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Le maître de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande — Jacques Lacan

N° 932 – Dimanche 27 juin 2021 – 18 h 54 [GMT + 2] – lacanquotidien.fr

Cardinal de Fleury

Fénelon

Marc Fumaroli

Fumaroli :
la dernière
leçon Comte de Caylus

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LQ SOMMAIRE 932

PSYCHOLOGUES EN LUTTE
3. Roland Gori, Sur le remboursement des psychologues
6. Hervé Castanet, Sur la pétition de l’Association des psychologues freudiens

L’ACTUALITÉ CLINIQUE
9. Éric Laurent, Biopolitique de la norme trans
17. Jean-Claude Maleval, TND : Un forçage épistémo-politique
28. Anne Colombel-Plouzennec, L’approche systémique au regard de la psychanalyse

LA QUESTION DE LA TRANSIDENTITÉ
31. Jean-Daniel Matet, Ne pas reculer devant… ladite « transidentité »
41. Dalila Arpin, Transidentité : quelle identité ?
45. Éric Zuliani, Le train fou de la dysphorie de genre

VIGNETTES
49. Marcelo Paul Denis, Comme elle
53. Andrea Castillo Denis, Être là, sans être là
58. Dominique-Paul Rousseau, Memory

LE LIVRE POSTHUME DU GRAND ÉRUDIT


57. Sébastien Fumaroli, J.-A. Miller, François Regnault, Conversation sur Marc Fumaroli

LES LECTURES DU JOUR ET DE LA NUIT


80. François Regnault, Médecin de nuit d’Élie Wajeman
85. Jacques-Alain Miller, Lectures latérales
89. Mari Paz Rodriguez, Ode à la nature de Catherine Meut

L’INTERROGATION SUR LE PÈRE


91. Giuliana Kantzà, Évaporation du père (I)

TEXTICULES
98. Dominique Rudaz, Les écrits techniques de Hegel
101. Natacha Delaunay-Stéphant, De l’incidence des préjugés
103. Pierre-Gilles Guéguin, Le racialisme à Yale

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PSYCHOLOGUES EN LUTTE

Sur le remboursement des psychologues

La position de Roland Gori

Lorsqu’en 2003, je fus missionné par mon président d’université (Jean Marc Fabre) en
réponse à une demande de la Faculté de Médecine de Marseille (le Doyen Berland), elle-
même répondant à une mission du ministre Jean-François Mattéi de pourvoir à la future
pénurie de psychiatres et de pédopsychiatres, le deal était déjà clairement posé en des termes
que ne répudierait pas le gouvernement actuel. Étant donné les projections d’une baisse de
40 % des psychiatres entre 2003 et 2012, leur départ à la retraite n’étant pas entièrement
compensé par l’arrivée des jeunes générations dans une spécialité malaimée, étant donné
l’importance du chômage des jeunes diplômés en psychologie clinique, étant donné
l’absence de statut de psychologue et leur non-inscription dans le Code de la Santé, étant
donné l’accroissement des demandes de prises en charge (amplifiée aujourd’hui par la crise
du Covid et des confinements successifs), l’accélération des flux des files d’attente des CMP
et autres établissements, la pénurie de postes de psychologues dans les établissements publics
et les départs à la retraite non remplacés pour cause de rationnements budgétaires, il était
envisagé :

- D’accorder aux psychologues l’autorisation de mener des traitements (y compris


chimiothérapiques selon certains PU-PH de psychiatrie) sur prescription et sous contrôle
médical.

- De les intégrer dans le Code de la Santé

- De rembourser ces actes selon une nouvelle nomenclature, expériences déjà en cours
dans certaines Régions aujourd’hui (dont la Région PACA).

- Ces nouvelles dispositions supposaient un complément de formation obligatoire conditionnant


l’agrément avec créations de nouvelles Écoles appelées à remplir ces missions au premier
rang desquelles une École Marseillaise que le Ministre appelait de ses vœux.

Le rapport détaillé que j’ai fourni à cette occasion se trouve sur le net… Il refuse
l’intégration dans le Code de la Santé dont ne veulent pas les associations de psychologues
consultées, refuse la subordination médicale à des médecins généralistes ou psychiatres

–3–
beaucoup moins informés qu’eux en matière de psychothérapies, envisage la création
d’Écoles de praticiens du soin psychique post-master conduisant à un doctorat délivré par
une formation multi-professionnelle appuyée sur les équipes d’accueil des doctorants.

L’intransigeance des Professeurs des universités-praticiens hospitaliers (PU-PH) de


psychiatrie et l’arrivée dans l’espace médiatique de l’amendement Accoyer donnèrent un
coup d’arrêt à l’initiative.

Aujourd’hui, cette initiative ressort des placards des Ministères avec une situation plus
critique :

- La psychiatrie et la pédopsychiatrie sont dans un total état de délabrement que


masque mal la com’ et la rhétorique de propagande sur les neurosciences. Quasiment
plus aucun PU-PH n’a eu une formation psychanalytique, voire psychopathologique,
les épreuves de titres qui permettent leurs habilitations s’établissent sur la base de
revues de neurochimie, neurosciences, neurogénétique et épidémiologie pour les plus
« pointus », psychiatrie DSM et TCC pour les plus « démunis » d’entrées dans les
réseaux dominants.

- Les campagnes d’intoxication visant à discréditer la psychanalyse dans l’opinion et les


lobbyings antipsychanalyse auprès des parlementaires et des ministères ont abouti à
ce paradoxe : empêcher ou interdire la référence psychanalytique au moment où les
pratiques psy s’en réclamant se « popularisaient » en mélangeant toujours davantage
l’« or pur » et le « vil cuivre » (et non le « plomb » comme le veut la légende). La
promotion idéologique des TCC, neurocoaching, et autres ABAtardises, sous couvert
d’un vernis idéologique de « sciences » éprouvées, tend à aligner la France sur les
politiques québécoises au moment même où elles s’avèrent en échec Outre-
Atlantique.

- La politique d’externalisation des services publics et leur hybridation avec le privé


conduit à « basculer » les demandes de prise en charge vers le libéral au premier rang
desquels les psychologues.

- Dès lors, c’est la situation sociale qui s’est profondément modifiée, les patients appartenant aux
classes sociales défavorisées ou moins favorisées ne sont plus pris en charge par les
établissements publics. Les files d’attente sont trop longues et dans la mesure du
possible ces nouvelles demandes sont « basculées » vers le libéral. Les psychiatres sont
saturés et de moins en moins formés à l’écoute. Faute de temps, de compétence et de
motivation ils prescrivent des psychotropes et orientent vers des techniciens du
comportement. Nombreux sont ces patients qui reviennent vers nous ou sont
« camisolés » des années durant par des psychotropes (souvent renouvelés par leurs
généralistes sans aucune actualisation du psychiatre).

–4–
Face à cette situation les gouvernements sont dans l’impérieuse nécessité de « privatiser » les
prises en charge et d’en étendre la compétence à d’autres professionnels dits de santé. D’où
l’ensemble des réformes actuelles et la proposition du projet de loi de para-médicaliser la
profession de psychologue en la dotant de la même rationalité formelle que les autres
professions de santé. Alors que faire ?

Je crois qu’il faut impérativement refuser la subordination médicale, l’entrée dans le Code de
la santé et autres normalisations sanitaires qui favoriseraient une médicalisation de
l’existence et une « société de contrôle » biopolitique des populations par de nouveaux
« sous-officiers de la santé mentale ». Une société ne rembourse pas que les soins, mais bien
d’autres actions sociales, éducatives et culturelles. Ne pas se laisser enfermer dans le
dilemme : « Si vous voulez que vos actes soient remboursés, il faut vous para-médicaliser. »
Et le Pass Culture, il est remboursé par la CPAM ? La CAM pourrait nous soutenir pour
éviter de voir ses dépenses exploser.

Faut-il demander un remboursement de nos actes pour autant ? Je pense que oui pour deux
raisons.

La première est structurale : dès lors que l’or pur de l’analyse se mélange au vil cuivre et que
nombre de patients ne sont pas en mesure de prendre en charge leurs psychothérapies, il
faut les y aider. Ou alors, à devoir être rigoristes, il faudrait supprimer les feuilles de soins des
psychiatres psychanalystes qui ont rendu bien des services à des patients en difficulté.

La deuxième est opportuniste : je ne me sens absolument pas le droit de refuser cette


opportunité à de jeunes collègues psychologues qui ont un impérieux besoin de cette
possibilité pour vivre de leurs pratiques libérales. Mais pas au prix d’une aberrante
discrimination éthique et politique de devoir se soumettre à des praticiens moins formés
qu’eux, voire pas du tout, dans le domaine des soins psychiques, et sous condition de se
transformer en technicien de l’orthopédie comportementale des sociétés de contrôle. Il faut
exiger un remboursement de nos actes qui répondent à « une fonction sociale de l’écoute »
(Jacques Alain Miller) et non à une prescription de santé.

–5–
Quelques remarques sur la pétition initiée par l’Association
des psychologues freudiens

Hervé Castanet

Le 27 mai s’est tenu ce Forum, aujourd’hui connu de tous et présent dans les mémoires, à
l’initiative de l’École de la Cause freudienne, qui sous le titre « Psychologues : Arrêtons
l’arrêté » voulait marquer publiquement un « Stop, c’est assez ! » – assez, en l’occurrence,
que la pratique des psychologues soit réduite à une série de protocoles légitimée par la thèse
neuro. Cette dernière affirme que toute opération mentale s’inscrit dans une logique
neuronale ayant valeur de cause. Un nouveau paradigme s’isole : il y a une science naturelle
de l’esprit. Le retour du « mental » dans l’épistémologie de la clinique suit l’emboîtement
suivant : des mécanismes neuronaux sous-tendent des processus mentaux sous-tendant eux-
mêmes des représentations mentales. Jean-Pierre Changeux, comme c’est souvent le cas,
donne le La de cette orientation : « Le développement fulgurant des méthodes d’imagerie
cérébrale a rendu accessible l’identification des bases neurales de notre psychisme. »

Rassemblant des cliniciens (psychologues, psychiatres, psychanalystes) qui généralement


n’interviennent pas dans les mêmes colloques ou rencontres, le Forum sut faire mouche –
sans être ennuyeux ou corporatiste – puisque 20 000 connexions sur YouTube sont
désormais là pour témoigner que toucher à la clinique, au choix du psychologue consulté, à
l’éradication de l’écoute et du transfert, ne laisse pas indifférent.

Dans l’après-coup, l’Association des Psychologues freudiens a pris l’initiative, heureuse et


décidée, d’une pétition qui demande, en la justifiant y compris par des références à des
articles académiques, la suppression de cet Arrêté – et la destine aux élus. Plusieurs versions
préparatoires ont circulé parmi les intervenants du Forum (dont je faisais partie) et la version
définitive, après sa mise en ligne, a atteint rapidement près de 4000 signatures. Ce n’est
qu’un début – que je sais prometteur. J’ai signé sans hésiter cette pétition qui poursuit le
combat en rassemblant les opposants à l’Arrêté. Ce qui importe est ce qui rassemble les
divers cliniciens et non ce qui fait, entre eux, différence d’orientation.

Je considère cette pétition comme relevant de la tactique. On discute, on trouve un commun


dénominateur, on s’adresse aux élus en démontrant une force ponctuelle contestant un
arrêté déterminé relevant de leurs prérogatives de législateurs. La tactique est juste. La
rapidité est nécessaire. On ne fignole pas.

Faut-il s’en contenter ? Peut-elle définir, à être élargie et systématisée, une stratégie ? In fine,
porte-t-elle en elle-même une politique qui fasse orientation pour la psychanalyse ? J’émets
un doute. Pourquoi ? Parce que plusieurs formulations de la pétition posent question. Dans
le feu tactique, elles passent. Au-delà, non.

–6–
J’isole trois références :

1 — La « santé mentale »

L’expression est connue et touche à l’évidence administrative qui sépare la santé organique
de la santé mentale avec ses répartitions hospitalières et les dispositifs de soins associés. Mais,
la référence se trouve chez Canguilhem, la santé s’oppose à la clinique. Une affirmation : a
valorisation de la santé implique la dévalorisation de la clinique. Canguilhem isole deux
acceptions – la santé signification de vérité ou de facticité. Il n’y a pas de maladie de la
machine – il n’y a pas de mort de celle-ci, comme y insista Descartes. La santé est vérité du
corps vivant. Il y a de même, chez Nietzsche, la « grande santé » qui est « le pouvoir de mise
à l’épreuve de toutes les valeurs et de tous les désirs » comme le proclame le Gai savoir. Cette
santé-vérité n’est pas un objet pour la science. Elle implique le corps subjectif. La santé-vérité
ainsi conçue rejette, et la conception ontologique de la maladie comme l’opposé qualitatif de
la santé, et la conception positiviste qui la dérive quantitativement de l’état normal.
Canguilhem ira jusqu’à dire : « la menace de la maladie est un des constituants de la santé ».
Par contre, la santé comme signification de facticité est le règne du calcul, de la mesure, de
l’évaluation. C’est la santé mesurée par des appareils. Le bilan de santé en est un
témoignage.

2 — Les « troubles psychiques »

Avec le concept de santé-facticité, le corps n’y est pas objectivé, mais détruit au profit de la
somme de ses troubles (le disorder = le désordre). La substitution du syndrome à la nosologie
signe cette disparition de la clinique au profit de la santé réduite à une série d’items.
L’affirmation est donc à compléter : la santé réduite à sa facticité est antinomique de la
clinique. Deux précisions :

a) La langue du calcul. Dans le chapitre « voir, savoir » de sa Naissance de la clinique, Foucault


insiste sur cet idéal d’une description exhaustive. L’exactitude y trouva historiquement sa
place. Pour cette clinique extrême « tout le visible est énonçable et il est tout entier visible parce
que tout entier énonçable ». Tel est le rêve d’une descriptibilité totale. Justement, la santé
reprend à son compte cette position extrême de la clinique où elle s’annule comme clinique
au profit d’une « langue des calculs ». La santé se réduit aux calculs (pluriel), c’est-à-dire aux
troubles. Ce n’est plus le rêve d’une descriptibilité totale qui est à l’œuvre avec son
équivalence de base : visible = énonçable et réciproquement. C’est le rêve d’une mesure
statistique où la santé devient le résultat d’une moyenne.

b) Le trouble à la place du symptôme. Ce repérage des troubles n’a de clinique que le nom. Le
véritable concept qui en légitime l’usage est justement la santé comme signification de
facticité. La santé comme signification du corps vivant fait surgir, elle, le couple du normal et
du pathologique. Le mérite de Canguilhem a été d’ajouter un troisième terme – le normatif,
soit une qualification de la norme. Normal et pathologique ne sont pas dans un rapport
mécanique justement de par la présence du normatif. Le concept-clef de la santé comme

–7–
facticité, c’est l’anomalie, soit étymologiquement l’insolite, l’inaccoutumé, le rugueux,
l’inégal, l’irrégulier (omalos). Le trouble c’est l’anomalie mesurée, quantifiée. Le trouble
comme anomalie, c’est la diversité comptabilisée. Mais la diversité n’est pas la maladie. Il n’y
a pas de clinique possible de la diversité alors qu’il y a une clinique (et une thérapeutique)
des maladies donc des états pathologiques. L’anomalie du trouble renvoie à l’infirmité et à ce
titre elle précède la maladie. L’anomalie est préclinique. L’enjeu de toute clinique étant
d’assurer ce passage de l’anomalie à la maladie.

3 — « Les troubles neuro-développementaux (TND) » et « Les composantes psycho-affectives »


La thèse neuro complète, en référence aux « fondement neuronaux de la pensée »
(Changeux), les remarques précédentes sur la santé-facticité et le trouble comme désordre. Il
suffit d’ajouter : si le trouble est neuro, la méthode pour le traiter ne peut se passer de la
causalité neuro. La clinique de la parole n’est alors qu’une cosmétique marginale.
L’utilisation de ce terme, par ceux qui s’opposent à l’Arrêté, aboutit au paradoxe de ne
récuser ce dernier que pour des raisons corporatistes. Si le trouble est neuro, le psychologue
ne peut que se soumettre aux protocoles expérimentaux proposés. C’est donc en récusant le
concept de « trouble neuro-développemental », en le réduisant à sa valence idéologique, que
nous pourrons affirmer une autre causalité – disons-la « psychique », pour aller vite. Certes
le cerveau existe – comme sa biologie, comme la neurologie. Mais réduire le
« développement » d’un enfant à une évolution neuronale est l’hypothèse que nous devons
attaquer frontalement. Un exemple : la dyslexie. Considérée comme un TND, elle « est en
réalité le fait d’anomalies anatomiques du lobe temporal, établissant désormais la
prédisposition génétique » (Changeux). Dehaene enfonce le clou : les gènes de la dyslexie
« altèrent la migration des neurones … et pourraient expliquer les anomalies anatomiques et
fonctionnelles que montre le cerveau des enfants dyslexiques ». Les « composantes psycho-
affectives » ne sont alors qu’un saupoudrage de surface qui doit rendre les armes devant une
« stratégie compensatrice » par « des exercices d’apprentissage appropriés sur ordinateur »
(Changeux), soit une remédiation cognitive des « circuits du langage et de lecture »
(Dehaene).
Ces brèves remarques impliquent de ne céder sur aucun concept – la psychanalyse les a
construits grâce à Freud, Lacan et leurs élèves –, de n’employer aucun concept de
l’adversaire car un concept n’est que le moment d’une théorie à ne pas sous-estimer. Or
« santé (mentale) », « troubles psychiques », « troubles neuro-développementaux »,
« composantes psycho-affectives » sont des termes qui, à être utilisés comme allant de soi,
signeront la fin du savoir propre à la psychanalyse. Je maintiens : notre combat stratégique est
concept contre concept. Notre politique est que vive la psychanalyse en ne faisant jamais ami-
ami avec ceux qui veulent l’éradiquer. La pétition, initiée par l’Association des Psychologues
freudiens et largement signée, comme tactique occasionnelle, n’est en rien incompatible avec
cette suite… Oui, comme l’écrit Jacques-Alain Miller dans Lacan Quotidien n° 930, il s’agit
d’« un combat que nous aurons à mener à long terme [contre] cette véritable imposture
scientifique qui réduit l’homme (générique) à son cerveau ».

–8–
L'ACTUALITÉ CLINIQUE

Biopolitique de la norme trans

Éric Laurent

Extension des fake news et des chambres d’écho

Publié dans L’Obs, après être intervenu sur Mediapart, puis avoir longuement écrit dans
Libération, Paul B. Preciado est passé, avec la même énergie, du digital au quotidien et enfin à
l’hebdomadaire. Celles et ceux qui l’ont entendu durant près d’une heure lors des journées
de l’École de la Cause freudienne (ECF) en 2019 reconnaitront dans cette déclaration,
présentée comme une interview, sa vivacité de ton et son alacrité. Trois livraisons,
correspondant à trois heures d’interview, sont présentées en triptyque sur le site de L’Obs sous
le titre général : « Un grand coup féministe dans la psychanalyse ». Le texte est précédé du
chapô suivant : « Le 17 novembre 2019, Paul B. Preciado, philosophe transgenre, […] est
invité à parler devant 3 500 psychanalystes réunis lors des journées internationales de l’École
de la Cause freudienne, sur le thème “Femmes en psychanalyse”. Devant cette audience, il
ne pourra lire plus du quart du texte qu’il a préparé. Car si la moitié de la salle l’applaudit,
l’autre le hue [sic]. Dans les jours suivants, “le discours filmé à l’arrache” commence à
circuler sur internet. Pour ne pas voir son propos déformé et tronqué, Paul B. Preciado
décide de publier un livre reproduisant le texte en question, et faisant le récit de cette
expérience : “Je suis un monstre qui vous parle” (Grasset). »

Les mêmes qui ont assisté à sa prestation à l’ECF n’en croiront sans doute pas leurs yeux.
Alors que P.B. Preciado a été écouté jusqu’au bout, qu’il a utilisé toute la séquence qui lui
était réservée en écartant le temps de discussion prévu pour mieux poursuivre sa diatribe, on
lit « qu’il ne pourra pas lire plus du quart du texte qu’il a préparé ». De plus, le discours a
bien été filmé, mais pas seulement à l’arrache par des smartphones intéressés. Il a été filmé
par les très institutionnelles caméras du Palais des Congrès. On peut y vérifier que le
discours a eu lieu et que les manifestations contenues des auditrices et auditeurs n’ont en
rien perturbé le conférencier. Il a d’ailleurs été plutôt globalement applaudi. Les réactions du
public l’ont plutôt stimulé.

Donc, voilà un chapô qui est une véritable fake news. Le caractère surprenant de la chose est
qu’il ne s’agit pas d’un texte circulant sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’un texte publié sur le
site d’un hebdomadaire qui inclut des journalistes qui interviennent sans cesse sur le front
des fake news pour les dénoncer à coup de fact checking, et rappeler ainsi bien haut l’utilité du
journalisme et de ses procédures de vérification des sources.

–9–
Cette vérification est cruciale en ces temps de « chambre d’écho » où chacun ne lit et
n’écoute que ce qui lui convient et lui ressemble. Il semble bien qu’il y ait là deux régimes de
vérifications distincts : vérification des faits ou vérification que ce qui est dit est bien une
affirmation militante, une volonté de coup porter contre la psychanalyse et « l’édifice hétéro-
patriarcal et colonial », accueillie comme telle.
De même, étaient publiées sur le même site, juste avant, une tribune radicalement pour la
norme trans signée par Silvia Lippi, Patrice Maniglier & al., et juste après, la présentation du
nouveau livre de Frédéric Lordon : Figures du communisme. Ces trois propositions, diverses,
voire hétérogènes dans leur radicalité, montrent bien que le site de l’hebdomadaire est à la
recherche d’un public tenté par des propositions radicales. Sous la nouvelle houlette de
Cécile Prieur (1), L’Obs se cherche et cherche à toucher la fibre d’un lectorat plus jeune. On
ne peut plus faire le coup de l’anti-pensée 68, on dit maintenant « OK boomer ! » On peut
espérer recommencer le coup de l’Anti-Œdipe avec l’annonce de l’Œdipe trans. Le meurtre
générationnel a toujours des séductions.

Une nouvelle authentique


Loin des fake news, une vraie nouvelle est venue résonner à la fin du mois d’avril. La
consultation spécialisée dans l’accueil des demandes de réassignation de genre pour les
enfants de l’Hôpital Karolinska (2) de Stockholm a annoncé qu’il renonçait à appliquer le
« protocole hollandais » de blocage de la puberté – devenu la norme, il était appliqué depuis
plus de dix ans. En décembre 2019, l’Agence suédoise d’évaluation des technologies de santé
et des services sociaux (SBU) a en effet publié une étude portant sur toutes les données et le
suivi à long terme des enfants qui étaient passés par ce protocole : elle révèle que les effets
négatifs constatés à long terme ne permettent pas de soutenir la légitimité du traitement.
Les bloqueurs de puberté et les hormones utilisés sont susceptibles d’entraîner des
conséquences irréversibles comme des maladies cardiovasculaires, l’ostéoporose, la stérilité,
des risques accrus de cancers et de thromboses. Les améliorations transitoires du risque
suicidaire, obtenues par l’autorisation affirmative de transition, n’est pas suffisante pour
écarter les risques iatrogènes induits.
Compte tenu de ces résultats et du changement de politique du National Health Service
anglais, en raison du jugement de la Haute Cour de Londres en date du 1 er décembre 2020,
l’hôpital pour enfants de l’Institut Karolinska change de protocole de soins : il ne prescrira
plus d’hormones de blocage de la puberté avant 16 ans ; entre 16 et 18 ans, il faudra
s’assurer du consentement éclairé du patient. La date effective du changement est le 1 er avril
2021. Les traitements en cours devront être soigneusement réévalués dans la perspective de
ces risques par le médecin traitant (3).
La décision de la Suède, suivant celle de l’Angleterre, rejoint aussi les décisions de la
Finlande, mettant l’accent sur des interventions et des soutiens psychologiques plutôt que
médicaux.

– 10 –
Nouvelle géopolitique de la norme trans

On voit donc se dessiner une nouvelle géopolitique de la norme trans. Ces pays du nord de
l’Europe se séparent des directives de la World Professional Association for Transgender
Health (WPATH), alors que les associations trans des pays du Sud comme l’Espagne et la
France militent pour que les consultations spécialisées se rapprochent de ses normes
d’intervention, privilégiant les interventions médicales précoces (4). Sur le continent
américain, le Canada est divisé (5), comme les États-Unis, alors que l’Argentine semble
vouloir privilégier les normes de la WPATH, tout en gardant son statut de pays pionnier
suivant sa propre voie.

Il faut noter que le choix d’appliquer ou non le protocole hollandais dépend de façon
cruciale du risque de mort, qu’il prenne la forme de la menace de suicide ou la forme d’un
risque iatrogène irréversible. Le primum non nocere hippocratique est bien difficile à situer. Ce
risque omniprésent souligne qu’il n’est pas possible de séparer la question du sexe et celle de
la mort.

Le sexe, la vie, la mort


Comment la vie trouve-t-elle sa place dans le discours ? La vie a une place paradoxale, une
« radicale ambiguïté signifiante », car la vie d’un être sexué implique la mort. La dimension
du sexe introduit la connexion entre la vie et la mort, puisque la reproduction « comme telle,
en tant que sexuée comporte les deux, vie et mort » (6).

C’est ce que nie Judith Butler lorsqu’elle ne veut prendre en considération pour la politique
des identités que le plus petit commun dénominateur de toutes les exigences identitaires,
celui de se formuler en termes d’exigence de vie. « Au nom du corps vivant, d’un corps qui a
le droit de vivre, de persister et même de s’épanouir » au cours du temps ; ils placent ainsi la
question de « la vie vivable au premier plan de la politique » (7). La norme de la vie vivable
traversant toutes les identités conçues comme mode de jouir est un point crucial de la
géopolitique de la norme comme l’a bien mis en valeur Éric Marty. Elle élimine le lien vie–
mort qu’introduit le sexe. « Le concept de Norme, en tant qu’il s’oppose à celui de la Loi et
s’y substitue est, en ce sens, le concept positiviste par excellence, sans dehors, sans arrière-
fond, sans secrets, sans obscurité, sans arrière-mondes, pure série de positivités qui régulent
la vie au lieu d’abriter la mort » (8).

La norme trans refuse de reconnaître la menace de mort qu’implique la réassignation active


du genre. La mort n’a de place que par la menace de suicide en cas de refus d’inclusion dans
le protocole. C’est vouloir être le maître, qui accepte le risque de mort selon ses propres
termes et conditions. C’est une première façon de dénouer les liens du sexe et de la mort.

L’autre dénouage entre sexe, mort et reproduction consiste à méconnaître les risques sur la
fertilité que font courir l’usage massif des hormones.

– 11 –
Le transexualisme et la logique du sexe

Lorsque Lacan prend connaissance des travaux de Robert Stoller, en 1971, il les
recommande, et signale en même temps « le caractère complètement inopérant de l’appareil
dialectique avec lequel l’auteur de ce livre traite ces questions […] la face psychotique de ces
cas est complètement éludée par l’auteur, faute de tout repère, la forclusion lacanienne ne lui
étant jamais parvenue aux oreilles » (9). Cette expression « la face psychotique » a tout son
poids. Elle ne dit pas que tout est psychotique et donc que le transsexualisme n’ajouterait
rien à la clinique de la psychose. Elle énonce que la face psychotique à explorer passe par la
logique de la forclusion.

Lacan poursuit son mouvement de dépathologisation des catégories cliniques (10), au profit
du maintien de leur consistance logique dans ce qu’il appelle « le discours du sexe ». Ce
mouvement aboutira à sa fameuse déclaration, faite pour Vincennes, selon laquelle « Tout le
monde est fou, c’est-à-dire délirant » (11). Cette dépathologisation n’enlève rien à la logique
du discours de la psychanalyse et sa clinique. Lacan se contente, lors de cette première
présentation des travaux de Stoller de dire que l’important est de lire ces cas à partir du fait
qu’il n’y a aucune essence de l’homme ou de la femme, que ce ne sont que des signifiants qui
sont deux et que seule leur relation compte. On parle d’eux.

Lacan avait déjà mené une opération logique du même ordre à l’occasion de la parution du
livre de Maud Mannoni sur « l’enfant arriéré et sa mère » (12). Les thèses de l’autrice
s’inséraient dans un débat où il s’agissait de savoir comment, dans le fourre-tout de
l’arriération, psychose et débilité venaient s’agencer. La débilité était-elle une sortie de la
psychose infantile ou était-elle une voie originale de subsistance du sujet ? Tout n’était pas à
l’époque attribué aux troubles neurologiques du développement. Lacan formule sa solution
en renvoyant à une logique du rapport des deux termes cliniques. Il l’énonce ainsi : « C’est
pour autant que […] l’enfant débile, prend la place […] de ce quelque chose à quoi la mère
le réduit à n’être que le support de son désir dans un terme obscur, que s’introduit dans
l’éducation du débile la dimension psychotique » (13). Cela ne dit pas que tous les débiles sont
psychotiques, mais qu’il ne faut pas méconnaître la logique forclusive à l’œuvre dans le
rapport du sujet débile au savoir.

– 12 –
Deux positions : le transsexuel, l’homosexuelle
L’année suivant sa première présentation des travaux de Stoller, Lacan donne lui-même la
réponse à la question qu’il posait. Comment éclairer cette nouvelle réponse par la logique de
la forclusion ? Il oppose la logique de la position transsexuelle et celle de la position
homosexuelle féminine face au réel mis au jour par le discours de la psychanalyse ou
« discours sexuel ». L’impossibilité d’inscrire le rapport sexuel implique que la différence
sexuelle est un fait de discours et non d’essence. Qu’il y ait un organe qui fasse différence
imaginaire n’est qu’illusion d’incarnation. L’organe ne donne l’illusion d’accéder à l’autre
sexe qu’en cessant d’être organe pour devenir signifiant, fait de discours. Il s’inscrit dans le
bavardage sur le sexe qui fait oublier l’incommensurable des jouissances des côtés homme et
femme de la sexuation. L’une peut rêver se localiser dans un organe, l’autre pas.

À partir de là, Lacan oppose deux manières logiques de faire avec le signifiant phallique,
celle du transsexuel, celle de l’homosexuelle. Le transsexuel n’en veut plus comme signifiant.
Il sort du discours et passe au réel par la chirurgie. L’homosexuelle n’en veut pas plus
comme signifiant, mais elle reste dans le discours sexuel. Elle développe le discours
amoureux, de façon telle qu’elle ruine tout prestige de ce phallus, « brisant le signifiant dans
sa lettre » (14). L’exemple princeps est le mouvement des Précieuses.

Passage « du réel » et passage « au réel »


Pour le transsexuel, qui nous intéresse ici, Lacan montre la logique forclusive en deux étapes.
D’abord, la position du sujet transsexuel participe de l’erreur commune. Il incarne la
différence sexuelle qui est pur fait de discours en un organe : « la petite différence, qui passe
trompeusement au réel par l’intermédiaire de l’organe » (15). Dans un deuxième temps,
après s’être soumis à l’erreur commune, naît une passion particulière. « Sa passion, au
transsexualiste, est la folie de vouloir se libérer de cette erreur, l’erreur commune qui ne voit
pas que le signifiant c’est la jouissance, et que le phallus n’en est que le signifié » (16). Là,
Lacan ne parle plus de psychose, mais de passion et de folie. La libération désirée par le
transsexuel vise l’organe comme mesure commune. Cette libération veut ignorer que les
sexes sont incommensurables par le non-rapport des jouissances, au-delà de l’organe.
L’erreur logique est « de vouloir forcer par la chirurgie le discours sexuel qui, en tant
qu’impossible, est le passage du réel ». On lit ici la distinction entre le passage « du réel » et
le passage « au réel ». Le passage du réel, comme on dit le passage d’un typhon, c’est
l’impossible du rapport sexuel dans le discours. L’erreur logique est de vouloir l’inscrire en
passant « au réel ». Le sujet transsexualiste, par sa passion de passer sur l’autre rive,
essentialise la différence sexuelle et fait exister l’identité de l’un et l’autre bord sans égard à
l’altérité radicale de la jouissance féminine. C’est bien pourquoi le sujet transsexuel opéré se
moque bien de savoir si la prothèse pénienne ou vaginale va lui procurer des sensations. Ce
n’est pas une passion sensualiste. Il est au-delà. Des sensations, il y en aura toujours
suffisamment.

– 13 –
Passion transsexuelle et passion trans

La passion transsexualiste fait passer au réel l’impossibilité du rapport entre les sexes. Alors
qu’il s’agit d’une impossibilité d’une mesure commune des jouissances, elle est transformée
en une polarité radicale entre l’essence homme et l’essence femme incarnées dans un corps
sexué selon un vœu. C’est en cela que se séparent la passion transsexualiste et la passion
trans. Celle-ci est passion de l’autodétermination du choix du sexe, passion du self made, du
changement on demand. Sa reconnaissance s’inscrit dans les lois qui permettent le
changement d’état civil sans l’accompagner nécessairement d’un traitement hormonal ou
chirurgical.

Le théoricien transsexualiste Jay Prosser (17) de l’université de Leeds a énoncé dans ses
propres termes son refus décidé de la réduction de sa propre transition à un chemin trans ou
queer. Il semble que ce soit la révélation de ces différences, de ces oppositions, de ces
impasses, dans des luttes différentielles farouches et irréductibles qui ont éloigné Judith
Butler des querelles sur le genre. Elle est maintenant ailleurs, faisant du racialisme le
véritable fondement intersectionnel des revendications des minoritaires, des précaires et des
dominés. Là, le rassemblement semble possible. Il ne l’est pas dans le genre.

Les failles dans l’imposition d’une norme

La parution du DSM 5 et l’adoption du fourre-tout de la « dysphorie de genre » (18), se sont


accompagnées de l’adoption, dans la plupart des pays qui avaient des consultations
spécialisées, du protocole hollandais comme norme idéale du traitement affirmatif de la
réassignation de genre. Cette nouvelle norme balayait les anciennes modalités plus
expectantes d’accueil de la demande de réassignation. Les démêlés de Kenneth Zucker à
Toronto avec les associations de patients trans ont incarné cette substitution et ses
conséquences pour les acteurs du système de santé (19).

Une nouvelle période s’ouvre avec la publication du suivi des cohortes de la Tavistock Clinic
et du Karolinska. Elles ont entraîné en Angleterre, en Suède, en Finlande, la suspension de
l’application du protocole hollandais. En Angleterre pour des raisons juridiques, en Suède
pour des raisons proprement médicales de bénéfice/risque du traitement, en Finlande par la
préférence non invasive des traitements. Tant que la réassignation affirmative était le modèle
dominant, les associations activistes et les équipes d’endocrinologie et de chirurgie étaient sur
la même longueur d’onde, les associations activistes poussant à la roue pour que les
traitements soient plus ouverts et plus nombreux. L’écart qui surgit dans la nouvelle
géopolitique de la norme entre pays du nord et pays du sud va distribuer les cartes
autrement et faire surgir des débats qui seront complexes et houleux.

– 14 –
Politique des normes et pouvoir biomédical

Les thèses de Michel Foucault sur la politique des normes ont d’abord permis aux
communautés de minorités sexuelles de faire valoir leurs désirs de modifier la norme
patriarcale. Lors de l’épidémie de sida, les associations de patients activistes AIDES,
ARCAT-SIDA, Act Up-Paris, ainsi qu’Act Up aux États-Unis se sont inspirées des travaux
de Foucault de façon diverse pour nouer de nouveaux rapports de force avec le biopouvoir
médical. AIDES se voulait universaliste, et manifestait sa réticence face à la bureaucratie
sanitaire et sa police des mœurs, ARCAT-SIDA se pensait comme rassemblement
d’intellectuels spécifiques et Act Up-Paris a été la première association à se présenter comme
identitaire dans ce concert. Comme le note Philippe Mangeot dans un article de référence
sur l’histoire de ces associations, Act Up-Paris témoignait d’« une pratique ininterrompue du
court-circuit : universaliste et minoritariste en même temps ; défiant vis-à-vis de l’État et lui
demandant sans cesse des comptes ; occupant à la fois la rue et les ministères ; proférant tour
à tour un discours de contre-expertise et une colère brute » (20). Les associations trans sont
héritières de cette histoire dans leurs différentes pratiques du rapport au pouvoir biomédical,
spécialement d’Act Up dans sa pratique protéiforme.

Des auteurs américains notaient, avec une certaine Schadenfreude sur les ambiguïtés révélées
de la French Theory, que la période pandémique récente avait brutalement fait basculer
l’usage des thèses de Michel Foucault sur la dénonciation du pouvoir biopolitique médical
par la gauche et la droite américaine à contre-emploi (21). D’une part la droite américaine
s’est emparée des thèses dénonçant les pouvoirs de la bureaucratie sanitaire et sa
biopolitique envahissante. D’autre part, les démocrates, y compris leur aile radicale, ont fait
de la science médicale incarnée en Anthony Fauci, le héros de la pandémie. Ils réclamaient à
grands cris l’extension de ses pouvoirs de contrainte.

Les associations trans, qui ont pris un tournant fortement identitaire, vont-elles continuer à
vouloir la symbiose avec le pouvoir biomédical à mesure que les distances à l’égard du
protocole hollandais s’installent ? Par ailleurs, le recours par la bureaucratie sanitaire aux
pratiques de Nudge à outrance dans les domaines de l’intime (22) remplace la politique par le
contrôle plus ou moins discret des comportements. Ces pratiques prennent, elles aussi,
comme on le voit dans la campagne pour la tolérance, un virage identitaire.

L’alliance entre les associations identitaires radicales et la bureaucratie sanitaire sera-t-elle


viable ? Il faudra interpréter les développements auxquels nous allons assister. La campagne
pour le droit à l’interprétation que vient de lancer Jacques-Alain Miller ne pourra que mieux
s’épanouir dans la restauration des conditions d’un débat ouvert.

– 15 –
1. Cécile Prieur, précédemment au Monde, écrivait en 2005 un article pour relever « le mystère singulier du
psychisme », disponible sur internet ici
2. Hôpital pour enfants Astrid Lindgren au sein de la fameuse université Karolinska de Stockholm.
3. « Policy Change regarding hormonal treatment of minors with gender dysphoria at Tema-Barn-Astrid
Lindgren children’s hospital », 5 mai 2021, & « Sweden’s Karolinska Ends All Use of Puberty Blockers and Cross-
Sex Hormones for Minors Outside of Clinical Studies », 8 mai 2021, disponible sur le site de la Society for evidence
based gender medecin.
4. Laurent É., « Âge de raison, âge d’inclusion », Lacan Quotidien, n° 929, 6 mai 2021.
5. Cf. Entretien avec les membres de Pour les droits des enfants du Québec, disponible sur le site, à retrouver ici.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 32.
7. Butler J., Rassemblement, Fayard, 2016, p. 147, cité par Barillas L. & Charpentier A., « Pour situer la discussion »,
postface de Butler J. et Worms F., Le vivable et l’invivable, Presses Universitaires de France, 2021, p. 70.
8. Marty É., Le Sexe des Modernes, Paris, Seuil, 2021, p. 380.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 31.
10. Miller J.-A., intervention à Espace Analytique, le 29 mai 2021, inédit.
11. Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.
12. Mannoni M., L’enfant arriéré et sa mère, Paris, Seuil, 1964.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris,
Seuil, 1973, p. 215.
14. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 17.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. Prosser J. & Butler J., « Queer Feminism, Transgender, and the Transubstantiation of Sex », in Stryker S. &
Whittle S., The Transgender studies reader, Routledge, 2006.
18. Expression de Jean-Claude Maleval, « Dysphorie de genre, un fourre-tout précoce », Lacan Quotidien, n° 918,
4 mars 2021.
19. Laurent É., « Les questions des enfants trans », La Sexuation des enfants, Travaux de l’Institut psychanalytique de
l’enfant, Navarin, 2021, à paraître.
20. Ibid.
21. Schullenberger G., « How we forgot Foucault », American Affairs, 20 mai 2021.
22. Miller J.-A., « L’école de la tolérance », Lacan Quotidien, n° 930, 2 juin 2021 & « Message anti-discriminations :
quand l'État prétend nous enseigner la tolérance », Marianne, 3 juin 2021, tribune disponible ici.

– 16 –
Les troubles neuro-développementaux :
un forçage épistémo-politique

Jean-Claude Maleval

Les troubles neuro-développementaux (TND) constituent une étrange catégorie


psychiatrique : ils ne surgissent pas d’une découverte notable, ne sont pas attachés au nom
d’un chercheur qui les auraient identifiés, n’ont aucun signe clinique en commun, ne sont
pas supportés par un marqueur biologique, leurs limites sont floues, et les travaux
scientifiques mettant en évidence ce qui les caractérise sont inexistants. Qui leur a donné
naissance ? Ils émergent il y a peu, en 2013, à l’issue de discussions d’un des treize groupes
de travail chargés de la confection du DSM-5. Ils ont pour fonction de regrouper dans une
même catégorie l’essentiel de ce que le DSM-IV nommait des « troubles habituellement
diagnostiqués pendant la première enfance, la deuxième enfance ou l’adolescence ». Dans ce
groupe de travail, rien n’indique que les TND aient donné lieu à débat, tant ils se greffent
sur l’idéologie actuellement dominante dans la psychiatrie américaine, à savoir la psychiatrie
biologique. Cependant, les concepteurs du DSM-5 indiquent eux-mêmes que ce terme n’a
pas le poids d’une entité nosographique : « la classification même des troubles (c’est-à-dire la
manière dont les troubles sont regroupés, la superstructure du manuel), expliquent-ils, n’a
pas été considérée, de manière générale, comme étant d’une grande importance
scientifique ». La riche bibliographie du DSM-5 se référant aux TND ne comporte que des
travaux consacrés aux troubles englobés dans les TND, mais aucun ne se penche sur le
terme utilisé pour nommer la « superstructure » qui les chapeaute. Ni cette nouvelle
catégorie ni les raisons de son émergence ne font l’objet d’une justification. La littérature
scientifique sur les TND est inexistante. Cette notion, selon ceux qui l’ont conçue, est utile
pour opérer une classification, elle contribue à une mise en ordre des chapitres, mais eux-
mêmes considèrent qu’elle ne possède pas « une grande importance scientifique ». Les TND
ne sont pas un concept argumenté, mais le titre d’une partie d’un Manuel introduit pour
opérer du rangement.
L’administration française de la santé ne l’entend pas ainsi quand elle met en place en 2019
des plateformes de coordination et d’orientation ayant pour objectif de prendre en charge le
plus tôt possible les enfants souffrant de TND. Elle nous explique, sur Handicap.gouv.fr, que
le neuro-développement concerne « l’ensemble des mécanismes qui, dès le plus jeune âge, et
même avant la naissance, structurent la mise en place des réseaux du cerveau impliqués dans
la motricité, la vision, l’audition, le langage ou les interactions sociales », de sorte que les
TND apparaissent quand « le fonctionnement d’un de ces réseaux est altéré ». Elle en déduit
dans l’arrêté du 10 mars 2021 que les approches psychodynamiques ne sauraient contribuer

– 17 –
à la restauration du fonctionnement de ces réseaux altérés. Une telle lecture, qui caractérise
les TND par un trait commun, est un forçage qui ne repose sur aucune étude scientifique.
Elle réduit la causalité des troubles à une atteinte cérébrale qui risque de figer le sujet dans
un diagnostic et de ne lui laisser d’autre issue que des thérapies biologiques. Par chance, la
découverte de la plasticité cérébrale introduit un peu de liberté dans cet univers clos en
ouvrant la possibilité de modifier le cerveau par des influences externes.

Les TND coupés du social


Les données sont nombreuses qui établissent que les TND sont souvent des troubles socio-
développementaux et que réduire la plupart des troubles de l’enfant à une étiologie
biologique est une hypothèse irrecevable.
Toutes les études épidémiologiques convergent quant à l’existence d’un rapport entre la
position socio-économique et la fréquence des troubles mentaux : appartenir aux classes
sociales défavorisées est un facteur majeur de risque. Des états de santé physique et
psychologique altérés, un moindre développement cognitif et émotionnel, au long de la vie,
présentent une corrélation avec le fait d’avoir grandi dans une famille de très faible niveau
socio-économique. D’après une étude effectuée sur l’environnement des enfants américains,
entre 2010 et 2013, la plupart des TND s’avèrent plus fréquents chez les enfants élevés dans
des familles dont les revenus se situent en-dessous du seuil de pauvreté. Un enfant noir d’un
milieu défavorisé a six fois plus de probabilité d’être atteint de TDAH (trouble du déficit de
l’attention avec ou sans hyperactivité) qu’un enfant blanc de milieu favorisé. Ce diagnostic
augmente dans les établissements où le niveau d’exigence est plus élevé que dans la moyenne
des établissements scolaires comparables. Le fonctionnement de l’institution scolaire est donc
un des éléments propres à concourir à la pathologie.
Sous couvert de science, les TND induisent à supposer que des atteintes cérébrales sont plus
fréquentes dans les classes sociales défavorisées, ce qui les stigmatise et naturalise les
inégalités sociales.
Le DSM-5 cherche à tenir compte de « l’environnement » dans la genèse des TND : il
mentionne que « notamment un poids de naissance très bas et une exposition prénatale à
l’alcool » peuvent jouer un rôle dans l’étiologie. De tels exemples révèlent que le privilège
donné au modèle biologique conduit à rabattre le social sur l’environnement, d’où la
multiplication des études actuelles, non sur la famille, mais sur les polluants (mercure,
arsenic, bisphénol, etc.)
Les études épidémiologiques ne permettent pas de douter que la plupart des TND sont
aussi, pour une part plus ou moins importante, des troubles socio-développementaux. Il est
plus difficile d’établir qu’ils sont par surcroît des troubles psycho-développementaux, la
dimension psychique et sa causalité ne se laissant guère saisir par des études statistiques.

– 18 –
Toutefois, le psychique n’est pas une personne cachée dans la personne : il ne trouve sa
source que dans la relation à l’autre médiée par le langage, de sorte que le psychique est
ancré dans le social. Éliminer l’un ne peut aller sans nier l’autre. Le psycho, le socio et le
neuro sont inextricablement intriqués.
La causalité psychique parvient cependant parfois à s’isoler. Que par la seule vertu de sa
parole l’Autre puisse agir sur le corps et le modifier, la science a dû en tenir compte dans ses
évaluations, en y intégrant l’effet placebo. Le langage n’est pas seulement un outil de
communication, il est matériel. Lacan le considère comme un opérateur supplémentaire, ce
qu’illustrent les expériences d’hypnose quand la simple suggestion verbale produit des
brûlures au second degré, des cécités, des paralysies, des hallucinations, etc. Lacan prend,
par ailleurs, l’exemple d’un malade de Gelb et Goldstein atteint d’un trouble neurologique
majeur afin de montrer l’importance que prend « la réaction de la personnalité » par
laquelle le sujet s’efforce de compenser ses déficits. Une telle réaction de la personnalité, qui
se déploie dans le registre inquantifiable du sens, met clairement en évidence une capacité
d’autoguérison, qui ne prend pas sa source dans l’altération du cerveau, mais qui au
contraire s’y oppose. L’investissement d’un intérêt spécifique par l’autiste en donnerait un
exemple.

Le constat maintes fois réitéré d’une efficacité des psychothérapies, quelle que soit la
méthode utilisée, sur la plupart des troubles mentaux, y compris la majorité des TND, atteste
de même que la relation à l’Autre possède en elle-même une efficience sur le corps et sur le
psychisme.

L’expérience vécue de chacun est interprétée de manière unique à partir d’une histoire qui a
façonné un cerveau. Seule la parole permet de donner accès à cette dimension, et elle ne
peut être saisie que par un autre sujet parlant.

Supposer qu’un enfant est atteint de TND incite à appréhender les causes de son
comportement en les détachant de déterminismes sociaux et psychiques. Dès lors, coupé de
la relation aux autres, il devient possible de lui faire porter seul la responsabilité de ses
troubles, au grand soulagement de la société et de ses parents. Les TND sont une catégorie
figée dans une atteinte du cerveau qui ignore l’histoire et le contexte social de l’enfant. Le
neuro-essentialisme doit minimiser la portée de l’épigenèse et de la plasticité cérébrale pour
masquer combien le sujet est déterminé par les interactions humaines. En l’absence de
celles-ci, le système nerveux ne se développe pas, « l’homme neuronal » reste vide et ne tarde
pas à dépérir. « La “nature” de l’homme, soulignait déjà Lacan en 1936, est sa relation à
l’homme ».

– 19 –
L’inconsistance des TND
En prenant appui sur les TND pour construire sa politique sanitaire à destination d’enfants
considérés par ce diagnostic comme « déficitaires », l’administration française de la santé
croit bâtir sur du solide. Pourtant le DSM-5 lui-même ne partage pas tout à fait cet
enthousiasme. Il n’ignore pas les nombreuses critiques concernant la validité des troubles
qu’il isole. « Dans le DSM-5, écrivent ses rédacteurs, nous reconnaissons le fait que les
critères diagnostiques actuels, pour n’importe quel trouble singulier, n’identifient pas
nécessairement un groupe homogène de patients pouvant être caractérisés de manière fiable
au moyen de tous ces validateurs. » Si cela est valable pour n’importe quel « trouble
singulier », songeons à ce qu’il en est pour une catégorie comme les TND, qui n’a fait l’objet
d’aucune étude pour la fonder.
Les rédacteurs du Manuel s’accordent à considérer que les sept sous-catégories des TND
sont souvent associées entre elles. Il n’est pas rare que le spectre de l’autisme s’accompagne
d’un handicap intellectuel, de nombreux enfants atteints du TDAH présentent aussi un
trouble des apprentissages, TDAH et autisme sont très fortement combinés, les troubles
moteurs peuvent se mélanger à des troubles de la communication, le syndrome de Gilles de
la Tourette peut s’associer à un TDAH ou à l’autisme, etc. Certains font l’hypothèse qu’il
s’agit là d’un constat positif suggérant l’existence de caractéristiques génétiques communes.
Malheureusement, la différenciation des TND d’avec des troubles classés dans des catégories
externes à ceux-ci n’est guère meilleure. Ainsi la dépression et l’anxiété affectent un grand
nombre d’autistes, mais aussi la majorité des enfants atteints de TDAH, et elles
accompagnent souvent les troubles de l’apprentissage. La maladie des tics est fréquemment
associée au trouble obsessionnel-compulsif, etc. Les rédacteurs du DSM-5 ne cachent pas
que la répartition n’est pas parfaitement raisonnée. Ils concèdent qu’elle comporte une part
d’arbitraire. Le TDAH, par exemple, selon eux, aurait pu être classé ailleurs que dans la
catégorie TND : il aurait pu intégrer les « troubles disruptifs », les « troubles du contrôle
moteur », ou encore les « troubles des conduites ». Inclure ou non le diagnostic principal
dans les TND relève parfois d’une décision assez aléatoire.
De manière générale, comme le souligne Steeves Demazeux, la classification des troubles
mentaux effectuée par les DSM n’est nullement comparable à la table périodique de
Mendeleïev permettant la classification systématique des éléments chimiques. Ce n’est qu’un
catalogue sans ordonnancement interne, de sorte que rien ne garantit la réalité des
distinctions effectuées entre les troubles mentaux. Ils sont rangés dans le DSM-5 de la même
manière que des livres sur une étagère.
Parmi ceux-ci, les TND seraient une collection qui aurait pour point commun les enfants
« anormaux ». Comment les identifie-t-on ? Essentiellement par des chiffres mettant en
évidence un écart par rapport à un développement « normal » défini par des moyennes

– 20 –
statistiques. Ce sont essentiellement des tests évaluant la cognition et le langage qui donnent
un cadre aux TND. Ces tests mesurent des déviations par rapport aux résultats obtenus par
la moyenne des enfants – ils traduisent la méfiance corrélative à l’égard des réfractaires à la
norme. Le recueil de quelques traits de comportement associés à ces chiffres permet
d’identifier une ou plusieurs pathologies ; on considère que leur diagnostic ne nécessite
nullement une prise en compte du vécu de l’enfant.
Le forçage épistémologique des TND tient à la mise en rapport d’un développement de
l’enfant statistiquement déviant et d’une étiologie neurologique qui n’est avérée que pour un
pourcentage infime d’entre eux. Pour le reste, il ne s’agit que d’une hypothèse
essentiellement fondée sur la rhétorique de la promesse : la découverte des causalités
biologiques des maladies mentales serait pour demain. Les concepteurs du DSM-III, en
1980, en étaient déjà convaincus. C’était aussi la conviction de beaucoup d’aliénistes après la
découverte de l’étiologie de la paralysie générale au début du XIX e siècle. Pourtant, malgré
des moyens techniques et financiers considérables mis en œuvre au XXI e siècle, les résultats
stagnent et restent pauvres.
La dimension psychologique, ancrée dans la relation à l’Autre et dans l’histoire vécue,
toujours singulière, pâtit de ne pas générer des promesses de vérités dernières, du fait de sa
résistance à l’objectivation et à la quantification. De surcroît, en objectant au rêve de
dissoudre la psychiatrie dans la neurologie, la subjectivité ne cesse de faire scandale pour la
psychiatrie biologique. D’un rejet méthodologique elle en passe vite à une négation de son
existence.
Les thérapies des TND
Qu’importe que les TND ne reposent que sur une promesse toujours réitérée, leur
promotion permet dès aujourd’hui de mener une guerre contre les approches
psychodynamiques en suggérant que leur origine se trouve dans une infime lésion cérébrale
qui serait inaccessible à ces dernières. Quand bien même il en serait ainsi, le sujet devant
composer avec cette lésion n’en serait pas aboli. Les troubles neurologiques les plus graves
s’accompagnent le plus souvent de mécanismes de compensation forgés par un sujet qui
discerne ses déficits. Toutes les psychothérapies cherchent à mobiliser ce sujet qui s’efforce de
tempérer ses troubles et ses angoisses. Les études globales sur les psychothérapies convergent
pour établir que leurs résultats à court terme sur la symptomatologie sont à peu près
équivalents, et probants en comparaison d’une absence de traitement. Cela, quelle que soit
la méthode utilisée. S’il y a des différences, elles sont éthiques. Il n’est pas équivalent de
parvenir à un résultat apparemment semblable par un conditionnement rééducatif, orienté
par les idéaux du soignant, ou par la stimulation d’une dynamique propre au sujet, opérée
par un thérapeute qui n’impose pas son propre savoir. L’approche dirigiste expose le sujet à
une suggestion lourde de potentialités aliénantes, tandis que l’approche psychodynamique
cherche à mobiliser des défenses propres au sujet.

– 21 –
Or cette dernière se prête plus difficilement à la méthodologie quantitative de l’ evidence-based
medicine retenue par la Haute Autorité de Santé (HAS) pour élaborer ses recommandations
de bonnes pratiques. Il est utile de rappeler que, selon un arrêt du 8 novembre 2018, la Cour
de cassation considère que les rapports de la HAS n’émettent que des « recommandations ».
Ces dernières, précise le législateur, « ne sont destinées qu’à l’information des professionnels
de santé et du public, n’ont pas de valeur obligatoire et n’interdisent nullement la prise en
charge » par des méthodes non recommandées par la HAS – ni, bien entendu, des
« méthodes non consensuelles », selon les termes de la HAS. L’arrêt incite à ne pas omettre
que les recommandations de la HAS encouragent « la poursuite de la recherche clinique ».
Il précise que la recherche de « l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération
primordiale » primant sur des recommandations générales. Or l’arrêté du 10 mars 2021
relatif à la définition de l’expertise spécifique des psychologues se montre plus contraignant
en mentionnant comme condition que « les interventions et programmes des psychologues
respectent les recommandations de bonnes pratiques professionnelles établies par la HAS
propres à chaque trouble du neuro-développement ». Cette demande de respect de
« recommandations », qui devient contraignante en vertu de l’arrêté, paraît abusive pour
plusieurs raisons, outre celle que nous venons de mentionner. Il faut souligner qu’elles
reposent pour la plupart, concernant les TND, sur des préconisations qui ne sont pas
validées scientifiquement. Le plus souvent, elles sont du niveau 4 parmi les niveaux de
preuve, soit celui de l’accord d’experts, le niveau 1 étant la validation scientifique, le 2 la
présomption de preuve et le 3 le faible niveau de preuve. Ajoutons à cela que, dans de telles
conditions de faible certitude, certaines recommandations peuvent être amenées à être
reconsidérées assez vite. Telle est l’opinion du Conseil d’État qui, dans une décision du 23
décembre 2020, considère à juste titre qu’une ombre d’« obsolescence » pèse déjà sur les
recommandations de 2012 concernant l’autisme. Enfin, comme le mentionne en annexe
l’arrêté du 10 mars 2021, « le psychologue est responsable du choix de ses outils ».
L’obsolescence des recommandations de la HAS sur l’autisme ne concerne pas seulement
l’absence d’évaluation indépendante de méthodes émergentes, telle que celle des 3i, qui a
engagé le recours susmentionné devant le Conseil d’État. Elle porte aussi sur l’évaluation qui
apparaît aujourd’hui abusivement favorable à la principale méthode recommandée pour le
traitement de l’autisme, à savoir la méthode ABA. Elle porte encore sur l’absence de prise en
compte de trois études postérieures à 2012, mettant en évidence l’efficacité d’approches dites
« non consensuelles », se référant à la psychanalyse et à la psychothérapie institutionnelle.
Sept ans après les dernières recommandations de la HAS, les évaluations des méthodes
recommandées ont été tirées vers le bas par des études complémentaires. C’est
particulièrement le cas pour la méthode ABA, celle qui a fait l’objet des travaux les plus
nombreux, et à laquelle la HAS accorde « une présomption scientifique d’efficacité ». Son
succès se fonde pour une grande part sur une évaluation de ses résultats faite par son

– 22 –
fondateur et son équipe, publiée dans les années 1980, portant sur 19 enfants, parmi
lesquels 9 – c’est la seule base du taux de réussite avancé de 47% – se sont avérés avoir
« atteint un développement intellectuel normal et un fonctionnement éducatif normal, avec
un QI normal et une fréquentation normale des écoles primaires publiques ». Les études
postérieures furent nombreuses à mettre en doute la validité de ce résultat. Une recherche
fouillée sur cette question, déjà publiée en 2004, aux États-Unis, conclut : « Il est temps pour
les partisans de la méthode et les professionnels d’arrêter de citer le chiffre de 47 % [...]. Les
résultats rapportés de la recherche initiale ne sont pas en accord avec de telles
interprétations : de plus, d’autres études, effectuées au cours des trois décennies qui se sont
écoulées depuis le début de cette recherche, mettent systématiquement en évidence des taux
de réussite (selon les critères de l’étude d’origine) qui sont significativement inférieurs à
47% ». Une recherche plus récente, effectuée par Virginie Cruveiller, en 2012, confirme que
« les réserves émises par V. Shea (2004) demeurent valides. Les données actuellement
disponibles restent insuffisantes pour confirmer scientifiquement l’indication d’une prise en
charge comportementale intensive chez les enfants avec autisme ».
Qui plus est, une étude encore postérieure, non prise en compte par la HAS en 2012, vient
mettre sérieusement en doute la validité des résultats obtenus précédemment. Vingt-huit
structures expérimentales ont été créées en France, prenant appui sur une circulaire du 5
janvier 2010 de la Direction générale de l’Action sociale, afin de mettre en œuvre la mesure
29 du plan autisme 2008-2010 : « Promouvoir une expérimentation encadrée et évaluée de
nouveaux modèles d’accompagnement ». Les vingt-huit institutions ont disposé pendant
plusieurs années de moyens financiers et humains considérables dans le but d’établir pour
l’essentiel la pertinence d’un seul nouveau modèle d’accompagnement des autistes : la
méthode ABA. En février 2015, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA)
rend publique une « Évaluation nationale des structures expérimentales Autisme ». Elle a été
réalisée par des organismes indépendants : les cabinets Cekoïa Conseil et Planète Publique.
Soulignons que ces institutions pilotes ont bénéficié de conditions extrêmement favorables :
taux d’encadrement supérieur à un adulte pour un enfant, travail en petit groupe, des
enfants jeunes (âge moyen : 8,5 ans), des profils variés, une co-construction du projet avec
des parents impliqués, et des équipes composées de professionnels et de parents soudées par
un même militantisme en faveur de la méthode ABA. Et combien des 578 enfants autistes
soumis à la méthode ABA dans ces institutions pilotes sont-ils parvenus à « une
fréquentation normale des écoles primaires publiques » ? Entre l’expérimentation de Ole
Ivar Lovaas et celle des structures françaises se révèle, quant aux résultats, un gouffre
abyssal, puisque sur les 578 enfants, on constate avec surprise qu’un nombre infime aurait
évolué jusqu’à une sortie permettant d’intégrer un circuit scolaire ordinaire. Les sorties
véritablement positives après cinq années d’application de la méthode ABA s’avèrent
inférieures à 19 sur 578. Le taux de réussite de 47 % qui aurait été obtenu par O. I. Lovaas,

– 23 –
cette fois apprécié sur un échantillon beaucoup plus représentatif, tombe en France à
3,3 % ! Ce chiffre d’insertion scolaire dégagé par des évaluateurs indépendants, obtenu par
une application de l’ABA épurée des punitions, à partir d’un solide échantillon, apparaît
faible.
Deux ans après les recommandations de 2012, a été publié à Rockville par l’AHRQ ( Agency
for Healthcare Research and Quality) un rapport quasi-exhaustif de plus de 500 pages sur la
littérature scientifique de langue anglaise concernant les approches éducatives de l’autisme.
Il y est constaté que les résultats les plus robustes de la méthode ABA mettent en évidence un
gain concernant les capacités cognitives et les compétences linguistiques. Cependant, les
améliorations s’avèrent moins marquées concernant la sévérité du noyau des symptômes
autistiques, les compétences adaptatives et le fonctionnement social : « notre confiance
(fondée sur le niveau de la preuve), écrivent les experts, dans l’efficience des approches
précoces et intensives fondées sur l’ABA concernant la cognition et le langage reste modérée,
du fait que des recherches supplémentaires seraient nécessaires afin d’identifier quel groupe
d’enfants tire le meilleur bénéfice des approches spécifiques de forte intensité. Le niveau de
preuve quant à l’aptitude de ces interventions de forte intensité à produire un effet sur les
compétences comportementales d’adaptation, sur les compétences sociales et sur la sévérité
du noyau des symptômes autistiques est faible ». Qui plus est, en ce qui concerne
l’acquisition des compétences cognitives et linguistiques, leur impact sur le long terme reste
incertain. Bref, l’ABA développe la cognition de manière modérée et, quant aux
améliorations des conduites rendant possible une insertion scolaire ou/et sociale, c’est-à-dire
sur l’essentiel, ses effets sont « faibles ». De nombreuses études aboutissent aujourd’hui à
cette conclusion, ce qui suffirait à tempérer la mise en valeur de la méthode ABA par les
recommandations de 2012.
De surcroît, la HAS ne s’est pas intéressée aux effets secondaires néfastes de cette méthode.
Dans un article publié en 2018, dans Advances in Autism, Henny Kupferstein met en évidence
que 46% des autistes ayant été exposés à la méthode ABA dans leur enfance présentent, à
l’âge adulte, un syndrome de stress post-traumatique. Plus l’exposition a été longue, plus les
symptômes de stress post-traumatique sont sévères.

La méthodologie de la Haute Autorité de Santé


Concernant beaucoup de méthodes recommandées par la HAS pour la prise en charge des
TND, les études scientifiques sont moins probantes encore que celles invoquées pour la
méthode ABA. L’un des meilleurs représentants de la supposée étiologie « neuro » des TND,
le TDAH, a le privilège de pouvoir être traité par un médicament. La consommation de
Ritaline a explosé lors des dernières décennies dans les pays occidentaux. Une molécule
semble en effet pouvoir soigner le « mauvais élève » type, incarné par le sujet souffrant de
TDAH, c’est pourquoi certains l’ont nommée « la pilule de l’obéissance ». Or, bien que les

– 24 –
effets de la Ritaline sur l’amélioration du comportement soient, à court et moyen termes,
avérés, la HAS note, en 2014, qu’il « existe peu de données à long terme sur l’efficacité du
traitement médicamenteux ». Depuis lors, cette lacune a été comblée : elle établit que la
médication ne produit pas une amélioration durable concernant le travail scolaire, tandis
que les risques de toxicomanie et de délinquance persistent à un niveau élevé. Restent les
thérapies comportementales, mais selon la HAS, il existe « peu de données d’un haut niveau
de preuves en ce qui concerne la prise en charge non médicamenteuse des patients ayant un
TDAH ».
Quant à la stimulation cérébrale crânienne, qui n’a été expérimentée que sur 200 enfants
dans le monde, elle suscite « beaucoup d’espoir » dans le traitement du syndrome de Gilles
de la Tourette, selon le « Protocole national de diagnostic et de soins » consacré à ce TND.
La maladie des tics étant fréquemment associée à d’autres troubles, le risque que ceux-ci
puissent bientôt bénéficier de cette thérapie n’est pas exclu. Les exigences pour qu’un
traitement en phase avec l’idéologie « neuro » suscite de l’espoir sont infimes en
considération de celles demandées pour l’accréditation des thérapies psychodynamiques,
pourtant pratiquées depuis des dizaines d’années sur un nombre considérable d’enfants, avec
des résultats attestés par de multiples de cas, dûment relatés, et par diverses études.
Quand les recommandations de la HAS sur les TND ne sont pas marquées par
l’obsolescence, elles reposent non pas sur une science achevée, mais sur de faibles niveaux de
preuve, le plus souvent sur des consensus d’experts. Ce constat devrait inciter le législateur à
ne pas faire la leçon aux professionnels sur les méthodes à utiliser.
L’administration française de la santé crée des institutions bâties sur une chimère issue d’un
forçage épistémo-politique qu’elle cautionne, voire qu’elle façonne. En naturalisant les
troubles et en occultant leur ancrage social, elle espère pouvoir contraindre les institutions de
soins à sa rigueur managériale. Celles-ci s’y soumettront sans doute en guérissant
temporairement les TND en 30 séances, statistiques probantes à l’appui – avant que des
études plus sérieuses sur le long terme ne minimisent les résultats. Elles n’en resteront pas
moins entravées par la promotion d’une causalité biologique supposée, qui oriente vers une
appréhension médicale et rééducative exclusive des troubles. Elle incite à méconnaître la
spécificité des mécanismes psychopathologiques souvent associés, et à subordonner la parole
des enfants à des tests les figeant dans des catégories poreuses, de validité très incertaine, de
sorte que rien ne laisse croire que l’abandon de la référence psychodynamique permettra de
mieux prendre en charge les enfants en souffrance.
Depuis 2012, quatre études (Jean-Michel Thurin, Jean-Philippe Cornet, Bernard Touati,
Nicole Garret-Gloanec) ont mis en évidence une efficacité des méthodes psychodynamiques
concernant la prise en charge de l’autisme. Cependant, ainsi qu’il est d’usage pour la quasi-
totalité des évaluations des thérapies de TND, leur méthodologie ne permet sans doute pas
d’atteindre une validation scientifique. Malgré tout, elles paraissent comparables à d’autres

– 25 –
études ayant été jugées suffisamment probantes pour obtenir un accord d’experts, voire un
faible niveau de preuve – il suffit qu’on les mette en regard de la médiocrité des études dont
la HAS s’est satisfaite en 2012 concernant la méthode ABA.
Il est probable néanmoins que ces nouvelles études favorables à l’approche
psychodynamique auraient bien vite été balayées pour insuffisance méthodologique, si la
décision du Conseil d’État du 23 décembre 2020 n’avait instauré une situation nouvelle. Elle
semble en effet permettre d’ouvrir une brèche dans l’idéologie « neuro », exclusivement
privilégiée par l’administration sanitaire française. Elle fait dorénavant obligation à la HAS
d’évaluer elle-même les méthodes émergentes, et sans doute à plus forte raison, les méthodes
non consensuelles, pour lesquelles elle déplorait, en 2012, « l’absence de données sur leur
efficacité ». Selon l’analyse faite de la décision du Conseil par le conseiller d’État, Frédéric
Tiberghien, la HAS ne peut plus « se contenter de rejeter des études scientifiques en les
qualifiant “de faible qualité méthodologique” […] et poser des exigences scientifiques
irréalistes à leur endroit, sans faire preuve d’une attitude participative ou coopérative. Celle-
ci peut revêtir plusieurs formes en allant de la fixation d’un cadre méthodologique
permettant d’évaluer ces méthodes jusqu’à la prise en charge par ses soins d’une étude
indépendante en complément de travaux menés par les associations. Une autorité de
régulation sectorielle ne peut en effet pas raisonnablement rejeter des études qu’elle a
appelées de ses vœux, sans avoir préalablement défini ce qui était réalisable et attendu ». Il
revient donc maintenant aux associations de psychologues d’interroger la HAS sur la
manière dont elle envisage d’appréhender l’évaluation des psychothérapies
psychodynamiques.
Certes, évaluer des modifications de phénomènes psychiques, qui échappent à la
quantification, restera toujours du domaine du simulacre. Cependant, l’évaluation des
thérapies comportementales, qui n’appréhende du sujet que quelques comportements,
produit-elle autre chose que du semblant socialement valorisé ? Le maître d’aujourd’hui veut
du chiffre. Apaisons-le. Donnons-lui des chiffres dont on sait qu’ils soutiennent aisément la
comparaison avec ceux obtenus par d’autres méthodes. Et continuons à nous enseigner de
constructions de cas cliniques.

– 26 –
Bibliographie
– American Psychiatric Association, DSM-5 (2013), Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Elsevier
Masson, 2015.
– Cruveiller V., « Les interventions comportementales intensives et précoces auprès des enfants avec autisme : une
revue critique de la littérature récente », Cahiers de PréAut, no 9, 2012/1, p. 107.
– Cekoïa Conseil & Planète publique, Évaluation nationale des structures expérimentales Autisme. Rapport final, CNSA,
février 2015.
– Cornet J.-P., Vanheule S., « Évaluation de la prise en charge institutionnelle d’enfants atteints d’un trouble
envahissant du développement », L’Évolution psychiatrique, vol. 82, no 3, 2017, p. 687-702.
– Demazeux S., Qu’est-ce que le DSM ?, Paris, Ithaque, 2013.
– Eaton W. W., Muntaner C., « Socioeconomic stratification and mental disorder », in Horwitz A. V., Scheid T.
L. (Eds.), A handbook for the study of mental health. Social contexts, theories, and systems, New York, Cambridge University
Press, 1999, p. 259-283.
– Garret-Gloanec N., Péré M., Squillante M., Roos-Weil F., Ferrand L., Pernel A.-S., Apter G., « Évaluation
clinique des pratiques intégratives dans les troubles du spectre autistique (EPIGRAM) : méthodologie, population
à l’inclusion et satisfaction des familles à 12 mois », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, vol. 69, no 1, janvier
2021, p. 20-31.
– Gonon F., « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? », Esprit, novembre 2011, p. 54-73.
– Hackman D. A., Farah M. J., Meaney M. J., « Socioeconomic status and the brain : mechanistic insights from
human and animal research », Nature Reviews Neuroscience, septembre 2010, vol. 11, no 9, p. 651-659.
– Kupferstein H., « Evidence of increased PTSD symptoms in autistics exposed to applied behavior analysis »,
Advances in Autism, vol. 4, no 1, 2018.
– Lacan J., « Au-delà du “Principe de réalité” » & « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966,
(notamment p. 88 & 155).
– Landman P., Tous hyperactifs ? L’incroyable épidémie de troubles de l’attention, Paris, Albin Michel, 2015.
– Maleval J.-C., Étonnantes mystifications de la psychothérapie autoritaire, Paris, Navarin/|e Champ freudien, 2012.
– Sharpe K., « Evidence is mounting that medication for ADHD doesn’t make a lasting difference to schoolwork
or achievement », Nature, vol. 506, no 7487, février 2014, p. 146-148.
– Shea V., « A perspective on the research literature related to early intensive behavioral intervention (Lovaas) for
young children with autism », in Autism, SAGE Publications and the National Autistic Society, vol. 8 (4), dec.
2004, p. 349-367, trad. française Shea V., « Revue commentée des articles consacrés à la méthode ABA (EIBI :
Early Intensive Behavioral Intervention) de Lovaas, appliquée aux jeunes enfants avec autisme », La psychiatrie de
l’enfant, vol. 52, no 1, 2009, p. 273- 299.
– Thurin J.-M., Thurin M., Cohen D., Falissard B., « Approches psychothérapeutiques de l’autisme. Résultats
préliminaires de 50 études intensives de cas », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, vol. 62, no 2, mars 2014,
p. 102-118.
– Tiberghien F. (Conseiller d’État), « Droit souple et Haute Autorité de santé », AJDA. Revue d’analyse et de veille
juridiques, 10 mai 2021, no 17, p. 948-954.
– Touati B., Mercier A., Tuil L., « Autisme : évaluation des diagnostics et des traitements dans un intersecteur de
pédopsychiatrie », La psychiatrie de l’enfant, vol. 59, no 1, 2016, p. 225-290.
– U.S. Environmental Protection Agency, America’s Children and the environment. 3rd éd., Washington D.C., 2015.
– Visentini G., L’efficacité de la psychanalyse, Paris, PUF, 2021.
– Weitlauf A. S. & al., Therapies for children with autism spectrum disorder : behavioral interventions update. Comparative
effectiveness review, no 137, Agency for Healthcare Research and Quality, august 2014, p. 80.
www.effectivehealthcare.ahrq.gov/reports/final.cfm.

– 27 –
L’approche systémique au regard de la psychanalyse

Anne Colombel-Plouzennec

Lors du Forum « Psychologues : Arrêtons l’arrêté », l’invitation est faite par Hervé Castanet
d’avancer « concept contre concept ». C’est à ce titre que je me suis penchée sur une des
théories de l’humain rencontrée en institutions : l’approche systémique, au regard de la
psychanalyse lacanienne. Il s’agit en effet de tenter de déterminer à quels discours, le cas
échéant, à quel statut du sujet, du symptôme et du maniement nous avons affaire.
Aujourd’hui, s’intéresser aux différents courants semble en effet décisif pour ouvrir à la
possibilité d’une subversion.

Des modèles mentaux visibles

L’approche systémique émerge sur fond des théories qui, de tous temps, ont tenté de rendre
compte d’une articulation des éléments naturels entre eux. Elle prend sa source dans
l’éthologie, l’anthropologie, les théories de la communication et de la cybernétique, avec les
travaux de Grégory Bateson.

L’ouvrage de Nathalie Duriez, Changer en famille. Les modérateurs et les médiateurs du changement en
thérapie familiale (1), nous en précise les concepts clef.

L’individu est situé à partir d’éléments issus des courants suivants : cognitivisme, théories du
développement, théorie du self, théorie de l’attachement, et théorie de la communication.
Selon cette dernière, la personne est un « patient-désigné » qui envoie un message ;
l’objectif est d’apprendre à « décrypter les messages », de « retrouver la signification des
comportements les plus élémentaires ».

L’individu est conçu dans son rapport au système auquel il appartient et avec lequel il
interagit. Ainsi un système familial se caractérise-t-il par l’interaction réciproque de trois
composantes pour créer ce vers quoi tend le système :

1. composante phénoménologique : Le système familial émerge de l’interaction du


comportement individuel des membres de la famille. Il est guidé par un « Principe
d’homéostasie pilotant ces interactions sur un mode circulaire ». C’est la composante
phénoménologique qui est la « chaîne circulaire d’interactions qui entraîne
l’apparition du symptôme à certaines périodes et sa disparition à d’autres ».

2. composante mythique : Elle correspond à l’idée que chacun est porteur de mythes
qu’il confronte à ceux des autres pour en construire de nouveaux, communs, ce qui
constitue la « transmission transgénérationnelle des mythes ». Ainsi certaines rigidités
émanent-elles de la loyauté à la famille d’origine.

– 28 –
3. composante cognitive : Ce sont des « modèles mentaux », c’est-à-dire « des
représentations, des schémas ou même des images profondément inscrites dans les
esprits et qui façonnent notre compréhension du monde et nos actes » (2) et
« détermine(nt) la manière d’apprendre à être en relation et à construire des
cognitions sur les autres et sur le monde ».

Les modèles invisibles et l’attracteur étrange

La question est alors de savoir quels seront les modérateurs et les médiateurs du
changement, dans un système où « tous les phénomènes présentés par la famille que nous
pourrions considérer comme du désordre se comportent en fait comme s’ils étaient guidés
par des modèles sous-jacents invisibles : les attracteurs ». Dans ce cadre, notons que
« l’attracteur étrange » est « une carte des états imprévisibles et chaotiques d’un système ; il
révèle un ordre, une contrainte cachée […] vers lequel convergent des phénomènes
chaotiques ». Il s’agit alors, en comptant sur les capacités de changement d’un système, de
développer des compétences différentes, sans forcément chercher à repérer la cause de la
difficulté.

Ici l’humain est donc l’individu aux capacités cognitives, issu d’un développement propre,
assimilé principalement au moi, et qui a mis en place un attachement de tel type. Sur la base
de ses modèles mentaux, il se construit des mythes, adresse des messages et en décrypte
d’autres. L’« inconscient » est alors la somme de ces motions qui animent la personne à son
insu.

Le principe d’homéostasie imprime aux interactions un mouvement circulaire. La répétition


du système familial via le « patient-désigné » n’est pas envisagée sous l’angle du symptôme,
avec sa composante de jouissance et de pulsion de mort.

Le sens est recherché au titre des « modèles sous-jacents invisibles ». Par exemple, on
recherchera des « concomitances deuil-naissance non élaborées », des legs transmis, etc. A
partir de ce qui fait difficulté, un transfert s’en déduit d’un apport de signification.

Approche systémique : significations en tous sens

Pour ne considérer ici que la dimension du sens, l’approche systémique se situe donc à
rebours de la psychanalyse. En effet :

4. d’abord, elle tente de retrouver un sens, qui s’apparente à une signification,

5. cette signification prend le pas sur le sens dans son acception lacanienne de suture,
soit de ce qui « nomme le rapport du sujet à la chaîne de son discours » (3),

6. et, ce faisant, elle fait également l’impasse sur ce à partir de quoi se déploie cette
suture, c’est-à-dire un trou originel.

– 29 –
En psychanalyse : effet de sens et effet de trou

Nous spécifions ici les deux versions corrélatives considérées en psychanalyse.

• le sens correspond à un certain nombre d’effets. Ce sont en effet les « effets de sens »
qui, comme le souligne J.-A. Miller, « tissent une structure de fiction véridique, c’est-
à-dire de vérité menteuse à laquelle vous vous accordez pour intégrer à votre survie, à
votre homéostase, ces tuché successives » (4).

• quelle est alors la cause de ces effets ? Ce sont « des accidents de signifiants ».

Du sens comme suture, nous arrivons alors au sens comme trou. La chaîne signifiante se
fonde, dans cette perspective, sur un trou ; le sens relève même d’une écriture d’un
« illisible » (5) de sorte que le comble en est l’énigme (6). C’est ainsi que nous entendons le
propos de Lacan dans « La Troisième », selon lequel « Le sens du symptôme, c’est le
réel » (7).

Alors, l’approche systémique qui cherche à repérer les « modèles sous-jacents invisibles »,
avec des significations cachées dans les méandres d’une histoire trans-générationnelle, et qui
la propose à l’interprétation, va à rebours de la psychanalyse qui, elle, accueille le sens,
détricote la consistance de ses effets, pour mieux cerner les « accidents de signifiants »
originels.

Elle fait place aux deux niveaux de contingence – rien de pré-existant au sujet, donc rien
non plus qui doivent, de fait, avoir tel ou tel effet sur lui. D’une part, le réel, « l’événement
qui fait signifiant » et, d’autre part, ses effets, soit ce qui se cristallise en structure et
s’organise. « L’identité du sens reste marquée de contingence par rapport à la cause
signifiante » (8), nous indique J.-A. Miller.

Du point de vue du maniement, la conséquence est nette : là où l’approche systémique


cherche la compréhension et l’apprentissage d’une meilleure organisation du système
familial, la psychanalyse lacanienne s’attache aux achoppements dans la « narration même
d’un sujet », là où « des trous se manifestent, […] qui sont autant de signes d’une autre
vérité, d’un autre sens » (9), qui, lui, a à voir avec la matière du parlêtre.

1. Duriez N. (Maître de conférences en psychologie clinique à l’université Paris 8), Changer en famille. Les modérateurs et les
médiateurs du changement en thérapie familiale, Toulouse, Erès, 2009
2. Senge P., La Cinquième discipline : l’art et la manière des organisations qui apprennent, First, 1992, cité par ibid. p. 225.
3. Miller J.-A., « La suture », Cahiers pour l’analyse, n° 1, 1966, p. 37-49 – reprise d'un exposé prononcé́ le 24 février 1965
au Séminaire du docteur Lacan.
4. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de
psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 18 mai 2011, inédit.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 111.
6. Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Scilicet, n°5, 1975, pp. 11-17.
7. Lacan J., « La Troisième », La Cause du désir, n° 79, 2011, p. 17.
8. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », op. cit.
9. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 18 mars 2009, inédit.

– 30 –
LA QUESTION DE LA TRANSIDENTITÉ

Ne pas reculer devant… ladite « transidentité »

Jean-Daniel Matet

Peut-on parler aujourd’hui d’une clinique de la transidentité, du transgenre, du


transsexualisme, de la non-binarité ?

La clinique psychanalytique fut arrachée par Freud à la clinique médicale, certes en


nommant l’hystérie, la phobie, l’obsession, ce qu’il fit en français dans La Revue neurologique.
Mais c’est surtout en acceptant d’apercevoir la part que prend l’observateur dans
l’expérience que se pose la question du diagnostic en psychanalyse. Cette part, il l’a appelée
transfert et la question que nous posons aujourd’hui est inconcevable en dehors de cette
relation qui engage celui qui se plaint et celui qui l’écoute. L’appui sur la parole et le langage
n’a pas détourné Lacan de cet intérêt pour la clinique qui devient alors structurale. L’Œdipe
ne suffit pas plus que le phallus, car toutes les structures en reçoivent les effets, mais le Nom-
du-Père ou sa forclusion sont des indications de ce qui a pu se transmettre au fil des
générations. Pour autant, pas de standard qui déboucherait vers des cures-types ou leurs
variantes. La pluralisation des Noms-du-père n’arrange rien et, bien que la clinique soit
encore celle qui se recueille « au lit du malade », comme le dit Lacan à l’ouverture de la
Section clinique (1), le diagnostic perd sans doute de son importance, au moins dans sa
référence à la structure. C’est le détail qui prend le pas sur l’ensemble, c’est le lien au
partenaire, symptôme ou pas, c’est la manière dont le sujet se soutient de son ego, de son
symptôme, de l’Œdipe même.

Dès lors, c’est l’orientation qui va guider la direction de la cure, une orientation prise de
l’articulation du symptôme au fantasme, du soutien que tel sujet trouve dans son bricolage.
Ni homme ni femme ne suffisent à se repérer, comme l’hystérique qui fait l’homme n’est pas
toujours une femme, pas plus que l’obsessionnelle qui s’égare en position féminine dans une
pantomime mortelle. Les quanteurs de la sexuation n’y suffisent pas toujours.

Un diagnostic est donc un des moyens de s’orienter dans une cure pour dire, de la place où
nous met le patient, ce qui permet son effectuation, voire ce qui ne la permet pas tout à fait.
Repères dans la structure, trace de ce qui se noue dans le transfert, premier sédiment ou
emblème rudimentaire d’un impossible, engageant sur un même vocable le symptôme et ce
qui le complète, le diagnostic a donc partie liée avec le souci de disposer des premières
coordonnées de l’expérience.

– 31 –
Réorienter la clinique psychanalytique

L’invitation faite par Lacan aux psychanalystes, à l’ouverture de la Section clinique en 1977
(2), de ne pas reculer devant la psychose eut un impact sur les jeunes cliniciens analysants.
Elle rejoignait ce qu’il soulignait de l’angoisse comme boussole pour le jeune psychiatre dans
sa rencontre avec le fou, pour que reste vif le questionnement du clinicien face aux
symptômes psychotiques. Ces enseignements de la Section clinique de Paris du début des
années 1980 m’ont laissé un souvenir durable, entre autres, par la lecture détaillée des
Mémoires d’un névropathe du Président Schreber, la thèse de Lacan et des auteurs psychiatriques
et psychanalytiques sur les psychoses.

À l’heure où une entreprise de déconstruction du savoir psychiatrique était à l’œuvre (de la


contestation de l’asile à l’émergence des sciences du cerveau), Lacan nous montrait
comment tirer parti d’une expérience plus que séculaire au contact des malades mentaux.
Avec son enseignement, la découverte freudienne nous permettait de résister au
renoncement et privilégiait la boussole du symptôme dans la clinique.

Ne pas reculer devant la psychose, c’était aussi ne pas méconnaître la nature du transfert qui
peut s’instaurer avec un sujet qui n’est pas normé par le complexe d’Œdipe. La lecture de
Joyce complètera cette orientation et le nouage des registres réel, symbolique et imaginaire,
devenus équivalents, donnera une portée encore puissante aujourd’hui dans l’approche
structurelle de la clinique.

Horssexe ?

Au début des années 1980, à la Section clinique dirigée par Jacques-Alain Miller, j’ai
participé au cours de Catherine Millot sur le transsexualisme. Les cas de plusieurs
transsexuels qui avaient été reçus à Sainte-Anne donnaient lieu à une lecture attentive
permettant d’interroger les rapports du transsexualisme avec la psychose, orientée par le
Séminaire de Lacan et ses développements sur la sexuation.

C. Millot ne s’était pas contentée de la rencontre avec les patients de l’hôpital. Elle avait pu
s’entretenir avec des personnes avant leur transition ou après. Son livre Horsexe (3) – titre sur
le modèle du « hors-discours » de Lacan – souligne la valeur de la méthode et sa manière de
ne pas reculer devant la question. Il apparaissait d’emblée que le choix de l’orientation
sexuelle quant à son objet de jouissance ou aux formes du désir se distinguait radicalement
de la détermination de tel ou telle à se faire reconnaître dans le sexe que l’anatomie ne leur
avait pas donné, autrement dit, de la certitude souvent mise en avant aujourd’hui d’une
erreur de la nature à réparer.

Son travail inscrivait par ailleurs les transsexuels, poussés à demander la correction radicale
de cette erreur, dans une histoire plus large de la culture, rappelant les castrations rituelles
dans le culte de Cybèle (4) ou la fonction des eunuques jusqu’au début de la chrétienté. Plus

– 32 –
proche encore la secte des Skoptzy (5), au XVIII e en Russie, où l’automutilation apparaissait
comme une tentative de guérison : « Quand j’ai reçu la pureté, déclare l’un d’eux […], j’ai
ressenti un allègement… maintenant tout est devenu agréable pour moi » (6). C. Millot cite
Lionel Rapaport dans la lignée de Durkheim : « La castration rituelle ne serait qu’une forme
de sacrifice que la collectivité exige des individus et dont l’histoire est coutumière » (7).

Elle ajoute une remarque précieuse : la prévalence de l’image dans le rapport des femmes à
leur propre corps constitue leur point commun avec les transsexuels des deux sexes (8).

Une rencontre organisée par J.-A. Miller avec un endocrinologue de renom, le P r H.-P.
Klotz, nous informait des traitements possibles déjà engagés par des personnes cherchant à
changer de sexe, à une époque où il leur était souvent nécessaire de partir à l’étranger pour
trouver le chirurgien qui leur permettait de poursuivre ce qui s’appelle aujourd’hui une
« réassignation » de genre. La question du changement d’identité était proposée et
constituera dans les années suivantes une réponse transitoire du législateur.

Comme psychanalyste et comme psychiatre à l’hôpital, quand j’ai eu l’occasion de croiser


des transgenres, ce n’était pas pour interroger leur démarche, à propos de laquelle ils ne
demandaient rien, mais pour traiter des symptômes préalables ou ultérieurs à leur
transformation qui troublaient leur existence. La recherche de la réalisation d’une image
toujours perfectible pouvait conduire à une impasse où les passages à l’acte suicidaires
étaient fréquents. Si l’accueil de ces personnes « dysphoriques de genre » n’était pas sans
dérouter les équipes soignantes qui les recevaient, l’identité sous laquelle elles se présentaient
était respectée (9). Les difficultés existentielles d’un sujet » en transidentité », « non binaire »,
à s’inscrire dans le lien social peut le conduire chez un analyste, mais il n’en fait pas son
partenaire privilégié, celui-ci étant trouvé plutôt du côté du semblable, parfois des médecins
et chirurgiens qui accompagnent leur transition.

La clinique des psychoses et la transidentité

Les transsexuels qui s’expriment à travers les associations refusent le lien qui était établi par
les psychiatres avec la psychose. Si le transsexualisme avait été interrogé au début du XX e
siècle (Havelock Ellis (10), Kraft Ebing (11) ), c’est à partir des années 1950 (syndrome de
Benjamin (12) ) qu’il fait l’objet de publications au moment où la machine DSM américaine
se met en marche, accélérant un processus de disjonction entre des symptômes spécifiques de
la pathologie mentale et les situations qui sont revendiquées comme variantes de la norme
sociale. Progressivement homosexualité, autisme, transidentité quitteront la classification
DSM. En France, c’est en 2010 que Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, accédera aux
revendications visant à supprimer le changement de genre de la liste des affections de longue
durée. Un nouveau paradoxe naît alors, car les personnes souhaitant obtenir une
réassignation de genre ne veulent plus que leur décision dépende des médecins et encore
moins des psychiatres, et pourtant, l’exigence de la transformation physio-anatomique visant
à corriger l’erreur de la nature en passe nécessairement par médecins et chirurgiens.

– 33 –
Encore aujourd’hui, l’accompagnement de la transformation d’une identité sexuelle à l’autre
passe par un suivi d’équipes multidisciplinaires qui valident ou pas la transformation
demandée (13).

Depuis les années 1950, alors que des psychiatres s’éloignent de ce qui définit leur spécificité,
d’être partenaires du fou, ils rencontrent des transsexuels sous le registre du transsexualisme.
Les militants de la cause LGBT ne cesseront de dénoncer l’intérêt de certains praticiens
pour cette particularité humaine qui accompagne une demande de changement
d’assignation sexuelle. Mais est-ce une demande et n’est-ce pas plutôt une exigence, au sens
de ce qui serait un droit à leur reconnaître ?

L’impasse des neurosciences dans la transidentité

La logique du discours de la science exige que la recherche, en particulier la recherche


publique, trouve des budgets toujours plus conséquents, même si celle-ci s’engage sur de
fausses pistes. Les intérêts privés l’ont sans doute compris plus rapidement quand Big
Pharma renonce à financer la recherche de nouveaux psychotropes, butant sur l’impasse de
la parole et du langage qui spécifient l’humain. Les tentatives pour trouver, dans des modèles
biologiques, hormonaux, cérébraux, avec les miracles de l’imagerie, une explication au
transsexualisme ont échoué. Reste un « énoncé performatif » – selon l’expression de Ève
Miller-Rose aux Journées de l’Institut de l’enfant en 2021– que la société, les médecins,
accompagneront ou non.

Saluons la ténacité et le courage clinique d’une psychiatre-psychanalyste, agrégée de


philosophie, dont je ne partage pas pour autant l’orientation. Elle consacra une partie de sa
vie professionnelle à ces questions. Quand elle travaille à Fernand-Widal pour s’occuper des
transsexuels, Colette Chiland (14) n’y va pas en s’intéressant au transsexualisme, mais parce
qu’elle avait rencontré un petit garçon de quatre ans qui voulait devenir fille – « à la
Stoller », écrit-elle. Elle a reconnu qu’en recevant comme psychanalyste des transsexuels, elle
avait « rêvé que, avec un traitement psychanalytique, on arriverait à les faire changer
d’idée » (15). Ses réflexions cliniques, issues de sa solide expérience, lui permettaient
d’énoncer : « On n’est pas plus coupable des conséquences des interactions précoces que de
la biologie, et les conséquences des interactions précoces peuvent être aussi irréversibles que
celles des données biologiques. » (16) Elle notait une surreprésentation d’enfants adoptés
chez les transsexuels. Elle remarquait encore que les traitements conduisaient des enfants qui
refusaient leur sexe d’assignation à l’accepter. Chez l’adolescent, c’était beaucoup plus
rare…

Traductrice de Stoller et répandant ses idées en France, C. Chiland fait la distinction entre
sexualité et sexuation. Elle note que les adjectifs « sexué », en tant qu’il se rapporte à la
sexuation, et « sexuel », en tant qu’il s’applique à la sexualité, ne recouvrent pas tout à fait le

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sex (en tant que biologique) et le gender (en tant que psychosocial). Il y a, selon elle, une
identité sexuée objective, à la fois biologique et sociale, qui se distingue de l’identité
subjective, qui est psychologique. Ceci est probablement la source d’un malentendu avec les
plus radicaux des « défenseurs trans », dont le président d’Act Up, qui perdra un procès,
l’accusant de discriminer les transgenres. L’identité sexuée subjective est pour C. Chiland
une « croyance ».

Elle distingue croyance et certitude en demandant si la certitude est une croyance ferme ou
une croyance dont on éprouve le besoin de se convaincre ou de convaincre l’autre. C’est ce
qu’elle rencontre chez les transsexuels, une volonté forcenée d’être reconnu comme
appartenant à l’autre sexe, une impossibilité à supporter de vivre son sexe « d’assignation »,
dont les patients reconnaissent cependant qu’ils ont le corps. Elle admet qu’une telle position
risque de compliquer la situation juridique des patients auprès des magistrats qui s’appuient
sur le fait que le transsexualisme serait indépendant de la volonté. Mais elle affirme, au nom
de son expérience de psychothérapeute, qu’aucun symptôme n’est totalement dépendant ou
totalement indépendant de la volonté.

Le transsexualisme questionne les médecins qui en cherchent une causalité. Catherine


Brémond (17), endocrinologue à l’Hôpital Cochin, dresse une revue des travaux scientifiques
sur le rôle des hormones, les recherches anatomo-physiologiques du cerveau et en particulier
sur l’hypothalamus. Aucune anomalie n’est retrouvée chez les sujets transgenres avant et
après transformation.

Les psychiatres qui ont une expérience de consultation spécialisée dans les « dysphories de
genre » (18) disent rencontrer une hétérogénéité de situations parmi ceux et celles qui
veulent engager une transition de sexe, depuis l’absence de toute psychopathologie jusqu’à
des « comorbidités très marquées » (psychose paranoïaque, etc.). Il s’agira pour Thierry
Gallarda (19), psychiatre à Sainte-Anne, d’apprécier le traitement possible de ces
comorbidités pour permettre d’accéder à la demande du patient.

Les non-binaires ne veulent pas des psychiatres

Pour Arnaud Alessandrin (20), sociologue, le transsexualisme est une catégorie


nosographique obsolète après avoir été une invention médicale récente. La conjonction
psychiatrie-droit-médecine persiste à maintenir ce diagnostic et il affirme que le
transsexualisme, tel qu’il est proposé par les équipes hospitalières, ne répond plus aux
demandes des personnes transidentitaires. Cette clinique est jugée maltraitante par les
personnes concernées qui veulent éviter l’étiquette transsexuelle et qui, de ce fait, s’adressent
à des circuits en dehors de la médecine. A. Alessandrin considère que l’évolution qui fait
passer des personnes de sujets-patients à acteurs sociaux, à travers un certain nombre
d’organisations, fait disparaître les arguments du diagnostic médical de transsexualisme. Les

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« certitudes des non-trans » seraient ainsi ébranlées, dit A. Alessandrin qui considère que « le
privilège de la cis-identité (on entend par cis-identité l’idée selon laquelle une personne porte
un genre associé à son sexe) » serait menacé, car la prétendue neutralité des cis, qui n’ont
pas à se soumettre à l’examen « psychiatrie-droit-médecine » bénéficient d’une « identité
non pathologisée ». « En renonçant à cette pathologisation, il n’y a plus dès lors d’exception
trans, dit-il, mais une multiplicité de carrières d’identifications, de genre, aboutissant sans
pour autant qu’il soit légitime de les hiérarchiser, à des identités trans ou cis, toujours
susceptibles d’être reconsidérées au prisme de la complexité des parcours de vie ». Et de
poursuivre : « La “transsexualité”, celle qui devait respecter le cahier des charges de la
normalisation cisgenre, se morcelle ainsi en une diversité de subjectivités et d’expressivités
trans dépathologisées. » (21)

Pour J.-L. Feys (22), en 2020, la transidentité n’est officiellement plus considérée comme une
maladie mentale. Le 27 mai 2019, l’assemblée de l’OMS a approuvé la nouvelle
classification internationale des maladies mentales CIM 11 dans laquelle la transidentité a
été retirée de la catégorie des troubles mentaux pour être placée sous la dénomination
d’« incongruence de genre » dans le chapitre relatif à la « santé sexuelle ». L’auteur se
réjouit de la « dépsychiatrisation », trente ans après celle de l’homosexualité, de la
transidentité. Il considère que cette orientation remodèle l’ensemble des catégories cliniques
de la psychiatrie au point qu’il faille reconsidérer la définition du délire et la sémiologie
classique des troubles psychotiques. L’auteur suppose que les définitions du délire, tant en
psychiatrie qu’en psychanalyse, se rejoindraient sur une définition du délire (réalité et vérité)
qui serait évidente et commune. Sur ce point, tout l’effort de Lacan fut de montrer qu’il n’en
était rien concernant le délire, jusqu’au point où « le tout le monde délire » ne doit plus être
jugé à l’aune de la réalité perdue ou conservée, mais à la façon dont un individu se maintient
dans les relations aux autres.

Serait-ce un trouble de l’identité corporelle ?

Si nous acceptons de distinguer le contexte de l’énoncé performatif « Je suis d’un sexe qui
n’est pas celui dont la nature m’a doté », qu’il soit isolé ou qu’il s’inscrive comme un des
symptômes qui affectent un sujet, le fait que cette condition soit le fait de l’Autre domine la
situation. Ceci nous permet de saisir en quoi cet énoncé n’est pas questionné.

C’est cet énoncé comme tel qui fait question à ceux qui le reçoivent ou à ceux qui ont la
responsabilité de répondre, médecin ou chirurgien, à une demande de transformation d’un
corps dont l’image et l’anatomie semblent « sains », « normaux ».

C’est dans cette mesure que d’autres auteurs ont interrogé les troubles de l’identité
corporelle (TIRIC, troubles identitaires relatifs à l’intégrité corporelle,) pour tenter
d’apporter une réponse à cette question : qu’est-ce qui fait qu’un sujet revendique
l’amputation d’une partie saine de son corps pour retrouver son intégrité ?

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Le travail de A. Lévy et J.-C. Maleval, en 2014, sur l’apotemnophilie (23) (demande d’être
amputé) est enseignant sur ce point – précaution est prise de la distinguer de
l’acrotomophilie (attirance sexuelle pour les amputés). Les auteurs passent en revue les
références contemporaines autour de ce diagnostic, catégorie principale incluse dans le
syndrome TIRIC. Ce n’est pas un diagnostic de maladie mentale retenu par le DSM-5 dans
la mesure où ses rédacteurs américains prennent grand soin d’écarter toute référence aux
identités, qu’elles soient de genre ou autre. C’est tout de même présent sous forme de
discussion des troubles rencontrés dans la clinique.

Ils évoquent le fait que cette modalité de rapport au corps ou à son image puisse valoir
comme suppléance dans une structure psychotique. Comment n’être pas surpris par le
témoignage de quelques personnes, qui ont obtenu l’amputation le plus souvent après avoir
elles-mêmes blessé le membre qu’elles veulent sacrifier, sur le caractère pacifiant de
l’amputation, certaines allant jusqu’à dire qu’elles retrouvent ainsi une intégrité.

Le questionnement de cette apotemnophilie passe par la distinction d’avec une somato-


paraphrénie (« illusions ou distorsions concernant la perception d’un hémicorps [...].
Affabulations ou délires affectant le côté ou les membres atteints [...]. Élaboration psychique
spécifique, illusions, confabulations vis-à-vis du corps absent ») ou encore une
acrotomophilie qui est une paraphilie. Distinction donc entre la quête d’une identité, qui ne
passerait que par l’amputation d’une partie du corps, et les conditions d’obtention d’une
jouissance sexuelle par la vue ou le fantasme d’une personne amputée. L’intérêt de la
discussion proposée par ces auteurs repose sur le témoignage d’un patient qui disait avoir
besoin de perdre sa jambe gauche, depuis l’âge de huit ans, et de son chirurgien, qui finit par
accepter d’effectuer l’intervention au regard de « l’intense souffrance psychologique du
patient ». Le chirurgien fait donc là une transgression majeure, celle d’enlever une partie
saine du corps sans autre argument que la plainte du patient qui pourra dire « en me
retirant la jambe, ce chirurgien m’a fait complet ». Une discussion se fait jour sur le trouble
du genre que pourrait constituer l’apotemnophilie. L’accent mis sur la certitude de la
solution au trouble que le sujet présente convainc les auteurs d’inscrire le fait du désir d’être
amputé dans la catégorie des psychoses, rejoignant ainsi la conception de Ian Hacking, dans
son cours au Collège de France, de 2000 à 2006, « Façonner les gens » (24). Celui-ci fait du
désir d’être amputé une nouvelle folie. Mais, comme il l’a fait pour l’errance pathologique, il
souligne que, pour qu’une forme de comportement soit considérée comme un trouble
mental, il faut qu’elle soit étrange, perturbante et remarquée. Toutefois il donne l’impression
de mettre sur un même plan le désir d’être amputé, l’attirance sexuelle pour les amputés
(Devotee), la certitude de n’être pas complet sans amputation (Wanabee), la simulation d’un
handicap ou de l’absence d’un membre (Pretendant), distincts de la validité (le cas normal
d’une personne qui a toute son intégrité physique et qui n’est pas Devotee). Il rejoint une
causalité sociale en considérant que c’est par un effet de boucle, celle qui leur revient par la

– 37 –
consultation des sites internet, que les amputés, qui ne cherchaient qu’à s’affirmer, se
trouvent à se renforcer dans un réseau où s’échangent expériences et solutions,
éventuellement lieu de prise en charge par les chirurgiens. Le mécanisme de constitution
d’une identité, fût-il à travers une expérience pathologique, est assurément un phénomène
contemporain que l’on retrouve dans toutes les revendications minoritaires, identitaires.

La distinction me paraît essentielle entre les volontés décidées d’obtenir l’amputation d’une
partie de son corps, sans qu’on puisse parler de soustraction autrement que sur le mode réel,
et l’éventail des nuances de revendications quant à une identité sexuelle. Celles-ci peuvent
s’accommoder d’une abolition du genre ou d’un tiers genre – neutre grammatical, présent
dans d’autres langues que le français –, ce qui montre la variété des modalités de jouissance
contemporaine qui confine à l’Un-tout-seul.

Séparons donc ce qui fait condition de jouissance sexuelle et identité de genre, ce qui fait
marque sur un corps pour que cette identité s’accommode de son enveloppe, quitte à
l’habiller, l’appareiller, sans aller jusqu’à exiger sa transformation anatomique.

Avec la lecture des formules de la sexuation de Lacan et ses apports de la fin de son
enseignement sur ce qui fait tenir un corps, comme J.-A. Miller l’a démontré à plusieurs
occasions (25), nous avons ce qui, au cas par cas, peut rendre compte de la particularité
revendiquée par chacun.

Ceci ne débouche pas sur une compréhension universelle telle que les psychiatres ou les
psychologues la recherchent à travers des hypothèses successives ou des voies de traitement
hasardeuses, mais sur un éclairage possible des cas qui viennent à notre connaissance. Ce
n’est pas pour ouvrir une nouvelle voie thérapeutique, mais pour rester disponible à l’accueil
de ceux ou celles qui n’auraient pas abandonné la perspective de témoigner de leur
condition par une parole intime, au-delà de la proclamation, revendication, militante ou
sociale, autre voie de quête d’une reconnaissance.

La psychanalyse, bouc-émissaire des luttes de reconnaissance identitaires

Les conclusions du document édité par le groupe de travail de l’Observatoire des discours
idéologiques sur l’enfant et l’adolescent (26) rejoignent les commentaires que nous avons pu
faire à propos de l’autisme. On peut en accentuer l’enjeu en remarquant, d’un côté, les
contradictions d’une société où le besoin de protection sociale, économique, morale est de
plus en plus exigé et, de l’autre, une revendication de conformisme à des identités qui
contesteraient sans cesse une part d’universel du parlêtre. L’idée même de protection due à
certains en fonction de leur faiblesse, liée à l’âge ou à la maladie, serait remise en cause au
nom d’un libre arbitre ne reconnaissant aucune loi commune.

– 38 –
Les groupes de pression se réclament le plus souvent du bon droit qu’ils défendent, faisant
ainsi de la revendication de quelques-uns l’étendard d’une revendication qui s’étendrait à la
société entière. Nous avons vu ce glissement progressif avec des associations de parents qui
contestaient au psy toute pertinence de leur intervention auprès des autistes, prenant appui
sur les plus performants (Asperger) pour arracher lesdits autistes à toute influence psy.
L’opération visait particulièrement les psys orientés par la psychanalyse, négligeant dans le
même temps ce que l’autisme, relevé comme particularité clinique, devait à la psychanalyse.
Les enfants ayant des « troubles graves du spectre autistique » ne doivent pas être privés des
justes soins psys de leurs symptômes, assurés souvent par les seules institutions
psychiatriques. L’intégration dans les écoles, l’inclusion à toutes fins, des enfants ayant des
symptômes autistes très sévères n’a pas toujours les effets souhaités par des parents, qui ne
voient dans cette démarche que l’opportunité d’échapper à une approche plus subjective de
ce qui se passe pour leur enfant. Certains reprochent au psy de vouloir interpréter leurs
responsabilités de parents, leurs implications de père et de mère auprès de leurs enfants,
s’enfermant dès lors dans un refus de toute parole, de crainte des jugements ou
interprétations qui leur viendraient en retour. C’est sans doute ce point qui reste scandaleux
pour celui qui en refuse la portée : si les parents, comme ils peuvent, avec ce qu’ils portent de
leur histoire, tentent d’éduquer leurs enfants, ils obtiennent en retour un message sur ce
qu’ils font comme homme ou comme femme dans leurs fonctions de parent. Cela nous
conduit à entrevoir que l’enfant interprète ses parents. Il est possible de le refuser, de le nier,
de le fuir, mais parler nous expose à ce qui fait de chacun de nous des êtres sociaux.

S’associer aux LBG pour rendre plus visible la revendication trans ne peut cacher que le
nombre des personnes concernées n’est que de quelques milliers (prévalence admise en
France de 3950 pour ceux qui veulent devenir femmes, et 1000 pour celles voulant devenir
hommes). Mais la question n’est pas statistique, elle renvoie à ce qu’est un homme, à ce
qu’est une femme aujourd’hui. Prenons notre part dans ces questions et expliquons que,
pour un psychanalyste d’orientation lacanienne, psychose, névrose, normalité, autisme ne se
confondent pas avec une identité ne serait-ce que structurale, mais qu’il n’est pas nécessaire
de renier ce qui a permis de construire un discours (celui de la clinique en particulier), pour
le relire avec les instruments contemporains du dernier enseignement de Lacan, avec ce qu’il
nous a transmis de sa lecture de Joyce. Le nouage, la fonction du symptôme, le traitement de
la jouissance donnent des outils pour approcher ce qu’un corps a reçu comme marque pour
supporter ou non son sexe anatomique.

Ne reculons ni devant l’autisme, ni devant les transidentités.

– 39 –
1. Lieu d’enseignement de la clinique psychanalytique, initialement liée au département de psychanalyse de
l’université Paris 8 – qui a essaimé en France sous la forme associative UFORCA et dans différentes ville du
monde.
2. Lacan, J., « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ? n° 9, 1977, p 7-14.
3. Millot, C., Horsexe. Essai sur le transsexualisme, Paris, Point hors ligne, 1983.
4. Ibid., p. 79
5. Ibid., p. 83
6. Ibid., p. 89
7. Ibid., p. 89
8. Cf. ibid., p.114
9. Grasser F., « Une erreur de l’Autre », Mental n°11, p. 147-155, 2002.
10. Ellis H., « Sexo-aesthetic inversion », Alienist and Neurologist n°34, 1913.
11. Krafft-Ebing R., Psychopathia sexualis, Étude médicolégale avec recherches spéciales sur l’inversion
sexuelle, 1950.
12. Benjamin H., The Transsexual Phenomenon, 1966.
13. En juillet 2010, création de la société française d’études et de prise en charge du transsexualisme (SOFECT).
« Les équipes médicales hospitalières s’autoproclament expertes pour la prise en charge des personnes trans »,
souligne Act Up.
14. Chiland C., Cordier, B., « Transsexualisme » in EMC psychiatrie, Paris, Elsevier Masson, 2000.
15. Chiland, C., « Entretien avec Alain Braconnier », Carnet Psy, n° 97, 2005, p. 35-41.
16. Chiland, C., Changer de sexe-Illusion et réalité, Paris, Odile Jacob, 2011
17. Bremond C., in « Identité de genre : doutes ? », YouTube communication in Neurophyloctetes, 9 novembre
2009).
18. Gallarda T., à Sainte-Anne, « La dysphorie de genre », interview du 3 août 2016.
19. Ibid.
20. Alessandrin A., « Le transsexualisme : une catégorie nosographique obsolète », SFSP « Santé publique »,
2012. Thèse de doctorat en sociologie, « Du transsexualisme aux devenirs trans » (2008-2012).
21. En novembre 2010, création de l’observatoire des transidentités (ODT) par Karine Espineira, Maud-Yseux
Thomas, Arnaud Alessandrin. Site indépendant d’information et d’analyse sur les questions trans, inter et les
questions de genre.
22. Feys, J.-L., « Transidentité et délire », L’Information psychiatrique, vol. 96, 2020, p. 667-674.
23. Levy A., Maleval J.-C., « L’apotemnophilie », L’Information psychiatrique, n° 84, 2008, p. 733.
24. Hacking I., « Philosophie et histoire des concepts scientifique », Cours 1 et 2 Façonner les gens 2000-2001&
2005.
25. « Initiation aux mystères d’Orlan », conversation avec J.- A Miller, Le Nouvel Âne, n° 8, p. 8-12.
26. « Impact des pratiques médicales sur les enfants diagnostiqués “dysphoriques de genre” », document
disponible notamment dans Lacan Quotidien, n° 918, 4 mars 2021

– 40 –
Transidentité : quelle identité ?

Dalila Arpin

Dans la polémique actuelle sur les « dysphories de genre », une question revient sans cesse :
l’urgence d’un diagnostic précoce. Les tenants des traitements médicaux de transition
prônent l’importance de la détection de la dysphorie dès les premières manifestations
d’inadéquation et vont jusqu’à dire que le retard dans la prise en charge pourrait se payer
par des suicides. Comment accompagner au mieux ces enfants qui ne se reconnaissent pas
dans leur corps anatomique, « sans céder à la pression d’une réponse qui se veut univoque et
généralisée » (1) ? Prendre au sérieux leurs paroles revient-il forcément à assigner un enfant
ou un jeune à un traitement médical et à une catégorie, voire à une identité spécifique ?

Jean-Claude Maleval (2) épingle le fait qu’en même temps que la dysphorie de genre
(introduite en 2013 par le DSM 5) n’est pas considérée comme pathologique, elle est sujette à
des traitements médicaux.

L’appel de l’Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent s’interroge sur
l’ampleur qu’a prise la transidentité dans la conjoncture actuelle : « La parole libérée au
sujet de ladite “transidentité” a-t-elle seule permis au phénomène de prendre une telle
ampleur ? Ou bien l’activisme parfois très offensif et très clivant de certaines associations
militantes LGBTQI – potentialisé par les réseaux sociaux – n’induit-il pas des pressions
politiques sur les jeunes et leurs familles ? (3) » L’appel suggère que « la “dysphorie de genre”
telle qu’elle est définie dans le DSM relèverait davantage d’un “programme politique” à
l’instar du TDAH19 ». En témoigne « la passion pour les évaluations, les diagnostics afin
d’étiqueter les enfants. […] Mais n’est-ce pas là réduire ces enfants à des identités forcément
figées ? Ne risque-t-on pas de faire de ces enfants-identités des étendards de la cause des
adultes ? » (4) Quelle identité peut-on réserver aux sujets qui vivent leur anatomie comme
une erreur de la nature ?

Promue par les gender theories, la transidentité connaît une augmentation certaine dans les
discours contemporains. « Identité de genre, choix du genre, transgenre, tels sont les termes qui
aujourd’hui servent littéralement de “cache-sexe” dans les discours ambiants. Ils induisent
une “idée simple” : chacun-chacune doit pouvoir choisir son genre » (5), souilgne Daniel
Roy.

Cependant, derrière le projet trans d’obtenir une identité spécifique pour chaque « genre », se
cache le fait que les gender theories sont friandes de fluidité. Et, à cela, les transsexuels font
objection. « Ce qui caractérise les auteurs du gender […] c’est le refus, la négation,
l’annulation de l’opposition masculin/féminin, de la différence sexuelle. On comprend par
là pourquoi le transsexuel est un véritable obstacle épistémologique pour eux, puisque
personne ne croit davantage à la différence sexuelle qu’un transsexuel vrai » (6), comme le
pose Jacques-Alain Miller.

– 41 –
La transidentité

Définie par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH),


institution nationale chargée de leur promotion et de leur protection, la transidentité consiste
dans le décalage que ressentent des personnes entre leur sexe biologique et leur « identité de
genre », celle dans laquelle elles se retrouvent. On regroupe dans cette catégorie des
personnes ayant été opérées chirurgicalement ou non.

En tant que psychanalystes, nous nous intéressons à la façon dont l’idée d’une
transformation sexuelle a pris forme, a pris corps, à l’insatifaction à laquelle elle voudrait
répondre, à une satisfaction inattendue rencontrée, à l’insupportable qui appelle un acte qui
y le ferait disparaitre, etc. Parfois sont à explorer les diverses modaltés que peut emprunter
ce projet. Lorsqu’une transition est en cours, attention est portée à la manière dont le sujet
accueille les effets nouveaux dans l’image ou l’éprouvé du corps façonné par la science. Ce
que ces cas de transformations nous apprennent, c’est que, bien que le corps puisse être
modifié par des procédures médicales (hormonales ou chirurgicales), les modes de
satisfaction ne le sont pas forcément et certains sujets continuent à trouver la satisfaction
sexuelle par les mêmes moyens qu’auparavant.

Un autre problème épistémologie est ainsi soulevé : le genre d’un sujet dépend-il de
l’apparence physique (des caractères sexuels primaires et secondaires, modifiés ou non) ou de
son mode de jouir ? J.-A. Miller, qui suggère que « l’équation genre = mode-de-jouir »
pourrait faire « entrer dans la psychanalyse le concept de genre d’une façon à la fois
honorable et inédite » (7)

Un décalage, quel que soit sa portée, entre le sexe anatomique et l’identité de genre suffit-il à
l’assignation de l’être parlant à une catégorie ? Très souvent, nous accueillons des sujets qui
sont plus ou moins en accord avec leur anatomie. Le désaccord entre la sexuation et
l’anatomie n’est aucunement le privilège d’une catégorie clinique. Une hystérique peut très
bien aspirer à faire l’homme et un obsessionnel avoir un fantasme de soumission à l’égard
d’un autre homme. Au-delà des stéréotypes, qu’est-ce qui définit un homme ou une femme
de façon précise ?

L’identité du symptôme

Dans la mesure où aucun signifiant ne peut venir représenter le sujet, celui-ci peut se situer
alternativement sous un signifiant ou sous un autre. Lorsque l’identification est proposée en
tant qu’unique, les dérives identitaires ne sont jamais loin. Dans les cas d’identité de genre,
les insignes sexuels ne se confondent pas toujours avec les pratiques singulières de jouissance.

Dans une analyse, l’identité est concernée, mais d’une toute autre manière : « Dès la
première leçon de L’insu que sait de l’une bévue (8), Lacan s’interroge sur l’identification. […] Il
suggère que la psychanalyse pourrait être définie […] comme l’accès à l’identité

– 42 –
symptômale, soit de ne pas se contenter de ce qu’ont voulu les autres, de ne pas se contenter
d’être parlé par sa famille, mais d’accéder à la consistance absolument singulière du
sinthome » (9).

Cette identification n’a rien de compact, à la différence des suppositions du genre. C’est un
nouveau nom du sujet et, en tant que tel, un trou. La nomination fait apparaître un vide
dans la description. Elle opère comme un nom propre, qui vient trouer le sens. Il est la trace
de ce qui fait fixation au traumatisme, que Lacan a équivoqué comme troumatisme. C’est la
place qui a été trouée par une irruption du réel de la jouissance. Le nom trouvé dans une
analyse récupère la marque primordiale de l’irruption de jouissance pour la transformer. Il
est l’héritier de ce trou, avec lequel tout parlêtre est amené à faire avec son sinthome. Le
sinthome fait valoir qu’il y a quelque chose qui ne peut pas être dissous, qui ne peut pas être
guéri. Le sinthome est l’un des noms de l’incurable, comme le dit J.-A. Miller dans « Choses
de finesse » (10).

Dans sa lecture du dernier enseignement de Lacan, J.-A. Miller nous invite à considérer les
développements sur la jouissance féminine comme le modèle de la jouissance tout court (11).
Ainsi, il s’agit, pour chaque parlêtre de faire avec la jouissance qui affecte son corps. Le
symptôme est la façon dont on dispose pour essayer d’attraper cette jouissance qui nous
échappe.

Cela revient à dire qu’aucune spécificité ne s’applique aux sujets qui se considèrent comme
des gays, des lesbiennes, des bi, des trans, des drag queens, des drag kings, des butch (12),
etc. Pour chacun de nous il est question de « poser comme premier le corps qu’on a » et de
tirer la conséquence principale qui est : parce qu’on a un corps, on a un symptôme, c’est-à-
dire un programme singulier de jouissance.

En revanche, les queer procurent une nomination à des sujets qui se cherchent, les
identifiant à des noms qui sont partagés par d’autres, à la manière d’un insigne. J.-A. Miller
définit l’insigne comme une modalité de jouissance élevée à la dignité d’un signifiant-maître,
qui permet la constitution d’un lien social. Le chemin d’une psychanalyse va dans le sens
inverse : on part « d’un processus de désidenification du sujet aux insignes de l’Autre pour
aboutir à une identification du sujet à son programme singulier de jouissance ». Dans son
récent entretien avec Jacques-Alain Miller, Éric Marty a pu dire que, dans la perspective des
gender studies, Judith Butler n’accorde aucune place au sujet. Il est l’effet des normes sociales
qui le déterminent sans aucune marge de manœuvre (13).

Il revient à la psychanalyse de redonner la parole au sujet, de faire une place à son dire et à
son mode de satisfaction les plus singuliers, pour qu’il ou elle puisse trouver une inscription
dans la différence sexuelle qui lui sied, sans forcément s’abriter sous la bannière d’une
identité prêt-à-porter.

– 43 –
1. Gorini L., « Trans express », Lacan quotidien n° 918, 4 mars 2021.
2. Maleval J.-C., « Dysphorie de genre, un fourre-tout précoce », Lacan quotidien n° 918.
3. Appel de l’Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent : impact des pratiques médicales
sur les enfants diagnostiqués « dysphoriques de genre », Lacan quotidien, n° 918.
4. Ibid.
5. Roy D., « Nous sommes embarqués », Lacan quotidien n° 918.
6. Marty E & Miller J.-A., « Entretien sur « Le sexe des Modernes », Lacan quotidien n°927.
7. Ibid.
8. Lacan, J., Le séminaire, L’insu que sait de l’une bévue, cours du 16 novembre 1976, Ornicar ?, n° 12-13.
9. Miller J.-A., « En deça de l’inconscient », La Cause du désir, n° 91, p. 102.
10. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse », cours du 12 novembre 2008, inédit.
11. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Etre et l’Un, cours du 23 mars 2011, inédit.
12. Terme anglais qui se traduit par « hommasse » et s’applique à des personnes de sexe féminin qui ont toute
l’apparence d’un homme, que ce soit au niveau vestimentaire, physique ou dans leur attitude.
13. Cf. Marty E. & Miller J.-A., « Entretien sur Le sexe des Modernes », op. cit.

– 44 –
Le train fou de la dysphorie de genre

Éric Zuliani

Trans train (1) est un documentaire de la télévision suédoise publique qui alerte sur un
phénomène inquiétant : dans plusieurs pays, en effet, le nombre d’adolescentes consultant
des médecins parce qu’elles souffrent de « dysphorie de genre » et demandant une transition
female to male augmente de manière affolante. Le documentaire se penche ainsi sur les
politiques sanitaires liées aux transgenres : quels soins prodigue-t-on à ces jeunes patientes
dans les centres spécialisés ? Il examine ce qui se passe en Suède, en Norvège et au
Royaume-Uni. Et il fait davantage : il donne la parole à celles qui ont pris ce train lancé à
grande vitesse et que rien ne semble freiner. Leurs témoignages sont édifiants. Comme dit
l’une d’elle : « Il aurait fallu moins se précipiter pour nous aider. » Effets des hormones à
long terme incalculables, retour de la castration chimique qui poussa Turing au suicide,
chirurgie aux effets irréversibles y sont abordés. Plus largement, on y aperçoit une jeunesse
qu’on laisse à l’abandon au nom d’un maitre-mot : « genre ». Lacan a pu s’interroger sur le
fait que « ce qu’enseignent les professeurs est réel et a comme tel des effets autant qu’aucun
réel, des effets interminables, indéterminables même si cet enseignement est faux. » (2)
Occasion ici de croiser ce documentaire avec la lecture du livre d’Éric Marty sur le genre (3)
porté à notre connaissance par Jacques-Alain Miller (4).

Le train fou d’une bureaucratie sanitaire

Ce documentaire dit quelque chose de la bureaucratie sanitaire des pays occidentaux qui
n’hésite pas à se brancher en ligne directe sur les discours idéologiques du moment et leurs
groupes militants, faisant fi non seulement des principes médicaux de base, tel celui du
bénéfice/risque, par exemple, sans parler de la clinique dans sa définition première « au lit
du patient », mais aussi des principes scientifiques, bafoués par une offre immédiate et sans
recul quant aux conséquences des hormones et du bistouri. Ce sont aussi les principes
démocratiques, le débat public, sensés laisser un libre choix dans le chemin à prendre quand
on rencontre une difficulté dans l’existence telle que la souffrance d’être sexué, qui sont
court-circuités. Si le documentaire Petite fille avait soulevé, lors de sa diffusion en France, bien
des interrogations, dont des collègues s’étaient fait l’échos dans Lacan Quotidien, on trouvera
dans ce documentaire glaçant, Trans train, de nouveaux éléments.

C’est donc à partir d’une alerte lancée en Suède, sur une augmentation de 60% des filles
demandant une transition et la mise en lumière chez elles « de maladies mentales
complexes : autisme, divers traumatismes, dépression, psychose », que la journaliste se
penche sur ce phénomène, interroge les protagonistes et retrouve celles qui à présent veulent
« détransitionner ». Les interviews des médecins et/ou bureaucrates sanitaires, on ne sait,

– 45 –
sont instructifs. Un recul de plusieurs années permet en effet d’apercevoir la manière dont
cette bureaucratie a toujours fait plus vite face à l’augmentation exponentielle des demandes,
sans jamais s’interroger.

Forclusion de l’inconscient

Selon le principe qu’il ne s’agit pas d’établir un diagnostic, mais de répondre à un problème
d’identité, ils ont toujours plus standardisé les protocoles d’accueil et de transition. Dans quel
but ? « Pour aller plus vite », lâche benoitement un des responsables de centre. Ces dernières
années, ils n’ont refusé aucune demande. Une praticienne avoue : « On ne peut que prier et
espérer que cela leur convienne… »

Il est remarquable que le doute, propice, pour le moins, à une exploration clinique du
problème d’identité rencontré, soit inexistant du côté des praticiens ; il n’est donc pas plus
présent – il semble interdit – du côté de la jeune fille que de celui de ses parents. Pourquoi ?
Parce que deux choses, supérieures à tout, guident les praticiens qui cessent, de ce fait,
aussitôt de l’être : l’obtention rapide d’un consensus – « si tout le monde est d’accord,
alors… » – et la visée du bonheur de la jeune fille. Ces buts sont répétés à l’envie en réponse
aux questions de la journaliste. Ainsi, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, chacun perd
sa place d’Autre du dire et du désir – médecins et parents – au profit d’un consensus à partir
duquel le protocole se met en marche et devient ce que Lacan appelle l’Autre préalable (5), où
chacun est plongé dans un univers psychotisant. Pourtant, cette fonction de l’Autre, de son
dire et de son désir, aurait été propice à une rencontre, une interlocution, la réalisation d’une
division subjective salvatrice, d’un écart obtenu entre ce qu’on demande et ce qu’on désire,
une parole à interpréter, un doute qui vaut renoncement, une rencontre qui fait
soulagement : celui d’être entendu, celui d’une respiration.

Se conduire correctement (6)

Eh bien non, et ce n’est pas le moindre des paradoxes : la jeune fille est laissée seule, sans cet
Autre, livrée au protocole. À tel point que l’on entend dans leurs propos, quelques années
après, le témoignage d’un laisser tomber. « Êtes-vous sûre ? » fut la seule question posée à
telle demandeuse, pas une question de plus ; les parents de telle autre, dans l’après-coup,
soulignent combien leur enfant n’a pas rencontré des adultes dignes de ce nom. Il fut un
temps où J.-A. Miller, à propos des enfants, n’hésitait pas à dire – et cela m’avait percuté –
que « c’est l’enfant, dans la psychanalyse, qui est supposé savoir, et c’est plutôt l’Autre qu’il
s’agit d’éduquer, c’est à l’Autre qu’il convient d’apprendre à se tenir » (7), montrant ainsi la
nécessité d’une éthique. Sur cette question, le documentaire est édifiant.

Alors que la journaliste pose la question de la responsabilité, celle-ci ne semble avoir aucune
place : on a œuvré pour le bien du jeune, pour le rendre heureux, pour effacer sa souffrance.
On a pensé qu’il était préférable de ne refuser personnes tant la demande de reconnaissance

– 46 –
était forte. On reste aveugle au principe qui anime foncièrement la transition pour les
jeunes : le principe selon lequel l’offre crée la demande. Il est le ressort du marché des
identités de genre qu’É. Marty fait apercevoir en montrant que la théorie du genre plonge
ses racines dans une épistémologie comportementaliste et dans une culture entrepreneuriale
(8). Une des médecins ayant sonné l’alerte révèle qu’en fait, on ne résout pas un problème,
mais on use d’une solution facile. Les cas de demandes de détransition, tenus au silence
médiatique, se font pourtant entendre : les jeunes femmes reviennent au centre qui les traita.
Un des responsables note, sans honte, que ces cas de détransition créent « un stress
éthique ». Mais qui est responsable ? Retour au mantra du début : si tout le monde était
d’accord, si le consensus a été obtenu, alors il s’agit d’une responsabilité partagée. Et puis,
c’est finalement le système de santé qui prend les décisions, ajoute un autre.

Le corps ? Un malentendu

Si aucun des praticiens ne semblent habité par la question de savoir ce que parler veut dire,
on soulignera que la réponse apportée au problème d’identité par un certain nombre de
passages à l’acte sur le corps relève particulièrement de ce que Lacan appelle « la
connerie » (9).

C’est une des patientes qui, dans l’après-coup de cette expérience qui ne lui a pas apporté le
bonheur qu’on lui a fait miroiter, s’interroge et nous met sur une voie : « Qu’est-ce qui m’a
fait me trouver moche ? » Ou encore, et malgré les hormones et les opérations : « Mon
corps ne reflète pas ce que je suis. » La question comme le constat sont en décalage avec ce
que « le système de santé » réglé sur le DSM-5 traduit sous une forme réduite équivalent à
un slogan : une personne « cruellement emprisonnée dans un corps incompatible avec leur
identité de genre subjective ». Les propos de la patiente ont le mérite au moins de
réintroduire la question de l’image, mais aussi de l’être, qui indique en creux que le corps
n’est pas une donnée immédiate, relevant uniquement du monde physique.

Le documentaire permet de mesurer l’incroyable et délirant postulat qu’emporte une telle


formule simplifiée et explique qu’on attente au corps si aisément. Le corps reflète-t-il jamais
ce que l’on est ? Ne doit-il être question que d’un corps biologique ? doit-il être réduit à sa
sexuation ? Pour les praticiens, il semble qu’un rapport immédiat et harmonique avec le
corps existe, alors que le rapport à notre corps passe par les difficiles truchements de l’image,
du symbole et des façons dont il se jouit. Cette complexité, on ne peut la simplifier au risque
de graves déconvenues dont témoignent celles qui cherchent à présent à détransitionner.

Mieux vaut partir d’un autre postulat dont chacun d’entre nous fait l’expérience : « Le corps
ne fait apparition dans le réel que comme malentendu » (10), ce qui explique ce malaise
toujours présent dans notre rapport au corps : ça s’appelle ne jamais être bien dans sa peau.

– 47 –
Nouvel avatar du « moi moderne »

Dernier point. Que ce soit dans le documentaire Petite fille ou dans Trans train, il n’est jamais
question de la vie amoureuse des sujets qui demandent une transition. Jamais n’est évoqué le
sujet dans le contexte de sa vie relationnelle. Que savons-nous des copines de danse de
Sacha ? Quelle vie amoureuse pour celles qui furent transitionneuses et qui aujourd’hui
empruntent le chemin inverse ? Pas un mot. C’est ici une autre forme du « sans Autre ». On
réduit toujours plus, jusqu’à la niaiserie, l’affaire sexuelle qui se joue pour le parlêtre toujours
entre drame et comédie, toujours par le truchement de semblants, à une donnée biologique
et solipsiste. Paradoxe encore qu’une « fluidité » de genre aboutisse à une telle fixation de
corps.

Il me vient alors une hypothèse. Peut-être que la médecine se fait l’instrument d’une
idéologie – celle du genre, nouvel avatar du « moi moderne » – dont « la psychologie
théorise l’imaginaire, au service de la libre-entreprise » (11). Après avoir vu ce documentaire,
rien ne manque à ce nouveau psychologisme : synthèse et intégration qui resurgit sous la
figure de cette promesse d’accord entre soi et son corps ; conscience où la parole est réduite
à la communication d’un message et l’inconscient rejeté ; évolutionnisme renouvelé sous la
forme du bonheur promis ; comportement, enfin, où l’individu ne semble se mouvoir que
comme image, sans lieu de l’Autre.

1. Matisson K. & Jemsby C., Trans train, documentaire de diffusé sur SVT, télévision publique suédoise,
initialement le 2 avril 2019, disponible ici On line.
2. Lacan J., Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 19.
3. Marty É., Le Sexe des modernes, Paris, Seuil, 2021.
4. Cf. Marty É. & Miller J.-A., Entretien sur « Le sexe des Modernes », Lacan Quotidien, n° 927, 29 mars 2021.
5. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 807.
6. Lacan J., Le Triomphe de la religion, op. cit. : « Freud ne vous semble-t-il pas plus à portée que notre tradition
philosophique, de se conduire correctement vis-à-vis de cet extrême de l’intime, qui est en même temps internité
exclue ? »
7. Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, travaux de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, Paris,
Navarin, 2011, p. 19.
8. Marty É., Le Sexe des modernes, op. cit., p. 48-49.
9. Cf. J. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p.
79-95.
10. Lacan J., « Dissolution ! », « Le malentendu », Ornicar ? n° 22/23, 1981, p. 12.
11. Miller J.-A., « Index raisonné des concepts majeurs », in Lacan J., Écrits, op. cit., p. 894.

– 48 –
VIGNETTES

Comme elle

Marcelo Paul Denis

La mère d’un adolescent appelle pour prendre rendez-vous pour son fils de 14 ans. « Il vous
dira lui même de quoi il s’agit, je vais l’accompagner », ajoute-t-elle. Lors de cette première
séance, elle restera en salle d’attente.

Habillé en noir, capuche sur la tête, skateboard sous le bras, Julien est un adolescent qui
vient parce qu’il veut qu’on l’appelle « Elle ». Il dit, dès cette première séance, qu’il ne
comprend pas pourquoi ses parents s’en offusquent. D’ailleurs, il l’a déjà dit à tous ses
camarades du collège, il veut qu’on l’appelle « Camelle » (j’entends « comme elle »), tous ses
copains l’appellent déjà comme ça. Il se déclare transgenre, sans qu’il sache trop ce que c’est.
Ses parents, en panique, acceptent sa demande d’aller en parler à un psychanalyste.

Sa mère

Après la deuxième séance, sa mère appelle pour me dire quelle s’interroge sur la durée de la
séance de son fils qu’elle juge « trop courte ». D’ailleurs dans l’intervalle, son fils a dit à ses
cousins qu’il était transgenre, ce qui a choqué la famille. Elle est en pleurs et angoissée au
téléphone ; je lui propose de nous rencontrer. Au cours de cette séance, elle exprime son
désarroi et son inquiétude sur la conduite de son fils. « Il ne se rend pas compte des
conséquences que ça a de dire ça, il se met en danger et risque de se faire rejeter », précise-t-
elle. À cette occasion, elle confie avoir fait elle-même un travail analytique. Cette séance,
unique, visait une alliance avec la mère afin de gagner du temps pour pouvoir travailler avec
Camelle. Je suis avec lui/elle dans une position de retardateur, il s’agit d’une tentative pour
introduire un temps pour comprendre ce qui se passe. Un instant d’écoute où s’immisce la place
pour le doute qui peut « valoir comme éclaircissement » (1), une éventuelle division
subjective qui permette d’apercevoir un écart entre ce qu’on demande et ce qu’on désire.
Lui semble rechercher une rencontre qui fasse soulagement, soulagement d’être entendu
dans sa différence radicale de jouissance.

Être différent

La différence, il la situe d’abord au niveau du couple parental. Ses parents font des
différences entre lui et sa sœur de trois ans son aînée. S’il évoque rapidement des relations
conflictuelles avec elle, dans la prime enfance, il apparaît très vite que Julien n’exprime pas

– 49 –
aujourd’hui de la jalousie vis-à-vis de cette sœur, mais plutôt une sorte d’admiration. Elle est
« très intelligente, fait de brillantes études » et a réussi à quitter la maison pour une école
réputée en internat qui « n’est réservée qu’aux filles ». Sa sœur lui parle et lui prête des
livres.

Les parents se comportent différemment avec Julien, ils ne lui « laissent pas de liberté ». Ils
sont toujours derrière lui à contrôler ses devoirs alors qu’il sait les faire seul. Ses parents
veulent qu’il fasse ses devoirs longtemps à l’avance ; par esprit de contradiction, lui
s’applique à les faire au dernier moment. Même chose pour se préparer à sortir en famille, il
tient à le faire à la dernière minute, ce que ses parents ne comprennent pas. Il a le sentiment
qu’en famille, on ne saisit pas sa logique, on ne l’accepte pas comme il est, il se sent différent
et le revendique. Il se cherche un style, son style. De ce fait, il se tient aussi à part.

Se tenir à part, désobéissance, se cacher

Julien revendique une équité de traitement en même temps qu’il cultive un goût pour la
différence, voire la désobéissance. Il se couche tard, très tard. Que fait-il la nuit ? Il
« s’ennuie ». En fait, il passe une grande partie de sa nuit à lire des livres ou écouter des
émissions de radio. Il se lève tard quand il peut et récupère le matin en week-end. Il est
décalé par rapport au rythme de la famille. Ce qui se manifeste vis-à-vis de ses parents, dans
cette désobéissance, est une opposition qui cherche à trancher avec le style de vie très
convenu de ses parents.

Bientôt, il dira aussi utiliser la nuit pour se scarifier en secret ; ses parents n’en savent rien. Il
avouera aussi avoir « essayé de se tuer », mais de ça prévient-il, il ne veut pas en parler.

Derrière son côté très décidé, il exprime, dans un second temps, un mal-être. Cette
jouissance de la coupure dans le corps qu’il cache généralement vient à se dire en séance.
C’est en évoquant une des ses dernières lectures, qu’il parle d’un livre. Il s’agit d’un roman
qui met en scène un psy prénommé « Sauveur » et ses patients adolescents. L’un d’entre eux
se scarifie. Je m’intéresse à cette lecture et lui demande de me prêter le livre. Il s’assure que
j’en ai déjà rencontré – des jeunes qui se scarifiaient – avant de me montrer ses avant-bras et
de me faire part de la façon dont lui s’y prend. La séance d’après, il dit avoir décidé de ne
plus le faire et d’en avoir parlé à sa sœur. La scarification venait-elle à la place de ce qu’il ne
pouvait encore dire ?

Vie amoureuse

Qu’en est-il de sa vie amoureuse ? Une année spéciale pour lui se situe il y a trois ans. Au
cours de cette année, il tombe amoureux huit fois. Sept filles et un garçon ont bouleversé ses
émotions. Depuis lors, deux véritables expériences sont à signaler. La première avec un
garçon qui n’a pas été plus loin qu’un flirt de quelques mois. « On s’est embrassé et
touchés », précise-t-il. La deuxième a lieu en cours de traitement, cette fois-ci avec une fille,

– 50 –
une amie dont il est amoureux depuis longtemps et qui s’est déclarée à lui. À sa grande
déception, cela n’a duré que le temps d’un week-end. Il s’est montré surpris et déçu qu’elle le
rejette. « Elle sait que je suis transgenre, elle aussi l’est d’ailleurs, je ne comprends pas sa
décision », indique-t-il.

Néanmoins, il se montre réservé en séance à parler de sa sexualité et du fait qu’il se dise


transgenre. Il ne semble paradoxalement pas très à l’aise pour en parler, comme s’il ne savait
pas spécialement dire là-dessus. Il parvient pourtant ponctuellement à trouver des formules
précises qui viennent nommer ce qu’il en est pour lui : « La bisexualité, c’est au niveau des
sentiments alors que transgenre se joue au niveau du corps. Pour moi, être transgenre ça
veut dire que je ne suis pas à l’aise avec le corps que j’ai. » Il dit depuis petit avoir été mal à
l’aise dans son corps de garçon, sentiment qui avec le temps est devenu « une gêne ». Dans
son énonciation, il parle parfois de lui au féminin, par exemple « j’étais contente » ou encore
« j’étais mise ».

Fille, elle, des signifiants valorisés

Julien rapporte en séance un souvenir de maternelle, il évoque avoir été révolté par une
ritournelle en cours de récré : « Les garçons en moto, les filles à la poubelle. » Il dit son refus
de cette position et pointe l’injustice. Julien explique trouver cela bête et ne pouvoir
s’identifier aux garçons de son âge. Il préfère se tenir à l’écart et se trouve des affinités avec
les filles, « plus sages, plus mûres ».

En classe de CE1, il se souvient s’être bagarré avec un autre garçon pour conquérir une fille.
Le plus fort devait avoir son cœur. Il aurait gagné et la fille lui aurait dit « qu’elle n’aimait
pas les garçons violents ». Elle serait partie avec le garçon blessé. Lui a été profondément
déçu et marqué par ces propos.

Il y a deux ans encore, celui qu’il croyait être son meilleur ami, sort avec une fille. Il se rend
compte qu’il éprouve de la jalousie envers la fille alors que le couple s’embrasse devant lui. Il
pense que « ce n’est pas normal », mais un autre ami bisexuel lui dit que lui a déjà été
amoureux d’un ami. Julien se dit que ça doit être la même chose pour lui et se précipite à
dire à son meilleur ami qu’il l’aime. Si ça « le soulage », dans un premier temps, son ami
s’est « trouvé tout gêné de l’apprendre ». Lorsque Julien prend position sexuée dans la
rencontre, côté garçon comme côté fille, ça rate. Il se sent humilié et rabaissé. Alors qu’est-ce
qui soutient Julien dans le monde ?

Le skate

Julien rencontre le skate en admirant des jeunes pratiquer ce sport dans l’espace public. Très
vite il s’entraîne, demande conseil et réussit ses premières figures. Puis arrive le temps où il
fabrique sa première planche. Il découvre qu’il peut l’améliorer, la styliser et l’alléger. Le
skate devient alors un objet qu’il peut façonner à sa manière. Il n’hésite pas à aller vers
l’autre, et poser des questions. C’est un milieu qu’il trouve respectueux. Le skate est devenu

– 51 –
un refuge. Au-delà du skatepark, où il passe beaucoup de temps, parfois des journées entières
à peaufiner ses figures, il lit les magazines spécialisés et a acquis un certain savoir. Lorsqu’il
skate sous le regard des autres, il se sent valorisé, notamment lorsqu’on s’arrête pour
l’observer. C’est une pratique « où on peut être comme on veut avec qui on veut, c’est aussi
une sensation agréable dans le corps, une sensation de liberté », précise-t-il.

Depuis trois ans le skate s’est consolidé comme une passion qui lui permet de tisser un
nouveau lien social, dans un groupe de garçons. Il semble que par la pratique du skate Julien
vienne traiter quelque chose de ce corps avec lequel il n’est pas à l’aise. Est-ce une tentative
pour lui de venir loger sa différence ?

Transfert

Julien parle clairement, il a un vocabulaire riche et recherché pour un jeune de son âge. Il se
montre souvent sûr de lui dans son énoncé. La relation transférentielle est présente dès le
début, il ne rate qu’exceptionnellement sa séance. Lorsque cela se produit, il appelle pour
s’en expliquer. Un jour sa mère m’envoie un message pour me prévenir que Julien « veut
arrêter les séances et qu’il a accepté de venir une dernière fois pour m’en informer ». Je lui
réponds laconique : « C’est noté. » Le jour de cette séance, lorsque je viens le chercher en
salle d’attente, je l’appelle « Camelle » pour la première fois. Une fois en séance, il n’en dira
rien. Ce fût plutôt par ailleurs une séance très riche. La fois suivante, il me dit qu’il a
confectionné des porte-clés avec son copain et que, d’ailleurs, il en a un pour moi. J’accepte
son cadeau. Plus tard il m’apportera un arbre généalogique, qu’il a confectionné entre deux
séances, dans lequel il se range avec le symbole garçon et se prénomme Julien « Camelle ».

En ce début de traitement, nous pouvons commencer à repérer les premiers effets de


l’introduction d’un temps pour comprendre ainsi que la manière dont le signifiant
transgenre vient incarner le discours contemporain sous ce qui prend la forme ici d’un
phénomène de mode entre adolescents. Éric Zuliani souligne la question importante de
« comment des maîtres-mots comme genre ou transidentité conduisent une partie de la
jeunesse à prendre ce train trans lancé à grande vitesse et que rien ne semble freiner » (2). La
clinique d’un temps pour comprendre semble pouvoir s’installer ici progressivement par le
truchement du transfert, nous parions qu’elle peut être opérante pour permettre à Camelle
d’y voir plus clair.

1. Zuliani E., « Le train fou de la dysphonie de genre », Lacan Web Télévision, 17 avril 2021 & supra.
2. Ibid.

– 52 –
Être là, sans être là

Andrea Castillo Denis

Valérie a aujourd’hui cinquante ans. Victime d’inceste de la part de son grand-père maternel
entre ses six ans et ses quatorze ans, elle a gardé cette souffrance pour elle jusqu’à ce qu’elle
vienne m’en parler, il y a sept ans.
Tout d’abord, elle me dit qu’elle consulte suite à l’impossibilité de faire face dans son lieu de
travail à une situation dont les circonstances lui rappellent massivement l’accident où son
père est décédé, il y a plus d’une décennie ; elle n’a rien pu élaborer concernant ce décès.
Elle a des cauchemars, et pleure irrépressiblement dès qu’elle aborde ce sujet.
Mais très rapidement, elle me révèle le secret qu’elle gardait depuis son enfance. « Pourquoi
n’avez-vous rien dit ? », lui ai-je demandé. Très jeune, elle s’est fait la promesse de ne pas le
révéler car il fallait qu’elle « protège ses parents d’une telle vérité qui certainement les aurait
détruits ». À mesure que nos entretiens avançent, elle me pose de plus en plus la question de
savoir si elle doit dévoiler, ou pas, son secret à sa mère, tout en se répondant à elle-même
qu’elle ne souhaite pas « lui faire du mal ». À ce moment-là, mon intervention se limitait à
faire résonner le « ne pas lui faire du mal ».
Dès lors, se cacher, « être là sans être là » ou se sentir invisible, est devenu son mode de relation aux
autres, ainsi qu’une source de souffrance au sein de sa famille et de son travail.
Être aimée
À l’adolescence, elle a réussi à cacher les formes féminines de son corps avec des vêtements
amples et des kilos en trop. Jeune adulte, elle choisit comme fiancé un homme qui aime
s’habiller en femme pour faire l’amour. À la question : est-il homosexuel ? Il répond par la
négative. Elle l’épouse même si elle ne partage pas son plaisir du travestissement. Après
quinze ans de mariage, elle et ses enfants découvrent qu’il l’a trompée avec un autre homme.
Sur l’ordinateur familial, il avait enregistré des photos de lui habillé en femme avec un
homme qu’il avait rencontré sur un site de rencontres : « Je ne me sens pas trompée, parce
qu’il ne m’a pas été infidèle avec une autre femme », énonce-t-elle, rassurée d’être la seule
femme aimée.
À ce propos, elle reconnaît, non sans ambivalence, qu’elle occupait une place particulière
pour son grand-père : elle sentait qu’il l’aimait, les membres de la famille disaient qu’elle
était la petite fille préférée du grand-père.
Le trou noir
« J’ai tout pour être heureuse – m’explique-t-elle – un travail qui me plaît, une bonne
situation, un mari et des enfants, mais je suis très malheureuse à cause de ce qui m’est arrivé
dans mon enfance », me dit-elle assez fréquemment. Elle décrit avec beaucoup de tristesse

– 53 –
les conséquences que l’inceste a laissé dans sa vie, notamment concernant l’accès au savoir :
« J’ai l'impression de ne pas exister, ce qui m'est arrivé petite m'a plongée dans un trou noir.
J’ai l'impression de ne rien savoir, de ne rien avoir appris à l’école. » Cette impression de ne
pas savoir – ce qu’elle appelle le trou noir – est à lire comme une expérience de jouissance,
pour suivre Marie-Hélène Brousse (1). Ceci n’est pas sans lien avec le sentiment qu’elle a
d’être encore un enfant : grignoter, se ronger les ongles, se coiffer avec une queue de cheval
et être timide.
Après quatre ans d’analyse, Valérie décide de tout dire à sa mère. Celle-ci lui répond : « Je
m’en doutais. » Valérie est très étonnée de voir sa mère supporter si bien cet aveu. Non
seulement elle ne s’effondre pas, mais lui confesse qu’elle avait été avertie par un membre de
la famille des soupçons sur le comportement sexualisé du grand-père envers ses petites filles.
La mère de Valérie n’a rien voulu savoir.
Sa mère

Valérie a toujours ressenti beaucoup de compassion pour sa mère qui a eu une enfance très
difficile et a été mal aimée de sa propre mère. À la naissance de Valérie, sa mère a été
internée en clinique de repos car elle ne s’alimentait plus. De cet épisode elle ne sait pas
plus.
Elle, toute-mère

En revanche, tout le monde autour d’elle se rend compte que Valérie est une mère dévouée.
Ses enfants, son mari et même sa propre mère lui disent qu’elle devrait s’occuper plus d’elle-
même. À ceci elle ajoute : « je me suis oubliée depuis ce qui m’est arrivé étant petite » et « je
ne sais pas comment faire pour m’occuper de moi ».
« Vous aimez être une victime »

« Vous aimez être une victime » : telle est la formule choc que j’ai employée pour connoter
le mode de jouir dont elle se satisfait. Elle acquiesce. Ne rien dire de sa souffrance et être
l’objet de satisfaction de l’Autre est aussi quelque chose qui lui arrive à son travail. Elle
fait tout pour montrer à ses supérieurs hiérarchiques qu’elle fait bien son travail et qu’elle
« ne ferait de mal personne ». Par contre, elle guette au quotidien les failles chez ses
collègues. Néanmoins, là aussi, lorsqu’elle essaie de montrer son désaccord, on ne la croit
pas, on ne la voit pas.

Pour terminer, nous pouvons dire que quand le ne rien vouloir en savoir se conjugue avec le
bien-dire en analyse, cela donne une chance à un symptôme de se constituer.

1. Brousse M-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 16.

– 54 –
Memory

Dominique-Paul Rousseau

« Le symptôme est un Janus, il a deux faces,


une face de vérité et une face de réel. »
Jacques-Alain Miller, « Lire un symptôme »

Malo, huit ans. Consulte à la demande de l’école et de sa famille pour « instabilité, excitation
maniaque, beaucoup de pleurs et de cauchemars », selon les observations du pédopsychiatre.
« Il court partout, ne tient pas en place, à la maison, dans les supermarchés », se plaint sa
mère.
Il y a quatre ans, son père, archiviste, se suicide. Peu de temps après, sa mère se met en
couple avec une femme.
Je le reçois depuis sept mois. Les séances se déroulent toujours de la même manière : Malo
veut jouer au Memory. Chaque lettre de l’alphabet – en double – est imprimée sur une carte,
soit cinquante-deux cartes. Sur la table, toutes les cartes sont étalées face cachée et dans le
désordre. Le joueur retourne deux cartes à chaque coup. Si c’est la même lettre qui apparaît
sur les deux cartes en question, il les gagne et en retourne à nouveau deux. À ce jeu, Malo
fait preuve d’une mémoire hors du commun : un unique retournement de carte lui suffit
pour s’en souvenir et remporter la partie à tous les coups. Malo me dit : « Je ne comprends
pas. J’ai une mémoire de poisson rouge : j’oublie le lendemain, ce que j’ai fait la veille. Et là,
je me souviens de tout ! »
Ce phénomène d’hypermnésie qui se répète à chaque séance a une valeur de symptôme qui
peut s’interpréter. Il y a deux mois, vint l’interprétation : à la fin de la séance, sur la table, il
compose avec les cartes « MALO », son prénom, et « MAËL », celui de son père. Le
symptôme a le sens de se rapporter à l’archiviste au service de la mémoire que fut son père :
c’est vrai, mais est-ce réel ?
Hier, tandis que nous jouons au Memory, Malo, très agité, me dit : « Je suis tout le temps
stressé. J’ai peur de tout ! » Je l’invite à être plus précis. « J’ai peur de mourir. J’ai peur que
maman meurt… papy, mamy… tout le monde ! »
Constat récent du pédopsychiatre : « Accepte de mieux en mieux la frustration et les efforts
à faire pour progresser – il participe en classe. Amélioration du comportement à la maison
depuis la prise en charge avec X. »
Pour Malo, la mort de son père, en tant que suicidaire, échappe au sens : elle ne peut entrer
dans sa mémoire, c’est-à-dire être « chiffrée » par l’inconscient. Pour lui, ce suicide est un
impossible qui ne cesse pas de ne pas s’écrire : à défaut de le « chiffrer » par le sens, l’enfant tente
de le memoryser par la lettre hors sens.

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Cette mort insignificantisable du père l’est d’autant plus qu’elle a eu un effet réel
irréductible : le couple lesbien que forme désormais sa mère avec une autre femme.
Le suicide et la différence sexuelle sont deux réels qui ne se traitent pas par le sens. Malo n’a
donc pas « la possibilité […] de déchiffrer les coordonnées de la place qu’il occupe pour ses
parents [non seulement] comme “cause de leur désir” et [surtout dans son cas] comme
“déchet de leurs jouissances”(1) ». Il tente la lettre. Il a raison. J’y veille.

1. Miller J.-A., « Préface », in Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin/Le
Champ freudien, 2013, p. 11, cité par Roy D., « Parents exaspérés – enfants terribles », vers la 7e journée de
l’Institut psychanalytique de l’enfant, disponible ici.

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LE LIVRE POSTHUME DU GRAND ÉRUDIT

Sébastien Fumaroli, Jacques-Alain Miller, François Regnault

CONVERSATION
SUR MARC FUMAROLI
à l’occasion de la sortie de son livre posthume

22 mai 2021

Marc Fumaroli
Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix
Les Belles Lettres/De Fallois, 2021

Jacques-Alain Miller : Maintenant que je vous connais mieux, je vois sur votre visage des
airs de votre oncle, et notamment sa façon d’affirmer une négation en disant : « Ah là,
certainement pas ! »

Sébastien Fumaroli : Vous n’êtes pas le premier à remarquer cette ressemblance. Certains
m’ont même dit que je suis le « prolongement » de Marc. Il était central dans ma vie. Mais
je ne suis pas son prolongement. Je ressens l’honneur que vous me faites en m’invitant à une
conversation sur son livre, mais vous ne retrouverez malheureusement pas dans ce que je
vous dirai l’érudition, l’éloquence, le savoir et l’humour, la malice, l’ironie de Marc.

François Regnault : J’aime bien que vous disiez « l’humour, la malice, l’ironie », parce
que ce sont trois choses différentes, mais trois choses que je lui ai souvent vu pratiquer. Je
vous ai connu par lui parce que vous l’avez beaucoup accompagné au théâtre, quand il
venait voir des mises en scène de Brigitte Jaques-Wajeman au théâtre des Abbesses.

Sébastien Fumaroli : C’est lui qui m’a fait venir à Paris, au collège Stanislas, le collège de
Lacan, en classe de seconde. J’ai toujours eu l’impression qu’il veillait sur moi, même de
loin. Je me suis vraiment rapproché de son travail à partir du moment je suis entré au
Louvre, donc dans les dix dernières années de sa vie. Dans son parcours intellectuel, il y a eu
une conversion aux arts visuels. Il avait commencé par réhabiliter la rhétorique littéraire
qu’il a appliquée ensuite à la lecture des images, images religieuses et peinture classique. Son
livre L’École du silence est un livre clé à cet égard. Sa parution s’accompagne d’un autre
tournant : son intérêt nouveau pour les arts et la société du XVIIIe siècle. J’étais le témoin
de cette conversion à mesure que je faisais mon éducation en tant que son bras droit aux
Amis du Louvre, dont il a été le Président pendant vingt ans. Je m’occupe en effet des

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activités de cette très ancienne association fondée en 1898, qui est partie intégrante du
musée. C’est une structure privée de mécénat qui vient en appoint aider l’établissement
public. On y défend et promeut l’attachement du grand public aux collections du musée, on
mobilise les donateurs, on a une activité de fundraising pour l’acquisition d’œuvres d’art.
Dans le livre, Marc fait plusieurs fois référence à
des œuvres majeures du XVIII e siècle français qui sont
entrées au Louvre au cours des années de sa
Présidence comme les panneaux d’Oudry du château
de Voré qui sont une des pièces maîtresses des salles des
arts décoratifs du XVIIIe siècle français récemment
rénovées ou bien la fameuse statue de Jacques Saly,
« L’amour essayant une de ses flèches », qui avait été
offerte à Louis XV par Mme de Pompadour, et qui fut
acquise par les Amis du Louvre en 2016. Sa découverte
du goût rocaille a été soutenue par les opportunités
d’achat que nous avons eues pendant ces années. Et
puis surtout il a été commissaire avec Henri Loyrette et
Christophe Leribault qui dirige actuellement le Petit Palais, d’une exposition sur
« L’Antiquité rêvée » où, pour la première fois, il a eu la possibilité de réunir un ensemble
d’œuvres sur la problématique du passage du goût rocaille au goût néo-classique.
Marc avait commencé sa relation avec les musées à la fin des années 1980 par une
exposition sur Poussin. Il l’a achevé en englobant dans son Grand Siècle, le siècle de
Louis XV.

Du XVIIe au XVIIIe siècle


JAM : C’est le trajet même de son livre. La quatrième de couverture met en valeur une
phrase où il parle de son livre comme d’un « triptyque », avec, au centre, les deux siècles
français, et puis, d’un côté, les deux épopées, celle d’Homère, celle de Virgile, de l’autre
Tolstoï et Vassili Grossman. Mais la vérité est que ce livre retrace essentiellement le passage
du XVIIe au XVIIIe siècle. On voit Marc Fumaroli prendre ses distances avec l’âge classique,
et dire à la fin que la France n’a jamais été plus heureuse que pendant les vingt-cinq années
où le cardinal de Fleury était Premier ministre, et les premières années du règne personnel
de Louis XV. C’est cela qui pour moi donne son accent personnel au livre. J’aimerais que
vous nous parliez de la façon dont votre oncle l’a entrepris, alors qu’il se savait déjà malade.

Sébastien Fumaroli : En fait, le livre sur lequel il travaillait, c’était un livre sur Caylus en
son siècle. Il avait initié ce projet au milieu des années 1990 par son cours au Collège de
France. Il s’était affranchi très vite des limites de sa chaire de rhétorique consacrée au XVIe
et XVIIe siècle en s’intéressant à ce personnage entre deux mondes, à la fois réformateur du
goût sous Louis XV, mais étroitement lié par son milieu familial au Grand Siècle et au

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jansénisme, puisque sa mère était la nièce de Mme de Maintenon, et que lui-même a été
soldat à Malplaquet. Il y a chez Caylus un attachement profond à l’idéal moral du XVII e
siècle, tout en étant un agent de la rénovation des arts au XVIII e siècle. D’une certaine
manière, je pense que, bien évidemment,…

JAM : … votre oncle se reconnaissait en lui.

Sébastien Fumaroli : C’est à bien des égards son double. Pour reprendre le fil de votre
question, quand il a commencé à travailler sur ce sujet, il a amassé une énorme
documentation. Le comte de Caylus est un personnage singulier qui est peu connu du grand
public parce que le grand personnage européen du retour à l’antique au XVIIIe siècle, c’est
l’allemand Winckelman. Celui-ci a donné au néoclassicisme sa facette sublime, froide, une
facette qui selon Marc dévoie le caractère particulier que Paris a pu apporter à ce retour à
l’antique, qui est un retour à tous les sens. En s’intéressant à Caylus, la volonté de Marc était
de réhabiliter un grand Européen qui avait une conception du néoclassicisme très différente
de celle de Winckelman. Seulement, ce livre, il n’a pas pu le conduire à son terme. L’énorme
documentation qu’il avait amassée a été léguée à la Voltaire Foundation, afin que ce projet
puisse être poursuivi par quelqu’un d’autre.
Mais, ô miracle, un colloque a été organisé pour ses 80 ans sur « Les arts de la paix
dans une Europe en guerre ». C’était un nouveau point de vue qui l’a amené à s’intéresser
aux guerres de Louis XIV et au siècle pacifique de Louis XV qui se retourne en Terreur. La
relecture de Tolstoï, la relecture d’Homère, il les a faites alors qu’il se savait malade. Dans ce
livre, il a réussi à attraper son sujet Caylus et à le placer comme un œil intérieur dans la vie
du XVIIIe siècle. C’est un tour de force ! Et puis il y a la lumière de Fénelon qui se reflète
entre deux siècles et qui tisse un texte entre poésie et histoire….

JAM : Il y a des pages et des pages où votre oncle raconte avec délice la vie de Télémaque.
Or, ces pages de Fénelon ne présentent aucune difficulté de compréhension, donc il n’a pas
à les interpréter. On voit qu’il jouit simplement de raconter les Aventures de Télémaque parce
qu’elles font vibrer chez lui une corde très profonde. En exergue du livre, il a mis une phrase
de Fénelon qui me semble refléter – vous me le direz – sa croyance à lui, Marc Fumaroli :
« Le fils d’Ulysse reconnaissait que la vraie grandeur n’est que dans la modération, la justice,
la modestie et l’humanité. »

Sébastien Fumaroli : Juste avant de venir, je me suis dit : Bon, il faut que je revoie un peu
certains chapitres. Il y a le sujet du rapport à l’antique. Il y a différentes façons d’avoir un
rapport à l’antique. Ce peut être un outil de propagande. Mais pour Marc, dans son parti-
pris des choses, si je puis dire, qui était le parti-pris de la tradition des humanités, le retour à

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l’antique, c’est la possibilité du merveilleux et de la bonté humaine, ce n’est pas un système
utopique froid, idéal, déshumanisant. La phrase que vous citez représente tout à fait le ton
presque bon enfant de la promenade que constitue ce livre. Qu’en pensez-vous ?

François Regnault : Winckelman, citons toujours : « Noble simplicité, grandeur sereine »,


c’est sa définition de la beauté . Vous avez parlé tout à l’heure du retour aux sens, et vous
entendez par là évidemment les cinq sens. Ce n’est pas un retour aux significations, c’est le
retour aux cinq sens. Il y a aussi ce savoir-vivre qu’on a toujours connu chez Marc Fumaroli,
qui procurait les plus grands plaisirs à son lecteur : par exemple son La Fontaine. Je pense
aussi à un très joli ouvrage qu’il avait fait sur les Contes de Perrault, contenant une recherche
très érudite, avec l’idée que ces Contes étaient aussi pour la jeunesse tout l’apprentissage
d’une façon de vivre, et non pas seulement des contes fantastiques. Aussi bien ses amis ou
des gens qui le connaissaient se le représentaient toujours entouré d’un groupe d’amis
fidèles. Tu as lu, Jacques-Alain, Paris-New York et retour : le concept principal, c’est l’otium, le
loisir, c’est avoir son temps, se retrouver entre amis, converser, etc., tout sauf ce qui est
tendu, conflictuel. Je me rappelle très bien la cérémonie de la remise de son épée, avant qu’il
n’entre à l’Académie. Il décrivait son épée, les symboles qui la sertissaient, et c’était une joie
délicieuse partagée lors de cette séance, où il y avait un monde fou, et où on reconnaissait
toutes sortes de groupes extraordinairement différents. C’était au Sénat, si je me souviens.
J’ai eu la même impression quand, un jour, je l’ai vu à Genève où il était entre autres venu
voir L’illusion comique de Corneille, mise en scène par Brigitte Jaques-Wajeman, et où il a été
reçu à bras ouverts par d’éminents collectionneurs, et la Fondation Bodmer…

JAM : Avec Charles Méla ?

François Regnault : Oui, bien sûr. Et à chaque fois on avait le sentiment qu’un certain
bonheur était possible. On conçoit très bien alors son « passage au XVIIIe siècle ». Dans Lire
les arts, qui est son dernier grand livre avant celui-ci, il y a déjà ce passage au XVIII e siècle,
avec un éloge de Boucher, Fragonard, Watteau, et la référence à Caylus.

Sébastien Fumaroli : Je voulais revenir à cette idée d’otium dont vous parliez, de loisir
studieux qui est une des problématiques du livre. Caylus est effectivement un ancien soldat
qui se convertit aux arts de la paix, et qui considère que par les arts il va trouver une
guérison à son spleen. Là, il y a toute une réflexion sur l’ennui pascalien au XVIII e siècle qui
travaille l’élite française. Mais c’est surtout qu’il va réussir à trouver un sens à sa vie dans un
siècle de paix. Le retour à l’antique qui a été promu pour renforcer l’autorité de la
monarchie, le règne de Louis XV qui avait commencé par le rocaille, Caylus l’a défendu par

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civisme, pour sauver la monarchie. Or la culture humaniste a divergé et ce retour à l’antique
s’est retourné contre le modèle classique, en une conception peut-être winckelmanienne et
en tout cas spartiate, en une idéologie de levée de masse, qui prépare en fait les guerres
modernes et qui est une négation de la tradition humaniste.
Il est amusant de voir tous les paradoxes qui pimentent l’écriture, la pensée, les vues
de Marc. On ne sait jamais si on est d’un côté ou de l’autre, il y a cette notion d’instabilité
des choses. Caylus lui-même est paradoxal. D’une certaine manière, il a aussi été de part son
engagement pour le retour à l’antique, parce qu’il a été mal compris, un agent de la grande
catastrophe, celle qui s’est retourné contre un régime, le règne de Louis XV, qui était promis
à une modernisation à l’anglaise qui aurait complètement ouvert le sens de l’histoire de
l’Europe au XIXe siècle. Donc, le loisir studieux, c’est le projet qu’on proposait à l’ancienne
noblesse d’épée pour accompagner une réforme libérale de la monarchie. Vous l’avez lu
comme ça ?

François Regnault : Il présente un Louis XV très différent de ce Louis XIV qui aliène la
noblesse à Versailles en l’habillant avec des perruques pour la forcer à suivre partout le roi.
Avec Louis XV, on a tout le contraire. N’importe quel touriste qui visite Versailles voit la
différence qu’il y a entre la Galerie des Glaces et les Petits Appartements. Il y a, à cet égard,
chez Fumaroli, une connaissance, un savoir de ce que sont les meubles, les ustensiles, les
objets, les bibelots, les médailles, etc., qui va bien au-delà de la peinture, de la sculpture et de
la littérature.

Sébastien Fumaroli : C’est en effet un livre sur l’opposition entre le XVII e et le XVIIIe
siècle, sur l’opposition du rapport aux arts au XVII e et au XVIII e siècle. On parle toujours
du mécénat de Louis XIV. Mais il y a quand même eu un siècle de guerre en Europe. Ces
guerres ont été légitimée par le soft power du roi, par l’instrumentalisation des arts pour une
politique de rayonnement qui s’éloigne en fait des humanités. La grâce du XVIII e siècle,
c’est qu’à travers notamment le travail d’un Caylus, le retour à l’antique était aussi un retour
à l’humanité. Les arts encourageaient à une diffusion de cette humanité dans un siècle de
paix, qui prépare en quelque sorte la vie moderne civilisée.

– 61 –
Fumaroli et les structuralistes
JAM : Il y a une pointe de Marc Fumaroli à l’endroit des structuralistes.

Sébastien Fumaroli : Il n’y en a qu’une. C’est même une griffe.

JAM : Peut-être peut-on la relire. Page 19, il ne se cache pas de « ma propre antipathie
envers des étoiles intellectuelles apparues dans les amphis en 1960 dans le sillage de Sartre
qu’elles supplantèrent. Autant de “terroristes” comme disait Paulhan, retranchés dans leur
jargon, portés en triomphe outre-Atlantique dans les élégantes universités américaines et
acclamés en Mai 68 par la “révolution” des étudiants, ces privilégiés de France et de
Navarre. » Première citation.

Sébastien Fumaroli : C’est un tour de chauffe, là. C’est le début.

JAM : Oui. Page 26 : « Nous avions résisté aux dingueries soixante-huitardes qui associèrent
à un nihilisme et un anarchisme juvéniles les vagues successives de léninisme, de trotskisme
et de maoïsme littéraires pour ne rien dire de Freud revu et corrigé par Lacan, ni de
Heidegger, lequel, après avoir été exalté par Jean-Paul Sartre, Henri Birault et Jean Beaufret,
se trouva renié par la “déconstruction” selon Jacques Derrida, et le “postmodernisme” selon
Jean-François Lyotard, autant de pédantesques exercices de la “pensée conceptuelle”
parisienne. »

Sébastien Fumaroli : Là, c’est vous qui devez parler. Comment vous interprétez ça ?

JAM : Je trouve ça très justifié de son point de vue, vu son goût. Sollers s’est forcé tout un
temps à se mettre au pas de ce style, alors que son style naturel relève de la tradition du
XVIIIe.

François Regnault : Fumaroli aurait rêvé que Sollers vînt à l’Académie française. Il m’a
laissé entendre que c’est Sollers qui ne voulait pas.

Sébastien Fumaroli : Mais comment interprétez-vous le rejet de cette école par Marc ?
Vous devez quand même distinguer dans l’époque un certain folklore et des choses de haute
culture.

JAM : Écoutez, je n’ai rencontré Marc Fumaroli qu’une fois dans ma vie, à l’occasion d’une
Journée sur l’Europe où le ministère de la Culture avait convié deux ou trois cents
personnes. On s’est croisé par hasard. Il m’a témoigné qu’il était dans la salle du Séminaire

– 62 –
en janvier 1964, quand je me suis levé en tant qu’élève de l’École normale pour indiquer à
Lacan que nous allions l’écouter, non pas comme un gourou, mais comme un théoricien, et
que j’ai commencé à le questionner d’une façon pressante, comme cela n’avait pas été fait
jusqu’alors. Et Fumaroli se rappelait l’émotion qui avait saisi la salle à ce moment-là. Il m’en
a parlé très gentiment, sans aucune trace d’antipathie. Ce qui est peut-être plus étonnant,
c’est à quel point nous avons de la sympathie pour lui, François et moi, et de l’admiration
pour son œuvre, alors que nous avons eu les rapports les plus amicaux avec Foucault, avec
Roland Barthes.

Sébastien Fumaroli : Lui-même a été proche de Roland Barthes. Il lui a succédé au


Collège de France, et il a été ami avec lui.

JAM : Et il lui a pris Antoine Compagnon, qui fut à un moment le leader des jeunes
barthésiens.

Sébastien Fumaroli : Oui, tout ça est quand même un peu plus compliqué qu’un simple
coup de griffe.

JAM : Mais enfin, quand il parle de « pédantesques exercices », cela me paraît pas mal
décrire un certain nombre de choses écrites à l’époque. Il suffit de lire le livre d’Éric Marty
sur Le sexe des Modernes pour voir qu’il y a toute une part de l’écriture de ces « Modernes »
qui a basculé en effet vers le pédantesque.
Si vous voulez mon avis, je crois que cette antipathie est avant tout politique. Si on
met Lacan à part, ce qui fait l’esprit de l’époque, depuis Jean-Paul Sartre jusqu’à Foucault et
Derrida, c’est ceci : ce sont des penseurs qui se veulent du côté des damnés de la terre. Ils
valorisent l’opprimé, le colonisé, le hors-norme, le hors-la-loi, le marginal. En revanche,
Marc Fumaroli est du côté des dominants, à condition qu’ils soient bien élevés. Non pas les
industriels ou les richards, les Valenod, pour citer Le Rouge et le Noir. Ce qui correspond le
mieux à sa sensibilité, comme à celle de Stendhal d’ailleurs, ce sont les aristocrates un peu
décatis, qui gardent encore quelque chose de leur splendeur, mais qui n’ont plus vraiment le
pouvoir de faire du mal, et qui se sentent si bons et si généreux.
Fumaroli explique que Tolstoï, c’est comme Homère : il met en scène des aristocrates.
La mort du prince André est comme la mort d’Hector. Avant l’écriture de Guerre et Paix
comme après, Fumaroli souligne que Tolstoï célèbre les officiers russes qui reconnaissent à
leurs adversaires de grandes qualités de courage et le sens de l’honneur. C’est ainsi qu’il dit,
page 94 : « L’honneur dont les aristocraties, vengées par le duel d’homme à homme et non
par la guerre de peuple à peuple, exige de courir le risque glorieux de finir jeune, en pleine
santé, sans avoir eu à s’humilier devant la vieillesse et la mort. Rien de plus absurde aux
yeux du bourgeois et du prolétaire moderne que ce dédain de la vie et de la science de la
santé qui la prolongent. »

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Voilà : c’est une morale héroïque qui unit dans le même mépris le bourgeois et le
prolétaire moderne. Fumaroli se reconnaît dans le culte de l’honneur des aristocraties, ou
dans les grandes bourgeoisies d’État, comme on le voit à la fin de L’âge de l’éloquence, quand
tous ces parlementaires et avocats sont par lui célébrés comme des âmes d’élite. Et c’est là
qu’il trouve la douceur, la générosité, la tendresse, le culte de l’amitié.
C’est ce qui est le plus surprenant chez lui, et le plus attirant : la rédemption des bons
sentiments. Depuis Gide, on est habitué à penser qu’avec les bons sentiments, on ne fait rien
de bien. Le point de vue de Marc Fumaroli est exactement contraire : avec de bons
sentiments, on a la vie bonne, et on fait de la très bonne érudition.

Sébastien Fumaroli : Alors là, ça se corse ! Aidez-moi un peu.

François Regnault : La dernière fois que je l’ai vu, il m’a laissé entendre, dans le cours
d’une incise, qu’il était toujours souhaitable que les aristocrates généreux sauvent la
monarchie en préservant les monarques de leurs penchants autoritaires, pour éduquer aussi
les gens de bien et proscrire la canaille. J’ai aussi eu le sentiment en lisant Paris-New York et
retour que, selon lui, le vrai otium est pratiqué à New York en un temps où il ne l’est plus du
tout à Paris.

Sébastien Fumaroli : Sur votre interprétation des damnés, des dominants, des dominés :
je pense que l’antipathie que ressentait Marc à l’égard de ces intellectuels structuralistes ne
visait pas du tout les catégories sociales en elle-même qu’ils prétendaient défendre mais
plutôt le partis-pris conceptuel et idéologique de ces maîtres à penser et son climat
asphyxiant pour la pensée française. Sur la question de l’élite, vous m’amenez sur un terrain
où je ne suis pas certain de pouvoir vous répondre. Je dirais simplement qu’à l’enterrement
de Marc, le père Armogathe a fait un sermon normalien qui a vraiment…

François Regnault : J’y suis allé avec Brigitte, et nous nous sommes revus à Saint-
Germain-des-Prés.

Sébastien Fumaroli : … qui a saisi d’effroi la foule, puisqu’il a parlé de l’humilité de


Marc. Pareil, ce que vous dites sur la marginalité. Marc, d’une certaine manière, a été un
marginal. Il avait une très grande liberté d’esprit.

JAM : Enfin, il n’était pas fasciné comme Sartre ou Foucault par le vagabond, le vaurien.

Sébastien Fumaroli : Figurez-vous qu’il avait un projet d’exposition de photographies sur,


justement, les SDF. Il allait les voir le soir accompagné d’un ami, pour les prendre en

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photographie. Il se reconnaissait aussi dans le vagabond de Paris...Il avait du cœur. Je pense
que là, je n’aurais peut-être pas les capacités d’engager querelle avec vous.

JAM : Je ne crois pas qu’il aurait célébré une société de vagabonds comme il a célébré les
parlementaires de Paris au XVIIe siècle.

Une généalogie de l’Europe contemporaine


Sébastien Fumaroli : Non, bien sûr. De toute façon, la question de l’élite se pose d’ailleurs
aujourd’hui. On va vers une société à la fois ploutocratique et populiste. Le livre de Marc, au
contraire, d’un point de vue politique, dit : « Réveillez-vous. On va vers un retour au
nationalisme par une méconnaissance de l’histoire de l’Europe, de ses institutions, et donc de
ses élites. » On est quand même dans une société qui promeut certaines élites, et ce ne sont
pas forcément sur elles qu’on pourra s’appuyer pour éduquer le public. Il y a dans ce livre
toute une histoire de l’aristocratie au XVIIIe siècle, et une description de son rôle en tant
qu’élite et on voit une partie de l’aristocratie qui s’égare, à la fois libertine et guerrière, et qui
est en partie coupable et complice du mouvement révolutionnaire. Donc, c’est une
aristocratie irresponsable qui ne se rend pas compte qu’elle est en train de scier la branche
sur laquelle elle est assise et déshonorer la mission qui était la sienne de réformer le pays.

JAM : Il donne un raccourci saisissant de l’histoire page 97 : « (…) sitôt que les monarchies
post-médiévales ont commencé à domestiquer leurs Grands et à déblayer le terrain, sans
qu’elles s’en doutent, pour l’avènement en Europe du régime démocratique moderne,
maintenant post-moderne. » Il dit : le régime démocratique contemporain a été préparé par
la lutte du pouvoir royal contre l’aristocratie indépendante, celle qui fit la Fronde. « Ce
régime qui se veut mondialisé est du même mouvement individualisé et individualisant,
niveleur dans les mœurs, étriqué et commercial dans les arts, égaré par des droits et une
liberté dépourvus de limites et d’exercices. L’Iliade, épopée guerrière de princes toréros grecs
et troyens – ce « toréros » est charmant et si exact – a un rapport fondamental au temps
historique, alors même qu’elle n’a cessé de lui échapper. C’est qu’elle est restée dans le temps
long des aristocraties l’Idée où l’étoile de ce régime, dans sa perfection originaire semi-
divine. » C’est très beau : il fait de l’Iliade le maître étalon de ce qui est vraiment la
civilisation et la culture, et qu’on n’a pas cessé de démanteler pour en arriver à la société
moderne, aussi nivelée que son État est niveleur. Et donc, il y a une déploration de ce déclin,
de cette chute constante de la véritable qualité humaine que méconnaissent spécialement
bourgeois et prolétaires d’aujourd’hui. Il n’y a pas trace chez lui de ce culte de la classe
ouvrière qu’il y a longtemps eu à gauche. Pour lui, le prolétaire comme le bourgeois est un
utilitariste qui méconnaît les vraies valeurs. Le héros, c’est l’aristo. L’« égalité », avec des
guillemets, c’est, dit-il, « un principe contre-nature », page 431.

– 65 –
Sébastien Fumaroli : Quand on dit « bourgeois, prolétaire », on se situe encore dans une
certaine typologie marxiste. Cette élite aristocratique est proposée en fait à tout le monde.
Pour moi, la notion d’aristocratie aujourd’hui est plutôt le contre-pouvoir. C’est la capacité
d’avoir une indépendance d’esprit. Le centre du livre, c’est justement le retour aux
humanités qui permet d’avoir une certaine distance par rapport à la vérité d’État, une
certaine liberté personnelle. C’est en ça qu’il en appelle à une élite, mais une élite populaire,
une élite très Troisième République.

JAM : Je veux bien croire qu’elle est très Troisième République. D’ailleurs, Antoine
Compagnon est très Troisième République. Du moins sa sympathie perce dans son ouvrage
si intéressant sur La Troisième République des Lettres.

François Regnault : Mais dans Paris-New York et retour, on voit qu’il sait presque gré à la
Révolution française d’avoir conservé l’enseignement et le système des Beaux-Arts, qui a été
sacrifié à la suite de 68, par Malraux en particulier, qui est pour lui l’ennemi public numéro
un. Il ne faut pas oublier que Malraux a eu aussi contre lui Jean-Louis Barrault, Jean Vilar,
Maurice Béjart et Pierre Boulez, c’est beaucoup. Fumaroli pense qu’il y a une grande
continuité qui traverse malgré elle la Révolution française, et qui s’arrête tout d’un coup
avec la sottise de l’art contemporain – non pas de l’art moderne, mais de l’art contemporain. D’où
une dialectique compliquée dans l’ouvrage, car New York apparaît à certains moments
comme le vrai lieu de l’otium, comme l’endroit où il y a de grands artistes : finalement, Andy
Warhol ce n’est pas mal, de même Duchamp, Bacon…

Sébastien Fumaroli : Je pense que tout cet immense voyage dans les arts, dans les siècles,
dans les livres, reste quand même attaché à la période contemporaine. Il évoque par
exemple le système américain trumpien où l’argent d’une élite cynique sert à produire une
culture qui asservit le plus grand nombre et qui lui permet d’augmenter son capital. Donc ce
système-là, effectivement, l’Europe peut être tentée d’y succomber mais a vocation à lui
échapper par une autorité morale indépendante. L’Amérique de Trump a promu l’identité
nationale tout en développant un utilitarisme cynique, sans bornes. Dans la situation
européenne actuelle, le retour au nationalisme est une vision extrêmement étriquée de ce qui
fait l’identité européenne. Marc défend l’identité européenne comme indissociablement liée
à une forme de cosmopolitisme et de circulation internationale des choses. Il a des positions
très identitaires au sens où il est attaché aux caractères nationaux, mais qui n’existent
vraiment qu’en dialogue avec une autre réalité politique, celle constituée par l’internationale
de la République des lettres et des arts, garante de la tradition humaniste et qui est depuis la
Renaissance la jurisprudence morale de ce qu’on appelle depuis 1945 l’Union européenne.
Cette espèce d’équilibre me semble un point de vue sain pour l’Europe.

– 66 –
François Regnault : On trouve chez Baudelaire exactement la même complexité : la
haine du bourgeois, et en même temps la méfiance à l’égard de la photographie. Dans Paris-
New York, que je cite beaucoup parce que c’est un livre de lui qui m’a énormément frappé,
Fumaroli trouve dans toutes sortes de textes de Baudelaire une haine du monde moderne,
mais en même temps un sens de la vraie modernité, qui le rend originalement
contradictoire. Je pense qu’on trouve des apories analogues, des contradictions semblables,
ou les mêmes paradoxes chez Baudelaire et chez Fumaroli. Ces traits qui rendent Baudelaire
irrécupérable et constamment génial.

Sébastien Fumaroli : Marc partageait le point de vue de Baudelaire sur la photographie.


Il n’empêche qu’il adorait la photographie, et il était aussi photographe.

François Regnault : Vous citez souvent son passage à l’image. C’est un problème
considérable pour quelqu’un dont on peut penser qu’au début, c’était pour lui le principe
horatien de l’ut pictura poesis qui comptait. L’image est chez lui dans la dépendance de la
poésie. Son adhésion à l’image est la même que celle de Baudelaire à la peinture moderne,
avec cette méfiance à l’égard de la photographie.

Sébastien Fumaroli : Par rapport à ce que vous disiez, Jacques-Alain Miller, l’aristocrate,
c’est aussi la grandeur d’âme. C’est une sorte de fiction qui est un exercice personnel pour
respirer plus largement. Cela ne correspond pas à un statut social, à une typologie existante.
C’est une aristocratie de cœur. Vous citiez ce qu’il dit d’Homère, mais voudrait-il que
l’aristocratie guerrière d’Homère existe aujourd’hui ? Je ne le pense pas. C’est un exercice de
distanciation libératoire. Voilà comment je peux vous répondre en ayant un peu réfléchi
après avoir reçu le choc de votre proposition.
D’ailleurs, il y a dans ce livre tout un jeu. Vous dites qu’il fait un commentaire de
lecture de Télémaque, et…

JAM : Non, il ne fait pas un commentaire. Il raconte Télémaque.

Sébastien Fumaroli : Quand il raconte Télémaque, il raconte le siècle de Louis XV, et on


ne sait plus si on ne serait pas dans le siècle de Louis XV, avec le cardinal de Fleury…

JAM : … on ne sait plus si Fumaroli ne serait pas Fénelon par hasard.

Sébastien Fumaroli : Oui, il y a une espèce de magie. Je trouve que c’est très réussi.

JAM : Je vais vous dire : il est quand même invraisemblable que sur des dizaines de pages
Fumaroli raconte les aventures de Télémaque, sans aucun décalage avec le texte lui-même.
C’est un exercice surréaliste, ou plutôt borgésien.

– 67 –
Sébastien Fumaroli : Oui, comme vous dites, je pense que c’est un très grand plaisir qu’il
s’est offert, mais je trouve que, dans cette espèce de construction circulaire – parce qu’il y a
effectivement des répétitions, des retours en arrière –…

JAM : J’adore la façon dont c’est composé. Pour moi, c’est une découverte et c’est une leçon.
Ce sont des petits chapitres qui ne sont pas numérotés, qui s’emboîtent les uns dans les
autres, on passe très facilement de l’un à l’autre. À un moment, on se demande comment on
est parvenu à tel endroit, on ne peut reconstituer son chemin. Ça dégage un charme
absolument extraordinaire.

Sébastien Fumaroli : Le préfacier trouve que c’est un livre océanique.

JAM : Et en même temps extrêmement réduit. Il évoque d’un côté l’Iliade, œuvre juvénile,
l’Odyssée, œuvre de la vieillesse, et l’Énéide. Ensuite, le XVII e guerrier de Louis XIV et la
France pacifique de Louis XV. Enfin, de très courtes notations sur Tolstoï et une seule sur
Vassili Grossman. Or, avec ça, on a comme un microcosme reflétant le macrocosme, à savoir
toute l’histoire de l’Europe depuis l’Antiquité grecque.

Sébastien Fumaroli : C’est magnifique, ce que vous dites.

JAM : Il y a des aperçus qui nous font voir des connexions inexploitées, comme celui de
Raymond Aaron disant : « Les guerres de la Révolution et de l’Empire préparent les deux
grandes guerres mondiales du XXe siècle. » Là, on embrasse déjà beaucoup de temps. Il y a
l’idée que, si on est si mal aujourd’hui dans la civilisation, c’est parce qu’on a pris un
mauvais embranchement au XVIIIe siècle, et qu’au lieu de rester sagement du côté des
physiocrates qui favorisaient l’agriculture, on a parié plutôt sur l’industrie et la compétition
avec l’Angleterre, ce qui a amené toutes les catastrophes subséquentes. Je ne l’invente pas,
c’est un passage qui a des traits de fiction, qui pourrait ouvrir à une dystopie. Il se
recommande de Vattimo pour le dire, l’heideggérien catholique. Page 277 : « Aujourd’hui, il
est beaucoup question d’écologie, mais trop peu de la physiocratie française du XVIII e
siècle, méfiante envers l’industrie et le commerce, faisant de l’agriculture la vraie source de
richesse et ajustant les pouvoirs politiques, le pouvoir judiciaire et l’impôt sur le droit
naturel. » L’erreur, c’est d’avoir abandonné le droit naturel. Vous voyez ce que ça veut dire ?
Vous pouvez imaginer ? C’est la nostalgie du Moyen-Âge.

François Regnault : Ce n’est pas hégélien !

JAM : « Cette école française d’économistes exerça une forte influence en Europe, elle
inspira l’école écossaise dont les chefs de file, Adam Smith et David Ricardo, prirent
néanmoins une tout autre voie, célébrant les vertus de l’industrie et du libre commerce

– 68 –
maritime. Ce fut cette version “libérale” qui l’emporta et servit de point de départ à la
critique du capital de Karl Marx. Erreur d’aiguillage qui a conduit au dérèglement des
climats, à la désertification d’une planète surpeuplée et à un nihilisme politique,
philosophique et religieux généralisé. Lire Gianni Vattimo. » Pour moi, c’est le cœur battant
de la politique de Marc Fumaroli : une politique foncièrement catholique, foncièrement
vaticanesque, déplorant que quelque part, à un moment, le mouvement de la civilisation ait
outrepassé les limites du droit naturel, et une fois passées ces limites, il n’y a plus de bornes.

François Regnault : Est-ce que c’est faux ?

JAM : C’est tout à fait juste ! Le seul problème, c’est que c’est ainsi, comme disait Hegel
devant les montagnes.

Sébastien Fumaroli : Les phrases que vous citez, vous dites que c’est de la fiction, mais
c’est un engagement politique que je trouve magnifique. Vous parliez de microcosme et de
macrocosme, parce que c’est là où il se rachète, c’est là où on a, au-delà du penseur, presque
un poète, ou en tout cas un très grand écrivain, dans ce tissage entre la fiction et la réalité,
dans cette croyance qui est l’une de ses convictions littéraires, que la fiction, le sentiment
peut être plus vrai que la réalité.

JAM : Que le concept.

Sébastien Fumaroli : Et ça, c’est sa défense de la littérature contre la politique,


Chateaubriand contre Napoléon. Bien évidemment c’est David et Goliath. Mais finalement,
la littérature, les arts agissent par d’autres voies et ont une influence sur les choses. Dans
cette histoire du XVIII e siècle littéraire et artistique, il y a une lumière qui rejoint ce qu’il
décrit chez Fénelon dans la sensibilité au cœur, une espèce d’état de grâce. D’ailleurs, il dit
au début de son livre : « J’ai acquis la conviction que le XVIII e siècle a en effet été un siècle
heureux, une parenthèse heureuse de l’histoire de France. » Ça peut paraître béat de dire ça,
mais pour le coup il y croit. C’est comme si ces romans d’enfance qu’il lisait dans la
bibliothèque de sa mère se révèlent être la vérité, la chose à laquelle on doit se fier avant
toutes choses comme guide dans la vie.

JAM : Pour une raison purement personnelle, mais que je vais vous dire, ça m’a touché qu’il
fasse cette place au cardinal de Fleury, et à la France du cardinal de Fleury comme une
France pacifique et heureuse. Vous savez que parmi les fantaisies du Dr Lacan, il y a eu celle
de dissoudre son École en 1980. Cela a fait grand bruit à l’époque, ça a ouvert une période
de déchirement parmi les psychanalystes, et j’ai entrepris avec des amis de reconstruire
quelque chose qui est aujourd’hui l’École de la Cause freudienne. Cette École avait un
Conseil qui se réunissait toutes les semaines, puisqu’il fallait vraiment veiller au grain, et on

– 69 –
le faisait dans l’appartement de Gennie et Paul Lemoine, rue Saint-Paul, qui était un ancien
hôtel noble. Eh bien, ce Conseil siégeait sous le portrait du cardinal de Fleury. Le cardinal
de Fleury a présidé aux premières années de l’École de la Cause freudienne. Je me suis dit
en lisant ce livre qu’il y avait là une conjonction heureuse.

François Regnault : Marc Fumaroli me disait un jour : « Monsieur de Malesherbes, au


XVIIIe siècle se disait au fond : Évidemment, il y a des querelles, il y a des philosophes qui
veulent ceci, qui veulent cela, c’est tendu. Est-ce qu’il faut les censurer ? Non. Un petit peu
de temps en temps, pour montrer quand même qu’on est là, mais pas plus que ça. » Avec
l’intelligence de celui qui a défendu Louis XVI, sachant ce que c’était que le XVIII e siècle et
sachant très bien qu’il ne fallait pas être trop autoritaire, l’Encyclopédie, Voltaire, etc. Il me
semble qu’il y avait une assez grande affection pour les idées de Voltaire chez Marc
Fumaroli, plus que celles de Rousseau en tout cas.

JAM : Oui. En même temps, il trouve Voltaire trop sec et Rousseau trop humide.

François Regnault : Il y a une phrase – vous interpréterez cela comme vous voudrez – qui
m’avait frappé dans Les aventures de Télémaque, c’est : « Je me fis aimer de tous les bergers du
désert. »

Sébastien Fumaroli : On est dans un monde d’abbés, de cardinaux et d’évêque, il n’y a


que des homme d’Eglise au cœur de l’Etat. Vous avez lu le chapitre sur le Petit Concile, cette
école de réforme, cette université du savoir qui est à l’Élysée en quelque sorte, et qui est
composé uniquement d’abbés. Il a été créé par Bossuet, et Fénelon en émerge en dissident
parce qu’il croit à une forme de mysticisme qui n’est pas acceptable par le pouvoir. Là, ce
que j’ai découvert, c’est ce lien entre la religion et la politique. Il s’agit de toucher le cœur du
roi, soit par les dames, soit par les abbés. Et ça a une influence sur les positions de politique
étrangère de la France. La question du sentiment religieux est au centre du pouvoir. Puis,
comme l’explique Marc, le sentiment religieux s’est transformé, laïcisé, en goût. Les
querelles religieuses qui avaient eu lieu au XVII e pour influencer la politique royale, se
poursuivent au XVIII e, mais à travers la politique des arts, et donc à travers l’histoire du
goût. C’était par l’histoire du goût, en essayant d’inculquer un goût au souverain, qu’on lui
permettait de développer son humanité. De même le sentiment religieux avait pour but de
développer le sentiment d’humanité du monarque, sa bonté. Il croit à la bonté humaine,
Marc, contre le cynisme ambiant.

JAM : Il croit au péché originel aussi.

Sébastien Fumaroli : Oui.

– 70 –
Rhétorique et rhétorique
François Regnault : C’est la moindre des choses. Fénelon veut éviter à son élève de faire
des guerres, le convaincre que la guerre est une mauvaise chose. Ce qui distinguait la figure
de Fumaroli dans l’université française par rapport à tous les professeurs de lettres, qui sont
toujours pour les jansénistes contre les jésuites, c’est que lui a toujours été pour Corneille et
les jésuites, contre les jansénistes.

JAM : Parce que les jansénistes préparent par des voies secrètes la Révolution française. Ce
fut la thèse des contre-révolutionnaires, mais elle a été abondamment démontrée par des
travaux récents, ceux de Van Kley et par De la cause de Dieu à la cause de la Nation, de Catherine
Maire en particulier.

François Regnault : On retrouve là le goût de Fumaroli pour la rhétorique, c’est-à-dire les


jésuites.

JAM : C’est un choix ultramontain.

François Regnault : Tout à fait.

JAM : Il est ultramontain et bruxellois, si je puis dire, européen et atlantiste. Il veut une
Europe unie dans la paix et sous la protection de la puissance militaire américaine.

François Regnault : Au moment où c’était la philosophie qui dominait, la rhétorique est


revenue grâce à lui. Tu dis toi-même avoir acheté L’âge de l’éloquence et…

JAM : La rhétorique, à mes yeux, ce n’est pas lui qui l’a rétablie, c’est Jakobson, suivi par
Lacan, suivi par Barthes. Et si j’ai acheté L’âge de la rhétorique à sa parution, seulement à voir
le titre à la devanture d’une librairie, c’est dans ce mouvement-là.
J’ai mentionné plusieurs fois avec amertume le manuel qu’il a dirigé, Histoire de la
rhétorique dans l’Europe moderne, où il n’y a pas le nom de Lacan. Il y a seulement une notation
discrète dans la préface : « Le “tournant linguistique” des années 1960 a malgré lui donné
lieu à une renaissance rhétorique. » Malgré lui ! N’importe quoi !

François Regnault : Juste une remarque : il y a une méfiance de Fumaroli à l’égard de la


philosophie, comme il y a aussi, différente, mais enfin ! une méfiance de Lacan à l’égard de
la philosophie. Mais, chez Lacan, une antiphilosophie déclarée.

Sébastien Fumaroli : Pour vous, l’arrivée de la rhétorique, qu’est-ce que ça signifie par
rapport à la philosophie ?

– 71 –
JAM : J’ai découvert la rhétorique au séminaire de Barthes en 1962, qui faisait référence à
l’article de Lacan, « L’instance de la Lettre », qui lui-même renvoyait à un article de
Jakobson sur deux types d’aphasie qu’il avait ordonnés à la métaphore et à la métonymie,
réduisant à ce couple l’ensemble des figures de rhétorique. Barthes a lui-même consacré tout
un cours, que j’ai suivi et pris en notes, à « l’ancienne rhétorique ». C’était donc pour moi
parfaitement lancé. La rhétorique faisait partie du programme structuraliste. En lisant bien
plus tard L’âge de l’éloquence, j’ai découvert la rhétorique dans l’histoire de France, et j’ai
découvert aussi quelqu’un qui aimait tous ces parlementaires qui avaient si mauvaise presse
chez les historiens, il leur trouvait une âme d’élite, il voyait en eux des êtres délicieux, d’une
délicatesse infinie et d’un savoir confondant. Pour moi, c’était irrésistible, parce que c’était
une facette tout à fait nouvelle. À partir de là, j’ai entrepris de lire tout ce qu’écrivait ce
monsieur.

Sébastien Fumaroli : Et donc pour vous, il n’y a pas de différence entre la redécouverte
de la rhétorique par les structuralistes et le travail qu’a fait Marc qui est plus historique,
d’accord, mais en termes de réalité étudiée, pour vous, c’était la même chose ?

JAM : Non. Du côté Lacan, il s’agissait de la rhétorique structurale, des figures de


rhétorique et de la structure du langage. Du côté Fumaroli, de la rhétorique humaniste, de
l’histoire d’une discipline, de son ou ses rôles historiques.

François Regnault : Je me rappelle, il y a eu un ouvrage de Belaval qui concernait la


rhétorique, mais on avait quand même le sentiment qu’elle n’était pas au poste de
commandement, face à la philosophie. Elle était plutôt mal vue par la philosophie. Cela a
changé avec Le degré zéro de l’écriture, de Barthes, et aussi, avec le Signifiant.

JAM : Avec Lacan, les figures de rhétorique étaient centrales dans l’abord de l’inconscient
freudien.

François Regnault : La rhétorique, on avait cessé de l’enseigner depuis les jésuites. Dans
les cours de littérature, la psychologie l’emportait. On parlait des influences. Quand j’étais au
lycée, personne n’aurait cité synecdoque ou métonymie. Métaphore, à la rigueur. Mais tout le reste
était devenu obsolète.

JAM : Je n’ai rien su en effet de la rhétorique jusqu’à l’École normale. À peine intégré, j’ai
plongé dans la rhétorique à partir du séminaire de Barthes.

François Regnault : Jusqu’à la suprématie du signifiant.

– 72 –
Sébastien Fumaroli : Quand vous dites que Marc, politiquement, a une vision
vaticanesque, ça peut tout à fait se résumer comme ça, mais il fait toujours une place à
l’instabilité, la réversibilité des choses. Il fait plusieurs développements sur le kairos, sur
l’opportun. Et dans certaines circonstances, son schéma politique peut être très différent. Par
exemple, il fait un éloge du système westphalien et du concert des nations qui a été instauré
par Richelieu, reprenant pour la France la politique d’arbitrage qui était celle de Rome. Il
fait cette construction d’une France Église. Donc, Richelieu, c’est en quelque sorte le
gallicanisme gouvernant l’Europe. S’il était aussi vaticanesque que vous dîtes, il aurait été du
côté des Espagnols, des Habsbourg.

JAM : Je parlais du Vatican d’aujourd’hui.

Sébastien Fumaroli : Oui, oui, tout à fait.

François Regnault : Il est très gallican, dans le fond.

Sébastien Fumaroli : Quand il défend Richelieu, il est gallican, parce que le système a sa
cohérence, mais lorsque le système dérive sous Louis XIV, il se sent très libre de prendre
parti pour Rubens qui est un agent de l’Europe catholique des Habsbourgs, et qui incarne
une conception de l’unité de l’Europe opposée à celle de Richelieu mais qui n’en avait pas
moins sa cohérence et ses arguments.

JAM : Il est vaticanesque d’avant le Pape François. Il souhaite que l’Europe vive en fait sous
la puissance militaire américaine « rassérénée » – charmant adjectif pour dire que les États-
Unis se sont calmés après leurs déchaînements en Asie du sud-est.

François Regnault : Dans Lire les arts, les articles sur Richelieu sont d’une pénétration
confondante. Ils vont absolument contre le Richelieu d’Alexandre Dumas !

JAM : Je n’ai pas encore lu le livre.

François Regnault : C’est d’une intelligence fabuleuse sur le rapport de Richelieu aux
arts. Et c’est très gallican. Il y a toutes les luttes de Colbert et de Louis XIV pour faire
revenir Poussin. Avec la tension entre Le Brun et Poussin, disons entre Poussin à Rome et
Colbert à Paris.

– 73 –
La carrière de Marc Fumaroli
JAM : Ce qui est peut-être le plus jouissif quand on lit Fumaroli, ce sont les toutes petites
choses qu’on pêche, qui sont inattendues, des éclats de savoir. Par exemple, on apprend que
c’est dans le salon de Mme Guyon qu’est né le mythe de l’innocence enfantine. Ou encore les
Huguenots chassés par Louis XIV, on se les représente comme des gens austères, durs, tristes,
déjà germanisés comme ils vont le devenir. Fumaroli explique au contraire que ce sont de
bons gros paysans à la française, populaires, pleins de bon sens, rabelaisiens, opposés aux
afféteries de la culture italophile de la cour. Il y a aussi un passage irrésistible où il rappelle
que Thétis, mère d’Achille, pour le protéger de son destin, avait commencé par l’habiller en
fille. Le premier état d’Achille, c’est d’être trans ! Ou il explique que c’est le mysticisme
catholique de Mme Guyon qui, par transformation, donnera le piétisme dans lequel sera élevé
Kant. Je n’aurais pas imaginé une connexion entre Mme Guyon et Kant.

Sébastien Fumaroli : Je trouve que les pages sur Guyon-Fénelon sont magnifiques.

JAM : C’est le cœur du livre.

Sébastien Fumaroli : Et l’aventure de la franc-maçonnerie, le XVIIIe siècle illuministe.

JAM : Est-ce que je suis le seul à avoir ignoré que la phrase si célèbre du général de Gaulle,
« Nous avons perdu une bataille, nous n’avons pas perdu la guerre », vient du Paradis perdu de
Milton ? J’ai adoré son éloge des lieux communs, expliquant que Guerre et Paix est un grand lieu
commun, que les lieux communs, c’est là où se retrouve l’humanité. C’est dans la veine de
Curtius. Et j’aime bien qu’il emploie l’expression « polyédrisme du lieu commun ». Il emploie
deux fois ce mot. Il qualifie son livre de polyédrique, et aussi le lieu commun. C’est très
lacanien. Ça fait penser à la phrase de Lacan qui dit que les idées ne sont pas des surfaces, ce
sont des solides. Donc, elles sont différentes selon le point de vue.

Sébastien Fumaroli : La mécanique ou la cinétique de son livre est tout à fait celle-là.

François Regnault : Le sablier renversé, c’était déjà un titre cinétique… Mais là c’est
beaucoup plus, en effet.

Sébastien Fumaroli : Pour parler de quelque chose de plus intime, je dirai que ce qu’il y a
de tout à fait étonnant et d’héroïque pour le coup, c’est qu’à la fin de sa vie, Marc avait perdu
la mémoire immédiate, avec une conscience de cet affaiblissement. Et donc, il a réécrit un
certain nombre de passages, et en trouvant à chaque fois un nouveau tour. En dépit de ce
handicap, et de ces passages réécrits dont certains ont été coupés, il a gardé jusqu’au bout une
pleine maîtrise de l’orchestration de l’ensemble. Il a tenu son scénario. Alors, il y a ces vagues
de retour qui sont effectivement polyédriques, puisqu’on voit le même sujet, mais d’un autre
point de vue. Et malgré tout, il y a une progression, une avancée, une prose soutenue.

– 74 –
JAM : On entre un peu dans l’éternité, celle de la bibliothèque, où tous les livres voisinent les
uns avec les autres, quelles que soient leurs dates de parution. D’où sans doute le titre qui a été
choisi, qui n’est pas du tout vendeur, mais qui traduit l’atmosphère du livre : Dans ma
bibliothèque. La bibliothèque est une sorte d’Aleph de Borgès, le lieu où tout est coprésent et
consonne.

Sébastien Fumaroli : Exactement. Et c’est aussi cette éternité ou ce présent où les époques,
les siècles, le temps est aboli, où…

JAM : … où il peut dire que Vassili Grossman, c’est comme l’Iliade. Il aime à valoriser le
présent. Il ne se sert pas du passé pour diminuer le présent, pour le dévaloriser, mais au
contraire pour l’exalter. C’est très beau.

Sébastien Fumaroli : Dans ma bibliothèque, ça peut aussi se lire « dans ma tête », puisqu’à la
fin de sa vie, il avait vraiment l’impression d’avoir une bibliothèque dans sa tête. C’était
quelque chose pour lui de très jouissif parce qu’il avait la capacité de se souvenir. Là, pour le
coup, il avait une excellente mémoire. Je trouve qu’il y a une dimension autobiographique
dans ce livre.

François Regnault : Il y a quelque chose qui va dans ton sens. C’est toi qui as dit qu’on
pouvait être amoureux de Google. Et Fumaroli m’a dit : « Vous n’imaginez pas le profit
qu’on a d’avoir Google maintenant. » Parce qu’il faut savoir que quand il était, à la fin de sa
vie, couché sans pouvoir bouger, ni aller chercher des dictionnaires, il avait tout tout de suite
à sa portée grâce à Google.

JAM : Il était d’un courage incroyable. Il a continué de travailler jusqu’au bout ?

Sébastien Fumaroli : Tout à fait, oui.

François Regnault : Jusqu’au moment où vous l’avez amené à l’hôpital.

Sébastien Fumaroli : Oui. Ce livre a été sa manière de résister, de tenir, et surtout de se


nourrir. D’où ses lectures, ses relectures, et notamment de ces livres qu’il avait lus dans sa
jeunesse, Télémaque et Tolstoï. Et ce sentiment de montée des périls qu’il a eu et qu’il a voulu
analyser.

JAM : Périls pour l’Europe ? Il penchait pour Macron, je suppose ?

Sébastien Fumaroli : En tout cas, il penchait pour une Europe saine, démocratique, mais
sachant se défendre – parce que c’est toute la question – et souveraine. Comment avez-vous
lu la fin, la partie sur Grossman ?

– 75 –
JAM : J’ai tout lu, sauf le dernier chapitre sur Grossman, car vous êtes arrivé à ce moment-
là !

Sébastien Fumaroli : C’est un chapitre glaçant. Là aussi, il y a une réverbération


autobiographique. La mort s’approche : les paysages sont enneigés, Stalingrad, cette
désolation… C’est un peu l’épreuve de la tête de mort.

JAM : J’ai essayé plusieurs fois de lire le livre de Grossman, que Judith me recommandait, et
je n’ai jamais réussi à entrer dedans. Je m’y mettrai à nouveau.

François Regnault : Brigitte Jaques Wajeman, nommée professeur de théâtre rue d’Ulm,
travaillait sur ce livre avec des élèves. Elle songeait à monter une pièce à partir de Vie et
Destin. Mais le cadre de la rue d’Ulm ne s’y prêtait pas. Elle reconnaissait que le livre avait
un côté un peu journalistique. Il y a en tout cas dans l’ouvrage une conversation entre le nazi
et le bolchevique qui est tout à fait extraordinaire.

JAM : Vous parlez de la dimension autobiographique du livre. Je la trouve par exemple dans
sa description de l’élévation sociale de Watteau. « Ce prolétaire » – Fumaroli n’était pas
prolétaire, il venait de la moyenne bourgeoisie – a été fait « un académicien, un prince de
l’esprit, un chef d’école, un aimant irrésistible pour les nobles et les riches bourgeois
gentilshommes ». Il évoque les « amitiés fascinées » que lui valut son art. Je trouve que ça
décrit assez bien la glorieuse carrière de Marc Fumaroli, self made man.

Sébastien Fumaroli : Oui, tout à fait. Dans sa biographie, l’élément fondamental, c’est
son exil au Maroc, puisque né à Marseille il a grandi à Fez, donc loin de Paris, et sa
proximité avec sa mère, institutrice et très lettrée. Elle avait passé une dizaine d’années à
Paris où elle était sortie au théâtre, avait beaucoup lu. Elle a emporté avec elle au Maroc une
petite bibliothèque. Marc Fumaroli a vécu par procuration Paris à Fez.

JAM : Qui lui a mis le pied à l’étrier ?

Sébastien Fumaroli : C’est sa mère.

JAM : Oui, mais après son bac, quand il est revenu en France ? Il a fait l’École normale ?

Sébastien Fumaroli : Non, mais il était agrégé. Il a fait un cursus tout à fait classique.

François Regnault : La fondation Thiers ?

– 76 –
Sébastien Fumaroli : Oui.

JAM : De quelles protections a-t-il joui ?

Sébastien Fumaroli : On ne peut pas parler de protection. Il était agrégé et il préparait sa


thèse.

JAM : Quel mentor ?

Sébastien Fumaroli : René Pintard qui a travaillé sur les milieux libertins. Il lui a mis le
pied à l’étrier. Il l’a convaincu et encouragé à faire sa thèse sur L’âge de l’éloquence. Par la suite,
il a succédé à la Sorbonne à Raymond Picard dont il est considéré comme un disciple.

JAM : Raymond Picard ?

Sébastien Fumaroli : Oui.

JAM : Celui qui s’en est pris à Barthes ?

Sébastien Fumaroli : Oui, tout à fait.

JAM : C’était un érudit très intéressant sur la vie de…

François Regnault : … La carrière de Jean Racine.

JAM : … mais qui s’est montré assez bas dans son attaque contre Roland Barthes. Marc
Fumaroli sympathisait avec ça ?

Sébastien Fumaroli : C’est une question à nuancer.

François Regnault : Je te rappelle qu’au moment de la querelle entre Picard et Barthes,


nous étions un petit peu divisés, parce que nous avions de la considération pour l’érudition
de Picard, alors que Barthes voulait qu’on prenne parti contre la Sorbonne. Ce n’était pas si
évident. Et un autre petit point : je me rappelle très bien que, quand Marc Fumaroli a écrit
son livre sur Chateaubriand, il m’a dit qu’il s’était bien gardé de parler de La vie de Rancé,
qu’il considérait, avec un grain d’humour, comme l’apanage de Barthes. Pour Barthes, La vie
de Rancé. Pour lui, Fumaroli, tout le reste !

– 77 –
Fumaroli et Foucault
Sébastien Fumaroli : Une chose m’a toujours frappé, c’est la fin de carrière de Foucault.
Il a fait ses derniers cours au Collège de France sur le corps et le stoïcisme, sur les grands
maîtres de l’Antiquité. Je trouvais que c’était sans doute une évolution personnelle…
JAM : … une fumarolisation de Foucault !

Sébastien Fumaroli : … mais c’était peut-être aussi le témoignage d’une école qui allait
passer la main, ou en tout cas accueillir un autre point de vue, qui était celui de L’âge de
l’éloquence.

JAM : Foucault a parlé de sa vie personnelle, sans le mettre trop en avant. Marc Fumaroli,
jamais.

Sébastien Fumaroli : D’ailleurs, il n’a pas fait d’autobiographie. Il s’est toujours sacrifié
pour les sujets qui faisaient partie de sa vie. À côté de ça, c’était quelqu’un d’extrêmement
vivant, vital même, dans tous les sens du terme. Mais il n’aimait pas trop parler de lui-même.
Il a voulu qu’on le considère comme un professeur, comme un écrivain. Il n’est pas du tout
entré dans les sujets privés.

JAM : Respectons ça. Je dirai seulement qu’il relève, comme un Allan Bloom par exemple,
de la grande tradition de l’humanisme homosexuel, alors que Foucault, c’était l’anti-
humanisme – jusqu’à ce qu’il vire de bord, pour retrouver, et renouveler, la grande tradition.

François Regnault : Foucault, son soudain retour à l’Antiquité nous a surpris, avec Le souci
de soi et L’usage des plaisirs, alors que les grands cours au Collège de France étaient sur les
anormaux, sur la sexualité, etc.

JAM : Je l’attribue au fait que La volonté de savoir a buté sur une impasse fondamentale qui
tenait à son désir d’effacer la coupure Freud. Or, elle n’est pas effaçable. Quelle que soit son
astuce, ça n’a pas marché, et il s’en est allé dans l’Antiquité. Il a retrouvé la Grèce antique
via la Californie. Je crois qu’avec le premier tome, qui était un tout petit volume, il a fait
l’expérience que quelque chose n’allait pas dans la machine qu’il avait montée, et il a changé
son fusil d’épaule. Il a oublié Freud pour repartir très loin de chez nous.

François Regnault : Très loin, en effet, et pour finir par Les aveux de la chair qui commence
pratiquement par un traité théologique sur le baptême. Jean-Claude Milner me disait à ce
propos : « Mais c’est insensé, il pense que les protestants n’ont pas existé. » Dans Les
anormaux, ce qui est frappant, c’est aussi qu’il ne s’occupe que de la France. Il ne va pas
chercher ce qui se passe en Allemagne, en Angleterre, en Espagne.

– 78 –
Sébastien Fumaroli : Vous parliez des choses privées. Ce que Marc adorait chez
Fragonard, chez Boucher, c’est l’innocence du sexe, la grâce, la douceur, l’anti-sadisme, le
contraire d’une certaine facette du XVIII e siècle, celle du libertinage prédateur. Vous voyez
ce que je veux dire ?

François Regnault : Il n’aimait pas du tout Choderlos de Laclos, n’est-ce pas ?

Sébastien Fumaroli : Il trouvait que Les liaisons dangereuses était un roman qui avait fait
beaucoup de mal à l’aristocratie à la veille de la Révolution.

François Regnault : Mais il était pour Marivaux.

Sébastien Fumaroli : Il était totalement pour Marivaux, oui.

– 79 –
XXX/ AU JOUR LA NUIT

Médecin de nuit d’Élie Wajeman


François Regnault

« Tout est à double-tranchant, maintenant tout est à double-tranchant. »


Raskolnikov (Dostoïevski, Crime et châtiment)

Mixage

Il ne m’a pas fallu voir beaucoup de plans lorsque je fus admis à assister à la séance de
mixage de Médecin de nuit, d’Élie Wajeman, ayant été introduit vers la fin du premier tiers du
film, pour me laisser surprendre par le sentiment profond, qui n’a fait que se vérifier dans la
suite, que le médecin et son cousin, autrement dit Vincent Macaigne et Pio Marmai, dans ce
Paris nocturne, instituaient un univers résolument dostoïevskien.

Leurs figures, leurs échanges de répliques, leurs allures d’hommes faits, barbus, ne laissant
paraître de grâce que celle qui naît d’une lourdeur, d’une force, d’une violence contenue,
lorsqu’au détour tout à coup tendre d’une réplique possiblement agressive, au creux d’un
conflit supposé sans merci, au milieu d’une avenue ou d’un boulevard sans charme autre que
ceux d’un Paris encore à peine populaire, d’une cité en travail, entre ces immeubles
gigantesques, anonymes et pourtant typiques, leurs rapports volontairement virils laissant
fuser malgré eux des origines étrangères, me firent penser à ces Russes éternels qu’on
entrevoit dans les romans de Dostoïevski.

J’avais bien noté pourtant qu’ils portaient des prénoms russes, ou que les amis dont ils
parlaient en portaient de tels, mais cela n’eût pas suffi si une sorte de monde venu d’ailleurs,
et que j’identifiai assez vite, ne se fût imposé lentement à moi comme une sorte de puissance
ajoutée à notre Paris quotidien, au demeurant, de nuit.

Comme l’ensemble des parties d’un ensemble, en mathématiques, excède les simples
éléments de cet ensemble lui-même.

Ce profond Paris familier se transforme alors en la scène involontaire d’un autre théâtre,
celui des activités du médecin, de ses visites obligées, de ses risques et de ses périls, de sa
fatigue et de son éventuelle angoisse, de son courage et de sa fierté d’être le patron de
l’espace nocturne, le maître de plusieurs destins improvisés, le juge suprême et solitaire de
quelques exactions qu’il lui faut liquider, dans le domaine des prescriptions éventuelles de
médicaments dangereux, dans son exposition aux drogués ou à leurs dealers, au commerce
que mon ami Bernard-Marie Koltès appelait si bien « une transaction commerciale portant
sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées ».

– 80 –
Non que Dostoïevski n’ait eu ses drogues à lui, profondes et graves, le jeu, l’épilepsie, la
« manie religieuse », l’amour en bisbille perpétuelle, les rencontres diaboliques. Mais ici, il
s’agit d’une histoire de notre temps, ce médecin, c’est le vôtre, c’est celui que vous appelez
faute de mieux, la nuit, quand tout, sauf vous, dort, quand vous souffrez, ou que souffrent
ceux que vous aimez, ou ceux dont la haine vous accompagne dans votre HLM, ou que la
solitude vous guette comme une compagne de chaque instant.

Alors le médecin de nuit, comme on dit « oiseau de nuit », héros invisible, hante la ville, et le
suivre, moins ici et là qu’en haut puis en bas, puis en haut, puis en bas (il lui faut les codes
d’immeubles, prendre tels ascenseurs dans autant de tours de Babel, puis retrouver sa
voiture), et c’est comme une circulation qui manquerait à la Comédie de Dante, car c’est
plutôt un labyrinthe alternant rues et immeubles, parcours horizontaux, désorientés,
hasardeux, et pénétrations verticales dans les appartements, sinueux porte à porte, visites
inopinées, non d’art, mais de souffrances, Paris, « capitale de la douleur », comme dirait
Éluard.

– 81 –
Projection

Voici que j’ai vu le film en entier, et ce que j’avais entendu des premières voix de cette
grande fugue si réussie n’a fait que se confirmer, bien plus, se développer avec une étonnante
complexité dans le contrepoint général.

Je ne suis pas même sûr de traiter avec la sagacité qui s’impose de cette œuvre si
admirablement composée, sans aucune raideur, grâce à la fluidité de l’ensemble, à l’art des
transitions et des liaisons de scènes, à la savante alternance des moments terribles, violents, et
des plages de calme ménagées au cœur de ces tempêtes, à la beauté de ces vues de Paris la
nuit (non pas Paris by night, ne vous y trompez pas, mais un Paris aussi secret que l’évoquait
parfois Balzac, par exemple, « sous la Terreur »).

Eh bien ! d’abord la beauté des immeubles, de ces immeubles qui justement ne sont pas, ne
passent pas pour beaux : soit qu’on en découvre un tout entier, prêt à recevoir le médecin,
soit qu’on en voie un autre penché, en perspective oblique pour le faire rentrer dans l’épure,
soit qu’un autre, grandiose par le nombre de ses étages, vous domine de toute son ampleur
de HLM, soit qu’un autre enfin, s’étendant à l’infini dans la brume immense, vous donne le
sentiment que derrière, il y a la mer !

Élie Wajeman est virtuose en l’art de faire des plans cinématographiques d’architectures,
comme Henri Cartier-Bresson photographiait des quartiers de la Chine.

Le contrepoint articule (dans l’intrigue), ou juxtapose (dans l’espace), ou combine (dans la


fable) trois ou quatre registres, qui s’entrecroisent, se combinent, s’opposent, et finalement
consonnent, et qui me semblent être : les visites de nuit du médecin (adolescent mal en
point, vieille dame sympathique, couple inquiet l’un de l’autre, etc.) ; les relations
« fraternelles » entre le médecin et son cousin, dans des ententes aussi chaleureuses que les
ressentiments sont vivaces, la déception extrême, et les rivalités… animales ; et puis les
échanges et les règlements de compte amoureux avec les femmes ; enfin les rencontres
interdites, dans sa voiture, avec les drogués.

Ces deux drogues, ou remèdes contre la drogue, en fait, dont le médecin est sollicité de
donner des ordonnances, comme Hercule « à la croisée des chemins » entre le Vice et la
Vertu dans la légende que les peintres ont reprise.

Car il y a le Subutex qui est, non pas du côté du Bien, certes, mais qui soulage, aide, apaise,
ceux de ses addicts qui ne trouvent pas dans le régime général de la Santé française de quoi
traiter leur malaise de façon satisfaisante, et puis le Fentanyl, du côté du Mal, dont on
apprend qu’il fait des centaines de morts aux États-Unis, et dont, selon le cousin, un dealer
supposé exigeant et tyrannique veut bénéficier. Ce que le Médecin de la nuit refusera jusqu’à
la fin, que je ne vous révélerai pas.

– 82 –
Or, la drogue – ou son « remède » – est comme le thème, le leitmotiv du film, alors que sa
conduite, qui correspond à ses composantes harmoniques, entre affrontements nocturnes et
fêtes supposées sympathiques (l’anniversaire), s’appuie sur la basse profonde des malades (le
« chœur »), sur les ténors de la famille, et sur les altos ou sopranos des femmes, l’épouse
apaisante et royale, la maîtresse intermittente, bien vite congédiée d’entrée de jeu, mais vite
retrouvée, sans parler de celle qui représente une sorte de troisième voie, une infirmière qui
a son siège dans une sorte de roulotte au service de la rue. Une issue finale peut-être pour ce
médecin à risques.

Trois femmes généreuses, comme il semble que le réalisateur les représente la plupart du
temps dans ses films.

Mais ce qui fait avancer une fugue, c’est peut-être surtout la tension, la dissension (ce qui
distingue une fugue de Bach de celles des exercices de conservatoires et des traités
dogmatiques) qui existe entre les deux cousins (le sujet et la réponse de la fugue en somme),
alternance entre une passion quasi-amoureuse, à la russe, et une rivalité sanglante (oui,
sanglante), comme cette autre alternance entre la femme et la maîtresse – comme entre les
deux drogues, aussi !

Entre la passion médicale d’un côté (soigner, oui, mais en même temps guérir, traiter,
soulager, autoriser, interdire, en bref la responsabilité morale, humaine, constante, de qui,
après tout, a la vie de ses semblables à sa merci) : Élie Wajeman nous fait sentir à quel point
c’est un métier dangereux, loin de l’apitoiement général qu’une épidémie peut convoyer
comme tendance à traiter les « soignants » comme de toujours sympathiques palefreniers de
nos écuries domestiques) ; et, de l’autre, la passion amoureuse, oh ! celle-ci, sans doute si
fréquente, qui se partage entre la femme et la maîtresse, traitée non pas comme un honnête
dérangement libérateur, mais comme une sort d’expiation, presque de punition, où le mari
trompeur sait qu’il n’aime que sa femme, mais a le devoir de se fasciner presque malgré lui
pour des incartades d’autant plus violentes qu’au sein d’une perspective avérée de
renoncement, elles laissent des accès immédiats et tumultueux (la scène en voiture) aux
fureurs du désir.

Car ce médecin de nuit est un saint, justement parce qu’il n’est pas un saint (il le déclare),
comme le saint selon Lacan qui ne « fait pas la charité ». Il peut aussi bien vous foutre à la
porte de sa voiture. Parce que, selon Lacan encore, le héros – et ce médecin en est un –,
quand il accomplit sa voie, « c’est justement comme homme du commun qu’il l’accomplit ».

Les références musicales ci-dessus n’entendent pas faire de ce film un « film musical » (je ne
sais trop ce que c’est), d’autant que le film est soutenu par de très belles incises musicales,
franches, plus que d’atmosphère (comme les Variations Diabelli de Beethoven dans Le Camion
de Marguerite Duras).

– 83 –
J’en aurais terminé avec ce que je veux analyser de la structure du film, si je ne voulais
relever les ingrédients de lumière qui le parsèment incessamment, et qui sont des éclats, des
clignotements, des parcelles, des ronds, des traits, ajoutés à l’image, et qui cisaillent l’espace
de la ville et l’obscurité des nuits ; et aussi, et surtout, les mouvements perpétuels de la
voiture du médecin (un peu comme chez Hitchcock il y a souvent une figure dominante,
thématique, qui hante le film et le commande : comme la boucle de Carlotta dans Vertigo et
ses tours en spirale dans San Francisco), car cette voiture est un personnage de l’action, cette
voiture est la métaphore du film lui-même.

Afin que nous, spectateurs de cinéma, nous soyons aussi toujours en mouvement, et que, ni
dans la vie, ni dans les soins, ni dans l’amour, nous ne nous reposions jamais sur ce
qu’Antonin Artaud – un fier drogué, lui aussi – appelait en hurlant : « Une bonne santé ! »

Les quatre voix :


Le médecin, Vincent Macaigne ; son cousin, Pio Marmai ; l’épouse, Sarah Le Picard ;
la maîtresse, Sara Giraudeau.

– 84 –
Lectures latérales

Jacques-Alain Miller

Sur YouTube : Mcfly et Carlito à l’Elysée

Souriant, parfaitement à l’aise, affable, le président de la République reçoit deux youtubeurs


vedettes. Ils ne sont pas obscènes, simplement niais et médiocres. Cet homme aime à
s’encanailler. C’est un Alcibiade (Bernard-Henri Lévy dixit). Il invitera demain avec la même
aisance des drag queens, ou mieux, fera la drag queen. On ne dira pas que « nous vivons
sous un prince ennemi de la fraude », ni que « sa ferme raison ne tombe en nul excès » : il
aime le frelat et la transgression a pour lui un charme puissant. Il est vrai que les deux pitres
ne sont pas les éboueurs de Giscard : ils ont 4 millions d’abonnés (chiffre de février 2019).
Association libre : je pense à la phrase de Stendhal dans Henry Brulard : « J'abhorre la
canaille […], en même temps que, sous le nom de peuple je désire passionnément son
bonheur ».

Raoult, par Ariane Chemin et Marie-France Etchegouin

Page turner. Lu d’une traite. Le scoop : la maman de Raoult était le modèle de Solange
Dandillot, la fiancée de Costals dans Les jeunes filles de Montherlant. Si mon souvenir est bon,
un déplaisir lui faisait pousser un furoncle fessier, se plaisait à conter le vilain misogyne. M me
Raoult mère ne tint pas rigueur au grand écrivain homosexuel de sa fuite devant le mariage,
ils s’écrivaient de temps à autre, elle pleura sa mort. Je trouvais Raoult imbuvable, le livre me
l’a rendu sympathique : évidence d’un désir décidé d’« être Autre malgré la loi ». Macron
n’a pas résisté, il l’a visité. Comme Mcfly et Carlito, Raoult était populaire. Nota bene : sa
seconde femme, fille d’un ponte de la SPP (celui-ci m’avait écrit jadis pour me dire tout le
mal qu’il pensait de la campagne que je menais alors contre la revue de sa Société), la belle
Natacha, psychiatre, serait allée « s’allonger sur le divan de Lacan himself ». Les deux autrices
ne manquent jamais, quand elles évoquent les psychanalystes, de persifler, même lorsque ce
sont elles qui insèrent les supposés clichés de la profession. Page 48 : « Le meurtre
symbolique du père ne va jamais sans culpabilité, asséneraient les psychanalystes. » Page 55 :
« “l’imago paternelle”, comme jargonnent les psychanalystes ». Ces automatismes sont le sûr
indice d’un transfert à la psychanalyse, mais négativé par la dérision, baragouiné-je.

– 85 –
Left out, by Gabriel Pogrund and Patrick Maguire
Book of the year pour le Guardian (Gripping), le Times et le Daily Telegraph (Jaw-dropping). Les
coulisses du Labour, et spécialement du LOTO (Leader of the opposition’s office), sous Jeremy
Corbyn. On attend le film comique qui sera tiré du livre, dans le style de l’inoubliable In the
loop (2009). La débilité de Corbyn chef de parti, ses entêtements suicidaires, son
incompréhension « autistique » des sentiments humains, son art du faux-pas, de la fausse
manœuvre, de l’acte manqué, tout cela dépasse de loin ce que l’on pouvait deviner de son
incapacité à diriger un grand parti. Résultat : la pire défaite du Labour (fondé en 1900)
depuis 84 ans.

Le recensement des intellos de gauche, par Giacomo Papi


Selon Grasset, ce petit livre aurait été un grand succès en Italie. C’est une sotie ou un conte
plutôt qu’un roman. L’idée est amusante : la persécution des intellectuels de gauche
organisée par un pouvoir populiste qui leur reproche de s’être éloigné du « ressenti
populaire » et de former une caste élitiste, arrogante et parasite, menace pour la démocratie.
Le gouvernement décide en conséquence d’épurer la langue de tout mot ou expression
complexes, via la création d’une « Haute Autorité pour la simplification populaire de la
langue italienne » et le recrutement massif d’un corps de censeurs. Le texte même du livre
que vous avez entre les mains porte les traces de l’intervention de la censure : l’auteur avait
écrit « les hirondelles s’égayèrent », le verbe est rayé, une note en bas de page du censeur
explique que ce verbe étant « rare et recherché » est à remplacer par « s’envoler ». Passé le
quart du livre, on a compris, ça patine, on s’ennuie. L’auteur a choisi de traiter sa brillante
idée dans la forme roman, et même roman policier ; il eut mieux valu à mon avis en faire un
conte.

Tombeau de Jacques Lacan, par Michel David


L’auteur, devenu psychanalyste et écrivain, narre avec attendrissement sa vie et ses amours,
ou plutôt son amour unique, fixe, invariable pour « sa Différente », telle que l’épingla Lacan.
Lacan, son « cher vieil analyste », apparaît de loin en loin, trouant l’autobiographique,
ombre muette à laquelle l’analysant destine ses propos, silhouette d’un corps lourd qui le
raccompagne à la porte du cabinet. Le plus long passage qu’il lui consacre est celui-ci,
marqué du transfert le plus positif : « Il commença à lui devenir reconnaissant d’être là, bien
là même, et de ne pas être trop là non plus, ni trop compliqué, trop rapide ou désobligeant
comme il l’entendait parfois dire du dehors. Non, Lacan était un analyste freudien
disponible, d’une incroyable présence humaine, d’une rare acuité, écoute et intelligence de
l’inconscient. » Le style est élégant et pur, jamais l’auteur ne jargonne ni n’assène, son récit est
constamment empreint d’un lyrisme discret, au bord de l’élégiaque : il donne le sentiment de
faire l’expérience de lui-même comme d’une âme.

– 86 –
Un étranger nommé Picasso, par Annie Cohen-Solal

Picasso n’est pas une âme, c’est une force qui va. À la différence d’Hernani, elle va
triomphante, les yeux grands ouverts. Le livre repose sur l’exploitation des dossiers de police
concernant l’Espagnol : il a été constamment mal vu par une bureaucratie xénophobe et
stupide s’évertuant à arrêter son ascension au zénith. Le livre s’écrit en partie double : d’un
côté, la sarabande funèbre de flics et d’indicateurs haineux attachés à ses pas ; de l’autre, la
solitude solaire d’un créateur inlassable, voué à une production multiforme en constant
renouvellement. Une seule fois, en avril 1940, un mois avant la bataille de France, craignant
les mesures hostiles aux étrangers que méditait le pouvoir, il demanda sa naturalisation. Elle
lui fut refusée en dépit des appuis politiques qu’il avait su réunir, sur la foi de rapports de
police lui imputant des propos antinationaux tenus au Café de Flore. Il survécut indemne à
l’Occupation, protégé tant par des nazis esthètes et francophiles que par des collabos
admirant son génie. À la Libération, son triomphe est total : il joue le dieu vivant au parti
communiste, pour l’État il devient un trésor national. Personne en son temps n’a su comme
lui dominer la vie.

L’autre art contemporain, par Benjamin Olivennes

Passons maintenant, aux imposteurs de l’art contemporain, nommément les Cinq Grands
« Jeff Koons, Maurizio Catelan, Paul McCarthy, Damien Hirst et Anish Kapoor », sans
oublier les Français : « Buren, Morellet, Claude Lévêque, tout aussi nuls mais, qui plus est,
fades ». Venant après Jean Clair et surtout Marc Fumaroli, la contribution du jeune
normalien agrégé de philosophie, est mince, mais elle est touchante. Il raconte avec
simplicité comment il s’est détaché de ce qu’il appelle « le mythe du progrès en art »,
l’histoire de l’art à sens unique, scandée par des avant-gardes se dépassant successivement :
« impressionnisme, néo-impressionnisme, fauvisme, cubisme, futurisme, expressionisme,
Bauhaus, Dada, surréalisme, expressionisme abstrait, Pop Art, Nouveau Réalisme,
minimalisme, art conceptuel ». À quoi Olivennes oppose « l’histoire véritable de la peinture
au XXe siècle », avec sa liste : « Bonnard, Vuillard, Morandi, Balthus, Giacometti, Freud
[Lucian…], et Picasso, et Matisse bien sûr. » J’apprends dans ce livre le nom de ceux que
l’auteur tient pour leurs successeurs : « Szafran, Mason, Music, Arikha, Truphémus », et
enfin, parmi les artistes nés après 1945 : Erik Desmazières, Jean-Baptiste Sécheret, Chiara
Gaggiotti et Denis Monfleur. Je leur serai désormais attentif. Il n’y a pas que des listes dans
ce petit livre, mais nombre d’aperçus plaisants. Seulement, sa petite musique a été couverte
par les fanfares mobilisées de tous côtés pour saluer l’inauguration de la collection Pinault,
sous le signifiant de la Bourse du Commerce.

– 87 –
Histoire du gauchisme, par Philippe Buton
Hamon et Rotman avaient écrit en 1987, sous le titre Génération, l’épopée d’un gauchisme qui
remuait encore. La page est tournée, c’est l’heure de l’anatomo-pathologie. Philippe Buton ne
chante pas des exploits héroïques, il dénombre, énumère, calcule, fait des statistiques,
compulse les fiches de police. Ce n’est plus le gauchisme tel que nous l’avons vécu et aimé,
mais tel que l’historien le change en son objet. L’Erlebnis accède à « l’objectité », sinon à
l’objectivité. La présentation des doctrines, habitus et actions des différents groupes est
constamment pertinente. Le caractère paradoxal de la Gauche prolétarienne à laquelle
j’appartins est souligné : son activisme et sa violence lui valaient une place centrale, tandis que
son idéologie austère et ouvriériste, fermée au féminisme comme à l’écologie, était décalée,
voire ringarde, par rapport à la dimension hédoniste et permissive du mouvement, qui par la
suite gagna l’ensemble de la société. En dépit des moulinets de quelques matamores ( Vers la
guerre civile ? de Geismar et July), la GP comme les trotskistes de la Ligue reculèrent comme un
seul homme devant le passage à l’acte terroriste, à la différence de leurs homologues italiens et
allemands : l’auteur explique très bien pourquoi. Aujourd’hui où l’on voit la gauche dévorée
par le wokism, son imaginaire obnubilé par « la classe ouvrière » apparaît suranné. Bien
entendu l’épisode vérifie le dit de Marx passé en poncif : « Les hommes font l’histoire, mais ne
savent pas l’histoire qu’ils font. »

La grande confusion, par Philippe Corcuff


Sous-titre : « Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées. » À feuilleter ce livre de
660 pages qui a le format d’un pavé, il ne semble pas vraiment écrit en français : on tombe
incessamment sur les mêmes formules lourdingues revenant en boucle, qui donnent le
sentiment que ladite « grande confusion » est celle de l’ouvrage lui-même. Il ne prête pas à
une lecture linéaire : on est plutôt porté à y entrer par tous les bouts. Et petit à petit un
charme opère. On s’accoutume à ce sabir ronronnant qui vous berce doucement, on absorbe
les innombrables explications de texte qui vont s’accumulant, et enfin le brouillard se dissipe.
On voit alors saillir les formes rhétoriques et les thématiques venues de l’extrême droite qui
depuis quelques années aimantent, infiltrent, troublent le discours des intellectuels et
politiciens de gauche, de la gauche modérée à la gauche radicale. La somme de Corcuff
prend ainsi la suite du fameux opuscule Le rappel à l’ordre, publié en 2002. Son auteur, Daniel
Lindenberg, critiquait alors la droitisation naissante d’une dizaine d’intellectuels de gauche.
Ce livre m’avait alors inspiré une tribune qui eut les honneurs de la une du Monde, « Tombeau
de l’Homme-de-Gauche » : j’y annonçais qu’on ne reverrait jamais plus la prétendue pure
pensée de gauche à laquelle se référait l’auteur, et que monteraient bientôt sur la scène de
l’histoire de multiples hybrides inédits et « contre-nature ». Vingt ans après, nous y sommes.
Corcuff comme Lindenberg jadis espère que tout rentrera dans l’ordre. C’est peu
vraisemblable, d’autant que son ouvrage, si gros soit-il, est en fait incomplet, hémiplégique :
s’il est vrai que la pensée de gauche se désagrège sous l’influence de discours réactionnaires
bien de chez nous, elle est en même temps sapée et remaniée en profondeur par le wokism
venu d’Outre-Atlantique. Ce second processus qui est allé si vite attend son Corcuff.

– 88 –
Ode à la nature de Catherine Meut
Mari Paz Rodriguez

Sur Chroniques brossiennes de Catherine Meut


Catherine Meut, cette femme de génie qui a fondé l’une des associations de psychanalyse
appliquée les plus importantes en France, Intervalle-CAP, nous surprend maintenant par
une nouvelle facette, moins connue que celle de psychanalyste. Elle vient de publier un livre
Chroniques brossiennes. Ma découverte des oiseaux en Normandie. Sa narrative naturaliste va au-delà
d’un simple journal ornithologique. C’est un écrit engagé qui montre l’art de vivre avec la
nature, en la respectant. Sans oublier son côté scientifique, produit certainement de ses
années de médecine, où la description de chaque oiseau est d’une précision déconcertante,
puisqu’elle fait les observations sur le champ pour « retrouver le vif de ces moments du
vivant, toujours uniques et qui ne peuvent se répéter une deuxième fois comme nos joies
enfantines » (1). En effet, la tradition naturaliste souvent était liée à la mort. Il était
préférable de tuer l’oiseau pour mieux décrire son corps… mais les études de Catherine
Meut sont rigoureuses et du côté de la vie.
Dans ses carnets, elle note ses observations lors de ses expéditions, dans un style tout à fait
léonardesque. Mais, au fur et à mesure que son récit avance, on découvre son parcours
intime, et son désir de transmission d’un savoir à sa fille, Gisèle.
Parmi tous les épisodes qu’elle décrit, je garde comme un souvenir gravé dans ma mémoire
« le fameux 28 août », date historique de La Brosse. Ce jour, un merveilleux spectacle du
coucher des hirondelles a eu lieu à quelques mètres de nos protagonistes… Ce fut « le
baisser de rideau d’une scène de théâtre magique » (2), je laisse le lecteur découvrir la pièce,
je dirais juste que c’est aussi poétique que « Les
hirondelles » de Becquer « Volverán las oscuras golondrinas en
tu balcón sus nidos a colgar » (3).
Nous comprenons mieux pourquoi les colloques
d’Intervalle ont toujours eu lieu dans la Maison de la
Poésie à Paris, les indices sur la nature de Catherine Meut
étaient déjà là.
Je finirai mon commentaire en citant un article sur la
nature et la femme, ces deux figures de l’Autre. Dans ce
travail de recherche en science sociales, les auteures
mettent en tension le féminin sacré et la mère nature (4).

– 89 –
La féminité, comme la nature, sont considérées par l’imaginaire masculin comme l’Autre, le
chaos, le contraire de l’ordre et de la rationalité. Elles représentent une menace pour
l’homme, dû à son côté mystérieux et irréductible qu’il faut mieux maitriser. Pour ce qui est
de la femme, c’est l’appel à la pudeur et la chasteté qui font limite pour maintenir l’ordre
social. Pour ce qui est de la nature, la jeune militante écologiste Greta Thunberg ne cesse pas
de le dénoncer. L’ouvrage sur La Brosse nous laisse une image décomplexée sur la
conjonction entre les femmes et la nature : « Quelle bénédiction ! Après l’effort du jardinage et du
bricolage, intenses, heureux bains de détente et de volupté, nues dans la nature » (5).
Trouver la jouissance de vivre ici et maintenant, voici le pari de cette ode à la nature.

1. Meut C., Chroniques brossiennes. Ma découverte des oiseaux en Normandie, La Brosse & Cie, 2021, p. 119.
2. Ibid., p.97
3. http://t.dillenschneider.free.fr/es/Poesia/GustavoAdolfoBecquer/Leshirondelles.html
4. Masset D., & Djelloul G., “De l’objet de désir aux sujets désirants”, Émulations (revue des jeunes chercheurs en
sciences sociale, n° 14, Presses Universitaires de Louvain, hiver 2014.
5. Meut C., Chroniques brossiennes, op. cit., p. 139.

– 90 –
L’INTERROGATION SUR LE PÈRE

Évaporation du père (I)

Giuliana Kantzà

L’interrogation freudienne : qu’est-ce qu’un père ?

Le coronavirus, cette terrible pandémie qui, de la Chine lointaine, s’é tend


irrésistiblement en Occident, nous pose un certain nombre de questions. Nous tournant vers
le passé, nous trouvons la peste d’Athènes que nous rapporte Thucydide, la peste de
Florence vue par Boccace, ainsi que la peste de Milan. La peste d’ Athènes donna le signal
du déclin de la ville et celui de la suprématie de Sparte. Thucydide parle de la misère, de la
saleté qui se répandait à Athènes, où l’on jetait les déchets par les fenêtres jusque dans la rue.
La peste de Boccace, résultat de la suprématie absolue de la ville sur le comté, préparait en
son temps la splendeur de la Renaissance. Celle de Milan, de Manzoni, qui avait vu le
Cardinal Borromée conduire la procession, annonça pour Milan la fin de la prépondérance
espagnole et présida au développement de commerces florissants, particulièrement dans le
domaine du textile – autant d’indices tragiques d’une crise sur laquelle l’on s’est penché
depuis. Cette fois, le coronavirus est pandémique : sa plus ou moins grande diffusion, ici ou
là, ne court pas moins de l’Europe aux États-Unis. Peut-être est-ce l’effet d’une
mondialisation généralisée visant à soutenir et à défendre sa propre suprématie économique
ou prétendue telle ?

Le coronavirus appelle ainsi une lecture rigoureuse de notre monde pénétré par ce que
Lacan a défini comme l’« évaporation du Père », dont les effets sont diffus et généralisés,
allant du Père dans la famille, au Père dans la politique, au Père dans l’économie, au Père de
la langue : peut-être est-ce parce qu’ils émanent « du beau pays où sonne le si » (1), que j’y
perçois le manque criant de subjonctif, et l’éventail des possibilités dialectiques évocatrices et
mystérieuses, splendides sinuosités de la langue ? La perte du subjonctif efface cette richesse
linguistique. Cette pauvreté, on la retrouve aussi dans la clinique qui, comme Jacques-Alain
Miller l’affirme si justement, ne présente plus aujourd’hui les superbes élaborations
délirantes du Président Schreber, elle est devenue psychose ordinaire généralisée, commune.
La psychanalyse, du moins la lacanienne, de par l’éthique qui la fonde, est appelée à
apporter sa contribution, à frapper fort.

– 91 –
Le Père
« L’interrogation qu’est-ce que le père ? est posée au centre de l’expérience analytique
comme éternellement non résolue, du moins pour nous, analystes » (2), dit Lacan : « toute
l’interrogation freudienne se résume à ceci – qu’est-ce que c’est d’être un père ? » (3) C’est la
question qui marque le début de la psychanalyse et en demeure le pivot, signifiant de
référence dont Lacan hérite. Freud, essayant de se soustraire à cette position de « père »,
affirmait : Ce n’est pas moi qui ai inventé la psychanalyse, c’est Schopenhauer (4). Le dénouage entre
hérédité et transmission du père a occupé Freud tout au long de sa vie. Ce fut une sorte de
prise en charge de ce que Freud, « juif errant » exilé à Londres, écrivait, quand le stylo lui
tombait des mains, comme dit Lacan, dans Moïse et le monothéisme, revenant ainsi à ses
origines. Il a pu l’affirmer lui-même : « Je ne sais pas ce que cela veut dire pour moi être juif,
je sais que c’est plus important que tout. »
Ses élèves, ses successeurs émigrés aux États-Unis, ont contrevenu à l’éthique de
l’injonction freudienne, ils se sont adaptés au technicisme dominant et, dérogeant aux
préconisations de Freud, refusèrent l’admission dans la Société de Psychanalyse aux non-
médecins. A Londres, Freud écrit et, comme dit Derrida, les Hébreux, « peuple du livre »,
écrivent. Et Freud, accomplissant son devoir de transmission, fondé dans le juda ïsme,
revenant au père, le sien, au Père dans la religion, au Père dans la psychanalyse, écrit une
lettre à Romain Rolland.
Cette lettre constitua un document d’une si grande importance, qu’elle a nécessité une
sédimentation de plus de quarante ans. C’est la lecture d’un trouble de mémoire sur
l’Acropole que Freud lui-même interprète comme un effet de son sentiment de culpabilité
pour s’être autorisé ce voyage mythique qu’il avait refusé à son père, tant à cause des
difficultés économiques, qu’à cause de son manque de culture (5). Mais le trouble de Freud
est l’effet d’un sentiment de culpabilité qui outrepasse le père, c’est la transgression de son
appartenance au peuple juif. Freud est captivé par la jouissance fascinante du regard que la
religion interdit. En effet, à Rome aussi, devant le Mo ïse de Michel-Ange, Freud avait eu un
moment d’égarement. La peinture est interdite dans le monde hébraïque, en tant que voie
fascinante du plus-de-jouir du regard. Cet interdit du tableau, de la représentation est encore
valable aujourd’hui si l’on se réfère au roman de Lev Potok, récit vibrant de cet interdit, de
cette prohibition qu’il a lui-même subie. Cependant, il y a eu de grands peintres juifs, parmi
lesquels nous pouvons citer le livournais Modigliani. Comme l’affirme Agnon, considéré
comme le plus grand des écrivains juifs, le vrai art, c’est le texte écrit de la Torah, auquel les
rabbins, en Israël comme dans la diaspora, ont dédié leur vie. Ce sont des œuvres d’art
d’une rare beauté.
Freud écrivit aussi une très belle lettre à Einstein dans laquelle il exprime sa
préoccupation quant à la possibilité d’une guerre que la bombe atomique rendrait
dévastatrice. Le père de la psychanalyse et le père de la physique constatent l’égarement,
l’inconsistance des gouvernants, inaptes à faire fonction de Père, et la population est elle-
même, dit Freud, telle que les gens pourraient facilement s’exterminer entre eux (6).

– 92 –
Un père

Un père, c’est pour Freud celui qui dénoue et qui règle le croisement entre la loi et la
pulsion. C’est à lui que revient de soustraire l’enfant à la jouissance maternelle envahissante.
C’est à lui que revient de poser une limite, d’assumer sa fonction de régulateur. Le père est
celui dont l’autorité fonctionne comme limite, comme bord à l’envahissement de jouissance
de la mère pour son fils, condensé dans la formule œdipienne : amour pour la mère, haine pour le
père. Le père est l’opérateur central, l’articulation qui limite et freine l’irruption pulsionnelle
du plus-de-jouir. Il est l’agent de contrôle du « refoulement des puissantes pulsions », celui
qui met en acte la « frustration » que la civilisation impose. Les pulsions et leur destin, c’est
l’irrépressible de la pulsion à quoi le Père doit mettre un frein.

Mais, pour être opérante, la fonction de limitation du Père, doit être reconnue et
soutenue par la Mère. Ainsi, dans le cas clinique du petit Hans, le pè re, doux et gentil, « avec
des reflets sur ses lunettes », n’est pas légitimé par la mère, celle-ci est ravie par le plus-de-
jouir qu’est son enfant. Au cours de cette cure qui a duré cinq mois, Freud a résolu le
symptôme. Aujourd’hui, dans notre modernité, nos « petits Hans » sont autant de sarments
de vigne dont les rejetons se dispersent, et le plus souvent, pourrissent sur le sol, sans tuteurs
pour les soutenir.

Dans notre modernité, l’évaporation du Père et ses mutations constantes, sont


fréquentes : dans la famille, le père n’est plus le « pater familias », celui qui la soutient
économiquement. Sa consistance et sa parole sont privées d’épaisseur, ce ne sont plus de
solides références. Cet effet s’étend à la vie sociale, politique et économique. Dans le cas
clinique du Petit Hans, Freud dirige la cure en assumant la position d’un bon Père qui limite
et consent.

Comme dit Lacan, la phobie qui est la plus simple des névroses, est le déplacement
symptomatique opéré par l’enfant. Un symptôme qui, dans la Vienne de l’époque, limite et
contraint le petit Hans à sélectionner des parcours où l’on rencontre peu de chevaux. Dans
la cure, Freud instaure un équilibre qui limite et consent, qui borde l’envahissement de
jouissance que la mère induit. Au cours de ces cinq mois, l’enfant résout le symptôme
phobique. Concernant cette guérison, Lacan s’interroge quand, au moment où Hans,
devenu un jeune homme, va rendre visite à Freud et lui avoue ne se souvenir de rien de la
cure : une trace demeurée encapsulée, abolie.

C’est dans le fameux « rêve du père mort » que l’on trouve le « forçage » d’une lecture
œdipienne. Un jeune homme raconte un rêve dans lequel son père était mort. Il avait soigné
son père avec beaucoup d’amour durant la longue, pénible maladie de celui-ci, qui l’avait
conduit à la mort. Dans le rêve, son père était de nouveau en vie, et lui parlait comme
avant ; seulement il avait ressenti de manière extrêmement douloureuse que son père était
mort mais qu’il ne le savait pas. Il n’y a pas d’autre manière de comprendre ce rêve,

– 93 –
apparemment contradictoire, si ce n’est d’y ajouter : « selon le désir du rêveur »… Auto-
reproches formulés après la perte d’une personne aimée et, dans cet exemple, le reproche
remonte à « la signification infantile du désir de mort adressé au père » (7). La lecture
freudienne est basée sur le sentiment de culpabilité du fils qui souhaitait cette mort, mais le
souhait du fils était motivé par la souffrance du père dont seule la mort pouvait le délivrer.
La douleur relative à la mort du père, affirme Lacan, l’exposait à sa propre mort, comme le
soldat au front, passé d’une ligne arrière en première ligne. Héraclite, “l’obscur” qui offrait à
la déesse ses tablettes, avait écrit : « Les pères génèrent des fils et les livrent à leur destin de
mort. » Cette sentence lapidaire consacre l’incomplétude de l’hérédité et de la transmission
paternelle qui est conférée au fils. Un manque-à-être qui se transmet.

Dans le monde hébraïque, c’est Abraham qui, pour obéir à Dieu qui l’a ordonné, est sur
le point de poignarder Isaac, le fils très aimé que Dieu lui avait donné, joyau de sa
descendance. C’est cette même reconnaissance, douloureuse et poignante, qui l’expose à son
propre manque. Lui est « faisant fonction de père, il n’est pas le père. Quand il le réalise,
Dieu arrête sa main, Isaac est sauvé ». Kierkegaard en donne une lecture très partielle : il
considère Abraham comme celui qui tire profit de sa position de pè re en décidant du destin
du fils. Mais Abraham n’est autre que la douloureuse expérience du manque-à-être qui fait
le père : les deux peuples, le peuple hébreu et le peuple grec témoignent que le père est
« faisant fonction ». Abraham le réalise quand le Père l’arrête. C’est ainsi que nous le
présente Le Caravage : frappé par Dieu dans sa prétention à être le père, au moment mê me
où il le réalise, le Père sauve Isaac.

C’est dans le monde grec, Œdipe à Colone. Sophocle écrit cette tragédie alors qu’il est déjà
vieux, il a 92 ans. Le fils de Sophocle, lui aussi d’un âge avancé, demande à son père
l’héritage qui lui revient. Sophocle, en effet, appartenait à une riche et noble famille.
Sophocle refuse, son fils s’adresse au démos, à la loi, et dénonce son père pour
« irresponsabilité » : Sophocle ne se présente pas au démos, mais écrit Œdipe à Colone,
gagnant une fois de plus la compétition, pour la grande fête des panathénées en honneur
d’Athéna. Œdipe à Colone, conçu comme la plus belle tragédie du monde, se conclut par un
dialogue secret entre Thésée, roi d’Athènes, « pater patriae », et Œdipe aveugle. Comme dit
Sophocle : « Seul un Dieu peut savoir ce qu’ils se sont dit. » Ce qu’ils se sont dit reste
enveloppé dans le secret. Freud, lisant la tragédie, la replace dans l’éternelle rivalité de la
relation père/fils. Dans le monde hébreu, c’est Abraham, dans le monde grec, c’est Œdipe,
et successivement Shakespeare et Dostoïevski.

Il y a un fil conducteur, une commune mesure, que Freud souligne et soutient, qui relie
Œdipe à Hamlet ; elle vient confirmer le noyau œdipien constitutif de la relation père/fils
qui se répète au fil du temps. Comme le fait pertinemment remarquer Nadia Fusini : « La
fantaisie du désir infantile sur lequel est basée l’œuvre shakespearienne d’Hamlet se déplie et
se réalise comme dans le rêve, comme une progression séculaire du refoulement dans l’âme

– 94 –
de l’humanité, cela a conduit à ce que soient représentés là les aspects inhibiteurs du
complexe d’œdipe » (8). « Ainsi Œdipe se montre déterminé dans sa vie dans une absolue
pureté – ni sa conscience ni sa volonté n’étant en jeu –, ces mêmes déterminations sont
nettement altérées chez Hamlet. Parce que, chez Hamlet, elles ne se montrent que cachées
[…] La coloration naturelle de la décision est contaminée par la tonalité malsaine de la
pensée. » (9) De Œdipe à Hamlet, la conception œdipienne n’est pas structurellement la
même. Celui qui transmet est privé de son titre, et sa vie comme sa mort sont sans éclat : la
position du père a changé, il n’est plus le guide et l’horizon crucial pour le fils. Hamlet est
l’extraordinaire aboutissement poétique de Shakespeare. Un père qui se situe, non par
hasard, dans ce siècle charnière qu’est le XVI e siècle, siècle des profonds remaniements et
crises – c’est Galilée qui murmure après sa condamnation le fameux « Et pourtant, elle
tourne ! », c’est le siècle du renversement cartésien que la philosophie ne cessera
d’interroger, c’est le siècle des hérésies, le siècle qui a introduit à la modernité.

Œdipe, dans sa noble et forte assomption de la faute, garde sa grandeur inaltérée en


assumant son désir. Le père trouve chez Hamlet les signes de ce qu’à notre époque nous
définissons avec Lacan comme l’« évaporation du père ». Freud affirme : « Je n’ai rien fait
d’autre que de traduire dans la conscience, dans l’âme du protagoniste, si l’on veut dire
qu’Hamlet est un hystérique, on ne fait rien d’autre, à mon sens, que faire une déclinaison
de mon interprétation » (10). La « modernité d’Hamlet » se révèle dans l’épuisante,
l’exténuante question de cette action qu’il doit accomplir, qui ne serait autre qu’un masque,
une protection contre l’intrusion de son propre désir pour sa mère. Le désir implique, en
effet, l’assomption de la responsabilité, le courage pour l’assumer, c’est ce qui manque à
Hamlet. Les deux tragédies, Œdipe roi et Œdipe à Colone – cette dernière étant considérée par
les exégètes comme la plus belle tragédie du monde – indiquent un point essentiel : le père et
sa fonction pour Freud, répétition du drame œdipien, de l’éternelle et constitutive rivalité
père/fils, noyau symptomatique originel.

Mais le père d’Œdipe n’est pas le père d’Hamlet, ce n’est pas une « répétition
œdipienne », c’est un père qui anticipe la modernité et marque l’évolution des temps.
Hamlet tue le père « dans la fleur de ses péchés » afin que l’accès à la béatitude éternelle lui
soit refusé. Le père, le géniteur qui donne la vie a manqué à sa fonction en introduisant dans
la poésie et dans la littérature un « autre » père, un père qui n’est plus « le point ultime de
l’éternel conseil » ; un père qui n’accomplit pas sa fonction. Hamlet tue son oncle en tant
qu’il est son rival dans la relation à sa mère, celui qui a rejoint l’objet de son désir, sa mère.
Une mère inarrêtable dans son désir impossible à combler et auquel elle ne renonce pas.
Ainsi, la douce Ophélie, tendre jeune fille, demeure comme enveloppée et isolée dans son
désir d’amour. Hamlet n’assume pas son désir défendu envers sa mère parce que la voie de
son désir est, comme dit Goethe, « un vase précieux dans lequel on a mis un chêne en germe
» ; son désir est occulté.

– 95 –
En inventant la psychanalyse, Freud saisit ce symptôme présent dans la Vienne de son
époque. Il recueille les témoignages des soldats de retour du front qui racontent la brutalité
de leurs commandants, les massacres et l’odeur de mort qui les enveloppe. Il recueille avec
une grande lucidité l’évaporation du père, comme dans le cas clinique du petit Hans. Le
père de Hans, doux et gentil, avec ses reflets sur ses lunettes, est incapable de mettre un frein,
une limite, à la mère absorbée dans le plus-de-jouir de l’enfant. Freud, dans cette cure, a
occupé la place du père ; il s’est fait lui-même le garant de la limite, au point que l’enfant,
parlant avec le père, lui demande : « Mais ceci, est-ce toi qui le dit ou le Professeur ? » De la
violence, de la cruauté du capitaine de l’Homme aux rats, à la fragilité désarmante du pè re
de Hans : dans sa lecture œdipienne fondatrice de la relation père/fils, Freud condense la
complexité de cette question. Et c’est aussi l’interprétation du rêve du « père mort » que son
patient lui raconte. Freud saisit le symptôme du manque constitutif du père. Ce sont les
symptômes de son époque que Freud saisit et condense dans la formule amour pour la mère,
haine pour le père. Il en cherche les fondements, la confirmation et la validité dans les temps
passés.

Aussi pouvons-nous affirmer qu’il y a, chez le père, une distinction fondatrice entre être
le « père d’un fils » ou le « père d’une fille », distinction fondée dans l’Œdipe.

« Les pères engendrent des fils et les livrent à leur destin mortel »
Avec Freud, l’injonction paternelle, sa fonction même c’est l’« engendrement ». Il lui
revient de modérer l’irruption pulsionnelle, la jouissance excessive et incontrôlable, la marée
qui emporte le fils. La pulsion est « dangereuse », elle échappe à tout contrôle, elle est « le
nœud de la question » du corps intraduisible dans le langage ; elle est l’entrelacs corps–
langage, qui assiège l’être parlant qu’est le sujet, et elle le contraint à une « traduction » du
corps dans le langage.

Lacan, dans le Séminaire XI, où il traite la question des pulsions, fait précéder son propos
d’un exergue d’Héraclite : « τῷ τόξῳ=βιός ὄνομα βίος ἔργον θάνατος » Le renvoi à l’obscur
est significatif et indique la complexité de la question. Héraclite, que Giorgio Colli situe
parmi les philosophes plus qu’humains par son savoir qui touche au cœur du vivant par ses
noyaux spéculatifs et sa forme linguistique, est encore un mystique pour « l’immixtion » de
vie et de mort. C’est un mystique « puisque pour Héraclite, le feu signifie le principe de toute
chose », cette identité veut dire coïncidence entre l’intériorité de l’homme et le monde
extérieur au principe de tout mysticisme. G. Colli recherche dans l’objet de la pensée
d’Héraclite la nature intime qui se montre comme réel : le mysticisme héraclitéen. Citons le
fragment VIII d’Héraclite : le logos reconduit la dispersion portée par Polémos dans le
Xénon à l’unité du tout comme loi. Le logos est donc la voie.

La lecture de G. Colli (11) est la voie ouverte vers le réel de Lacan. Très loin de la lecture
heideggérienne vouée à rechercher « l’objet de la pensée », « Notre intention est d’aller
jusqu’à la chose elle-même, ce qui signifie jusqu’à la chose qui devait faire face au regard

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spirituel d’Héraclite » (12). Et Lacan de reprendre le fragment d’Héraclite cité en exergue :
« à l’arc est donné le nom de la vie – Biós, l’accent étant mis sur la première syllabe – et son œuvre,
c’est la mort » (13).

Le manque du Père, qui nous a donné la vie et qui nous ramène à la mort, est une
référence fondamentale à Héraclite : « Les pères engendrent les fils et les livrent à un destin
de mort » marque l’insuffisance du père, son manque. Ce dit qui indique le manque du père,
on peut le dire « oraculaire ». De cette insuffisance, Abraham se charge pour ce qui est du
monde hébreu, et Œdipe, du monde grec. Quand, comment, c’est Le Caravage qui nous le
montre : Abraham s’apprête à abattre son poignard sur Isaac, son fils aimé, quand Dieu
l’arrête, et c’est au même moment où il reconnait le père comme « faisant fonction » que,
dans cette prise de conscience, il en découvre le manque.

Traduction Francesca Biagi-Chai


La seconde partie sera publiée dans le prochain numéro – Inscrivez-vous pour le recevoir ! Ici

1. Dante, L’Enfer, XXXIII, 80: « Del bel paese là dove iI si suona » – « Du beau pays où sonne le si » (c’est-à-dire
où se parle la langue italienne).
2. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 372.
3. Ibid., p. 204.
4. Cf. Freud, « Psychologie des masses », les hérissons, ou « Ma vie et la psychanalyse »
5. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », cours du 31 mai 1995, inédit.
6. Cf. Freud S., Malaise dans la civilisation.
7. Freud S., Cinq psychanalyses.
8. Fusini N., La passione del origine, Dedalo, Bari, 1981.
9. Ibid. p. 164.
10. Freud S., L’Interprétation des rêves.
11. Colli G., Nature aime se cacher, La sagesse grecque III & Philosophes plus qu’humains, Adelphi, 1988, 1980 & 2000. Trad
en français Éclat, 1994, 1998 & 2010.
12. Heidegger M. & Fink E., Héraclite, Laterza, Roma, Bari, p.3.
13. Héraclite, fragment 48 (Diels-Kranz), cité par Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 162.

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TEXTICULE

Les écrits techniques de Hegel

Dominique Rudaz
« Pour toutes les sciences, les arts, les talents, les techniques, prévaut la conviction
qu’on ne les possède pas sans se donner de la peine et sans faire l’effort de les
apprendre et de les pratiquer. Si quiconque ayant des yeux et des doigts, à qui on
fournit du cuir et un instrument, n’est pas pour cela en mesure de faire des souliers,
de nos jours domine le préjugé selon lequel chacun sait immédiatement philosopher et
apprécier la philosophie puisqu’il possède l’unité de mesure nécessaire dans sa raison
naturelle – comme si chacun ne possédait pas aussi dans son pied la mesure d’un
soulier. »
Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit

Une des visées de la « Préface » à la Phénoménologie de l’Esprit (1) est d’orienter le lecteur sur la position
qu’il doit garder dans l’expérience philosophique. Ce sont des recommandations techniques qui me
semblent être fort pertinentes pour notre pratique quotidienne dans le champ analytique.
Pour simplifier les choses, et puisque Hegel utilise comme exemples des propositions, posons trois
termes : il y a le penseur, voire le philosophe, que Hegel désigne dans certains passages comme le
moi ; il y a le sujet, ce à quoi on pense, ce dont on parle, mais aussi bien le sujet de la proposition ; et
enfin il y a le prédicat de ce sujet.
Moi Sujet Prédicat
Hegel décrit trois positions dans l’expérience philosophique, concernant le rapport entre le moi et le
sujet.
Philosophie naturelle ou la mise en garde quant au contre-transfert
Hegel fait une âpre critique de ce qu’il appelle la « philosophie naturelle » de l’époque romantique,
celle du « sens commun » (2). Ce type de philosophie veut que le moi ait accès au sujet de façon
« immédiate » (3), étant « enfoncé » (4) et se perdant soi-même dans le sujet : c’est une communion,
une fusion par les « sentiments » (5), le tout procède de façon « intuitive » (6), dans une « affinité
instinctive » entre moi et sujet.
Ici il n’est pas tellement question de prédicat, il n’y a rien à dire, c’est du ressenti :
Moi <=> Sujet // Prédicat
Cette « philosophie naturelle » n’est-elle pas similaire à la position que gardent les partisans du
contre-transfert ? L’idée qu’on puisse accéder directement, via nos éprouvés, à l’histoire inconsciente
du patient, celle de la participation émotionnelle de l’analyste dans la cure, qui vient remplacer
l’interprétation, voire le prédicat… C’est réduire ce qui se passe, ce qui se dit chez l’analysant aux
émotions de l’analyste. Notre pratique exige au contraire un profond respect des signifiants des
analysants.

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Il est aussi intéressant de pointer que l’intuition en allemand est Anschauung, qui renvoie à la vue : façon
de voir (le verbe schauen signifie regarder). Cette position me semble donc se fonder, dans nos termes,
d’un instant de voir qui phagocyte le temps pour comprendre et le moment de conclure. C’est, pour
reprendre Hegel avec Lacan, la nuit où tous les prisonniers sont noirs.
La ratiocination ou la tentation d’occuper la place de l’analysant
Il faut donc réintroduire le prédicat, le langage, l’interprétation. Pourtant Hegel met en garde le
lecteur contre une autre position à éviter : la « ratiocination » (7) du moi.
Le moi n’est plus enfoncé dans le sujet par la communion sentimentale, mais il « se fixe au-dessus » (8)
du sujet : il utilise une « sagesse arbitraire acquise ailleurs » (9), extérieure au sujet lui-même, en la
lui imposant, au lieu de laisser la « liberté » au sujet de suivre son propre « auto-mouvement » (10).
Hegel parle aussi de « vanité » (11) des « incursions personnelles » du moi dans le sujet.
Moi => (Sujet – Prédicat)
Ici nous avons un bon pas, réintroduction du langage, du prédicat, mais dans la mauvaise direction,
le moi imposant ses prédicats arbitraires au sujet : « le sujet est pris comme un point fixe [où…] les
prédicats sont attachés » (12).
Pensons à la petite incursion personnelle de Ernst Kris : ne se contentant pas des dires du patient, il
cherche ailleurs, il vérifie, avec sûrement les meilleures intentions au monde, que le patient ne fait
pas du plagiat. Il le lui dit, il le lui impose. On connaît la suite.
Ça peut aussi être la position de certains post-freudiens, qui pendant que l’analysé parle, laissent
libre cours à leurs propres associations. Par exemple, ils aiment répéter : il/elle m’a fait fantasmer que…
Comme on verra dans la dernière partie, le moi pour Hegel doit se mettre entre parenthèses. Dans
notre champ, ça signifie qu’il faut se laisser conduire, enseigner par l’analysant : considérer chaque
cas comme nouveau, dixit Freud.
La philosophie spéculative ou il faut le temps
Cette mise entre parenthèses du moi est décrite par Hegel dans la « philosophie spéculative » (13).
La différence avec ce qui précède est que, tout en restant au niveau de la proposition, du langage, la
liberté que se donnait le moi doit être « enfoncée » (14) dans le sujet, ce dernier ayant la liberté de son
auto-mouvement.
Hegel nous dit que, de ce fait, « le prédicat [est] lui-même exprimé comme un sujet » (15).
Autrement dit, au lieu d’être un support fixe et inerte, le sujet se déplace, et se retrouve au niveau du
prédicat :
(Moi) => Sujet – Sujet’
En nos termes, je dirais tout uniment que c’est laisser la parole à l’analysant, le laisser travailler.
Hegel dit que dans la « philosophie spéculative », le moi « s’abandonne » (16) dans le sujet, non plus
comme dans le premier cas de figure avec les (ses) sentimentet intuitions, mais avec un « effort tendu
de la conception » (17), une « attention concentrée » (18) sur le devenir du sujet. Pour nous autres,
en tant qu’analystes, c’est l’attention égale portée au discours du sujet ( gleichschwebende, attention
flottante, chez Freud), notre compréhension, nos significations personnelles étant mises entre
parenthèses : c’est en effet un effort, voire un forçage !

– 99 –
Précisons que cet auto-mouvement du sujet n’est en rien immédiat : Hegel martèle dans toute la
préface qu’il faut le temps ! Le moi est là pour accompagner le sujet sur ce long chemin. Aux petits
malins qui voudraient arriver immédiatement au but, Hegel dit bien qu’il faut « supporter la longueur
du chemin » (19), il n’y a pas de « voie plus courte » pas de raccourcis. Il faut « s’arrêter à chaque
moment et séjourner en lui », ne pas être « impatient », pas davantage du côté du sujet que du moi
qui l’accompagne pendant tout le temps qu’il faudra.

1. Hegel G.W.F., La Phénoménologie de l’Esprit, trad. J. Hyppolite, disponible sur


http://www.prepagrandnoumea.net/hec2015/TEXTES/HEGEL Phenomenologie de l esprit Tome
1.pdf, (citation en exergue p.57-58)
2. Ibid., p.58-59
3. Ibid., p.14
4. Ibid., p.51
5. Ibid., p.59
6. Ibid., p.44
7. Ibid., p.51
8. Ibid., p.47
9. Ibid., p.51
10. Ibid., p.22
11. Ibid., p.51
12. Ibid., p.21
13. Ibid., p.50
14. Ibid., p.51
15. Ibid., p.54
16. Ibid., p.47
17. Ibid., p.50
18. Ibid., p.51
19. Ibid., p.27

– 100 –
De l’incidence des préjugés
Natacha Delaunay-Stéphant

La familia grande (1) de Camille Kouchner est la dernière parution littéraire en date, où
l’auteure, dans un style auto-biographique, dénonce des faits d’abus sexuel commis par un
homme dont la notoriété publique est indéniable. Sur ce point, il s’inscrit à la suite de
Consentement (2) de Vanessa Spingora, et, peut-être aussi, de La consolation (3) de Flavie
Flament.

Ces ouvrages ont en commun, outre leur succès médiatique, les remous qu’ils ont provoqués
sur la sphère sociale, politique et juridique – avec, par exemple, la relance du débat sur la
prescription des faits d’abus sexuels sur mineurs, la création d’une commission sur l’inceste,
etc.

Ces ouvrages, avec leur style propre, reflètent un mouvement qui se produit un peu partout
dans le monde. Celui qui s’inscrit dans l’ère #Metoo bien-sûr, mais pas seulement. Ces
auteures n’agissent pas au nom d’une cause ou d’un collectif ; leur témoignage est d’abord
l’aboutissement d’un travail d’écriture et d’un temps logique propre à chacune d’elles.

Mais le succès qu’ils rencontrent se produit à notre époque et en traduit bien quelque chose.
Alors, que nous dit-il ?

Avec Lacan, une hypothèse

Avançons, sur ce point, une hypothèse. Lacan soulève plusieurs fois la question du
« préjugé » dans son enseignement. Dans le Séminaire Le Transfert, il l’aborde au travers de
son incidence sur les découvertes scientifiques. Il relève que tous les systèmes de
représentations de l’Univers de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance sont « chargés de cette
superfétation imaginaire » (4) que constituent la multitude de mouvements tournants et
circulaires pour expliquer le trajet des astres (5). C’est ce qu’il appelle « préjugé de la
perfection de la forme circulaire », qu’il fait remonter à l’Antiquité. De Ptolémée à Galilée, il
s’est agi en astronomie de « sauver les apparences », soit « rendre compte de ce que l’on
voyait en fonction d’une exigence de principe, le préjugé de la perfection de la forme
circulaire » (6). Kepler, le premier astronome à mettre en évidence l’orbite elliptique des
planètes, n’a pas vraiment pris la mesure de sa découverte. C’est pourtant à partir de ses
travaux que Newton a pu, à sa suite, mettre en évidence la loi de la gravitation universelle.
Ne voit-on pas là comme l’incidence d’un discours, que préfigure le préjugé, peut recouvrir
ce que l’on peut supposer être un réel scientifique (la loi de la gravitation) ? C’est ce qui fait
dire à Lacan : « vous voyez le temps que mettent les vérités à se frayer leur chemin, en
présence d’un préjugé aussi solide que la perfection du mouvement circulaire » (7).

– 101 –
Ainsi, le préjugé est un effet de discours très puissant qui témoigne de la subjectivité d’une
époque, voilant un réel dont elle ne peut tenir compte. La complaisance d’une époque n’est-
elle pas à la hauteur de la puissance des préjugés qui la traversent ?

Une épineuse question

Les récits de Vanessa Spingora et de Camille Kouchner sont traversés de questions


complexes, non celle des « violences sexuelles » en tant que telle, mais plutôt la douloureuse
ambiguïté qu’elles recèlent inévitablement : celle, épineuse, du « consentement » mais aussi
celle du poids des mots – l’énonciation de ceux qui marquent et ligotent, plus que
l’énoncé de ce qu’il faut taire.

Est-ce à cette complexité là qu’a été sensible l’opinion ? La question reste ouverte.

Toutefois, ne fallait-il pas l’affaiblissement de certains préjugés propre à la norme phallique,


à la norme-mâle pour que les questions que posent ces récits soient relayés sur les scènes
sociales et politiques ?

Pas de progrès

Autre époque, autre mœurs (8) ? Pas de « progrès » cependant, qui témoignerait d’une
évolution linéaire ou continue. Peut-être, simplement sommes-nous avec ces ouvrages dans
cette zone où le questionnement des mœurs qu’ils traduisent et auxquels ils participent
conduit à faire évoluer la législation qui, elle aussi, aboutira à la transformation des
mœurs (9)… et des préjugés.

1. Kouchner C. La familia grande, Paris, Seuil, 2021.


2. Spingora V. Le consentement, Paris, Grasset, 2020.
3. Flament F., La consolation, Paris, J.C. Lattès, 2016.
4. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, Paris, p. 114.
5. Cf. Arthur Koestler que cite Lacan dans ce paragraphe, plus spécifiquement son ouvrage : Les somnambules,
Histoires des conceptions de l’Univers, Paris, Les belles lettres, 2010.
6. Lacan J., Le Séminaire Le Transfert, op.cit., p. 121
7. Ibid., p. 115.
8. Selon une expression de Francesca Biagi-Chai dans son ouvrage : Traverser les murs, De la psychiatrie à la
psychanalyse, Paris, Imago, 2020.
9. Cf. Miller J.-A., « La loi et les mœurs », publié dans Lacan Quotidien n°900.

– 102 –
Une conférence explosive : le racialisme à Yale

Pierre-Gilles Guéguen

Yale fait partie des universités Américaines les plus anciennes et les plus renommées. C’est
un fleuron de l’Ivy League et on y enseigne toutes les spécialités. Elle inclut notamment (à titre
de filiale) une École de médecine réputée, classée au dixième rang aux États-Unis. Il y a là
un département de psychiatrie florissant qui héberge un Centre d’étude de l’enfant. Outre
les enseignements et les soins qu’elle prodigue, cette structure organise des conférences de
psychiatrie sur des thèmes de pointe, destinées spécialement aux residents et aux enseignants.
Elles donnent lieu à des discussions périodiques entre professionnels appelées : « The Grand
Rounds ».

Le 6 avril dernier, les organisateurs de ces réunions de formation continue très prestigieuses
avaient choisi d’inviter, en visioconférence, une psychiatre, qui n’est pas affiliée à Yale, mais
exerce à New York : le Dr Aruna Khilanani. Elle a le titre de forensic psychiatrist (psychiatre
experte auprès des tribunaux), une pratique privée à New York, se dit spécialisée dans le
traitement des traumas, de la violence et de la marginalité, et se présente comme
« psychanalyste » sans que l’on sache quelle est sa formation ni son appartenance dans cette
discipline. Le département de psychiatrie de Yale fait une place à la psychanalyse et, parmi
ses professeurs influents, compte un psychanalyste accrédité par l’APA, le D r Stephen
Marans, mais il pratique plutôt la psychothérapie individuelle et surtout de groupe. Il
s’occupe essentiellement du suivi des soins post-traumatiques, ainsi que du traitement des
addictions.

Depuis 1995, l’École de médecine de Yale tout entière est particulièrement attentive à ses
recrutements sur une base non discriminatoire et dispense un programme obligatoire pour
les residents « pour leur apprendre à reconnaître leurs propres biais racistes et à tenir compte
de ceux de leurs patients appartenant à une minorité ». Cet enseignement est placé sous la
direction d’un psychiatre addictologue, le D r John Krystal, qui se réfère aux neurosciences.
En 2020 déjà, l’École de médecine se prévalait du fait qu’un tiers des residents « provenaient
de groupes sociaux sous-représentés en médecine et que son programme d’études serait
devenu un modèle national antiraciste ».

C’est dans ce contexte très américain de « bons sentiments » égalitaristes que la conférence
du Dr Aruna Khilanan a fait scandale sur les réseaux sociaux d’abord, puis dans la presse
nationale, jusqu’au New York Times (1) du 6 juin 2021 et autres grands organes de presse tels
que The Washington Post ou l’édition américaine de The Guardian.

– 103 –
Le titre de la conférence, en premier lieu, était de nature à surprendre et volontairement
provocateur : « Le problème psychopathique de l’esprit blanc. » Ensuite, le contenu lui-
même. Le Dr Khilanani dit, par exemple, que, durant son analyse, son analyste l’aurait
traitée de psychotique, chaque fois qu’elle exprimait son racisme antiblancs et, lors de cette
conférence du 6 avril – qui a été enregistrée mais qui est à peine audible –, elle dresse un
portrait au vitriol des blancs en général, déclarant, entre autres, que parmi eux, il n’y avait
que des pommes pourries et pas une seule saine – « There are no good apples out there. White
people make my blood boil. » Ou encore faisant état de fantasmes qu’elle avait eus durant son
analyse de tuer d’une balle de revolver dans la tête chaque blanc qu’elle croisait, de
l’enterrer elle-même et de laver ses mains de leur sang – « I had fantasies of unloading a revolver
into the head of any white person that got in my way, burying their body and wiping my bloody hands as I
walked away relatively guiltless with a bounce in my step, like I did the world a favor ».

Elle fit état aussi de passages à l’acte survenus plus tard. Par exemple, effacer de ses contacts
et relations tous les blancs qu’elle connaissait, écartant aussi ceux qui se faufilent parmi les
indigènes et gens de couleur de son entourage – « “I systematically white-ghosted most of my white
friends, and I got rid of the couple white BIPOCs that snuck in my crew, too,” she said, using an acronym
for Black and Indigenous people and people of color ». Elle serait d’ascendance indienne, citoyenne
américaine et mariée. C’est une jolie femme à la peau mate et aux longs cheveux noirs, âgée
d’environ quarante ans qu’on peut voir et entendre sur YouTube.

Sa conférence a été enregistrée par une ex-journaliste d’opinion du New York Times (Bari
Weiss) qui en a reproduit l’enregistrement à peine audible sur les réseaux sociaux, et l’a
accompagné de quelques passages transcrits (2).

La conférence se termine par une invitation faite à ses collègues d’abandonner toute
tentative de traiter des personnes blanches concernant leurs préjugés raciaux tant leur
certitude de supériorité sur toutes les autres races serait inentamable – « “We are asking a
demented, violent predator who thinks that they are a saint or a superhero to accept responsibility,” she said.
“It ain’t going to happen” ».

Contrairement à la coutume, Yale n’a pas publié dans une de ses revues cette conférence
délirante. Les réseaux sociaux s’en sont chargés.

Peu après, et on peut en prendre connaissance sur le net, le D r Khilanani s’est expliquée
notamment avec Katie Herzog, journaliste pour The Guardian USA, et ceci d’une manière
posée, pour rattraper l’impression désastreuse donnée par sa conférence des Grand Rounds.
On apprend notamment, dans cet entretien, que le D r Khilanani a été résidente à Cornell
(où elle a fait des études littéraires), puis à Columbia et enfin à NYU qui est, dans le domaine
de la psychiatrie américaine, la meilleure des universités et comprend un département de
psychanalyse, mais aussi que, partout, elle trouvait ces universités très racistes. Elle signale
qu’elle préfère pour sa part les patients conservateurs, car les autres s’interdisent tout ce qui

– 104 –
n’est pas « politiquement correct ». Son travail, selon elle, consiste donc essentiellement à
amener à la conscience les sentiments négatifs et racistes que chacun, y compris elle-même,
porte en soi. Bref, dans nos termes, il s’agissait de lever des refoulements dont elle ne pouvait
par hypothèse qu’inventer la présence puisqu’elle les supposait d’avance.

Dans ses entretiens de « réhabilitation », elle parvient à s’exprimer avec calme et une
certaine logique : elle déclare notamment que le public professionnel de Yale auquel elle
s’adressait avait accueilli son exposé avec intérêt, ayant bien saisi qu’elle tentait de
transmettre des fantasmes dont elle-même s’était évité la mise en acte en ayant rendu
conscients des « sentiments négatifs inconscients » que chacun porte en soi… – « “if you want
to hit the unconscious, you will have to feel real negative feelings.” She added: “My speaking metaphorically
about my own anger was a method for people to reflect on negative feelings. To normalize negative feelings.
Because if you don’t, it will turn into a violent action.” »

Elle pense que les gens de couleur souffrent de ne pas avoir de place dans un monde qui a
été bouleversé par les diverses colonisations, tandis que les blancs auraient seulement des
névroses liées à leurs vies ; et d’ajouter que, cependant, ceux-ci souffrent aussi parfois d’effets
secondaires de colonisations remontant à un passé lointain sous forme, par exemple, d’une
culpabilité exacerbée ou d’un perfectionnisme intense, qui induit des symptômes d’inhibition
et de passivité.

Le Dr Khilanani s’estime victime d’un immense malentendu – certes, elle a eu affaire, pour
ce qui la concerne, à un Autre méchant. Ce n’est pas la première fois, dans l’histoire de la
psychanalyse, qu’on a affaire à des souvenirs inventés, ou suggérés par l’analyste comme elle
le fait pour ses patients. Cette fois-ci, cela intervient dans un contexte particulier où le
racialisme woke et une certaine pratique de la « psychanalyse » se rencontrent… pour le pire.

Aujourd’hui on peut voir, sur les réseaux sociaux, une photo du cabinet new-yorkais du
Dr Khilanani… il est fermé.
1. Levenson M., « A Psychiatrist invited to Yale spoke of fantasies of shooting white people », New York Times, 6
juin 2021 disponible ici. Les citations sont extraites de cet article.
2. Cf. le blog de Bari Weiss ici

– 105 –
L’École de la Cause freudienne
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Échos du mouvement lacanien international dans sa diversité

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– 106 –
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ATTACHÉE DE RECHERCHES
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Ruzanna Hakobyan (Montréal), La question trans au Québec
Serge Dziomba (Cracovie), Parlons-en !
Susana Huler (Londres), To be. To exist
et
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Alain le Bouëtté, L’écoute par les pairs, passion imaginaire
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Caroline Doucet, Le mal de la jeunesse
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Christelle Sandras, Une fille mécontente de son corps
Dominique Rudaz, Une partie fair-play avec Swendsen et Graziani
Fouzia Taouzari, Le sexe et la couleur
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Philippe La Sagna, Genre, sexe, réel.
Rose-Marie Bognar, Note sur Judith Butler
Rose-Paule Vinciguerra, L’erreur commune
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Sylvie Goumet, Genre flottant, une logique qui l’est tout autant
Xavier Gommichon, L’obsession pour nos corps

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