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Sophie Mendelsohn
2006/2 no 74 | pages 43 à 60
ISSN 0762-7491
ISBN 2749206162
DOI 10.3917/cm.074.0043
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2006-2-page-43.htm
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Sophie Mendelsohn
La « déterritorialisation »
Un abord singulier du problème
de la représentation en psychanalyse
rent ? Ce territoire incarne, il est la chair même – qui ne saurait se dire comme
telle – du risque absolu : supporter que la forme ne précède pas le contenu,
que la figure n’écrase pas la chair. Se tenir au bord d’une déformation tou-
jours possible, n’est-ce pas là la brèche épistémologique par où la psychana-
lyse a pu prendre son essor ? Et pour que cette brèche se maintienne telle, ne
faudrait-il pas retrouver dans l’analyse, comme Jacques Lacan y invite dans
le séminaire récemment paru et intitulé Le Sinthome, « le sentiment d’un
risque absolu 2 » ?
Sous plus d’un angle, le visage actuel de la psychanalyse est effective-
ment politique, et doit l’être, faute de quoi c’est bientôt le rictus figé d’un
masque (mortuaire ?) que l’on verra à sa place apparaître. Outre la question
brûlante de son institutionnalisation par l’État, il est d’autres probléma-
tiques, nombreuses, qui agitent le champ psychanalytique contemporain et
qui renvoient, à différents degrés (homosexualités, homoparentalité, trans-
sexualismes, etc.), à la question du statut qu’y occupent le sexe et la sexualité
– reflet probable de l’inflation des préoccupations sociales et juridiques à ce
sujet. La tentation de repli sur un territoire auquel le projet même de la psy-
chanalyse était d’échapper (qu’il soit constitué par une référence anato-
mique, concernant en particulier la différence sexuelle, ou tout simplement
que ses assises soient un peu trop clairement normatives et prescriptives
dans l’approche qui y est proposée des conduites amoureuses et sexuelles),
cette tentation, donc, s’est manifestée chez un nombre conséquent de repré-
sentants du champ, ceux-ci cherchant sans doute un refuge face à l’insécurité
ressentie devant ces « nouvelles » pratiques sexuelles – qui n’ont souvent
d’autre nouveauté que d’être mieux assumées, donc plus visibles. Le
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2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome (1975-1976), Paris, Le Seuil, 2005, p. 45.
LA « DÉTERRITORIALISATION ». UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION… 45
3. C. Nahon, « Les transsexuels : d’une certaine vision de la différence », Cahiers de psychologie cli-
nique, « Le visuel », n° 20, 2003, p. 225.
4. G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972-1973,
p. 64.
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sente lui-même en elle, et qui pourtant n’y est pas en personne présent – “la
place du roi 5”. » Tout le tableau, qui est à la fois une représentation en tant
que telle et une représentation de la représentation, une réflexion sur la
représentation, tient à ce que reste vide la place d’où tout ceci s’articule, la
place du roi, donc, sujet par excellence.
Le sujet n’est plus dans le tableau au moment même où la représentation
a atteint à l’âge classique une sorte de maturité qui lui donne accès à l’auto-
réflexivité – c’est qu’il est effectivement déjà ailleurs, au-delà de cette épistémè
classique, à l’orée de l’âge moderne, dans l’âge des sciences, qui ne se conten-
teront plus d’être naturelles. L’homme est en passe de devenir également un
objet pour la science : Deleuze constate en effet que, loin d’être dépendante
du fait que l’homme puisse se prendre comme objet de représentation, ou
qu’il puisse se faire le terrain de sa propre histoire, les sciences de l’homme
sont devenues possibles à partir du moment où l’homme lui-même s’est
« déshistoricisé », les vivants, les productions, les mots étant désormais
investis de cette histoire. Si les sciences humaines se constituent en imitant
les sciences positives, seul modèle disponible à l’âge classique, ce n’est tou-
tefois que dans la mesure où elles maintiennent pour se spécifier un régime
de la représentation. Mais il s’agit alors d’un régime paradoxal où la repré-
sentation fonctionne avec les ressources de l’inconscient. En effet, la repré-
sentation resurgit certes par le biais le plus éculé, celui de la ressemblance,
mais entachée, si l’on peut dire, lestée de cette obscurité nouvelle qui a nom
« inconscient » et qui est transversale à l’établissement de ces sciences régio-
nales. Dans ce cadre, Foucault attribue à la discipline qui s’occupe de l’in-
conscient une place bien particulière : « […] à la différence des sciences
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5. G. Deleuze, « L’homme, une existence douteuse » (1966), dans L’île déserte et autres textes, Paris,
Minuit, 2002, p. 125.
6. M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 386.
LA « DÉTERRITORIALISATION ». UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION… 47
les domaines d’application de ces sciences – système, règle, norme –, pour les
traverser de son questionnement sur un sujet déterminé comme point de
croisement entre la Mort, le Désir et la Loi. Ce point de croisement ne pou-
vant être appréhendé autrement que comme point de fuite, toute la perspec-
tive est réordonnée par rapport à ce point indistinguable. La représentation,
si elle est donc maintenue, ne peut plus l’être que dans l’espace d’une crise.
Point de fuite, en effet, car pour fonctionner ce triptyque sans cesse doit s’an-
nuler dans sa propre hétéronomie, mais il ne s’annule pas autrement qu’en
fonctionnant. Si bien que l’on se trouve là face à une ruse de la raison bien
particulière : alors même que les sciences dites humaines se donnent pour
projet de rendre compte de l’homme, elles ne peuvent le faire qu’en faisant
sortir le sujet de la scène.
Foucault renvoie cette réorganisation du monde et de la pensée du
monde à l’irruption d’un impensé dans le cogito : le pli que représente
l’homme dans cette reconfiguration de l’épistémè à l’orée de l’âge moderne s’y
creuse précisément du fait que la pensée en se découvrant pensante,
découvre également, et en même temps, dans ses marges mais aussi dans sa
trame, les traces de sa propre nuit, une épaisseur qui la borde, un impensé
qu’elle contient, mais qui la contient également. Au moment cartésien du
cogito, où la pensée et l’être s’entre-garantissent, s’oppose alors un cogito
moderne qui, du « Je pense », ne conduit plus à l’évidence du « Je suis » : le
« Je pense » est saisi par cette épaisseur obscure où la question de l’être ne
repose plus sur aucune certitude, puisque c’est à même la pensée, dans le
langage qui la supporte, que se pose maintenant l’impossible du cogito carté-
sien, à savoir que l’être est désormais qualifié par sa non-pensée plutôt que
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pensé, mais qui le logerait en elle, qui serait dans un rapport essentiel avec
lui […] ; une pensée qui serait par elle-même en rapport avec l’obscur, et qui
serait en droit traversée d’une sorte de fêlure sans laquelle elle ne pourrait
s’exercer. La fêlure ne peut pas être comblée, parce qu’elle est l’objet le plus
haut de la pensée : l’homme ne la comble ou ne la recolle pas, la fêlure au
contraire est dans l’homme la fin de l’homme ou le point originaire de la pen-
sée 9. » De par sa position spécifique dans le champ épistémique qui est le
sien, et que Foucault a mise en évidence, la psychanalyse pourrait, aurait pu,
aurait dû… être cette nouvelle image de la pensée. On comprend maintenant
pourquoi Deleuze ne peut y renoncer, mais comment également c’est au nom
de cette image de la pensée qu’il combat l’œdipianisme psychanalytique.
14. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, séance du
9 avril 1970. La psychanalyse à l’envers est le titre original donné au séminaire par Lacan lui-même.
15. C. Nahon, art. cit., p. 227.
16. Ibid.
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20. G. Morel, « Sexe, genre et identité : du symptôme au sinthome », dans Cités 21, Paris, PUF,
2005, p. 68.
21. Ibid., p. 73.
22. Ibid.
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Joyce fait de son art, auquel il est identifié, son sinthome, le « chaînon
manquant » qui lui permet de fonctionner sans décompenser – d’où ce titre
décerné par Lacan : « Joyce le Symptôme ». Là encore, la convergence des
perspectives est surprenante lorsque l’on met en regard de cette re-nomina-
tion lacanienne la fonction que Deleuze attribue à l’artiste : « L’artiste est
symptomatologiste 25. » Où les symptômes, en tant qu’événements, combat-
tent chez Deleuze sur le champ artistique contre les essences… C’est aussi
qu’en la matière, comme le remarquait Foucault, la littérature qui fait du lan-
gage son domaine propre, est mise en jeu d’une façon toute particulière : « La
littérature n’a existé dans son autonomie, elle ne s’est détachée de tout autre
langage par une coupure profonde qu’en formant une sorte de “contre-dis-
cours”, et en remontant ainsi de la fonction représentative ou signifiante du
langage à cet être brut oublié depuis le XVIe siècle. […] À l’âge moderne, la lit-
térature, c’est ce qui compense (et non ce qui confirme) le fonctionnement
significatif du langage 26. » Ce langage qui compense, c’est nommément ce
que Lacan appelle « lalangue », soit ce qui travaille subjectivement, singuliè-
rement le langage comme forme a priori et permet de l’habiter.
Il est impossible ici de reproduire toutes les versions que Lacan donne,
dans ce séminaire, tant du nœud borroméen que du sinthome borroméen,
mais il n’est que de se reporter au nœud borroméen de quatre nœuds à
trois 27, ou bien au nœud sinthomisé figurant « l’ego correcteur » de Joyce 28,
pour saisir deux points essentiels : d’une part, aucun des registres ne pré-
existe à l’autre ni n’est doté d’une quelconque prééminence sur les autres – il
s’agirait plutôt d’un « arrangement » toujours singulier entre la forme et le
contenu, les deux advenant en même temps, les deux étant co-dépendants ;
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25. G. Deleuze, « Sur Nietzsche et l’image de la pensée » (1968), dans L’île déserte et autres textes,
op. cit., p. 194.
26. Les mots et les choses, op. cit., p. 59.
27. Le Sinthome, op. cit., p. 47.
28. Ibid., p. 152.
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introduit mon propos, un visage mais des traits de visagéité que sont tous les
nouages possibles. Il n’y a plus une synthèse œdipienne comme seul horizon
possible de la psychanalyse, mais des points de nouage. Sortir de cette uni-
cité, n’est-ce pas là précisément sortir de la représentation comme fonda-
mentalement attachée à l’identité de la forme ? Le nœud borroméen appelle
à penser sans cesse sa différence d’avec lui-même, sa propre déterritorialisa-
tion, puisqu’il peut toujours apparaître sous une autre forme sans que pour
autant ne disparaisse ce qui fait sa singularité (à savoir la spécificité d’un
nouage qui fait tenir ensemble les trois ronds mais qui les rend tous trois
libres pour peu que l’on détache l’un d’entre eux). Les virtualités du nœud
sont telles qu’elles peuvent rendre possible sa « borroméenisation » au cas où
le nœud initial ne permettrait pas de fonctionner, comme pour Joyce : le
nœud contient donc en lui non seulement sa propre différence, mais aussi la
différence de sa différence.
Exactement à la même période, Deleuze et Guattari définissent un
concept contigu à celui de déterritorialisation : celui de « rhizome », qui fait
d’abord l’objet d’un article en 1976, avant de venir constituer un chapitre de
Mille plateaux. Le rhizome, terme emprunté à la biologie végétale, se définit
surtout par opposition à l’arbre, en tant que celui-ci s’organise en fonction
d’une hiérarchie verticale : les racines, le tronc, les branches. L’arbre est pour
Deleuze l’image même de ce qui est enraciné dans son origine, fondé ; or
« fonder, c’est déterminer. […] Le fondement est l’opération du logos ou de
la raison suffisante 29 ». Et Lacan de renchérir à son tour : « Chacun sait que,
pour structurer correctement un savoir, il est besoin de renoncer à la question
des origines 30. » Le plan de consistance que propose le rhizome n’est pas ver-
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37. Cf. notamment les positions publiques prises par nombre d’analystes concernant le Pacs,
l’homoparentalité, etc.
38. G. Morel, art. cit., p. 74.
39. Voir à ce sujet « Joyce le symptôme », dans Annexes au séminaire Le Sinthome, op. cit., p. 167 :
« C’est là ce qu’il en est du Nom-du-Père, au degré où Joyce en témoigne, je le coiffe aujourd’hui
de ce qu’il convient d’appeler le sinthome. »
40. G. Morel, art. cit., p. 75.
41. Que l’on se rappelle ici cette expression, qui constitue pour Deleuze un synonyme de la déter-
ritorialisation : la « génitalité de penser ».
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Résumé
Cet article se propose de confronter le concept deleuzo-guattarien de « déterritoriali-
sation » à la question de la représentation en psychanalyse. Traditionnellement ren-
voyée à la problématique œdipienne et au réseau de normes qu’elle instaure, elle est
trop souvent limitée au registre symbolique. Le concept lacanien de sinthome propose
une autre version de la représentation pour la psychanalyse. C’est sur ce terrain qu’il
rencontre sur certains points la déterritorialisation, dont le rhizome donne l’image de
la pensée : le sinthome promeut une singularité qui n’est pas strictement tributaire
d’une différence (sexuelle, notamment) établie par avance.
Mots clés
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« THE “DETERRITORIALIZATION”,
ANOTHER LOOK AT THE PROBLEM OF REPRESENTATION IN PSYCHOANALYSIS. »
Summary
This article confronts the Deleuzo-Guattarian concept of « deterritorialization » and
the problem of representation within the psychoanalytic context. Often, this pro-
blem is seen to be linked with the Œdipus complex, its network of norms through
which the symbolic order emerges. The Lacanien concept of « Sinthome » might be
considered as another version of representation in psychoanalysis – this is how it can
be specifically connected to « deterritorialization », of which the « rhizome » is the
« image of thought », in that it promotes a form of singularity which is not based on
a pre-supposed (sexual) difference.
Keywords
(Anti-)Œdipus, representation, sexual differences, sinthome, rhizome, trans-sexuality.