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LA GAUCHE COLONIALE EN FRANCE

Socialistes et radicaux (1885-1905)

Gilles Candar

Société d’études soréliennes | « Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle »

2009/1 n° 27 | pages 37 à 56
ISSN 1146-1225
DOI 10.3917/mnc.027.0037
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La gauche coloniale en France
Socialistes et radicaux (1885-1905)

Gilles Candar
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La gauche coloniale n’est pas un objet facile à identifier, tant l’his-
toire des relations entre « la gauche française » et « l’empire colonial »
semble « tissée de malentendus, de contradictions et de brusques
revirements » selon les termes choisis par Emmanuelle Sibeud au
seuil de sa récente étude synthétique 1. Le plus simple serait peut-être
de commencer par un repérage sommaire des lieux au moment où
s’accomplissent les grandes entreprises coloniales de la France répu-
blicaine, c’est-à-dire entre 1885, qui marque selon Gilles Manceron 2
le tournant colonial de la République, et 1905, avec la stabilisation
des Empires coloniaux et les révélations des massacres au Congo
lesquels signifient, toujours selon Emmanuelle Sibeud, le début d’une
nouvelle période, mais aussi l’élaboration d’une pensée de gauche,
multiple et hétérogène, contradictoire même, critique, laudative ou
nuancée, de l’expansion coloniale. L’intérêt de la double décennie
observée réside justement dans le fait qu’elle correspond à la fois à
la mise en place de l’Empire colonial et à la préhistoire des pensées
de gauche le concernant.
L’historiographie « classique » de la colonisation 3 a établi aussi

1. Voir Emmanuelle Sibeud, « La gauche et l’empire colonial avant 1945 », in Ouvr.


coll., Histoire des gauches en France, II, Paris, La Découverte, 2005, p. 341-356.
2. Voir Gilles Manceron, 1885 : le tournant colonial de la République, Paris, La Décou-
verte, 2007.
3. Notamment Henri Brunschwig, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français
1871-1914, Paris, Armand Colin, 1960 ; Raoul Girardet, L’idée coloniale en France

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bien l’existence et la montée progressive de l’influence d’un « parti
colonial » que la relative discrétion avec laquelle celui-ci a mené ses
entreprises. Discrétion relative car associations, comités, journaux,
brochures, conférences, tout est public… Il existe même des groupes
spécifiques à la Chambre et au Sénat, ainsi qu’une administration et
une direction politique avec la création d’un ministère autonome des
Colonies. Mais discrétion tout de même, car le sujet n’est pas de ceux
qui sont le plus débattus à la tribune de la Chambre ou du Sénat et
dans la grande presse d’opinion, sauf justement au moment de la crise
de 1885 et, par la suite, dans quelques occasions particulières. À vrai
dire, l’information circule souvent, mais elle est alors donnée comme
n’appartenant pas à la sphère du débat public. Nous savons que le
« parti colonial » se constitue en France autour des « républicains de
gouvernement », opportunistes, progressistes ou modérés : Gambetta
et Ferry notamment, leurs deux principaux hommes d’État, préco-
nisent cette politique et patronnent les premiers essais d’organisation
et de propagande en France comme les entreprises de conquête à
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l’extérieur. Nous savons aussi que cette politique trouve un appui
sur sa droite avec le soutien actif des libéraux de tradition orléaniste,
investis avec le « centre gauche » de Thiers et Say dans une alliance
pour fonder, conduire et gérer la République avec l’aile modérée
des républicains 4. Nous connaissons moins bien les aides, relais ou
influences qui viennent conforter ce « parti colonial » sur sa gauche.

Les radicaux. Un ralliement progressif et diversifié


Lors des débats de 1885, la grande majorité du radicalisme est vent
debout contre Ferry. On cite souvent les plus beaux passages des envo-
lées de Clemenceau contre les « accusés de haute trahison » que sont
Ferry et ses ministres, ses ricanements sur « les races prétendument
supérieures » ou ses démonstrations de la vanité du « rêve colonial »
alors que « gronde dans les ateliers l’éternelle question sociale ». Les
débats publiés par Gilles Manceron permettent de rappeler la part
prise par Georges Périn et Camille Pelletan, avec d’autres, comme

de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972, rééd. Hachette Littératures « Pluriel »,
2007 ; Charles-Robert Ageron, Histoire de la France coloniale, Paris, A. Colin,
1990.
4. Voir Jean Garrigues, La République des hommes d’affaires (1870-1900), Paris,
Aubier, 1998.

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Lockroy ou Barodet, dans cette dénonciation de la politique coloniale
des « républicains de gouvernement ».
Mais, dès 1885, il ne s’agit pas d’une unanimité du radicalisme.
De toute façon, celle-ci n’a jamais existé : le radicalisme, appel-
lation diffuse, peut servir de pure indication de sensibilité laïque
ou sociale, voire méridionale, sans vouloir dire beaucoup plus à
l’intérieur du camp républicain. Comités, journaux et cercles radi-
caux sont des plus divers 5, et à la Chambre les députés se répartis-
sent dans au moins deux groupes distincts, voire davantage… Donc
en 1885, notamment parmi ceux que leur historien Jacques Kayser
appelle les « politiques » par opposition aux « intransigeants » ou
« doctrinaires », se rencontrent déjà des radicaux qui soit assument
ouvertement leur choix colonial comme Peytral ou Lanessan 6, soit
sont prêts à accepter la conséquence des conquêtes et à les poursuivre,
dès lors qu’elles sont engagées, tels le successeur de Ferry à la prési-
dence du Conseil, Brisson, un dignitaire radical, et plusieurs de ses
collègues du gouvernement, le Sarthois Cavaignac ou le Bourguignon
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Sarrien. Cet engagement, sauf dans le cas de Lanessan, chargé de
missions officielles et d’ailleurs tourné vers les questions tropicales
par ses activités scientifiques en zoologie et botanique, reste le plus
souvent discret.
Les radicaux apparaissent peu en effet au sein du « parti colonial »
qui se constitue alors, dans les divers comités ou publications insti-
tués : Comité de l’Afrique française (1890), Comité de Madagascar
(1895), Comité de l’Asie française (1901), Comité du Maroc (1904),
même si c’est un radical, un « bleu » du Morbihan, Paul Guieysse
qui préside à partir de 1905 le Comité de l’Océanie française. Mais
il s’agit déjà d’une autre période, et de terres bien lointaines. Henri
Brunschwig décrit ce parti colonial comme fortement ancré au centre
et élargi des deux côtés avec une raréfaction aux extrêmes. Son constat
est incontestable, mais il semble possible de le nuancer légèrement :
le centre en question est un peu décalé sur sa droite. Les deux ailes
sont en effet nettement déséquilibrées. Ces comités expriment plutôt
une tendance typique des années 1890 : ils reposent sur une alliance

5. À Paris ainsi, on dénombre 34 comités différents d’appellation radicale au moment


des élections de 1885, Voir Jacques Kayser, Les grandes batailles du radicalisme 1820-
1901, Paris, Marcel Rivière, 1962.
6. Jean-Marie de Lanessan (1843-1919), alors député de la Seine, premier radical
à diriger une colonie comme gouverneur général de l’Indochine, où il est nommé en
avril 1891 et reste trois ans.

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forte des républicains de gouvernement, opportunistes ou modé-
rés, avec les anciens « centre gauche » ou libéraux élargis au « centre
droit », aux catholiques notamment intéressés par les perspectives
d’évangélisation : c’est la République du « ralliement » ou de « l’esprit
nouveau » que promeuvent des héritiers de Gambetta (ici, Étienne,
ailleurs Spuller ou Challemel-Lacour…). On ne voit pas bien dans
ces conditions pour quelles raisons les radicaux viendraient en nom-
bre s’y compromettre, à moins d’avoir de fortes raisons de participer
à ces échanges (députés des « vieilles colonies », anciens ministres
chargés du secteur, etc.).
De même, il n’est pas surprenant de ne pas rencontrer nombre de
radicaux déclarés au sein de l’Union coloniale française que consti-
tuent en 1893 les entreprises françaises intéressées par les colonies
et que président le banquier Mercet, puis Charles-Roux. Les seuls
radicaux qui apparaissent dans son bulletin devenu la Quinzaine colo-
niale en 1897 sont des ministres ou anciens ministres des Colonies,
tels Chautemps ou Delcassé… Cela n’empêche pas les relations, mais
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il faut admettre qu’elles ne se mettent pas en avant dans ce contexte.
Le radicalisme de gestion et d’affaires existe sans doute d’ores et
déjà, mais il n’a pas encore organisé ses cercles et relais officiels. Le
« comité Mascuraud » par exemple, comité républicain du commerce
et de l’industrie, n’est créé qu’en 1899 sans être d’ailleurs tout de suite
l’efficace relais du radicalisme en la matière qu’il deviendra. Dans
le groupe colonial constitué à la Chambre en 1892 par Étienne, un
ancien collaborateur de Gambetta, venu de la République française,
se rencontrent pourtant une quinzaine de radicaux aux côtés d’une
masse de députés modérés ou libéraux 7. Présence peu tapageuse en
outre : pour connaître les noms de ces députés, il faut aller les chercher
en pages intérieures dans un petit entrefilet du Bulletin du Comité
de l’Afrique française… (juillet 1892, p. 16) et l’initiative de don-
ner une liste complète des membres du groupe n’est pas renouvelée
par la suite. Il n’est pas possible de déterminer des proportions trop
précises : les appartenances multiples, le flou des étiquettes ruinent
toute prétention à l’exactitude. Dans la liste de 1892 figurent des
radicaux très modérés comme Antonin Dubost, futur président du
Sénat, Ernest Vallé, futur Garde des Sceaux et président du parti

7. Henri Brunschwig, repris par Raoul Girardet, en dénombre une dizaine. Une
acceptation large du terme « radical » englobant tous ceux qui se revendiquent comme
tels d’une manière ou l’autre permet d’aller jusqu’à la quinzaine.

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radical, Théophile Delcassé, Étienne Dujardin-Beaumetz, Ernest
Braud, de Rochefort-sur-Mer, le « soyeux » lyonnais Ernest Bérard,
mais aussi Stéphen Pichon, Camille Dreyfus, Gustave Hubbard et
le docteur Édouard Isambard, de Pacy-sur-Eure, alors à la gauche
du parti, ainsi que des élus coloniaux comme Gaston Thomson (de
Constantine, un ancien gambettiste), Dominique Forcioli (l’autre
député du Constantinois), Alfred Letellier (Alger), Ernest Deproge
(Martinique) et Gaston Gerville-Réache (Guadeloupe)… et un
socialiste, Gustave Franconié (Guyane), un moment tenté par le
boulangisme, encore lié à l’Extrême-gauche radicale. Le groupe séna-
torial se constitue début 1898 sous la présidence du modéré Jules
Siegfried. La présence radicale y est assurée par l’ancien ministre des
Finances Paul Peytral, autre « radical de gouvernement » devenu très
modéré, mais qui de toute façon a toujours voté les crédits coloniaux,
même en 1885 pour le Tonkin.
Le radicalisme colonial existe donc, mais il ne s’affiche pas, et pour
en prendre toute la mesure, il vaut mieux s’intéresser à des instances
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plus directement liées à la gestion politique. Les radicaux sont en
effet actifs dès les origines au sein du ministère des Colonies, qui est
d’abord une direction rattachée au ministère de la Marine, dans une
logique tournée vers la conquête, fidèle à la vieille justification des
colonies comme points d’appui maritimes (« point de colonies, point
de marine » répètent dans la première moitié du siècle les ministres
de la Marine face à leurs contradicteurs libéraux), puis, avec quelques
allers et retours, au ministère du Commerce, afin de veiller à la mise
en valeur économique, avant que ne s’impose la solution synthétique
d’un ministère autonome. Eugène Étienne, député d’Oran, proche
de Gambetta, collaborateur de la République française, est souvent
donné comme son premier et principal organisateur (1887 et 1889-
1892). La mise en place est en fait progressive, jusqu’en 1894, et il
est nécessaire d’associer à Étienne deux autres noms importants du
personnel politique : Félix Faure, député du Havre, futur président de
la République, mais aussi premier sous-secrétaire d’État aux colonies
dans le cabinet Gambetta (1881-1882), fonctions qu’il reprend sous
la direction de Jules Ferry (1883-1885) et une quinzaine de jours en
janvier 1888, et Amédée de La Porte, gendre d’Allain-Targé et petit-
fils de Villemain 8. De La Porte exerce ses fonctions de 1886 à 1889

8. Amédée de La Porte (1848-1900), député des Deux-Sèvres, est lié à diverses


grandes familles du droit, de la politique et de l’université. Il est le gendre d’Henri

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dans quatre gouvernements différents (Freycinet, Goblet, Tirard et
Floquet) et, davantage encore que son beau-père, gambettiste radi-
calisant, il est lié à toutes les tentatives d’organisation de la famille
politique radicale dans les deux dernières décennies du siècle.
Le ministère des Colonies, dès les origines, n’échappe donc pas à
l’influence radicale, sans que celle-ci ne soit jamais exclusive (mais elle
ne l’a jamais été nulle part 9) et la présence radicale a plutôt tendance
à s’accroître avec le temps. Le second radical à diriger le ministère est
en mars 1892 Émile Jamais, qui l’occupe près d’une année, et il est
suivi par beaucoup d’autres. Jamais, radical-socialiste du Gard, est à
la fois un juriste et un spécialiste des questions sociales et financières,
proche de la fraction la plus à gauche du radicalisme, celle qui se dit en
tout cas soucieuse de réformes profondes dans la société et l’État, un
de ces jeunes députés avec lesquels Jaurès, par exemple, essaie d’entrer
en contact. Sa mort prématurée à 36 ans, juste après sa réélection
en 1893, interrompt une carrière politique qui avait brillamment
commencé. Il est suivi dans ses fonctions ministérielles par de nom-
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breux radicaux : sur les dix ministres qui lui succèdent jusqu’en 1905,
nous comptons une bonne moitié de radicaux, et leur nombre serait
certainement plus élevé si nous portions l’étude plus en avant dans
l’histoire de la République 10. Ces parlementaires font alors figure de
spécialistes et ce sont leurs noms qui se retrouvent à l’occasion dans
les comités ou la presse du « parti colonial », où leur participation peut
être vue comme fonctionnelle. Mais, au-delà, quelle est leur action

Allain-Targé (1832-1902), député et ministre des Finances de Gambetta, puis minis-


tre de l’Intérieur de Brisson, un personnage-clef du personnel républicain des décen-
nies 1870 et 1880, lui-même fils d’un député du Maine-et-Loire et gendre d’Abel
Villemain (1790-1870), professeur à la Sorbonne, membre de l’Académie française
et ministre de l’Instruction publique sous Louis-Philippe. La deuxième fille d’Allain-
Targé est mariée à Charles, frère de Jules Ferry, et le fils d’Amédée, Henri de La Porte
(1880-1924) sera député socialiste des Deux-Sèvres… et, guesdiste, un des animateurs
de la tendance anticolonialiste au congrès international de Stuttgart (1907).
9. C’est une des raisons du point d’interrogation, souvent oublié, à La République
radicale ?, Paris, Éd. du Seuil, 1975, de Madeleine Rebérioux.
10. Ernest Boulanger (1893-1894), André Lebon (1896-1898), Antoine Guillain
(1898-1899) et Albert Decrais (1899-1902) sont des modérés, comme l’avaient été
auparavant Albert Berlet (1882), François de Mahy (1883 et 1887-1888) et Armand
Rousseau (1885). Théophile Delcassé (1893 et 1894-1895), venu de la République
française et du milieu gambettiste, peut être qualifié de radical par son apparte-
nance au groupe de la gauche progressiste, que préside son prédécesseur de La Porte.
Émile Chautemps (1895), Paul Guieysse (1895-1896), Georges Trouillot (1898),
Gaston Doumergue (1902-1905) et Étienne Clémentel (1905-1906) sont radicaux,
Chautemps et Doumergue s’affirmant même radicaux-socialistes.

42
spécifique dans ce ministère ? Quelle est celle du groupe colonial, en
dehors du banquet annuel qui se tient au printemps ? Ne serait-ce que
parmi les radicaux évoqués, faut-il imaginer une cohésion entre élus
aux situations si diverses, opposants ou gouvernementaux, ruraux ou
urbains, représentants des colons d’Algérie, le plus souvent hostiles à
toute évolution du statut des indigènes, ou députés noirs des Antilles,
héritiers de Schœlcher et champions d’une promesse d’intégration
progressive des colonisés dans la citoyenneté française ? Il en va de
cette sociabilité parlementaire, à la confluence de l’administration, du
politique et de l’économie, comme des autres, de la franc-maçonnerie
ou de tous les lieux de rencontre : il est possible d’en repérer l’exis-
tence, de proposer des rapprochements, d’envisager des probabilités,
mais il est très difficile d’administrer des preuves d’action directe et
d’apporter des conclusions fermes. Ce qui est le plus facile à saisir est
l’utilité politique de cette présence : un ministre radical aide à passer
un cap difficile, notamment au cours de la législature 1885-1889
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pendant laquelle les adversaires de la politique coloniale, à droite et à
gauche, sont assez nombreux pour mettre en péril le vote des budgets
nécessaires. Après Ferry arrive ainsi Brisson, et très vite, de janvier
1886 à mai 1887, au sous-secrétariat d’État, Amédée de La Porte,
dont la connaissance familiale et personnelle du milieu parlementaire
est des plus précieuses. À nouveau, en janvier 1888, lorsque les crédits
du Tonkin sont menacés par la montée des remugles liés aux scan-
dales parlementaires et à la démission de Grévy, il s’avère opportun
que Félix Faure, trop lié à Jules Ferry, se retire et qu’Amédée de La
Porte reprenne du service (janvier 1888-février 1889). Mais nous sou-
haiterions avoir davantage d’informations sur les relations entre ces
ministres, les bureaux et les parlementaires, au sein ou en marge des
diverses instances concernées, conseil supérieur des Colonies, com-
missions parlementaires et groupes coloniaux. Les groupes spécifiques
de la Chambre et du Sénat existent, ils se développent (200 députés
en 1902) et fonctionnent, mais ne laissent pas d’archives et ne cher-
chent pas la publicité. Avec Henri Brunschwig et Raoul Girardet,
nous ne pouvons que regretter qu’aucune liste de parlementaires ne
soit donnée après la période de formation des groupes et nous devons
nous contenter comme eux d’émettre l’hypothèse probable que peu
à peu les radicaux y viennent davantage. Il serait surprenant que La
Porte, écarté du Parlement au cours de la législature 1889-1893, donc
non concerné en 1892, Chautemps ou d’Estournelles de Constant,
député à partir du printemps 1895, n’en fassent pas partie. Ils jouent

43
un rôle actif dans les débats coloniaux et se déterminent comme
leurs collègues en faveur des divers choix possibles d’administration
coloniale. Ainsi, Chautemps donne la définition de son ministère qui
convient le mieux aux milieux de l’Union coloniale :

Le ministre des Colonies, malgré ses préoccupations politi-


ques, administratives, judiciaires, pédagogiques, confessionnelles,
militaires à l’occasion, navales mêmes, est tenu de se considérer
avant tout comme un second ministre du Commerce (bravos pro-
longés).
Gouverneurs, magistrats et fonctionnaires de tous ordres, offi-
ciers de terre ou de mer, ne sont que les moyens : le commerçant seul
est la force. C’est pour lui que l’administration doit être faite 11.

Cette administration est-elle une administration particulièrement


radicale ? Même si ce n’est pas leur but premier, les ministres radi-
caux peuvent favoriser l’emploi au sein de l’administration coloniale
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de fonctionnaires ou d’employés radicaux ou recommandés par des
élus radicaux… C’est en tout cas ce que semble confirmer a contra-
rio le retour récurrent de critiques contre la pléthore ou le caractère
arbitraire des nominations, y compris au sein des groupes coloniaux,
voire du fait de jeunes élus radicaux, lesquels se préparent ainsi à
devenir ministres des Colonies et à devoir y rendre les arbitrages
nécessaires : c’est par exemple la destinée vécue par Messimy en 1910-
1911 12. Mais bien auparavant, le plus illustre des grands administra-
teurs radicaux, souvent cité en exemple du basculement radical sur
la question coloniale, fut Paul Doumer, nommé à l’extrême fin de
1896 gouverneur général de l’Indochine. La suite de son parcours
l’a fait un peu oublier, mais le futur adversaire du Bloc et du Cartel
des gauches, le chef des « saxons » comme disait Jaurès, fait figure
dans cette décennie « fin-de-siècle » de jeune espoir d’un radicalisme
prometteur, prêt à réformer le pays. Chef de cabinet de Floquet,
Doumer est élu député de l’Yonne en 1891 malgré les adjurations des
ferrystes, avec le soutien proclamé de Jaurès et des radicaux les plus
avancés. Sa victoire est mise sur le même plan que celle de Lafargue
à Lille par la Petite République, comme marquant une défaite des
républicains de gouvernement et l’annonce de victoires des partisans

11. Émile Chautemps, discours au banquet de l’Union coloniale, Bulletin du Comité


de l’Afrique française, juillet 1895, cité par H. Brunschwig, op. cit., p. 134.
12. C’est l’objet de l’essentiel du chapitre 11 de H. Brunschwig, ibidem.

44
du progrès social et des réformes. Son projet d’impôt sur le revenu,
en 1895-1896, fait frémir Léon Say qui voit revenir le temps de la
Terreur révolutionnaire. Cela ne l’empêche pas d’accepter quelques
mois seulement après ce passage fracassant au ministère cette mission
coloniale, confirmant ainsi aux yeux du public que l’administration
des colonies ne constitue plus un enjeu de politique intérieure. Mais
si sa nomination fait image, elle ne détermine pourtant pas de césure
fondamentale, elle parachève plutôt une évolution bien engagée. La
messe était dite depuis déjà plusieurs années.
Pour caractériser l’évolution des radicaux sur la question coloniale,
on invoque souvent le témoignage de Jean Jaurès. Celui-ci, dans
un texte daté et donc achevé le 31 janvier 1904, est revenu sur les
débats des années 1880 et sur les controverses coloniales. Il y critique
tour à tour l’opportunisme et le radicalisme, mais réserve peut-être
les rosseries les plus appuyées à l’égard des radicaux, du moins des
radicaux-socialistes de l’extrême-gauche, nuance Clemenceau, la plus
anticoloniale dans ses discours. Jaurès va même jusqu’à écrire qu’il
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« considère comme un des plus grands malheurs qui soient arrivés à la
République » la discussion fin 1885 sur les crédits au Tonkin et qu’il
s’agit peut-être là de « l’erreur capitale de la vie de Clemenceau » ! Sa
conclusion désabusée et ironique est souvent reprise :

Curieuse destinée des partis ! Aujourd’hui, c’est le radical-socia-


liste Doumergue qui, comme ministre des Colonies, administre
(fort intelligemment d’ailleurs) le vaste domaine colonial de la
France. Ce sont deux radicaux, MM. de Lanessan et Doumer,
qui ont le plus longtemps gouverné l’Indochine. C’est le brillant
collaborateur et ami de Clemenceau, M. Pichon, qui est Résident
général à Tunis, et nul n’a plus de zèle que Pelletan à assurer la
Tunisie contre toute surprise par le développement du magnifique
port militaire de Bizerte. C’est un radical-socialiste, M. Dubief,
qui dans un substantiel et remarquable rapport étudie les moyens
de consolider l’influence de la France dans ses colonies par une
politique avisée, généreuse et humaine 13.

Texte intéressant, en ce qui concerne Jaurès et nous y reviendrons,


mais aussi par sa caractérisation, efficace et souriante, de l’évolution

13. Jean Jaurès, Préface aux discours parlementaires. Le socialisme et le radicalisme en


1885 (1904), Genève, Slatkine, 1980, p. 22.

45
du radicalisme dans son ensemble, aussi bien des modérés ou « poli-
tiques » comme Lanessan qui avaient toujours soutenu Ferry, que
des « doctrinaires » de l’extrême-gauche, dont le comportement se
modifie avec l’exercice du pouvoir, comme Pelletan et Pichon en
attendant Clemenceau lui-même 14. La diversité radicale est peut-être
trop lissée : Lanessan ainsi a toujours été colonial et Pichon a peu
de choses en commun avec Estournelles de Constant, très critique
contre l’administration coloniale et favorable aux régimes de protec-
torat 15. Les radicaux se rallient, mais n’adoptent pas pour autant une
pensée unique. Se retrouve chez eux la diversité des options qui se
rencontrent au sein de l’ensemble du parti colonial : quelles limites
à l’expansion ? Quelle politique religieuse, économique ou sociale ?
Faut-il favoriser ou non le peuplement ? Jouer la carte de l’autono-
mie coloniale ou celle de la direction par le pouvoir central ? Faut-il
préférer l’administration directe ou le protectorat ? Jaurès ne dit rien
ici de ces débats, qui ne sont pas son objet, mais constate que pour
l’essentiel, tout était joué dès 1885. Dès cette date, les radicaux ne
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pensaient pas possible l’évacuation et acceptaient la politique du fait
accompli. Il est catégorique, y compris dans la seule exception qu’il
envisage :

Au fond, aucun des radicaux ne voulait vraiment en octobre


1885 l’abandon du Tonkin. Aucun gouvernement radical n’en
aurait pris la responsabilité. Je me trompe : l’esprit inflexible et
l’intrépide logique de Georges Périn n’eussent pas défailli à cette
résolution redoutable. Mais il était le seul. J’ai assisté, quelques
mois après le vote, à un curieux dialogue entre Georges Périn et
Clemenceau. Clemenceau lui demanda brusquement : « Si nous
avions pris le pouvoir, auriez-vous évacué le Tonkin ? — Oui,
tout de suite, avec le seul délai de quelques mois pour négocier la
sécurité de ceux qui s’étaient là-bas compromis pour nous. — Moi,
non, répliqua vivement Clemenceau : c’est impossible 16 !

14. Camille Pelletan, très lié à Jaurès par leur voisinage éditorial à la Dépêche de
Toulouse, est ministre de la Marine dans le gouvernement Combes (1902-1905)
et Stephen Pichon Résident général en Tunisie de mars 1901 à 1906. Par ailleurs,
le cas le plus difficile à traiter et qui demanderait le plus de nuances serait celui de
Clemenceau lui-même…
15. Voir Paul d’Estournelles de Constant, La politique française en Tunisie. Le pro-
tectorat et ses origines, Paris, Plon, 1891.
16. J. Jaurès, op. cit., p. 22.

46
Jaurès a toujours gardé estime et affection envers Georges Périn
(1838-1903). Mais ce vaillant militant limousin, grand voyageur, savant
et pionnier des grandes luttes républicaines, est d’évocation commode :
non seulement il est mort quand Jaurès écrit ces lignes, mais il était
depuis 1889 écarté du Parlement et totalement hors du jeu politique.
L’authenticité de son radicalisme peut d’autant mieux être louée qu’elle
appartient à un passé révolu. Vigné d’Octon, député de Lodève (1893-
1906), en représenterait le dernier avatar, mais moins méthodique,
moins présent en tout cas dans les discussions parlementaires… et il
reste hors du cercle des relations du député de Carmaux.

Les socialistes avant 1905.


Théorie évanescente et pratiques erratiques
Jaurès parle savamment des radicaux et des opportunistes, de Clemen-
ceau et de Ferry, mais de lui-même ? Il en a l’occasion puisque sa
préface, courte au regard du volume qu’elle introduit, prend tout
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de même 178 pages. Il se met en scène assez modestement, par
caractère ou effet de rhétorique : jeune député de 26 ans en 1885, il
reconnaît qu’il « n’a point senti alors toute la gravité du problème »,
qu’il s’orientait péniblement « à travers les obscurités », qu’il hésitait
entre « malaise inexprimé » et « optimisme frivole », etc. 17. Sans doute,
Jaurès en 1885 ne relève pas du socialisme. Puisqu’il est un jeune
député républicain du Tarn, il est bien en droit de voter systéma-
tiquement pour les crédits du Tonkin et la politique de Ferry lors
de tous les votes de la nouvelle législature de 1885. Il s’est d’ailleurs
fait élire explicitement sur ce programme. Il a participé à l’effort de
propagande coloniale entrepris par l’Alliance française, constituée en
1883-1884 sous le patronage de Paul Bert et de nombreux républi-
cains de gouvernement, élargi sur sa droite à des catholiques comme
Mgr Lavigerie ou encore le comte d’Haussonville et sur sa gauche à un
demi-radical patriote tel que Lockroy, pourtant hostile à l’expédition
au Tonkin. Dans les conférences qu’il a données sur le sujet à Castres,

17. Ibid., p. 15-17. Souvenir personnel, peut-être un peu incongru, mais témoignage
sincère sur la difficulté des lectures jaurésiennes : jeune professeur d’histoire qui son-
geait à commencer une thèse sur un sujet lié au socialisme jaurésien, j’ai lu pour la
première fois ce texte en 1980 lors de sa réédition, avec intérêt, plaisir et passion,
mais je me souviens très bien qu’à l’époque, l’ayant terminé, je n’avais pas compris
pour autant à quel point Jaurès lui-même se rangeait en 1885 du côté de Ferry et
de la politique coloniale.

47
Albi et Mazamet 18, Jaurès n’a pas dissimulé la portée de l’objectif de
l’Alliance française, culturel et pacifique, mais aussi conçu en soutien
à la politique coloniale. Il a vanté celle-ci, reprenant les grands thèmes
de l’argumentaire ferryste : la République a apporté à la France des
terres nouvelles nécessaires à son approvisionnement en matières
premières et à ses débouchés, elle va y répandre son influence et son
prestige, ces peuples soumis sont « des enfants » qui ne demandent
qu’à s’instruire et à nous aimer :

Jamais nous n’avons fait de mal […] volontairement ; des


premiers nous avons étendu aux hommes de couleur la liberté des
blancs, et aboli l’esclavage ; […] là où la France est établie, on
l’aime, là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; partout où sa
lumière resplendit, elle est bienfaisante ; là où elle ne brille plus, elle
a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les
cœurs restent attachés. Voilà ce que gagne une nation à pratiquer
envers les faibles l’humanité et la justice : le jour où elle doit produire
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son histoire, elle peut la montrer tout entière et ne rien cacher de ce
qu’elle a fait ; nos colonies peuvent avoir confiance en nous 19.

Au cours de la campagne, Jaurès a ferraillé contre ses adversai-


res, qu’il s’agisse des rares radicaux présents dans le Tarn, dans le
Gaillacois notamment, ou des conservateurs hostiles à ces guerres
extérieures coûteuses et inutiles. Quand Jaurès arrive à la Chambre, ce
n’est pas vraiment par juvénilité ou inexpérience qu’il soutient Ferry 20,
mais par un choix raisonné, nourri de témoignages concrets. Après
tout, les Jaurès n’ont pas attendu Ferry pour s’intéresser à l’expansion
outre-mer de la France : « ils sont nombreux parmi les miens, et depuis
un demi-siècle, ceux qui ont porté ou qui portent la croix d’honneur
pour avoir versé leur sang sur les champs de bataille ou exposé leur
vie dans les mers lointaines » rappellera un jour Jaurès au cours de
polémiques locales, alors qu’il se réclame déjà d’un vaste « parti socia-
liste 21 ». La famille de Jaurès est pour une large part une famille de

18. Cette conférence publiée en brochure à Albi en 1884 est pour la première fois
intégralement republiée dans Œuvres de Jean Jaurès, I, Les années de jeunesse, Paris,
Fayard, à paraître en 2009.
19. Voir J. Jaurès, Les années de jeunesse, ibidem.
20. Il s’explique longuement dans « Le vote du 24 décembre et la situation française »,
l’Avenir du Tarn, 24 décembre 1885, à paraître dans Les années de jeunesse, op. cit.
21. Jean Jaurès, « Conclusion », la Dépêche, 6 novembre 1890.

48
militaires 22. L’amiral Charles Jaurès (1808-1870) était présent à la
prise d’Alger, il a guerroyé en Chine, comme son frère Benjamin
(1823-1889), qui finit lui aussi amiral, après avoir combattu en
Cochinchine. Alphonse Jaurès (1828-1899), un oncle paternel du
député tarnais, dont il est très proche, a été zouave en Algérie. Du
côté maternel, l’oncle Louis Barbaza (1830-1902), ancien officier, est
très attaché à la politique coloniale et un animateur local de l’Alliance
française. Et en 1885, Louis Jaurès (1860-1937), le jeune frère de
Jean, enseigne et bientôt lieutenant de vaisseau à 24 ans, participe
vaillamment, sur mer et sur terre, à l’expédition de Madagascar, qui
permet l’occupation de Tamatave et Diégo-Suarez. C’est donc bien
informé, sinon à bon droit, que Jaurès est alors un républicain colonial.
Il ne cesse évidemment pas de l’être quand il devient socialiste. Mais
il est difficile de dire jusqu’à quelle date il mérite ce qualificatif.
Longtemps après la crise de 1885, Jaurès s’abstient de parler du
sujet, silence qui ne lui est pas naturel et qui peut donc être envisagé
comme le signe d’une évolution, au moins d’un doute. Puisque les
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républicains sont divisés par cette politique, qui n’avait d’ailleurs pas
été clairement menée et assumée, mais qui est maintenant résolue,
et que Jaurès veut l’union du parti républicain, pourquoi l’aborder
frontalement ? Mais cela n’empêche pas Jaurès de dire bien souvent
sa fidélité et son respect pour Ferry, même après s’en être politique-
ment détourné. En tout cas, ce n’est pas la politique coloniale qu’il lui
reproche, alors que son adversaire conservateur, Léon Abrial, mène
encore campagne à Castres sur ce sujet aux élections de 1889. Jaurès
continue à saluer Ferry, sa personnalité et son œuvre, notant un jour
– nous sommes fin 1890 – que « son seul tort en toutes choses a
été de vouloir fortement ce que les autres voulaient à demi ou aux
trois quarts ; il y a eu un moment où tout le monde en France était
engoué d’expansion coloniale : il a pris la Tunisie et le Tonkin 23 ».
Discourant à la distribution des prix du lycée, il confie aux jeunes gens
qui l’écoutent qu’au service, ils ne rencontreront plus « d’aventure et
d’imprévu », sauf dans « quelques échappées coloniales 24 » et il évoque

22. Voir Jacques Limouzy, « L’armée dans l’environnement familial et social du jeune
Jean Jaurès », Cahier Jaurès 3, Jean Jaurès. Bulletin de la SEJ, 130, octobre-décembre
1993.
23. Jean Jaurès, « Lissagaray et Jules Ferry », la Dépêche, 19 novembre 1890. Notons
encore la participation de Jaurès en 1889 à une revue explicitement « coloniale », les
Annales économiques.
24. Jean Jaurès, discours à la distribution des prix du lycée de Toulouse, 31 juillet

49
encore « la belle opération de Tunisie 25 », même s’il regrette qu’elle
ait été ternie par de tristes spéculations financières.
Il se réclame du socialisme depuis longtemps et il se rapproche des
socialistes militants. Ceux-ci sont anticolonialistes, comme l’extrême
gauche radicale, ni plus ni moins. Les motions ou déclarations de
Guesde ou Lafargue disent ce qu’ont longtemps répété Pelletan ou
Clemenceau. Autant que de Kautsky, Turati ou Costa, c’est de ces
derniers me semble-t-il que doit être rapprochée la motion antico-
loniale votée par le congrès de Romilly du Parti ouvrier français en
septembre 1895 26. « Ni un homme, ni un sou… » n’est pas un slogan
qui marquerait une meilleure diffusion de l’idéologie marxiste en
France, mais la poursuite du langage de la gauche, jadis libérale, ensuite
démocrate-socialiste ou radicalement républicaine, contre les flibus-
teries du gouvernement et des puissants. Ce texte, au demeurant très
court, qu’il ne faut pas mythifier, donne simplement quelques phrases
d’explication économique contre les expéditions du Madagascar et
du Tonkin, agrémentés de charges plus classiques contre la colonie
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« école du vice » pour les militaires. Cela n’implique pas non plus une
politique particulière des guesdistes à la Chambre : en général, les
députés du Parti ouvrier ne prennent pas la parole sur le sujet. Pour
le reste, comme l’extrême gauche radicale-socialiste, ils votent contre
les crédits… sauf exception, par exemple quand l’existence du gou-
vernement Bourgeois est en jeu. Jourde, ancien adjudant et député de
Bordeaux, se distingue en se prononçant régulièrement en faveur de la
conquête de Madagascar 27, mais il n’est pas toujours seul. Ses collègues
du socialisme marseillais, Antide Boyer, d’Aubagne, Gabriel Baron,
d’Aix-en-Provence, mais aussi Charles Sauvanet, de l’Allier, tous
anciens radicaux, émettent, à l’occasion, des votes coloniaux, laissant
isolé l’apôtre Guesde sans que la logique de leurs actes soit nécessai-
rement évidente : soutien à la conquête elle-même, populaire dans les
grandes villes portuaires ouvertes sur le négoce, ou prise de position
dans le champ parlementaire, en fonction d’enjeux plus globaux ? La

1892, repris dans Œuvres de Jean Jaurès II, Le passage au socialisme, Paris, Fayard, à
paraître en 2010.
25. Jean Jaurès, « La question juive », la Dépêche, 2 juin 1892.
26. Voir Georges Haupt, Madeleine Rebérioux, « L’Internationale et le problème
colonial » (1963), repris dans Madeleine Rebérioux, Vive la république !, Gilles Candar,
Vincent Duclert (eds.), Paris, Démopolis, 2009. Le texte intégral de la motion,
publiée en page intérieure du Socialiste, est donné ci-après.
27. Voir Claude Willard, Les guesdistes. Le mouvement socialiste en France 1893-1905,
Paris, Éd. sociales, 1968, p. 209-212.

50
situation des socialistes des autres groupes et courants est à peu près la
même : quelques articles très vifs, au milieu des années 1880 28, et une
pratique parlementaire diverse, sauf sans doute chez Vaillant, toujours
des plus fermes sur les liens entre politique coloniale et développement
des contradictions du capitalisme, prélude à la révolution sociale.
Devenu compagnon de route du guesdisme, après l’avoir été de
la gauche radicale-socialiste, Jaurès n’a aucune raison d’être dépaysé
par le discours ambiant, il retrouve des thèmes qu’il connaît bien et
depuis longtemps. Il n’est pas forcément d’accord avec tout, mais ce
n’est pas nouveau, et pour lui, ce n’est pas grave. En même temps, ce
travailleur infatigable lit, discute, s’informe. Il n’est pas vraiment pos-
sible de connaître le détail de son évolution, il apparaît seulement qu’à
un certain moment Jaurès ne se dit plus favorable dans son principe
à la politique coloniale. Quand ? Après un silence assez long sur le
sujet, il donne un article sur la question dans la Petite République. Il
le fait sur un mode relativement mineur. Il demande aux socialistes,
avant le Congrès international de Londres auquel il s’apprête à par-
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ticiper, de ne pas prendre de position « dogmatique » sur la politique
coloniale 29. Certes, désormais, comme tous les socialistes, il réprouve
celle-ci, et il énumère toutes les bonnes raisons de le faire (gaspillage
des richesses, exceptionnelle corruption, instincts de déprédation et
de rapines). Mais il précède ces raisons par un « c’est entendu » et les
conclue par « tout cela, le socialisme international le dira, ou plutôt
le redira… » qui ne donnent tout de même pas à sa réprobation
l’allure de la condamnation la plus véhémente et la plus personnelle.
Protestation rapide, un peu convenue, donc, et, à ma connaissance, la
première en ce qui le concerne. Jaurès se préoccupe surtout du risque
de confrontations internationales, ce qu’aucun colonial ne contre-
dirait, ce fut même du reste la raison d’être de la conférence de Berlin,
et il se contente « pour les peuples vaincus ou les races soumises » de
demander « le traitement le plus humain, le maximum de garanties ».
À Londres d’ailleurs, le congrès s’occupe d’autre chose et ne fait que
rappeler en passant sa condamnation de principe.
Jaurès garde en fait longtemps une position mitigée à l’égard de
la politique coloniale, oscillant entre un refus de principe assez vague

28. Voir Édouard Vaillant, « Une fin nécessaire », le Républicain socialiste du Centre,
30 septembre 1883, cité par Jolyon Howorth, Édouard Vaillant. La création de l’unité
socialiste en France, Paris, EDI-Syros, 1982.
29. Jean Jaurès, « Les compétitions internationales », la Petite République, 17 mai
1896.

51
et l’acceptation pratique, souhaitant que la colonisation se conforme
à des orientations démocratiques, progressistes, qu’elle prenne mieux
en compte notamment les intérêts des indigènes. Il ne semble pas qu’il
ait jamais choisi l’occasion de la discussion du budget sur les colonies
pour apporter une critique d’ensemble sur la politique nationale en
ce domaine, il procède plutôt à l’occasion de crises ouvertes, lorsque
l’événement le requiert. Mais le cheminement est néanmoins visible :
républicain, français, patriote, il découvre les problèmes posés par
l’existence de peuples colonisés. C’est le sens de plusieurs articles
qu’il rédige sur la situation algérienne après y avoir passé une semaine
de vacances en 1895 à l’invitation de Viviani. Il revient sur le sujet
en 1898, à l’occasion des émeutes antisémites d’Algérie, et il se livre
alors à une critique sévère de la politique française en Algérie, qui
n’est pas une condamnation de principe de la présence française et
qui n’est pas nécessairement plus rude que ce qu’il écrit sur d’autres
sujets. Lorsque Jaurès écrit que « nous avons été des tuteurs infidèles
du peuple arabe 30 », il ne dit pas que les Français n’avaient pas de droits
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à être les tuteurs de ladite nation, mais qu’elle n’a pas exercé ce mandat
comme il l’aurait fallu. Cependant, il préconise dès lors un change-
ment révolutionnaire : l’ouverture de droits politiques au peuple arabe,
la possibilité pour lui de « surveiller notre gestion », certes entourée de
précautions et de mesures de transition, mais d’aucun préalable.
Le germe de l’évolution est présent, il s’accompagne longtemps,
jusqu’au bout d’ailleurs, de la volonté d’assurer ce principe dans le
cadre d’une colonisation pacifique, humaine, mutuellement profitable,
tournée en priorité vers toutes les forces du travail, européennes et
indigènes. La charge ironique contre les radicaux lancée par Jaurès
en 1904, précédemment citée, porte bien sur leur anticolonialisme de
1885, pas sur leur gestion de l’Empire colonial au début du xxe siècle :
le bloc des gauches avec son ministre Doumergue « administre fort
intelligemment [notre] vaste domaine colonial », le port militaire de
Bizerte est « magnifique », le rapport de M. Dubief est « substantiel et
remarquable », ce qu’il faut, c’est « consolider l’influence de la France
dans ses colonies par une politique avisée, généreuse et humaine 31 ».
Qu’au même moment, Jaurès soutienne les efforts de ceux qui au sein
de l’Internationale davantage que dans le parti français, entendent

30. Jean Jaurès, « La question arabe », la Petite République, 1er juillet 1898. Il est
intervenu sur le sujet à la tribune de la Chambre le 19 février précédent.
31. J. Jaurès, Préface aux discours…, op. cit., p. 22-23.

52
promouvoir une « politique coloniale positive », avec Vandervelde,
Bernstein et Van Kol, n’a dans ces conditions rien de surprenant.
Diversité doctrinale et contre-pieds politiques
des socialistes après 1905
Madeleine Rebérioux parlait de « révisionnisme colonial » pour
caractériser l’attitude de Jaurès vers 1904-1905, qu’elle avait parfois
analysée 32, mais sur laquelle elle souhaitait revenir dans un volume
des Œuvres de Jean Jaurès qui devait s’intituler La découverte du plu-
ralisme culturel. Elle souhaitait montrer comment la reconnaissance
de la valeur de la civilisation arabo-musulmane prédéterminait une
évolution politique de Jaurès en matière coloniale. Selon elle, un
tournant de Jaurès se dessinerait vers 1905. Nous entrons alors dans
une autre période, différente de celle que nous souhaitions privi-
légier ici. Les prises de position socialistes, les articles de la Revue
socialiste ou du Mouvement socialiste, les interventions en congrès de
Pressensé ou d’autres ont souvent été analysés et se situent en dehors
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du cadre de notre étude 33. Mais il n’est pas possible pour autant de
ne pas esquisser la diversité socialiste en matière coloniale au début
du siècle et de ne pas chercher comment poser au mieux le problème
alors que s’élaborent des doctrines et que des choix concrets d’action
ou d’intervention s’imposent. Est-il vraiment possible d’identifier
une rupture idéologique chez Jaurès en 1905, voire un peu avant ou
après ? Au congrès de Stuttgart encore, en août 1907, il vote contre
l’amendement anticolonialiste de la gauche adopté par le congrès 34.
Mais est-ce aussi la bonne question ? En fait, la compréhension, la
sympathie de Jaurès pour la politique coloniale, s’avère à l’usage plus
exigeante, plus avertie, moins accommodante que bien des refus de
principe. D’une certaine manière, nous pourrions le parodier en disant
que chez lui, si un peu de colonialisme éloigne de l’internationalisme,
beaucoup de colonialisme y ramène. En revanche, un anticolonialiste

32. Notamment dans Jean Jaurès, Textes choisis contre la guerre et la politique coloniale,
Paris, Éd. sociales, 1959, avec G. Haupt, « L’Internationale et le problème colonial »,
loc. cit.
33. Voir Charles-Robert Ageron, L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, Paris,
Puf, 1973 ; Ahmed Koulakssis, Le parti socialiste et l’Afrique du Nord de Jaurès à Blum,
Paris, Armand Colin, 1991 ; Georges Oved, La gauche française et le nationalisme
marocain, Paris, L’Harmattan, 1984, 2 t.
34. L’amendement est adopté par 127 voix contre 108. Voir Henri de La Porte, Les
leçons de Stuttgart, Niort, 1908.

53
de principe peut fonder son refus sur une volonté de rester entre-soi et
une dévalorisation des cultures exotiques : c’est ce que Denis Lefebvre
par exemple relève chez le socialiste vaillantiste, très anticlérical, très
anticolonialiste, Maurice Allard qui se gausse des « contorsions » et du
« vocabulaire de cent mots » des « Noirs primitifs et grotesques 35 » de
la nouvelle et plus grande France. Il s’avère souvent décevant de vou-
loir trop traquer une cohérence idéologique des socialistes à travers
le simple prisme colonial/anticolonial. Dans un sujet qui n’entre pas
dans les cadres habituels du débat politique, l’enquête peut déboucher
sur une certaine confusion. La SFIO a ses débats de doctrine, et sur
le sujet, paraît en 1905 une étude qui servira longtemps de référence
impeccable, Le colonialisme de Paul-Louis 36, mais comme le notait
déjà Jaurès en 1896, la doctrine ne sert pas nécessairement à adopter
une position pratique. Or, en politique, c’est bien cette dernière qui
compte. Si nous considérons les discussions au sein de l’Internationale,
nous retrouvons ainsi constamment les guesdistes sur une position
« de gauche », conforme à leurs anciennes déclarations marxistes et
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encore fièrement proclamée par Henri de La Porte (le fils d’Amédée)
dans sa brochure sur Les leçons de Stuttgart (1908). Mais, en 1912,
les mêmes guesdistes soutiennent d’un bloc le projet de colonisation
socialiste au Maroc proposé par Deslinières qui, partant du principe
de base « le Maroc est à nous », ne voit aucun problème à confier à
une Régie socialiste la mise en valeur d’une grande partie du pays,
en la réservant à des prolétaires nationaux, préservés des « Arabes
vicieux et cruels » comme des « immigrants cosmopolites 37 ». Sur un
mode plus anecdotique, et à propos d’une affaire plus complexe, le
socialiste martiniquais Joseph Lagrosillière a pu noter aussi l’année
précédente que, s’agissant de la gestion politique quotidienne, la plus
grande partie de ses collègues socialistes au Parlement subit en fait la
« réelle influence » de deux ministres, anciens, présents ou futurs, le
radical-socialiste Messimy et le républicain-socialiste Augagneur.

35. Maurice Allard, « Colonialisme », l’Humanité, 7 août 1913, cité par Denis
Lefebvre, Le socialisme et les colonies, Paris, Bruno Leprince éditeur, 1994.
36. Paul-Louis, Le colonialisme, Paris, Librairie Bellais, 1905. L’étude est à l’origine
de l’introduction de « colonialisme » dans le Larousse du XXe siècle pendant l’entre deux
guerres : « Nom sous lequel les socialistes désignent, en la condamnant, l’expansion
coloniale, qu’ils considèrent comme une forme d’impérialisme issu du mécanisme
capitaliste » (1929).
37. Lucien Deslinières, Le Maroc socialiste, Paris, Giard et Brière, 1912. Voir l’étude
par Madeleine Rebérioux dans Id., Georges Haupt (dir.), L’Internationale et l’Orient,
Paris, Cujas, 1967, p. 154-161.

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Ainsi, au début du siècle, lorsque se pose la question des limites
de l’expansion coloniale, la réponse à y apporter n’est pas nécessai-
rement non plus d’ordre doctrinal. Le parti colonial lui-même est
hésitant : les uns avec Étienne ne veulent rien s’interdire, d’autres avec
d’Estournelles de Constant s’inquiètent des risques de démesure, des
possibilités de conflits qui se multiplient, davantage avec les autres
puissances coloniales qu’avec d’éventuelles révoltes indigènes. Quand
Jaurès s’oppose à la conquête du Maroc, il n’est pas d’un point de vue
colonial nécessairement illégitime. Il le devient quand il le fait en des
termes qui dépassent le seul cadre marocain et rappellent le crime
originaire du fait colonial, un peu comme Gambetta avait procédé
contre l’Empire libéral des années 1868-1869 avec le rappel incessant
du 2 Décembre. Ce qui fait agir et basculer Jaurès n’est pas la théorie,
les principes du socialisme ou une hostilité foncière au colonialisme,
qu’il serait vain de vouloir déterminer de force chez lui, mais c’est
une réaction d’honneur. Son patriotisme est heurté par les massacres
de populations civiles par les troupes du Gal d’Amade. C’est son ami
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Vaillant qui l’interrompt à la Chambre pour rappeler le point de
doctrine : « la politique coloniale est partout criminelle », mais Jaurès
a commencé lui par évoquer « l’honneur national » de la France et
par rappeler les leçons de Montaigne et de Guez de Balzac 38. De
même, c’est son sens moral et de l’honnêteté personnelle qui explique
d’abord ses campagnes contre les filouteries en Tunisie de Basilio
Couitéas 39, un homme de gauche d’origine grecque pourtant, pro-
tégé par le Résident général en Tunisie, le radical-socialiste Stephen
Pichon, et soutenu un temps par la Ligue des droits de l’homme.

* *
*
Comme pour l’affaire Dreyfus se pose en fin de compte une ques-
tion humaine : certains ont la capacité d’imaginer, de se représenter,
la réalité du massacre d’un douar de la Chaouïa, d’autres non ou y
demeurent indifférents. Les socialistes français longtemps n’eurent
pas trop de raisons de réviser leur opposition traditionnelle à la poli-
tique coloniale tout en sachant très bien que celle-ci continuait à se
déployer. Le succès même de celle-ci, leurs responsabilités politiques
accrues avec leurs progrès électoraux et une meilleure pénétration de

38. Chambre des députés, séance du 27 mars 1908.


39. Voir Christian Poitevin, « Jaurès et les spoliations coloniales en Tunisie. L’affaire
Couitéas (1908-1912) », Jean Jaurès. Bulletin de la SEJ, 54, juillet-septembre 1974.

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l’ensemble de la société, les mena à se poser la question de savoir ce
qui finalement était juste ou non. Les réponses varièrent, et la fra-
gilité des constructions doctrinales réside peut-être aussi dans cette
autonomie à l’égard des comportements politiques réels des uns et des
autres, mais l’ensemble finit aussi par dessiner un réformisme colonial
capable de concilier des positions de départ diverses qui devait consti-
tuer le terreau idéologique de la gauche française pendant plusieurs
décennies, jusqu’à ce que le cours des événements et les craquements
de la décolonisation redistribuent totalement les cartes à nouveau.

Annexe

Motion sur la politique coloniale adoptée au congrès de Romilly du Parti


ouvrier français
Considérant que la politique coloniale est une des pires formes de
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l’exploitation capitaliste, qu’elle tend exclusivement à élargir le champ
des produits de la classe possédante en épuisant de sang et d’argent
le prolétariat producteur ;
Considérant que ces expéditions entreprises sous prétexte de civi-
lisation et d’honneur national aboutissent à la corruption et à la
destruction des populations primitives et déchaînent sur la nation
colonisatrice elle-même toute espèce de fléaux (absinthisme rapporté
d’Algérie, généraux de coups d’État et de massacres civils, étiolement
et dégénérescence de la race, etc.) ;
Considérant que, dans Madagascar annexé après le Tonkin et le
Togo, la petite France capitaliste n’a vu et cherché que l’écoulement
fructueux de produits de leur travail volés aux travailleurs de France
et une nouvelle source de tripotages financiers ;
Considérant que la seule façon réellement humaine d’assurer des
débouchés à la production mécanique moderne est de supprimer la
barrière des classes et de permettre aux producteurs maîtres sous la
forme sociale des moyens de production de consommer eux-mêmes
les richesses sorties de leur activité manuelle et individuelle ;
Le xiiie Congrès national du Parti ouvrier français s’élève de toutes
ses forces contre les flibusteries coloniales pour lesquelles aucun socia-
liste conscient ne votera jamais ni un homme, ni un sou.
(Le Socialiste, 15 septembre 1895)

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