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Éduquer sans punir

Vers une approche sociothérapeutique de l'adolescence et de la


délinquance
Roland Coenen
Dans Thérapie Familiale 2002/4 (Vol. 23), pages 325 à 348
Éditions Médecine & Hygiène
ISSN 0250-4952
DOI 10.3917/tf.024.0325
© Médecine & Hygiène | Téléchargé le 17/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 80.236.98.21)

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Thérapie familiale, Genève, 2002, Vol. 23, No 4, pp. 325-348

ÉDUQUER SANS PUNIR


Vers une approche sociothérapeutique
de l’adolescence et de la délinquance
Roland COENEN*

Résumé : Eduquer sans punir. Vers une approche sociothérapeutique de l’adolescence et de la délin-
quance. – Le présent travail se veut une suite de « l’exclusion est une maltraitance » paru dernièrement
dans Thérapie familiale (3). Concevoir un travail avec des adolescents perturbés, renoncer au chantage au
renvoi, limiter la punition à l’exceptionnel, établir des liens nourrissants et cohérents, constitue l’aventure
désormais ordinaire des professionnels du Tamaris1. Ces quelques lignes se voudront l’intersection entre
mon propre cheminement théorique et celui de l’équipe ; elles tenteront de cerner les fondements de cette
évolution pédagogique et veilleront à démontrer que l’abolition de l’exclusion et de la punition correspond
bien plus à des impératifs d’efficacité sociothérapeutique2 qu’à des aspirations morales ou idéologiques.
En somme, si le modèle sanctionnel avait une chance de fonctionner, nous l’explorerions plus en avant ; or,
malgré des convictions toujours ancrées dans la pensée actuelle, une telle efficacité n’est pas à l’ordre du
jour. Remettre ce modèle en question nécessitera un court détour historique.
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Summary : Educating without punishing. A sociotherapeutic approach of adolescence and deliquency. –

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The present work attempts to demonstrate that normative attitudes like exclusion blackmail, threat, pu-
nishment, watching-on behaviour, are building insecured educational relationships which could create
major obstacles in the approach of difficult adolescents or juvenile delinquants. This article argues that
both education and therapy are, above all, transmission of humanity. Given this essential new basis –
which is a key to any sociotherapeutic process –, the author demonstrates that punishment concepts and
normatives attitudes are dead-end thinkings for rational solutions in individual crisis and social insecurity,
and explains why and how withdrawing those concepts is more efficient in order to reach new results in
those fields.

Resumen : Educar sin castigar. Enfoque socioterapéutico de la adolescencia y de la delincuencia. – La


presente investigación intenta demonstrar que las actitudes normativas tales que el chantaje de expulsión,
la amenaza, el castigo, la vigilencia, se encuentran en la base de relaciones educativas poco fiables, funda-
mentalmente en todo lo que se relaciona con el abordaje de problemas de adolescentes y de delincuentes
juveniles. Este artículo postula que la educación y la terapia represantan sobre todo una transmisión de
humanidad.

* Educateur social spécialisé, directeur du Tamaris, psychothérapeute et chercheur indépendant.


1
Le Tamaris est un centre pour adolescents à Bruxelles.
2
Nous appelons approche sociothérapeutique, toute démarche institutionnelle qui inscrit dans ses
objectifs premiers l’évolution de la personnalité par des moyens sociaux et thérapeutiques. La défini-
tion des moyens sociaux englobe l’enrichissement de la personnalité du mineur par la création et
l’évolution d’un lien thérapeutique – avec lui-même comme avec les autres partenaires de son sys-
tème familial – dans une recherche de cohérence globale entre intervenants et famille.

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Partiendo de este fundamento, clave de todo proceso socioterapéutico, el autor demuestra que los concep-
tos severos, las actitutdes normativas constituyen callejones sin salida que impiden las buenas relaciones
en medio de la crisis individual y de la inseguridad social. El autor explica igualmente el cómo y el por-
qué de abandonar esos principios y sus repercusiones positivas en esos campos de acción.

Mots-clés : Approche sociothérapeutique – Orthopédagogie normative – Modèle sanctionnel – Transmis-


sion d’humanité – Syndrome de fermeture à la relation d’aide.

Key words : Sociotherapeutic approach – Normative pedagogy – Punishing models – Transmission of


humanity – Helping relationship’s closure syndrom.

Palabras-claves : Enfoque socioterapéutico – Ortopedagogía normativa – Modelo sancionante – Transmi-


sión de humanidad – Síndrome de repliego ante la relación de ayuda.

Toute-puissance de la pensée normative

Grandeur et décadence de l’orthopédagogie


Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le modèle éducatif dominant était réglé par
la logique des groupes. La morale qui présidait aux conduites individuelles accor-
dait à l’individu une place au sein d’une hiérarchie de rôles sexuels, familiaux et
sociaux. Le système patriarcal, qui était globalement celui de toutes les familles,
donnait aux grands-parents la place vénérable, aux parents la place économique, et
aux enfants celle de la « marmaille ». L’ordonnancement des fonctions distribuait les
pouvoirs et les droits, et la dépendance économique des individus sans emploi vis-
sait – parfois tragiquement – les destins féminins à l’aventure du clan.
Toute structure vivante a d’abord pour objectifs de se maintenir et de se perpé-
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tuer. En l’absence de sécurité sociale, la seule assurance possible est celle des
groupes familiaux, militaires ou religieux, et la codification des comportements en
leur sein est naturellement l’essence même de leur survie. Dans cette logique vitale,
la richesse, la force, la sexualité, les échanges furent, très logiquement, les para-
mètres les plus contrôlés, les plus réglementés de toutes les sociétés. Les traditions
morales et juridiques ayant pour mission de réguler la violence, l’expression déme-
surée de la personnalité, il n’y a rien d’étonnant à constater que la discipline,
l’obéissance, le sacrifice de soi, la castration de l’égoïsme, aient fait partie des
valeurs premières de nombreux systèmes culturels, – de l’éducation occidentale –
jusqu’aux années 70, notamment.
A ces époques, de grands universalismes tels le christianisme, le scoutisme, le
socialisme, fournissaient à la jeunesse des idéaux efficaces, porteurs de projets de
société. La fierté d’appartenir, l’identification militante, l’obéissance qui rend fort,
la solidarité qui en découle, ont été – tous mouvements confondus – les fondements
d’une approche collective des jeunes générations. Dans ce contexte, il était naturel
de penser la vie en groupe – au grand air ! – comme propice à la santé, et l’approche
normative comme un passeport pour la vie.
Globalement, la pédagogie éducative, celle des homes d’enfants, a fonctionné
pendant vingt ou trente ans autour de ces grands principes : vie de groupe, plein air,
obéissance et discipline. Toutes causes confondues, les difficultés de l’individu
étaient réduites à celles de son caractère, et l’enfant caractériel fut d’abord envisagé
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sous l’angle du retour à la norme, c’est-à-dire : sous l’angle d’un dressage pédago-
gique spécial destiné à réapprendre l’obéissance. Face à l’étendue du modèle domi-
nant, l’introduction lente des courants thérapeutiques n’a que très tardivement – et
très partiellement – érodé le socle de l’orthopédagogie normative3. Comme on va le
voir, la psychologie n’a pas toujours joué un rôle libérateur en ces domaines.

Approches pathologisantes et modèles sanctionnels 4,5


Depuis l’avènement des sciences cognitives nous connaissons la tendance du
cerveau humain à penser en mode binaire, à dissocier le réel en catégories opposées.
Aussi, blanc et noir, dieu et diable, visible et invisible, ami et ennemi, furent proba-
blement autant de façons naturelles de classer les phénomènes inquiétants issus de
l’environnement immédiat. Au fil du temps, la tendance s’est élaborée, modélisée,
et la pensée judéo-chrétienne s’est globalement alignée sur la dichotomie bien – mal
pour guider les actions individuelles. Au XIXe siècle, sous l’impulsion des premiers
penseurs de l’esprit, les sciences humaines virent le couple normal – anormal se
superposer au bon et au mauvais et imposer progressivement une alternative à la
pensée magique, qui voyait dans la démence la signature de forces extérieures à
l’homme. Dans cette marche vers la rationalité, le concept d’inconscient remplaça
peu à peu celui d’âme, et la lutte entre Dieu et Diable prit l’allure moderne d’une
mêlée entre pulsions et interdits moraux. Dans la foulée, l’individu responsable était
né, et s’il se préparait à affronter le siècle naissant, le siècle, lui, n’était guère pré-
paré à l’accepter. Aussi, des théories diverses vinrent au secours de la normalité,
pensant pouvoir redresser la différence au nom du bien collectif et de la santé.6
Quelques exemples éclaireront notre propos :
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La personnalité normale et pathologique
C’est sous ce titre que Jean Bergeret publia en 1974 un classique de la pensée
psychiatrique française (2). Hormis l’intérêt clinique que d’aucuns pourraient encore
y trouver, l’ouvrage intéresse pour le témoignage historique qu’il procure et la place
qu’il occupe dans une archéologie des savoirs et des pensées de l’homme. Dans sa
prétention à établir une topologie de l’esprit, le livre éclaire avant tout une façon de
construire les diagnostics et les remèdes propre aux années 60. En l’absence de toute
argumentation biologique, génétique, contextuelle ou systémique, la connaissance

3
Par orthopédagogie normative, nous entendons : toute pédagogie du redressement ; tout système péda-
gogique reposant principalement sur le respect de règles de « bon comportement » édictées par un
règlement d’ordre intérieur ; et dont les outils pédagogiques visent préférentiellement la soumission à
ce règlement par la menace, la punition, le chantage au renvoi, la délation à l’autorité.
4
Par modèle sanctionnel, nous entendons : un système général d’intervention normative incluant les
diverses interactions, les divers rapports de pouvoirs existant entre les différents acteurs y participant,
tels par exemple : un service orthopédagogique, un organisme de placement judiciaire, un système de
contrôle administratif, un régime politique qui cautionne l’impulsion répressive.
5
Le mot sanction ayant deux sens contradictoires – approbation et punition – nous nous référerons uni-
quement à ce second sens, tel qu’il est défini dans le petit Robert : amende, condamnation, répression.
6
Voir à ce sujet : L’individu et ses ennemis (5).

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s’y pose sur un mode déclaratif, ex cathedra, qui définit l’humain par le biais exclu-
sif de la maladie et de la pathologie mentale.
Si l’on ne peut douter de la sincérité intellectuelle de l’auteur dans sa volonté de
combattre l’exclusion du malade hors du concept de normalité,7
« je reste attaché à mes hypothèses proposant une conception de la normalité liée au
bon fonctionnement et interne et externe de telle ou telle structure (...) (2 ; p. 35)

on ne peut que noter la cécité qui entoure l’évolution culturelle à laquelle il parti-
cipe : en effet, par la magie du langage médico-psychologique, le normatif change
soudain de visage et vient se lover dans l’étiquetage inévitable que suppose toute
démarche de classification nosologique. Désormais, la norme sera :
1. d’avoir une structure psychologique circonscrite ;
2. d’être classé dans un tiroir « névrotique soft » préservé des connotations morales,
inévitablement liées à la mauvaise réputation de la pathologie. On sera doréna-
vant « normal pathologique » ou « normal non-pathologique » et, dans bien des
cas, il vaudra mieux être névrotique que psychopathe, obsessionnel qu’hysté-
rique, hétérosexuel que pervers, complexé que narcissique, gentil et triste que
caractériel et fabulateur.8

En somme, la puissance de la psychopathologie normative – soit : la tendance à


penser par catégories de comportements et de symptômes – accentuera l’étiquetage
des enfants et des adolescents, donnera un corps théorique aux perceptions néga-
tives des adultes et légitimera les arguments de redressement, de punition et
d’exclusion du mineur taxé de mauvaise tendance. L’étiquetage négatif, celui qui
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aborde l’enfant par la pathologie, la faiblesse, l’opposition, le plaisir malsain,
deviendra en soi un outil relationnel pathogène, inefficace pour tout ce qui concerne
une approche sociothérapeutique de la personnalité.

Comportement, conditionnement et méthodes aversives


Le conditionnement classique, appelé aussi conditionnement pavlovien, décrit
l’association entre un stimulus qui prévient un événement et une réaction biolo-
gique. A la fin du XIXe siècle, Ivan Pavlov a prouvé qu’un chien salivait quand on
lui présentait un stimulus auditif ou visuel, dans la mesure où ce stimulus annonçait
un événement qui, habituellement, provoquait la salivation. Cette réaction, appelée
« réflexe conditionné », fut à la base d’un développement croissant des sciences de
la cognition, de l’apprentissage et de la mémorisation tout particulièrement.

7
Il est à noter que Jean Bergeret dénie tout de même le statut de normalité aux « organisations fragiles
narcissiques intermédiaires » qui cherchent à être admises dans le même cadre des normaux dont elles
se contentent « d’imiter la stabilité au prix de ruses psychopatiques variées, sans cesse renouvelées et
profondément coûteuses et aliénantes » (2 ; 38)
8
La psychopathologie normative est aujourd’hui totalement concrétisée par le DSM IV, et combattue
par de nombreux praticiens qui dénient à cette approche une quelconque vérité utile.

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Mais qui dit conditionnement dit aussi dé-conditionnement et, à ce titre, le film de
Stanley Kubrik « Orange mécanique » est exemplaire pour dénoncer les errances de la
méthode dite aversive, censée provoquer l’aversion conditionnée, le dégoût, la répul-
sion, en réponse à un stimulus conditionnel de plaisir ou de désir (dans le film, le per-
sonnage principal est « conditionné » par la musique de Beethoven, qui génère des pul-
sions violentes). Les béhavioristes9 américains se basèrent sur ces théories pour tenter
des expériences diverses, – tels de navrants essais de sonneries éveillant les enfants
énurétiques au milieu de la nuit –, pour reconditionner un système nerveux supposé
défaillant. Bien qu’elles ne démontrèrent pas de supériorité thérapeutique à elles seules,
ces conceptions confortèrent l’idée dominante qui voyait dans la déviance, la patholo-
gie, une mauvaise habitude à redresser par les techniques de motivation et aversion.
Aujourd’hui encore, des systèmes éducatifs normatifs reproduisent le couple
motivation-aversion au travers d’une pédagogie de « stades de comportements » qui
donne à qui se motive l’accès à un échelon de faveurs, et à qui chute, un niveau où
moins de privilèges sanctionnent un apparent « manque d’effort ». En dépit de
l’échec affirmé des méthodes comportementales aversives pour tout ce qui concerne
l’intégration du sens moral, comme de l’envie de vivre et de progresser, de tels sys-
tèmes se perpétuent en raison de la « solution rigoureuse », « de la nécessité discipli-
naire », que les autorités de placement valorisent pour contrôler la déviance. Or,
comme nous ne tarderons pas à le voir, une approche qui ne prend en compte la
réparation et l’évolution de la personnalité est certainement porteuse d’échec à
moyen ou long terme, – tant au plan individuel que collectif !

Approche judiciaire
Dans Surveiller et punir, naissance de la prison (4), Michel Foucault explique
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l’évolution de pratiques carcérales proches de la torture, par la nécessité de faire
souffrir pour obtenir réparation du mal. La mise aux fers, l’enfermement, la torture
psychologique, s’enracinent dans une tradition humaine – notamment circonscrite
par le code d’Hammourabi et la loi du Talion –, par laquelle seule la souffrance peut
réparer la souffrance. Diverses attitudes punitives, séparées par la géographie et les
époques, montrent combien l’idée de violence sociale est associée à la notion de
réparation ; dans les sociétés démocratiques, seule la brutalité légale est réputée pou-
voir éteindre les besoins individuels ou collectifs de vengeance (vendetta) et autori-
ser l’entrée dans le deuil et la guérison. Selon Foucault, le besoin de surveillance et
de punition au service de la sécurité fit naître une attitude de « panoptisme »10 qui
légitima l’envie de tout voir, tout savoir, tout contrôler, dans l’espoir d’évacuer la
violence hors du corps social, – soit, pour ce faire : maintenir et renforcer l’informa-
tion des systèmes hiérarchiques qui sont garants des ordres social et symbolique :
« De là l’effet majeur du panoptique : induire chez le détenu un état conscient et per-
manent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que

9
De l’anglais behaviour: comportement.
10
Le préfixe grec « pan » signifie la totalité ; pan-optisme signifie donc « tout voir », la visibilité totale, la
surveillance absolue.

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la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son
action (...), bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont
eux-mêmes les porteurs.» (4 ; pp. 234-235)

Ces logiques de surveillance et de punition ont engendré des codes qui contrai-
gnent les professionnels belges de l’éducation à transmettre toute information utile
au juge de la jeunesse, y compris celles habituellement protégées par le secret théra-
peutique ou médical. Or, cette conception dominante a pour conséquence première
de placer les mineurs et leurs familles dans un espace de lisibilité particulier,
d’interprétation juridique automatique, qui accentue la possibilité d’une réponse
normative inadaptée.
Un adolescent qui, dans un cadre de confiance, avoue des délits ou des tendances
psychologiques problématiques a-t-il droit au secret professionnel, doit-il être
dénoncé au juge ou traité dans le cadre d’une approche réparatrice de sa personna-
lité et de ses comportements ? Dans un contexte général de crise et d’insécurité, la
réponse ne semble pas simple à donner. Hélas, le manque d’évaluation à long terme,
l’impossibilité de comparer les bénéfices des différentes philosophies pédago-
giques, ont empêché tout véritable débat sur l’efficacité des pratiques en matière de
jeunesse, et ceci explique sans doute pourquoi les approches sanctionnelles et nor-
matives paraissent, aujourd’hui encore, les réponses les mieux adaptées au besoin
d’ordre publique.

Approche administrative
Les idées de surveillance et de contrôle sont à la base de toute démarche éta-
tique, et pour des raisons tant idéologiques qu’historiques, l’administration belge a
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centralisé et codifié la surveillance des enfants placés, parfois jusqu’à l’absurde. Les
règlements et les pratiques actuelles gardent la trace de cette ancienne mentalité de
contrôle de la déviance, et les services se voient encore obligés d’observer des
règlements à visée orthopédagogique « qu’on applique de peur de ne plus appli-
quer ». Ainsi, chaque direction pédagogique est-elle obligée par la loi de dénoncer à
l’administration tout « événement grave » qui serait le fait d’un mineur ou d’un tra-
vailleur. Bien que personne ne puisse dire où commence et finit l’événement grave –
s’agit-il d’un pipi sur la clôture ou d’un coup de couteau ? –, bien que personne ne
puisse savoir comment sa dénonciation sert la pédagogie, le principe reste inutile-
ment de mise. Cet exemple banal, digne d’une anthologie surréaliste, serait inoffen-
sif s’il ne trahissait une logique aussi dangereuse que fausse. Une petite comptine
nous en produira l’effet : plus il y a de règles, plus il y a de transgressions ; plus il y a
de transgressions, plus il y a de sanctions ; plus il y a de sanctions, plus il y a d’oppo-
sition ; plus il y a d’opposition, plus il y a de règles, etc. En d’autres termes, les sys-
tèmes normatifs produisent des symptômes qu’ils sont obligés de réprimer et de
dénoncer ensuite, ce qui revient à dire, en somme, qu’ils fabriquent eux-mêmes les
conditions de leurs propres « événements graves »! Et bien que la démonstration soit
simple à donner, que cette délation obligatoire n’ait ni la valeur pédagogique, scien-
tifique, – ni même informative ! –, qu’on lui prête, elle subsiste sous la forme d’une
pratique fossile qui témoigne des volontés anciennes de surveiller, de soumettre, de
discipliner pour éduquer – comme de la difficulté à les combattre !
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Être normatif quand les normes changent?


Si l’exemple belge diffère quelque peu des autres systèmes européens, il est
néanmoins exemplaire d’une tendance générale à investir la solution sanctionnelle
en secours à la crise sociale. Or, sur base de ce qui précède, on peut supposer qu’une
approche qui privilégie une vision idéalisée du psychisme ou du comportement, qui
aborde l’humain par le biais de l’ordre, de la pathologie, de la faiblesse, est poten-
tiellement contre-productive. En effet, si elle n’est tempérée par une vision forte-
ment positive de l’individu et de son évolution, – soit : une vision non pathologi-
sante des symptômes –, une telle démarche porte le risque majeur de mener les
professionnels de la pédagogie, de la psychologie et du droit, vers des principes de
correction et de redressement qui desservent les objectifs qu’ils se fixent. Si la disci-
pline et l’éducation par règlements ont paru correspondre aux besoins d’une époque,
des arguments existent désormais pour dénier à l’approche normative et au cortège
de menaces et punitions qui l’accompagne, une quelconque compétence à bâtir les
personnalités que la société contemporaine attend. Or, c’est bien cela qui nous
occupe dans l’accompagnement des mineurs en grande difficulté puisque l’effon-
drement des universalismes traditionnels, l’explosion des villes, le déliquescence du
tissu social, ont laissé la jeunesse en défaut de repères adultes, et orienté de plus en
plus d’adolescents vers une sorte de « nouvelle morale urbaine » qui tire sa légiti-
mité de la rue et fait souvent l’économie de la générosité et de l’empathie. Nos
outils d’intervention et d’analyse ont-ils eu le temps de se réadapter ?
Un adolescent étranger élevé dans une famille sans dialogue où la rudesse, les
coups sont les expressions quotidiennes d’une éducation populaire montagnarde qui
méconnaît nos repères, est-il normal ou anormal, psychopathe ou névropathe,
lorsqu’il agresse une vieille dame pour son argent ? Doit-il être aidé ? Considéré
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comme un malade ? Doit-il être surveillé et puni ? Quelle pédagogie thérapeutique
devons-nous développer, quels critères diagnostiques devons-nous privilégier pour
adapter cet adolescent en grand trouble à l’univers impitoyable des villes, de la loi,
de l’âge adulte, et de la débrouille ?

Pauvreté éducative des approches normatives

L’éducation est une transmission d’humanité


C’est par un vote à la majorité des voix que l’association américaine de psychia-
trie a décidé dans les années 1980 que l’homosexualité ne serait plus classée dans
les perversions. Qu’un simple vote puisse changer la conception d’une orientation
sexuelle que la psychopathologie s’est d’abord acharnée à stigmatiser et guérir,
démontre à l’envi que les notions de pathologie et de normalité sont, toujours, un
compromis avec l’époque, le lieu et la culture. La perception de la maladie change
selon les périodes, et les techniques thérapeutiques suivent les modes scientifiques
ou littéraires, sans avoir toutefois donné à ce jour de base inébranlable à nos savoirs.
Dans cet univers mouvant, une valeur semble néanmoins stable et récurrente : la
notion d’humanité ; et si le concept est tout aussi dépendant des temps et des lieux, il
faut observer que toutes les époques, toutes les cultures, ont veillé à sa transmission.
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Cette constatation permet de déterminer un socle minimal, intemporel et univer-


sel, à toute pédagogie, à toute éducation : l’impérieuse nécessité de transmettre
l’humanité. C’est autour de ce concept fondateur que l’approche sociothérapeu-
tique, telle que nous la pensons, tendra à s’organiser. Mais qu’en est-il de cette
humanité qui nous distinguerait des autres animaux sociaux ? Qu’en est-il aussi de la
nécessité de sa transmission ?
La différence entre l’humain et l’animal se situe dans les tailles respectives de
leurs cerveaux. Maintes études ont objectivé la relation étroite qui existe entre la
taille du cortex et du système limbique d’une part, et l’intelligence et l’émotion
d’autre part. Dans son merveilleux livre sur l’évolution de l’intelligence humaine,
Carl Sagan nous dit :
« Nous avons quelques raisons de penser que l’origine des comportements altruistes
se situe dans le système limbique. En effet, à quelques exceptions près (en majorité
les insectes sociaux), les mammifères et les oiseaux sont les seuls organismes à porter
une certaine attention à la croissance de leur progéniture – ce développement évolutif
qui (...) peut bénéficier de la grande capacité de traitement de l’information qui carac-
térise le cerveau des mammifères et des primates. L’amour semble être l’invention
des mammifères.» (7 ; p. 78)

Nous savons que le système limbique est le siège des émotions et qu’il existe
donc une relation étroite entre « l’amour des mammifères », sa qualité relationnelle
et sociale, et le développement de l’intelligence. C’est en effet parce qu’il possède
un cerveau plus développé que l’être humain possède la plus grande capacité de
communiquer l’émotion, l’affection, l’attachement, le sens donné aux choses et les
lois de la vie en commun – soit : les qualités relationnelles élaborées propres à son
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espèce, en un mot, l’humanité.
Si les observations des éthologues semblent conclure à une nature innée de
l’affection chez les mammifères, il ne fait cependant nul doute que l’élaboration de
l’émotion, c’est-à-dire : sa richesse, sa variété, sa diversité, son efficacité, a besoin
d’être enseignée et affinée de génération en génération. La sentimentalité, ce véhi-
cule affectif désintéressé qui s’est largement développé grâce à l’immense subtilité
du langage humain, constitue la part variable qui permet à l’homme d’améliorer ses
stratégies d’adaptation aux groupes et au milieux. En conclusion, la transmission
d’humanité a une fonction adaptative essentielle qui, en tant qu’évolution ou répara-
tion de l’individu, est directement liée à l’enrichissement de la sentimentalité fami-
liale, parentale, individuelle, institutionnelle, et à la qualité de cette transmission.
Lorsque cette transmission générationnelle, sociale ou groupale, est pauvre, l’indi-
vidu est forcément inadapté, forcément carencé. Or, il n’est pas interdit de penser
que l’orthopédagogie normative comme l’approche strictement sanctionnelle soient
des obstacles majeurs à la transmission d’humanité.

La valeur faible de la punition


Certains jeunes arrivent au Tamaris après avoir été renvoyés d’autres services
pour consommation de cannabis. Bien qu’ils aient été pris, sanctionnés, vus par la
police, renvoyés, ils arrivent avec une consommation égale ou supérieure à celle
332
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qu’ils avaient dans leur précédent home ; dans le meilleur des cas ils ont une vision
plus détériorée du monde des adultes ; dans le pire, ils apprennent les avantages de
la tricherie et de la supercherie. En dehors de la maltraitance évidente que représen-
tent de telles exclusions, il est utile de réaliser combien la menace, le rejet, la puni-
tion, ont été totalement défaillants : le cannabis est plus ancré encore dans le mur
d’une opposition cimentée entre l’adolescent et l’adulte.
L’histoire de ces jeunes exclus transporte souvent ces vécus orthopédagogiques
avortés par manque de ressources adultes. Luc vient d’une institution où l’amende
d’un euro et demi était exigée pour : « chaque gros mot, chaque insulte, chaque rot
ou chaque pet... » Renvoyé suite à une escalade de provocations et de sanctions, il
est inutile de préciser qu’il n’a guère intégré le code de politesse que cette conduite
exclusivement normative visait.
Quant au petit Charlie, il est, lui, extrêmement angoissé lorsqu’il a un entretien ;
il a en effet du mal à comprendre pourquoi le directeur s’intéresse à lui, du mal à
croire qu’il puisse ressortir de la pièce sans avoir reçu d’engueulade, ni de punition.
Charlie est un bon exemple d’enfant traumatisé par le système normatif : placé
depuis son plus jeune âge, il ne se souvient que des punitions qu’il a subies lors de
son précédent placement, – des heures de corvées, d’isolement en chambre, de bri-
mades, du fait de son caractère impulsif et écorché –. Charlie a du mal à comprendre
qu’une autorité puisse être bienveillante, et encore plus de mal à saisir que si le
directeur le rencontre régulièrement, c’est précisément pour le réconcilier avec une
image adulte qui pose la limite de façon affective plutôt que réglementaire.
Ces constats, associés à un travail familial et individuel qui vise une élaboration
de la transmission, ont suffi à nous persuader de la valeur extrêmement faible de la
punition dans le travail avec les enfants et adolescents placés en institution. C’est,
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en effet, la transmission d’humanité en tant qu’objectif sociothérapeutique qui porte
le plus de chances de réparer la personnalité abîmée là où la rigidité, les règlements,
les pédagogies de motivation et d’aversion sont, à l’évidence, des voies sans issue
pour la construction d’un être épanoui.

Neurobiologie contre punition


Dans son excellent article Neurobiologie de la dépression (6), Charles Nemeroff
présente avec brio un scénario « hormonal » qui serait impliqué dans les manifesta-
tions d’anxiété et de dépression. La thèse de l’axe « hypothalamo-hypophyso-surré-
nalien » décrit en termes complexes la trajectoire d’événements en cascade qui cor-
respond à la réponse à certains stress spécifiques. En effet, lors d’une menace
physique ou psychique, l’hypothalamus amplifie la production d’un acteur (le CRF :
Corticotropin Releasing Factor) qui va libérer l’hormone corticotrope (ACTH) et
aboutit in fine à la libération de cortisol par les glandes surrénales.

Hypothalamus Hypophyse antérieure Glandes surrénales

CRF ACTH Cortisol

333
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Comme le note Nemeroff, l’ensemble de ces réactions interrompt les activités


métaboliques secondaires et prépare l’organisme à lutter ou à fuir. Ainsi, le cortisol
augmente l’apport énergétique aux muscles, tandis que le CRF réduit l’appétit,
l’activité sexuelle, et augmente la vigilance. Une activation chronique de l’axe
hypothalamo-hypophyso-surrénalien semble favoriser la dépression. L’auteur note :
« Si la dépression touche plusieurs membres d’une même famille, c’est sans doute
que certains facteurs génétiques diminuent le « seuil de résistance » à la dépres-
sion.(...) Un stress notable déclenché par des traumatismes de la petite enfance, abais-
serait le seuil de résistance. Nous pensons que les traumatismes déclenchent des réac-
tions de stress et provoquent une activation permanente des neurones libérant la CRF,
qui réagissent au stress et sont hyperactifs chez les personnes dépressives. Quand
cette hyperactivité persiste jusqu’à l’âge adulte, les neurones, trop sensibles, réagis-
sent violemment, même à des traumatismes mineurs (...) » (6 ; p. 38)

Des études comportementales réalisées sur le rat et le macaque semblent valider


la présentation de Nemeroff et de son équipe. Une expérience est particulièrement
intéressante à citer : les chercheurs ont déterminé trois cages dans lesquelles fut
placé le même nombre de singes nouveaux-nés en compagnie de leurs mères. Pen-
dant les trois mois qui ont suivi la naissance, l’équipe a imposé des conditions ali-
mentaires totalement différentes aux trois groupes :

Cage 1 Cage 2 Cage 3


nourriture régulière nourriture régulière nourriture irrégulière
et abondante et pauvre quantité aléatoire
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En termes de production de CRF, les résultats sont probants : cage 1 pas de CRF
découverte dans le cerveau des singes ; cage 2 : pas de CRF ; cage 3 : la production
de CRF est abondante et durable : les marqueurs physiologiques de l’angoisse sont
fortement présents.
On peut conclure que l’expérience de régularité (groupe 1 et 2) fournit aux
singes un contexte stable qui permet de lutter contre l’angoisse, indépendamment
des conditions d’abondance et de pauvreté de nourriture. En revanche, les singes de
la troisième cage sont immergés dans l’imprévisibilité et ne peuvent anticiper l’ave-
nir ; l’insécurité conduit les mères à délaisser les jeunes ; ceux-ci sont moins actifs
que dans les autres groupes, réduisent les échanges, et se figent face à des situations
nouvelles. De plus, des tests ultérieurs montrent clairement que la concentration en
CRF reste anormalement élevée dans le liquide céphalo-rachidien bien après que
l’expérience soit terminée.
Ceci signifie clairement que les situations où la menace est permanente et incon-
trôlable sont des contextes hautement délétères qui produisent des dérégulations men-
tales durables. En somme, tout système éducatif qui accueille des enfants provenant
d’expériences traumatiques, insécurisantes, menaçantes, est susceptible de renforcer
gravement les terrains anxieux et depressogènes, s’il contribue à bâtir une pédagogie
fondée sur la menace, le chantage au renvoi, la punition, le rejet. En conclusion, si
l’orthopédagogie normative fait obstacle au développement de la sentimentalité, elle
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bloquera la transmission d’humanité, elle aggravera l’état précaire des sujets dont
elle vise l’épanouissement, et contribuera, de ce fait, à la reproduction génération-
nelle des terrains éducatifs carencés.
Ceci suggère qu’en plus de son faible potentiel de transmission l’approche nor-
mative semble être tout le contraire de ce qu’elle espère être : une technique ortho-
pédagogique fiable.

Fabriquer des adultes autonomes

Éduquer avant d’interdire : l’exemple du haschisch


La consommation de cannabis est un exemple parlant qui suffit à démontrer
l’échec de l’orthopédagogie normative. Bien que voisine des Pays-Bas protestants
où le haschisch est depuis longtemps libéralisé, la Belgique catholique a longue-
ment piétiné avant de se résoudre à en dépénaliser partiellement l’usage. A ce jour,
la consommation est toujours illicite pour les mineurs d’âge, bien que, de toute évi-
dence, il n’y ait rien qui soit à la fois plus interdit et plus répandu dans la jeunesse
des villes. La prohibition qui a longtemps entouré le produit a empêché toute trans-
mission entre l’adulte et l’adolescent, et cette lacune d’éducation est très probable-
ment responsable de sa diffusion chaotique. Si l’on se réfère à l’alcool, force nous
est de constater qu’une transmission culturelle et éducative lui permet de faire
aujourd’hui partie des fêtes de familles, des baptêmes, des mariages, où la majorité
d’entre nous a pu expérimenter le plaisir et l’ivresse qui l’accompagnent. Bref, du
Chivas régal au vieux Bordeaux en passant par le Champagne, notre société a véhi-
culé des apprentissages portant sur le goût, l’art culinaire, la fête, la créativité, la
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cuite, et les a transmis collectivement et culturellement, médicalement et familiale-
ment. Bien que l’alcool soit une drogue qui tue là où le cannabis est inoffensif, elle
est celle de nos ancêtres, et la possibilité d’apprentissage, la permission de débat, la
prise en charge du produit par l’éducation familiale, nous a autorisés à croire que
nous pouvions le contrôler et le laisser consommer par une jeunesse en mal de viri-
lité et de rituels estudiantins, notamment.
Contrairement à l’idée en vogue dans les médias, nous ne pensons pas que le can-
nabis soit une petite drogue banale et sans danger. De notre avis, il existe chez les
gros fumeurs de haschisch une dépendance physique, – peu grave mais réelle –, et
une dépendance psychologique très évidente. La prohibition massive du haschisch a
nourri une contre-argumentation militante, forcément dédramatisante, qui a occulté
les effets évidemment nocifs de tout psychotrope employé abusivement. Chez les
jeunes consommateurs réguliers, c’est cette argumentation tronquée qui s’impose dès
que l’adulte engage la conversation sur le produit: « Le shit c’est pas de la came,
j’arrête quand je veux, mais je ne vois pas pourquoi je le ferais !» Dans cette revendi-
cation, seule la dépendance physique est considérée comme dangereuse, et nul argu-
ment ne vient considérer l’accrochage psychologique comme bien plus redoutable,
bien plus tenace, qu’une assuétude simplement biologique. Au reste, si pour les toxi-
comanes la désintoxication de l’héroïne est techniquement facile à réaliser, vivre sans
anesthésie est beaucoup plus compliqué à envisager.
335
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L’interdit de parole qui accompagne la prohibition du haschisch empêche donc


les adultes d’encourager, simplement, la modération sur la base de leur éventuelle
expérience du produit, – ou de tout autre produit ! –, et de leurs propres expériences
de maîtrise. Tant que l’échange reste cantonné dans une opposition du type: «– le
hasch c’est de la drogue, tu vas devenir toxicomane » ayant pour réponse «– je
connais le produit mieux que toi, et je sais que tu dis des conneries !», les choses ne
peuvent évoluer. Tant que la génération des adultes ne possède ni la connaissance
éducative, ni le droit de gérer l’usage, – et donc d’encourager les pratiques modérées
–, elle laisse la jeunesse dans l’illusion que ses propres apprentissages sont les seuls
valables, les seuls à être correctement ancrés dans l’expérience du savoir.
Il suffira de peu de démonstration pour déduire qu’une approche orthopédago-
gique normative, qui vise l’interdiction du produit par la sanction ou la délation,
manque totalement son objectif premier d’éducation qui reste d’enseigner une maî-
trise des produits aliénants, dans une société qui propose de plus en plus de matériel
chimique pour affronter la compétitivité, la solitude, ou simplement les charges du
quotidien.
En brisant le tabou qui sépare adolescents et adultes, en parlant ouvertement de
la consommation de haschisch sans la réprimer, en faisant la distinction claire entre
usages récréatif et symptomatique, les professionnels du Tamaris ont grandement
endigué l’effet coalisant qu’implique la pratique du plaisir interdit et permis à plu-
sieurs adolescents de diminuer fortement, voire d’arrêter totalement leur consom-
mation.

Le symptôme est une adaptation au déficit et à la souffrance


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L’exposé suivant présentera le suivi d’un adolescent issu d’une famille à hauts
risques, montrera l’intérêt d’une vision non pathologisante des symptômes ; et expo-
sera in fine l’inadéquation d’une approche orthopédagogique normative à l’encontre
des troubles forts de l’adolescence, du vol et de l’usage du cannabis, notamment.

Steven est un garçon de 16 ans qui vient d’une famille à gros problèmes. Son père est
mort du cancer lorsqu’il avait dix ans et sa mère va d’hospitalisations psychiatriques
en désintoxications alcooliques depuis qu’il est tout petit. Steven a une sœur plus
âgée, Odessa, qui, ayant également fait l’objet d’un suivi par le Tamaris, s’est instal-
lée à sa majorité, récente, avec son petit ami. Odessa a vécu une adolescence globale-
ment dépressive, qui fut caractérisée par l’envie de mort, la phobie et les complexes
importants. Le passage dans l’âge adulte s’est fait difficilement et une médication
antidépressive s’est avérée régulièrement utile pour l’aider à tenir ses projets et lutter
efficacement contre l’envie de mort.
Il semble que l’histoire du couple parental ait été difficile depuis toujours. Issue d’une
famille russo-polonaise, Anna, la mère connut une éducation extrêmement rigide dans
laquelle les comportements de ses propres parents se singularisèrent périodiquement
par des crises ou des excès sortant parfois du commun. Egalement dépressive depuis
l’adolescence, Anna épousa rapidement l’homme qu’elle avait rencontré pour fuir un
contexte familial jugé fortement dépréciateur et étouffant. Après la naissance de ses
deux enfants, elle sombra dans un alcoolisme qui devint rapidement permanent.

336
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Une approche non-pathologisante du symptôme offre l’indéniable avantage de


considérer l’alcool comme une auto-médication spontanée contre la dépression et
l’angoisse. En effet, au moment de la vie de famille, l’alcool apparaît comme un
essai de maintien, une tentative d’adaptation aux troubles psychologiques, en raison
de l’anesthésie et de la rêverie qu’il procure11. Malheureusement, les effets négatifs
du produit orientèrent chroniquement le couple parental vers des conflits physiques
de grande ampleur, vers un contexte gravement perturbé où des maltraitances
s’exerceront sur les enfants.

Lorsqu’il arrive au Tamaris, Steven a onze ans, il se présente comme un enfant taci-
turne, rétif à tout entretien psychologique, taiseux12, principalement intéressé par la
musique violente et la télévision. A cette époque, le trouble majeur d’Odessa prend
toute la place, et notre énergie est d’abord happée par l’escalade symétrique morbide
qui existe entre la mère et la fille. Dès qu’Anna se met à boire, la fille s’entaille les
veines ; lorsque la mère réplique par un scénario de pendaison, Odessa répond par des
conduites à risques qui la mènent au viol. Dans ce chantage à la destruction qui mobi-
lise Anna et Odessa, Steven paraît distant, inquiet mais passif.

On peut voir l’escalade terrible qui noue mère et fille comme une tentative
désespérée de gérer la souffrance de la relation. Chaque symptôme ajouté cherche à
faire comprendre à l’autre, par un chantage aussi pathétique qu’inefficace, qu’il doit
cesser son entreprise de culpabilisation et de destruction. Par sa colère irrépressible,
par sa mise en danger, Odessa cherche à dire à sa mère : « Arrête de boire et de te
tuer, tu me maltraites, j’ai besoin que tu soies une mère, que tu me maternes, je
souffre et te punis parce que tu ne changes pas !», par la réplique suicidaire, Anna
répond : « Arrête de me culpabiliser, tes reproches sont insupportables, tu fais la
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même chose que mes parents et mes sœurs, si tu continues, tu seras responsable de
ma mort et ça te punira !»
Dans cet échange terrible, la violence se révèle un effort infructueux et répété
qui vise à changer autoritairement l’autre menaçant. Le cri de détresse, assorti de
colère et de punition, stimule violemment une réaction de défense agressive qui
s’amplifie par l’effet de surenchère incontrôlée. Dans ce contexte hautement anxio-
gène, – tant pour les protagonistes que pour l’équipe ! –, on peut lire la déconnexion
de Steven, l’évitement des entretiens individuels et familiaux, comme le développe-
ment d’une ressource personnelle visant à fuir le risque périodique qui touche sa
mère et sa sœur, – soit, en somme : comme une solution non créative, momentané-
ment adaptée, à l’encontre de la souffrance.
Principalement, le travail avec Odessa fut d’éteindre la lutte passionnelle qu’elle
entretenait avec sa mère, modérer l’envie de venger les maltraitances passées, apaiser
le dégoût et la haine qu’elle nourrissait envers « l’insupportable faiblesse de l’alcoo-
lisme et de la dépression ». Il fallut beaucoup de patience à sa psychologue et de pré-
sence à son éducateur référent, pour lui faire accepter que la maladie maternelle était

11
Dans le cas d’Anna, une dépression endogène unipolaire, associée à des idées de mort, sera diagnosti-
quée lors des hospitalisations ultérieures et traitée avec un succès relatif.
12
Ndlr : silencieux en France.

337
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bien réelle, non truquée, involontairement agressive, et que tous ses efforts, tous ses
symptômes, n’arriveraient pas à la changer, à la guérir, à lui faire reprendre un rôle
de parent autonome et responsable. Face au naufrage, l’approche non-normative
permit très vite aux intervenants sociaux d’être perçus comme non jugeants et bien-
veillants, et confirma l’indéniable bénéfice d’une construction relationnelle préa-
lable à tout travail réparateur. Dans le cas présent, l’entreprise de dissociation mère-
fille impliquait un soutien indispensable pour Anna, fut-ce pour l’aider à lire les
réactions de sa fille comme une colère « acceptable », nécessaire à son développe-
ment et à sa construction.
Comme il fallait s’y attendre, l’abandon de la colère se mua en une dépression
anxieuse qui fut un préalable à l’évolution en soi et pour soi d’Odessa. L’éloigne-
ment prit du temps, fut difficile, et fit place à une relation de grande distance qui,
aujourd’hui encore, semble protéger efficacement l’une et l’autre, en dépit du deuil
évident que suppose la rupture de la passion destructive qui, malgré ses aspects nui-
sibles, procurait à chacune un sentiment de grande intensité relationnelle.

S’il paraissait par moment inquiet pour Odessa, Steven maintenait toutefois une dis-
tance émotionnelle protectrice qui le tenait de longues heures durant devant la télévi-
sion, à l’exclusion de toute autre forme de socialisation. Des attitudes sans cesse
régressives nous interpellaient cependant, et signalaient un total décalage entre ses
besoins et son âge ; des attitudes corporelles fusionnelles étaient relatées par les
membres du personnel (hommes et femmes) et une immaturité de caractère semblait
s’ancrer pour durer.

Tout l’avantage d’une approche sociothérapeutique se révèle dans les conclu-


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sions courageuses de l’équipe à cette époque : gentil, poli, serviable, soumis et
obéissant, Steven avait fini par inquiéter du fait de son manque apparent de symp-
tômes ! En effet, le comportement « sans histoire » du garçon – qui aurait ravi plus
d’une institution aux idéaux normatifs ! – nous semblait signer l’émergence d’une
personnalité introvertie, fragile, incapable de combattre les aspects morbides que
véhiculait le vécu familial. En bref, la « normalité » de Steven était réellement à
considérer comme un symptôme de lutte contre l’angoisse de mort, et le risque de
voir apparaître une personnalité trop rigide, trop ritualisée, à l’autonomie limitée,
nous semblait de plus en plus réel. Aussi, plutôt qu’investir l’obéissance qu’il nous
offrait spontanément, nous décidâmes de connoter positivement l’émergence de
tout signe d’opposition verbale, tout acte de confrontation avec l’adulte, – si ténu
soit-il ! –, dans l’objectif avoué de le mener vers une adolescence productive de
consistance, de caractère et d’estime de soi, – même si nous pouvions supposer
qu’elle serait forcément « chaude » – !
Dès cet instant, un espace de liberté se créa et Steven entra de plain-pied dans les
troubles adolescents, la transgression, la colère, la rébellion et l’expression exces-
sive. Presque aucune sanction ne vint entraver cette évolution, mais des recadrages
constants furent aménagés, associés à des remontrances, des « engueulades
sonores » lors de certains débordements. En fait de confrontation, nous fûmes, lui et
nous, parfaitement servis !
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Pour une équipe, valoriser la personnalité d’un Steven suppose qu’elle soit for-
mée et préparée aux explosions qui suivront la sortie de « l’anesthésie »; cela sup-
pose l’acceptation d’une turbulence qu’il vaut mieux favoriser et contenir quand il
est encore temps, en lieu et place d’une soumission fragile qui aura le suicide, la
dépression ou la toxicomanie comme seules ressources à l’âge adulte.

En ce qui concerne Steven, les aspects dépressifs s’exprimèrent d’abord massive-


ment, et chaque « crise » de la mère fut accompagnée d’une chute dans les apprentis-
sages et de décrochages scolaires. Comme Odessa l’avait vécu auparavant, une
réponse à la mère s’installa, – avec cependant un autre contenu : ayant une meilleure
relation, l’exercice de la colère directe se révéla impossible et celle-ci se mobilisa
contre les éducateurs et contre la société en général –. Il faut dire que l’évolution psy-
chiatrique de la mère soulevait de profondes inquiétudes pour tous. Entre rechutes
alcooliques et tentatives de suicide, Steven n’eut parfois guère de répit pour souffler.
Il se révéla d’une résistance psychique fragile lorsque son grand-père maternel se
pendit, mais toutefois meilleure lorsqu’il eut, plus tard, à empêcher sa mère de se jeter
sous un train qui entrait en gare. Il fut efficacement aidé par le lien fort qu’il avait
aménagé avec son éducateur référent et d’autres personnes de l’institution.

Si le socle de personnalité se consolidait lentement, des symptômes de vol, de


décrochage scolaire, et de consommation de cannabis apparurent toutefois à
l’époque de ses 15 ans. La force de l’équipe fut alors de considérer ces manifesta-
tions sous un angle non-pathologisant, c’est-à-dire : comme les étapes « difficiles »
d’actes de socialisation d’une part, et comme une défense envers la dépression et
l’angoisse de mort, d’autre part. En effet, force nous fut de remarquer que les actes
transgressifs commis par Steven étaient réalisés en compagnie d’autres, qu’il n’en
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était jamais le meneur, et que, par ailleurs, il signalait une loyauté sans faille, un
refus de « vendre » ses compagnons d’aventures, et un courage évident. En somme,
si l’on ôtait l’aspect transgressif de ces actions, nous devions reconnaître que
l’enfant triste et muet que nous avions vu se gaver de séries américaines à bon mar-
ché, avait désormais des copains, vivait des comportements à risques, choisissait
l’opposition et s’intégrait aux groupes adolescents par le biais d’une consommation
de cannabis, et d’une « notoriété » qui lui permettait de relever la tête. En y regar-
dant bien, les symptômes avaient une fonction intégratrice, affirmative, narcissi-
sante, et leur illégalité n’était pas sans rapport avec le sentiment d’appartenance
qu’il ressentait enfin vis-à-vis de jeunes de son âge. Malgré les aspects transgressifs,
les manifestations délictueuses permettaient à Steven d’être enfin en position d’inté-
grer des groupes sociaux et faire ce que tout adolescent équilibré doit faire : décro-
cher la plume d’aigle et construire une image sociale gratifiante auprès de ses pairs.
L’essentiel de la construction était donc en bonne route ! Il restait évidemment à
l’éloigner des conduites transgressives en acceptant, avec humilité, les bonnes
choses qu’elles lui avaient apporté. On lira au point 5 « approche sociothérapeutique
de la délinquance », ce qui fut envisagé pour Steven et pour d’autres avec un certain
succès.
En ce qui concerne le cannabis, une approche non-normative de la consomma-
tion permet aujourd’hui aux intervenants d’aider Steven à réfléchir sur la distinction
339
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à faire entre consommation récréative et consommation symptomatique13. Une


approche bienveillante, qui ne combat pas le haschisch pour lui-même, mais qui
vise une prise de responsabilité du consommateur sur le produit, permet aux jeunes
de se rendre compte qu’ils fument trop, sans retenue ni contrôle intelligent du pro-
duit. Dans le cas de Steven, nous fûmes malheureusement obligés de suspecter la
présence d’aspects mélancoliques14 probablement endogènes, qui nécessitèrent la
prise de thymorégulateurs15 et d’antidépresseurs, dont l’action fut de stabiliser
l’humeur, réguler le sommeil et infléchir un peu la consommation de cannabis. En
dépit du pronostic lourd d’une transmission héréditaire de la maniaco-dépression,
force nous fut de vérifier que le cannabis avait bien été utilisé comme une médica-
tion spontanée, désinhibitrice, contrecarrant la vulnérabilité aux stress relationnels
et aux pensées dépressives. Dans ce contexte, une stratégie médicale adaptée fut
alors une réponse nécessaire qui permit à Steven de faire un pas plus décisif vers la
prise de responsabilité et la gestion de lui-même, – qui est, en soi, l’objectif ultime
de l’approche sociothérapeutique –, telle que nous la concevons.
Une vision normative du vol et de la consommation de cannabis aurait sans
doute contrecarré toute chance de voir une personnalité mieux construite rejeter les
influences morbides du passé familial. Menacé, puni, renvoyé, Steven aurait proba-
blement renforcé les tendances dépressives et auto-destructrices de sa famille, aurait
plus certainement inscrit l’usage de la drogue comme protection contre le stress
néfaste des adultes, et comme médication inadaptée aux troubles profonds qu’il sen-
tait progressivement émerger. Même s’il reste un individu fragile au passé lourd,
Steven a désormais une alternative face au déterminisme symptomatique, face à
l’infernale répétition de la maladie.
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Quand la punition est-elle utile?
Il serait malhonnête d’affirmer que Steven n’a jamais été puni ; cependant, notre
position vis-à-vis de la sanction reste méfiante et se résume par l’équation suivante :
« Une transgression vaut plus de relation.»
On aurait tort d’entendre l’affirmation ci-dessus comme une déclamation laxiste
qui professerait l’abandon de toute structuration, de toute autorité, contre une forme
de non-directivité naïve et psychologisante. Notre réalité est toute autre. A la place

13
Les professionnels de la toxicomanie distinguent usage récréatif, ludique, festif et occasionnel d’une
consommation symptomatique, ou le psychotrope est utilisé pour masquer des symptômes, des
carences, des angoisses, des besoins, des fragilités. Une consommation journalière, régulière, est
d’emblée alarmante et indique un usage symptomatique dont les raisons sont à rechercher. L’usage
récréatif du cannabis ne semble guère dangereux pour la santé et l’équilibre mental, tant qu’il reste
sporadique. Il en va de même pour la plupart des drogues, pour l’alcool et la nicotine, surtout.
14
La maniaco-dépression est une forme de dépression endogène, aux origines biologiques, de forme bipo-
laire – soit ayant un pôle haut « maniaque », caractérisé par l’exaltation, l‘hallucination, l’insomnie, et un
pôle bas « mélancolique », caractérisé par l’idéation morbide, le désir de mort, le ralentissement mental
et physique –. Certaines dépressions sont dites unipolaires, c’est-à-dire n’ayant pas l’alternance des deux
pôles. La mélancolie est une des maladie mentales parmi les plus pénibles et les plus graves.
15
Médicament prescrit dans les troubles de l’humeur.

340
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de punitions sur base d’un règlement, nous préférons généralement la discussion et


la confrontation. En fait, nous pensons que l’affrontement de personnalités recèle
plus de « nourriture » que l’imposition de rituels de soumission, toujours aléatoires
dans leurs résultats et éducativement improductifs. Notre conception de base pos-
tule que les « Règlements d’Ordre Intérieur », toujours, sont porteurs de vide rela-
tionnel, face à une transgression qui se veut l’expression d’un défaut de contenance
dans la relation. Pour nous, la transgression est l’occasion d’une relation forte, d’un
conflit qui rapproche, qui intensifie. Lorsque Steven ne veut pas se lever, il m’arrive
de me déplacer de chez moi pour le tirer hors du lit. L’exercice me met en colère et
me permet de nourrir le conflit avec un énervement non feint. Lorsqu’il ne va pas à
l’école, ou au travail, il se fait enguirlander, des entretiens ont lieu, l’équipe entière
le harcèle de conseils, d’entretiens, jusqu’au moment où il en a assez de la pression
et demande à faire la paix. En fait, si donner une punition tarifée paraît d’emblée
bien plus simple, bien moins coûteuse pour l’adulte, elle nous paraît céder à la faci-
lité, simplement parce qu’elle se révèle moins porteuse de lien, moins créatrice de
relation. Bien qu’il soit rarement indispensable, l’exercice de la punition n’a d’inté-
rêt que dans la mesure où il apporte « plus de relation » à l’adulte et au jeune. En
définitive, ce n’est pas un règlement qui donne des limites, ce sont les relations
humaines qui se doivent d’être contenantes.

Bases de l’approche sociothérapeutique

Création d’un contexte éducatif et thérapeutique


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Les expériences faites sur l’animal permettent aujourd’hui d’accréditer plus
encore l’existence d’un « accord biologique » entre le parent et l’enfant qui constitue
un substrat déterminant pour tout ce qui concerne la transmission générationnelle.
Des observations physiologiques, – tel le fort mal nommé réflexe « d’horripila-
tion »16 –, ont en effet démontré l’impact invisible17 des relations, et ouvrent la voie
à l’existence d’un conditionnement général des émotions qui permet l’intégration
optimale des apprentissages. Concrètement, ceci suggère qu’il existe au sein de la
relation parent-enfant des véhicules irremplaçables, dont l’élaboration, la diversifi-
cation, l’amélioration, sont des conditions renouvelées d’évolution.
Cet aspect des choses induit la nécessité d’une approche institutionnelle qui
englobe la possibilité d’un travail sur le parent. La méthode proposée dans L’exclusion
est une maltraitance, incluant la notion de syndrome de fermeture à la relation d’aide,
signale la force réparatrice que recèle le lien positif noué entre intervenants et parents

16
« On a constaté que, chez l’animal, la “voix” de la mère déclenche l’horripilation (ou chair de poule)
et élève la température du corps. Chez l’homme, le réflexe d’horripilation se manifeste (notamment)
quand on écoute une musique particulièrement émouvante.» (1 ; 70.)
17
Cette idée est proche du concept intuitif de Ivan Boszormenyi-Nagy qui définit le « contexte de
loyauté comme issu soit d’un rapport biologique soit d’attentes de réciprocités résultant d’un engage-
ment relationnel. Dans les deux cas le concept de loyauté est de nature triadique. Il implique que
l’individu choisisse de privilégier une relation au détriment d’une autre.» (9 ; 115)

341
03.Coenen 05.10.2006 15:13 Page 342

en difficulté. Outre les possibilités d’éclaircissement et de compréhension qu’offre le


travail systémique en général, le dépassement du syndrome de fermeture soutient le
parent dans l’acquisition d’exemples relationnels nouveaux et permet l’expérience
d’une bienveillance qui accentue la transmission émotionnelle vers l’enfant.
Le diagramme ci-dessous présente le «schéma idéalisé» d’une approche sociothérapeutique
– soit : éducative et thérapeutique – réalisée en institution.

Elaboration des sentiments


Parent
Elaboration du passé
Recadrages positifs
Travail du
Transmission enrichie
Lien émotionnel
et diversifiée
Sens de l’histoire familiale
Service sociothérapeutique Sens de la vie
Sens moral

Transmission d’outils
Relation affective contenante
Recadrages positifs
Jeune
des comportements
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Elaboration des ressources
humaines

Rappel théorique : La notion de syndrome de fermeture à la relation d’aide propose


de définir la difficulté de s’ouvrir à une relation d’aide. Ce syndrome présente une
double clé : 1. vision négative de soi et 2. perte de confiance dans l’adulte, comme
dans les relations qui sont d’allure isomorphique avec le lien parent-enfant, tels que :
le contexte de soin, la thérapie, l’éducation... Le patient se vit comme de peu de
valeur et élabore la crainte de ne rien pouvoir donner en échange de l’aide – et donc
de ne pouvoir susciter un intérêt véritable –; par ailleurs, le soignant est perçu comme
potentiellement destructeur, punitif, autoritaire, faux, « professionnel » ou insensible à
l’attachement. Le patient est donc en difficulté avec l’outil même de l’aide: le lien
thérapeutique et sa nécessaire sécurité intrinsèque. La seule façon d’aborder un syn-
drome de fermeture semble être de valoriser le système de défense tout en faisant
alliance avec le besoin de renforcement narcissique, ou, chez l’adolescent : le besoin
d’intégrer une image sociale gratifiante. A tout moment, la nécessité de vérité se fait
impérative ; l’intervenant ne peut espérer gagner la confiance du patient que dans la
mesure où il se sent capable 1. d’être honnête sur ce qu’il ressent, 2. de pouvoir
l’exprimer de façon constructive et non blessante, – soit : d’être vrai et authentique-
ment intéressé et bienveillant, de travailler ses propres résistances en fonction de cet
objectif –. La création d’un lien thérapeutique « transmissif » est la condition néces-
saire de toute évolution profonde, de toute réparation de la personnalité.

342
03.Coenen 05.10.2006 15:13 Page 343

Principaux obstacles à une transmission d’humanité


L’étude des principales caractéristiques relationnelles qui perturbent la transmis-
sion de la sentimentalité et de codes sociaux adaptés et efficaces, suggère qu’il y a
bel et bien homomorphisme entre orthopédagogie normative, modèle sanctionnel,
et famille dysfonctionnelle. Sans être exhaustive, la liste ci-dessous reprend les pro-
blématiques principales que nous avons rencontrées depuis douze ans, certaines de
celles-ci sont très connues et ne nécessitent pas de longs développements.

a) Les carences. Il s’agit essentiellement des héritages manquants qui rendent le


parent dépourvu dans son action pédagogique : carences de soins, carences de
modèles éducatifs, sentimentalité non développée, pauvreté du sentiment, pau-
vreté de l’expression émotionnelle, carence de structuration éducative, non-
contenance de la relation, trouble de l’attachement. La relation forte et bien-
veillante des intervenants avec le parent carencé est de nature à revitaliser
progressivement la transmission. Le rôle des éducateurs est de compléter les élé-
ments carencés, par une approche bienveillante qui véhicule tendresse, tolérance
et négociation.
b) Faille des mécanismes de réconciliation. Bien qu’elle puisse avantageusement
figurer dans le point précédent, la carence de réconciliation nécessite quelques
lignes. En effet, diverses observations éthologiques réalisées chez les primates
ont mis en lumière l’existence de rituels complexes de réconciliation après
l’expression de la colère, de la rivalité, ou le défoulement du stress. Des activités
frénétiques d’épouillage ou de jeu se développent dans le but d’apaiser les parte-
naires et permettre le retour d’une coexistence pacifique. Or, beaucoup d’adoles-
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cents placés en institution ne possèdent pas de modèles de réconciliation et
expriment angoisses et agressivité vives face au plus banal des conflits. Souvent,
les familles dysfonctionnelles se signalent par une faille dans les modalités
d’apaisement, et sont dès lors incapables de les transmettre.
c) La rigidité. Qu’elle ait la croyance religieuse, la tradition, l’angoisse ou la néo-
phobie18 pour raison, l’absence de souplesse, de négociation, masque une diffi-
culté cruciale d’adaptation. Outre le fait qu’elle participe à l’étouffement de la
personnalité, ou à sa révolte improductive, la rigidité porte le danger de ne pas
transmettre de scénarios d’adaptation variés, de modèles de remise en question
de soi. La rigidité, toujours, transmet une vision fausse de la force, de l’autorité ;
de plus, par ses aspects normatifs et brutaux, la rigidité aménage des blessures et
des censures souvent âpres à dépasser.
d) Stress relationnels, incompréhensions génétiques et biologiques. Sous
l’influence des neurosciences, les sciences humaines sortent peu à peu du « tout
psychologique » et découvrent qu’émotions et relations se fondent sur des
« terrains » génétiques et biologiques. Un père au système nerveux fragile aura
des chances d’avoir un enfant au moins dont le système nerveux présentera des

18
Peur irrationnelle de la nouveauté.

343
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similitudes ; si ce père est souvent sujet aux débordements émotifs, il « enri-


chira » le terrain sensible de son fils, développera sa fragilité, et ne transmettra
aucun apprentissage quant à la gestion et la consolidation de ce socle trop réac-
tif. Dès lors, il est probable que les conflits suivront des courbes d’intensité rela-
tives à ce stress relationnel chronique. Dans ce cas, le parent se trouve en diffi-
culté avec un aspect du caractère qu’il a légué et pour lequel il n’a pu développer
de solution personnelle, d’apprentissage, d’adaptation spécifique à transmettre.
L’autre forme d’incompréhension biologique reste évidemment celle qui naît
face à un enfant qui n’a pas les mêmes caractéristiques que soi. Certains parents
ne comprennent pas les aspects colériques ou jaloux – par exemple – de leur
enfant parce qu’ils ne les possèdent pas et se croient démunis dans le développe-
ment d’outils relationnels pertinents. Par ailleurs, l’enfant « incompris » vivra de
cruelles détresses en sentant un meilleur accord relationnel entre ce parent et un
autre membre de la fratrie.
e) L’insécurité relationnelle. Pour reprendre un vocable issu de la physique du
chaos, les systèmes instables sont caractérisés par l’absence d’horizon temporel,
c’est-à-dire par leur grande imprévisibilité interne. Toute transmission nécessite
une élaboration dans le temps, soit : un processus qui s’installe dans la durée.
Processus égale temps stable : telle est l’équation incontournable de la trans-
mission ! Les variations émotionnelles, l’impulsivité, l’incohérence des règles ou
des sentiments, l’imprévisibilté du parent, la dépression, la violence, la sexualité
intrafamiliale, sont toutes les caractéristiques bien connues de l’insécurité rela-
tionnelle, qui est source d’angoisse, de crises, de dépression, de traumatismes.
Si, comme nous l’avons dit au point précédent, la transmission de terrains fra-
giles est à tenir en compte, il nous semble que l’absence d’apprentissages sur ces
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terrains particuliers, la lacune de solutions, est dans le fond bien plus probléma-
tique que les terrains sensibles en eux-mêmes. Il est utile de rappeler combien
l’insécurité relationnelle est hautement délétère pour l’être humain en général.
f) L’inadaptation mentale ou sociale. Il s’agit ici de systèmes de pensée inadap-
tés. Nous nous souvenons d’un père qui éduquait sa fille dans le refus des lois et
de l’autorité. Cet homme vivait seul, avait développé des troubles paranoïaques
et cherchait à transmettre sa vision inadaptée du monde. Il fut retrouvé mort le
long d’une route, démuni et amaigri, sans doute en état de vagabondage. Dans le
même ordre d’idées, la débilité mentale peut être, également, à l’origine d’une
inadaptation mentale ou sociale.

Comme nous l’avons introduit en début de paragraphe: rigidité, faiblesse


d’apprentissages, ruptures de processus, insécurité relationnelle, carence d’émotions
positives, menaces, soumission plutôt que réconciliation, incompréhension des
aspects héréditaires, sont autant d’aspects qui révèlent une très grande proximité de
structure entre familles dysfonctionnelles et systèmes orthopédagogiques normatifs.
Toute l’approche sociothérapeutique pourrait dès lors se résumer par une question:
« Que devons-nous faire, comment devons-nous transformer notre pensée, notre
action, nos structures pédagogiques, pour que ce jeune dont nous nous occupons n’ait
pas à placer ses enfants plus tard?» La réponse à cette question sera forcément
d’ordre éducationnel, thérapeutique et humaniste.
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Pour une approche sociothérapeutique de la délinquance


Donnons l’argent aux délinquants
De nombreux indicateurs le prouvent, la crise économique a encouragé un mar-
ché parallèle qui vise à pallier au manque d’emploi, à la surcharge d’impôts, aux
aspirations consumméristes largement suscitées par la pression publicitaire d’un
monde économique en difficulté. Dans ce régime désormais « en équilibre », le vol
ne saurait se concevoir sans le recel et, dans une ville comme Bruxelles, les lieux de
revente sont connus de tous et ont généralement pignon sur rue : chaque CD, walk-
man, portable, ordinateur, appareil Hi-fi, voiture, moteur, peut être revendu dans les
endroits qui font commerce de matériaux de seconde main ; tandis que les vols en
supermarché trouvent un recyclage idéal dans la nébuleuse urbaine des night-shops
et des bars de tous ordres. Dans cet univers, le vol d’auto-radios est le prototype par-
fait de ce cycle de larcin et de revente : des garagistes rachètent les radios sans poser
de questions et les proposent à bas prix à tout un chacun qui, trop content de
l’aubaine, accepte le placement sur un véhicule de seconde main. Comme la
demande persiste, quelques adolescents en mal d’argent brisent chaque soir les
vitres des voitures et donnent l’impression angoissante que la sécurité n’existe plus
dans le quartier. Avec un peu de chance, le même garagiste achètera la radio le
matin, remplacera la vitre à midi, et fournira le soir une radio de remplacement à la
victime reconnaissante d’être dépannée à si bon compte.
La petite délinquance est la qualité émergente d’une chimie qui conjugue des
facteurs désormais devenus stables : le besoin de sensations et de profits d’adoles-
cents marginaux, l’absence d’encadrement des groupes à risques, la fragilité des
familles, la crise de l’école, le manque d’avenir des couches sociales défavorisées,
et l’immersion précoce dans une société de consommation, pour laquelle le malaise
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adolescent est une marchandise très lucrative. L’incapacité des adultes à venir à bout
du phénomène accentue la contagion des délits juvéniles et les insère dans un équi-
libre économique souterrain qui a désormais besoin d’eux. Dans ces conditions, la
lutte contre la petite délinquance s’apparente trop souvent à celle d’un poumon
contre son propre oxygène.
Mieux qu’ailleurs, la réponse sanctionnelle a démontré ici toutes ses limites, et
la faible rentabilité des politiques de sécurité encourage le monde politique à lor-
gner périodiquement vers une augmentation de la brutalité légale, vers la stigmatisa-
tion des groupes marginaux, en l’absence de réponse sociale et économique globale.
Or, il n’est pas interdit de penser qu’une monoculture punitive puisse être en soi
facilitatrice de délinquance dans la mesure où elle interdit toute autre forme de créa-
tivité en bloquant les ressources financières dans une guerre perdue d’avance.
Quelques expériences semblent confirmer cette hypothèse. De quoi s’agit-il ?
Gilles est l’exemple même du petit délinquant qui a fait du vol une réponse per-
manente à ses besoins narcissiques et pulsionnels. Issu d’une famille quart-monde où
la débilité touche les deux parents, le garçon a des capacités d’apprentissage très limi-
tées qui l’ont totalement désinséré du système scolaire. Après maintes expériences de
tous ordres, l’équipe s’est résolue à voir en Gilles un individu totalement inscolari-
sable. Exclu des écoles depuis l’âge de treize ans, il passa en effet d’un projet bancal à
l’autre, avec un tel insuccès que ses journées furent totalement prises en charge par
les éducateurs.
345
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De quatorze a seize ans, Gilles connut une période perturbée tant par le dysfonc-
tionnement grave de sa famille et par une réalité pulsionnelle qui le menait au pas-
sage à l’acte constant. Nous ne connaissons pas le nombre exact de vols dont Gilles
s’est rendu coupable dans cet espace de temps, mais il est probable que CD, livres,
radios, portefeuilles volés, se comptent en de multiples dizaines agrémentées d’une
quinzaine de vélos, d’une autre bonne dizaine de motos ou de mobylettes, et d’un
appartement fracturé.
Diverses sanctions, dont un enfermement en centre pour délinquants, n’ont stricte-
ment rien changé à ce comportement plus psychologique qu’anti-social. Aujourd’hui
pourtant, allant vers ses dix-sept ans, Gilles passe – tout comme Steven – de très
longues périodes sans voler. Pourquoi? La réponse est simple: parce que depuis
quelques temps, ils travaillent au noir et gagnent de l’argent !

En somme, il est possible de vaincre la petite délinquance si l’on tient compte à


la fois du malaise personnel et du besoin d’argent qui la sous-tendent. L’octroi d’un
subside d’insertion aux services sociothérapeutiques permettrait d’offrir à de jeunes
marginalisés l’expérience d’un apprentissage motivant, – sans qu’il n’en coûte rien
pour le patron ! –, d’une insertion dans la société civile, d’une vision positive du tra-
vail et des relations sociales, tout en assouvissant le besoin précoce de consomma-
tion, tout en travaillant à l’épanouissement de leurs personnalités. Bien agencé dans
une optique non-normative, l’ensemble « sociothérapie, transmission, travail », se
révèle un triptyque gagnant.
Cela étant, la première chose que nous ayons à combattre est l’opinion énoncée
plus haut qui veut que seule la souffrance puisse réparer la souffrance, tel est évi-
demment le point de vue fort compréhensible des victimes. Notre approche postule
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simplement que le désir de faire souffrir le jeune délinquant est souvent l’antithèse
de sa réinsertion et de son changement. Tant qu’il faudra menacer, contrôler et punir
avant toute chose, il restera difficile de générer des actes bienveillants envers ces
adolescents déboussolés, qui sont les adultes et les parents de demain. Satisfaire les
besoins de consommation en payant les voleurs, encourager la modération des
drogues douces plutôt que les combattre, sont des idées qui heurtent une opinion qui
voit dans ces pratiques une attitude non virile à l’égard des « dépravés » et des « cra-
pules ». Nous le comprenons bien volontiers. Cependant, – comme nous l’avons
introduit en début d’article –, l’approche essentiellement pragmatique que nous pro-
posons veille à tenir compte d’une réalité qui voit piétiner d’autres pistes loin des
résultats espérés : les centres fermés pour adolescents sont complets, les désaisisse-
ments judiciaires de mineurs au bénéfice de la justice adulte sont en augmentation,
et les prisons sont asphyxiées par la petite délinquance. Pour évacuer tout malen-
tendu, il est clair que nous ne souhaitons pas voir juges et policiers rendre leurs
tabliers demain, nous souhaitons simplement présenter une idée accessible qui
donne ses tout premiers résultats : satisfaire les besoins de consommation d’un jeune
délinquant par un subside lié au travail, l’aider à développer sa personnalité, édu-
quer plutôt que réprimer, sont des façons valables et peu coûteuses de protéger
l’ordre public, le bien privé, la société, tout en accentuant les chances d’évolution et
d’insertion des adolescents marginalisés.
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Conclusion

Des observations rapportent que certains lions tuent tous les petits de leur clan
dès qu’ils héritent de la place de mâle dominant. Face à cette attitude qui contredit la
nécessité d’assurer la descendance et de combattre la sélection naturelle, plusieurs
explications ont été avancées ; la plus communément retenue fait hypothèse d’un
massacre perpétré dans le dessein de libérer les femelles de l’allaitement et des soins
maternels qui les rendent sexuellement indisponibles au mâle dominant. Des com-
portements semblables ont été notés chez d’autres mammifères, tels certains dau-
phins et ours, notamment. Si ces observations sont fondées, la seule explication
rationnelle d’un tel acte apparemment contraire à la logique de survie, est celle qui
voit dans la structure du groupe, dans le maintien de sa hiérarchie, dans la néces-
saire domination du chef, un impératif de survie supérieur au développement de
quelques portées de lionceaux. Par sa vive cruauté, le massacre de petits rappelle
que la stabilité du clan, son ordre et sa loi, sont les premières conditions de son exis-
tence ; et qu’il n’est qu’une fois ces gages acquis que la reproduction – l’avenir, en
quelque sorte ! – pourra s’envisager. Ce pragmatisme naturel, qui n’a rien à envier
aux meilleures pages de Machiavel, introduit une forme de « raison d’état à la lion »,
qui rappelle, de façon métaphorique, qu’en temps de crise un ordre archaïque se fait
jour au sein des sociétés, et que son expression parfois brutale et cruelle a pour prio-
rité de sauver les structures – énoncées comme vitales pour le clan – aux dépens des
individus les moins protégés.
En conclusion de cet article, il nous paraît clair que le modèle sanctionnel parti-
cipe à ces tentations de nettoyage dont notre société en mutation ne peut complète-
ment faire l’économie. En effet, les impératifs d’ordre et de sécurité valorisent les
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« actes virils » qui font illusion dans la recherche de solutions. A cet endroit, la ques-
tion de l’efficacité des pratiques doit nous interpeller, car, comme nous l’avons
annoncé, si ce modèle avait prouvé sa pertinence, celle-ci suffirait à nous
convaincre de l’explorer plus en avant. Or, les failles des approches normatives et
punitives aux niveaux sociétal, pédagogique et thérapeutique n’ont cessé de nous
rendre méfiants en raison des discordances entre objectifs affichés et résultats
concrétisés. Nous gardant cependant de toute intention moralisante, il convient donc
de proposer de nouveaux pragmatismes, de nouvelles efficacités, au secours de la
crise sociale. L’approche sociothérapeutique se propose désormais comme l’espoir
modeste mais réaliste d’une construction d’avenir non dépressif, non toxicomane ;
comme un espoir pragmatique de gérer la petite délinquance…
Pour résumer notre discours, nous pensons que l’ordre des priorités qui advient
dans une société en crise restreint gravement la circulation d’événements positifs dans
toutes les transmissions sociales. Or, en cette carence, une société heureuse ne peut
véritablement se maintenir. En conséquence, il est – plus que jamais – de la responsa-
bilité des professionnels de la santé mentale et de l’éducation d’améliorer les struc-
tures familiales, sociales et pédagogiques qui sont traditionnellement en devoir de
produire et transmettre l’humanité, qui reste, somme toute, notre meilleure chance
d’évoluer en commun. C’est en raison de ces impératifs, que les ouvriers des sciences
humaines seront désormais appelés à développer des attitudes nouvelles face aux
structures normatives en agissant, notamment, un nécessaire devoir d’impertinence.
347
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Dans son livre idéaliste et visionnaire, A.S. Neill affirmait que le rôle de l’école
n’était pas d’instruire mais d’éduquer. Paraphrasant Libres enfants de Summerhill,
nous attesterons, avec force, que le rôle de l’éducation contemporaine n’est plus de
normaliser, mais de construire les personnalités fortes et autonomes qui relèveront
efficacement les défis de demain.

Roland Coenen
249, av des sept Bonniers
B-1190 Bruxelles
E-mail : roland.coenen@chello.be

BIBLIOGRAPHIE

1. Altenmüller E. (2002) : Le cerveau mélomane. Pour la science, pp. 70-78.


2. Bergeret J. (2002) : La personnalité normale et pathologique, Bordas.
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5. Laurent A. (1987) : L’individu et ses ennemis. Pluriel, inédit, Hachette.
6. Nemeroff C. (1998) : La neurobiologie de la dépression. Pour la Science, Août, pp. 32-39.
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nyi-Nagy. Nodules, PUF.
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