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https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2006-3-page-389.htm
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Philippe Mary et al., « La prison en Belgique : de l'institution totale aux droits des
détenus ? », Déviance et Société 2006/3 (Vol. 30), p. 389-404.
DOI 10.3917/ds.303.0389
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Deux types de mutations de la prison contemporaine sont aujourd’hui mis en avant par
les recherches françaises et canadiennes : d’une part, ouverture et complexification des
rapports de pouvoir, qui remettraient en question la notion d’institution totale ; d’autre
part, émergence d’un référentiel mêlant reconnaissance des droits, responsabilisation et
examen des besoins sous l’angle de la gestion des risques, qui complexifierait notamment
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l’analyse foucaldienne de la prison disciplinaire. En Belgique, la première mutation se
heurte à la dégradation des conditions de détention ; par contre, l’apparition de nouveaux
problèmes et l’évolution des processus de désaffiliation semblent changer les rapports que
le détenu entretient avec la prison. Quant à la seconde mutation, ses signes restent très mar-
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ginaux et persiste le contraste entre institution totale et discours sur les droits des détenus.
dans une trajectoire, de sorte que l’entrée dans l’institution constitue de moins en moins le
changement culturel radical dont parlait Goffman. Quant à la seconde mutation, si des
signes en sont perceptibles dans certaines pratiques et, surtout, dans certains discours ou
dans la nouvelle législation pénitentiaire belge, nous verrons qu’ils restent très marginaux
et que rien ne laisse présager une évolution comparable à celle de la France et encore moins
à celle du Canada.
Dans une revue de littérature relativement récente, Chantraine (2000) montre en subs-
tance qu’une des caractéristiques actuelles de la sociologie carcérale française est de revi-
siter le champ en voulant se démarquer de l’emprise qu’y exerce l’analyse en termes d’ins-
titution totale de Goffman. Tout d’abord, ces recherches montrent que la prison évolue
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vers une plus grande ouverture, dont témoignent l’humanisation des régimes de détention
ou l’amélioration de l’offre de soins et d’activités culturelles, avec pour conséquence que
l’une des caractéristiques essentielles du concept d’institution totale, l’isolement dans un
espace clos et coupé de l’extérieur semble de moins en moins pertinente (Chantraine,
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2000, 304). Ensuite, ces recherches soulignent que la relation détenu – surveillant ne se
limite plus à un rapport de forces total car, d’une part, elle se complexifierait par les échan-
ges qu’elle suppose pour gérer le quotidien et, d’autre part, grâce à l’accroissement de ses
marges de manœuvre, le détenu conserverait un statut d’acteur et la nature de la contrainte
carcérale sera alors ce que le détenu n’arrive pas à mettre en œuvre (Chantraine, 2000,
307), ce qui conduirait à privilégier les analyses de trajectoires carcérales. Qu’en est-il
dans les prisons belges ?
2
Pour rappel, l’institution totale selon Goffman est un lieu de résidence et de travail où un grand nombre
d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement lon-
gue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées
(Goffman, 1968, 41).
3
Goffman, 1968, spéc. 123-124, 140, 232-235.
MARY ET AL., LA PRISON EN BELGIQUE : DE L’INSTITUTION TOTALE AUX DROITS DES DÉTENUS ? 391
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en évidence le caractère hétérogène du régime, issu d’un processus sélectif variant selon
le type d’interaction entre surveillants et détenus du fait des différences dans les offres de
l’institution ou dans l’utilisation des opportunités existantes. Par ailleurs, l’adaptation à la
prison, certains aspects de la mise au travail, les sanctions, la participation aux activités
ainsi que les visites apparurent comme des éléments fondamentaux de constellations de
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4
Voir notamment les rapports du Comité européen pour la prévention de la torture (1998, 2002) lors de ses
deux dernières visites en Belgique.
5
Pour une recension critique de ces recherches en Belgique, voir Béghin, 2002.
392 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ
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gement de la durée des détentions préventives, l’allongement des peines (augmentation
sensible du nombre de peines supérieures à 5 ans) et la proportion croissante des détenus
étrangers.
Plus récemment, Deltenre (2003, 193-198) a mis en évidence que la croissance de la
proportion de longues peines en prison (supérieures à 3 ans) était moins due à un allonge-
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ment de la durée des peines prononcées qu’aux possibilités de cumul de peines (au
moment du jugement ou lors de leur exécution), aux révocations de sursis ou de libérations
anticipées qu’emporte la condamnation et à la survenance plus tardive d’une libération
conditionnelle.
Parmi les interactions de facteurs mentionnés supra, plusieurs recherches ont démontré
l’importance de celles entre le recours privilégié à la détention préventive en ce qui
concerne les étrangers (avec pour conséquence une plus grande probabilité de condamna-
tion à un emprisonnement ferme) (Snacken et al., 2004, 24), les modalités de répression
des affaires de stupéfiants dans lesquelles les étrangers sont également surreprésentés (De
Pauw, 2003), la proportion d’étrangers incarcérés qui passe de 21% en 1980 (Wilryck,
1981, 286) à 45% en 2003 (Snacken et al., 2004, 16-17) et la proportion d’usagers de dro-
gues incarcérés qui atteindrait quelque 50% (Adam, Bartholeyns, 2003).
Couplée à la dégradation des conditions de détention, cette reconfiguration de la popu-
lation carcérale, progressive quoique relativement rapide puisque s’étendant à peine sur
une vingtaine d’années, va modifier non seulement les rapports en détention, mais aussi la
portée des caractéristiques de l’institution totale goffmanienne.
6
Justice en chiffres 2005, Bruxelles, SPF Justice, 20.
7
La population est arrêtée au 1er mars de chaque année ; il ne s’agit donc pas d’une population journalière
moyenne.
8
Les difficultés de calcul de la capacité pénitentiaire pointées par Beyens et al. (1993, 101-121) et les résul-
tats auxquels arrivent ces chercheurs laissent supposer que cette densité est en fait sous-évaluée.
9
C’est-à-dire le nombre de détenus par 100 000 habitants qui, en Belgique est passé d’environ 50 à près de 90
en 25 ans.
MARY ET AL., LA PRISON EN BELGIQUE : DE L’INSTITUTION TOTALE AUX DROITS DES DÉTENUS ? 393
Drogue et violence
Les recherches empiriques menées sur l’usage de drogues (Adam, Bartholeyns, 1997 ;
De Maere et al., 2000)10 et les violences (Béghin et al., 2000)11 en prison, fournissent des
données permettant d’éclairer, dans une certaine mesure, la teneur des relations interper-
sonnelles à la lumière de la reconfiguration de la population carcérale.
Tout d’abord, les relations entre détenus semblent être de plus en plus influencées par
le fait d’être ou non consommateur de drogues. Les usagers forment des groupes (Vous
devez vous liguer…) afin de faciliter leur approvisionnement et la manière dont se nouent
leurs relations est déterminée par le type de stupéfiants utilisés, mais aussi par la région
d’origine ou l’origine ethnique. Comme le soulignait un détenu, ce dernier facteur ne doit
pas être négligé : Oui, je connaissais ces junkies à l’extérieur. J’en ai pris quelques fois
avec eux, mais ici, à l’intérieur, je traîne plutôt avec des gens comme moi. Ici, je suis avant
tout Marocain. Si la consommation de cannabis semble relativement tolérée au motif
qu’elle rendrait les détenus plus calmes, divers problèmes n’en sont pas moins relevés par
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les personnels : d’autres substances (amphétamines, cocaïne…) génèrent agressivité, over-
doses ou troubles du comportement dus aux crises de manque et, de manière générale,
l’approvisionnement en drogues passe par un réseau de trafics, plus ou moins organisé
selon le type d’établissement et souvent accompagné de rackets, de menaces ou de règle-
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ments de compte créant un climat de suspicion. De plus, cette situation fait courir aux déte-
nus non-usagers le risque d’être initiés à la consommation de stupéfiants (Ils prennent ça
devant toi, pour que tu paies, pour que ça te donne envie. Alors, ça fait une très mauvaise
ambiance en cellule), parfois sous la pression du chantage, de menaces, de violences ver-
bales ou physiques destinées à assurer que consommer ensemble = se taire ensemble. La
majorité des personnes interrogées citent les trafics et la spirale d’endettement dans
laquelle se trouvent certains détenus comme d’importantes sources de violences.
La portée de ces problématiques doit cependant être relativisée. D’une part, nombre
d’acteurs soulignent leur dimension fonctionnelle et légitimante et, ce faisant, remettent en
question le fonctionnement institutionnel, la fonction de la peine et l’absence de politique
pénitentiaire. Pour plusieurs d’entre eux, la drogue, ce n’est pas le problème car elle permet
en fin compte de maintenir l’équilibre du système dans les conditions actuelles de détention
et, à ce titre, peut faire figure de solution. D’autre part, les comportements violents12 sont en
définitive peu nombreux. À cet égard, nos résultats ont permis de souligner que ces com-
portements, liés ou non à la drogue, sont surtout le symptôme de la problématique plus large
des régimes pénitentiaires, qui peut, grosso modo, se résumer ainsi : un régime caractérisé
par l’organisation d’activités, la mise au travail et une plus grande autonomie laissée aux
10
La première recherche, commanditée par l’administration pénitentiaire, visait à contribuer à l’élaboration
d’une politique pénitentiaire en matière de drogues sur base de l’analyse des dispositifs existants, des modes
de détection, des sanctions, des régimes, du traitement des usagers et de la formation des personnels, à travers
un recueil de données empiriques auprès de l’ensemble des établissements pénitentiaires francophones. La
seconde recherche portait sur la réalisation d’un instrument épidémiologique de l’usage de drogues et des
comportements à risques en prison en vue d’élaborer une politique de santé adéquate.
11
Cette recherche, commanditée par l’administration pénitentiaire, visait à examiner la question de la violence
en prison dans le but d’anticiper certains développements observés à l’étranger. D’une durée de 2 ans, elle
s’est basée sur des observations de plusieurs mois dans 8 établissements, sur plus de 300 entretiens (détenus,
surveillants, directeurs et autres intervenants), ainsi que sur l’analyse des rapports disciplinaires et des
cahiers de punition sur une période de 6 mois (1er mars 1999 – 31 août 1999).
12
Sont visées ici les évasions, émeutes, agressions physiques, tentatives de suicide ou automutilations.
394 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ
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d’ordre et de sécurité pour faire face aux manifestations de violences individuelles, favori-
sant dès lors le développement de régimes stricts. Ce faisant, elles vont alors privilégier un
modèle pour le moins différent, celui d’importation qui prend en compte l’influence des
caractéristiques des détenus eux-mêmes et des changements démographiques et sociaux
plus larges sur les événements en prison, et suppose des mesures ségrégatives (identifica-
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13
Voir en particulier Tubex, 2001.
MARY ET AL., LA PRISON EN BELGIQUE : DE L’INSTITUTION TOTALE AUX DROITS DES DÉTENUS ? 395
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pectives d’emploi, passages répétés dans la délinquance ou la drogue, rapports conflictuels
avec la police, arrestations, comparutions devant le juge de la jeunesse, placements en insti-
tution… Pour nombre de détenus, le « judiciaire » est devenu une composante en soi de la
sociabilité. Dès l’adolescence et parfois plus tôt, il fait très vite partie de leur environne-
ment immédiat. La première bifurcation semble se situer entre 13 et 15 ans, âge auquel peut
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démarrer une activité délinquante. Et après une période de délinquance juvénile, ponctuée
par l’une ou l’autre mesure de protection, le passage en prison à 18, 19 ou 20 ans semble
devenir chose commune. Pour ceux-là, familiarisés dès l’adolescence avec les instances
répressives, la justice pénale finit par faire figure de repère – figure négative mais figure
quand même – bien au-delà des instances familiales et scolaires. De même l’institution car-
cérale finit par s’imposer comme lieu de passage obligé, au même titre que l’école pour
d’autres, mieux nantis ou plus chanceux (Kaminski et al., 1999, 4915).
De ces résultats, émerge nettement la figure de la désaffiliation proposée par Castel
(1995) en croisant un axe professionnel – caractérisé par l’absence de travail – et un axe
sociofamilial – caractérisé par l’isolement social ou, à tout le moins, par une vulnérabilité
relationnelle. Cette définition, dont on connaît par ailleurs le succès, permet de revisiter les
caractéristiques principales de l’institution totale goffmanienne. Outre la surveillance qui
fonde le couple détenus – surveillants et rend possible le développement de relations de
pouvoir, Goffman (1968, 47-54) retenait l’incompatibilité de l’institution avec deux struc-
tures sociales de base : le travail salarié auquel une nouvelle signification doit être trouvée
dans la mesure où tous les besoins du détenu sont pris en charge ; la famille, inconciliable
avec la vie communautaire d’une institution dont l’efficacité dépend en grande partie du
degré de rupture par rapport à l’univers familier. Toujours selon Goffman, l’entrée dans
l’institution impliquera donc un changement culturel, le détenu faisant l’objet de techni-
ques de mortification (isolement, formalités d’admission, dépouillement…) (Goffman,
1968, 56-78), qui conduisent à sa dépersonnalisation et à son aliénation. Comme nous
14
Voir les références dans Béghin, 2002, 215-216.
15
Voir aussi de Coninck, Brion, 1999, 930-942. Grâce à l’analyse des trajectoires sociopénales, les mêmes
constats sont d’ailleurs faits par la sociologie carcérale française et, en particulier, par Chantraine lorsqu’il
montre que l’incarcération vient prolonger une trajectoire de galère et fait partie intégrante de leur monde
social de sorte que le passage d’un côté ou de l’autre des murs n’est pas une rupture, mais s’inscrit dans une
même temporalité (Chantraine 2003, 370-375). Pour une étude canadienne s’inscrivant aussi dans l’analyse
des trajectoires, voir Strimelle, Poupart, 2004.
396 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ
l’avons déjà évoqué, la sociologie carcérale française a remis en question cette analyse,
considérant que « l’humanisation » des prisons, correspondant à un assouplissement rela-
tif des règlements de la vie quotidienne, a pour effet que les techniques de dépersonnalisa-
tion deviennent moins évidentes, les marges de manœuvre du détenu grandissent, ainsi que
ses possibilités de maintenir une cohérence identitaire entre ce qu’il était avant d’entrer en
prison et ce que l’on veut faire de lui en tant que détenu (Chantraine, 2000, 304).
Pour la Belgique, une autre hypothèse semble pouvoir être soutenue : compte tenu de
l’extension de la désaffiliation, si la rupture avec les univers familiers se consomme avec
l’incarcération, elle est déjà largement entamée avant celle-ci pour nombre de détenus, de
sorte que la prison devient un passage normal dans leur trajectoire. De ce fait, l’entrée dans
l’institution constituerait de moins en moins un changement culturel radical puisque la
définition de la situation carcérale ne nécessitera plus qu’une socialisation partielle, et non
nouvelle comme le soutenait Goffman, du détenu. Les techniques de mortification pour-
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raient ainsi perdre en intensité car l’isolement par rapport au monde extérieur n’a plus le
même effet (ou le même objectif) de dépossession des rôles que le détenu y jouait (déjà
limités) et de son identité sociale (déjà infériorisée). Il n’y a plus à faire du détenu un indi-
vidu nouveau et différent qui, en définitive, a toujours été ce qu’il devient alors, puisque
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précisément il l’était déjà pour une bonne part. L’étude des trajectoires permet ainsi de
souligner que, si la vacuité du temps carcéral est un thème particulièrement récurrent dans
les récits de détenus, elle apparaît en prolongement de la vacuité existentielle à l’extérieur :
la situation d’enfermement vient seulement creuser un peu plus en profondeur le vide exis-
tentiel que l’activité délinquante antérieure tentait déjà de remplir, tant bien que mal, et
plutôt mal que bien (de Coninck, Brion, 1999, 952).
Plus généralement, si l’on reprend l’analyse de Castel16, l’hypothèse serait donc qu’à
l’époque de Goffman, les populations carcérales (ou asilaires) s’inscrivaient davantage
dans la zone de vulnérabilité, voire d’insertion, en raison d’une situation économique favo-
rable au plein-emploi et de liens socioaffectifs relativement forts qui, ensemble, endiguaient
le passage dans la zone de désaffiliation ; de ce fait, l’incarcération signifiait effectivement
rupture par rapport à ces deux univers. Aujourd’hui, l’ampleur prise par le chômage et l’af-
faiblissement des liens socioaffectifs alimentent la zone de désaffiliation de manière telle
que la rupture se produit avant l’incarcération. En ce sens, il y aurait changement des rap-
ports du détenu à l’institution totale, mais changement qui n’affecterait guère les spécifici-
tés de celle-ci et permettrait de poursuivre une analyse de la prison en termes de pérennité de
sa logique, a fortiori si l’amenuisement des autres possibilités d’assujettissement renforce
la place prise par le contrôle et la surveillance17. Hormis du point de vue des détenus, ce
« changement » paraît d’autant moins substantiel que la recherche historique en montre
l’existence à d’autres périodes18. Cependant, la formalisation de la reconnaissance de droits
aux détenus dans une récente législation belge oblige à approfondir l’analyse.
16
Pour rappel, en croisant les axes mentionnés supra (travail et sociofamilial), Castel (1995) définit un conti-
nuum de 3 zones allant de l’intégration à la désaffiliation en passant par la vulnérabilité.
17
Dans le même sens, Snacken, 2002, 137.
18
Voir la contribution de Fecteau et al. dans ce numéro, notamment lorsqu’ils soulignent que la prison se
situe, tout à la fois, au début de la trajectoire carcérale et à l’extrémité d’une autre trajectoire qui la croise
sans jamais s’y réduire, celle du malheur passager devenu répétitif, celle des petites exclusions devenues
rejet global : ces trajectoires d’existences qui ne sont pas vraiment criminelles, mais qui devront trop sou-
vent se résigner à avoir la prison, voire plus rarement le pénitencier, comme horizon à leur destin.
MARY ET AL., LA PRISON EN BELGIQUE : DE L’INSTITUTION TOTALE AUX DROITS DES DÉTENUS ? 397
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privation de liberté et de la nécessité de le limiter au maximum par le respect de la dignité
humaine, la participation des détenus à l’organisation de la détention ou la normalisation
qui apparaît de plus en plus comme une exigence normative de reconnaissance des droits
des détenus et de rapprochement de la prison du monde libre par les conditions de vie
comme par les contacts extérieurs21.
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19
Voir notamment les contributions de Chantraine, de Robert et Frigon, et de Vacheret dans ce numéro.
20
Loi de principes concernant l’administration des établissements pénitentiaires et le statut juridique des déte-
nus, Moniteur belge, 1er février 2005.
21
Sur cette notion de normalisation, voir Snacken, 2002.
398 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ
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préjudice matériel et moral et poser à l’auteur, directement ou indirectement, les questions
qui l’accablent et, pour l’auteur, d’assumer ses responsabilités à l’égard des victimes, de
s’acquitter de sa dette morale ou matérielle et d’accepter sa culpabilité. Concrètement, cet
objectif trouverait à s’appliquer dans le plan de détention individuel, dans les dispositions
relatives au travail pénitentiaire et dans diverses modalités d’exécution de la peine. Enfin,
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l’objectif de réhabilitation chapeaute, sur un plan plus moral, les deux objectifs précédents
en ce qu’il doit permettre au détenu de se réconcilier avec lui-même et de trouver un arran-
gement avec la victime et la société ; rompant avec son passé, il pourra ainsi développer
une image plus positive de lui-même, montrer qu’il est capable de respecter les lois, rem-
bourser sa dette et être rétabli dans son honneur et ses droits de citoyen actif.
Responsabilisation
La loi belge n’étant pas encore entrée en vigueur, il est évidemment difficile d’en exa-
miner empiriquement les applications. Certaines données disponibles permettent cepen-
dant de formuler l’hypothèse que, si le thème de la responsabilisation, adossé à la gestion
des risques, se généralise dans le champ pénal, s’il est repérable dans les normes et prati-
ques de libération conditionnelle ou dans les discours de ce nouveau dispositif que sont les
conseillers en réparation, il n’en reste pas moins très marginal et, une fois de plus, se heurte
violemment aux conditions de détention actuelles.
Une récente recherche sur les frontières de la justice 22 a montré que la question de la
responsabilisation est aujourd’hui généralisée, tant parmi les justiciables que les profes-
sionnels, et que son poids s’accroît à mesure de l’insistance sur la prévention des risques.
Un lien assez fort est apparu entre cette responsabilisation généralisée et le travail en
réseau mis en valeur aujourd’hui pour assurer la cohérence et l’efficacité des dispositifs.
En pratique, le problème est qu’au contraire, le travail en réseau accentue plus qu’il ne
diminue l’indétermination du processus de responsabilisation. Dans le réseau, se côtoient
de multiples acteurs, s’opposent de nombreux intérêts et coexistent maintes interprétations
22
De Coninck et al., 2005. Cette recherche ambitionnait d’analyser les mutations actuelles de la justice à tra-
vers les rapports que celle-ci entretient avec d’autres champs de l’intervention sociale (école, travail social,
santé…) et, plus particulièrement, les rapports qu’entretiennent les professionnels de ces différents champs
(magistrats, assistants de justice, enseignants, psychologues, médecins…) dans le traitement de problèmes
tels que le décrochage scolaire, le surendettement, l’usage de drogues…
MARY ET AL., LA PRISON EN BELGIQUE : DE L’INSTITUTION TOTALE AUX DROITS DES DÉTENUS ? 399
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chiatrisation de son « cas », et c’est lui qui l’aura voulu (De Coninck et al., 2005, 329)23.
Indicateurs d’une tendance, ces résultats ne concernent cependant que les pratiques en
milieu ouvert. En prison, deux dispositifs semblent concernés : la libération conditionnelle
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23
Pour une étude canadienne sur la question, mais du point de vue des justiciables, voir Otero et al., 2004.
24
À noter cependant l’existence de différences sensibles entre le nord et le sud du pays, qui renvoient par ail-
leurs à la question de répartition de compétences entre État fédéral et entités fédérées, question complexe et
trop spécifiquement belge pour être abordée ici. En tout état de cause, l’offre de programmes reste pour le
moins lacunaire et est à mille lieux de celle décrite, par exemple, par Robert et Frigon dans ce numéro.
400 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ
Ainsi, non seulement ceux qui disposent le moins de ressources pour se prendre en mains
sont ceux qui sont le plus soumis à une telle injonction (Martuccelli, 2001), mais en outre,
comme le montre la recherche sur les frontières de la justice, faute de pouvoir y répondre,
ils en viennent à être considérés comme des personnes « à risque », qui « n’y comprennent
rien » ou sont de mauvaise foi, devenant alors d’incessants objets de soupçons (de Coninck
et al., 2005, 177-185). On ajoutera que, selon certains praticiens, pour éviter pareille situa-
tion, un certain nombre de détenus en viendraient à préférer aller « à fond de peine » plutôt
que de subir un tel contrôle, comportement qui serait alors de nature à renforcer la « nor-
malisation » de la détention dans leur trajectoire. Reste que la libération conditionnelle ne
concerne que quelque 20% des modes de libération et son impact sur l’institution doit donc
être relativisé.
Sur un autre plan, on a vu que la nouvelle loi pénitentiaire belge fixait un objectif de
réparation. On entre ici dans le registre de la justice réparatrice, à maints égards différent
de celui du « juste dû », mais qui n’est pas sans entretenir certains rapports avec celui-ci,
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notamment sous l’égide de la responsabilisation. En 2000, dans le prolongement d’une
recherche-action menée depuis 1998 dans six établissements pénitentiaires25, une circu-
laire ministérielle créait la fonction de consultant en justice réparatrice, destinée à faire
évoluer la culture pénitentiaire d’une justice punitive vers une justice réparatrice26, afin
que le détenu quitte sa position passive pour devenir un sujet responsable de la résolution
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du conflit en prenant des initiatives de réparation envers les victimes et la société. Pour ce
faire, les consultants sont censés mener, d’une part, des actions visant à modifier des
aspects structurels de l’institution comme les conditions de détention et à promouvoir des
valeurs réparatrices (communication, concertation, participation ou responsabilisation) ;
d’autre part, des actions individuelles liées à la communication entre le détenu et la victime
(médiations directes ou indirectes).
Le dispositif a rencontré maints obstacles, plutôt classiques, mais dont les principaux
sont utiles à évoquer pour notre propos ainsi que, ici aussi, pour en relativiser la portée27.
Tout d’abord, le dispositif fut imposé sans concertation par le haut et a inévitablement sus-
cité des résistances parmi les personnels, en particulier de direction (auxquels sont ratta-
chés les consultants) et de surveillance, résistances alimentées par la prédominance de
préoccupations sécuritaires peu compatibles avec les principes de justice réparatrice.
Ensuite, la circulaire ministérielle ne définissant pas le contenu de la fonction, son flou a
favorisé la multiplication de pratiques, parfois éloignées des questions de réparation, au
point de faire dire à certains consultants qu’ils risquaient de faire tout et n’importe quoi
pour combler le vide émotionnel et structurel de l’institution face auquel ils se sentent bien
seuls. Solitude d’autant moins étonnante, enfin, que ce dispositif de justice réparatrice
apparaît en bout de course pénale, non seulement déconnecté de toute politique péniten-
tiaire et pénale, inexistante en la matière, mais dépendant aussi de réformes – ne serait-ce
que dans le domaine des conditions de détention – dont la maîtrise échappe aux consultants
comme aux autres personnels. Au total, comme l’indiquait un directeur lors d’un forum
consacré à la réparation en prison : Malgré une opposition initiale assez virulente des
directeurs, les consultants ont été imposés dans les staffs de direction. Électrons presque
25
Voir Demet et al., 2000 ; Robert, Peters, 2002.
26
Circulaire ministérielle n° 1719 du 4 octobre 2000.
27
Nous nous basons ici sur les résultats d’une analyse en groupe, réalisée par J. Béghin avec les consultants en
justice réparatrice francophones en juillet 2004 sur le thème de la réparation en prison. Le rapport d’analyse
n’a pas été publié.
MARY ET AL., LA PRISON EN BELGIQUE : DE L’INSTITUTION TOTALE AUX DROITS DES DÉTENUS ? 401
libres au plan local mais coordonnés néanmoins au niveau central, accédant pour la plu-
part à leur premier emploi – précaire – dans un milieu dont les réactions défensives sont
bien connues, les consultants devaient développer des projets emportant, au forceps si
nécessaire, l’adhésion des directions locales – car rien ne se fait en prison sans l’accord
du directeur et, en cascade, la participation du personnel de surveillance (Dizier, 2004).
Dans un tel contexte, on comprendra aisément que l’adhésion des détenus au projet
n’en fut que plus malaisée. Mais, à cet égard, deux points intéressants pour notre problé-
matique ont pu être mis en évidence. D’une part, pour plusieurs consultants, outre le fait
que le contexte de détention actuel rend la mise en œuvre de [la justice réparatrice] parti-
culièrement illusoire, les détenus ne sont pas prêts à entrer dans un processus réparateur
tant il leur est difficile de penser à autre chose que leur situation et donc de démarcher
auprès des autres. Comme l’expliquait un directeur : La « culture du respect » que véhicule
la justice réparatrice et que nous souhaitons insuffler parce qu’elle serait de nature à pro-
duire du sens dans une institution qui en manque cruellement, n’est pas celle de la prison.
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Réduits à l’enfermement et à leur qualité commune de détenus, nombre d’entre eux déve-
loppent une nécessaire économie personnelle de survie, réclamant du pain (repas et can-
tine) et des jeux (des activités occupationnelles peu contraignantes mais lucratives) et ne
consentant que très subsidiairement à la formation et à la remise en question. Comment
être réceptif à un message de réparation, comment développer de l’empathie par rapport
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à une victime lorsque l’on se sent soi-même victimisé par un système répressif qui ne res-
pecte pas ses usagers ? (Dizier, 2004). D’autre part, si toute action réparatrice doit idéale-
ment être le fruit d’une adhésion libre et volontaire, le contexte carcéral n’y est guère pro-
pice. Pour certains consultants, l’adhésion n’est souvent que superficielle, certaines
démarches, comme la signature d’un formulaire d’engagement à indemniser les parties
civiles, s’avérant purement formelles dans le but de préparer un dossier de libération
conditionnelle le plus convaincant possible dès lors que l’attitude à l’égard de la victime
constitue l’un des critères de décision28. Resurgit alors ici la question évoquée supra du
soupçon jeté sur le détenu, dont la mauvaise foi se doit d’être toujours testée dans les mani-
festations de ce qui devrait être sa responsabilisation.
Conclusion
Les obstacles rencontrés par les consultants en justice réparatrice ne sont en définitive
que le reflet de la situation générale que nous évoquions au début de cet article et l’annonce
de ceux que rencontrera la mise en œuvre de la nouvelle loi pénitentiaire. Comme nous
l’avons montré ailleurs, en prenant appui sur les questions de discipline et de soins de santé
(Bartholeyns, et al., 2002), son effectivité dépend d’une telle nébuleuse de changements,
complexifiée par la structure institutionnelle spécifique à la Belgique, que sa portée risque
de se limiter durablement à sa dimension symbolique. Aussi, quels changements peut-on
vraiment pointer dans les prisons belges ? Dans un contexte de forte surpopulation et de
conditions de détention dégradées, 1/ un profil des détenus où usagers de drogues et étran-
gers sont surreprésentés, 2/ une « normalisation » du passage en prison dans des trajectoires
sociopénales et 3/ une ébauche de responsabilisation à la croisée entre droits des détenus et
gestion des risques. Si le premier changement est significatif, le deuxième est à relativiser
28
Le constat est également fait par certains praticiens en charge de médiations entre détenus et victimes (Buona-
testa, 2004, 251).
402 DÉVIANCE ET SOCIÉTÉ
dans le temps et le troisième reste marginal, aucun n’étant de nature à remettre en cause les
fondements de l’institution. Persiste ainsi le contraste entre une institution totale dont les
conditions de détention accentuent la dimension contraignante et un discours, en l’espèce
sur les droits des détenus, qui, classiquement, s’inscrit dans l’ordre de la légitimation bien
plus que du changement. Mais, en Belgique, à l’une ou l’autre exception près, malgré
l’abondance et la réputation des discours sur le traitement pénitentiaire depuis le début du
XXe siècle, aucune réforme d’envergure n’a jamais été mise en œuvre par l’administration
pénitentiaire et la prison n’en apparaît dès lors que davantage pour ce qu’elle est et reste fon-
damentalement : un lieu de punition, de relégation et d’exclusion. En attendant que la nou-
velle loi produise des effets analysables, la sociologie carcérale belge pourra toujours se
nourrir des processus de mise en œuvre de cette réforme et, bien sûr, de trajectoires socio-
pénales dont toute la richesse n’a pas encore été exploitée.
Philippe Mary
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Frédérique Bartholeyns
Juliette Béghin
Centre de recherches criminologiques
Université Libre de Bruxelles
Avenue F.D. Roosevelt, 50 CP 137
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B-1050 Bruxelles
phmary@ulb.ac.be
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Summary
French and Canadian researches bring to the fore two sorts of fundamental change in
the contemporary prison world. On one hand, there is an opening up and a complexifica-
tion of the way power operates which would question the notion of prison as a total institu-
tion. On the other hand, a model emerges which mixes the recognition of rights, a growing
sense of responsability and appreciation of needs in the light of risk management, which in
particular would lead to a re-examination of the foucaldian analysis of prison as a disci-
plinary institution. In Belgium, the first change comes up against a degradation in the con-
ditions of detention, but the emergence of new problems and the evolution of the process
of disaffiliation seem to alter the relationships which the detainees have with prison. As to
the second change, its manifestation remains extremely marginal and the contrasts persist
between the total institution and discourses on the rights of detainees.