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LA « DÉTERRITORIALISATION ».

UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME


DE LA REPRÉSENTATION EN PSYCHANALYSE

Sophie Mendelsohn

Érès | « Cliniques méditerranéennes »

2006/2 no 74 | pages 43 à 60
ISSN 0762-7491
ISBN 2749206162
DOI 10.3917/cm.074.0043
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Cliniques méditerranéennes, 74-2006

Sophie Mendelsohn

La « déterritorialisation »
Un abord singulier du problème
de la représentation en psychanalyse

« Défaire le visage, ce n’est pas une petite affaire. On y risque bien la


folie : est-ce par hasard que le schizo perd en même temps le sens du visage,
de son propre visage et de celui des autres, le sens du paysage, le sens du lan-
gage et de ses significations dominantes ? C’est que le visage est une forte
organisation. On peut dire que le visage prend dans son rectangle ou son
rond tout un ensemble de traits, traits de visagéité qu’il va subsumer […] 1. »
On nous le dit, on ne cesse de nous le dire et de nous mettre en garde :
faites-vous donc un visage qui ait l’air de quelque chose, qui ressemble à
quelque chose, soyez homme ou bien femme, mais donnez-vous une forme,
rentrez dans les codes, soyez identifiables pour être identifiés !
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Voilà donc bien la grande question : être identique à soi, assumer finale-
ment un statut de sujet qui convoque d’autant mieux les adhésions et les
actes de foi qu’on le trouve surtout parce qu’on l’a d’abord supposé, forme
sans contenu toujours déjà existante et attendant que le bruissement, le four-
millement des vies viennent s’y glisser sans broncher. Et pourtant ça bronche,
tout le temps et partout, et le visage s’échappe à lui-même par tous ses traits,
qui fonctionnent comme autant de lignes de fuite. Apparaît alors une poli-
tique du visage, puisqu’il y a lutte, conflit entre un contenu et une forme,
possibilité qu’une « ligne de déterritorialisation » vienne défaire l’apparence
d’unité et de clôture de ce territoire qu’est un visage – et le territoire devient
mouvant, comme flou et incertain, il n’est déjà plus tout à fait représentable,
car que pourrait-on encore en figurer sinon ces lignes mêmes qui le défigu-

Sophie Mendelsohn, psychologue clinicienne, doctorante en psychopathologie et psychanalyse à Paris VII,


5 rue Gazan, 75014 Paris.
1. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 230.
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rent ? Ce territoire incarne, il est la chair même – qui ne saurait se dire comme
telle – du risque absolu : supporter que la forme ne précède pas le contenu,
que la figure n’écrase pas la chair. Se tenir au bord d’une déformation tou-
jours possible, n’est-ce pas là la brèche épistémologique par où la psychana-
lyse a pu prendre son essor ? Et pour que cette brèche se maintienne telle, ne
faudrait-il pas retrouver dans l’analyse, comme Jacques Lacan y invite dans
le séminaire récemment paru et intitulé Le Sinthome, « le sentiment d’un
risque absolu 2 » ?
Sous plus d’un angle, le visage actuel de la psychanalyse est effective-
ment politique, et doit l’être, faute de quoi c’est bientôt le rictus figé d’un
masque (mortuaire ?) que l’on verra à sa place apparaître. Outre la question
brûlante de son institutionnalisation par l’État, il est d’autres probléma-
tiques, nombreuses, qui agitent le champ psychanalytique contemporain et
qui renvoient, à différents degrés (homosexualités, homoparentalité, trans-
sexualismes, etc.), à la question du statut qu’y occupent le sexe et la sexualité
– reflet probable de l’inflation des préoccupations sociales et juridiques à ce
sujet. La tentation de repli sur un territoire auquel le projet même de la psy-
chanalyse était d’échapper (qu’il soit constitué par une référence anato-
mique, concernant en particulier la différence sexuelle, ou tout simplement
que ses assises soient un peu trop clairement normatives et prescriptives
dans l’approche qui y est proposée des conduites amoureuses et sexuelles),
cette tentation, donc, s’est manifestée chez un nombre conséquent de repré-
sentants du champ, ceux-ci cherchant sans doute un refuge face à l’insécurité
ressentie devant ces « nouvelles » pratiques sexuelles – qui n’ont souvent
d’autre nouveauté que d’être mieux assumées, donc plus visibles. Le
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contraire du risque absolu, en somme…
Le « paradigme trans-sexuel » proposé par Claire Nahon réhabilite ce
risque et, en ce sens, entre en résonance – je tenterai de le montrer – avec le
concept deleuzo-guattarien de « déterritorialisation ». Ce concept pourrait en
effet être considéré comme occupant, travaillant l’espace entre les deux pôles
constitutifs de sa réflexion : la clinique du transsexualisme d’un côté et le
paradigme trans-sexuel, ou la trans-sexualité, de l’autre. En effet, si le para-
digme trans-sexuel, en tant qu’« opérateur de pensée » traversant le pro-
blème général de savoir ce qu’il en est en psychanalyse du sexe, des sexes,
des sexualités, surgit nécessairement d’un travail et d’une réflexion clinique
sur le transsexualisme, c’est précisément, nous dit-elle, parce que les trans-

2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome (1975-1976), Paris, Le Seuil, 2005, p. 45.
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sexuels mettent à mal « […] toute représentation de la différence des sexes,


peut-être au plus près, en cela, de la logique de l’inconscient 3. »
J’envisagerai donc ce paradigme en fonction du concept de déterritoriali-
sation qui promeut comme sa logique même cette échappée hors de la fonc-
tion figeante de la représentation. Et parce que ce concept ne fonctionne pas
sans la catégorie du multiple, il accompagnera au long de ce parcours la trans-
sexualité dans son assomption de contenus multiples (déformations, reforma-
tions plus ou moins énigmatiques) contre des formes prédéterminées.

I. C’est en effet par la question de la représentation que Deleuze et Guat-


tari abordent, dans leur premier ouvrage commun, la critique d’une psycha-
nalyse œdipianisée et œdipianisante. Ils voient en effet dans la promotion
freudienne de l’Œdipe le rabattement initial sur l’ordre de la représentation,
sur la représentation comme ordre, là même où la psychanalyse avait d’em-
blée les moyens de s’en tenir écartée : « L’inconscient cesse d’être ce qu’il est,
une usine, un atelier, pour devenir un théâtre, scène et mise en scène. Et pas
même un théâtre d’avant-garde, comme il y en avait au temps de Freud […],
mais le théâtre classique, l’ordre classique de la représentation 4. »
Avant d’entrer plus avant dans les articulations de la question œdi-
pienne en tant qu’elle peut être considérée comme un point d’appui propre-
ment psychanalytique au problème de la représentation, constatons que le
positionnement deleuzo-guattarien tel qu’il apparaît dans L’Anti-Œdipe
trouve ses sources dans les œuvres préalables de Deleuze. Avant même la
rencontre avec Guattari, les deux thèses de Deleuze, Différence et répétition et
Logique du sens, font un usage explicite et critique de la psychanalyse, et, à
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vrai dire, il est frappant de voir que cette référence restera présente jusqu’à la
fin de son œuvre, comme si, au-delà des anathèmes, fussent-ils très virulents,
Deleuze maintenait l’espoir que la psychanalyse puisse malgré tout sortir de
l’impasse œdipienne. Pourquoi peut-il maintenir malgré tout cet espoir,
pourquoi, cette psychanalyse qu’il critique tant, ne l’enterre-t-il pas ?
Parce qu’elle occupe une place bien particulière dans l’épistémè moderne,
que Foucault avait dégagée dans Les mots et les choses. Voici comment Deleuze
reprend ce qu’il en est chez Foucault de l’enjeu de la représentation : « Ce
qu’on appelle une représentation : son système d’identité, de différence, de
redoublement et de réflexion, son espace propre, jusqu’à ce vide essentiel
désignant le personnage pour qui toute la représentation existe, qui se repré-

3. C. Nahon, « Les transsexuels : d’une certaine vision de la différence », Cahiers de psychologie cli-
nique, « Le visuel », n° 20, 2003, p. 225.
4. G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972-1973,
p. 64.
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sente lui-même en elle, et qui pourtant n’y est pas en personne présent – “la
place du roi 5”. » Tout le tableau, qui est à la fois une représentation en tant
que telle et une représentation de la représentation, une réflexion sur la
représentation, tient à ce que reste vide la place d’où tout ceci s’articule, la
place du roi, donc, sujet par excellence.
Le sujet n’est plus dans le tableau au moment même où la représentation
a atteint à l’âge classique une sorte de maturité qui lui donne accès à l’auto-
réflexivité – c’est qu’il est effectivement déjà ailleurs, au-delà de cette épistémè
classique, à l’orée de l’âge moderne, dans l’âge des sciences, qui ne se conten-
teront plus d’être naturelles. L’homme est en passe de devenir également un
objet pour la science : Deleuze constate en effet que, loin d’être dépendante
du fait que l’homme puisse se prendre comme objet de représentation, ou
qu’il puisse se faire le terrain de sa propre histoire, les sciences de l’homme
sont devenues possibles à partir du moment où l’homme lui-même s’est
« déshistoricisé », les vivants, les productions, les mots étant désormais
investis de cette histoire. Si les sciences humaines se constituent en imitant
les sciences positives, seul modèle disponible à l’âge classique, ce n’est tou-
tefois que dans la mesure où elles maintiennent pour se spécifier un régime
de la représentation. Mais il s’agit alors d’un régime paradoxal où la repré-
sentation fonctionne avec les ressources de l’inconscient. En effet, la repré-
sentation resurgit certes par le biais le plus éculé, celui de la ressemblance,
mais entachée, si l’on peut dire, lestée de cette obscurité nouvelle qui a nom
« inconscient » et qui est transversale à l’établissement de ces sciences régio-
nales. Dans ce cadre, Foucault attribue à la discipline qui s’occupe de l’in-
conscient une place bien particulière : « […] à la différence des sciences
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humaines, qui, tout en rebroussant chemin vers l’inconscient, demeurent tou-
jours dans l’espace du représentable, la psychanalyse avance pour enjamber
la représentation, […] et faire ainsi surgir, là où on attendait les fonctions por-
teuses de leurs normes, les conflits chargés de leurs règles, et les significa-
tions formant système, le fait nu qu’il puisse y avoir système (donc
signification), règle (donc opposition), norme (donc fonction). Et en cette
région où la représentation reste en suspens, au bord d’elle-même, […] se
dessinent les trois figures par lesquelles la vie, avec ses fonctions et ses
normes, vient se fonder dans la répétition muette de la Mort, les conflits et
les règles, dans l’ouverture dénudée du Désir, les significations et les sys-
tèmes dans un langage qui est en même temps Loi 6. » L’extraterritorialité de
la psychanalyse par rapport aux sciences humaines consiste à lier entre eux

5. G. Deleuze, « L’homme, une existence douteuse » (1966), dans L’île déserte et autres textes, Paris,
Minuit, 2002, p. 125.
6. M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 386.
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les domaines d’application de ces sciences – système, règle, norme –, pour les
traverser de son questionnement sur un sujet déterminé comme point de
croisement entre la Mort, le Désir et la Loi. Ce point de croisement ne pou-
vant être appréhendé autrement que comme point de fuite, toute la perspec-
tive est réordonnée par rapport à ce point indistinguable. La représentation,
si elle est donc maintenue, ne peut plus l’être que dans l’espace d’une crise.
Point de fuite, en effet, car pour fonctionner ce triptyque sans cesse doit s’an-
nuler dans sa propre hétéronomie, mais il ne s’annule pas autrement qu’en
fonctionnant. Si bien que l’on se trouve là face à une ruse de la raison bien
particulière : alors même que les sciences dites humaines se donnent pour
projet de rendre compte de l’homme, elles ne peuvent le faire qu’en faisant
sortir le sujet de la scène.
Foucault renvoie cette réorganisation du monde et de la pensée du
monde à l’irruption d’un impensé dans le cogito : le pli que représente
l’homme dans cette reconfiguration de l’épistémè à l’orée de l’âge moderne s’y
creuse précisément du fait que la pensée en se découvrant pensante,
découvre également, et en même temps, dans ses marges mais aussi dans sa
trame, les traces de sa propre nuit, une épaisseur qui la borde, un impensé
qu’elle contient, mais qui la contient également. Au moment cartésien du
cogito, où la pensée et l’être s’entre-garantissent, s’oppose alors un cogito
moderne qui, du « Je pense », ne conduit plus à l’évidence du « Je suis » : le
« Je pense » est saisi par cette épaisseur obscure où la question de l’être ne
repose plus sur aucune certitude, puisque c’est à même la pensée, dans le
langage qui la supporte, que se pose maintenant l’impossible du cogito carté-
sien, à savoir que l’être est désormais qualifié par sa non-pensée plutôt que
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par sa pensée, par ce que dans sa pensée il ne saurait penser, par cet impensé
qui l’habite et qu’il habite indistinctement. « Cogito pour un moi dis-
sous 7… », dira magnifiquement Deleuze, où l’on entend aussi les échos de la
formulation lacanienne, exactement contemporaine, de cette rupture du
pacte cartésien : « Ou je ne pense pas, ou je ne suis pas 8. » De l’unité garan-
tie par le cogito cartésien entre l’être et la pensée, qui dessinait les contours du
moi occidental, il ne reste en somme rien d’autre qu’une exclusion mutuelle.
Or cette brèche qui s’ouvre est aussi une promesse, au moins aux yeux
de Deleuze, qui y entend l’appel à construire une nouvelle image de la pensée :
« Une pensée qui ne s’oppose plus du dehors à l’impensable ou au non-

7. G. Deleuze, « L’homme, une existence douteuse », art. cit., p. 128.


8. J. Lacan, La logique du fantasme (1966-1967), séminaire inédit, séance du 18 janvier 1967. Dans
les séminaires ultérieurs, Lacan accentuera encore la fracture entre les deux parties de la formule
cartésienne du Cogito en y introduisant sa propre ponctuation : « Je pense donc : “je suis” » – cf.
à ce sujet la séance du 20 mai 1970 du séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse.
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pensé, mais qui le logerait en elle, qui serait dans un rapport essentiel avec
lui […] ; une pensée qui serait par elle-même en rapport avec l’obscur, et qui
serait en droit traversée d’une sorte de fêlure sans laquelle elle ne pourrait
s’exercer. La fêlure ne peut pas être comblée, parce qu’elle est l’objet le plus
haut de la pensée : l’homme ne la comble ou ne la recolle pas, la fêlure au
contraire est dans l’homme la fin de l’homme ou le point originaire de la pen-
sée 9. » De par sa position spécifique dans le champ épistémique qui est le
sien, et que Foucault a mise en évidence, la psychanalyse pourrait, aurait pu,
aurait dû… être cette nouvelle image de la pensée. On comprend maintenant
pourquoi Deleuze ne peut y renoncer, mais comment également c’est au nom
de cette image de la pensée qu’il combat l’œdipianisme psychanalytique.

II. Œdipe, pour Deleuze et Guattari, prend ni plus ni moins la place du


roi – autrement dit, Œdipe, c’est ce avec quoi Freud comble la brèche dont est
pourtant issue la psychanalyse ; là où le sujet s’était absenté, il introduit un
principe à partir duquel le régime de la représentation va malgré tout pou-
voir continuer à fonctionner en reprenant ce qui lui avait échappé. En
d’autres termes, Freud ferme ce qu’il avait ouvert. Ce que Deleuze et Guat-
tari n’ont de cesse de déplorer, dénonçant le tournant idéaliste que représente
Œdipe pour la psychanalyse : alors que le sujet avait perdu toute référence,
la psychanalyse lui en rend une, via cet axe organisateur qu’est l’Œdipe qui,
devenant principe et s’exerçant de façon transcendantale, ramène la lumière
de la « raison pure » là où l’obscurité et ses intensités commençaient à s’im-
miscer dans le champ de l’expérience. Ce n’est donc pas à Œdipe lui-même
que Deleuze et Guattari s’en prennent, mais au fait qu’il fonctionne comme
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réponse alors même que la question n’a pas eu le temps de se déployer :
« Nous croyons même à ce qu’on nous dit lorsqu’on présente Œdipe comme
une sorte d’invariant. Mais la question est tout à fait ailleurs : y a-t-il adé-
quation entre les productions de l’inconscient et cet invariant […] 10 ? » Ques-
tion décisive, par où s’introduit un soupçon essentiel : pourquoi, en effet, y
aurait-il un rapport d’identité entre Œdipe et les productions de l’incons-
cient ? Car, finalement, Œdipe lui-même n’est-il pas le fruit d’une question,
se demandait déjà Deleuze dans Différence et répétition : « Même les conflits
d’Œdipe dépendent d’abord de la question du Sphinx. La naissance et la
mort, la différence des sexes, sont les thèmes complexes de problèmes avant
d’être les termes simples d’opposition 11. »

9. G. Deleuze, « L’homme, une existence douteuse », art. cit., p. 128.


10. L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 61.
11. G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 141.
LA « DÉTERRITORIALISATION ». UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION… 49

Plutôt que de faire d’Œdipe lui-même la réponse dialectique à la ques-


tion qui lui est posée, Deleuze considère que c’est sur le fond de cette ques-
tion qu’Œdipe peut devenir le représentant de l’inconscient, et non sa
représentation, pour autant que, cette question, il puisse la porter, la suppor-
ter et non la rabattre. Cela l’amène dans ce texte à donner une définition de
l’inconscient se situant en deçà de toute construction dialectique, au niveau
même de la question : « Les problèmes et les questions appartiennent donc à
l’inconscient, mais aussi bien l’inconscient est par nature différentiel et itéra-
tif, sériel, problématique et questionnant 12. » Par le biais du problème ou de
la question, c’est bien la différence qui surgit au sein de l’inconscient et qui
apparaît comme un principe de fonctionnement opposé au principe d’iden-
tité qu’Œdipe a fini par incarner pour la psychanalyse. Une psychanalyse qui
se réintroduit elle-même au monde de la représentation via Œdipe, c’est
donc une psychanalyse qui s’interdit d’emblée l’accès à cette différence qui
est pourtant son lieu d’inscription propre. Car, cette représentation, « il lui
faut un monde convergent, monocentré : un monde où l’on n’est ivre qu’en
apparence, où la raison fait l’ivrogne et chante un air dionysiaque, mais c’est
encore la raison “pure”. C’est que la raison suffisante, ou le fondement, n’est
rien d’autre que le moyen de faire régner l’identique sur l’infini lui-même, et
de faire pénétrer dans l’infini la continuité de la ressemblance, le rapport
d’analogie, l’opposition des prédicats 13 ». Autrement dit, si la psychanalyse
pense le sujet auquel elle a affaire avec et à partir d’Œdipe, en considérant
que c’est là l’image qui lui est adéquate, disparaît du même coup la diffé-
rence de la pensée, la différence du penser avec lui-même, ainsi que ce que
Deleuze nomme – et il n’y a certainement pas là de hasard –, cette génitalité
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de penser, profonde fêlure du Je qui le conduit à ne penser qu’en pensant sa
propre passion.
Le projet philosophique général de Deleuze, à l’époque, visait à restau-
rer la différence dans la pensée, or la psychanalyse se situait déjà pour lui
comme la promesse de défaire ce nœud qui consiste à représenter la diffé-
rence sous l’identité du concept et du sujet pensant. Défaire ce nœud, c’est
donc la tâche que se donne Deleuze, d’abord seul, dans Différence et répétition
puis dans Logique du sens, en essayant de construire une image de la pensée
adéquate au décentrement qui a rendu possible la différence ; puis, d’accord
avec Guattari, en sortant radicalement du territoire d’Œdipe pour tenter de
laisser l’inconscient en revenir à la déterritorialisation d’où il a pu se
déployer. En un certain sens, d’ailleurs, ils rencontrent là ce qu’a pu avancer

12. Ibid., p. 143.


13. Ibid., p. 339.
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Lacan à l’époque, dans le séminaire bien nommé La psychanalyse à l’envers :


« Personne ne m’a aidé, pour qu’on sache ce que c’est : les formations de l’in-
conscient… Je ne suis pas en train de dire que l’Œdipe ne sert à rien, ni que ça
n’a aucun rapport avec ce que nous faisons. Ça ne sert à rien aux psychana-
lystes, ça c’est vrai 14 ! »
« Comment faire ? » devient alors la vraie question : comment faire pour
faire sans Œdipe ? Ce n’est sans doute pas par hasard si, dans Mille plateaux
qui constitue en lui-même une nouvelle image de la pensée, c’est notamment
par cette « génitalité de penser » qu’une telle différence peut advenir, autre-
ment dit par ce que la pensée doit au sexuel, quand, ce sexuel, elle ne l’or-
donne pas, mais le laisse du côté du « trans » qui le différencie sans cesse de
lui-même. Ainsi Claire Nahon propose-t-elle, dans une perspective qui me
semble faire écho aux préoccupations de Deleuze et Guattari, d’envisager
« un paradigme trans-sexuel permettant de concevoir la multiplicité des dis-
cours que la scène sociale comme la fiction individuelle produisent, chaque
jour, sur la différence des sexes et les destins amoureux 15 ». Situés au lieu
même de cette fêlure où viennent s’échouer les pré-requis de l’ordre repré-
sentationnel, « […] les transsexuels ne nous donnent-ils pas accès, à rebours,
de la façon certes la plus outrancière qui soit, à la nature éminemment trans-
gressive de la sexualité, à cette trans-sexualité qui caractérise toute production
psychopathologique et qui, plutôt que d’opter pour un pan ou l’autre de la
sexuation, oscille de l’un à l’autre, entre l’un et l’autre 16 ? » Deleuze et Guat-
tari proposent quant à eux des « lieux » de réalisation de cette « génitalité de
penser », de cette trans-sexualité. En voici un exemple, emprunté à la
musique : « Machiner la voix est la première opération musicale. On sait com-
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ment le problème fut résolu dans la musique occidentale, en Angleterre et en
Italie de deux manières différentes : d’une part la voix de tête du haute-
contre, qui chante “au-delà de sa voix”, ou dont la voix travaille dans la
cavité des sinus, l’arrière-gorge et le palais, sans prendre appui sur le dia-
phragme ni franchir les bronches ; d’autre part, la voix de ventre des castrats,
“plus forte, plus volumineuse, plus alanguie”, comme s’ils avaient donné
une matière charnelle à l’imperceptible, à l’impalpable, à l’aérien. Dominique
Fernandez a écrit à ce sujet un beau livre (La rose des Tudors) où, se gardant
heureusement de toute considération psychanalytique sur un lien de la
musique et de la castration, il montre que le problème musical de la machi-
nerie de la voix impliquerait nécessairement l’abolition de la grosse machine

14. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, séance du
9 avril 1970. La psychanalyse à l’envers est le titre original donné au séminaire par Lacan lui-même.
15. C. Nahon, art. cit., p. 227.
16. Ibid.
LA « DÉTERRITORIALISATION ». UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION… 51

duelle, c’est-à-dire de la formation molaire qui distribue les voix en “homme


ou femme”. Être homme ou femme n’existe plus en musique 17. » Cette sortie
du code ou du codage, en l’occurrence sexuel, est une des fonctions de la
déterritorialisation, qui s’engage de ce fait dans une logique non pas de
l’identité mais du devenir : dans le cas de ces voix ambiguës d’hommes, un
« devenir-femme », ou un « devenir-enfant », alors même que précisément
aucune femme, aucun enfant ne pourrait chanter ainsi. « Et c’est là, insistent
Deleuze et Guattari, le prodigieux contenu de la musique 18 » : ce chant est
au-delà de la forme homme ou femme, ailleurs que dans cette forme.
Une intensification du contenu, une constitution de singularité, voilà ce
que l’on s’interdirait de penser si l’on rabattait tout cela sur le lien de ces voix
avec la castration, autrement dit sur l’Œdipe en tant qu’il est considéré par
Freud comme l’avènement de la phase phallique et que la castration en est le
pendant logique. La phase phallique est ce qui promeut et assure le régime
du symbolique, soit ce qui soutient la possibilité de toute représentation. Or
le symbolique ne peut guère fonctionner que sur fond d’une binarité trop peu
subtile qui ne dépasse pas la différence du 0/1 et reconduit en ce sens « la
grosse machine duelle » de l’opposition homme/femme, reproduisant ainsi
un système clos de représentations préformatées. La déterritorialisation
« désymbolise » donc, en un sens, mais uniquement dans la mesure où elle
« resymbolise », reterritorialise ailleurs, autrement, pour un temps déterminé
par le flux d’un devenir qui s’incarnera encore dans d’autres formes pour les
dérouter de leurs cours habituels : « […] lorsqu’on retrouve au niveau de la
voix le système dualiste des sexes – écrivent Deleuze et Guattari –, cette dis-
tribution ponctuelle […] est une condition pour de nouveaux flux […] qui
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vont se croiser, se conjuguer, s’emporter dans une instrumentation et une
orchestration qui tendent à faire partie de la création même. Les voix peuvent
être reterritorialisées sur la distribution des deux sexes, mais le flux sonore et
continu passe d’autant plus entre les deux comme dans une différence de
potentiel 19. » Si même, donc, il advenait que l’ambiguïté des voix soit rame-
née à des identités circonscrites, il resterait, dans la reterritorialisation elle-
même, quelque chose du déplacement inauguré par la déterritorialisation
qui brouille le jeu illusoire des certitudes : « un homme mais… », « une
femme et… ».

III. La question de la différence sexuelle en psychanalyse a été longtemps


considérée comme strictement dépendante du complexe d’Œdipe et de sa

17. Mille plateaux, op. cit., p. 373.


18. Ibid.
19. Mille plateaux, op. cit., p. 378.
52 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 74-2006

résolution – ce qui, malgré tout, permettait quand même d’échapper à la ver-


sion anatomique de cette différence. Mais l’on entendra peut-être, à ce stade
de la réflexion, combien la qualification de « différence » est ici inadéquate.
Pour que celle-ci devienne adéquate, il s’agira de penser autrement qu’« œdi-
piennement » le rapport au sexe et à la sexuation. C’est ce que proposent cer-
tains travaux actuels et convergents sur la question : le paradigme
trans-sexuel déjà mentionné rencontre en ce sens fort à propos la question
très vaste et en même temps très précise à partir de laquelle Geneviève Morel
pose les bases, dans un récent article, d’une refondation de l’approche du
sexuel en psychanalyse : « Peut-on parler du sexe en psychanalyse sans faire
référence à la différence des sexes 20 ? » Première question dont l’impact réel
ne se dévoile en fait que dans une seconde interrogation, qui lui est corréla-
tive : « Est-ce qu’“avoir un sexe” se réduit, voire s’écrase sur le dimorphisme
des apparences corporelles ou sur une dichotomie dualiste de la jouissance
dans son rapport au phallus, ou bien, au contraire, tient-on compte de la sub-
jectivation du sexe, soit de l’“être sexué” de chacun dans ce que sa jouissance
a de plus singulier 21 ? » Tenir compte de la subjectivation du sexe revient à
appréhender dans sa différence le contenu singulier de l’organisation subjec-
tive, et non plus à partir d’une catégorie (ou forme) censée venir organiser ce
contenu pour le présenter comme « prêt-à-l’emploi » clinique. Il s’agit ici de
penser cette subjectivation comme ce qui met en question, et même à la ques-
tion, ces catégories. Pour ce qui est de la tentation d’une mise aux normes du
sexuel dans le champ psychanalytique, « la psychanalyse de Lacan a, à cet
égard, une contribution entièrement originale à apporter, et d’autant plus
qu’on l’invoque aujourd’hui pour soutenir un ordre sexuel rigoureusement
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bipolaire, censé parer la menace d’une disposition-invention de soi et de sa
sexualité jugée menaçante 22. »
Cette « disposition-invention de soi », que l’œdipianisme identifie à juste
titre comme une menace contre son ordre, n’est pas sans résonner avec le
« souci de soi » foucaldien, mais elle rencontre aussi la déterritorialisation
deleuzo-guattarienne, tout au moins dans la mesure où l’on peut considérer
que c’est la « disposition-invention » qui est « soi ». Il n’y a pas d’autre « soi »
que celui qui se produit là, pas de « soi » préexistant, mais un « soi » qui
invente sa forme singulière en se donnant son contenu. Autrement dit, il peut
y avoir processus sans sujet, et pour tout dire, dans la perspective où se situe
Deleuze telle que je l’ai esquissée, il n’y a que des processus sans sujet : « Un

20. G. Morel, « Sexe, genre et identité : du symptôme au sinthome », dans Cités 21, Paris, PUF,
2005, p. 68.
21. Ibid., p. 73.
22. Ibid.
LA « DÉTERRITORIALISATION ». UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION… 53

processus de subjectivation, c’est-à-dire une production de mode d’existence,


ne peut pas se confondre avec un sujet, à moins de destituer celui-ci de toute
intériorité et même de toute identité. La subjectivation n’a même rien à voir
avec la “personne” […]. C’est un mode intensif et non pas un sujet person-
nel 23. » Cette impossibilité de toute intériorité fut inaugurée dès que le Cogito
cartésien et son moi se virent traversés par l’impensé, en quelque sorte
retournés comme un gant, le dedans devenant aussi bien le dehors, l’étran-
ger se logeant à l’intérieur. C’est ainsi que Lacan lui-même est amené à sou-
tenir que l’inconscient est au dehors 24. Exit, donc, toute psychologie des
profondeurs…

IV. Or c’est bien d’une forme singulière, reformation à laquelle a conduit


une déformation, qu’il est question dans le concept lacanien de sinthome
dont Geneviève Morel fait usage pour traiter de la subjectivation du sexe.
Rappelons brièvement que la catégorie de « sinthome » (ancienne ortho-
graphe de « symptôme ») arrive tardivement dans la théorisation lacanienne :
dans la suite des élaborations du séminaire de 1974-1975 intitulé RSI (inédit)
sur le nœud borroméen. Elle apparaît l’année d’après, dans Le Sinthome, à
propos de Joyce, et précisément pour reconnaître et nommer la singularité du
fonctionnement psychique de l’écrivain. L’idée est la suivante : lorsque les
trois registres constituant simultanément l’inconscient dans la perspective
lacanienne, le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique ne tiennent pas ensemble,
il y a la possibilité de constituer un quatrième élément, le sinthome, dont la
spécificité est de lier les trois autres.
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23. G. Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 135.


24. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964),
Paris, Le Seuil, 1973, séance du 15 avril 1964.
54 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 74-2006

Joyce fait de son art, auquel il est identifié, son sinthome, le « chaînon
manquant » qui lui permet de fonctionner sans décompenser – d’où ce titre
décerné par Lacan : « Joyce le Symptôme ». Là encore, la convergence des
perspectives est surprenante lorsque l’on met en regard de cette re-nomina-
tion lacanienne la fonction que Deleuze attribue à l’artiste : « L’artiste est
symptomatologiste 25. » Où les symptômes, en tant qu’événements, combat-
tent chez Deleuze sur le champ artistique contre les essences… C’est aussi
qu’en la matière, comme le remarquait Foucault, la littérature qui fait du lan-
gage son domaine propre, est mise en jeu d’une façon toute particulière : « La
littérature n’a existé dans son autonomie, elle ne s’est détachée de tout autre
langage par une coupure profonde qu’en formant une sorte de “contre-dis-
cours”, et en remontant ainsi de la fonction représentative ou signifiante du
langage à cet être brut oublié depuis le XVIe siècle. […] À l’âge moderne, la lit-
térature, c’est ce qui compense (et non ce qui confirme) le fonctionnement
significatif du langage 26. » Ce langage qui compense, c’est nommément ce
que Lacan appelle « lalangue », soit ce qui travaille subjectivement, singuliè-
rement le langage comme forme a priori et permet de l’habiter.
Il est impossible ici de reproduire toutes les versions que Lacan donne,
dans ce séminaire, tant du nœud borroméen que du sinthome borroméen,
mais il n’est que de se reporter au nœud borroméen de quatre nœuds à
trois 27, ou bien au nœud sinthomisé figurant « l’ego correcteur » de Joyce 28,
pour saisir deux points essentiels : d’une part, aucun des registres ne pré-
existe à l’autre ni n’est doté d’une quelconque prééminence sur les autres – il
s’agirait plutôt d’un « arrangement » toujours singulier entre la forme et le
contenu, les deux advenant en même temps, les deux étant co-dépendants ;
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d’autre part, et cet aspect-là est particulièrement intéressant dans la perspec-
tive où je me situe, le passage à la topologie dans l’approche de l’inconscient
permet de saisir sa fondamentale plasticité – ce qui est amplement démontré
par la quantité de nœuds borroméens différents que Lacan construit pendant
ce séminaire. Si les constructions sinthomatiques sont finies (ce qui, néan-
moins, ne contredit pas leurs qualités plastiques, puisqu’elles restent mul-
tiples), les possibilités de nouages borroméens semblent, elles, très
nombreuses (une multiplication du multiple, en quelque sorte). Or, par leur
plasticité même, le nœud borroméen et ses extensions défient la forme en
tant qu’une, unité : il n’y a plus ici, pour filer la métaphore par laquelle j’ai

25. G. Deleuze, « Sur Nietzsche et l’image de la pensée » (1968), dans L’île déserte et autres textes,
op. cit., p. 194.
26. Les mots et les choses, op. cit., p. 59.
27. Le Sinthome, op. cit., p. 47.
28. Ibid., p. 152.
LA « DÉTERRITORIALISATION ». UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION… 55

introduit mon propos, un visage mais des traits de visagéité que sont tous les
nouages possibles. Il n’y a plus une synthèse œdipienne comme seul horizon
possible de la psychanalyse, mais des points de nouage. Sortir de cette uni-
cité, n’est-ce pas là précisément sortir de la représentation comme fonda-
mentalement attachée à l’identité de la forme ? Le nœud borroméen appelle
à penser sans cesse sa différence d’avec lui-même, sa propre déterritorialisa-
tion, puisqu’il peut toujours apparaître sous une autre forme sans que pour
autant ne disparaisse ce qui fait sa singularité (à savoir la spécificité d’un
nouage qui fait tenir ensemble les trois ronds mais qui les rend tous trois
libres pour peu que l’on détache l’un d’entre eux). Les virtualités du nœud
sont telles qu’elles peuvent rendre possible sa « borroméenisation » au cas où
le nœud initial ne permettrait pas de fonctionner, comme pour Joyce : le
nœud contient donc en lui non seulement sa propre différence, mais aussi la
différence de sa différence.
Exactement à la même période, Deleuze et Guattari définissent un
concept contigu à celui de déterritorialisation : celui de « rhizome », qui fait
d’abord l’objet d’un article en 1976, avant de venir constituer un chapitre de
Mille plateaux. Le rhizome, terme emprunté à la biologie végétale, se définit
surtout par opposition à l’arbre, en tant que celui-ci s’organise en fonction
d’une hiérarchie verticale : les racines, le tronc, les branches. L’arbre est pour
Deleuze l’image même de ce qui est enraciné dans son origine, fondé ; or
« fonder, c’est déterminer. […] Le fondement est l’opération du logos ou de
la raison suffisante 29 ». Et Lacan de renchérir à son tour : « Chacun sait que,
pour structurer correctement un savoir, il est besoin de renoncer à la question
des origines 30. » Le plan de consistance que propose le rhizome n’est pas ver-
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tical, historique, originé, il est horizontal et n’est constitué que des points de
croisements des lignes qui constituent le plan, qui sont autant de points de
rencontre entre des « états vécus », des expériences, des événements, des
moments d’intensification. Pas d’autre ordre que cette apparente anarchie,
qui néanmoins réalise une autre logique (autre que celle de l’identité) : celle
du devenir. En effet, ça flue, comme disent Deleuze et Guattari : ça se com-
bine, ça s’agence, ça forme un territoire, ça se déterriorialise dans un agence-
ment surgissant du précédent, pour se reterritorialiser encore ailleurs. La
meilleure définition du rhizome étant sans doute celle qui accentue autant
que possible sa tension interne en en faisant un système ouvert – non pas,
donc, une non-organisation radicale, mais une organisation qui se fuit de
tous côtés : « Un système ouvert c’est quand les concepts sont rapportés à des

29. Différence et répétition, op. cit., p. 349.


30. L’envers de la psychanalyse, op. cit., séance du 10 décembre 1969.
56 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 74-2006

circonstances et non plus à des essences 31. » Où l’immanence et le matéria-


lisme de l’événement prennent effectivement le pas sur toute métaphy-
sique… Un tel système ouvert peut être envisagé comme le pendant exact de
cette structure mi-contraignante et non radicalement déterminante qu’est le
sinthome.

V. La plasticité qui apparaît ici avec le rhizome et le sinthome est en jeu


tant dans la trans-sexualité que dans la subjectivation du sexe. Ainsi Claire
Nahon définit-elle la rencontre avec le sujet transsexuel : « Véritable “miroir
d’inquiétante étrangeté”, le corps transsexuel, sorte d’image de rêve extraor-
dinairement composite, tête de Méduse, révélerait donc, dans l’hic et nunc de
la rencontre, ce qui ne peut se donner à voir hors l’espace clos du fantasme,
[…] déstabilisant pour un temps tout schème préétabli de ce que seraient la
castration, le masculin et le féminin, la différence des sexes, les configura-
tions libidinales et les destins amoureux 32. » On assiste là précisément au
croisement et à l’entrecroisement de différentes lignes : celles du rêve, du fan-
tasme, du sexe, de la libido, du masculin et du féminin, qui toutes s’affectent
mutuellement, ne se laissent pas indemnes les unes les autres, se composent
ensemble jusqu’à produire la sortie de « tout schème préétabli ». On perçoit
alors pourquoi la trans-sexualité peut aussi être nommée « paradigme trans-
sexuel », puisqu’elle est véritablement porteuse d’une transversalité. Elle
concerne chacun, en tant que sujet d’un inconscient et de ses effets de
brouillage, de réfractions multiples, de kaléidoscope. De ce kaléidoscope, on
peut faire du rêve le modèle, puisqu’il a la particularité de faire surgir de par-
tout le composite, se constituant aussi bien de stimuli corporels que de restes
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diurnes, de mots, d’images, de pensées, simultanément présents et passés, et
qu’il peut être de ce fait considéré comme la voie royale menant au travail de
l’inconscient : le rêve détourne, substitue, transforme, déterritorialise… C’est
la plasticité même, et c’est en cela que le rêve se tient au lieu de l’inconscient,
qu’il en est l’émanation la plus fidèle.
Comment, dès lors, pourrait-on maintenir des catégories dont la seule
mobilité est dialectique, ce qui ne fait que renforcer finalement leur caractère
véritablement monolithique, celles du masculin et du féminin envisagées à la
lumière de la différence des sexes, dont le différenciant est forcément le phal-
lus, messager du symbolique et de son ordre binaire ? C’est à ce carrefour que
nous attend la trans-sexualité, dissolvant les fausses évidences, ligne de fuite
hors de la sacro-sainte différence des sexes : « La sexualité est alors claire-

31. G. Deleuze, Pourparlers, op. cit., p. 48.


32. C. Nahon, « Les transsexuels : d’une certaine vision de la différence », art. cit., p. 219.
LA « DÉTERRITORIALISATION ». UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION… 57

ment dans cette transgression permanente de la dualité, dans cet entre-deux,


ce passage, cette traversée qui mène de la chair à la psyché, de la psyché à la
chair 33. »
Geneviève Morel fait quant à elle le constat clinique suivant : « […] je
rencontre bien des sujets qu’il est difficile de ranger dans ces paradigmes
[coordonnées féminines ou masculines de la jouissance] et dont la sexuation,
qu’elle leur pose explicitement problème ou pas, d’ailleurs, ne s’appuie pas
forcément sur le phallus qui est, soulignons-le, au centre de ces paradigmes.
Il s’agit de cas d’ambiguïté sexuelle ou de sujets dont la sexuation s’est
construite en ne se servant pas du phallus […] 34. » Une sexuation non consti-
tuée par un référent phallique est logiquement inabordable, dans le cadre
théorique que la psychanalyse se donne classiquement pour traiter la ques-
tion de la sexualité : sous l’angle de la différence fondée sur un différenciant
unique, le phallus. Il faut donc la penser ailleurs et autrement ; Geneviève
Morel montre comment, avec le sinthome, cela devient possible, de l’inté-
rieur même de la psychanalyse, celle-ci se montrant ainsi capable de dépas-
ser ses impasses éventuelles. Ainsi le sinthome réunit-il, en une synthèse des
extrêmes, la singularité du nouage individuel d’un côté et l’universalité du
nœud de l’autre – on retrouve là la tension propre également au rhizome –,
puisque l’on peut faire l’hypothèse qu’il y a autant de nœuds que d’indivi-
dus. Un universel au « un par un », en quelque sorte. Un universel, certes,
mais en tant qu’il est parcouru de « singularités nomades », dirait peut-être
Deleuze.
Le sinthome peut dès lors être considéré comme une réelle avancée par
rapport au paradigme œdipien, avancée décisive pour la psychanalyse, et à
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laquelle il conviendrait d’accorder toute l’attention qu’elle mérite – c’est
encore loin d’être le cas 35… En effet, il semble que cette tardive étape dans
sa théorisation proposée par Lacan ait été – volontairement ? – laissée de côté,
y compris par nombre de ses épigones. On se trouve alors confronté à la
généralisation abusive des usages les moins spécifiques du concept lacanien
de « Nom-du-Père », réinscrivant l’Œdipe de façon fallacieuse là où il est
pourtant censé être finalement dépassé en tant que « rêve de Freud 36 ». Ce
qui a pour conséquence, entre autres, d’instiller dans la psychanalyse un

33. C. Nahon, « Granoff, le freudisme et la puissance animique », L’inactuel, « En lisant Wladimir


Granoff », nouvelle série, n° 6, printemps 2001, p. 125.
34. G. Morel, art. cit., p. 69.
35. Malgré sa critique des normes non interrogées du champ psychanalytique, œdipiennes en
particulier, M. Tort lui-même passe à côté de cet enjeu, faute sans doute d’avoir pris en compte
l’ensemble de l’édifice théorique lacanien. Cf. M. Tort, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, 2005.
36. J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit., séance du 15 avril 1970.
58 CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 74-2006

familialisme rampant 37. Geneviève Morel souligne que « […] la théorie du


sinthome propose une alternative au Nom-du-Père en déspécifiant le pou-
voir séparateur qui lui avait été conceptuellement réservé au départ. Le sin-
thome permet à l’enfant de se séparer de la loi de la mère en s’appuyant sur
une contingence, qui peut, certes, être le père (sa loi ou un trait prélevé sur
lui) mais qui peut aussi être un élément beaucoup moins “familialiste” ou
œdipien, et emprunté à la vie sociale en un sens plus étendu 38 ». Si l’on tire
toutes les conséquences de ce changement, alors l’enjeu du sinthome est
assez radical : il promeut un autre régime de pensée de l’inconscient où le
Nom-du-Père n’est plus qu’une modalité particulière de sinthome 39 – « Le
phallus, dont l’avènement accompagnait le Nom-du-Père dans la “méta-
phore paternelle” (la réécriture lacanienne de l’Œdipe freudien), devient lui
aussi un signifié contingent de la jouissance. Il n’est alors nullement évident
qu’un sujet soit obligé de s’inscrire dans la fonction phallique pour subsumer
son rapport au sexe et à la sexuation : le transsexualisme n’en est-il pas un
exemple éminent 40 ? » Si le sinthome peut effectivement être considéré
comme un ultime modèle de l’inconscient dans la théorisation lacanienne,
qui, intégrant la question œdipienne, la déterritorialise de fait en la décen-
trant ostensiblement, alors c’est toute la pratique de l’inconscient, soit la cure
et sa direction, qui s’en trouvent affectées : une fois dégagée la fonction sin-
gulière de ce modèle, reste à parcourir le très large champ ainsi ouvert des
incidences cliniques du travail du sinthome…

Sous l’Œdipe, donc, l’ébranlement du sexuel – cette source vive de la


déterritorialisation 41, à laquelle il convient de revenir et de se désaltérer,
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pour autant que l’on veuille faire de la psychanalyse autre chose qu’une ins-
titution poussiéreuse. C’est sur cette voie que l’on rencontrera la trans-sexua-
lité : « La trans-sexualité, révélant l’inanité des bipartitions strictes,
déstabilise donc les ressemblances – les déchire –, défait les dualismes, fait
vaciller toute représentation acquise du sexe et de ses différences, permettant
au contraire de renouer avec l’extrême fluidité des images de rêve qu’accorde

37. Cf. notamment les positions publiques prises par nombre d’analystes concernant le Pacs,
l’homoparentalité, etc.
38. G. Morel, art. cit., p. 74.
39. Voir à ce sujet « Joyce le symptôme », dans Annexes au séminaire Le Sinthome, op. cit., p. 167 :
« C’est là ce qu’il en est du Nom-du-Père, au degré où Joyce en témoigne, je le coiffe aujourd’hui
de ce qu’il convient d’appeler le sinthome. »
40. G. Morel, art. cit., p. 75.
41. Que l’on se rappelle ici cette expression, qui constitue pour Deleuze un synonyme de la déter-
ritorialisation : la « génitalité de penser ».
LA « DÉTERRITORIALISATION ». UN ABORD SINGULIER DU PROBLÈME DE LA REPRÉSENTATION… 59

le dynamisme d’Éros, cette capacité de (dé-)figuration qui est l’œuvre de l’in-


conscient 42. »
Convenons alors avec Leo Bersani que la psychanalyse peut être autre
chose que cela : un aveuglement généralisé sur la question du sexe qui per-
met à chacun de se tenir quitte de toute remise en cause des normes, de leurs
modalités d’émergence, des voies de leur effectivité théorique et pratique.
Malgré toutes les « preuves » du contraire qui nous sont publiquement et
quotidiennement administrées (« soit le père, soit le chaos ! », « tu ne déran-
geras pas l’ordre de la filiation, sous peine de précipiter la fin du Symbo-
lique », etc.), ce que nous lèguent en fin de compte aussi bien Freud (hors
l’Œdipe) que Lacan, c’est une profonde intranquillité en ce qui concerne le
sexe. « Freud a défini le sexuel – et Lacan la jouissance – d’une manière tout
à fait incompatible avec la préservation d’une identité sexuelle stable – ce que
les théoriciens queer reconnaîtraient sans doute plus facilement si l’institution
de la psychanalyse, surtout aux États-Unis, n’avait pas choisi de répudier
cette leçon freudienne et lacanienne 43. » Prendre acte de « l’association que
fait Freud entre l’excitation sexuelle et une perte d’organisation et de cohé-
rence psychique 44 » implique de le suivre jusqu’au point où le sexuel et l’in-
conscient s’indistinguent, où l’inconscient, c’est le sexuel – ce qui fait en
somme retour vers les premières intuitions freudiennes. Moyennant quoi il
deviendrait peut-être possible de répondre à l’invitation lancée par Lacan à
propos de la « prise de risque radicale » dans l’analyse : laisser l’inconscient
être le sexuel, n’est-ce pas en faire le lieu même d’une déterritorialisation,
une zone de différences multiples ?
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42. C. Nahon, argument de ce numéro de Cliniques méditerranéennes.


43. L. Bersani, « Socialité et sexualité » (traduit de l’américain par Christian Marouby), L’Unebé-
vue, « Les communautés électives, I – Une subjectivation queer ? », n° 15, printemps 2000, p. 12.
44. Ibid., p. 19.
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ZOURABICHVILI, F. 2003. Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses.

Résumé
Cet article se propose de confronter le concept deleuzo-guattarien de « déterritoriali-
sation » à la question de la représentation en psychanalyse. Traditionnellement ren-
voyée à la problématique œdipienne et au réseau de normes qu’elle instaure, elle est
trop souvent limitée au registre symbolique. Le concept lacanien de sinthome propose
une autre version de la représentation pour la psychanalyse. C’est sur ce terrain qu’il
rencontre sur certains points la déterritorialisation, dont le rhizome donne l’image de
la pensée : le sinthome promeut une singularité qui n’est pas strictement tributaire
d’une différence (sexuelle, notamment) établie par avance.

Mots clés
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(Anti-)Œdipe, représentation, différence sexuelle, sinthome, rhizome, trans-sexualité.

« THE “DETERRITORIALIZATION”,
ANOTHER LOOK AT THE PROBLEM OF REPRESENTATION IN PSYCHOANALYSIS. »

Summary
This article confronts the Deleuzo-Guattarian concept of « deterritorialization » and
the problem of representation within the psychoanalytic context. Often, this pro-
blem is seen to be linked with the Œdipus complex, its network of norms through
which the symbolic order emerges. The Lacanien concept of « Sinthome » might be
considered as another version of representation in psychoanalysis – this is how it can
be specifically connected to « deterritorialization », of which the « rhizome » is the
« image of thought », in that it promotes a form of singularity which is not based on
a pre-supposed (sexual) difference.

Keywords
(Anti-)Œdipus, representation, sexual differences, sinthome, rhizome, trans-sexuality.

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