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Déficience et psychothérapie

La mise en place du cadre, un pré-requis indispensable en faveur du


développement psychique
Rose-Angélique Belot, Maria de la Almudena Sanahuja
Dans Psychothérapies 2015/3 (Vol. 35), pages 159 à 172
Éditions Médecine & Hygiène
ISSN 0251-737X
DOI 10.3917/psys.153.0159
© Médecine & Hygiène | Téléchargé le 12/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 86.225.19.180)

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Psychothérapies 2015 ; 35 (3) : 159-172

Déficience et psychothérapie
La mise en place du cadre, un pré-requis
indispensable en faveur du développement
psychique
Rose-Angélique Belot1 et Almudena Sanahuja2

Résumé Dans la clinique du handicap, les difficultés d’élaboration psychique du sujet sont majeures. Elles se tra-
duisent par des failles du système de représentation et l’émergence d’affects souvent intolérables pour la
psyché, parfois indicibles. Confrontés à cette clinique, les thérapeutes doivent non seulement prendre en
compte ces particularités mais aussi savoir s’y ajuster pour permettre au processus thérapeutique de survenir.
En amont du déploiement de la pensée, de puissants mécanismes de défense gênent souvent le sujet dans ses capacités
d’expression, d’élaboration psychique et de symbolisation. Aussi, un certain nombre de pré-requis sont indispensables en
termes de sécurité interne et de sentiment de continuité d’existence. Ces aspects sont particulièrement mobilisés et pré-
sents dans l’instauration du cadre et l’efficacité ultérieure du processus psychothérapeutique.
A travers la présentation clinique détaillée de Lara, nous étudierons quels sont les préalables indispensables à la mise en
place d’une psychothérapie, comment les éléments du cadre thérapeutique et institutionnel interviennent en amont pour
que puissent réussir la mobilisation de la vie psychique et le travail d’élaboration ultérieur attendu.
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Introduction loppé précocement au plan psychique et comment
s’est constitué pour lui son monde interne. Aussi,

L
a France compte environ 3,5 millions de per- nous ferons une place particulière dans cet article
sonnes handicapées, 700.000 d’entre elles sont au développement de la vie psychique dans les phases
reconnues déficientes au plan intellectuel, soit précoces chez l’enfant et aux enjeux que recouvre
20% des personnes handicapées. Chaque année, la mise en place du cadre.
entre 6.000 et 8.500 enfants naissent avec un han- Notre pratique et notre expérience de psycho-
dicap mental3. logues cliniciennes dans un foyer de vie4 pour per-
L’intérêt pour le handicap défini comme une « at- sonnes adultes handicapées ont très précocement
teinte invalidante de l’intégrité somato-psychique » mis l’accent sur les bénéfices premiers du cadre et
(Korff-Sausse, 1996) est récent et la prise en charge ses effets dans le travail de psychothérapie proposé.
thérapeutique à destination de ces sujets l’est plus
encore. En effet, peu de cliniciens se penchent sur la
1
Psychologue clinicienne – Maître de conférences en psy-
chologie clinique, Université de Franche-Comté.
question du handicap et se confrontent à cette cli- 2
Psychologue clinicienne – Maître de conférences en psy-
nique, jusqu’à être nommée « clinique de l’extrême » chologie clinique, Université de Franche-Comté.
(Korff-Sausse, 2007) . 3
Source 2012, ADAPEI, Association Départementale des Amis
Le travail de psychothérapie confronte toujours et Parents de personnes handicapées mentales.
le thérapeute à la manière dont le sujet s’est déve- 4
Il s’agit de Rose-Angélique Belot.

159
Psychothérapies

C’est sur cet aspect particulier que nous aimerions chique qui rend difficile le travail thérapeutique
cibler notre propos pour tenter d’en mesurer tous les auprès de ces personnes. Les effets de sidération
effets, car la mise en place et l’instauration du cadre peuvent aussi accroître les effets liés à la méconnais-
(unité de temps, de lieu et de personnes) favorise le sance de la vie psychique des personnes handicapées.
développement de la vie psychique lorsqu’il est Par ailleurs, les réactions contre-transférentielles
opérant. contiennent les inévitables angoisses que suscitent
En amont des classiques attentes en termes de l’anormalité et le lot de ces réactions excessives
pensée réflexive, d’élaboration psychique en lien avec (dégoût, rejet, fascination, fusion, indifférence…).
les conflits intrapsychiques et la possibilité pour le Korff-Sausse (2007) souligne à quel point dans ces
sujet de « se raconter », la mise en place du cadre et sa prises en charge l’asymétrie est accentuée, asymé-
stabilité dans la clinique du handicap prennent une trie entre le thérapeute et le sujet au plan des com-
connotation et une importance spécifiques. Nous ob- pétences langagières, comportementales mais aussi et
servons régulièrement comment de son instauration bien entendu en premier lieu, psychiques. La défail-
va dépendre la mise en place de paramètres spéci- lance des processus de réflexivité chez la personne
fiques permettant à la vie psychique de se déployer. handicapée augmente le « collage » au thérapeute
Nous ciblerons notre attention sur les processus ainsi que les représentations idéalisées de l’autre,
précis au cours de la psychothérapie sur lesquels le paralysant l’expression du sujet : « La personne défi-
cadre interfère et nous illustrerons notre propos par ciente mentale oscille entre le renoncement dépres-
la restitution de la prise en charge psychothérapeu- sif à être sujet et la quête avide d’apports narcissiques,
tique de Lara. Celle-ci montre combien l’édification jamais suffisants » (Korff-Sausse, 2007, p. 51). Le tra-
d’un cadre permanent et régulier mobilise la vie psy- vail contre-transférentiel prend ici une importance
chique dans ses fondements les plus archaïques et particulière, car le thérapeute est la cible de projec-
constitue un atout important dans la relation trans- tions transférentielles contradictoires, nécessitant
féro-contre-transférentielle qui se déploie, de fait. des niveaux de fonctionnement psychique très dif-
férents. Dans cette configuration, le thérapeute est
souvent sollicité comme le Moi auxiliaire qui assure
Les difficultés de prise en charge les fonctions défaillantes du Moi du patient, mais doit
de la personne handicapée aussi être dans un état de réceptivité suffisant pour
réussir à saisir les messages éminemment « archaïques,
Au-delà de tous les éléments relatifs aux représen- inachevés, fragmentaires, non secondarisés qui éma-
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tations que le handicap convoque et de la difficulté nent du patient » (Korff-Sausse, ibid.). Par ailleurs,
que chaque thérapeute peut éprouver intimement il ne faut pas méconnaître chez la personne handi-
lors de ce type de prise en charge (Scelles, 2013), les capée déficiente l’ampleur des entraves psychiques
difficultés inhérentes au travail de psychothérapie
en présence, notamment l’intensité des conflits intra-
sont particulières et spécifiques dans cette clinique.
psychiques sous-jacents et la nature de l’angoisse qui
Sur un plan technique et participatif, la déficience
rendent toujours difficile l’expression des émotions,
confronte d’emblée le thérapeute aux particularités
des affects et des représentations.
du fonctionnement psychique du sujet, notamment
aux failles s’agissant de l’expression des représenta-
tions et des affects.
Nous ne pouvons par ailleurs occulter la difficulté
Le développement de la vie
identificatoire face à la personne handicapée (Grange- psychique et ses aléas
Ségéral, 2006). Il s’agit d’un processus qui s’active au
moment même de la confrontation avec n’importe Premiers soins et qualité de l’environnement
quel sujet humain différent. Cela peut constituer pour L’environnement et la qualité des liens précoces
le sujet handicapé une véritable souffrance, car il peut sont, nous le savons, toujours de première impor-
se ressentir comme déshumanisé, gêné ensuite dans tance pour l’éclosion de la vie psychique du bébé et
ses propres processus de subjectivation interne. son développement ultérieur.
Les difficultés liées au processus identificatoire Depuis Freud et ses découvertes majeures autour
peuvent également générer un état de sidération psy- de la constitution, de l’avènement de la vie psychique,

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Déficience et psychothérapie. La mise en place du cadre, un pré-requis indispensable en faveur du développement psychique

les travaux accomplis par de nombreux chercheurs et et à la mère » (Debray, 1991, p. 46). Par ailleurs, il
psychanalystes ont réussi à cerner l’importance des nous faut noter que le développement psychique du
relations au sein de la prime enfance, leurs consé- bébé se fait toujours en étayage sur l’organisation
quences sur la vie psychique et la santé pour l’adulte psychique de l’adulte qui s’occupe de lui de faç on
en devenir. préférentielle (Debray, 1987). Retenons également
Freud, dès 1909, dans « Cinq leç ons sur la psy- l’importance de l’activité fantasmatique maternelle
chanalyse », décrit l’état de détresse originel du bébé qui, entre autres fonctions, remplit celle de pare-
(Hilflosigkeit). Sans l’aide de sa mère, de ses parents, excitation en liant les énergies pulsionnelles pro-
de son environnement, le bébé ne peut pallier seul venant du Ça du bébé et libidinalise (Fain, 1971)
ses états de tension, réussir à développer un narcis- les grandes fonctions (sommeil, alimentation…).
sisme primaire suffisant et développer une relation Dans la formation de l’appareil psychique, les travaux
d’objet sécure. Par ailleurs, l’attachement (Bowlby, de W.R. Bion (1962) offrent par ailleurs un modèle
1969)5 s’avère une modalité centrale dans le déve- pour visualiser la transformation des éprouvés bruts
loppement des interactions et dans le développe- archaïques projetés par le bébé (ou l’enfant) dans son
ment ultérieur de l’objet interne. Concernant l’avè- environnement (β) et la possibilité de traitement
nement de la vie psychique, ce qu’il advient durant psychique assuré par l’adulte de référence qui les lui
les premiers mois et les premières années est essen- retransmet sous forme métabolisée et cette fois assi-
tiel, car ces phases conditionnent son développe- milable par lui (α). Nous envisageons une similarité
ment, y compris l’accès à la symbolisation et les de fonctionnement entre le travail psychique que la
assises narcissiques et objectales. mère réalise à l’intention de son bébé et le travail psy-
Depuis Spitz (1965), de nombreux travaux de chique du psychologue clinicien. Par ailleurs, l’ab-
recherche ont montré qu’une dislocation majeure sence chez le bébé d’un système pare-excitation auto-
des premières relations mère-enfant provoque chez nome (Debray et Belot, 2008) nécessite le recours à
ce dernier de graves altérations au sujet du déve- celui de sa mère ou de l’adulte qui s’occupe de lui.
loppement de sa personnalité et au plan psychique. Dans ce cas de figure, les excitations subissent un trai-
Citons Winnicott : « Les carences maternelles pro- tement – psychique – par appareil psychique inter-
voquent des phases de réactions aux empiétements posé, celui de l’adulte.
et ces réactions interrompent la “ continuité d’être ”
(going on being) de l’enfant. Un excès de cette réac-
tion n’engendre pas la frustration, mais représente Continuité relationnelle et développement
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une menace d’annihilation : c’est, selon moi, une an- du self
goisse primitive très réelle, bien antérieure à toute Selon Winnicott, ce sont les expériences de conti-
angoisse qui inclut le mot mort dans sa description » nuité relationnelle entre mère et enfant qui vont être
(Winnicott, 1956, p. 289). déterminantes dans la conquête du sentiment de sa
Pour Winnicott, l’intégration du Moi dans le propre continuité existentielle, et fondent le senti-
temps et dans l’espace dépend de la faç on pour la ment de sa propre identité (self-being), l’ultime étape
mère de tenir l’enfant (holding, handling) et de lui consistant en la « capacité d’être seul » (Winnicott,
présenter le monde (object presenting). C’est elle qui 1958, p. 325), ce qui, au plan du développement psy-
le met en contact avec le monde extérieur et le lui chique, n’est pas une tâche aisée. Winnicott la décrit
présente selon ses propres ressources internes. Par volontiers comme étant l’étape la plus sophistiquée
exemple, la qualité des échanges affectifs est au cœur du développement affectif, car éminemment reliée
des interactions précoces et maintient vivant le plai- aux capacités d’intériorisation d’un bon objet dans la
sir identificatoire. Winnicott prendra soin de pré- réalité psychique de l’individu. Pour cela, la qualité
ciser toutefois que les soins ne sont pas à eux seuls des interactions a été suffisante et les processus d’in-
le garant de la bonne santé mentale ; il y a aussi les tériorisation également. Winnicott précise qu’elle
tendances innées vers l’intégration et la croissance ne peut advenir qu’après les phases classiques de
qui sont variables d’un individu à l’autre.
Le psychisme maternel filtre en effet « les excita- 5
Au-delà des controverses sur les travaux de J. Bowlby, D.
tions, en trop ou au contraire insuffisantes, venues du Anzieu proposa la notion de pulsion d’attachement (Golse,
monde externe comme du monde interne au bébé 2005).

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Psychothérapies

relations satisfaisantes, gratifiantes du bébé à sa mère, maternels ». Pour Winnicott, si un enfant, en réac-
puis du contexte œdipien où la relation comprend tion aux soins maternels, et ce trop précocement, a
un tiers (Houzel, 2015). L’enfant au départ déve- la nécessité de répondre par une fonction mentale,
loppe un sentiment de toute-puissance, d’omnipo- il s’ensuit une dissociation psyché-soma : « Certains
tence, il a l’illusion active de créer le monde autour types de carences de la part de la mère, en particulier
de lui, car la satisfaction de ses besoins est souvent un comportement désordonné, produisent une hyper-
immédiate (ses besoins et leur assouvissement sont activité du fonctionnement mental » (Winnicott,
quasi simultanés). Pour Winnicott toujours, c’est 1949, p. 139). On conç oit ainsi que les inéluctables
cette illusion, permise par une mère « suffisamment « petites défaillances » de la mère doivent être modé-
bonne » (good-enough mother), qui permet à la psyché rées et à la mesure de ce que l’enfant peut suppor-
de résider dans le corps et vise l’unité psychosoma-
ter. Pour que le bébé puisse petit à petit renoncer à
tique, base d’un self authentique, pour se dévelop-
l’omnipotence magique, reconnaître l’existence d’une
per (Winnicott, 1971).
réalité extérieure, et que les limites entre « dehors » et
Le visage, le regard et la voix de la mère repré-
« dedans » se dessinent, il a toujours besoin d’une ex-
sentent les premiers supports d’identification de l’en-
fant. Le développement du faux self correspond à une périence de continuité. Elle est rendue possible par
attitude de soumission de l’enfant, allant à l’encontre l’instauration d’une « aire intermédiaire » (Winnicott,
de ses besoins et désirs pour éviter le désaccordage 1971) d’expérience. L’investissement d’un objet tran-
(Stern, 1995). Ces états de non-intégration ont des sitionnel (inévitable doudou : mouchoir, coin de drap,
répercussions sur la constitution des enveloppes cor- peluche…) est le témoin de la conquête de cette aire
porelles et psychiques et sur le développement des intermédiaire. Mais de faç on plus précoce, le bébé
processus de symbolisation. Tandis que le vrai self investit certaines perceptions, qui ont cette même
repose sur le sentiment d’identité et de continuité fonction. C’est à partir d’éléments issus de sa pratique
d’être, indispensable à l’équilibre psychique, le faux clinique auprès d’adultes présentant des impressions
self répond à un environnement qui ne favorise pas antérieures d’angoisses catastrophiques, de chutes,
les phénomènes transitionnels et la capacité créative et ses observations ultérieures de bébés, qu’E. Bick
de l’enfant ; celui-ci restera dans la dépendance. Les (1968) postule que les différentes parties de la per-
apports de M. Klein (1946) retiennent bien entendu sonnalité du bébé non liées entre elles doivent être
toute notre attention dans les expériences d’intro- tenues ensemble grâce à la peau fonctionnant alors
jection puis la possibilité d’accès à la position dépres- comme une limite. Cette fonction « tenir ensemble
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sive, réduisant l’expérience du clivage. Dans le cadre les différentes parties », pour Bick, dépend initiale-
des entretiens psychothérapeutiques, la possibilité de ment de la bonne introjection6 d’un objet externe
résister aux attaques destructrices et à l’agressivité qui permettra plus tard la différenciation dedans/
est bien entendu un enjeu de taille pour le dévelop- dehors. La recherche frénétique d’un objet chez un
pement de la vie psychique du patient et l’accès à bébé : lumière, voix, odeur ou autre source de type
des sentiments dépressifs eu égard à l’intensité de
sensoriel est le résultat de sa recherche d’un objet
ces fantasmes destructeurs.
contenant qui permet, momentanément au moins,
de tenir les différentes parties de sa personnalité,
l’objet retenant alors toute l’attention du bébé. Bick
Phénomène d’introjection, manque
et développement de la vie psychique (ibid.) précise que la situation optimale d’« être tenu »,
Petit à petit, l’enfant, au contact d’un environ- pour le bébé, est celle de l’allaitement (mamelon ou
nement stable et « suffisamment bon », non seule- biberon dans la bouche). Là, les interactions intenses
ment est assuré dans ses besoins fondamentaux, mais sont de qualité, l’attention est réciproque et parta-
devient aussi capable par son activité mentale de gée, les stimulations sensorielles (voix, toucher,
« pallier les inévitables petites défaillances des soins regard) sont efficientes : l’enfant est tenu physique-
ment mais aussi psychiquement par sa mère, elle lui
parle, il perç oit son odeur. Bick nomme cette fonc-
6
Définit par E. Bick comme la construction d’un objet dans tion « contenant-peau », qui, mal assurée, conduit à
un espace interne. des états de non-intégration.

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Déficience et psychothérapie. La mise en place du cadre, un pré-requis indispensable en faveur du développement psychique

L’émergence de la pensée Cadre thérapeutique,


et son développement institutionnel, et entretien
La question concernant la construction de la vie à visée psychothérapeutique
psychique et la naissance des représentations retient
ici toute notre attention. B. Golse (1985), dans son Rappel conceptuel du cadre
article sur la naissance des représentations, souligne Notre conceptualisation du cadre dépend de la
combien la pensée a souvent été investie dans sa manière d’envisager la vie psychique dans son déve-
fonction défensive. Elle surviendrait pour permettre loppement le plus précoce, la naissance des repré-
au bébé de lutter contre une angoisse de perte. En sentations de choses, des relations d’objet et les fon-
effet, comme l’énonce Freud, « l’objet naît dans la dations du narcissisme, entre autres. Pour rappel, le
haine ». Par ailleurs, sa description du jeu de la bo- narcissisme provient de la constitution d’une enve-
bine et du jeu symbolique correspond également à loppe psychique par identification aux capacités
un mécanisme mis en place pour lutter contre les ef- contenantes (Houzel, 2010) de la mère. Une rela-
fets de la séparation. Les premières représentations tion contenant-contenu suffisamment bonne, celle
du bébé pourraient donc concerner à la fois le fait de empreinte de pensée et de rêverie (Bion, 1962), est
pallier l’absence (par exemple la mère) et le manque, nécessaire à la constitution d’un narcissisme de vie.
mais d’autres fonctions comme celles d’anticiper et A partir de là, les limites psychiques se consolident
prévoir le monde qui l’entoure sont bien entendu grâce à l’élaboration des notions de temporalité,
importantes. M. Klein attribuera aussi à la pensée d’absence et de présence qui seront possibles pour
une fonction défensive, celle de protéger le sujet d’un le sujet. Rappelons que le bébé vit dans le fantasme
retournement contre lui de la haine, dirigée au dé- d’une peau commune avant de reconnaître sa propre
part en direction de l’objet. Le travail de deuil et les peau et son propre Moi (Anzieu, 1985). La recon-
processus de symbolisation permettraient donc aux naissance d’une enveloppe individuelle est mise à
pulsions libidinales et destructrices d’être déplacées mal dans plusieurs pathologies, en l’occurrence dans
sur d’autres objets, dits secondaires, et d’éviter ainsi le handicap. Pour Anzieu, le fantasme de peau com-
de fonctionner selon la loi du talion. La théorie psy- mune agit en toile de fond dans le fonctionnement
chanalytique évoque par ailleurs comme point d’ori- mental de tout un chacun, aussi l’enveloppe psy-
gine les sensations corporelles que le bébé perç oit et chique n’est-elle pas qu’individuelle et familiale ini-
surtout, en cas d’attente, la tension qui survient tialement, mais elle est aussi groupale (Kaës, 2012).
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(sensation supposée uniquement somatique au dé- En outre, le groupe que forment les soignants, mais
part). Pour Marcelli (1992), les premières pensées du aussi le groupe soignants-soignés, constitue à partir
bébé pourraient précisément concerner le temps. En de l’existence du cadre (règles et fonctionnement
effet, le caractère prévisible de différentes séquences : institutionnel) une enveloppe psychique groupale,
alimentation, change, mais encore plus spécialement une enveloppe psychique institutionnelle. Ainsi,
la succession des gestes que fait la mère pour venir l’institution joue le rôle de réceptacle des parties
prendre son enfant dans son lit, par exemple, per- archaïques de la personnalité, rôle originellement
mettrait au bébé de prévoir psychiquement la sé- dévolu à « l’institution familiale originelle ». Nos
quence ou le geste qui va suivre. Ce que le bébé patients entretiennent alors une relation à l’insti-
parviendrait à se représenter, ce serait la suite de tution qui s’établit en écho à la relation fusionnelle
son vécu, voire des sensations corporelles qui lui qu’ils ont connue, par transfert sur l’institution. Si
appartiennent, comme : « A la sensation du plaisir le cadre institutionnel propose une relation suffi-
de téter succède celle de la réplétion et du bien- samment constante et instituée, il pourra de ce fait
être ». Nous pensons également au point de vue de constituer un réceptacle au psychisme du sujet. De
Winnicott sur la continuité des soins que la mère plus, le cadre de l’institution symbolise à certains
procure à l’enfant et les processus complexes d’inté- endroits la fonction maternelle, paternelle et fami-
riorisation qui se développent car associés au senti- liale grâce aux différentes fonctions institutionnelles,
ment de continuité d’existence. chacune ayant un rôle sexué, nécessaire au traitement
et aux changements psychiques des sujets. Il offre un
contenant capable de supporter les émotions destruc-

163
Psychothérapies

trices projetées par le sujet. Le cadre s’apparente est de modifier, changer quelque chose dans sa psy-
donc à la fonction de contenance et/ou de conte- ché. Dans le travail de psychothérapie, nous aime-
nant maternel et peut être mis en rapport avec le rions souligner certaines analogies entre les méca-
vécu primitif du sujet. Selon Bleger, le cadre repré- nismes à l’œuvre dans le développement psychique
sente « le dépôt de l’institution familiale la plus pri- du sujet et ce que le cadre permet de réactiver. Pré-
mitive » (1979, p. 38). Tout ce qui n’a pas pu faire cisément, le cadre tel qu’instauré permet de rejouer
l’objet d’un travail psychique antérieur suffisant peut chez le sujet la permanence, la continuité d’être, la
être projeté et enfin contenu par la fonction conte- sécurité. Il permet de recréer en toile de fond un
nante qu’offre alors l’institution. sentiment de sécurité qui repose sur un sentiment
Ainsi, le cadre permet de recréer une forme de continu d’existence et nourrit le fondement même
sentiment de sécurité interne en exerç ant une de son narcissisme. Il s’agit, nous le savons, d’ingré-
fonction contenante (Houzel, 1987) à l’intention dients indispensables au développement de la vie psy-
des patients. Par ailleurs, l’institution exerce d’autres chique du sujet humain. Ainsi et pour nous, le cadre
fonctions, celle de limitation/délimitation avec le constitue dans tout processus du soin un pivot cen-
monde externe, mais aussi une fonction de sépara- tral. Dans la clinique du handicap, ces aspects se
tion (cette fois agie) avec leur famille. Cette sépa- trouvent renforcés, prennent une valeur et une im-
ration participe aussi à la fonction de délimitation portance considérables. Le cadre se matérialise par la
entre les espaces psychiques et permet aux sujets de permanence, le lieu des rendez-vous toujours unique
tendre vers le processus d’autonomisation psychique. et préservé, le temps défini et invariable au fil des
Le cadre n’est pas seulement un ensemble de conven- séances et des personnes présentes. En effet, selon
tions formelles (Bleger, 1979), mais il apporte des Bleger (1979), le cadre des entretiens est une moda-
lité contrôlée par le clinicien. Il doit être muet et
constantes grâce auxquelles l’évolution du proces-
demeurer le plus invariant possible. Grâce à sa suf-
sus peut être déclenchée, contrôlée, voire achevée.
fisante constance, il fonctionne en arrière-fond de la
Il accompagne également le sujet dans un travail de
rencontre sur lequel pourront se produire les phéno-
reconstruction positive de la représentation qu’il a
mènes et processus psychiques en jeu chez le sujet :
de lui-même.
« Il est l’implicite dont dépend l’explicite » (ibid.,
Par analogie aux poupées gigognes, nous pourrions
p. 259). Ce lieu de non-processus (cadre initial
d’ores et déjà nous représenter l’institution comme
posé tel quel) renvoie au non-moi du sujet et peut
un ensemble d’enveloppes contenantes thérapeu- ainsi devenir le dépositaire de ses liens symbiotiques
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tiques qui s’encastrent les unes dans les autres afin

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primitifs. Dans ce sens, le cadre peut être pensé
d’envelopper les sujets dont il faut prendre soin. Le comme « espace transitionnel » au sens winnicottien
cadre de l’entretien clinique fait partie de cet en- (1971) du terme. Il s’agit alors d’une zone a-conflic-
semble et, selon nous, dans son niveau le plus infé- tuelle, ne se situant ni dedans, ni dehors. Elle favo-
rieur car au contact des parties les plus primitives rise de ce fait l’illusion et la créativité ainsi qu’une
au plan du développement de la vie psychique. « interrelation psychosomatique et la relation d’ob-
jet » (Winnicott, ibid.) grâce à sa délimitation. Le
cadre crée une frontière entre l’intérieur et l’extérieur
Cadre de l’entretien clinique qui sécurise le sujet pour se laisser aller à une rêve-
Rappelons que la première notion du cadre se rie créatrice. Il permet d’amorcer progressivement un
définit par le lieu des entretiens, un espace où l’on travail de différenciation, de séparation (entre soi
entre et d’où l’on sort. Il est fondé également par et l’autre, entre l’interne et l’externe). Le sujet peut
des règles, une rythmicité (un rendez-vous hebdo- ainsi prendre plaisir à fonctionner pour soi, afin
madaire, par exemple, avec le/la psychologue clini­ d’acquérir l’autonomie et l’indépendance nécessaires
cien(ne)), des repères temporels et des limites entre pour la consolidation de sa propre identité, de son
le dedans et le dehors. C’est l’ensemble des condi- self. Le cadre doit être au service d’une topologie
tions matérielles que toute institution met à la dispo- dynamique qui suppose le maintien d’un conte-
sition du patient dans une unité de temps, de lieu et nant avec des limites nécessaires à la construction
de personne. Ces aspects englobent l’environnement psychique. L’espace thérapeutique proposé doit donc
au sens large, le lieu de vie du résident, dont le but être assez solide pour que les patients osent s’appro-

164
Déficience et psychothérapie. La mise en place du cadre, un pré-requis indispensable en faveur du développement psychique

cher de leur monde interne. De plus, les possibilités fondamentale du travail psychique. La seconde a
d’élaboration psychique s’agissant des problématiques trait au travail de liaison entre les représentations de
de séparation-individuation sont régulièrement sol- mots, de choses et d’affects. Or, chez les personnes
licitées, ainsi que tout ce qui concerne le renfort de présentant une déficience intellectuelle, qu’il s’agisse
l’investissement objectal et narcissique. S’agissant d’enfants ou d’adultes, ces deux étapes s’avèrent sou-
précisément du suivi thérapeutique individuel, les vent difficiles, voire inaccessibles. En effet, les opé-
fonctions « alpha » et de contenance du thérapeute rations de pensée sont souvent défectueuses (faillite
sont particulièrement mises à contribution. De même, du monde interne) ou parfois surinvesties pour lut-
il faut du temps et un dispositif de soins approprié ter contre la réalité externe, jugée dangereuse (mots
pour permettre chez le sujet l’instauration de nou- répétés à l’infini ou phrases prononcées systémati-
velles modalités défensives, plus adaptées face à quement de faç on stéréotypée). Dans ce cas, la pen-
l’émergence pulsionnelle souvent déstabilisante car sée est mise au service de la lutte pour justement
insuffisamment contrôlée. « ne pas penser ». Il ne s’agit pas d’un travail de la pen-
sée engagé et au service de la compréhension interne
comme celui qui conduit au travail d’élaboration
Entretien clinique et travail psychique. La pensée reste là « engluée », répétitive,
de psychothérapie et possède alors une visée défensive. Et pourtant, il
L’objectif d’un travail de psychothérapie est clas- faut pouvoir « constituer du psychique, là où il n’y
siquement d’augmenter le travail de la pensée puis en a pas, ou de manière incomplète ou défaillante »
le développement de la vie psychique, favoriser la (Korff-Sausse, 2006, p. 508).
liaison entre représentation et affects, assouplir, che- Ainsi, l’objectif premier et non des moindres dans
min faisant, l’expression des symptômes du sujet,
la clinique du handicap s’avère souvent être, dans un
toujours dans le respect de ses modalités défensives.
premier temps, la mise en place d’un cadre sécuri-
C’est aussi pour le thérapeute le « prêt de son
sant, garantissant au sujet l’intériorisation première
appareil à penser les pensées » (Bion, 1962). La cli-
d’une temporalité. C’est ce cadre posé au préalable
nique avec des personnes handicapées nous sollicite
qui facilitera les premières possibilités d’identifica-
particulièrement dans ce registre. Des contenus psy-
tion du sujet au thérapeute. Ce sont ces aspects anté-
chiques parfois très bruts (transmis par l’intermé-
rieurs et essentiels au travail psychique proprement
diaire de paroles, mais aussi par le biais de commu-
nications non verbales) sont projetés au sein de la dit qui concernent le développement du self. L’ob-
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jectif premier est ainsi l’intériorisation d’un cadre

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relation transférentielle, reç us par le psychothéra-
peute qui les soumet à sa propre activité psychique stable, ferme, puis la possibilité ultérieure d’une iden-
de transformation et les retourne, transformés, pou- tification à un objet « suffisamment bon » et perma-
vant alors être assimilés. Dans cette lignée, les tra- nent dans le temps. Ces aspects apparaissent prio-
vaux de Houzel (2010) sur la fonction contenante ritaires dans cette clinique. L’augmentation des
et le concept d’enveloppe psychique nous apportent ressources psychiques internes s’effectue avec l’ac-
des éclairages tout à fait précis sur les mécanismes croissement du pool des représentations et la recon-
en présence dans le soin et le développement de la naissance de ses états affectifs. La possibilité ulté-
vie psychique. rieure de rattacher les représentations à des affects
Avant de parvenir au travail psychique propre- précis survient dans un temps parfois très éloigné
ment dit, la possibilité première pour le sujet d’ex- du premier.
primer des représentations et des affects peut être une Soulignons également chez certains sujets, qu’il
difficulté de taille dans la clinique du handicap. Les s’agisse d’enfants, d’adolescents ou encore d’adultes,
capacités de maîtrise de la réalité interne peuvent les difficultés de symbolisation mais aussi la diffi-
s’avérer défaillantes et mettre en échec les souhaits culté de se re-présenter un objet absent et ainsi le
d’élaboration psychique ultérieurs. retrouver, fonction particulièrement atteinte chez
Puiser dans ses représentations, en créer et accor- les sujets déficients au plan intellectuel. Aussi, le sen-
der suffisamment de valeur à ses émotions, ses affects timent de continuité d’existence est régulièrement
pour pouvoir non seulement les reconnaître, mais battu en brèche par l’insuffisante constitution de la
aussi les exprimer, est une première étape essentielle, relation d’objet interne.

165
Psychothérapies

C’est l’ensemble de ces processus que nous aime- d’accueil, particulièrement à Madame. Jusqu’à son
rions illustrer ici avec la présentation du travail décès, l’équipe du Foyer organisait des visites et ren-
psychothérapeutique réalisé avec Lara7. contres annuelles à son domicile.

Lara Au Foyer
De prime abord avenante, spontanée, liant assez
Lara est une jeune femme âgée de 34 ans qui vit facilement contact avec autrui, y compris les per-
en foyer d’accueil et d’hébergement spécialisé dans sonnes inconnues10, ses relations avec les autres rési-
lequel elle réside depuis ses 9 ans. Ce foyer accueille dents et membres éducatifs sont cependant tendues.
principalement des adultes déficients intellectuels Lara est omniprésente et repoussée régulièrement par
légers à sévères. Lara vit dans l’Unité des personnes tous. Ses attitudes de collage et de questionnements
les plus autonomes. Elle présente une déficience permanents rendent aussi difficiles ses relations avec
moyenne à légère et des séquelles psychomotrices certains éducateurs. Très active sur son Unité de vie
secondaires à une encéphalopathie néo-natale, mais et au Foyer, Lara suit en effet, pas à pas, les éduca-
aussi liées à une chute dans les escaliers lorsqu’elle teurs et éducatrices et « veut tout faire ». Elle cherche
était chez ses parents, responsable aujourd’hui d’une à se rendre utile à chaque instant, débarrasse, range
hémiplégie partielle gauche. Lara ne peut se servir la vaisselle, s’inscrit à toutes les tâches, brusque les
de son bras gauche, désormais rétracté. Elle porte des autres résidents s’ils n’ont pas terminé leur repas.
chaussures orthopédiques. Depuis 1999, elle présente Elle a peu de relations avec les autres, mis à part avec
une épilepsie stabilisée. Ses difficultés psychiques les plus faibles qu’elle se plaît à aider. Elle prend par-
et physiques ne lui ont pas permis de conquérir une fois la place des éducateurs « pour faire tourner la
autonomie suffisante pour intégrer un établissement boutique », justifie-t-elle sans hésitation. Pour cer-
de type « travail protégé », ESAT 8. Au plan des capa- tains ateliers comme la gymnastique ou l’équitation,
cités cognitives, Lara possède des repères plus fiables elle parvient à trouver des parades pour pallier cer-
dans l’espace que dans le temps, connaît globalement taines de ses difficultés motrices. Il lui faut toujours
la valeur de l’argent, peut lire l’heure9, mais l’am- faire « bonne figure ». Elle ne peut avouer des fai-
pleur de ses mécanismes défensifs et de ses angoisses blesses, une fatigue… Pour autant, sa détermination
gêne considérablement les apprentissages, l’accès à et sa volonté sont souvent mises en avant, elle fait
son monde interne et le travail qui peut y être asso- preuve d’un certain courage face à ses difficultés
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cié. Ses capacités langagières lui permettent de com- motrices et remporte plusieurs prix d’équitation. Sus-
muniquer avec autrui assez aisément. ceptible et très sensible aux critiques, Lara reç oit
Au niveau familial, elle est la cinquième enfant toute remarque très péniblement. Malgré le nombre
d’une fratrie de onze. Sa famille a toujours été prise d’années très important vécues dans la même insti-
en charge par les services sociaux et l’Aide Sociale tution, Lara n’est pas encore assurée de sa place. Elle
à l’Enfance (ASE). Délaissée par ses parents durant écoute plusieurs conversations en même temps, se
sa prime enfance (son dossier relate de graves carences mêle de tout et est à l’affût en permanence. Désireuse
affectives et éducatives), elle est placée dès l’âge de de capter sans cesse l’attention, elle interpelle les per-
3 ans, sur décision de justice, dans une famille d’ac- sonnes susceptibles de lui renvoyer une image posi-
cueil qu’elle quitte à l’âge de 9 ans pour intégrer l’ins- tive, cherche à se valoriser par ce qu’elle fait, main-
titution actuelle. Lara est restée attachée à sa famille tient le lien à l’autre à tout prix. Ses multiples
manœuvres apparaissent « usantes » pour autrui. Lara,
7
Cette prise en charge a été assurée par R.A. Belot. désireuse pourtant de l’effet inverse, se voit opposer
8
ESAT : Etablissement et Service d’Aide par le Travail, ancien- du rejet.
nement CAT, Centre d’Aide par le travail.
9
Mais par exemple, Lara ne connaît pas sa date de naissance
et ne parviendra jamais à l’apprendre.
10
Il nous faut relever particulièrement ce fait qui va dans le
sens du manque de distance à autrui, la quête affective, et
traduit les faiblesses de l’instauration des limites interne et
de différenciation.

166
Déficience et psychothérapie. La mise en place du cadre, un pré-requis indispensable en faveur du développement psychique

Le travail de psychothérapie en permanence, elle se tient auprès des éducateurs


ou déambule au sein du Foyer à la recherche d’infor-
Les premières années de prise en charge : mations, pour « ne pas se sentir isolée » et « dans le
du manque de limites psychiques vide », pensons-nous.
à la permanence du cadre thérapeutique Malgré ses capacités langagières, entrer en rela-
Lara est âgée de 35 ans lorsqu’elle débute ce tra- tion avec elle est laborieux. Lara ne peut entendre
vail de psychothérapie en face à face à raison d’un aucune de nos tentatives d’intervention quelles
rendez-vous hebdomadaire. qu’elles soient (acquiescements, interrogations…),
Les éducateurs ont formulé une demande de suivi alors que les rendez-vous sont très attendus. Elle
concernant cette jeune femme et ont fait part de guette notre arrivée le matin et vient même à notre
leurs difficultés. Dans leur travail, ils relatent un cer- rencontre sur le parking. Elle souhaite être reç ue
tain niveau de souffrance, la présence de craintes et avant l’heure, interrogeant le cadre, cherchant à le
d’angoisses. bousculer pour tester, sans doute, sa résistance et sa
Le travail au cours des premiers mois, voire des fermeté.
premières années, ne se déroule pas comme nous Ainsi, les premières années de prise en charge
avions pu l’imaginer. Les limites intrapsychiques sont sont éprouvantes, car l’ampleur de ses défenses et
faibles et le cadre interne est insuffisamment stable notre « mise à l’écart » ne serait-ce que pour « pen-
et sécurisant. Le besoin de valorisation prime et son ser avec elle » prédominent. De même, Lara fuit et
discours ne se focalise que sur des faits concrets, refuse toutes les propositions de « penser avec elle
comme l’aide qu’elle apporte aux autres. Elle cherche son histoire », parfois même avec agressivité. Rien
à dénier en permanence son handicap par le dyna- ne semble pouvoir se fissurer dans cette carapace que
misme dont elle fait preuve dans les activités. Pour- nous nous représentons, à l’époque, comme narcis-
tant, ses difficultés de marche sont patentes et son sique, à l’image d’une cuirasse protectrice. Cepen-
bras gauche de moins en moins mobilisable. C’est à dant, comme nous craignons de fragiliser un système
un fonctionnement opératoire que nous sommes défensif si rigide et fermé, nous maintenons le cadre,
confrontées, suscitant chez nous au plan contre-trans- notre écoute bienveillante, notre présence atten-
férentiel un état d’impuissance, voire parfois de sidé- tive. Nous nous interrogeons sur l’objectif même de
ration. De plus, sa logorrhée empêche tout travail notre présence en entretien : « A quoi pouvons-nous
psychique. Aucun interstice n’est visible pour réussir lui servir ? » Nous percevons l’importance pour elle
à partager au plan émotionnel ses expériences in- d’être reç ue et écoutée, mais l’ampleur de ses méca-
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ternes, notamment en termes d’émotions et d’affects. nismes de défense lui refuse l’accès à toute subjecti-
En entretien, Lara s’inscrit dans un flot ininter- vité. Nous nous résolvons à l’écouter sans pouvoir
rompu de paroles, ne nous fait aucune place, ne serait- travailler avec elle comme nous l’espérions.
ce que dans notre désir d’acquiescement de ses pro-
pos. Lara semble ne pouvoir que s’installer dans une
fuite en avant perpétuelle. Elle relate sans cesse en De la blessure narcissique, problématique
entretien combien elle est occupée ! « Je vais, je abandonnique, abrasion du système défensif
viens… à droite, à gauche… », phrases qui inter- et changement de cadre
rogent quant au vide, car en fait, nous savons qu’elle A l’époque, lorsqu’elle se voit opposer un refus sur
« brasse de l’air ». A certains moments, aux prises son Unité de vie, il s’agit pour elle d’un rejet pur et
avec des positions contre-transférentielles mater- simple de sa personne. Comme elle s’expose beau-
nelles, nous craignons pour elle un épuisement phy- coup au plan relationnel, elle reç oit de nombreuses
sique et psychique. Lara ne peut rester seule dans sa attaques verbales. Certains résidants l’invitent « à
chambre et n’investit aucune activité personnelle. dégager », ce qu’elle prend au pied de la lettre : « Y’en
Elle affiche une assurance « de surface », cherchant a qui disent que je dois partir ! », prenant toujours
à mesurer combien elle est utile pour son groupe et « pour argent comptant » ce qui lui est dit sans que
pour le Foyer en général (cuisine, repassage, jardi- ces éléments puissent être repris avec nous et qu’elle
nage…). Elle ne tarit pas d’éloges sur « tout ce qu’elle puisse aller au-delà. La blessure narcissique est vive
sait faire ! » et « tout ce qu’elle fait ! ». Toute la jour- et béante. Mais Lara, à cette époque, balaye d’un
née, si elle n’est pas en activité, ce qu’elle souhaite revers de main tout affect qui a trait à l’angoisse, la

167
Psychothérapies

peur, le chagrin, ne pouvant les exprimer et les puisse représenter la continuité, être un gage de
prendre en compte. Son handicap physique est lui sécurité interne, favoriser la symbolisation et lui per-
aussi nié, voire dénié. Elle ne l’évoque jamais au mettre de supporter l’absence. C’est aussi le sym-
cours des entretiens et semble, au quotidien, ne pas bole des retrouvailles et le lien qui ne se brise pas11.
en tenir compte. Ses préoccupations majeures sont
et restent ses relations avec les autres et sa place au
sein du Foyer, qu’elle défend avec beaucoup d’énergie. Cadre thérapeutique solide et amorce
Nous la recevons depuis déjà au moins trois d’un changement interne psychique :
ans lorsque nous emménageons dans une nouvelle différenciation, soi, moi et non-moi
construction, à proximité de l’ancienne mais neuve. mieux délimités
Lara quitte alors son ancienne institution et l’inten- Cette année-là, durant l’été, Lara part seule alors
sité de ces changements commence à la perturber. qu’habituellement, deux ou trois résidents du Foyer
Elle formule pour la première fois des craintes, no- partent ensemble sur le même séjour de vacances.
tamment celles de perdre sa place, ce dont elle me Alors que Lara n’a jamais manifesté aucun trouble du
fait part. Elle évoque alors le directeur, le chef de comportement ni agressivité au Foyer, son séjour est
service qu’elle cherche à rencontrer afin qu’ils la abrégé au regard des symptômes qu’elle présente sur
rassurent quant à sa place au foyer, mais sans pour place : agitation, agressivité et violence envers autrui
autant pouvoir les solliciter et demander un ren- et elle-même. Confrontée à la solitude et rattachée
dez-vous. d’aucune manière au Foyer, Lara décompense au plan
psychique. La connaissance de ces éléments a permis
un aménagement ultérieur spécifique pour ses séjours
Changement de cadre externe thérapeutique, et départs en vacances : Lara ne partira plus seule,
fissure de la carapace défensive mais toujours accompagnée d’un ou de plusieurs rési-
et déploiement de l’imaginaire « inquiétant » dents choisis. Ces faits ont créé un point d’ancrage
Peu après cette période, un mouvement tout à important et semblent constituer le point de bascule.
fait différent s’amorce lors des entretiens, « la cara- La carapace narcissique se fend. Lara ne peut plus
pace se fend », des angoisses se précisent et s’expri- soutenir indéfiniment cette position figée où l’idéal
ment. Alors qu’elle s’apprête à quitter le foyer comme cherche à occuper toute la place. Les troubles qu’elle
d’habitude pour un séjour de vacances (elle part a présentés semblent la surprendre elle-même. Une
régulièrement de faç on bi-annuelle), Lara fait part brèche s’est ouverte. Son rapatriement d’urgence au
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d’inquiétudes jusqu’alors inconnues. Elle imagine Foyer l’a surprise et peut-être l’a confortée : sa place
que personne ne sera présent pour la conduire ou la est bien là, surtout « en cas de problèmes ». Elle
ramener. Elle se visualise seule « sur le bord de la évoque alors au cours des entretiens ses difficultés,
route », devant revenir à pied avec sa valise. A la ce qu’elle a pu ressentir, seule dans ce centre de
suite de ce scénario, toute tentative pour aborder la vacances, livrée à ses peurs, sans attache et sans lien
solitude, la peur, l’abandon ne peut encore être réa- concret et direct avec le Foyer. Avanç ant dans le tra-
lisée. Mais Lara ressent des peurs et les exprime vail, pouvant aborder ses difficultés et ses peurs, Lara
même si elle reste enfermée dans des schémas de développe de l’intérêt pour autrui et est à l’écoute
pensée comme « Personne ne va venir me chercher ! » désormais de leurs difficultés. Un jour, de faç on très
sans pouvoir trouver d’issue ou accepter les réassu- émouvante, Lara nous fait part de ses préoccupa-
rances données par les éducateurs. L’ampleur des tions quant à ceux qui n’ont pas de travail, pas de
craintes internes prend systématiquement le pas sur place ! « J’ai entendu au poste ce matin, y’en a qui
la réalité externe. Nous continuons comme toujours ont perdu leur boulot ; y’en a qui perdent leur place ;
à lui remettre un carton de rendez-vous, espérant qu’il j’espère que je vais revenir, moi, après mes vacances ! »
Ses possibilités de penser la vie d’autrui, cette empa-
thie nouvelle, cette ouverture au monde, aux autres
11
Les nombreuses questions que posent les résidents et et à leur environnement, constituent des préoccu-
dont la réponse est pourtant connue ont comme visée la pations tout à fait majeures, lui ouvrant la voie à
réassurance mais permettent aussi, selon nous, de bou-
cher les trous d’une réalité interne défaillante, construite en l’intersubjectivité. Une autre fois, en séance, elle
pointillés, où la discontinuité est souvent la règle. pleure parce qu’elle ne participe plus à certaines

168
Déficience et psychothérapie. La mise en place du cadre, un pré-requis indispensable en faveur du développement psychique

activités. Elle ne comprend pas pourquoi, elle ver- des situations tout à fait paradigmatiques des diffi-
balise enfin sa crainte d’être rejetée et se laisse aller cultés de croissance psychique et nous permettent
à l’expression d’affects intenses. de visualiser précisément les étapes nécessaires au
En entretien, Lara évoquera désormais les conflits bon développement somato-psychique.
avec les autres et la peine ressentie. La position hié- Durant les premières années de suivi hebdoma-
rarchique des éducateurs la rassure, sachant qu’ils daire, nous avons observé combien « penser », pour
représentent l’autorité. Elle peut s’appuyer sur un Lara, a pu être extrêmement douloureux. C’est ainsi
cadre perç u comme solide. Elle cherche à se rassurer en tout cas que nous l’avons ressenti. Exprimer des
en recensant toutes les personnes « qui sont là pour affects, des émotions, évoquer son histoire, sa vie au
elle », comme elle le verbalise. C’est aussi l’époque quotidien et ses liens avec autrui était quasi impos-
où elle est confrontée au décès de ses parents et aux sible. Lara était trop engagée à consolider son arse-
retrouvailles avec un frère qu’elle n’a presque jamais nal défensif, en particulier sa carapace narcissique dans
connu. Les départs et retours de vacances sont tou- une recherche de valorisation permanente « pour se
jours douloureux, mais aujourd’hui Lara peut en par- maintenir » et « survivre psychiquement ». La défail-
ler. A la suite d’un séjour durant les vacances de Noël, lance et le dysfonctionnement dans la relation à
elle confie : « Je ne voulais pas revenir ici, car j’ai cru l’objet primaire ont nécessairement laissé des traces
qu’on avait pris ma place ! » dans la constitution du self, dans ses capacités d’iden-
tification, dans l’établissement de son narcissisme pri-
maire, secondaire, puis dans ses capacités réflexives.
Discussion Lara, à son image, se vit toujours seule, abandonnée,
Parvenues à ce point de réflexion, nous ne pou- exclue du groupe. Elle est celle à qui personne ne
vons que mesurer les effets et conséquences des pense. Les difficultés d’accès à la position dépres-
contextes de négligence éducative et carences affec- sive, comme M. Klein (1957) l’a conceptualisée,
tives infantiles. Le défaut dans la constitution de la sont majeures et renvoient à une angoisse de perte
relation d’objet, qu’elle soit de type environnemen- d’objet et d’abandon qui domine l’ensemble de son
tal ou non, perturbe les assises identitaires et narcis- fonctionnement psychique.
siques et le développement du sentiment continu
d’existence. Les angoisses d’abandon sont majorées La mobilisation des représentations et la recon-
et les sensations de chute, d’anéantissement sont trop naissance des affects ont représenté une difficulté
vives, non amorties par un appareil psychique ca- majeure chez Lara durant les premières années. Là,
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pable de contenir ce type de vécu. nous interrogeons le plaisir de penser lorsque les
Si la déficience de Lara peut s’expliquer par l’encé- qualités d’investissement à l’objet ont été si faibles.
phalopathie dont elle a été victime enfant, celle-ci L’accès à un certain travail d’élaboration psychique
a été majorée par les conditions d’existence caren- fut très progressif. Penser les liens intersubjectifs et
tielle avant son placement en famille d’accueil à ses interpersonnels a pu être possible, mais au bout d’un
3 ans et la défaillance d’intériorisation d’un objet temps très long où le cadre, intégré, lui a permis enfin
« suffisamment bon, fiable et permanent ». Le place- de rendre moins étanches certaines de ses frontières
ment a sans doute limité les effets délétères s’agis- intrapsychiques.
sant du développement des troubles de la personna- Cette prise en charge (nos entretiens, leur per-
lité. Il a sans doute permis à Lara d’établir quelques manence, leur régularité et leur continuité dans le
repères stables et de développer tout de même ses temps) a permis à Lara l’intériorisation progressive
liens à autrui et sa vie psychique (ses capacités lan- d’un cadre stable. Puis, progressivement, l’expression
gagières en témoignent), mais la sécurité interne et de certains affects, blessures, souffrances lui a permis
la constitution de l’objet sont défaillantes. Les consé- de poser certaines questions comme sa place au sein
quences motrices de l’encéphalopathie néo-natale de l’institution, nœud central dans sa problématique
sont venues majorer les failles liées à l’intégration et de type abandonnique. Initialement, le besoin d’oc-
la construction de l’image inconsciente du corps, affai- cuper l’espace et de le remplir de paroles ininterrom-
blir un narcissisme déjà fragilisé par des relations pré- pues montre la difficulté chez Lara de la construc-
coces carencées. Nous pensons que les situations de tion d’un espace personnel interne où les pensées
carences et de déprivations affectives représentent peuvent se déployer sans risque. Dans le collage et

169
Psychothérapies

l’indifférenciation, Lara, lors des entretiens, montrait Les effets contenants du cadre
peu d’aptitudes à entrer en relation avec autrui. Le cadre psychothérapeutique que nous avons
A la lumière de nos connaissances sur le dévelop- mis en place (à distance du quotidien et de sa vie sur
pement de la vie psychique, nous envisageons diffé- son Unité) permet au sujet de reprendre certaines
remment les difficultés de Lara. Par exemple, nous positions psychiques inhérentes à la construction d’un
avons observé combien, en début de psychothérapie, objet interne fiable, sécurisant, sur lequel il pourra
la capacité d’être seule (Winnicott, 1958, p. 325) en s’étayer. Il convoque également un grand nombre de
notre présence était réduite. Cette capacité nous est particularités de l’attachement et de la construction
apparue comme constamment battue en brèche par du self. Lorsque le cadre est bien instauré, le sujet
l’insuffisance de son monde interne, défaillant à peut y projeter la violence de son agressivité et ses
contenir ce type d’expérience. Les angoisses d’aban- éprouvés, sans représailles. Il peut reprendre le jeu
don majeures nécessitaient la préservation du lien à des identifications, mobiliser ainsi son propre monde
autrui ininterrompue. Le silence ou la ponctuation interne, ses représentations, ses affects et développer
ne pouvaient avoir lieu. de meilleure manière l’image de soi. De même, la per-
Initialement, Lara n’a rien pu laisser paraître de manence et la continuité dans le temps, lorsqu’elles
ses difficultés en lien avec son système défensif extrê- sont garanties, permettent au sujet d’intégrer un sen-
mement fermé, mais l’expérience du cadre et sa per- timent continu d’existence. Enfin, l’appui sur l’appa-
manence ont permis l’assouplissement de ses défenses reil psychique du thérapeute, ses capacités à penser
pour investir l’autre, aborder ses difficultés affectives les conflits intra-psychiques et interpersonnels appa-
et intrapsychiques sans danger. La carapace narcis- raissent comme autant de signes permettant la réus-
sique se fend, les défenses dans ce registre sont moins site de ce type de prise en charge.
utiles. Lara peut alors sans péril intérieur se laisser Nous avons à chaque fois constaté la valeur pour
aller à ressentir ses douleurs, ses souffrances, puis à un sujet d’avoir un rendez-vous hebdomadaire au
les exprimer. sein de la vie rythmée du Foyer. Les entretiens offrent
C’est le cadre offert et sa permanence indéfectible de fortes garanties en termes d’attention et de pré-
qui ont pu permettre à Lara la diminution de ses sence à autrui. A de multiples reprises, nous avons
angoisses, y compris celles d’abandon, envisager observé avec Lara mais aussi avec d’autres résidents
de nouvelles capacités d’attachement, d’étayage et combien le cadre, lorsqu’il est respecté, incarne la
prendre appui sur les capacités psychiques et de conte- sécurité, la continuité, la permanence. Ces aspects
nant offertes par nous mais aussi par l’institution, constituent des bases indispensables, des préalables
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nous y reviendrons. incontournables pour que les matériaux psychiques
bruts puissent être projetés, accueillis puis métabo-
Nous pensons en outre que sa difficile probléma- lisés par le psychothérapeute.
tique d’abandon et les troubles liés à l’attachement Nous précisons lors du déménagement de l’insti-
ont longtemps gêné son engagement transférentiel tution (nouveau bâtiment) la conservation intacte
envers nous. En effet, réclamant une attention exclu- de notre bureau et des éléments qui le composaient.
sive, Lara n’a, pendant longtemps, jamais pu en béné- Lara a de nouveau pu facilement s’inscrire dans les
ficier au cours des entretiens, les douloureux phéno- entretiens, de ce fait.
mènes de la répétition et la dimension transférentielle
lui faisant systématiquement craindre la convoca-
tion du mauvais objet et la possible rupture avec lui. Le travail d’équipe et ses effets
Nous comprenons alors que « notre mise à l’écart » Il faut également souligner le bénéfice de l’ins-
fut pour elle une faç on de préserver notre relation. titution dans les avancées de cette prise en charge.
Nous tenir à distance pendant un certain temps fut Les équipes ont été demandeuses et ont toujours sou-
pour elle nécessaire. Craignant inconsciemment le tenu notre travail. Par ailleurs, éloigné du travail
retour d’un lien actif mais néfaste, elle envisageait thérapeutique avec Lara, un travail clinique a été réa-
aussi inconsciemment sa rupture. C’est ainsi que nous lisé avec l’équipe où nous avons pu entendre et ac-
avons pu nous représenter ultérieurement notre « im- cueillir les éléments du quotidien et les difficultés
mobilisme apparent », mais avant tout la préserva- générées par les symptômes de Lara. Nous avons tra-
tion du cadre : « accueillir mais ne pas bouger ! ». vaillé ensemble, non sur le matériel des entretiens

170
Déficience et psychothérapie. La mise en place du cadre, un pré-requis indispensable en faveur du développement psychique

psychothérapeutiques, restés confidentiels, mais sur de l’institution. C’est a priori le cadre très précis et
la problématique abandonnique de Lara et ses tra- étayant de la relation duelle (primaire) qui a permis
ductions au quotidien. Ce décryptage et la mise en au cadre institutionnel d’assurer une fonction plus
sens des symptômes, comportements, ont permis des contenante. Ainsi, nous percevons à quel point la
modifications s’agissant des représentations de l’équipe mise en place du cadre dans la pratique des psycho-
et permis d’engager un travail différent. L’équipe thérapies de personnes déficientes a des vertus s’agis-
pluridisciplinaire a réussi ainsi à investir différem- sant du travail de la pensée. Le cadre et son appli-
ment Lara. La nature des échanges relationnels mieux cation stricte permettent de recréer des conditions
appréhendés a permis des réponses différentes « sur le favorables au développement de la vie psychique et
terrain » et la sortie des schémas répétitifs. de la relation intersubjective. Ce sont des notions
archaïques au plan psychique en termes de rythmes,
de permanence, d’attention et d’immuabilité qui sont
Conclusion toujours convoquées et retrouvées lors des rendez-
vous. Ce sont elles qui permettent au sujet d’éprou-
Les psychologues connaissent amplement les dif- ver un sentiment de continuité d’existence, nécessité
ficultés liées au travail de psychothérapie avec des première pour que puissent ultérieurement se dé-
personnes en situation de handicap. La mobilisation ployer un sentiment de sécurité, une pensée inves-
de la vie psychique nécessite la mise en place de pré- tie et des liens transférentiels. Lara a enfin pu perce-
requis indispensables, d’où notre désir de communi- voir le cadre institutionnel et sa sécurité parce qu’au
quer cette prise en charge. Celle-ci permet en outre préalable, elle a vécu la permanence du cadre au sein
de mesurer combien le temps et la permanence du cadre des entretiens psychothérapeutiques. La clinique du
comptent dans les modifications structurelles et éco- handicap et de la déficience nous confronte en effet
nomiques constatées. C’est indéniablement le travail à des questions épineuses s’agissant de la genèse de
de suivi thérapeutique hebdomadaire long et continu la vie psychique. C’est uniquement lorsque le cadre
qui a permis à Lara d’assouplir ses mécanismes défen- a été suffisamment bien intériorisé que nous pouvons
sifs initiaux pour permettre l’émergence de certains observer la mise en place ultérieure de modalités
de ses affects, puis leurs possibles liaisons à de nou- transférentielles au service du renforcement identi-
velles représentations. taire et de l’assouplissement des défenses.
Jusqu’à présent, la prise en charge institutionnelle La transmission de ces aspects liés au terrain nous
de Lara (longue pourtant car depuis ses 9 ans) avait permet d’envisager de nouvelles voies de recherche
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été comme « sans effet » pour diminuer l’intensité de clinique du côté de la constitution des enveloppes,
sa problématique abandonnique. Nous avons observé du développement psychique et, concrètement de
que les paramètres déterminants dans l’évolution la manière dont les prises en charge et le soin
de cette prise en charge ont été pluriels : décom- peuvent se dessiner « sur le terrain ». Dans le déve-
pensation suite à un séjour de vacances, nouveau loppement du sujet humain, la naissance des repré-
positionnement de l’équipe, stabilité du cadre thé- sentations ou « comment l’esprit vient aux bébés »
rapeutique… s’avère donc une donnée fondamentale. Nous souli-
gnons l’importance de cibler les modalités des pro-
En parallèle, et à la manière de la constitution cessus psychiques à l’œuvre au sein du développe-
des enveloppes, nous pensons que Lara a pu éprou- ment du sujet, à l’aune de son propre développement
ver la plus petite Unité de rassemblement au sein psychique. Cela constitue un atout thérapeutique
des entretiens individuels et a pu ensuite apprécier majeur pour une prise en charge efficiente. n
l’effet contenant d’une dimension plus vaste, celle (Article reçu à la Rédaction le 3.12.2013)

171
Psychothérapies

Summary In the clinic of disability, the difficulties of the psychic life’s development for the subjects presenting
a mental retardation are major. They result in weaknesses of the system of representation and the
emergences of affects often unbearable for the psyche.
Confronted with this clinic, the therapists must not only take into account these characteristics but also know how to
adjust it to allow the therapeutic process to happen.
Upstream of the deployment of thought, powerful defense mechanisms often impede the subject in its expressive capabilities,
psychic development and symbolization. Also, a number of prerequisites are necessary in terms of internal security and sense of
continuity of existence. These data are particularly active and present in the setting definition and the ensuing psychothera-
peutic effectiveness.
Through the detailed clinical presentation of Lara, we will study what the essential to the establishment prior psycho-
therapy, how the elements of the therapeutic setting itself and institutional work upstream to succeed for the mobilization
of psychic life and the subsequent development work.

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