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QUELLES SERAIENT LES REPRÉSENTATIONS DE LA FAMILLE POUR LES

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ENFANTS DE PARENTS ALCOOLIQUES ?

Silvia Erice, Cédric Levaque

Médecine & Hygiène | « Thérapie Familiale »

2010/4 Vol. 31 | pages 357 à 370


ISSN 0250-4952
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-therapie-familiale-2010-4-page-357.htm
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Thérapie familiale, Genève, 2010, Vol. 31, No 4, pp. 357-370
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QUELLES SERAIENT LES REPRÉSENTATIONS
DE LA FAMILLE POUR LES ENFANTS
DE PARENTS ALCOOLIQUES ?
Silvia ERICE1 et Cédric LEVAQUE2

Résumé : Quelles seraient les représentations de la famille pour les enfants de parents alcooliques ? –
Cet article veut témoigner de notre expérience clinique auprès des fratries d’enfants de parents alcoo-
liques. Nous avons pu repérer dans quels genres d’aliénation les plongent les représentations qu’ils se font
de l’alcool. Le travail thérapeutique systémique et psychanalytique que nous avons développé en nous
appuyant sur les ressources de la fratrie a permis dans de nombreuses situations, la levée des secrets, des
dénis, des sentiments de honte et de culpabilité. Cette réappropriation de la parole et de ses effets, là où
bien trop souvent l’acte y suppléait, a permis une relance du processus de subjectivation chez chacun des
membres des fratries. Le levier thérapeutique qu’est la fratrie aide ces enfants à confronter leurs représen-
tations sur la famille et à redéfinir les relations en sortant des règles dysfonctionnantes imposées par l’alcoo-
lisation parentale.

Summary : Family representations of children with alcoholic parents. – This article intends to offer a
testimony of our clinical experience with children of alcoholic parents considered together as siblings.
We have been able to identify the type of alienations which engulf siblings as a result of their representa-
tions of alcohol. Building on their resources as siblings, our systemic and psychoanalytical therapeutic
work allowed in numerous situations the unveiling of secrets, denials, feelings of shame and guilt. This
opportunity to use words, instead of acts, helped restoring a process of mental reflection in each of the
siblings. Conceiving of siblings as a therapeutic lever made it easier for the children concerned to confront
their representations of the family, and also to redefine their relationships outside the dysfunctional set of
rules dictated by their parents’ alcoholism.

Resumen : Cuales serían las representaciones de la familia para los hijos de padres alcohólicos ? –
Este artículo quiere dar testimonio de nuestra experiencia clínica con las fratrías de hijos de padres alcohó-
licos. Hemos podido descubrir en qué tipo de alienaciones les sumergen las representaciones que se hacen
de la problemática del alcohol. El trabajo terapéutico sistémico y psicoanalítico que hemos desarrollado
apoyándonos en los recursos de la fratría ha permitido, en numerosos casos, la suspensión de los secretos,
de las negaciones, de los sentimientos de vergüenza y de culpabilidad. Esta reapropiación de la palabra y
de sus efectos, ahí donde tan a menudo la actuación la suplía, ha permitido la reactivación del proceso de
subjetivación de cada uno de los miembros de la fratría. El recurso terapéutico que es la fratría ha facili-
tado a estos hijos el confrontar sus representaciones sobre la familia y redefinir sus relaciones saliendo de
las reglas disfuncionales impuestas por el alcoholismo parental.

1
Psychologue, thérapeute familial, UNIMPSI, Universidad P. de Comillas. Madrid, Espagne.
2
Psychologue, psychanalyste, membre d’Espace analytique Paris. Service de Santé Mentale Chapelle-
aux-Champs, Bruxelles, Belgique.

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Mots-clés : Fratrie – Déni – Secret – Isolement – Subjectivation – Altérité – Ressources – Systémique –
Psychanalyse.

Keywords : Siblings – Denial – Secrecy – Insulation – Subjectivity – Otherness – Resources – Systemic


– Psychoanalysis.
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Palabras clave : Fratría – Negación – Secreto – Aislamiento – Subjetivación – Alteridad – Recursos –
Sistémica – Psicoanálisis.

Introduction

Depuis plus de sept ans, l’équipe3 au sein de laquelle nous travaillons se préoc-
cupe des enfants de patients dépendants de l’alcool. C’est avant tout au travers de
leurs discours qu’il nous est apparu que nous, thérapeutes pour adultes, occupions
une place singulière auprès de leurs enfants. En fait, ce n’est que depuis peu que le
petit monde de la santé mentale, de manière générale, interroge et prend plus en
compte la souffrance des proches et surtout celle des enfants qui sont confrontés à
cette problématique. Le peu de références bibliographiques à ce propos en atteste.
L’expérience clinique et la réflexion sur les dimensions familiales de l’alcoolisme
ainsi que sur ses implications thérapeutiques nous ont amenés à chercher un nouvel
outil thérapeutique afin d’aborder la souffrance liée à l’alcoolisation des parents
pour leurs enfants.
Avant toute chose, nous voudrions signaler que lorsque nous parlons d’enfants
d’alcoolique, nous ne visons pas exclusivement la période de l’enfance, nous ne
l’excluons pas non plus, mais avant tout nous parlons du lien de filiation, « être le fils
ou la fille de… »
Les prises en charge que nous avons développées à Chapelle-aux-Champs où
nous travaillons (Service de Santé Mentale à Bruxelles, Belgique) ont pour caracté-
ristique de s’appuyer sur le groupe particulier qu’est la fratrie, avec ses ressources
(Faoro-Kreit, Hers, et al., 2004). Au passage, nous pouvons souligner que cet outil
qu’est le travail thérapeutique avec la fratrie semble être resté peu développé par les
psychanalystes qui ont davantage étudié et privilégié les relations verticales laissant
quelque peu de côté les liens fraternels, ce qui n’a certainement pas été le cas des
systémiciens.
Nous avons donc cherché comment aider ces enfants à sortir de cette grille de
lecture unique des représentations qu’ils ont de ce qu’est la famille. Pour ce faire, le
travail avec les fratries nous semble un outil thérapeutique précieux. C’est une
nouvelle prise en charge pour ces enfants qui vivent ou ont vécu dans leurs familles,
du fait d’avoir un ou leurs deux parents alcooliques, des traumatismes infantiles
qui sont ou ont toujours été cachés et tus. Nous savons de notre clinique avec des

3
Equipe composée de psychiatres, de psychologues et d’assistants sociaux spécialisés dans le traite-
ment des assuétudes, en consultations ambulatoires ou en hospitalisation qui ont formé un réseau :
« Réseau Dépendance Bruxelles Est ». Service de Santé Mentale de Chapelle-aux-Champs. Bruxelles.

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adultes, qui sont eux-mêmes enfants de parents alcooliques, combien il est difficile
d’accéder à ces parties traumatiques, même avec l’aide d’un thérapeute dans un
contexte de thérapie individuelle. Ce nouveau scénario nous permet de travailler les
ressources de la fratrie ainsi que de mobiliser ses parties saines et vivantes afin que
ses membres cessent de donner une place centrale à l’alcoolisme dans leurs vies.
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Notre intervention s’inscrit dans un réseau beaucoup plus large avec lequel nous
interagissons à des moments différents. Notre travail n’est qu’un maillon, une étape
dans la prise en charge de la problématique de l’alcool.
Nous rencontrons des fratries d’adultes qui sont des enfants d’alcooliques, des
fratries d’adultes avec un de ses membres alcoolique, des fratries d’adultes avec le
parent alcoolique et plus rarement des fratries d’enfants. La rencontre avec la fratrie
doit être parfois précédée d’un travail familial (plusieurs sous-systèmes inclus) afin
de créer un climat de confiance qui permette la séparation des sous-systèmes.
Nous travaillons toujours en cothérapie, un homme, une femme, deux épistémo-
logies différentes : l’une psychanalytique, l’autre systémique. Ce sont des séances
intenses où beaucoup de choses se déroulent : expressions d’émotions, risques de
passage à l’acte… et où la collaboration d’un cothérapeute aide à maintenir l’équité,
fait tiers aussi à des moments précis. La présence de deux thérapeutes, un homme et
une femme, permet aux patients de se situer différemment vis-à-vis d’eux et facilite
également divers types de transfert sur ceux-ci : bons parents, frères, sœurs, etc.
Les deux épistémologies avec leur approche et leur écoute singulières tissent le
fil conducteur du travail. Nous sommes ainsi particulièrement attentifs aux processus
relationnels qui bloquent ou activent le développement du groupe et de chacun de
ses membres. Notre travail porte également sur les élaborations et les effets de la désor-
ganisation signifiante, sur les mécanismes de défense afin de relancer le processus
de subjectivation comme décrit ci-dessous par Cédric Levaque.

Apport systémique
Connaissez-vous la bande dessinée C’est écrit là-haut ? (Desmarteau, 2000). Cette
BD nous parle des représentations que beaucoup de nos patients, enfants de parents
alcooliques, ont de leur famille. « Si mon grand-père aimait l’alcool, si mon père
était alcoolique, moi je deviendrais aussi alcoolique… »
Les enfants de parents alcooliques ont vécu dans un système où la constance, la
cohérence et la contenance des liens étaient endommagées. Ce sont souvent des
enfants fragilisés. Aussi, afin de comprendre leur vécu d’enfants, certains seront
menés à répéter et reproduire leur histoire comme s’ils étaient pris dans un détermi-
nisme catastrophique où il n’y a pas de place pour la créativité et ce, ni dans la
famille, ni dans la fratrie. Ils s’inscriront parfois dans des conduites addictives ou
choisiront des relations où ils se retrouveront en souffrance. Il y aura aussi des
enfants résilients qui, par leurs expériences douloureuses, seront outillés psychique-
ment pour faire d’autres choix qui leur permettront de mieux vivre et de sortir de
cette spirale négative.

359
Comment vivent les enfants dans une famille où un ou les deux parents sont
alcooliques ?
Ce sont souvent des enfants qui grandissent ou ont grandi dans une famille où
l’organisation familiale n’est plus centrée sur le développement de ses membres
mais sur le maintien du lien du buveur avec les effets de la prise d’alcool et la fonc-
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tion que l’alcool remplit. Ce but fait l’objet de la mise en place de règles et de rôles,
de modèles relationnels intrafamiliaux et de relations spécifiques avec l’environne-
ment social qui modifient profondément les comportements, les valeurs, le mode de
communication (Croissant, 2004)4 et les représentations entre les enfants. Ils croient
que ce qui importe est l’alcool et tout ce qui l’entoure. Leur représentation est par-
fois qu’il s’agit d’une famille avec des parents défaillants et des enfants qui doivent
se débrouiller seuls. Dans leurs représentations, le parent alcoolique est le coupable
de tous les problèmes : ceux du couple, ceux des enfants et ceux qu’ils doivent tous
confronter en tant que famille. L’alcool devient le monstre qui envahit tout ; le
monstre qu’il faut abattre mais on ne dispose pas des armes nécessaires pour sa dis-
parition. Leurs pensées, leurs actes, leurs émotions tournent autour de ce qui se passe
avec l’alcool. Il s’agit là d’un combat dans lequel les enfants s’investissent jusqu’à
l’épuisement.
Nous nous trouvons face à des enfants qui ont grandi avec des parents qui n’offraient
pas suffisamment de sécurité affective, physique ou psychologique et qui ont trouvé
les mécanismes pour se défendre de leurs souffrances et les moyens pour s’en sortir.

Les règles du dysfonctionnement alcoolique


Reprenons ici les règles qui soutiennent les relations entre les différents membres
de la famille dont nous a parlé J.F. Croissant (2004) .

La règle de minimisation qui va jusqu’au déni


Lorsqu’on vit dans ce contexte d’insécurité causée par les conflits, de honte face
aux pertes de contrôle de l’alcoolique, de terreur face à la violence, d’instabilité et
d’imprévisibilité, faire comme si cette réalité n’existait pas ou n’était pas si grave
devient une façon de pouvoir la supporter, une façon de se protéger. Le fait de mini-
miser aide à se couper de ses émotions, aide à ne plus sentir. La négation est une
fuite de la réalité. Cette négation est aussi soutenue par le déni de l’alcoolique même
et souvent de son conjoint.
Les enfants sont menés à ne plus croire en ce qu’ils voient, ce qu’ils perçoivent. Ils
se demandent « Qui dois-je croire, moi-même ou mes parents ? ». Ils sont si souvent
rabaissés, ridiculisés, contredits qu’ils finissent par douter de leurs jugements, par
perdre confiance dans leurs propres intuitions. Ils vont apprendre à se mentir à eux-
mêmes et aux autres. Pour pouvoir supporter la réalité il faut croire que c’est moins
grave que ce qu’on sait réellement. Mentir pour éviter de blesser les parents et par

4
Jean François Croissant, reprenant la conception de W. Kristberg nous parle de « l’alcoolisation dom-
mageable » génératrice d’un dysfonctionnement alcoolique. Celle-ci se caractérise par le fait que l’alcoo-
lisation et ses conséquences deviennent organisateurs relationnels.

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crainte de perdre leur amour. Mentir pour éviter plus de conflits. Se mentir pour éviter
la honte (Chayer et Moreau, 2004).
Stefano Cirillo et son équipe (2006) définissent la minimisation comme une
contribution occultante, (qui renforce la confusion du fils par rapport à ses propres
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perceptions), mise en place par les deux parents et parfois aussi par la famille
élargie. La minimisation est alors un mécanisme interactif dominant qui imprègne
la communication familiale. La minimisation consiste, non pas à nier ou cacher le
déroulement de ce qui s’est « réellement » passé, mais à désamorcer l’importance
émotive qui l’accompagne, surtout s’il s’agit de la douleur liée à des événements à
portée traumatique.

La règle du silence
Le parent alcoolique ne parle pas, le coalcoolique minimise. Ainsi les enfants
apprennent à ne pas parler de ce qu’ils voient et de ce qu’ils ressentent parce qu’ils
ont l’intuition que c’est dangereux. Le silence maintient le déni et le but du buveur
est respecté. Ce silence étouffe les sentiments, les émotions et les besoins de toute la
famille. Les enfants grandiront dans l’idée qu’ils ne peuvent exprimer ni leurs désirs,
ni leurs besoins. Ce silence imposé souvent depuis leur jeune enfance leur empêche
plus tard de s’exprimer parce que ce serait raconter sa honte et sa souffrance.

La règle de l’isolement
Ne pas échanger en confiance, ne pas partager ses perceptions, ne pas valider ses
points de vue, ne pas manifester ses émotions crée une solitude. Les frères et sœurs
apprennent à ne pas se parler des thèmes douloureux. La solidarité fraternelle est
rompue d’autant plus que des coalitions intergénérationnelles se mettent en place.

La métarègle de rigidité
Dans ce climat d’instabilité, d’imprévisibilité, l’enfant a l’impression de manquer
de contrôle et de maîtrise de soi, ce qui est très désécurisant. La famille développe
l’habitude de tout prévoir, tout organiser, dans un essai de se rassurer, de minimiser
les dégâts. Ils vont essayer de contrôler l’avenir : cacher les bouteilles, boire avec
l’alcoolique afin qu’il ait moins d’alcool à sa disponibilité, s’organiser pour rentrer
à la maison le plus tard possible pour qu’il soit déjà endormi… C’est ainsi que la
rigidité s’installe comme mode de fonctionnement (Chayer et Moreau, 2004).
Ces règles qui perdurent dans le temps renferment le système sur lui-même en iso-
lant les membres de la famille. Ils ne vont pas parler de ce qu’ils vivent et restent pri-
sonniers des conséquences des rôles qu’ils ont assumés. Ces règles de fonctionnement
familial et ces mécanismes de défense imprègnent la construction du lien fraternel.

Qu’en est-il alors du lien fraternel dans ces familles ?


La fratrie n’existe que par rapport aux parents, comme les parents n’existent que
par rapport à la fratrie. Pourtant elle est une partie intégrante du système familial.
Elle ne peut pas plus être isolée du système parental qu’elle ne peut s’y fondre. Elle

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constitue un sous-système qui fonctionne sur un mode particulier (Caillé, 2004).
Pour que la fratrie puisse jouer ses rôles de ressource, il faut qu’il n’y ait pas une
ingérence excessive, mais plutôt de la contenance de la part des parents. Il faut
qu’ils puissent accepter les amours et les haines, les rivalités et les conflits au sein
de la fratrie. Nous pouvons nous demander quel fonctionnement aura la fratrie issue
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d’un couple où l’un ou les deux parents a/ont un problème avec l’alcool. Comment
ce lien fraternel pourra-t-il se constituer ? Comment la fratrie pourra-t-elle affirmer
son autonomie par rapport à ses parents ? Si on écarte l’un ou l’autre des enfants de
son groupe de pairs parce qu’il devient otage d’un de ses parents (soit le confident,
le responsable des soins à donner à l’alcoolique, le responsable de gérer le quotidien
des autres frères et sœurs) ? Comment s’affirmer, s’opposer à des parents contradic-
toires, non prévisibles parce qu’à un moment, ils sont bien présents, attentifs, chaleu-
reux, et tout à coup tout peut basculer dans le contraire ? Comment oser dire et à qui
toute l’horreur, le dégoût, l’impuissance face aux soins à donner au parent alcoolisé ?
Comment se sentir appartenir à cette fratrie, comment pouvoir la quitter ?
Nos conclusions en travaillant avec ces fratries sont que les règles du « dysfonc-
tionnement alcoolique » et les mécanismes de défense mis en place imprègnent la
construction du lien fraternel au point de se demander si les fratries ont pu jouer leur
rôle dans la formation de la personnalité, dans le développement du lien social et
dans la suppléance parentale.

Le rôle de la fratrie dans la formation de la personnalité


La fratrie peut être un support pour le développement de la personnalité de cha-
cun des enfants, parce que c’est le lieu où se jouent quotidiennement les défis de
l’identification au groupe des frères et de la différenciation du même en dévelop-
pant chacun sa personnalité.

Le rôle de la fratrie dans le développement du lien social


Entre frères et sœurs il est plus facile d’exprimer les sentiments de haine, de
jalousie et de tendresse qu’envers les parents, et cela se passe différemment. La fra-
trie est le lieu où l’on apprend à gérer les affects, où l’on apprend le contrôle des
pulsions, où l’on expérimente les conséquences de ses actes. C’est là qu’on acquiert
les compétences pour gérer les conflits (Schelles, 2004).

Le rôle de la fratrie dans la suppléance parentale


La fratrie peut aider à suppléer certaines défaillances parentales. Lorsque les enfants
ont intégré les normes, ils peuvent les utiliser en cas d’absence de parents ou pour
relayer un parent disparu, absent.

Dans nos représentations nous nous disons que ces fonctions ne peuvent se déve-
lopper que si le lien fraternel est assuré. Et ce lien pour se construire a besoin de la
contenance, du soutien et de la protection des parents ou des personnes qui repré-
sentent ce rôle parental.

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Le travail avec les fratries

Comment rassembler ces frères et sœurs qui portent un vécu de solitude qui leur
fait penser que la famille, c’est certes les frères, les sœurs et les parents avec qui ils
ont grandi, mais que c’est toutefois une famille dont ils ont honte, une famille qui
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leur pèse, qui les dérange, qui leur fait dépenser toute leur énergie et dont parfois ils
ont dû même s’enfuir ? Comment rassembler ces frères et sœurs qui se sont débrouillés
seuls avec leurs parents (selon notre expérience, un seul parent parce qu’il y a le plus
souvent une absence du père, ou bien un père défaillant, un père qui regarde à côté
et qui pourtant ne compense pas les défaillances maternelles de la mère alcoolique) ?
Comment rassembler ces enfants confrontés à la solitude à cause de l’absence de
leurs parents et des familles d’origine de ceux-ci ? Comment aider ces enfants alors
qu’ils n’ont jamais demandé de l’aide pour eux ?
Bien qu’il s’agisse de fratries dont le lien a été mis à mal, ou n’a pu se constituer
comme lieu d’identification et de différenciation ; comme lieu de socialisation ;
comme lien de soutien ; malgré les transgressions entre les générations, malgré la
parentification des enfants, les embrouilles dans lesquels ils sont pris, les triangula-
tions, les ruptures dans la fratrie… ils gardent toujours un sens de responsabilité entre
frères et sœurs ou en tout cas un sentiment d’appartenance à cette fratrie dans la
reconnaissance de « nous sommes frères et sœurs ». C’est en faisant appel à cela
que nous pouvons les rassembler pour parler d’un vécu commun. Nous sommes
témoins de l’expression de grandes souffrances de ces frères et sœurs soupçonnés
non impliqués, non participants, éloignés, indifférents. Pourtant, lorsqu’on les invite,
ils sont bien présents aux rendez-vous de fratrie. Le silence avait imposé une néga-
tion de leurs souffrances souvent jusqu’à ce moment de rencontre en fratrie.
Le travail de fratrie, comme nous dit J.F. Croissant (2004), favorise l’expressi-
vité. Il permet de faire l’expérience de la confiance ; l’expérience d’être respecté, de
ressentir la solidarité (dire ce qu’on sait peut être solidaire parce que ça aide l’autre) ;
il permet de partager la responsabilité plutôt que de trop assumer.
Mais nous ne pouvons pas oublier qu’en élargissant notre intervention aux échanges
et expériences relationnelles fraternelles, nous allons contre le mythe social selon
lequel l’avenir dépend exclusivement des expériences relationnelles avec les parents
(Tilmans, 1999). Ainsi, non seulement nous élargissons notre intervention aux expé-
riences fraternelles, mais nous le faisons dans un système familial qui a eu comme
règles de fonctionnement le déni, le silence, la solitude, l’enfermement. Nous, théra-
peutes, nous devenons témoins d’une histoire jusque-là non dite. Souvent c’est la pre-
mière fois que ces enfants demandent de l’aide. La première fois qu’ils vont briser
le silence imposé et la première fois qu’ils vont trouver des professionnels sur qui
s’appuyer ; des adultes qui pourront devenir des repères sécures. Ce sera, peut-être
aussi, la première fois qu’ils parleront en fratrie de tout ce qu’ils ont dû taire pour se
protéger. Ce setting va étonner, va questionner, va remobiliser des affects, des peurs.
Va toucher à l’équilibre atteint par la famille, tant pour la génération précédente (les
parents) que pour les conjoints des membres de la fratrie, pour les patients eux-
mêmes (frères et sœurs) et leurs enfants.

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Dans son livre sur la fratrie, Edith Tilmans (1999) parle d’utiliser des freins, de
se donner du temps dans ces premiers moments d’exploration du travail thérapeu-
tique pour avancer sans faire du tort à nos patients. Notre rôle de thérapeutes doit
être facilitateur et contenant pour qu’un autre type d’échange entre eux – nouveau
pour nos patients – soit possible.
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Dans cette ouverture à l’espace fraternel, nous allons toucher « l’enfant dans
l’adulte ». Ils vont alors pouvoir échanger en tant qu’adultes leur vécu d’enfants, ce
qu’ils n’ont pas pu faire étant enfants en raison du dysfonctionnement du système
alcoolique dans lequel ils ont grandi et qui leur imposait le silence, la solitude, la
rigidité.
Dans le processus du travail, la fratrie découvre les règles dysfonctionnelles qui
ont été adoptées par tous les membres de la famille. Les croyances, les représenta-
tions qu’ils ont construites et qui ont guidé leurs comportements, leurs relations tant
dans la famille qu’à l’extérieur. Ils découvrent dans quels jeux ils se sont laissés
prendre. Ils reconnaissent la souffrance que ce fonctionnement leur a apportée, à
eux-mêmes mais aussi à leurs frères et sœurs. Ils reconnaissent s’ils ont pu quitter
leurs parents, leurs frères et sœurs et de quelle manière, s’ils sont restés ou non
fusionnés, dépendants de ces liens qui ligotent, enferment, étouffent et invalident le
développement individuel de chacun.
Grâce à ces rencontres en fratrie, ils vont découvrir leur histoire, remplir les « trous »
inconnus, savoir le vécu de chacun d’entre eux, connaître les non-dits, comprendre
les paradoxes au sein desquels ils ont dû grandir. Ils découvriront ainsi les rôles que
chacun a joués dans leur histoire familiale et ils comprendront ensemble de quelles
responsabilités, croyances et perceptions ils pourront se dégager. De cette façon-là,
les frères et sœurs récupèrent ainsi non seulement l’histoire des faits vécus, mais aussi
la « mémoire affective » de toutes les émotions et ressentis qui ont été minimisés,
tus, dissimulés par les mécanismes mis en place qui ont construit la « méconnaissance »
de la réalité (Cirillo, 2006).
Le travail que nous élaborons sur différentes générations permettra de comprendre
quelles carences ont vécues leurs parents. Il est souvent difficile pour ces enfants
d’avoir accès aux vécus de leurs parents, parce que ceux-ci n’ont jamais ou très
rarement parlé de leur enfance et, du fait de leurs carences affectives, ils étaient eux-
mêmes incapables d’exprimer leurs émotions. Ce travail de révision de la vie de
leurs parents permet de donner sens à la dépendance à l’alcool, qui alors ne sera plus
comprise uniquement comme un manque de volonté de la part de l’alcoolique mais
bien en rapport au vécu familial. Ce travail d’un retour au passé, à l’histoire fami-
liale, remobilise les émotions, tisse des liens entre les événements et le vécu de cha-
cun et permet de récupérer la « mémoire affective » ouvrant ainsi la voie à d’autres
possibilités pour l’avenir.
Ce travail entre frères et sœurs n’est possible que parce que tous ont été témoins,
victimes ou exclus de cette histoire familiale qui leur appartient. La fratrie retrouve
dorénavant un lieu où les différents membres partagent leur honte, leur colère, leur
culpabilité, mais aussi leur fierté, leur connivence et leur complicité. Ce sera un lieu
où ils pourront reconnaître un vécu partagé même si ce vécu est subjectivement dif-

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férent. Les frères et sœurs vont trouver de nouvelles réponses, vont découvrir des
ressources en eux ou chez les autres dont ils n’étaient pas conscients et ils pourront
les utiliser pour se reconstruire autrement, pour sortir des rôles figés auxquels ils se
trouvaient assignés. Dès lors, ce travail en fratrie restaure le sentiment d’apparte-
nance et d’individuation. La fratrie redevient ressource.
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Framo, un des pionniers de la thérapie familiale aux Etats-Unis, énonce à propos
des séances familiales qu’elles sont des occasions d’expériences correctives authen-
tiques, avec la découverte d’informations inconnues jusqu’à présent sur la famille,
la clarification des malentendus et des erreurs d’interprétation anciennes basées sur
des perceptions infantiles. Affirmation que nous pouvons, me semble-t-il, adapter aux
entretiens de fratries.
Je souhaiterais terminer en reprenant les mots d’Edith Tilmans qui peuvent syn-
thétiser ce levier thérapeutique qu’est la fratrie. « Une fois que l’adulte a découvert
qu’une souffrance du passé est reconnue par ses frères et sœurs, a été vécue par
eux sous d’autres formes et que tous essaient de mieux faire pour les gérer, la rage
vécue contre les parents s’apaise. Ils découvrent que pour leur survie affective ils
ne dépendent plus de leurs parents et une énergie psychique évolutive leur devient
accessible. La relecture des relations passées évacue en quelque sorte la rage interne
pour laisser place à un nouvel élan vital. Alors une nouvelle souplesse interactive
s’établit entre enfants devenus adultes et leurs parents âgés. La charge agressive du
passé ne menace plus tellement la relation entre eux et certaines expériences pas-
sées parviennent à être dites ou mises en question avec les parents. »

Apport psychanalytique

Parler du travail avec les fratries d’enfants d’alcoolique, c’est d’emblée évoquer,
pour beaucoup de situations, la question du traumatisme. Ces enfants sont pris dans
des conflits de loyauté, confrontés au déni et embarrassés par des sentiments de
honte. Parler de cette souffrance reste pour eux difficile car cela implique de mettre
de côté cette maîtrise chèrement développée pour vivre dans ce milieu où, bien sou-
vent, les positions générationnelles sont perturbées voire inversées. Etablir ce constat,
c’est relever d’emblée l’affaiblissement de la loi du symbolique dans certaines de
ces familles. Le symbolique n’est-il pas ce qui vient inscrire de la différence, de la
distinction dans et entre les générations ? S’il est courant de constater que ces enfants
endossent très tôt des responsabilités importantes au sein de leur famille, il importe
d’entendre, dans leurs discours, combien ils se distinguent peu de leurs parents, parta-
geant leurs souffrances, endossant leurs inquiétudes, leurs désespoirs, etc. C’est tout
le processus de subjectivation qui est mis en péril chez ces enfants, c’est-à-dire leurs
capacités à pouvoir s’éprouver eux-mêmes.
Il importe de rappeler par ailleurs que ce n’est pas le fait d’avoir un parent alcoo-
lique, ou avec quelque autre trouble psychique que ce soit, qui est traumatique. Ce
n’est pas cette réalité-là qui est traumatique en soi, mais plutôt l’élaboration autour et
à partir de ce qui est identifié comme traumatisme, c’est-à-dire le registre imaginaire

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dans lequel s’aliène l’enfant. Pour l’écrire encore autrement, ce n’est pas tant l’alcoo-
lisme parental qui est traumatisant pour les enfants, mais bien les élaborations
conscientes et inconscientes qui viennent les perturber. Notre travail avec les membres
des fratries porte donc principalement sur ces élaborations et sur les effets de la
désorganisation signifiante tels que les répétitions « agies », l’absence de certaines
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représentations, les mécanismes de défense tels que le clivage et le déni, ainsi que
certaines difficultés à s’éprouver en tant que sujet. Difficultés que nous pouvons
mettre en lien avec un ratage au niveau du circuit pulsionnel (20).
Accepter de se réunir avec ses frères et sœurs pour entamer un travail thérapeu-
tique a pour corollaire de s’appuyer sur la notion d’être des semblables tout en étant
tous différents en même temps. L’intérêt de ce type d’échange est d’autoriser, au
sein d’un espace particulier qu’est l’espace thérapeutique, qu’une parole, non plus
agissante mais de l’ordre d’un discours structuré dans le temps, circule notamment
autour de mêmes événements. S’il est rassurant de s’apercevoir, de découvrir, qu’un
frère ou qu’une sœur a ressenti les mêmes émotions, les mêmes frustrations, a pensé
de la même manière envers une situation traumatisante, il est toutefois très riche
pour eux d’éprouver et de reconnaître également les différences vécues.
L’ouverture de cet interstice, de cette altérité, favorise alors l’apparition d’un
nouveau type d’interpellations, d’un nouveau type de signifiants entre eux. Il est en
effet nettement moins risqué d’exprimer sa colère, sa souffrance, son désespoir,
mais également sa joie et ses désirs envers un frère ou une sœur plutôt qu’envers un
parent. Les enjeux ne sont pas les mêmes mais l’expérience de l’expression, devant
un autre, de son ressenti est alors vécue. Le tissage pulsionnel en fratrie est simple-
ment moins dangereux en séance pour expérimenter cette mise en avant de soi. Ce
travail de subjectivation, vers lequel tendent nos entretiens de fratrie, a donc comme
incidence, dans la relation à l’autre, de ramener la notion d’altérité, notion primor-
diale dans l’émergence d’une subjectivité. Or, cette altérité est trop fréquemment
éludée chez ces enfants d’alcoolique. Les processus de différenciation dans et entre
les générations sont souvent télescopés comme nous l’avons mentionné. L’histoire
de la fratrie, de la famille est parfois présentée dans un discours totalement confus,
peu représenté, où les repères temporels sont très mal structurés. Dans la réalité du
quotidien, chacun reste sur ses gardes car la famille et son fonctionnement finissent,
dans nombre de situations, à se résumer aux problèmes contingents à l’alcool. Cha-
cun des membres a pour habitude d’agir, de réagir, d’essayer de devancer les com-
portements, de s’adapter à la personne dépendante, à l’autre. Ce mode de l’agir est
devenu le mode privilégié de la famille, manière de suppléer à une énonciation qui
fait défaut à de trop nombreux moments. Pour rappel, ce qui en soi est pathogène
pour les générations ultérieures, c’est l’échec au sein de la famille à faire un mythe
véritable, c’est-à-dire un corps de discours capable d’articuler l’ensemble des don-
nées familiales. Mythos en grec signifie ni plus ni moins que « parole ».
Alors, bien sûr, cette place que les thérapeutes donnent en séance à l’altérité n’est
guère évidente à soutenir. Cette question de l’altérité, nous pouvons l’analyser chez
le parent fragile et ses enfants. Comme écrit ci-dessus, l’alcoolisme prend parfois
tellement le devant de la scène familiale qu’il en vient à réduire ce parent fragile à

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cette pseudo-identité d’alcoolique. Il n’est plus qu’un alcoolique5. Les enfants que
nous recevons en consultations ont cette tendance récurrente à nous parler, d’une
part uniquement de leur parent fragile et non d’eux-mêmes ; et d’autre part, unique-
ment en termes de parent alcoolique. Or, ce parent peut aussi se décliner autrement,
d’autres signifiants existent à le faire représenter pour l’autre.
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Notre travail se situe donc également à ce niveau-ci afin de permettre à ces enfants
de trouver, chez le parent carencé, d’autres traits d’identification que l’alcoolisme. Notre
intention est de redonner une place à la fonction de parentalité, de ramener de la géné-
ration dans le discours de chacun. Notons que les interventions les plus opérantes
sont celles qui donnent une place prépondérante au transgénérationnel.
Pour ce qui est du fait que les enfants ne parlent que de leur parent carencé et non
d’eux-mêmes, quoi de plus normal en fait puisqu’ils ne savent pas, n’ont jamais appris
à parler d’eux – ce qui renvoie à cette « carence » subjective. L’important est avant
tout de les rencontrer là où ils sont : enfants d’un parent alcoolique. Il est vrai que
généralement, les membres des fratries – qu’ils soient enfants, adolescents ou adultes
– viennent toujours pour le parent dépendant et non pour eux. Eux clament, parfois
même haut et fort, qu’ils n’ont pas de problèmes, qu’ils viennent pour aider leur parent
qui boit. Voici notamment, par exemple, l’un de leurs traits d’identification qu’ils vont
mettre au travail avec nous à leur insu. C’est entre autre de cela dont il s’agit lorsque
nous évoquions précédemment ce registre imaginaire dans lequel l’enfant s’aliène.
En fin de compte, nombre de ces enfants, tout comme l’alcoolique lui-même, ont
une difficulté à tisser une demande en leur nom propre. C’est l’autre qui fait tou-
jours symptôme et l’une des visées du travail avec la fratrie est de permettre à cha-
cun de développer ses symptômes. Au fur et à mesure des séances, de notre place de
thérapeute, nous allons favoriser l’émergence d’une parole plus subjective, c’est-à-
dire d’une parole où la place du sujet sera davantage prise en compte. L’intérêt est
de créer un discours qui permet l’émergence d’un symptôme – au sens analytique
du terme – afin que ces enfants puissent être à l’écoute d’eux-mêmes, qu’ils puis-
sent « s’approprier » leur souffrance et ainsi, travailler à alléger l’inconfort de celle-
ci. Autrement dit, qu’ils puissent chacun repérer la place et la fonction dans leur éco-
nomie singulière mais aussi dans la dynamique familiale.
En fait, de par la place et l’écoute analytique qui est la nôtre, lorsque les enfants
se présentent à la consultation – même pour un autre – ils acceptent consciemment
ou inconsciemment de questionner leurs modes de fonctionnements individuels,
fraternels et familiaux, mais également leurs demandes que le parent ne boive plus,
soit heureux, bien dans sa peau ; qu’ils sachent, eux les enfants, ce qu’ils doivent
faire pour que ce parent arrive à être abstinent, etc. Or, ces demandes, une fois énon-
cées, révèlent un double espace :

5
Pour certaines personnes dépendantes, dire « Je suis un alcoolique » est à entendre comme une suppléance
symbolique et imaginaire. Cette suppléance favorise une sorte de nomination par défaut qui vient enfin
les inscrire, les arrimer, comme nous le rencontrons parfois dans les groupements néphalistes tels que
les Alcooliques Anonymes.

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• Le premier espace est celui où nous, analystes, avons à entendre que le parent
dépendant devient porteur d’énigme et n’est plus ainsi stigmatisé comme étant la
personne affublée d’un vice, d’un manque de volonté face à l’alcool. En étant
dès lors à l’écoute de cet au-delà de la demande, les enfants nous désignent un
savoir qui leur échappe. Espace d’énigme pour les enfants mais également pour
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le parent et nous. Espace vital au demeurant pour la réalisation d’un travail.
• Le second espace, moins accessible d’emblée, est celui où les vécus et les expé-
riences, sources de souffrances, vont être pensés, verbalisés, mis en lien. Espace
donc où les identifications en souffrance vont pouvoir se « désidentifier » ou se
structurer autrement.

L’important est de permettre à ces enfants, même devenus adultes de ne pas ou plus :
• Occuper une place dans la relation à l’autre – amis, conjoint, etc. – qui soit de
l’ordre de la réparation. Réparation dont l’objectif n’est autre que de restaurer
imaginairement le parent carencé. Il n’est pas rare d’ailleurs de constater chez ces
enfants une hyperactivité pour ainsi dire compulsive : ils sont pris dans l’agir pour
l’autre. B. Penot, dans son ouvrage La passion du sujet freudien, affirme l’idée
suivante : Il s’agit de positions antalgiques par lesquelles le patient s’efforce indé-
finiment, durant sa vie, de conjurer un défaut qualitatif d’investissement paren-
tal en retour, exacerbant une détresse première (l’Hilflosigkeit de Freud) (23).
• A l’opposé, rester bloqués dans un rapport à l’autre où ils se rétractent dans une
position passive, dépressive, afin d’éviter l’éventuelle destructivité éprouvée
dans le lien relationnel. P. Fédida, à propos d’un enfant de 7 ans dont la mère
buvait, souligne à quel point le phénomène d’immobilisation dépressive peut appa-
raître face à la violence psychique et à la terreur vécue. Pour cet enfant, cette
dépressivité était un moyen de faire taire en lui ses propres excitations et de se
protéger des effractions internes/externes. Ce qu’on appellerait ici effractions –
ou encore « traumatismes » – mêle des sensations tout à fait disparates et hété-
rogènes. L’effraction est un excès d’excitation pouvant conduire en même temps
au plaisir et au déplaisir. Le retrait dépressif peut être tenu pour une défense
psychologique contre cet acharnement de la vie à vouloir faire vivre… L’obser-
vation pathologique que l’enfant développe sur le comportement de l’adulte et
de la compréhension qu’il en acquiert ressemble à une condition de survie, tant
il est directement sensible et tant il partage le désespoir meurtrier auquel il
assiste et participe quotidiennement (Fédida, 2001, p. 232).

Pour conclure, nous souhaitons rappeler que c’est avant tout à partir d’un ques-
tionnement, au plus proche de la clinique, que notre équipe a mis en place ce modèle
de prise en charge. La souffrance des enfants de nos patients qui sont confrontés à
cet agir répétitif qu’est l’alcoolisme, nous a convaincu de l’intérêt de développer
cette approche particulière autour de la fratrie.
Au travers de ce travail, nous repérons que ces enfants, même devenus adultes,
restent trop souvent « otages » d’une autre scène familiale qui leur échappe et ce,
même s’ils ne cessent de l’agir.

368
Le but de notre démarche vise avant tout à permettre aux personnes qui nous
consultent un accès à la subjectivation grâce à la remise en circuit de la demande à
l’autre et du désir singulier de chacun. Lors des séances, les membres de la fratrie
expérimentent à nouveau cette altérité entre eux et avec nous. Notre position en tant
qu’analyste est de favoriser la création d’un discours articulable, partageable,
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concernant les origines et les fragilités éventuelles des différents membres de la
famille. Cela a comme conséquence l’émergence de davantage de pensées sur leur
propre parcours ainsi qu’une subjectivation fantasmatique propre. Par ailleurs, au
décours de ce suivi en fratrie, un grand nombre d’enfants nous interpellent pour
entamer un travail analytique individuel, signe pour nous d’une certaine appropria-
tion subjective de leur histoire et de ces avatars. Après tout, l’une des visées d’une
analyse n’est-elle pas aussi de permettre à une personne d’accepter d’être l’enfant
de ses parents ?

Silvia Erice
UNIMPSI
Dr Fleming 16
28036 Madrid
Espagne
silviaerice@yahoo.es

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