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LA TRANSMISSION TRANSGÉNÉRATIONNELLE
DES TRAUMATISMES
ET DE LA SOUFFRANCE NON DITE
Florence CALICIS1
Résumé : La transmission transgénérationnelle des traumatismes et de la souffrance non dite. – Cet article
traite de la transmission transgénérationnelle des traumatismes et de la souffrance. Il tente d’élucider ces
mécanismes étonnants de transmission des traumatismes d’une génération à l’autre et de dégager des pistes
cliniques pour approcher les souffrances transgénérationnelles engrangées dans le psychisme. Je m’appuie-
rai sur différentes théories et approches cliniques qui m’ont aidée à affiner mon abord de ces situations :
– Le modèle de transmission intergénérationnelle des traumatismes d’E. Tilmans (1995).
– Le concept de transfert de K. Stettbacher (1991).
– Les processus de sélection/amplification et de cristallisation/pathologisation décrits par G. Ausloos
(1995).
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Summary : The transgenerational transmission of trauma and unspoken suffering. – This article deals
with the transgenerational transmission of trauma and suffering. It aims at clearing up those amazing
mechanisms of trauma from one generation to the other, and at establishing clinical tracks to approach
transgenerational sufferings stored in the psyche. I will make use of different theories and clinical
approaches which helped me in these fields :
– The pattern of intergenerational transmission of trauma of E. Tilmans (1995).
– The concept of transference of K. Stettbacher (1991).
– The process of selection-amplification and crystallization/pathologisation described by G. Ausloos (1995).
– The inner crypt of N. Abraham and M. Torok (1978), recently revised by S. Tisseron (2004).
– The ignorance of the reality of M. Selvini (1995).
Through several clinical situations, I will try to give evidence that, more than the trauma in itself and the
suffering associated to it, it is the secrets, the concealment of reality and the suffering associated that is
pathogenic, and more particularly for the next generation.
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Psychologue psychothérapeute au Service de Santé Mentale Chapelle aux Champs, U.C.L., Bruxelles
– Formatrice à l’approche systémique et à la thérapie familiale au CEFORES, dans ce même centre.
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Dans certains cas en effet, le symptôme de l’enfant pour lequel nous sommes
consultés ne peut se comprendre qu’en débusquant un traumatisme enfoui d’un de
ses parents. Le symptôme de l’enfant agit comme révélateur du traumatisme enfoui
de son parent. Illustrons-le à l’aide de diverses grilles de lectures théoriques et de
trois situations cliniques.
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filles est boulimique et la seconde, anorexique grave et suicidaire. C’est pour cette
dernière, Amélie, que la famille consulte. Amélie est le prototype de la patiente dési-
gnée, tant par sa famille, que par elle-même. Elle arrive aux entretiens familiaux en
collants noirs, soulignant dramatiquement son extrême maigreur, mais rollers aux
pieds, rendant ainsi tout à la fois le côté dérisoire de la situation. Quelle communica-
tion paradoxale ! Elle me fait penser au fou du roi… Au premier coup d’œil, j’ai la
fantaisie que c’est le paratonnerre de la famille et qu’elle prend la responsabilité de
dévier l’orage familial sur elle. J’apprends progressivement que le père a un problème
d’alcool important, problème que les enfants dévoileront en l’agressant verbalement.
Je réalise peu à peu que le couple bat de l’aile. La mère est au bout du rouleau, tout
comme les deux fils. Elle semble affolée face à cette famille qui se déglingue et où
chacun va très mal psychologiquement. Les symptômes des deux aînées sont apparus
quand elles ont voulu s’éloigner du giron familial, une pour partir un an à l’étranger
après sa rhétorique2 et l’autre pour partir vivre dans un studio pour ses études.
Il y a une violence folle entre eux mais ils ne peuvent pas se séparer. L’ambiance y est
étouffante. C’est très palpable en séances où les explosions de violence verbale se
succèdent. Les reproches fusent dans tous les sens, ceux des parents concernant prin-
cipalement les demandes d’émancipation des enfants : autonomie financière, sorties,
demande de réitérer l’expérience d’aller vivre en appartement pour les deux aînées…
Les parents sont en conflit ouvert, en apparence, à ce sujet. Le père se dit furieux que
sa femme continue à soutenir les demandes d’autonomie des filles, d’autant plus
qu’elle le fait derrière son dos. Il qualifie son attitude de « tendance centrifuge » qu’il
condamne durement.
Quant aux velléités d’indépendance des quatre adolescents, elles ne semblent pas du
tout convaincantes car ils se conduisent de manière tellement irresponsable (ils volent
l’argent de leur mère dans son sac à main, fument des joints ostensiblement à la mai-
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Fin des études secondaires, correspondant au baccalauréat en France.
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leur famille d’origine seront enfin révélées. Monsieur a été placé en orphelinat à 7 ans
par sa mère qui souffrait de graves problèmes psychiatriques et son père l’a lui aussi
« laissé tomber » (c’est sa version). La mère a une histoire similaire : « Ma mère, elle
m’a laissé tomber le jour de ma naissance », déclare-t-elle, les larmes aux yeux. Ses
parents ont engagé, pour s’occuper d’elle, une gouvernante qu’ils congédieront un
jour, lorsqu’elle a 11 ans, sans crier gare, ce qui constituera pour elle un événement
très douloureux, car c’était la seule personne de qui elle recevait un peu d’affection.
Elle se retrouvera alors dans un désert affectif jusqu’à la rencontre avec son mari.
Tous deux partagent la croyance commune : les séparations sont dangereuses, elles
précipitent dans les abîmes du désespoir, dans une solitude atroce dont on ne sort pas
indemne. Et de plus, pour eux, départ rime avec abandon, rupture. Comment permet-
tre à leurs enfants de gagner leur autonomie sans se perdre les uns les autres et sans se
perdre soi-même ?
On voit bien à nouveau que les traumatismes du passé des parents (sevrages
affectifs brutaux), bien que non racontés aux enfants, colorent les tentatives de prise
d’autonomie des enfants.
Sans bien savoir pourquoi, les enfants sentent que, pour leurs parents, toute
séparation est extrêmement menaçante. Ils « s’arrangent » en quelque sorte pour leur
faire faire l’économie d’un (re)vécu à la fois trop affolant et trop douloureux. Dans
cette problématique bien connue de « leaving home » décrite par J. Haley (1991), on
voit qu’une corde sensible chez les parents se met à vibrer lors des tentatives d’éloi-
gnement des enfants. Quelque chose dans le système se « grippe » autour des sépara-
tions que les rétroactions des parents amplifient (mécanisme de sélection/amplifica-
tion). Mais dans ce cas-ci, le problème s’aggrave au point d’amener chez les enfants
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des vivants qu’ils ont bien connus et avec qui ils ont eu des histoires un peu louches.
Les « fantômes » quant à eux désignent aussi des morts qui viennent hanter des
vivants mais des vivants qui ne les connaissent pas. Donc, si le revenant est recon-
naissable au vivant auquel il rend visite, le fantôme ne l’est pas. Le fantôme est
d’ailleurs communément représenté comme un personnage transparent, aux contours
flous.
Dans L’écorce et le noyau, N. Abraham et M. Torok (1978) appliquent les
notions de fantômes et de revenants à la psychologie. Lorsqu’une personne a vécu
des événements traumatiques dans son passé qu’elle essaye d’oublier, il arrive que,
malgré elle, elle soit à nouveau hantée par les images traumatiques, que ce soit sous
forme d’idées obsédantes, d’angoisses, de cauchemars… On peut dire qu’elle est
alors hantée par un revenant puisqu’elle sait que ces angoisses sont liées à un événe-
ment qu’elle reconnaît de son passé. Il suffit que la personne soit en contact avec
une situation qui, par l’un ou l’autre aspect, lui rappelle la scène traumatique pour
que le revenant soit réveillé. Une multitude de choses, même anodines, peuvent
déclencher le réveil du revenant, ce que nous illustrions avec la situation de Jeanne.
C’est la notion de transfert (K. Stettbacher, 1991) que nous évoquions plus haut.
Imaginons une femme qui a été abusée sexuellement par son père dans son
enfance. Elle se trouve sur le canapé du salon, en train de regarder un film à la télé-
vision, avec, à sa droite, son fils de 7 ans. Survient une scène, anodine pour un
spectateur ordinaire, où un père prend sa fille sur ses genoux, ce qui pour cette
femme rappelle les prémisses des situations d’inceste avec son père. Que se passe-
t-il pour son fils, assis à ses côtés, qui, lui, ignore le secret de sa mère ? Tout
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Psychiatre, psychothérapeute au Service de Santé Mentale Chapelle aux Champs, U.C.L., Bruxelles –
Formateur à l’approche systémique et à la thérapie familiale au CEFORES, dans ce même centre.
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l’homme qui joue le rôle de sa mère nous semble criant de vérité (ils se connaissent
très bien tous les deux et se sont longuement raconté leur histoire) mais surtout parce
qu’Henri, que nous observons pour la première fois en position de fils face à sa mère,
régresse complètement et nous voyons cet homme de 42 ans, intelligent, corpulent et,
d’ordinaire assez affirmé dans le groupe, redevenir un petit garçon de 5 ou 6 ans,
inhibé et soumis, n’osant ni aborder le sujet prévu, ni contrarier sa mère.
Nous « débriefons » le jeu de rôle et lui faisons part de ces observations. Nous propo-
sons alors de reprendre le jeu de rôle mais cette fois en inversant les rôles : Henri
jouera le rôle de sa mère et l’autre participant celui d’Henri. Le jeu de rôle se déroule
et, même si le personnage de la mère reste sur la défensive, elle ne se défile pas com-
plètement.
A la séance suivante, Henri arrive triomphant au groupe. « J’ai un scoop ! », s’écrie-t-il.
« J’ai enfin osé interroger ma mère et voici ce qu’elle a finalement accepté de me
raconter. » Il a appris que lorsque sa mère était jeune, le père de celle-ci voulait prosti-
tuer ses filles. Ce dernier avait le projet d’ouvrir une maison de passe et de les y faire
travailler. Mais comme la mère d’Henri, la cadette, était une fille fragile, atteinte d’une
maladie que nous n’avons pas pu identifier mais où elle urinait du sang, des membres de
la famille élargie, informés du projet du père, se sont interposés et l’ont prise chez eux
en accueil jusqu’à sa majorité. Ils lui ont donc épargné le pire, même si l’on peut penser
que ce père a probablement eu avec ses filles des conduites déplacées sur le plan sexuel,
peut-être non sans rapport avec la maladie de la mère d’Henri, ce qu’elle lui a d’ailleurs
laissé entendre à demi-mot… Quoi qu’il en soit, par son seul projet de prostituer ses
filles, cet homme faisait intrusion dans la sexualité de ses filles, c’était à tout le moins
un comportement incestuel si pas incestueux.
Nous pensons donc que ce passé resté secret a coloré le rapport de la mère à l’iden-
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Henri nous rappelle qu’une thérapie, ça ne sert pas à comprendre, mais à poser
des actes. Je suis toujours pleine d’admiration pour les changements qui se produi-
sent quand les patients, prenant leur courage à deux mains, font le saut d’oser des
positions relationnelles différentes (cesser de se taire, de se laisser dire, d’être com-
plice de la loi du silence) qui redistribuent toutes les cartes du jeu systémique de leur
famille. Les choses, alors, ne sont jamais plus comme avant.
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Je pense que le recours au jeu de rôle a été déterminant dans le grand saut. Le fait
d’avoir vécu cette situation, d’en avoir fait l’expérience « pour jouer », d’avoir ressenti
toutes ces émotions, de sa place de fils mais aussi dans la peau de sa mère, de s’être
senti redevenir un tout petit garçon face à sa mère et d’avoir entendu le feed-back
que le groupe lui a renvoyé, avec bienveillance mais sans mâcher ses mots, a dû agir
comme une provocation et un déclencheur.
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J’interroge Alexandra pour savoir ce que son fils connaît de son passé. Bien peu de
choses en réalité. J’apprends alors que, quand Michel était petit, Alexandra était en
dépression, ce dont elle ne m’avait jamais parlé aussi clairement jusqu’alors, mais
qu’elle mettait toute son énergie et tout son amour pour faire bonne figure et avoir
l’air bien dans sa peau quand les enfants étaient auprès d’elle. « J’attendais que les
enfants partent à l’école et je pleurais toute la journée, jusqu’à leur retour », me dira-
t-elle. Je l’interroge sur les raisons de la dissimulation de sa souffrance. Après
quelques réponses un peu banales évoquant le souci de protéger ses enfants du poids
de son histoire personnelle, elle me dira ceci : « Ma mère m’a toujours enjoint de dis-
simuler ma souffrance. Elle me disait toujours : “ Souris, chérie ”. Je crevais de mal
mais je ne pouvais rien en montrer à l’extérieur, il fallait sauver les apparences,
“ soigner la façade ”, comme elle disait. » Alexandra a donc perpétué, à son insu, la
loyauté à l’injonction de sa mère. Ensuite, elle me dira cette phrase si touchante : « Je
voulais me donner une chance d’être heureuse, essayer d’oublier, taire ma souf-
france pour éviter qu‘elle ne me revienne en pleine figure. »
Florence Calicis
Service de Santé Mentale Chapelle aux Champs
30, Clos Chapelle aux Champs
B-1200 Bruxelles
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