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AMOUR ET JOUISSANCE

Christian Demoulin

ERES | « L'en-je lacanien »

2004/2 no 3 | pages 129 à 144


ISSN 1761-2861
ISBN 2749202965
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Études théoriques
et cliniques
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Christian DEMOULIN
Plaisir et jouissance Amour et jouissance
Il y a plus d’une façon d’aborder la question des rapports entre
plaisir et jouissance. La plus simple, m’a-t-il semblé, est de partir du fait
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qu’il s’agit de termes issus de deux théories différentes, celle de Freud et
celle de Lacan, de sorte qu’il convient de situer d’abord ces termes dans
l’ensemble théorique dont ils proviennent.
Freud est parti de la théorie élaborée par Gustav Theodor Fechner
dans son ouvrage de 1860 Elemente der Psychophysik. Fechner avait une
conception panpsychique de l’univers dans laquelle l’esprit et la matière
ne constituent qu’une seule réalité. En même temps, c’était un scientiste à
la recherche de lois mathématiques. Aussi son principe de plaisir est-il
conçu comme un principe de portée universelle, au même titre que les lois
de la gravitation de Newton. Il ne régit pas seulement l’esprit humain, il
vaut tout autant pour le monde physique. Le concept central est celui d’ex-
citation (Reiz). Le principe de plaisir selon Fechner consiste à lier le

Christian Demoulin, psychanalyste à Liège, membre de l’École de psychanalyse des


Forums du Champ lacanien.
132 —— L’en-je lacanien n° 3

déplaisir à l’excitation et le plaisir à la chute de l’excitation, la satisfaction


résultant de la diminution de la tension.
Freud reprend à son compte le principe de plaisir comme plaisir lié
à la décharge d’une excitation. Il y a une excitation liée au besoin et qui
suscite le déplaisir. La satisfaction du besoin conduit au plaisir lié à la
détente. Le modèle est celui de l’enfant au sein : à l’excitation de la faim
répond le plaisir de l’enfant repu qui s’endort à la fin de la tétée. Mais
d’emblée, dans son Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895,
Freud introduit, dans le prolongement de cette satisfaction du besoin, une
satisfaction hallucinatoire du désir. C’est Lacan qui fera remarquer l’im-
portance du saut opéré, qui n’est rien d’autre que l’introduction du signe
entre le besoin et son objet. À partir de là, le principe de plaisir selon
Freud prend une autre fonction : il rend compte de la réalité psychique,
celle du rêve et du fantasme. Le principe de plaisir doit alors se complé-
ter d’un accès au principe de réalité pour permettre la satisfaction du
désir dans la réalité. Il y a pourtant une difficulté par rapport au point de
départ fechnérien, à savoir qu’il n’est pas évident que la satisfaction liée
au signe soit accompagnée d’une chute de l’excitation. Quoi qu’il en soit,
Freud, en 1920, dans « Au-delà du principe de plaisir », se sépare du
point de vue fechnérien en introduisant la répétition comme fonction indé-
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pendante, faisant objection à l’universalité du principe de plaisir. En
1924, dans « Le problème économique du masochisme », il ira plus loin
dans sa critique, faisant valoir qu’« il existe des tensions s’accompagnant
de plaisir et des détentes déplaisantes ».
Retenons de ce bref parcours une théorie du fonctionnement de
l’appareil psychique autour de trois termes, le principe de plaisir, le prin-
cipe de réalité et la compulsion de répétition. L’idée m’est venue de ten-
ter un rapprochement avec ce que propose Lacan dans la dernière par-
tie de son enseignement, à savoir la théorie du nœud borroméen. Dans
« La troisième », Lacan situe sur le nœud borroméen trois termes : le sens,
la jouissance phallique et la jouissance de l’Autre. Si l’on considère le
nœud borroméen comme l’équivalent lacanien du schéma de l’appareil
psychique freudien, on peut tenter un rapprochement entre ces deux
séries. Voyons ce que cela peut produire comme effet d’interprétation.
Amour et jouissance —— 133

On se souvient que les trois ronds de ficelle figurent les trois caté-
gories lacaniennes du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Lacan situe
le sens là où le symbolique recouvre l’imaginaire. C’est le sens comme
sens joui. En effet, dira Lacan dans le Séminaire XXI Les non-dupes errent
(13 novembre 1973), il y a une vague jouissance du sens. Je propose de
rapprocher du sens le principe de plaisir, en tant que ce principe régit le
fantasme, qui est bien un mixte de symbolique et d’imaginaire auquel
s’ajoute l’objet a. Cela revient à faire du principe de plaisir une jouis-
sance du sens au niveau du fantasme. Lacan situe ensuite la jouissance
phallique là où le symbolique est surmonté par le réel. Il s’agit de la jouis-
sance phallique conçue ici comme rencontre avec le réel de la castration,
soit la dimension de l’impossible. Ce n’est donc pas la jouissance phal-
lique au niveau du fantasme selon le principe de plaisir. C’est la jouis-
sance phallique au niveau de l’épreuve de réalité, où elle trouve à la fois
sa limite et son accomplissement. C’est là que s’aperçoit que la jouis-
sance est castration. N’est-ce pas cela la portée véritable du principe de
réalité de Freud ? Venons-en à la jouissance de l’Autre que Lacan place
sur le nœud là où l’imaginaire surmonte le réel.
Le terme de jouissance de l’Autre comporte une ambiguïté. Il per-
met plusieurs lectures, selon que l’on que entende le de comme un géni-
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tif objectif ou un génitif subjectif. La jouissance de l’Autre au génitif objec-
tif, c’est la jouissance du corps de l’Autre, jouissance dont l’impossibilité
fait l’absence du rapport sexuel. Il n’y a pas de rapport sexuel parce qu’il
est impossible de jouir du corps de l’Autre. Le pervers est sans doute celui
qui en tente l’expérience, se faisant même l’instrument d’une volonté de
jouissance. Mais il échoue. Il n’y a jouissance que de l’objet a, ce qui ren-
voie d’ailleurs à la jouissance phallique. Il n’en reste pas moins que la
jouissance du corps de l’Autre s’imagine. C’est sans doute la nouveauté
du nœud dans l’enseignement de Lacan, la réhabilitation de l’imaginaire.
Si ma lecture est correcte, c’est pour en tenir compte qu’il est amené à
distinguer la jouissance de l’Autre de la jouissance phallique qui s’y sub-
stitue. La jouissance de l’Autre, c’est donc l’échec de l’Éros freudien. Il
peut paraître quelque peu forcé de rapprocher la jouissance de l’Autre
de l’au-delà du principe de plaisir. Pourtant, c’est sans doute de cela qu’il
s’agit au cœur de la compulsion de répétition. C’est ce dont témoignent
134 —— L’en-je lacanien n° 3

des auteurs comme Sade. Quoi de plus répétitif que cette recherche
sadienne de la jouissance du corps de l’Autre ? En tant qu’elle part de
l’échec d’écrire ce qui serait rapport sexuel, elle est répétition d’un impos-
sible quant à cette jouissance du corps de l’Autre.
Il y a aussi la jouissance de l’Autre génitif subjectif, ce que Lacan
désigne auparavant comme Autre jouissance, jouissance autre que la
jouissance phallique. Cette Autre jouissance, Lacan l’introduit d’abord
dans le Séminaire XX, Encore, comme une jouissance supplémentaire qui
serait propre à la position féminine dans la sexuation et dont le meilleur
témoignage se trouve dans les écrits des mystiques. Dès le séminaire sui-
vant, le Séminaire XXI, Les non-dupes errent, Lacan élargit ce concept à
la part de jouissance qui ne passe pas par le langage. C’est la jouissance
de la vie, celle de l’animal et même celle qu’on peut supposer au végé-
tal. Quel est le lien avec la jouissance de l’Autre génitif objectif ? Si jouir
du corps de l’Autre ne peut que s’imaginer, l’Autre jouissance est bien
réelle mais hors symbolique elle aussi, jouissance impossible à symboli-
ser. Il y a évidemment des distinctions à élaborer entre la jouissance des
mystiques, qui renvoie à un réel au-delà du symbolique, et la jouissance
la plus bête, celle de la vie qui se répète, réel en deça du symbolique,
sans pourquoi. Ce que me suggère ma tentative, c’est d’interpréter toute
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cette question de la jouissance de l’Autre à l’aide de la compulsion de
répétition. Cette répétition, Lacan l’a d’abord pensée au niveau du
symbolique, alors qu’ici elle relève d’abord du réel comme champ des
impossibles, le symbolique n’intervenant qu’en tiers, nouant l’imaginaire
et le réel.

L’amour
Comment, à partir de là, introduire la question de l’amour ? Les
nœuds ont la propriété de se déformer par tiraillements sans perdre leurs
caractères topologiques. En cela, par rapport aux figures géométriques,
les nœuds ont une mobilité qui évoque la vie. L’amour, sur sa face nar-
cissique, pourrait être lorsque deux nœuds ont l’impression d’être les
mêmes et de pouvoir se superposer. Cela peut leur donner l’idée de s’en-
chaîner l’un à l’autre. Mais la superposition ne tient pas lorsque les
Amour et jouissance —— 135

nœuds se déforment, de sorte qu’il y a des tiraillements dans le couple.


Cette historiette ne va pas très loin. Elle permet simplement d’envisager
l’amour comme illusion narcissique, selon le stade du miroir. Mais l’amour
n’est pas seulement illusion fondée sur l’image narcissique. Il est aussi illu-
sion d’une communauté de sens. Cela permet une approche plus nuan-
cée puisque le sens n’est pas seulement imaginaire. Le symbolique est en
jeu. De sorte que, au-delà de la part d’illusion liée à l’imaginaire d’un
sens qui serait commun, il peut y avoir une certaine rencontre au niveau
symbolique, au niveau inconscient, qui est aussi le niveau du fantasme.
Cela, c’est l’amour envisagé au niveau du sens, selon le principe de plai-
sir. Au niveau de la jouissance phallique et du principe de réalité, on a
l’amour pris dans les rails du désir sexuel. C’est la pente fatale qui
conduit de l’amour à la copulation selon le chemin propice à la repro-
duction de l’espèce. Mais l’important n’est pas là puisque, comme cha-
cun le sait, le coït et la fécondation ne nécessitent nullement l’amour. En
revanche, si l’on fait de la jouissance phallique la rencontre du réel de la
castration, ce qui surgit ici est le rapport de l’amour et de la castration,
l’amour non plus comme narcissique mais comme rapport au manque. Ce
serait l’amour conforme au principe de réalité, même si ces termes parais-
sent, à première vue, antinomiques.
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Reste l’amour au niveau de la jouissance de l’Autre, niveau où je
me suis risqué à situer la compulsion de répétition. L’amour, sans doute,
supplée à la jouissance de l’Autre, génitif objectif, soit à la jouissance du
corps de l’Autre, qui s’avère impossible. Mais l’Amour a aussi un rapport
étroit avec l’Autre jouissance. Pour la jouissance de la vie, c’est simple.
L’amour de la vie dont on nous rebat les oreilles masque l’impossible à
symboliser de cette jouissance de la vie, notre impuissance à jouir de l’ins-
tant présent d’une façon qui se marque symboliquement. Là où nous vou-
drions saisir l’instant, il nous échappe comme le sable qui nous glisse
entre les doigts. Alors, l’amour de la vie, c’est quoi ? Peut-être courir après
les sensations ? Arrêtons-nous plutôt à l’Autre jouissance en rapport avec
le côté féminin de la sexuation. C’est là que se pose la question du pur
amour.
136 —— L’en-je lacanien n° 3

Le pur amour
Jacques Le Brun a publié un ouvrage intitulé Le pur amour de
Platon à Lacan 1. Le cœur du livre est le débat théologique du XVIIe siècle
en France. Fénelon fait valoir une doctrine du pur amour qui sera com-
battue par Bossuet et finalement condamnée par l’Église catholique. La
tentative de Fénelon était de faire accepter au niveau théologique les
thèses mystiques de son amie et inspiratrice, Madame Guyon.
Le pur amour, c’est l’amour comme abandon à l’Autre au-delà de
toute raison, un amour complètement désintéressé, déconnecté de toute
référence à l’utile et donc de toute idée de récompense, dans ce monde
ou dans l’autre. Et la seule preuve de la pureté de l’amour, c’est de s’abo-
lir au profit de l’objet aimé, de mourir pour lui. La totale destruction de
celui qui aime est la preuve ultime de la disparition de tout désir égoïste
au profit du désir pur pour l’objet aimé. Éros, la pulsion de vie selon
Freud, vient ici se confondre avec la pulsion de mort, Thanatos. En termes
lacaniens, le pur amour détaché de toute référence à l’utile devient pure
jouissance.
Dans le contexte religieux, la doctrine du pur amour débouche sur
un paradoxe théologique. C’est la supposition impossible. « Si, par un
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cas qui est impossible à cause des promesses purement gratuites, Dieu
voulait anéantir les âmes des justes au moment de leur mort corporelle,
ou bien les priver de sa vie et les tenir éternellement dans les tentations et
les misères de cette vie, comme saint Augustin le suppose, ou bien leur
faire souffrir loin de lui toutes les peines de l’Enfer pendant toute l’éter-
nité, comme saint Chrysostome le suppose après saint Clément, les âmes
qui sont dans ce troisième état du pur amour ne l’aimeraient ni ne le ser-
viraient pas avec moins de fidélité 2. » Pour que l’amour soit pur, il faut
qu’il s’affirme même si cet amour implique la damnation éternelle.
L’acceptation de la damnation éternelle devient la seule preuve d’un
amour désintéressé. C’est cette doctrine du pur amour que refuse d’ava-
liser le bon sens d’un Bossuet. On voit bien qu’une telle doctrine ne pou-
vait que jeter le trouble dans les âmes.

1. J. Le Brun, Le pur amour de Platon à Lacan, Paris, Le Seuil, 2002.


2. Fénelon, cité par J. Le Brun, ibid., p. 197.
Amour et jouissance —— 137

Fénelon trouve son inspiration chez Madame Guyon. Sa doctrine


du pur amour me semble avoir le plus étroit rapport avec la question de
l’Autre jouissance propre à la position féminine dans la sexuation. Préci-
sons, pour rappel, que, selon Lacan, la jouissance sexuelle côté masculin
est toute phallique, tandis que, du côté féminin, elle est dite pas toute
phallique. À côté de la jouissance phallique, il y a cette jouissance sup-
plémentaire, jouissance du corps, qui s’éprouve mais qui est hors symbo-
lique. Ajoutons que masculin et féminin dans ce contexte ne renvoient ni
à la biologie ni à l’état civil. Il s’agit de la position dans le discours et du
choix de jouissance correspondant.

De l’orgasme
Les hasards de l’édition m’ont conduit à lire l’ouvrage de Colette
Soler, Ce que Lacan disait des femmes 3, juste après celui de Jacques Le
Brun. L’effort de Colette Soler est de tirer les leçons du séminaire de
Lacan Encore concernant la théorie de la sexuation. En particulier, il
s’agit de prendre en compte cette question de l’Autre jouissance spéci-
fique de la position féminine dans la sexuation. Dans son texte « À cause
des jouissances », elle fait le pas d’interroger l’orgasme féminin et elle
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avance une thèse originale : du côté masculin, l’orgasme, relevant de la
jouissance phallique, a des effets de réassurance au niveau de l’identifi-
cation virile. Il conforte cette identification. C’est, dit-elle, « le secret de
bien des performances sous transfert ». En revanche, l’orgasme féminin,
en tant qu’il participe de l’Autre jouissance, a un effet de déstabilisation
identitaire. Plus l’expérience orgastique s’avère affirmée, comblante, plus
elle déstabilise le sujet au niveau de ses repères identitaires. C’est le prin-
cipe du ravage, dit-elle. Le ravage, c’est l’Autre jouissance qui ravage le
sujet. Cela se manifeste par des phénomènes qui vont du « plus léger
déboussolage à l’angoisse profonde, en passant par tous les degrés de
l’égarement et de l’évitement 4 ». Certaines frigidités n’ont pas d’autre
cause.

3. C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Éditions du champ lacanien, 2003.
4. Ibid., p. 222.
138 —— L’en-je lacanien n° 3

L’orgasme féminin éclaire ce dont il s’agit dans cette Autre jouis-


sance, à savoir une jouissance qui abolit le sujet. Mais ce dont témoi-
gnent les mystiques, c’est qu’il s’agit d’une jouissance extatique où le sujet
s’abolit dans l’Autre. C’est là que la réflexion de Colette Soler rejoint la
question du pur amour. L’Autre jouissance engage le sujet « dans une
logique d’absolutisation de l’amour », où il y a à la fois abolition subjec-
tive et quête insatiable d’un Autre absolu. C’est ce que Lacan appelait la
face Dieu de la jouissance féminine, soit le point où l’Autre jouissance fait
croire à la jouissance de l’Autre divin. Si l’Autre jouissance mène au pur
amour qui est abolition, ce qui fait arrêt à cette pente abyssale, c’est la
jouissance phallique. En cela, l’Œdipe freudien peut être considéré
comme ce qui fait limite au ravage de l’Autre jouissance en normalisant
le rapport du sujet à la jouissance phallique.
On peut poser la question du rapport entre la jouissance du pur
amour comme abolition subjective et le masochisme. Jacques Le Brun
n’hésite pas à faire ce rapprochement, tandis que Colette Soler le récuse.
La difficulté vient peut-être de la référence que fait Madame Guyon à
l’histoire de Grisélidis, ou Griselda.
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Griselda
L’histoire de Griselda est la dernière nouvelle (nouvelle X de la
X journée) du Decameron de Boccace. Le Decameron est cet ouvrage du
e

XIV siècle qui s’ouvre sur une description terrifiante des ravages de la
e

peste à Florence. Des jeunes nobles – sept filles et trois garçons – se réfu-
gient à la campagne et occupent leur temps à se raconter des histoires
coquines et irrévérencieuses, manière sans doute de tenir à distance la
pulsion de mort qui se déchaîne dans le réel.
Gualtieri (Gautier), marquis de Saluzzo, est conduit à se marier
par son entourage. Mais il ne le fait pas sans appréhension. « Je sais, dit-
il, toute la difficulté qu’il y a à rencontrer une nature avec qui s’accorder,
tandis que le contraire est la règle. » Aussi choisit-il d’épouser Griselda,
la fille d’un paysan très pauvre, et de la mettre à l’épreuve pour tester sa
loyauté. Il pousse les choses très loin. Elle lui donne deux enfants, une fille
puis un garçon, dont il la prive à chaque fois, en faisant mine de les faire
Amour et jouissance —— 139

massacrer. Elle ne proteste pas. Plus tard, il feint d’être lassé d’elle et de
vouloir la répudier. Il fait revenir incognito sa fille devenue nubile pour
prétendument l’épouser. Il ordonne à sa femme de servir au mariage puis
de partir avec seulement une chemise. Griselda accepte tout sans se
plaindre. « Monseigneur, dit-elle, ne considère que ton contentement et la
satisfaction de ton bon plaisir. Tu n’as pas besoin de penser à moi. Rien
ne m’est agréable, en dehors de ce qui me paraît l’être à toi-même. »
Devant une telle patience, Gualtieri finalement s’incline et lui rend sa
place de mère et de marquise.
Ce qui retient Madame Guyon, c’est ce consentement absolu à la
volonté de l’autre. Elle y voit une forme laïque du pur amour. Mais, pour
moi, la question n’est pas tranchée. Les concessions qu’elle fait à son mari
sont certes extraordinaires mais relèvent-elles du pur amour comme jouis-
sance ou bien s’agit-il pour elle de garder son homme à tout prix, ce qui
serait à situer non du côté de l’Autre jouissance mais plutôt du côté de la
jouissance phallique. Autrement dit, s’agit-il pour elle d’une mise à
l’épreuve dans le cadre d’une joute phallique ou d’un abandon à une
jouissance amoureuse extatique ? Ce n’est pas Griselda qui s’abandonne
et cherche à s’abolir. Elle consent aux coups portés par son époux – est-
ce par calcul, est-ce par amour, est-ce par masochisme ? On ne sait rien
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de sa jouissance, de sorte que le rapprochement avec les mystiques
paraît osé.

Femmes battues
On peut évoquer, plus proche de nous, la clinique des femmes bat-
tues. Je me réfère à l’étude de Ramon Miralpeix, « Femmes maltraitées,
“masochisme féminin 5” ». Le plus souvent, après un séjour en refuge, les
femmes battues retournent vers leur homme, de sorte que la situation se
répète, au désespoir des intervenants sociaux. Il faut vraiment qu’une
limite soit franchie pour que la situation change – par exemple : « Je te
permets tout excepté que tu m’enlèves mon fils. » S’agit-il d’une manifes-

5. R. Miralpeix, « Femmes maltraitées, “masochisme féminin” », dans Clinique de la vie


amoureuse, Actes des journées de juillet 2003, Paris, Forums du Champ lacanien, 2003.
140 —— L’en-je lacanien n° 3

tation de l’Autre jouissance qui relèverait du pur amour ? Il ne semble


pas. La femme maltraitée paraît être plutôt dans un rapport phallique
avec son partenaire. Se faire battre est une manière de se faire exister
pour le partenaire. Comme dit Miralpeix, « le coup institue un être, donne
la force à un être. Mais il y a aussi cette valeur plus imaginaire de la pro-
priété : qu’une femme soit d’un homme et qu’elle puisse le montrer – les
marques de ce coup –, elle a une valeur. Ce n’est pas facile de couper,
de séparer la femme de cela ». En outre, se faire battre est aussi une
manière d’interroger la castration du partenaire. Comme le dit Colette
Soler dans la discussion, « c’est une stratégie encore et toujours pour sou-
tenir la virilité de son homme, sous la forme pseudo de l’homme qui bat ».
Et Colette Soler considère, peut-être un peu vite, qu’il s’agit d’une position
hystérique. En effet, au fond, si le spectacle des femmes battues nous fait
horreur, c’est sans doute parce que ce qu’elle exhibe avec les coups qui
marquent son corps n’est rien d’autre que la mise en scène de l’ordinaire
du rapport trivial entre les sexes. Les coups viennent marquer à la place
du rapport sexuel qui ne marque pas. En cela, nous sommes loin du pur
amour et de la jouissance extatique, qui est au-delà du rapport au parte-
naire. C’est toute la différence entre la femme battue et la mystique stig-
matisée. Les traces de coup de l’une est aux plaies de l’autre ce que la
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jouissance phallique est à l’Autre jouissance.

Masochisme féminin ?
Qu’en est-il finalement du fameux masochisme féminin ? En 1929,
Freud, dans « Le problème économique du masochisme », distinguait trois
formes de masochisme. Le masochisme érogène, mode d’excitation
sexuelle, est le vrai masochisme, celui illustré par Sacher-Masoch et son
livre La vénus à la fourrure. Le masochisme moral comme norme de com-
portement dans l’existence relève de la névrose, en particulier de la
névrose obsessionnelle. Cela renvoie à son analyse du fantasme « Un
enfant est battu » publiée en 1919. Enfin le masochisme féminin est, dit-il,
« l’expression de l’être de la femme ». Mais, curieusement, arrivé à cette
question qui paraît centrale, Freud choisit de traiter du masochisme fémi-
nin… chez l’homme, faute, nous dit-il, d’un matériel clinique suffisant chez
Amour et jouissance —— 141

les femmes. En fait, la référence à un masochisme féminin des femmes


n’est pas le dernier mot de Freud. Dans les Nouvelles conférences sur la
psychanalyse, en 1932, il revient sur la question, mais c’est pour dire que
le masochisme dit féminin se retrouve chez l’homme de sorte que la
psychologie ne nous donne pas la clé du mystère de la féminité. Il rejette
aussi le préjugé de la prétendue passivité féminine, préférant parler d’ac-
tivité à but passif.
C’est là que s’est fourvoyée Helen Deutsch qui a cru trouver dans
le masochisme l’essence de la féminité. Dans son texte de 1930 « Le
masochisme féminin et ses relations à la frigidité », elle décrit carrément
la féminité comme une position féminine-passive-masochiste. Ce maso-
chisme s’expliquerait par le fait que la libido doit abandonner la jouis-
sance clitoridienne active-sadique mais ne trouve pas d’organe substitutif,
l’investissement vaginal restant manquant. D’où un virage régressif maso-
chiste qui s’énonce : « Je veux être châtrée par le père. » Helen Deutsch
en déduit l’identité du masochisme érogène et du masochisme féminin. La
faille de son système apparaît lorsqu’elle en arrive à considérer comme
masochiste le désir d’enfant. Elle écrit : « C’est bien le masochisme le plus
intense qui trouve sa satisfaction dans la béatitude de la maternité. » Dans
son ouvrage ultérieur, La psychologie des femmes (1945), Helen Deutsch
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ramène la psychologie féminine à un conflit entre masochisme et narcis-
sisme. Notons que Freud avait une position plus nuancée sur le rapport
entre jouissance clitoridienne et jouissance vaginale. Dans les Nouvelles
conférences, il avance que le clitoris constitue la zone érogène prépon-
dérante durant la phase phallique mais qu’ensuite (je traduis) « avec le
virage vers la féminité (Weiblichkeit), le clitoris doit céder au vagin, en
tout ou en partie, sa sensibilité et donc sa signification (Bedeutung) ».
Cela me paraît assez différent.
Colette Soler, dans son texte « La femme, masochiste 6 ? », prend
le contre-pied d’Helen Deutsch, faisant valoir que le prétendu maso-
chisme féminin relève de la mascarade féminine, mascarade où il s’agit
de se mettre à la place de l’objet, et même de « faire l’objet » pour le par-

6. C. Soler, « La femme, masochiste ? », dans Ce que Lacan disait des femmes, op. cit.,
p. 69-83.
142 —— L’en-je lacanien n° 3

tenaire. En effet, je cite : « la mascarade féminine a sans doute plusieurs


facettes. Le plus souvent, elle dissimule le manque, jouant du beau ou de
l’avoir pour le recouvrir. Mais il est aussi une mascarade masochiste qui,
à l’inverse, fait ostention du manque, ou de la douleur, ou même de la
douleur du manque. Elle va parfois jusqu’à rivaliser dans l’insuffisance, et
même jusqu’à fomenter de fausses faiblesses. » Plus loin, elle ajoute : « Au
fond, mettre les concessions des femmes au compte de la mascarade,
c’est marquer le caractère conditionnel de leurs sacrifices, qui ne sont
que le prix payé pour un bénéfice bien précis. » Ce prix est, en particu-
lier, d’assurer sous des airs masochistes son pouvoir en tant qu’objet
cause du désir.

Masochisme moral ?
Mais jusqu’où va la mascarade ? La femme battue relève-t-elle de
la mascarade masochiste ? Colette Soler n’hésite pas à dire qu’« il y a
peut-être pire dans le rapport à l’homme que recevoir des coups ». Faut-
il faire intervenir le masochisme moral ? Si l’on interroge le texte de Freud
de 1919 « Un enfant est battu », il apparaît que le masochisme moral qui
caractérise la conduite de ces patientes souffrant de névrose obsession-
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nelle dépend de la version inconsciente du fantasme, version qui
s’énonce : « Mon père me bat. » Le masochisme moral consiste à rejouer
dans sa vie des situations qui ont cette signification inconsciente. Mais il
ne s’agit pas de sujets qui ont été réellement battus par leur père dans
l’enfance. Il s’agit de névrose obsessionnelle, pas de femme battue.
Pourtant, l’élucidation de ce fantasme peut nous éclairer. Le maso-
chisme n’épuise pas la signification du fantasme « mon père me bat ».
« Être battue » vient représenter dans l’inconscient « être désirée ». Il s’agit
de la signification œdipienne où le sujet prend place dans le désir de
l’Autre selon une conception sadique du rapport sexuel. Il y a donc un
déplacement avec régression du niveau phallique au niveau sadique,
régression qui se produit dans l’inconscient. Ce qui se produit dans l’in-
conscient chez l’obsessionnelle se retrouve au niveau conscient chez la
femme battue. J’en déduis que le masochisme moral pourrait bien être
l’effet du refoulement de la mascarade masochiste liée au rapport œdi-
Amour et jouissance —— 143

pien au père. Si l’on revient au cas de Griselda, on trouve le même rap-


port ambigu entre masochisme moral, évident, et mascarade masochiste,
bien possible, si l’on considère que Gualtieri, le beau marquis de
Saluzzo, vaut bien qu’on paie le prix de sa conquête.

Autre jouissance et masochisme


Mais, finalement, le pur amour, cette Autre jouissance, n’est-il pas
une forme de masochisme ? Après tout, s’abolir dans l’Autre, c’est le faire
exister – jouissance extatique donc. Le pervers masochiste, celui de la
Vénus à la fourrure, que fait-il d’autre que se faire l’objet d’une volonté
de jouissance qu’il attribue à l’Autre, ce qui est aussi une manière de le
faire exister ? En même temps, il s’en garde. Il s’agit d’un contrat et on est
assuré que l’on est dans la fiction, le faire semblant, le « pour du beurre »
comme on dit. Le pur amour va au-delà, si l’on en croit les mystiques. À
moins de rapprocher mystique et mystification ? Le mystique sait-il que le
Dieu qu’il invoque n’est que le répondant de sa jouissance ? En tout cas,
Colette Soler me paraît aller un peu vite en écartant tout rapprochement
entre masochisme et amour extatique. Elle se donne la part belle en pré-
sentant dans ce passage le masochisme comme une passion du sacrifice.
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Mais ce n’est que le masochisme du moi devant le surmoi, une forme du
masochisme moral. Ce n’est pas là le vrai masochisme. Quoi qu’il en soit,
écoutons-la faire l’éloge de la jouissance de l’amour extatique : « Le mys-
tique témoigne que c’est dans la joie qu’il renonce au monde, non par
goût de la douleur, mais par captivation de… l’Autre chose : la tentation,
le rêve peut-être, de s’abolir dans la jouissance d’un amour infini. Tel est
l’horizon lointain, quasi divin, où se résout, au-delà de sa portée de mas-
carade, le masochisme que l’on impute à tort à celles que Lacan nomme
les appelants du sexe. »
À évoquer la jouissance d’amour, on voit bien qu’on est dans un
autre registre que celui de la bouffonnerie masochiste, parce que, évi-
demment, Sacher-Masoch n’y croit pas. Il sait qu’il est le metteur en scène
de toute la machinerie qui fait exister l’Autre jouissance dans la fiction et
que ce n’est finalement qu’un détour par où il peut arriver à ses fins qui
sont de jouissance phallique. C’est un compliqué mais, finalement, il
144 —— L’en-je lacanien n° 3

n’échappe pas au court-circuit de la jouissance phallique et cela laisse


plutôt froid sa partenaire. Dès lors, le masochisme, c’est du toc. Le mys-
tique, en revanche, avec le pur amour, il y croit et il s’y abandonne à la
mesure de sa croyance. Alors, bien sûr, on peut réfuter le terme de maso-
chisme puisqu’il renvoie à ce plaisantin qu’était Sacher-Masoch. Pourtant,
s’il y a un masochisme sérieux, quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est
le pur amour, celui qui consent à l’abîme et même à la damnation éter-
nelle au nom de l’Autre jouissance.
Comment conclure ? Si nous revenons à la clinique de la vie amou-
reuse, nous retrouvons la question de Freud : « Que veut une femme ? »
Cette question, Griselda nous la pose de façon exemplaire puisqu’elle
semble incarner la thèse que Freud fit sienne un temps et qu’a reprise
Helen Deutsch, faisant du masochisme « l’expression de l’être de la
femme ». Colette Soler nous permet de distinguer la mascarade maso-
chiste qui renvoie à la jouissance phallique, comme prix à payer pour
être l’objet du désir d’un partenaire, de ce qu’elle reprend sous le nom
de ravage comme Autre jouissance, qui pousse le sujet à s’abolir dans un
amour qui s’adresse à l’Autre absolu, au-delà de tout partenaire. Cette
distinction théorique est importante, mais la difficulté subsiste de faire la
part des choses au niveau clinique, d’autant que ces deux modes de
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jouissance ne s’opposent pas et peuvent se conjoindre. N’est-ce pas là la
duplicité que les hommes reprochent aux femmes ? Le pur amour de
Griselda n’est-il que mascarade masochiste ? Ou bien ce qui est pris pour
mascarade masochiste chez telle femme battue relève-t-il en dernière ana-
lyse de la logique du pur amour ? Finalement, la question reste ouverte,
au cas par cas : Que veut une femme ?

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