Vous êtes sur la page 1sur 14

Les trois niveaux du jugement médical

Author(s): Paul Ricœur


Source: Esprit , Décembre 1996, No. 227 (12) (Décembre 1996), pp. 21-33
Published by: Editions Esprit

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24277262

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms

is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to


Esprit

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

Paul Ricœur*

Mon ÉTUDE met l'accent sur l'orientation thérapeutique (clinique) de la


bioéthique en tant que distincte de la branche orientée vers la
recherche. Les deux, à vrai dire, comportent une dimension pratique,
soit au service de la connaissance et de la science, soit en vue de soi
gner et de guérir. En ce sens, les deux soulèvent des questions d'éthique
dans la mesure où les deux concernent des interventions délibérées
dans le processus de la vie, humaine et non humaine. Ce qui paraît
propre à l'approche thérapeutique (clinique) est qu'elle suscite des
actes de jugement relevant de plusieurs niveaux différents. Le premier
peut être appelé prudentiel (le terme prudentia constituant la version
latine du grec phronesis) : la faculté de jugement (pour utiliser la termi
nologie kantienne) est appliquée à des situations singulières où un
patient individuel est placé dans une relation interpersonnelle avec un
médecin individuel. Les jugements proférés à cette occasion exempli
fient une sagesse pratique d'une nature plus ou moins intuitive résultant
de l'enseignement et de l'exercice. Le second niveau mérite d'être
appelé déontologique dans la mesure où les jugements revêtent la fonc
tion de normes qui transcendent de différentes manières la singularité
de la relation entre tel patient et tel médecin, comme il apparaît dans les
« codes déontologiques de médecine » en usage dans de nombreux pays.
A un troisième niveau, la bioéthique a affaire à des jugements de type
réflexif appliqués à la tentative de légitimation des jugements pruden
tiels et déontologiques de premier et de second rangs.
Je soumets à la discussion les thèses suivantes : premièrement, c'est
de la dimension prudentielle de l'éthique médicale que la bioéthique au
sens large emprunte sa signification proprement éthique. Deuxièmement,

* A publié récemment dans Esprit : « Le pardon peut-il guérir ? » (mars-avril 1995), « Le


concept de responsabilité » (novembre 1994), « L'acte de juger » (juillet 1992), ainsi que deux
ouvrages aux éditions Esprit : le Juste et Reflexion faite (autobiograhie intellectuelle).

21

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

quoique basés sur les jugements prudentiels, les jugements formulés au


niveau déontologique exercent une grande variété de fonctions critiques
irréductibles qui commencent par la simple universalisation des
maximes prudentielles de premier rang et traitent entre autres choses
des conflits externes ou internes à la sphère d'intervention clinique,
ainsi que des limites de toutes sortes imposées aux normes de la déonto
logie en dépit de leur nature catégorique. Troisièmement, au niveau
réflexif le jugement moral fait référence à une ou plusieurs traditions
éthiques elles-mêmes enracinées dans une anthropologie philo
sophique : c'est à ce niveau que sont mises en cause des notions telles
que santé et bonheur et que la réflexion éthique touche à des problèmes
aussi radicaux que ceux de la vie et de la mort.

Le pacte de confiance

Pourquoi faut-il partir du niveau prudentiel ? C'est le moment de rap


peler la nature des situations auxquelles s'applique la vertu de pru
dence. Son domaine est celui des décisions prises dans des situations
singulières. Alors que la science, selon Aristote, porte sur le général, la
technê porte sur le particulier. Cela est éminemment vrai de la situation
où le métier médical intervient, à savoir la souffrance humaine. La souf
france est, avec la jouissance, la retraite ultime de la singularité. C'est
d'ailleurs, soit dit en passant, la raison de la distinction, à l'intérieur de
la bioéthique, entre la branche orientée vers la clinique et la branche
orientée vers la recherche biomédicale, compte tenu des interférences
dont on parlera plus loin. Il est vrai que la souffrance ne concerne pas
seulement la pratique médicale ; elle affecte et désorganise non seule
ment le rapport à soi-même en tant que porteur d'une variété de pou
voirs et aussi d'une multiplicité de relations avec d'autres êtres, au
milieu de la famille, du travail et d'une grande variété d'institutions,
mais la médecine est l'une des pratiques basée sur une relation sociale
pour laquelle la souffrance est la motivation fondamentale et le telos
l'espoir d'être aidé et peut-être guéri. En d'autres termes, la pratique
médicale est la seule pratique ayant pour enjeu la santé physique et
mentale. Nous retournerons à la fin de cette étude à la variété de signifi
cations attachées à la notion de santé. Au début de cette enquête, je
tiens pour acquises les attentes ordinaires, par ailleurs controversables,
liées à la notion de santé comme une forme de bien-être et de bonheur.
A la base des jugements prudentiels se trouve donc la structure relation
nelle de l'acte médical : le désir d'être délivré du fardeau de la souf
france, l'espoir d'être guéri constituent la motivation majeure de la rela
tion sociale qui fait de la médecine une pratique d'un genre particulier
dont l'institution se perd dans la nuit des temps.

22

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

Cela dit, nous pouvons aller directement au cœur de la probléma


tique. Quel est, demanderons-nous, le noyau éthique de cette rencontre
singulière ? C'est le pacte de confidentialité qui engage l'un à l'égard de
l'autre tel patient avec tel médecin. A ce niveau prudentiel, on ne par
lera pas encore de contrat et de secret médical, mais de pacte de soins
basé sur la confiance. Or ce pacte conclut un processus original. Au
début, un fossé et même une dissymétrie remarquable séparent les deux
protagonistes : d'un côté celui qui sait et sait faire, de l'autre celui qui
souffre. Ce fossé est comblé, et les conditions initiales rendues plus
égales, par une série de démarches partant des deux pôles de la relation.
Le patient - ce patient - « porte au langage » sa souffrance en la pro
nonçant comme plainte, laquelle comporte une composante descriptive
(tel symptôme...) et une composante narrative (un individu enchevêtré
dans telles et telles histoires) ; à son tour la plainte se précise en
demande : demande de... (de guérison et, qui sait, de santé, et, pourquoi
pas, à l'arrière-plan, d'immortalité) et demande à... adressée comme un
appel à tel médecin. Sur cette demande se greffe la promesse d'observer,
une fois admis, le protocole du traitement proposé.

Situé à l'autre pôle, le médecin fait l'autre moitié du chemin d'« égali
sation des conditions », par quoi Tocqueville définit l'esprit de la démo
cratie, en passant par les stades successifs de l'admission dans sa clien
tèle, de la formulation du diagnostic, enfin du prononcé de la
prescription. Ce sont là les phases canoniques de l'établissement du
pacte de soins qui, liant deux personnes, surmonte la dissymétrie ini
tiale de la rencontre. La fiabilité de l'accord devra encore être mise à
l'épreuve de part et d'autre par l'engagement du médecin à « suivre »
son patient, et celui du patient à se « conduire » comme l'agent de son
propre traitement. Le pacte de soins devient ainsi une sorte d'alliance
scellée entre deux personnes contre l'ennemi commun, la maladie. L'ac
cord doit son caractère moral à la promesse tacite partagée par les deux
protagonistes de remplir fidèlement leurs engagements respectifs. Cette
promesse tacite est constitutive du statut prudentiel du jugement moral
impliqué dans 1'« acte de langage » de la promesse.
On ne saurait trop insister, dès le début, sur la fragilité de ce pacte.
Le contraire de la confiance est la méfiance ou le soupçon. Or ce
contraire accompagne toutes les phases de l'instauration du contrat. La
confiance est menacée, du côté du patient, par un mélange impur entre
la méfiance à l'égard de l'abus présumé de pouvoir de la part de tout
membre du corps médical, et par le soupçon que le médecin sera, par
hypothèse, inégal à l'attente insensée mise dans son intervention : tout
patient demande trop (on vient de faire allusion au désir d'immortalité),
mais se méfie de l'excès de pouvoir de celui-là même en qui il place une
confiance excessive. Quant au médecin, les limites imposées à son
engagement, en dehors de toute négligence ou indifférence présumée,

23

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

apparaîtront plus loin lorsqu'on parlera de l'intrusion soit des sciences


biomédicales tendant à l'objectification et la réification du corps
humain, soit de l'intrusion de la problématique de santé publique tenant
à l'aspect non plus individuel mais collectif du phénomène général de la
santé. Cette fragilité du pacte de confiance est une des raisons de la
transition du plan prudentiel au plan déontologique du jugement moral.
Néanmoins, j'aimerais dire qu'en dépit de son caractère intime le
pacte de soins n'est pas dénué de ressources de généralisation qui justi
fient le terme même de prudence ou de sagesse pratique attaché à ce
niveau du jugement moral. Nous avons appelé celui-ci intuitif parce
qu'il procède de l'enseignement et de la pratique. Mais appeler pruden
tiel le niveau d'engagement moral lié au pacte de soins, ce n'est pas
pour autant le livrer aux aléas de la bienveillance. Comme tout art, pra
tiqué cas par cas, il engendre, précisément à la faveur de l'enseigne
ment et de l'exercice, ce qu'on peut appeler des préceptes - pour ne pas
parler encore de normes — qui mettent le jugement prudentiel sur la voie
du jugement déontologique.
Je tiens pour précepte premier de la sagesse pratique exercée au plan
médical la reconnaissance du caractère singulier de la situation de soins
et d'abord de celle du patient lui-même. Cette singularité implique le
caractère non substituable d'une personne à l'autre, ce qui exclut, entre
autres, la reproduction par clonage d'un même individu ; la diversité des
personnes humaines fait que ce n'est pas l'espèce que l'on soigne, mais
chaque fois un exemplaire unique du genre humain. Le second précepte
souligne l'indivisibilité de la personne ; ce ne sont pas des organes mul
tiples que l'on traite, mais un malade, si l'on peut dire, intégral ; ce pré
cepte s'oppose à la fragmentation qu'imposent aussi bien la diversité
des maladies et de leur localisation dans le corps, que la spécialisation
correspondante des savoirs et des compétences ; il s'oppose également à
un autre genre de clivage entre le biologique, le psychologique et le
social. Le troisième précepte ajoute aux idées d'insubstituabilité et d'in
divisibilité, celle, déjà plus réflexive, d'estime de soi. Ce précepte dit
plus que le respect dû à l'autre ; il vise à équilibrer le caractère unilaté
ral du respect, allant du même à l'autre, par la reconnaissance de sa
valeur propre par le sujet lui-même. C'est à soi-même que va l'estime ;
or la situation de soins, en particulier dans les conditions de l'hospitali
sation, n'encourage que trop la régression du côté du malade à des com
portements de dépendance et du côté du personnel soignant à des com
portements offensants et humiliants pour la dignité du malade.
C'est même à l'occasion de cette rechute à la dépendance que se for
tifie le pernicieux mélange d'exigence excessive et de méfiance larvée
qui corrompt le pacte de soins. Ainsi est soulignée d'une autre façon la
fragilité, dont il a été question plus haut, du pacte de soins. Celui-ci
implique idéalement une coresponsabilité des deux partenaires du

24

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

pacte. Or la régression à une situation de dépendance, dès que l'on


entre dans la phase des traitements lourds et des situations que l'on peut
dire létales, tend insidieusement à rétablir la situation d'inégalité de
laquelle est censée s'éloigner la constitution du pacte de soins. C'est
essentiellement le sentiment d'estime personnelle qui est menacé par la
situation de dépendance qui prévaut à l'hôpital. La dignité du patient
n'est pas menacée seulement au niveau du langage, mais par toutes les
concessions à la familiarité, à la trivialité, à la vulgarité dans les rela
tions quotidiennes entre membres du personnel médical et personnes
hospitalisées. La seule manière de lutter contre ces comportements
offensants est de retourner à l'exigence de base du pacte de soins, à
savoir l'association du patient à la conduite de son traitement, en
d'autres termes, au pacte qui fait du médecin et du patient des alliés
dans leur lutte commune contre la maladie et la souffrance. J'insiste une
fois encore sur le concept d'estime de soi que je situe au niveau pruden
tiel, réservant celui de respect au niveau déontologique. Dans l'estime
de soi la personne humaine s'approuve elle-même d'exister et exprime
le besoin de se savoir approuvée d'exister par les autres. L'estime de soi
met ainsi une touche d'amour-propre, de fierté personnelle sur le rap
port à soi-même : c'est le fond éthique de ce qu'on appelle couramment
dignité.

Le contrat médical

Pourquoi nous faut-il maintenant nous élever du niveau prudentiel au


niveau déontologique du jugement, et cela dans le cadre d'une bioé
thique orientée vers la clinique et la thérapeutique ? Pour diverses rai
sons liées aux fonctions multiples du jugement déontologique.
La première fonction est d'universaliser des préceptes relevant du
pacte de soins qui lie patient et médecin. Si j'ai pu parler des préceptes
de prudence dans un vocabulaire proche des notations grecques appli
quées aux vertus proches des métiers, des techniques, des pratiques,
c'est dans un vocabulaire plus marqué par la morale kantienne que je
parlerai des normes considérées dans leur fonction d'universalisation
par rapport aux préceptes que Kant plaçait sous la catégorie des
maximes de l'action, en attente de l'épreuve d'universalisation suscep
tible de les élever au rang d'impératifs. Si le pacte de confiance et la
promesse de tenir ce pacte constituent le noyau éthique de la relation
qui lie tel médecin à tel patient, c'est l'élévation de ce pacte de
confiance au rang de norme qui constitue le moment déontologique du
jugement. C'est essentiellement le caractère universel de la norme qui
est affirmé : celle-ci lie tout médecin à tout patient, donc quiconque
entre dans le relation de soins. Plus fondamentalement encore, ce n'est

25

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

pas un hasard si la norme revêt la forme d'une interdiction, celle de


rompre le secret médical. Au niveau prudentiel, ce qui n'était encore
qu'un précepte de confidentialité, conservait les traits d'une affinité
liant de manière élective deux personnes ; en ce sens, le précepte pou
vait encore être assigné à la vertu d'amitié. Sous la figure de l'interdit la
norme exclut des tiers, plaçant l'engagement singulier sous la règle de
justice et non plus sous les préceptes de l'amitié. Le pacte de soins, dont
il a été question au plan prudentiel, peut maintenant être exprimé dans
le vocabulaire des relations contractuelles. Des exceptions sont certes à
considérer (on les évoquera plus loin), mais elles doivent elles-mêmes
suivre une règle : pas d'exception sans une règle pour l'exception à la
règle. Ainsi le secret professionnel peut être « opposé » à tout confrère
qui n'a pas part au traitement, aux autorités judiciaires qui attendraient
ou seraient tentées de requérir un témoignage de la part de membres du
personnel médical, aux employeurs curieux d'informations médicales
concernant d'éventuels salariés, aux enquêteurs d'instituts de sondage
intéressés à des informations nominatives, aux fonctionnaires de la
sécurité sociale, non habilités par la loi à accéder aux dossiers médi
caux. Le caractère déontologique du jugement régissant la pratique
médicale est confirmé par l'obligation qui est faite aux membres du
corps médical en général de porter secours non seulement à leurs
patients mais à toute personne malade ou blessée rencontrée en situa
tion de péril. A ce niveau de généralité les devoirs propres à la profes
sion médicale tendent à se confondre avec l'impératif catégorique de
porter secours à personne en danger.

La deuxième fonction du jugement déontologique est une fonction de


connexion. Dans la mesure où la norme régissant le secret médical fait
partie d'un code professionnel tel que le Code déontologique de la pro
fession médicale, il lui faut être reliée à toutes les autres normes gouver
nant le corps médical à l'intérieur d'un corps politique donné. Un tel
code déontologique opère comme un sous-système à l'intérieur du
domaine plus vaste de l'éthique médicale. Par exemple le code français
de déontologie médicale, sous son titre I, met-il les devoirs généraux de
tout médecin en rapport à des règles proprement professionnelles qui
confèrent un statut social à ces règles. Ainsi un article du code français
pose que la médecine n'est pas un commerce. Pourquoi ? Parce que le
patient, en tant que personne, n'est pas une marchandise, quoi qu'il
doive être dit plus loin concernant le coût financier des soins, lequel sort
de la relation de contrat et met en jeu la dimension sociale de la méde
cine. Sous la même rubrique d'universalité dans un cadre professionnel
sont à placer les articles qui posent la liberté de prescription de la part
du médecin et le libre choix du médecin de la part du patient. Ces
articles ne caractérisent pas seulement une certaine sorte de médecine,
la médecine libérale, ils réaffirment la distinction de base entre le

26

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

contrat médical et tout autre contrat régissant l'échange entre biens


marchands. Mais la fonction de connexion du jugement déontologique
ne s'arrête pas aux règles qui constituent le corps médical en tant que
corps social et professionnel. A l'intérieur de ce sous-système bien déli
mité, les droits et devoirs de tout membre du corps médical sont coor
donnés avec ceux des patients. Ainsi, aux normes définissant le secret
médical correspondent des normes régissant les droits des patients à
être informés sur leur état de santé. La question de la vérité partagée
vient ainsi équilibrer celle du secret médical qui oblige le seul médecin.
Secret d'un côté, vérité de l'autre. Énoncée en termes déontologiques,
l'interdiction de rompre le secret professionnel ne peut être « opposée »
au patient. Ainsi sont rapprochées les deux normes constituant l'unité
du contrat qui est au centre de la déontologie, de la même manière que
la confiance réciproque constituait la présupposition prudentielle
majeure du pacte de soins. Ici aussi des restrictions ont dû être incorpo
rées au code, compte tenu de la capacité du malade à comprendre, à
accepter, à intérioriser et, si l'on peut dire, à partager l'information avec
le médecin traitant. La découverte de la vérité, surtout si elle signifie
arrêt de mort, équivaut à une épreuve initiatique, avec ses épisodes
traumatiques affectant la compréhension de soi et l'ensemble des rap
ports avec autrui. C'est l'horizon de vie en son entier qui bascule. Cette
liaison affichée par le code entre le secret professionnel et le droit à la
vérité permet d'attribuer aux codes de déontologie une fonction bien
particulière dans l'architecture du jugement déontologique, à savoir le
rôle d'échangeur entre les deux niveaux déontologique et prudentiel du
jugement médical et de son éthique. C'est en faisant de la place tenue
par chaque norme à l'intérieur du code de déontologie une partie de sa
signification, que le code professionnel exerce sa fonction de connexion
à l'intérieur du champ déontologique.
Une troisième fonction du jugement déontologique est d'arbitrer une
multiplicité de conflits surgissant sur les frontières d'une pratique médi
cale d'orientation « humaniste ». A vrai dire, l'arbitrage entre des
conflits a toujours constitué la partie critique de toute déontologie. Nous
dépassons ici la lettre des codes, lesquels, tels qu'ils se donnent à lire,
tendent, sinon à dissimuler les conflits dont on va parler, du moins à ne
formuler que certains compromis, issus des débats menés à différents
niveaux du corps médical, de l'opinion publique et du pouvoir politique.
Ce qui est écrit dans le code et ce que nous y lisons, c'est bien souvent
la solution plutôt que le problème.
Or les conflits surgissent sur deux fronts où l'orientation qu'on vient
d'appeler « humaniste » de la pratique médicale se trouve aujourd'hui
de plus en plus menacée.
Le premier front est celui où l'éthique médicale orientée vers la cli
nique - la seule qui soit ici prise en considération - rencontre l'éthique

27

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

médicale orientée vers la recherche. Ces deux branches prises ensemble


constituent en effet ce qu'on appelle aujourd'hui bioéthique, laquelle
comporte en outre une dimension légale, fortement soulignée en milieu
anglo-saxon qui donne lieu à la formation du concept relativement
récent de bioloi (biolaw). Je laisserai entièrement de côté les contro
verses internes à l'éthique de la recherche et celles relatives à son rap
port avec l'instance légale supérieure. En dépit néanmoins de leur
orientation différente - améliorer les soins et/ou faire avancer la
science —, la clinique et la recherche ont une frontière commune le long
de laquelle des conflits surgissent inéluctablement. Les progrès de la
médecine dépendent en effet largement de ceux des sciences biolo
giques et médicales. La raison ultime en est que le corps humain est à la
fois chair d'un être personnel et objet d'investigation observable dans la
nature. C'est principalement à l'occasion des modalités d'exploration du
corps humain, où l'expérimentation intervient, que des conflits peuvent
surgir, dans la mesure où la participation consciente et volontaire des
patients est en jeu ; à cet égard, le développement de la médecine pré
dictive a accru la pression des techniques objectivantes sur la médecine
pratiquée comme un art. C'est ici qu'intervient la règle du « consente
ment éclairé » (informed consent). Cette règle implique que le patient
soit non seulement informé mais associé à titre de partenaire volontaire
à l'expérimentation, même consacrée uniquement à la recherche. Cha
cun connaît les innombrables obstacles opposés au respect intégral de
cette norme ; des solutions de compromis oscillent entre une honnête
tentative pour mettre des limites au pouvoir médical (concept bien évi
demment absent des codes) et les précautions plus ou moins avouables
prises par le corps médical pour se prémunir contre les actions judi
ciaires menées par leurs patients devenus des adversaires, en cas de pré
somption d'abus dissimulé, ou, plus fréquemment, en face d'échecs
tenus pour des fautes professionnelles (malpractice) par des patients en
colère, prompts à confondre le devoir de soins, c'est-à-dire de moyens,
avec un devoir de guérison, c'est-à-dire de résultats. On sait les ravages
que produit aux États-Unis l'ardeur procéduriaire des parties en conflit,
ravages dont l'effet est de remplacer le pacte de confidentialité, cœur
vivant de l'éthique prudentielle, par un pacte de méfiance (mistrust vs.
trust).

Mais tout n'est pas biaisé, voire pervers, dans les compromis qu'im
posent les indépassables situations de conflit. Que dire, par exemple, du
cas limite, suscité par la médecine prédictive, de double aveugle
(double blind), où le patient n'est pas seul exclu de l'information, mais
aussi le chercheur expérimentateur? Et quid alors du consentement
éclairé ? En ce point la fonction arbitrale de la déontologie revêt les
traits non seulement de la jurisprudence mais de la casuistique.

28

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

Le second front suit la ligne incertaine de partage entre le souci du


bien-être personnel du patient - pierre angulaire présumée de la méde
cine libérale - et la prise en compte de la santé publique. Or un conflit
latent tend à opposer le souci de la personne et de sa dignité et le souci
de la santé comme phénomène social. C'est là le type de conflit qu'un
code, tel que le Code français de Déontologie Médicale, tend sinon à dis
simuler du moins à minimiser. Ainsi dans son article 2 il pose que « le
médecin, au service de l'individu et de la santé publique, exerce sa mis
sion dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité ».
Cet article est le modèle du compromis. L'accent est certes mis sur la
personne et sa dignité ; mais la vie humaine peut être entendue aussi au
sens de la plus grande extension des populations, voire du genre humain
en son entier. Cette prise en compte de la santé publique affecte toutes
les règles considérées plus haut, et d'abord celle du secret médical.
C'est une question de savoir, par exemple, si un médecin a le devoir
d'exiger de son patient qu'il informe son partenaire sexuel de son état de
séroposivité, voire même si un dépistage systématique ne doit pas être
entrepris, lequel ne peut manquer d'affecter la pratique du secret médi
cal. C'est ici, à coup sûr, que la loi doit intervenir et que la bioéthique
doit se faire éthique légale. Il dépend des instances légiférantes d'une
société (le Parlement dans certains pays, les hautes institutions judi
ciaires dans d'autres pays) de prescrire les devoirs de chacun et de défi
nir les exceptions à la règle. Mais le devoir de vérité dû au patient n'est
pas moins malmené, dès lors que de nombreux tiers sont impliqués dans
le traitement. Dans le cas de la médecine hospitalière, le vis-à-vis du
malade tend à devenir l'institution hospitalière elle-même, au prix d'une
fuite incontrôlable de la responsabilité. Cette prise en charge adminis
trative de la santé publique n'affecte pas moins le troisième pilier de
l'éthique normative, à côté du secret médical et du droit à la vérité, à
savoir le consentement éclairé. On a déjà fait allusion plus haut à la dif
ficulté croissante de donner un contenu concret à cette dernière notion,
en particulier dans la pratique de la médecine prédictive où ce sont des
équipes ou des institutions de biologie médicale situées à l'autre bout de
la planète qui prennent en charge les protocoles d'investigation ou de
mise à l'épreuve de traitements nouveaux.

En dernière analyse ce conflit sur le front de la santé publique n'a


rien d'étonnant. On pourrait récrire le contrat médical dans les termes
d'une série de paradoxes. Premier paradoxe : la personne humaine n'est
pas une chose, et pourtant son corps est une partie de la nature physique
observable. Deuxième paradoxe : la personne n'est pas une marchan
dise, ni la médecine un commerce, mais la médecine a un prix et coûte à
la société. Dernier paradoxe qui recouvre les deux précédents : la souf
france est privée, mais la santé est publique. Il ne faut donc pas s'éton
ner si ce conflit sur le front de la santé publique ne cesse de s'aggraver,

29

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

vu le coût de plus en plus élevé de la recherche en biologie médicale, vu


celui d'explorations du corps humain et d'interventions chirurgicales
hautement sophistiquées, le tout aggravé par l'allongement de la vie
humaine, pour ne rien dire des attentes déraisonnables d'une opinion
publique qui demande trop à un corps médical dont elle redoute par
ailleurs les abus de pouvoir. En bref, le fossé ne peut que se creuser
entre la revendication d'une liberté individuelle illimitée et la préserva
tion de l'égalité dans la distribution publique des soins sous le signe de
la règle de solidarité.

Le non-dit des codes

J'en arrive maintenant à ce que j'ai appelé dans l'introduction la fonc


tion réflexive du jugement déontologique. De cette fonction relève un
nouveau cycle de considérations qui ont moins à faire à des normes sus
ceptibles d'être inscrites dans un code de déontologie médicale qu'à la
légitimation de la déontologie elle-même en tant que codification de
normes. En ce sens on pourrait dénoncer le non-dit de toute entreprise
de codification. Partons de ce qui vient d'être dit concernant le conflit
potentiel impliqué par la dualité des intérêts qu'est censé servir l'art
médical, l'intérêt de la personne et celui de la société. Un conflit entre
plusieurs philosophies est ici sous-jacent, qui met en scène ce qu'on
pourrait appeler l'histoire entière de la sollicitude. Ainsi, le jugement
prudentiel retient le meilleur de la réflexion grecque sur les vertus atta
chées à des pratiques déterminées ; dire ce qu'est un médecin, c'est
définir les excellences, les « vertus » qui font un bon médecin. Le ser
ment d'Hippocrate continue de lier le médecin d'aujourd'hui. Et c'est la
phronesis des Tragiques grecs et de l'éthique d'Aristote qui se perpétue
dans la conception latine et médiévale de la prudence. C'est ensuite au
christianisme et à Augustin que nous devons le sens de la personne
insubstituable. Mais voici l'esprit des Lumières qui reprend le même
thème dans le discours de l'autonomie. Et comment ne pas faire une
place à l'histoire de la casuistique issue de la tradition talmudique,
avant de solliciter la subtilité des Jésuites ? Pensez seulement à nos
débats sophistiqués sur l'embryon, « personne potentielle », et sur les
situations limites dans lesquelles le traitement des maladies en phase
terminale oscille entre l'acharnement thérapeutique, l'euthanasie pas
sive ou active, et le suicide assisté !
Le condensé d'histoire des idées morales qui s'abrège dans les for
mules lapidaires et parfois ambiguës de nos codes ne s'arrête pas là. La
pression exercée par la science biomédicale et les neurosciences pro
cède d'une approche rationaliste, voire matérialiste dont le pedigree
remonte à Bacon, Hobbes, Diderot et d'Alembert. Et comment ignorer

30

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

l'influence, particulièrement perceptible en milieu anglo-saxon, des


formes variées d'utilitarisme exemplifiées par des maximes telles que la
maximisation des QUALYs (Quality/Adjusted/Life/Years) ? Nous touchons
au point où l'éthique médicale se fond dans la bioéthique avec sa
dimension légale. En fait les compromis visant à apaiser les conflits évo
qués plus haut sur les deux frontières des sciences biomédicales et de la
socialisation de la santé au nom de la solidarité expriment eux-mêmes
des compromis à l'œuvre, non plus entre normes, mais entre sources
morales, au sens de Charles Taylor dans Sources of the Self. Or on ne
saurait reprocher aux codes de déontologie de ne rien dire sur ces
sources morales. Certes, celles-ci ne sont pas muettes ; mais ce n'est
plus dans le champ de la déontologie qu'elles s'expriment. Le non-dit,
ici pointé, est plus retranché.

Ce qui est en jeu, en dernier ressort, c'est la notion même de santé,


qu'elle soit privée ou publique. Or celle-ci n'est pas séparable de ce que
nous pensons - ou essayons de ne pas penser - concernant les rapports
entre la vie et la mort, la naissance et la souffrance, la sexualité et
l'identité, soi-même et l'autre. Ici un seuil est franchi où la déontologie
se greffe sur une anthropologie philosophique, laquelle ne saurait
échapper au pluralisme des convictions dans les sociétés démocra
tiques. Si nos codes peuvent néanmoins, sans déclarer leurs sources,
faire crédit à l'esprit de compromis, c'est parce que les sociétés démo
cratiques elles-mêmes ne survivent, au plan moral, que sur la base de ce
que John Rawls appelle « consensus par recoupement » et qu'il com
plète par le concept de « désaccords raisonnables ».
J'aimerais conclure cette étude par deux remarques. La première
concerne l'architecture en trois niveaux de l'éthique médicale et le par
cours que je propose ici d'un niveau à l'autre. Il se trouve que, sans
l'avoir délibérément cherché, je retrouve la structure fondamentale du
jugement moral telle que je l'expose dans la « petite éthique » de Soi
Même comme un Autre. Cette rencontre n'est pas fortuite dans la mesure
où l'éthique médicale s'inscrit dans l'éthique générale du vivre bien et
du vivre ensemble. Mais c'est dans un ordre inverse que je parcours ici
les trois niveaux téléologique, déontologique et sapiential de l'éthique.
Ce renversement de l'ordre n'est pas non plus fortuit. Ce qui spécifie
l'éthique médicale dans le champ d'une éthique générale c'est la cir
constance initiale qui suscite la structuration propre à l'éthique médi
cale à savoir la souffrance humaine. C'est le fait de la souffrance et le
souhait d'en être délivré qui motive l'acte médical de base, à savoir la
thérapeutique et son éthique de base, à savoir le pacte de soins et la
confidentialité que celui-ci implique. C'est ainsi que, partant du troi
sième niveau de l'éthique de Soi-Même comme un Autre, que je définis
comme sagesse pratique, je remonte du niveau sapiential au niveau nor
matif ou déontologique caractérisé ici par les trois règles du secret

31

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

médical, du droit du patient à la connaissance de la vérité et du consen


tement éclairé. Et ce sont les difficultés propres à ce niveau déontolo
gique de l'éthique médicale qui suscitent le mouvement réflexif qui
reconduit l'éthique à son niveau téléologique. Ce que je retrouve alors
c'est la structure de base de toute éthique, telle que je la définis dans
Soi-Même comme un Autre, dans la formulation canonique suivante :
souhait de vivre bien, avec et pour les autres, dans des institutions
justes. Les perplexités que j'évoque un peu plus haut concernant la
signification attachée à l'idée de santé s'inscrivent très précisément
dans le cadre d'une réflexion sur le souhait de vivre bien. La santé est la
modalité propre du vivre bien dans les limites que la souffrance assigne
à la réflexion morale. Bien plus, le pacte de soins renvoie, à travers la
phase déontologique du jugement, à la structure triadique de l'éthique
au niveau téléologique. Si le souhait de santé est la figure que revêt le
souhait de vivre bien sous la contrainte de la souffrance, le pacte de
soins et la confidentialité qu'il requiert implique un rapport à autrui,
sous la figure du médecin traitant, mais à l'intérieur d'une institution de
base, la profession médicale. C'est ainsi que la présente étude propose
un parcours inversé des niveaux étagés de l'éthique fondamentale.

La seconde remarque concerne la fragilité spécifique de l'éthique


médicale. Cette fragilité s'exprime dans des termes différents mais
convergents aux trois niveaux de l'éthique médicale. Au plan prudentiel
cette fragilité se trouve exprimée par la dialectique de la confiance et de
la méfiance qui fragilise le pacte de soins et son précepte de confiden
tialité. Une fragilité comparable, au point charnière du jugement pru
dentiel et du jugement déontologique, affecte les trois préceptes qui
concluent la première phase de notre investigation. Qu'il s'agisse de
l'insubstituabilité des personnes, de leur indivisibilité (ou, comme je
propose de dire, de leur intégralité), ou enfin, de l'estime de soi, cha
cune de ces requêtes désigne une vulnérabilité cumulative du jugement
médical au niveau prudentiel. C'est à une fragilité d'une autre sorte que
l'éthique médicale est exposée au plan déontologique. Elle se trouve
exprimée plus haut par la double menace qui pèse sur la pratique
« humaniste » du contrat médical, soit qu'il s'agisse de l'inévitable
objectivation du corps humain résultant de l'interférence entre le projet
thérapeutique et le projet épistémique lié à la recherche biomédicale,
soit qu'il s'agisse des tensions entre la sollicitude s'adressant au malade
en tant que personne et la protection de la santé publique. La fonction
d'arbitrage que nous avons reconnue au jugement médical dans sa
phase déontologique se trouve ainsi fondamentalement motivée par les
fragilités propres à ce niveau normatif du jugement. Mais c'est bien évi
demment au plan réflexif du jugement moral que se révèlent les modali
tés les plus intraitables de la fragilité propre à l'éthique médicale. Quel
lien faisons-nous entre le souhait de santé et le souhait de vivre bien ?

32

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms
Les trois niveaux du jugement médical

Comment intégrons-nous la souffrance et l'acceptation de la mortalité à


l'idée que nous nous faisons du bonheur ? Comment une société intègre
t-elle dans sa conception du bien commun les strates hétérogènes dépo
sés dans la culture présente par l'histoire sédimentée de la sollicitude ?
L'ultime fragilité de l'éthique médicale résulte de la structure consen
suelle/conflictuelle des « sources » de la moralité commune. Les com
promis que nous avons placés sous le signe des deux notions de
« consensus par recoupement » et de « désaccords raisonnables »
constituent les seules répliques dont disposent les sociétés démocra
tiques confrontées à l'hétérogénéité des sources de la morale commune.
Paul Ricœur

33

This content downloaded from


193.50.135.4 on Fri, 04 Aug 2023 10:53:26 +00:00
All use subject to https://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi