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Gilles Candar
2009/1 n° 27 | pages 37 à 56
ISSN 1146-1225
DOI 10.3917/mnc.027.0037
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2009-1-page-37.htm
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Gilles Candar
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bien l’existence et la montée progressive de l’influence d’un « parti
colonial » que la relative discrétion avec laquelle celui-ci a mené ses
entreprises. Discrétion relative car associations, comités, journaux,
brochures, conférences, tout est public… Il existe même des groupes
spécifiques à la Chambre et au Sénat, ainsi qu’une administration et
une direction politique avec la création d’un ministère autonome des
Colonies. Mais discrétion tout de même, car le sujet n’est pas de ceux
qui sont le plus débattus à la tribune de la Chambre ou du Sénat et
dans la grande presse d’opinion, sauf justement au moment de la crise
de 1885 et, par la suite, dans quelques occasions particulières. À vrai
dire, l’information circule souvent, mais elle est alors donnée comme
n’appartenant pas à la sphère du débat public. Nous savons que le
« parti colonial » se constitue en France autour des « républicains de
gouvernement », opportunistes, progressistes ou modérés : Gambetta
et Ferry notamment, leurs deux principaux hommes d’État, préco-
nisent cette politique et patronnent les premiers essais d’organisation
et de propagande en France comme les entreprises de conquête à
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de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972, rééd. Hachette Littératures « Pluriel »,
2007 ; Charles-Robert Ageron, Histoire de la France coloniale, Paris, A. Colin,
1990.
4. Voir Jean Garrigues, La République des hommes d’affaires (1870-1900), Paris,
Aubier, 1998.
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Lockroy ou Barodet, dans cette dénonciation de la politique coloniale
des « républicains de gouvernement ».
Mais, dès 1885, il ne s’agit pas d’une unanimité du radicalisme.
De toute façon, celle-ci n’a jamais existé : le radicalisme, appel-
lation diffuse, peut servir de pure indication de sensibilité laïque
ou sociale, voire méridionale, sans vouloir dire beaucoup plus à
l’intérieur du camp républicain. Comités, journaux et cercles radi-
caux sont des plus divers 5, et à la Chambre les députés se répartis-
sent dans au moins deux groupes distincts, voire davantage… Donc
en 1885, notamment parmi ceux que leur historien Jacques Kayser
appelle les « politiques » par opposition aux « intransigeants » ou
« doctrinaires », se rencontrent déjà des radicaux qui soit assument
ouvertement leur choix colonial comme Peytral ou Lanessan 6, soit
sont prêts à accepter la conséquence des conquêtes et à les poursuivre,
dès lors qu’elles sont engagées, tels le successeur de Ferry à la prési-
dence du Conseil, Brisson, un dignitaire radical, et plusieurs de ses
collègues du gouvernement, le Sarthois Cavaignac ou le Bourguignon
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forte des républicains de gouvernement, opportunistes ou modé-
rés, avec les anciens « centre gauche » ou libéraux élargis au « centre
droit », aux catholiques notamment intéressés par les perspectives
d’évangélisation : c’est la République du « ralliement » ou de « l’esprit
nouveau » que promeuvent des héritiers de Gambetta (ici, Étienne,
ailleurs Spuller ou Challemel-Lacour…). On ne voit pas bien dans
ces conditions pour quelles raisons les radicaux viendraient en nom-
bre s’y compromettre, à moins d’avoir de fortes raisons de participer
à ces échanges (députés des « vieilles colonies », anciens ministres
chargés du secteur, etc.).
De même, il n’est pas surprenant de ne pas rencontrer nombre de
radicaux déclarés au sein de l’Union coloniale française que consti-
tuent en 1893 les entreprises françaises intéressées par les colonies
et que président le banquier Mercet, puis Charles-Roux. Les seuls
radicaux qui apparaissent dans son bulletin devenu la Quinzaine colo-
niale en 1897 sont des ministres ou anciens ministres des Colonies,
tels Chautemps ou Delcassé… Cela n’empêche pas les relations, mais
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7. Henri Brunschwig, repris par Raoul Girardet, en dénombre une dizaine. Une
acceptation large du terme « radical » englobant tous ceux qui se revendiquent comme
tels d’une manière ou l’autre permet d’aller jusqu’à la quinzaine.
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radical, Théophile Delcassé, Étienne Dujardin-Beaumetz, Ernest
Braud, de Rochefort-sur-Mer, le « soyeux » lyonnais Ernest Bérard,
mais aussi Stéphen Pichon, Camille Dreyfus, Gustave Hubbard et
le docteur Édouard Isambard, de Pacy-sur-Eure, alors à la gauche
du parti, ainsi que des élus coloniaux comme Gaston Thomson (de
Constantine, un ancien gambettiste), Dominique Forcioli (l’autre
député du Constantinois), Alfred Letellier (Alger), Ernest Deproge
(Martinique) et Gaston Gerville-Réache (Guadeloupe)… et un
socialiste, Gustave Franconié (Guyane), un moment tenté par le
boulangisme, encore lié à l’Extrême-gauche radicale. Le groupe séna-
torial se constitue début 1898 sous la présidence du modéré Jules
Siegfried. La présence radicale y est assurée par l’ancien ministre des
Finances Paul Peytral, autre « radical de gouvernement » devenu très
modéré, mais qui de toute façon a toujours voté les crédits coloniaux,
même en 1885 pour le Tonkin.
Le radicalisme colonial existe donc, mais il ne s’affiche pas, et pour
en prendre toute la mesure, il vaut mieux s’intéresser à des instances
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dans quatre gouvernements différents (Freycinet, Goblet, Tirard et
Floquet) et, davantage encore que son beau-père, gambettiste radi-
calisant, il est lié à toutes les tentatives d’organisation de la famille
politique radicale dans les deux dernières décennies du siècle.
Le ministère des Colonies, dès les origines, n’échappe donc pas à
l’influence radicale, sans que celle-ci ne soit jamais exclusive (mais elle
ne l’a jamais été nulle part 9) et la présence radicale a plutôt tendance
à s’accroître avec le temps. Le second radical à diriger le ministère est
en mars 1892 Émile Jamais, qui l’occupe près d’une année, et il est
suivi par beaucoup d’autres. Jamais, radical-socialiste du Gard, est à
la fois un juriste et un spécialiste des questions sociales et financières,
proche de la fraction la plus à gauche du radicalisme, celle qui se dit en
tout cas soucieuse de réformes profondes dans la société et l’État, un
de ces jeunes députés avec lesquels Jaurès, par exemple, essaie d’entrer
en contact. Sa mort prématurée à 36 ans, juste après sa réélection
en 1893, interrompt une carrière politique qui avait brillamment
commencé. Il est suivi dans ses fonctions ministérielles par de nom-
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spécifique dans ce ministère ? Quelle est celle du groupe colonial, en
dehors du banquet annuel qui se tient au printemps ? Ne serait-ce que
parmi les radicaux évoqués, faut-il imaginer une cohésion entre élus
aux situations si diverses, opposants ou gouvernementaux, ruraux ou
urbains, représentants des colons d’Algérie, le plus souvent hostiles à
toute évolution du statut des indigènes, ou députés noirs des Antilles,
héritiers de Schœlcher et champions d’une promesse d’intégration
progressive des colonisés dans la citoyenneté française ? Il en va de
cette sociabilité parlementaire, à la confluence de l’administration, du
politique et de l’économie, comme des autres, de la franc-maçonnerie
ou de tous les lieux de rencontre : il est possible d’en repérer l’exis-
tence, de proposer des rapprochements, d’envisager des probabilités,
mais il est très difficile d’administrer des preuves d’action directe et
d’apporter des conclusions fermes. Ce qui est le plus facile à saisir est
l’utilité politique de cette présence : un ministre radical aide à passer
un cap difficile, notamment au cours de la législature 1885-1889
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un rôle actif dans les débats coloniaux et se déterminent comme
leurs collègues en faveur des divers choix possibles d’administration
coloniale. Ainsi, Chautemps donne la définition de son ministère qui
convient le mieux aux milieux de l’Union coloniale :
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du progrès social et des réformes. Son projet d’impôt sur le revenu,
en 1895-1896, fait frémir Léon Say qui voit revenir le temps de la
Terreur révolutionnaire. Cela ne l’empêche pas d’accepter quelques
mois seulement après ce passage fracassant au ministère cette mission
coloniale, confirmant ainsi aux yeux du public que l’administration
des colonies ne constitue plus un enjeu de politique intérieure. Mais
si sa nomination fait image, elle ne détermine pourtant pas de césure
fondamentale, elle parachève plutôt une évolution bien engagée. La
messe était dite depuis déjà plusieurs années.
Pour caractériser l’évolution des radicaux sur la question coloniale,
on invoque souvent le témoignage de Jean Jaurès. Celui-ci, dans
un texte daté et donc achevé le 31 janvier 1904, est revenu sur les
débats des années 1880 et sur les controverses coloniales. Il y critique
tour à tour l’opportunisme et le radicalisme, mais réserve peut-être
les rosseries les plus appuyées à l’égard des radicaux, du moins des
radicaux-socialistes de l’extrême-gauche, nuance Clemenceau, la plus
anticoloniale dans ses discours. Jaurès va même jusqu’à écrire qu’il
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du radicalisme dans son ensemble, aussi bien des modérés ou « poli-
tiques » comme Lanessan qui avaient toujours soutenu Ferry, que
des « doctrinaires » de l’extrême-gauche, dont le comportement se
modifie avec l’exercice du pouvoir, comme Pelletan et Pichon en
attendant Clemenceau lui-même 14. La diversité radicale est peut-être
trop lissée : Lanessan ainsi a toujours été colonial et Pichon a peu
de choses en commun avec Estournelles de Constant, très critique
contre l’administration coloniale et favorable aux régimes de protec-
torat 15. Les radicaux se rallient, mais n’adoptent pas pour autant une
pensée unique. Se retrouve chez eux la diversité des options qui se
rencontrent au sein de l’ensemble du parti colonial : quelles limites
à l’expansion ? Quelle politique religieuse, économique ou sociale ?
Faut-il favoriser ou non le peuplement ? Jouer la carte de l’autono-
mie coloniale ou celle de la direction par le pouvoir central ? Faut-il
préférer l’administration directe ou le protectorat ? Jaurès ne dit rien
ici de ces débats, qui ne sont pas son objet, mais constate que pour
l’essentiel, tout était joué dès 1885. Dès cette date, les radicaux ne
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14. Camille Pelletan, très lié à Jaurès par leur voisinage éditorial à la Dépêche de
Toulouse, est ministre de la Marine dans le gouvernement Combes (1902-1905)
et Stephen Pichon Résident général en Tunisie de mars 1901 à 1906. Par ailleurs,
le cas le plus difficile à traiter et qui demanderait le plus de nuances serait celui de
Clemenceau lui-même…
15. Voir Paul d’Estournelles de Constant, La politique française en Tunisie. Le pro-
tectorat et ses origines, Paris, Plon, 1891.
16. J. Jaurès, op. cit., p. 22.
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Jaurès a toujours gardé estime et affection envers Georges Périn
(1838-1903). Mais ce vaillant militant limousin, grand voyageur, savant
et pionnier des grandes luttes républicaines, est d’évocation commode :
non seulement il est mort quand Jaurès écrit ces lignes, mais il était
depuis 1889 écarté du Parlement et totalement hors du jeu politique.
L’authenticité de son radicalisme peut d’autant mieux être louée qu’elle
appartient à un passé révolu. Vigné d’Octon, député de Lodève (1893-
1906), en représenterait le dernier avatar, mais moins méthodique,
moins présent en tout cas dans les discussions parlementaires… et il
reste hors du cercle des relations du député de Carmaux.
17. Ibid., p. 15-17. Souvenir personnel, peut-être un peu incongru, mais témoignage
sincère sur la difficulté des lectures jaurésiennes : jeune professeur d’histoire qui son-
geait à commencer une thèse sur un sujet lié au socialisme jaurésien, j’ai lu pour la
première fois ce texte en 1980 lors de sa réédition, avec intérêt, plaisir et passion,
mais je me souviens très bien qu’à l’époque, l’ayant terminé, je n’avais pas compris
pour autant à quel point Jaurès lui-même se rangeait en 1885 du côté de Ferry et
de la politique coloniale.
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Albi et Mazamet 18, Jaurès n’a pas dissimulé la portée de l’objectif de
l’Alliance française, culturel et pacifique, mais aussi conçu en soutien
à la politique coloniale. Il a vanté celle-ci, reprenant les grands thèmes
de l’argumentaire ferryste : la République a apporté à la France des
terres nouvelles nécessaires à son approvisionnement en matières
premières et à ses débouchés, elle va y répandre son influence et son
prestige, ces peuples soumis sont « des enfants » qui ne demandent
qu’à s’instruire et à nous aimer :
18. Cette conférence publiée en brochure à Albi en 1884 est pour la première fois
intégralement republiée dans Œuvres de Jean Jaurès, I, Les années de jeunesse, Paris,
Fayard, à paraître en 2009.
19. Voir J. Jaurès, Les années de jeunesse, ibidem.
20. Il s’explique longuement dans « Le vote du 24 décembre et la situation française »,
l’Avenir du Tarn, 24 décembre 1885, à paraître dans Les années de jeunesse, op. cit.
21. Jean Jaurès, « Conclusion », la Dépêche, 6 novembre 1890.
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militaires 22. L’amiral Charles Jaurès (1808-1870) était présent à la
prise d’Alger, il a guerroyé en Chine, comme son frère Benjamin
(1823-1889), qui finit lui aussi amiral, après avoir combattu en
Cochinchine. Alphonse Jaurès (1828-1899), un oncle paternel du
député tarnais, dont il est très proche, a été zouave en Algérie. Du
côté maternel, l’oncle Louis Barbaza (1830-1902), ancien officier, est
très attaché à la politique coloniale et un animateur local de l’Alliance
française. Et en 1885, Louis Jaurès (1860-1937), le jeune frère de
Jean, enseigne et bientôt lieutenant de vaisseau à 24 ans, participe
vaillamment, sur mer et sur terre, à l’expédition de Madagascar, qui
permet l’occupation de Tamatave et Diégo-Suarez. C’est donc bien
informé, sinon à bon droit, que Jaurès est alors un républicain colonial.
Il ne cesse évidemment pas de l’être quand il devient socialiste. Mais
il est difficile de dire jusqu’à quelle date il mérite ce qualificatif.
Longtemps après la crise de 1885, Jaurès s’abstient de parler du
sujet, silence qui ne lui est pas naturel et qui peut donc être envisagé
comme le signe d’une évolution, au moins d’un doute. Puisque les
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22. Voir Jacques Limouzy, « L’armée dans l’environnement familial et social du jeune
Jean Jaurès », Cahier Jaurès 3, Jean Jaurès. Bulletin de la SEJ, 130, octobre-décembre
1993.
23. Jean Jaurès, « Lissagaray et Jules Ferry », la Dépêche, 19 novembre 1890. Notons
encore la participation de Jaurès en 1889 à une revue explicitement « coloniale », les
Annales économiques.
24. Jean Jaurès, discours à la distribution des prix du lycée de Toulouse, 31 juillet
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encore « la belle opération de Tunisie 25 », même s’il regrette qu’elle
ait été ternie par de tristes spéculations financières.
Il se réclame du socialisme depuis longtemps et il se rapproche des
socialistes militants. Ceux-ci sont anticolonialistes, comme l’extrême
gauche radicale, ni plus ni moins. Les motions ou déclarations de
Guesde ou Lafargue disent ce qu’ont longtemps répété Pelletan ou
Clemenceau. Autant que de Kautsky, Turati ou Costa, c’est de ces
derniers me semble-t-il que doit être rapprochée la motion antico-
loniale votée par le congrès de Romilly du Parti ouvrier français en
septembre 1895 26. « Ni un homme, ni un sou… » n’est pas un slogan
qui marquerait une meilleure diffusion de l’idéologie marxiste en
France, mais la poursuite du langage de la gauche, jadis libérale, ensuite
démocrate-socialiste ou radicalement républicaine, contre les flibus-
teries du gouvernement et des puissants. Ce texte, au demeurant très
court, qu’il ne faut pas mythifier, donne simplement quelques phrases
d’explication économique contre les expéditions du Madagascar et
du Tonkin, agrémentés de charges plus classiques contre la colonie
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1892, repris dans Œuvres de Jean Jaurès II, Le passage au socialisme, Paris, Fayard, à
paraître en 2010.
25. Jean Jaurès, « La question juive », la Dépêche, 2 juin 1892.
26. Voir Georges Haupt, Madeleine Rebérioux, « L’Internationale et le problème
colonial » (1963), repris dans Madeleine Rebérioux, Vive la république !, Gilles Candar,
Vincent Duclert (eds.), Paris, Démopolis, 2009. Le texte intégral de la motion,
publiée en page intérieure du Socialiste, est donné ci-après.
27. Voir Claude Willard, Les guesdistes. Le mouvement socialiste en France 1893-1905,
Paris, Éd. sociales, 1968, p. 209-212.
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situation des socialistes des autres groupes et courants est à peu près la
même : quelques articles très vifs, au milieu des années 1880 28, et une
pratique parlementaire diverse, sauf sans doute chez Vaillant, toujours
des plus fermes sur les liens entre politique coloniale et développement
des contradictions du capitalisme, prélude à la révolution sociale.
Devenu compagnon de route du guesdisme, après l’avoir été de
la gauche radicale-socialiste, Jaurès n’a aucune raison d’être dépaysé
par le discours ambiant, il retrouve des thèmes qu’il connaît bien et
depuis longtemps. Il n’est pas forcément d’accord avec tout, mais ce
n’est pas nouveau, et pour lui, ce n’est pas grave. En même temps, ce
travailleur infatigable lit, discute, s’informe. Il n’est pas vraiment pos-
sible de connaître le détail de son évolution, il apparaît seulement qu’à
un certain moment Jaurès ne se dit plus favorable dans son principe
à la politique coloniale. Quand ? Après un silence assez long sur le
sujet, il donne un article sur la question dans la Petite République. Il
le fait sur un mode relativement mineur. Il demande aux socialistes,
avant le Congrès international de Londres auquel il s’apprête à par-
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28. Voir Édouard Vaillant, « Une fin nécessaire », le Républicain socialiste du Centre,
30 septembre 1883, cité par Jolyon Howorth, Édouard Vaillant. La création de l’unité
socialiste en France, Paris, EDI-Syros, 1982.
29. Jean Jaurès, « Les compétitions internationales », la Petite République, 17 mai
1896.
51
et l’acceptation pratique, souhaitant que la colonisation se conforme
à des orientations démocratiques, progressistes, qu’elle prenne mieux
en compte notamment les intérêts des indigènes. Il ne semble pas qu’il
ait jamais choisi l’occasion de la discussion du budget sur les colonies
pour apporter une critique d’ensemble sur la politique nationale en
ce domaine, il procède plutôt à l’occasion de crises ouvertes, lorsque
l’événement le requiert. Mais le cheminement est néanmoins visible :
républicain, français, patriote, il découvre les problèmes posés par
l’existence de peuples colonisés. C’est le sens de plusieurs articles
qu’il rédige sur la situation algérienne après y avoir passé une semaine
de vacances en 1895 à l’invitation de Viviani. Il revient sur le sujet
en 1898, à l’occasion des émeutes antisémites d’Algérie, et il se livre
alors à une critique sévère de la politique française en Algérie, qui
n’est pas une condamnation de principe de la présence française et
qui n’est pas nécessairement plus rude que ce qu’il écrit sur d’autres
sujets. Lorsque Jaurès écrit que « nous avons été des tuteurs infidèles
du peuple arabe 30 », il ne dit pas que les Français n’avaient pas de droits
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30. Jean Jaurès, « La question arabe », la Petite République, 1er juillet 1898. Il est
intervenu sur le sujet à la tribune de la Chambre le 19 février précédent.
31. J. Jaurès, Préface aux discours…, op. cit., p. 22-23.
52
promouvoir une « politique coloniale positive », avec Vandervelde,
Bernstein et Van Kol, n’a dans ces conditions rien de surprenant.
Diversité doctrinale et contre-pieds politiques
des socialistes après 1905
Madeleine Rebérioux parlait de « révisionnisme colonial » pour
caractériser l’attitude de Jaurès vers 1904-1905, qu’elle avait parfois
analysée 32, mais sur laquelle elle souhaitait revenir dans un volume
des Œuvres de Jean Jaurès qui devait s’intituler La découverte du plu-
ralisme culturel. Elle souhaitait montrer comment la reconnaissance
de la valeur de la civilisation arabo-musulmane prédéterminait une
évolution politique de Jaurès en matière coloniale. Selon elle, un
tournant de Jaurès se dessinerait vers 1905. Nous entrons alors dans
une autre période, différente de celle que nous souhaitions privi-
légier ici. Les prises de position socialistes, les articles de la Revue
socialiste ou du Mouvement socialiste, les interventions en congrès de
Pressensé ou d’autres ont souvent été analysés et se situent en dehors
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32. Notamment dans Jean Jaurès, Textes choisis contre la guerre et la politique coloniale,
Paris, Éd. sociales, 1959, avec G. Haupt, « L’Internationale et le problème colonial »,
loc. cit.
33. Voir Charles-Robert Ageron, L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, Paris,
Puf, 1973 ; Ahmed Koulakssis, Le parti socialiste et l’Afrique du Nord de Jaurès à Blum,
Paris, Armand Colin, 1991 ; Georges Oved, La gauche française et le nationalisme
marocain, Paris, L’Harmattan, 1984, 2 t.
34. L’amendement est adopté par 127 voix contre 108. Voir Henri de La Porte, Les
leçons de Stuttgart, Niort, 1908.
53
de principe peut fonder son refus sur une volonté de rester entre-soi et
une dévalorisation des cultures exotiques : c’est ce que Denis Lefebvre
par exemple relève chez le socialiste vaillantiste, très anticlérical, très
anticolonialiste, Maurice Allard qui se gausse des « contorsions » et du
« vocabulaire de cent mots » des « Noirs primitifs et grotesques 35 » de
la nouvelle et plus grande France. Il s’avère souvent décevant de vou-
loir trop traquer une cohérence idéologique des socialistes à travers
le simple prisme colonial/anticolonial. Dans un sujet qui n’entre pas
dans les cadres habituels du débat politique, l’enquête peut déboucher
sur une certaine confusion. La SFIO a ses débats de doctrine, et sur
le sujet, paraît en 1905 une étude qui servira longtemps de référence
impeccable, Le colonialisme de Paul-Louis 36, mais comme le notait
déjà Jaurès en 1896, la doctrine ne sert pas nécessairement à adopter
une position pratique. Or, en politique, c’est bien cette dernière qui
compte. Si nous considérons les discussions au sein de l’Internationale,
nous retrouvons ainsi constamment les guesdistes sur une position
« de gauche », conforme à leurs anciennes déclarations marxistes et
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35. Maurice Allard, « Colonialisme », l’Humanité, 7 août 1913, cité par Denis
Lefebvre, Le socialisme et les colonies, Paris, Bruno Leprince éditeur, 1994.
36. Paul-Louis, Le colonialisme, Paris, Librairie Bellais, 1905. L’étude est à l’origine
de l’introduction de « colonialisme » dans le Larousse du XXe siècle pendant l’entre deux
guerres : « Nom sous lequel les socialistes désignent, en la condamnant, l’expansion
coloniale, qu’ils considèrent comme une forme d’impérialisme issu du mécanisme
capitaliste » (1929).
37. Lucien Deslinières, Le Maroc socialiste, Paris, Giard et Brière, 1912. Voir l’étude
par Madeleine Rebérioux dans Id., Georges Haupt (dir.), L’Internationale et l’Orient,
Paris, Cujas, 1967, p. 154-161.
54
Ainsi, au début du siècle, lorsque se pose la question des limites
de l’expansion coloniale, la réponse à y apporter n’est pas nécessai-
rement non plus d’ordre doctrinal. Le parti colonial lui-même est
hésitant : les uns avec Étienne ne veulent rien s’interdire, d’autres avec
d’Estournelles de Constant s’inquiètent des risques de démesure, des
possibilités de conflits qui se multiplient, davantage avec les autres
puissances coloniales qu’avec d’éventuelles révoltes indigènes. Quand
Jaurès s’oppose à la conquête du Maroc, il n’est pas d’un point de vue
colonial nécessairement illégitime. Il le devient quand il le fait en des
termes qui dépassent le seul cadre marocain et rappellent le crime
originaire du fait colonial, un peu comme Gambetta avait procédé
contre l’Empire libéral des années 1868-1869 avec le rappel incessant
du 2 Décembre. Ce qui fait agir et basculer Jaurès n’est pas la théorie,
les principes du socialisme ou une hostilité foncière au colonialisme,
qu’il serait vain de vouloir déterminer de force chez lui, mais c’est
une réaction d’honneur. Son patriotisme est heurté par les massacres
de populations civiles par les troupes du Gal d’Amade. C’est son ami
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Comme pour l’affaire Dreyfus se pose en fin de compte une ques-
tion humaine : certains ont la capacité d’imaginer, de se représenter,
la réalité du massacre d’un douar de la Chaouïa, d’autres non ou y
demeurent indifférents. Les socialistes français longtemps n’eurent
pas trop de raisons de réviser leur opposition traditionnelle à la poli-
tique coloniale tout en sachant très bien que celle-ci continuait à se
déployer. Le succès même de celle-ci, leurs responsabilités politiques
accrues avec leurs progrès électoraux et une meilleure pénétration de
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l’ensemble de la société, les mena à se poser la question de savoir ce
qui finalement était juste ou non. Les réponses varièrent, et la fra-
gilité des constructions doctrinales réside peut-être aussi dans cette
autonomie à l’égard des comportements politiques réels des uns et des
autres, mais l’ensemble finit aussi par dessiner un réformisme colonial
capable de concilier des positions de départ diverses qui devait consti-
tuer le terreau idéologique de la gauche française pendant plusieurs
décennies, jusqu’à ce que le cours des événements et les craquements
de la décolonisation redistribuent totalement les cartes à nouveau.
Annexe