu’elle ne puisse tolérer de prendre à l’intérieur d’elle
tendre sur le fait que nous sommes devant une organi- le chaos que le bébé sent en lui-même. La mère ren-
sation de la personnalité s’étayant sur des mécanismes verra alors au bébé sa haine et son chaos interne, sans
qui morcellent le psychisme. Des contenus, des repré- les avoir transformés. Le sentiment de destructivité, de
sentations, des désirs, sont activement maintenus sépa- chaos, de dévastation se cristallisera chez le nourris-
rés. Les liens qui pourraient surgir, se créer entre eux son, pour qui le monde extérieur sera de plus en plus
sont empêchés, annihilés, attaqués. Ce mécanisme de le lieu d’une menace à son intégrité. L’autre sera vu
clivage, de même que ceux qui s’articulent à lui comme comme un persécuteur qu’il faut éviter, contrer, attaquer
le déni, l’idéalisation primitive, la dévaluation et l’iden- et éliminer. Cet état de choses caractérise la position
tification projective, permettent donc à des représenta- schizo-paranoïde (Klein, 1946), où l’ampleur de la des-
tions contradictoires de coexister à l’intérieur du psy- tructivité appelle le maintien du processus de clivage.
chisme. Le nourrisson semble ici être en lien avec un objet
Kernberg (1971, 1985) reprend plusieurs notions qui se refuse à le prendre à l’intérieur, et qui en est sans
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kleiniennes afin de conceptualiser le trouble limite de doute incapable. On assiste alors à un maternage non
la personnalité. Le clivage est d’abord un mécanisme suffisamment bon (Winnicott, 1960), où le bébé ressent
normal, compte tenu de l’immaturité psychique du nour- l’objet comme absent, non disponible (Adler et Buie,
risson, qui ne peut percevoir l’objet dans sa totalité 1979). Mais cette absence, au plan fantasmatique, est
(Klein, 1946). Chez l’état-limite, le clivage sera active- vécue comme une attaque violente, une agression qui
ment maintenu, à des fins défensives. Le nourrisson est ne laisse pas intact le sentiment d’intégrité. En effet, rap-
à la fois aux prises avec un monde interne envahi par pelons-nous qu’il n’y a pas de négatif dans l’inconscient,
des pulsions destructrices non contenues (Klein, 1946), le positif de l’attaque se superposant au négatif de
et en lien avec un objet qui existe à l’extérieur (objet l’absence (Isaacs, 1966).
réel) comme à l’intérieur de lui (objet fantasmatique). L’intensité de la haine appelle le maintien du méca-
Le nourrisson ne peut que mettre dans l’autre sa des- nisme de clivage et cette haine demeure alors non repré-
tructivité qui le menace de l’intérieur, ce qui l’amènera, sentable, non mentalisable, et envahissante, fragilisante
dans un premier temps, à voir cet autre comme un sur la scène interne. Elle devra être mise au dehors,
monstre persécuteur (Klein, 1946). encore et encore, dans un crescendo de l’identification
L’autre, la mère, a donc la tâche de prendre à l’inté- projective pathologique (Bion, 1959, 1961) et une répé-
rieur, de contenir et de mentaliser cette destructivité pri- tition qui demeure souvent stérile. Son appropriation par
maire. C’est elle qui saura, grâce à sa capacité de rêve- le sujet demeure très difficile en raison de l’angoisse
rie (Bion, 1961), représenter l’irreprésentable, faire des qu’elle déclenche, soit le sentiment d’avoir attaqué,
liens, puis renvoyer au nourrisson des contenus inté- détruit, tué et perdu définitivement l’objet.
grables pour sa psyché. Dans ce mouvement de projec-
tions et d’introjections entre mère et nourrisson, la pre-
mière aura également à fournir au second un contenant
primitif, lequel pourra recevoir les pensées et permettre IDENTIFICATION PROJECTIVE EXCESSIVE
l’instauration de l’activité de penser (Bion, 1961). Le ET ANGOISSES PRIMITIVES
développement du symbolisme sera alors enclenché.
L’objet semble donc déterminant dans le devenir Le premier mouvement vers l’autre est projectif.
développemental du nourrisson au plan psychique. Si Nous sommes ici à la lisière de l’intrapsychique et de
la mère arrive à contenir, à transformer la haine pri- l’intersubjectif. Le nourrisson vit des angoisses psycho-
maire, le bébé réintrojecte un monde plus harmonieux tiques par nature (Klein, 1946), qu’il ne peut élaborer
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seul. Il doit investir le psychisme de l’autre, les y dépo- fonction qui lui permettrait d’élaborer ce qu’il éprouve
ser afin à la fois de les mettre hors du soi, et qu’elles ne pourra pas se développer. Son monde interne sera
puissent y être métabolisées, modifiées, afin qu’il puisse peuplé d’objets bizarres (Bion, 1955), qui lui appartien-
les réintrojecter dans un second temps. La mère, par nent sans être reconnus comme personnels, sans qu’ils
exemple, doit prendre en elle la peur de mourir de son puissent acquérir de sens. La fonction alpha ne se déve-
nourrisson, sans que cela ne l’ébranle trop. loppe pas, laissant les sensations sans possibilité de
Dans le type de problématique que nous désirons représentation. Les contenus psychiques, ceux qui ont
étudier, il nous semble que cette fonction maternelle dû être violemment réintrojectés après l’échec de l’iden-
spécifique a fait défaut, c.-à-d. que la mère ne tolérait tification projective, demeurent donc des éléments bêta
pas de ressentir de telles angoisses primitives et que vécus comme des choses en soi (Grinberg et al., 1972),
soit elle refusait de les prendre en elle, soit elle deve- qui ne sont ni refoulables, ni remémorisables, ni pen-
nait la proie de l’angoisse même que le bébé tentait de sables. Non intégrables à la personnalité, non acces-
déposer en elle (Bion, 1959). sibles à la conscience, ils seront sans cesse mis dans
Dans les deux cas de figure, l’angoisse du bébé lui l’autre par identification projective, et repris en soi dans
revient sans avoir été élaborée ou modifiée, sans que le parcours inverse.
l’autre ait pu lui donner un sens (Bion, 1961). Bion décrit On ne s’en sort donc pas. La tentative de mettre
alors la situation comme suit : « Il (l’enfant) réintrojecte hors du soi échoue. Mère et bébé sont pris dans un cir-
donc, non pas une crainte de mourir rendue tolérable, cuit fermé dont la destructivité ne peut s’échapper. On
mais une peur sans nom » (1961). Bion situe là un assiste en quelque sorte à une partie de tennis, à un
désastre primitif (1959) qui nous amène à faire un paral- aller-retour qui n’ouvre pas sur le tiers, sur le monde
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lèle avec les agonies primitives que décrit Winnicott extérieur. Dans ce lien privilégié mère-nourrisson,
(1974). Un drame est advenu, mais si tôt, au sein d’un chacun devient le réceptacle privilégié des angoisses
psychisme si archaïque, qu’il n’a pas pu être élaboré les plus massives, impensables de l’autre. La pensée
ou représenté. Bion parle d’une terreur sans nom, tandis de chacun est constamment attaquée. Chacun se sent
que Winnicott nous dit que le mot angoisse ne serait habité et entouré d’objets bizarres (Bion, 1955), qui
pas assez fort pour refléter ces agonies qui sont pour sont constitués par les parties du soi clivées, puis expul-
lui impensables. sées dans l’autre et qui mènent dès lors leur vie propre.
Le bébé, mis devant le refus de la mère de prendre
en elle ce qu’il tentait d’y déposer, devra user de l’iden-
tification projective « avec une force et une fréquence
croissantes » (Bion, 1961). D’un mécanisme normal,
HYPOTHÈSE DE TRAVAIL: MÉTAPSYCHOLOGIE DE LA TRANSMISSION
l’identification projective devient excessive et patho- INTERGÉNÉRATIONNELLE DU MAUVAIS
logique. L’enfant est aux prises avec des affects si into-
lérables qu’il doit les expulser compulsivement dans Nous nous intéressons ici à la nature des premiers
l’objet. L’introjection connaît parallèlement le même échanges mère-enfant, lorsque la tentative d’identifi-
destin ; la destructivité revient sans cesse repénétrer le cation projective « normale » de l’enfant a échoué. Ce
psychisme avec violence, n’ayant pas été reçue et éla- qu’il sent comme intolérable et impensable en lui-même
borée par l’autre. n’a pu trouver de représentation dans le psychisme de
Dans les familles états-limites, l’observation clinique l’autre. On peut penser que les angoisses primitives du
nous semble indiquer que le mécanisme d’identifica- bébé ont pu éveiller ou exacerber des angoisses simi-
tion projective excessive ou pathologique est omnipré- laires chez la mère, déjà fragilisée par l’expérience de
sent. Les hypothèses de Bion concernant le dévelop- la grossesse et de l’accouchement.
pement de la pensée nous paraissent ici utiles au plan La mère renvoie donc au bébé sa destructivité, qu’elle
clinique. C’est la fonction de communication normale n’a pas pu prendre au dedans et transformer, mais nous
de l’identification projective entre mère et enfant qui posons l’hypothèse qu’elle lui renvoie également des
rendra possible la naissance d’un appareil à penser les contenus qui lui sont propres, des angoisses qu’elle-
pensées chez celui-ci. Si ce lien de communication ne même n’a pas pu penser ou élaborer. Dans ce rapport
peut s’installer, le bébé reste seul, aux prises avec des fusionnel, en miroir, nous croyons que le bébé devient
contenus qu’il ne peut pas penser ou mentaliser. La un réceptacle idéal de la « folie privée maternelle »
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(selon l’expression de Green, 1990), et toute tentative à la fois une impression de mort psychique devant le
de différenciation de sa part peut devenir une menace vide laissé par le trop-plein des pulsions brutes, et de
pour les besoins psychiques de la mère. Peut-on penser sidération devant ce même trop-plein (Green, 1974).
qu’alors, la mère peut avoir besoin de prévenir l’édifi- Une confusion peut de plus se mettre en place, entre
cation d’un appareil à penser les pensées chez son ce qui m’appartient comme sujet et ce qui appartient à
nourrisson et ainsi inconsciemment attaquer, détruire, l’autre. La frontière moi-autre ne peut pas s’instaurer
de par une surutilisation de l’identification projective, sur des bases solides. La destructivité, toujours remise
les assises de sa pensée préverbale (voir Bion, 1955) ? dans l’autre, toujours reprise en soi, rend floue la bar-
Les conséquences sur le développement seront mul- rière qui différencie sujet et objet. Le bébé est envahi
tiples, mais retenons la difficulté, voire l’impossibilité par le mauvais, qu’il sent à la fois lui appartenir (repré-
de « penser » les contenus provenant du psychisme sentation du soi mauvais) et appartenir à l’autre (repré-
maternel, qui seront pris en-dedans sans dès lors pou- sentation du mauvais objet). Sans doute nous rappro-
voir être transformés, au sens bionien. chons-nous ici du concept de « soi étranger » élaboré
Avec Nicolò (1996), on peut penser que ces conte- par Fonagy et Target (2000). L’incapacité du parent à
nus ont valeur de trauma dans le psychisme maternel prendre en lui et refléter ce que vit l’enfant mène celui-
et que la mère n’a d’autre choix que de parasiter une ci à devoir internaliser une représentation de l’état men-
autre psyché pour se débarrasser de ce qui lui est into- tal du parent plutôt qu’une version de sa propre expé-
lérable. Le bébé se verra donc envahi par des contenus rience interne. Ce « soi étranger » détruit le sentiment
porteurs d’angoisse et de destructivité, contenus qui de cohérence et de continuité du soi, lequel doit
constamment être restauré par une intense projection
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ne lui appartiennent pas en propre et qu’il ne peut ni
penser, ni métaboliser dans son psychisme trop imma- des aspects sentis étrangers au soi.
ture. Ces contenus, éléments bêta dans le monde inté- Au-delà de l’échange mère-nourrisson, considérons
rieur maternel, sont par nature des choses en soi, des que cette façon de se relier à l’autre peut caractériser
corps étrangers, non intégrés au psychisme maternel. la famille comme entité. Des contenus vécus (subjecti-
Il en ira donc de même chez le bébé. Ces contenus ne vement, bien sûr) comme « mauvais », intolérables,
peuvent être ni refoulés, ni intégrés à une représenta- circulent entre les membres de la famille, cherchent à
se déposer, à investir un espace psychique, mais sont
tion de soi globalisante qui ferait du sens dans la pers-
activement expulsés et les mêmes mouvements de va-
pective du vrai self.
et-vient, d’expulsion (clivage-projection), d’intrusion
Dans l’échange mère-nourrisson se mettront alors
(identification projective), d’appropriation (introjection)
en place des mécanismes d’identification projective et
se perpétuent activement dans le système familial. Cette
d’introjection pathologiques au sens de Bion. Tous deux
circulation continue des identifications et contre-iden-
débordés par des angoisses et une destructivité enva-
tifications projectives réciproques entre les membres
hissantes et impensables, il ne leur reste qu’à la mettre
de la famille engendre la confusion des identités et
encore et encore au dehors, avec violence, puis à devoir
empêche la différenciation de chacun. Il devient impos-
la réintrojecter avec autant sinon plus de violence.
sible de démêler ce qui appartient à chacun de ce qui
Dans ces échanges, l’autre est constamment atta- vient des autres. Il devient de même interdit de se déta-
qué, perçu avec défiance et craint. Le mauvais objet cher, de devenir autre. L’espace personnel de chacun
est omniprésent. L’autre vu comme absent, abandon- est attaqué, occupé, envahi. Le développement d’une
nique, sadique, a une réalité tangible dans le psy- capacité de penser personnelle devient une menace
chisme. Le bon objet, totalement idéalisé, peut y faire pour l’intégrité psychique de l’autre.
écran momentanément, mais demeure inaccessible et
en conséquence, « il ne peut pas être amené dans un
espace personnel de façon assez durable pour être
pensé » (Green, 1974). EXEMPLES CLINIQUES: EXPULSER À TOUT PRIX, REPRENDRE À
Considérons l’impact de tels échanges. D’abord, QUEL COÛT?
une impossibilité d’empathie à l’autre, jamais vu dans
sa réalité propre, toujours perçu à travers les projec- Quelques exemples cliniques viseront ici à illustrer
tions du sujet. Puis une paralysie de la pensée, c.-à-d. comment, dans les familles où un fonctionnement
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La transmission intergénérationnelle du mauvais 153

limite prédomine, le mécanisme d’identification pro- tant porteuse d’un mauvais omniprésent, envahissant,
jective pathologique est omniprésent. Il semble vital, bien que possiblement peu élaboré psychiquement, par
chez ces familles, de mettre le mauvais au dehors de lequel elle en est venue à se définir. Ayant à son tour des
soi, et chaque membre de la famille peut en devenir le enfants, elle ne peut pas se concevoir comme bonne
récepteur, de même que le thérapeute qui se risque à (mère). Elle ne peut pas transmettre du bon, dans
s’immiscer dans le système. Nous nous attarderons l’image qu’elle se fait d’elle-même. Elle ne peut pas non
ensuite à cerner la nature des contenus qui ne peuvent plus produire, engendrer du bon. Les petits qui origi-
être ainsi gérés que par le clivage et l’identification nent d’elle, de son intérieur, ne peuvent donc qu’être à
projective, les conséquences pour les individus, dans leur tour mauvais, porteurs du mauvais qu’elle porte et
une perspective personnelle, mais aussi intergénéra- qui lui vient sans doute de ses propres origines. Dans
tionnelle. les échanges mère-nourrisson, ce mauvais déjà présent
Mme A. consulte avec ses quatre enfants, trois gar- sera exacerbé. Devenir mère renvoie à ses propres
çons et une fille. Les entrevues ont des allures d’oura- relations précoces. Ce qui s’est joué a ainsi toutes les
gan. Rares sont les espaces inoccupés, et la parole des chances de se rejouer ; des fantômes surgissent du
thérapeutes a parfois du mal à se poser. Des litanies de passé et « dirigent la répétition de la tragédie familiale à
plaintes, d’insultes et de propos grossiers dominent le partir d’un texte en lambeaux » (Fraiberg et al., 1975).
discours. La mère se plaint que ses enfants se bagar- « Tu veux me battre ? », me lance l’aîné, lors d’une
rent, crient, ne dorment pas et adoptent un langage séance, dans un moment plutôt calme, devant sa mère
ordurier. Les petits se débattent en essayant de se blan- et ses frères médusés. Et que dire des thérapeutes ?
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chir en accusant les autres. Dans des moments plus Après une tentative d’intervention bafouillée et ne
calmes, mais surtout plus tristes, Mme reconnaît qu’elle menant à rien de ma part, Mme enjoint à son fils de se
s’adresse à ses enfants le plus souvent en criant et avec taire, de cesser de dire des stupidités, qu’il lui fait honte.
un langage dont elle n’est pas fière. La honte est Il expliquera, penaud, qu’il a interprété ma main refer-
d’ailleurs un sentiment qui semble revenir souvent. mée sur laquelle je m’appuyais comme un poing prêt
Après quelque temps, dans ce qui nous semble être un à s’abattre sur lui. Voilà comment le thérapeute peut se
accès de confiance, Mme nous avoue qu’elle sait bien retrouver pris dans un mouvement transféro-contre-
être la cause de toutes les difficultés de ses enfants. Elle transférentiel dans la circulation du mauvais... Sur le
est « folle dans la tête » et ce n’est pas étonnant qu’ils le coup (!), l’injonction de Mme sera entendue et respec-
soient aussi. D’ailleurs, le père des petits le lui dit bien, tée. Il ne sera plus question de cet épisode, qui demeu-
que « tout est de sa faute », et il a raison, nous dit-elle. rera non représenté, non pensé dans le cadre de la
Mme parle peu de ses parents. Cela semble lui être séance.
trop douloureux. Elle dit tout de même que ses parents Autre séance, autre tableau. Depuis le début de
la détestent et qu’elle ne sait pas pourquoi, qu’elle s’est l’entrevue, le cadet se tâte et se gratte consciencieu-
posé la question toute sa vie et que cela lui fait trop sement la tête, l’air préoccupé. Il cherche à attirer
mal. Une chose ressort clairement, toutefois. Mme A. l’attention de sa mère sur l’objet de ses investigations,
est mauvaise, que mauvaise et toute mauvaise. Elle ne alors que Mme parle de ses préoccupations concernant
peut donner et recevoir que du mauvais. La nature de ce fils. Elle nomme plusieurs symptômes et conditions
ce mauvais reste floue, mais ce qui ressort est la convic- médicales et psychiatriques, plus ou moins alarmantes.
tion de Mme A. de porter ce mauvais, qui se définit Mais rapidement, une confusion semble s’installer.
donc d’un point de vue subjectif, mais bien réel pour Mme passe d’inquiétudes concernant son fils à des pré-
le sujet. Notre hypothèse est que dans le système qu’est occupations quant à sa propre santé, et même sa sur-
la famille, ce mauvais circule, le plus souvent violem- vie. Elle craint que son fils ne soit autiste (ce qui n’est
ment, entre les membres. Il est projeté brutalement soit nullement le cas), puis nomme que c’est elle qui est
dans un enfant, soit dans un parent, mais ce mauvais « dérangée ». Elle craint une maladie létale chez son
appartient à la famille, au système. Il n’est pas propre à fils, puis nomme qu’elle est par moments si découra-
un individu, mais partagé. En fait, le lieu de ce mau- gée qu’elle se laissera mourir si on lui découvre une
vais nous semble tenir à la fois de l’intrapsychique et maladie mortelle. La chose laisse le sentiment d’une
de l’interpersonnel. Mme A. devient mère en se sen- partie de tennis où, dans cette indifférenciation et cette
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confusion, bien peu de choses ont pu être élaborées. à être explorés. Nous abordons ici la question délicate
Ce qui ressort cependant est l’impression que l’enjeu de la communication d’inconscient à inconscient entre
dont il est question relève de la vie et de la mort. mère et nourrisson, puis cette même communication,
Plus tard, Mme tient à aborder un événement sur- élargie au système familial.
venu avec son fils, âgé d’une dizaine d’années, même Est-il possible que certains acceptent de devenir
si elle semble s’en sentir honteuse. Elle l’a accusé de ainsi un contenant qui s’offre à tout ce qu’il y aura de
vouloir qu’elle rechute dans l’alcoolisme, après qu’il ait « pire » chez l’autre ? L’observation clinique nous amène
laissé entrer un des ex-compagnons de consommation à le penser. Mme A. affirme qu’elle sait bien qu’elle est
de Mme dans la maison. Mme fait un effort considé- la cause de toutes les difficultés de ses enfants. Elle
rable en nous relatant l’événement, car elle dit être « sait » qu’elle est « mauvaise » et que rien de bon
consciente que ses paroles étaient injustifiées et qu’elles n’existe ni n’existera pour elle. Son identité semble se
ont eu un impact important et nocif sur les enfants, qui résumer à être mauvaise, ou porteuse du mauvais, les
en ont été bouleversés. deux en étant venus sans doute à se confondre. Ce
Ce cas clinique nous permet d’illustrer la transmis- mauvais, qui demeure tout de même insupportable,
sion, d’une génération à l’autre, de contenus psychiques est donc la seule chose qu’elle pourra projeter, mettre
qui n’ont, c’est notre hypothèse, jamais pu être pensés, dans, offrir à ses enfants. Mme ne voit pas, ou parle peu,
élaborés, transformés. Nous avons affaire à des conte- de ce qu’elle donne de bon à ses enfants, comme si cela
nus d’abord clivés et mis en soi par l’autre, mais ingé- ne comptait pas, était annulé aussitôt par l’ampleur du
rés comme des choses brutes, des corps étrangers, qui mauvais qu’elle sent en elle.
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ne peuvent être intégrés à un concept de soi. Ces conte- Mme vient d’apprendre qu’on soupçonne chez elle
nus ont valeur de traumatisme, pourrait-on dire, pour la présence d’une maladie sérieuse. « C’est ma puni-
celui qui les clive et les dépose au-dehors. Pour celui tion, à cause de tout ce que j’ai fait dans ma vie ».
qui les reçoit, ils sont si chargés d’angoisse, qu’ils doi- Mme semble résignée, ne se sent pas capable de pas-
vent d’emblée être maintenus clivés et ne peuvent donc ser tous les tests qu’on lui propose. Pourtant, elle a
pas acquérir de sens ou être représentés psychique- maintes fois prouvé qu’elle est une battante, qu’elle
ment. Ils demeurent donc de l’ordre du trauma, d’un n’est pas du genre à se laisser intimider. Mais elle a le
trauma vécu par un autre mais pris en soi, dont le sentiment qu’elle mérite d’être punie, parce que « trop »
contenu, non pensé, peut rester flou, voire inconnu pour mauvaise. Elle avoue timidement ne pas avoir l’habi-
le sujet, qui est alors parasité (Nicolò, 1996), annihilé tude des compliments, des mots doux, comme si ce
(Green, 1998), aliéné (Kaës, 1993). Ce qui frappe ici n’était pas pour elle.
est l’intensité de ce qui est vécu. Cette famille semble Peut-on penser que le mauvais, non satisfait d’être
constamment nager dans le drame, la catastrophe, et le seul vraiment présent sur la scène psychique, est aussi
cette « réalité » ne semble pas pouvoir être remise en celui qui donne sens, qui fonde le sens ? Le mauvais a
question. En utilisant les concepts élaborés par Fonagy pu préserver du néant qu’aurait été l’absence de sens
et Target (1996), on peut se dire que la réalité psychique qui menaçait, dans le lien primaire à un autre absent,
se confond ici avec la réalité extérieure, objective, en ou trop pris par lui-même, non capable de rêverie, au
court-circuitant la mentalisation et l’ouverture sur une sens « empathique » du terme. La prépondérance du
alternative, sur un « comme si ». Les pensées ne peu- mauvais soutient une pensée animiste, marquée par
vent pas être métabolisées et sont alors susceptibles les processus primaires et la loi du talion, qui permet
d’être transmises d’une génération à l’autre (Fonagy et de construire un sens.
Target, 1996). Le « soi étranger » ou « dissocié » est inter- Lorsque Mme prend conscience qu’elle a effective-
nalisé sans être intégré et peut être la source de cette ment expulsé le mauvais qu’elle sentait en elle à l’inté-
transmission entre générations (Fonagy et Target, 2004). rieur d’un de ses enfants, elle est aux prises avec une
Plusieurs auteurs ont abordé la transmission entre angoisse envahissante et ressent le besoin impérieux
générations de ce qu’on pourrait appeler le traumatisme de se punir, de rediriger le mauvais contre elle. La capa-
(voir par exemple Fraiberg et al., 1975 ; Nicolò, 1996). Il cité de réparation (de prendre soin), comme le bon,
nous semble cependant que les mécanismes ou la méta- idéalisé et absent, est sentie inaccessible, inatteignable.
psychologie de cette transmission gagneraient encore Ce qui domine est le sentiment d’être tout mauvais,
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que ce qui nous appartient est gâché, contaminé, y com- Il est éclairant, dans le contexte de ce que nous éla-
pris les enfants (comme partie de soi au sens presque borons ici, de savoir que Monsieur a eu, plusieurs
littéral), et que rien ne pourra changer cet état de fait. années auparavant, un épisode délirant où, croyant
Les « bons coups » des enfants aussi sont difficiles à éla- qu’il était le Christ, il s’est sévèrement automutilé. On
borer. Rien n’est assez bon, rien ne peut réparer. Le peut penser que Monsieur se sent porteur d’un mau-
mauvais ne fait donc que se déposer et se redéposer sur vais, qu’un défaut d’élaboration l’amène à agir, à mettre
chacun des membres, dans une valse constante au sein en actes, ici dans l’autopunition symbolique. Ce mau-
de la famille. Suite à cet entretien, Mme sera hospitali- vais peut être conçu comme un corps enkysté dans le
sée pour un épisode de dépression avec automutilation. psychique, pris au-dedans mais difficile à intégrer et à
Accepter de porter le mauvais de l’autre peut être transformer, au sens bionien. Un corps à la fois enkysté
l’ultime façon de le protéger, de le décharger, d’en et impossible à tolérer au-dedans. Un mauvais si intense
prendre soin. L’acceptation inconsciente de la capitula- que les seules représentations possibles sont de l’ordre
tion de nos besoins propres, de notre sentiment d’iden- du tout bon et du tout mauvais (le Christ et le Démon),
tité, permet de préserver l’autre de la décompensation. de la vie et de la mort.
L’enfant accepte de porter ce que son parent ne sup- Ce mauvais, d’où vient-il ? Pourquoi Monsieur l’a-t-
porte pas en lui, donc le chaos, la confusion, l’absence il pris en lui, pourquoi a-t-il accepté de le prendre au
de continuité. Cela devient une forme inconsciente de point d’y sacrifier son propre équilibre psychique ?
part et d’autre de parentification. Cet enfant n’existera Nous ne pouvons que faire des hypothèses. Mais nous
plus pour lui-même. Il renonce à ses contenus et s’offre pouvons constater comment ce mauvais est « poussé »
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comme contenant vide à des contenus erratiques, dans l’enfant, comment, au-delà de toute considéra-
imprévisibles et le plus souvent dramatiques. S’instal- tion pour la réalité de cet enfant, ses parents tenteront
lera dès lors un sentiment de vide sans nom, sans visage, d’y faire entrer le mauvais, de se convaincre que c’est
une dépression sans contenu, blanche, selon l’expres- à présent lui qui le porte à l’intérieur, qui le personni-
sion de Donnet et Green (1973). fie, l’incarne.
Lundi matin, 9 h 00. Le père de Mathieu, 11 ans, En même temps, ces parents savent, intuitionnent
me téléphone en m’annonçant qu’il a exorcisé son fils le danger. L’enfant vit chez une tante depuis son jeune
durant la fin de semaine, avec l’aide de sa femme. Mal- âge. Ils ont accepté de l’aimer à distance, pour le pro-
gré cette manœuvre, le petit demeure manifestement téger. Le protéger de quoi ? La seule réponse qui nous
possédé et Monsieur croit qu’ils doivent s’en séparer. semble faire du sens est du mauvais qu’ils sentent en
Après discussion, ce père, qui aime sincèrement et pro- eux, de cette destructivité dont ils se sentent porteurs
fondément son fils, en vient à une vision qui laisse une et qui les annihile. Ils savent qu’ils n’auront d’autre choix
meilleure place à la réalité, relativise les comporte- que de, périodiquement, cliver et projeter dans leur fils
ments de l’enfant et accepte de revoir sa décision. cette destructivité et qu’il deviendra alors le mauvais,
Tout thérapeute d’enfant ou familial a des exemples mais qu’ils pourront ainsi également le détruire. Nous
similaires de petits patients porteurs du mauvais, qui se croyons que ces parents ont tenté et réussi, dans la
résignent ou se révoltent face au rôle qu’on leur impose. mesure d’un possible, à protéger leur enfant de la trans-
En acceptant leur condition, ces enfants s’offrent dans mission intergénérationnelle dont ils ont été eux-
leur souffrance, comme « calme-douleur » pour l’autre. mêmes l’objet et ainsi, de l’annihilation de son self.
Nous assistons alors à une folie à deux ou à plusieurs,
à une complicité inconsciente où l’enfant prend sur lui
le poids dont son parent ne peut pas assumer la charge. NAVIGUER ENTRE LA CLINIQUE ET L’ÉTHIQUE
Mais à un certain moment, développement oblige, le
vrai self peut exiger de reprendre ses droits. C’est ce Dans le travail avec les familles où domine un vécu
qui caractérise l’adolescence (Winnicott, 1960). On chaotique, caractérisé par le mauvais, il peut arriver
peut assister à une révolte ou alors, si le risque est trop que l’on néglige de travailler ce qui est significatif et
grand, au suicide, ultime moyen de protéger le vrai important pour l’un, en raison de la détresse d’un
self (ibid.). autre. Le travail de perlaboration de la détresse de l’un
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156 Psychothérapies, 2007, N° 3

s’avérerait trop souffrant pour l’autre, et le thérapeute cette limite par un enfant dont on est responsable, qu’on
est alors placé dans un dilemme qui relève alors à la aime et devant lequel on doit avouer que l’on n’y arri-
fois de la clinique et de l’éthique. vera pas, qu’on ne sera pas le parent qu’il souhaite, est
Dans l’entretien, il arrive que la souffrance de l’enfant très douloureux. Pour le thérapeute qui en est témoin
s’exprime, mais qu’elle soit intolérable pour le parent, aussi. La famille devra faire face à un deuil, qui peut
car, le plus souvent, elle le ramène à sa propre souffrance bien sûr ouvrir sur l’espoir et la créativité, comme l’a fait
d’enfant, d’une part, et d’autre part, à sa culpabilité ressortir M. Klein (1929). Par la thérapie, nous pouvons
devant la prise de conscience de sa négligence passée libérer l’enfant de son rôle de « pare-décompensa-
vis-à-vis la souffrance de son enfant. D’un point de vue tion », que nous acceptons d’endosser pour lui, le lais-
éthique, que faire ? Oublier la souffrance de l’enfant pour sant plus « vrai », mais aussi plus vulnérable et inquiet
épargner le parent, ce que l’enfant, d’ailleurs, a souvent quant au devenir parental.
si bien appris à faire ? Donc, encourager la parentalisa-
tion, la pseudo-maturation précoce et la mise en place
d’un faux self chez l’enfant, ou dénoncer la souffrance
de l’enfant, la mettre en mots, malgré l’angoisse réelle
TRANSMISSION DU DON ANCESTRAL:
et souvent massive du parent ? Risquer chez lui une UNE QUESTION DE VIE ET DE MORT
décompensation dont il ne faut pas présumer trop vite
qu’elle ne sera qu’un mauvais moment qui passera ? Il Florence vient à la consultation en compagnie de sa
ne faut pas non plus négliger le fait qu’en mettant ainsi mère. Elle se plaint de cauchemars terribles, qui l’empê-
chent de dormir et qui lui font très peur. Florence se
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au jour la souffrance, la détresse de l’enfant, c’est son
vrai self que nous mettons sur la table. Nous le rendons plaint également de maux physiques : maux de ventre,
vulnérable, démuni. Nous lui retirons ses défenses habi- maux de tête, nausées. Elle s’absente souvent de l’école,
tuelles, qu’il a durement acquises devant l’imprévisibi- car elle se sent malade et épuisée et semble peu à peu
lité et la détresse parentales. perdre goût à la fréquentation scolaire et même aux
Alors, que faire ? Je ne prétends surtout pas répondre sorties avec ses amis.
à cette question, qui m’apparaît « impossible », mais la Au cours de l’entretien, Florence explique que ses
poser. Poser le dilemme clinique et éthique dans lequel difficultés ont débuté lorsqu’elle a vu en rêve son grand-
nous sommes régulièrement placés lorsque nous tra- oncle maternel, parrain de sa mère, décédé depuis peu,
vaillons avec des familles dites « états-limites ». Lorsque lui annonçant qu’elle était l’héritière des dons de gué-
nous proposons une thérapie à une famille qui vit rison que lui-même possédait. Dans les jours qui ont
depuis longtemps, souvent depuis toujours, une grande suivi, la mère de Florence a amené l’adolescente chez
détresse, malgré les liens qui les unissent, nous deman- quelques spécialistes de la question, pour l’aider à gérer
dons à ses membres de prendre des risques. De grands ses dons et qu’elle apprenne à « ne pas se laisser domi-
risques. Certains parents refuseront, mais les enfants ner par ses émotions ». Un de ces spécialistes tente
peuvent difficilement dire la même chose avec autant d’ailleurs de l’aider « à distance ».
de pouvoir. La décision revient aux parents. Pourtant, Durant ses cauchemars, Florence explique qu’elle
ce que nous offrons à ces enfants peut-il se révéler être voyage (à prendre au sens premier du terme), qu’elle
un piège ? Venir parler d’eux, de leurs peurs, de leurs va dans certains endroits, voit des gens, etc., mais
peines, de leurs souffrances. On peut parier que leurs qu’elle n’a pas, en général, le contrôle sur ce qu’elle
parents seront impliqués dans ce qu’ils auront à dire, fait. Elle croit que d’autres personnes la contrôlent et
qu’ils auront à les remettre en question, à dire des véri- l’utilisent alors à des fins qui nous demeurent nébu-
tés blessantes, voire à demander des comptes. Et lors- leuses. La mère de Florence précise que ce sont des
qu’ils le feront, que ferons-nous ? esprits de gens décédés qui se manifestent alors. Flo-
Sentir un parent coupable, honteux et impuissant rence se sent également investie de pouvoirs inquié-
devant les reproches de son enfant est très difficile. tants. Si elle rêve qu’elle agresse une personne, elle croit
Chaque parent est confronté à ses limites, aux choses que celle-ci peut mourir dans son sommeil. Elle aurait
qu’il ne peut pas donner, aux expériences avec les- par ailleurs guéri une amie d’une infection aux yeux
quelles il ne peut pas être empathique. Etre mis devant seulement en la touchant. Florence semble se sentir
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La transmission intergénérationnelle du mauvais 157

investie, pourrait-on dire, d’un pouvoir ayant trait à la de querelles familiales. Florence devient la porteuse du
vie et à la mort. mauvais et du symptôme, mais également des « liens »
Mais elle-même semble s’éteindre à petit feu. Elle unissant la famille. Ce faisant, l’autre est libéré, et les
ne va presque plus à l’école, ne sort plus, ne s’intéresse bris sont effacés. Florence rétablit la lignée, la conti-
plus à des activités hors de la maison. Sa réclusion et nuité familiale, en s’offrant comme porteuse du don
son désinvestissement de la sphère scolaire laissent ancestral. Le sujet qui « accepte » de devenir le mau-
bien peu d’espoir quant à son avenir. En entrevue, elle vais objet permet à l’autre de devenir et de rester bon,
est affaissée, peu loquace. Elle semble épuisée, vidée le bon objet.
sur une base permanente. Tous les faits sont amenés Peut-on dire que Florence est devenue une « crypte »
comme... des faits. Les propos n’ouvrent pas sur un (au sens d’Abraham et Torok, 1978, et de Ancelin-
autre possible, mais s’arrêtent plutôt à la constatation Schutzenberger, 2005), en contenant l’inélaborable de
d’une réalité. Florence est condamnée à être porteuse la famille ? Cette crypte nous apparaît comme un lieu
de ces dons qui l’empêchent de dormir et d’être en où s’engloutissent des contenus venant du passé trau-
relation, sous peine des plus grands malheurs. matique de la famille, contenus qui, de génération en
Florence se présente ici comme victime d’une prise génération, n’ont pas pu être pensés, élaborés, dits. Ils
de possession par un autre. Quelque chose a été mis demeurent présents, envahissants, mortifères, ils lient
en elle de force – son grand-oncle – sans qu’elle en soit les sujets et les générations. En devenant « l’élue », Flo-
consciente (pendant son sommeil). Ce quelque chose rence rétablit les ponts entre les générations, entre sa
semble relever à la fois du bon et du mauvais, mais mère et ses propres parents. La crypte où s’enkyste un
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peut se définir comme un pouvoir mystique et tout- fantôme revêt un caractère concret qui peut rebuter.
puissant. Pouvoir que Florence ne sait pas contrôler et Mais ces images illustrent, à notre avis, l’action de
qui lui fait infiniment peur. Elle peut guérir et tuer, l’identification projective, qui constitue, comme le fait
accorder la vie, donner la mort. Elle semble donc por- remarquer Meltzer (1984), une conception du psy-
teuse d’une toute-puissance potentiellement destruc- chisme plus « concrète » que ce que l’on trouve dans
trice et mortifère, qui lui viendrait en droite ligne du la psychanalyse pré-kleinienne.
passé ancestral de la famille. Elle est la nouvelle déten- Florence prend le mauvais, auparavant contenu dans
trice de ces dons inquiétants, qui rappellent certains l’autre, en elle. Elle devient guérisseuse, sorcière. Et
récits fantastiques populaires où une adolescente est cela ne se remet pas en question. Ne pas « y croire »
destinée à être « l’élue », « la sorcière », qui causera signerait l’échec des mécanismes d’identification et
soit la libération, soit la perte de sa famille ou de son d’introjection. Florence refuserait de devenir « la
entourage. crypte », laissant le mauvais et le traumatique (le fan-
La pensée d’A. Green nous paraît ici très éclairante. tôme) errer dans la famille. Elle deviendrait sans doute
On semble assister à une véritable aliénation à un la mauvaise, mais à la manière d’un objet-excrément
objet interne (Green, 1998), qui semble par moments que l’on évacue du système. Tandis qu’en acceptant,
parler par la voix du sujet, comme dans un exercice de en y croyant, Florence devient porteuse du mauvais,
ventriloquie. Celui-ci devient même une création du mais porteuse salvatrice pour la famille. Dès lors, elle
sujet, mettant paradoxalement en scène son auto-alié- est porteuse de quelque chose qui demeure chaotique,
nation. La rencontre du systémique et du psychanaly- confus, non pensé et non pensable. Florence ne semble
tique permet, à notre avis, la formulation d’hypothèses plus exister comme sujet pensant et agissant selon des
riches de sens. Si nous envisageons la problématique motivations intrinsèques. Elle se présente comme tota-
de Florence dans une perspective systémique, nous pou- lement soumise et assujettie à un objet qui s’est vio-
vons avancer qu’elle a « accepté » (inconsciemment) lemment introduit en elle et qui refuse d’en être
de prendre le mauvais en elle, le mauvais qui appar- délogé. Cet objet semble se donner des droits sur elle,
tient à la famille. Ce faisant, elle libère l’autre, l’objet, que Florence semble ressentir comme des droits de pos-
de ce mauvais. On assiste à une transmission du mau- session, de filiation. Florence, dans son discours,
vais d’un sujet à l’autre, d’une génération à l’autre. De explique qu’elle n’est pas libre, qu’elle ne peut pas
plus, Florence rétablit les ponts entre les générations, échapper à cet objet, aux dons qui lui ont été transmis.
ponts qui ont été successivement coupés par nombre Elle a beau courir sans fin (dans ses rêves-cauchemars),
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158 Psychothérapies, 2007, N° 3

rien n’y fait. Il faut accepter, s’offrir, se sacrifier, sous côté, souligne que le thérapeute se distingue de par
peine de devenir une traîtresse. son aptitude à la dépersonnalisation et qu’en prenant
Florence semble avoir pris en elle des contenus qui l’autre en lui, il risque la stabilité et l’intégrité même de
ne lui appartenaient pas, mais qui occupaient l’espace son sentiment d’identité (1976). Il accepte de rendre
interne d’un objet lui-même interne, représenté dans momentanément flou ce qui le définit, ce qui le rassure
son psychisme. Ces contenus se caractérisent par leur sur lui-même.
caractère non pensable. Florence est « occupée », au Là se situe l’essentiel du jeu, sans doute. Accepter
sens militaire du terme. Elle a le sentiment de ne rien d’emblée de se laisser investir, prendre, envahir, sans
pouvoir changer à ce qui l’occupe, ne pas avoir de prise même savoir de quoi il s’agira, ce qui nous attend.
sur ces contenus pour les modifier, les transformer. Elle Accepter de ne pas trop se défendre, ne pas trop se pro-
les prend « comme tels ». D’où l’aliénation à l’autre. Le téger, de rester sous les balles et d’encaisser les coups,
« je » n’existe plus. Il se fait enveloppe vide, ou plutôt sans demander à cesser le jeu. Sans non plus tomber
non fonctionnelle, une enveloppe où la fonction pen- dans la folie à deux ou à plusieurs. Le mot objectivité
sante, symbolique, ne peut pas agir sur les contenus. demande ici à être réinventé.3
Ceux-ci demeurent des faits, indiscutables, que l’on Voilà un travail qui ne sera pas que rationnel. Ni
accepte ou rejette en bloc (croire ou ne pas croire), même surtout rationnel. Le thérapeute demande à se
sans pouvoir y ajouter ou en retirer quelque chose. laisser imprégner par ce qui est le plus souvent la vio-
Aliénation du sujet donc, dans sa fonction pensante. lence, le chaos, le désespoir. Se laisser imprégner pour
pouvoir le rêver, le penser, jouer. Ce qui est pris à l’inté-
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rieur semble être de l’ordre de la pulsion, de l’émotion
LA FONCTION DE THÉRAPEUTE: MISSION POSSIBLE? brutes. Un contenu chargé, explosif, mais si peu repré-
senté que les sujets qui en sont habités n’arrivent pas à
La rencontre analytique est un jeu. Un jeu créatif et en faire du sens.
risqué. Ce qui en fondera le sens, particulièrement avec C’est de cette fonction que le thérapeute choisit de
les familles auxquelles nous nous intéressons ici, ne s’investir. Prendre en soi, par empathie, un contenu brut
passera pas par la parole, mais par la mise en scène, la
qui ne lui appartient pas, mais qu’il peut « reconnaître »,
mise dans l’autre de contenus non reconnus comme
dont il peut trouver des traces, des représentations en
siens, mais qui pourtant sont ce par quoi la famille se
lui-même. Un contenu qui risque de l’amener vers des
définit et ce pourquoi elle consulte.
zones que la plupart des gens souhaiteraient ne pas
« Le propre de la situation qui a lieu dans un
remuer. Un contenu qui risque de le changer. Le jeu
échange psychanalytique est d’accomplir le retour sur
est de « prendre en soi » ce que l’autre vit comme ses
soi au moyen du détour par l’autre » (Green, 1998).
contenus mauvais, puis de se laisser aller à y patauger
On peut se demander quel est le rôle du thérapeute
suffisamment longtemps et profondément pour que
qui s’immisce dans un système qui lui est d’abord
cela remue en nous des images, pensées, sensations,
étranger. On peut aussi se demander pourquoi il le fait.
affects qui feront sens.
Rappelons-nous la formule de M. Neyraut (1973) : « Le
contre-transfert ne peut que précéder le transfert ». Le « Les interprétations sont dans une large mesure
thérapeute a choisi, bien avant que telle famille souf- des descriptions faites par l’analyste de la signification
frante ne se présente à lui, de s’offrir comme espace- de son propre rêve » (Meltzer, 1984). Le sens ne peut
contenant pour cette souffrance dont il ne connaissait venir que de nos propres représentations. Pourtant, ce
même pas l’existence. Il a fait ce choix particulier et
questionnant d’offrir à des inconnus de prendre en lui 3 H. Racker soutient que la véritable objectivité, chez le théra-
ce qu’ils ne peuvent tolérer en eux-mêmes, pour les en peute, relève d’une division de son Moi. Une partie du Moi
s’identifie au patient, à ses représentations de lui-même et/ou à
soulager, le contenir, s’y identifier et si possible, l’éla- ses objets internes, et régresse, pour entrer en contact avec ce qui
borer... Métier qui n’est pas sans risque, comme l’ont est activé chez le patient. Une autre partie du Moi, appelée « Moi
bien souligné plusieurs auteurs, tels que L. Grinberg observateur », doit demeurer en alerte, garder un fonctionne-
ment dominé par le processus secondaire. Cette partie du Moi
(1962), en mettant en lumière le concept de contre- pourra analyser ce qui est vécu dans la régression, de sorte que le
identification projective. Michel de M’Uzan, de son thérapeute devient l’objet de sa propre analyse (Racker, 1968).
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sens appartient à l’autre, puisque c’est ce qui l’habite sentira « coincé ». Prise de possession, décapitation de
qui a nourri les pensées latentes de notre rêve. C’est la parole dès qu’elle s’énonce et se met en forme.
son histoire dont il doit être question dans l’espace de Impossibilité d’user du thérapeute comme objet de
thérapie. Le sens, dans le jeu analytique, émerge de la l’identification projective. S’il en use, ce garçon devient
rencontre avec un autre psychisme. Une rencontre qui traître, abandonnique. Pour rester fidèle, même dans
se substitue à une autre, antérieure ; « La réponse par le l’absence de la mère, il ne peut ni parler, ni entendre.
contre-transfert est celle qui aurait dû avoir lieu de la Rien ne doit être déposé dans l’espace analytique ou
part de l’objet » (Green, 1974). Le sens qui émergera dans le thérapeute. Aucun lien ne doit se faire. Arrive
ne sera pas un objet ancien qui a été enfoui et que l’on l’entrevue avec la mère et les enfants. Tout l’espace est
met à jour. Il sera un nouvel objet, qui n’aura jamais eu occupé par les querelles dans l’ici et maintenant, par
d’existence avant cette rencontre. Le sens sera construit les propos abandonniques de Mme, qui se dit dépas-
à plusieurs. Le sujet choisit (inconsciemment) ce qu’il sée, qui veut vivre seule et ne penser qu’à elle durant
dépose dans l’objet investi de la fonction pensante, et six mois. Chaos. Chaos et absence de liens. Le trop-
celui-ci construit du sens, fait des liens à partir de ses plein appelle la sidération, le vide, nous dit Green. La
propres contenus, sur la toile de fond dessinée par famille type présentée ici apparaît comme un bloc com-
« l’autre en lui ». On peut donc parler d’une narration pact, peu divisible, soudé, puis comme quelque chose
à deux (ou plusieurs) voix, dans un processus hermé- qu’un rien peut désagréger, mettre en miettes. Le sens,
neutique, comme le souligne Bouchard (1994). qui nous était apparu si clairement, semble nous filer
La famille vient demander au thérapeute de faire entre les doigts. Notre pensée s’apparente tout à coup
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du sens ; « Nous voudrions être une famille normale », à un écheveau de laine d’où sort une multitude de bouts
nous disent les « C »... Mais la famille ne veut pas pen- à tirer. Sur-sens. Impression de confusion, de vide et de
ser. A la limite, elle voudrait bien changer, s’il ne s’agis- trop-plein qui se côtoient, se superposent. Dans cet état,
sait pas de penser pour y arriver. Dès les premières ten- le thérapeute est sans doute au plus près de partager le
tatives du thérapeute, le trop-plein du chaos semblera chaos que vit la famille, ce qui fonde le sens pour cette
faire face au vide ; « Vous avez dit ?... Non, il n’y a rien, famille, leur détresse. Il est envahi et sidéré, momenta-
nous ne savons pas, non... Pas cela ». Pour un peu, nément (là se situe – espérons le – ce qui le distingue
nous serions convaincus du réel de ce néant, si nous de la famille) incapable de penser, de faire des liens.
ne conservions le souvenir envahissant du trop-plein. Mais paradoxalement, il est nécessaire qu’il ressente cet
Attaques dirigées sur le sens, sur le lien. Parce que ce état pour pouvoir faire des liens qui seront significatifs,
sens finirait par mettre au jour un drame. Peut-être par utiles pour la famille. Il est nécessaire qu’il expérimente
le biais de souvenirs-représentations quasi oubliés, mais cette impression de confusion, sans doute au plus près
surtout un drame vivant, actuel et épouvantable. de ce pourquoi la famille consulte et de ce pourquoi le
« Le psychanalyste met à découvert un désastre pri- thérapeute a lui-même déjà consulté.
mitif qui est dynamique, non statique (...) et qui ne « Personne n’est tout moche ou tout beau », nous dit
peut se résoudre dans l’état de repos » (Bion, 1959). Le Renaud. Si la famille se présente, c’est que le désir de
chaos est souffrant, mais peut-être aussi salvateur. Il changer est bien là. Comme avec l’individu état-limite,
préserve de faire des liens, de saisir des choses, qui le travail avec les familles dont nous avons voulu parler
seraient encore plus souffrantes. L’agir, la désorganisa- ici déroute le thérapeute, comme le rapporte Green,
tion et les querelles au quotidien aussi. Devant cet « par l’alternance entre les activités de liaison et de
étranger qui s’offre pour contenir, aider, métaboliser, déliaison » (Green, 1974), qui peut amener tour à tour
certains membres de la famille se sentiront menacés. une surestimation et une sous-estimation par le théra-
Avec raison. Reprenons les « C », cette famille de cinq peute de sa fonction objectale et du degré d’évolution
enfants, suivis une semaine avec leur mère, puis une du processus analytique (Green, 1974).
semaine avec leur père, en alternance. Entre les parents, Sans doute ai-je voulu mettre en forme ce caractère
rien ne va plus. Durant une rencontre avec sa fratrie et « déroutant » du travail avec les familles qui présentent
son père, le cadet explique que l’on doit cesser de par- un fonctionnement chaotique, dominé par le clivage.
ler de leur mère, car celle-ci lui demandera, dès qu’il Sans nécessairement apporter de réponses, encore moins
sera revenu à la maison, s’ils ont parlé d’elle et qu’il se de conseils, si ce n’est la possibilité de tolérer un état
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où l’on a peu de réponses, beaucoup de questionne- GRINBERG L. (1962) : On a specific aspect of countertransference due
to the patient’s projective identification. Int. J. Psychoanal., 43 :
ments, et une foule d’images, de sensations ou d’émo- 436-440.
tions riches de sens, qui demandent à être représentées. GRINBERG L. et al. (1972) : Introduction aux idées psychanalytiques
Peut-être cet article est-il une invitation au jeu, risqué, de Bion. Paris, Dunod, 1976.
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© Médecine & Hygiène | Téléchargé le 13/02/2024 sur www.cairn.info par Gael Palpacuer (IP: 193.52.142.133)

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