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LINGUISTIQUE POPULAIRE ET ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE :

DES CATÉGORIES COMMUNES ?


Marie-Anne Paveau

Armand Colin | « Le français aujourd'hui »

2005/4 n° 151 | pages 95 à 107


ISSN 0184-7732
ISBN 9782200920739
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Pour citer cet article :


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Marie-Anne Paveau, « Linguistique populaire et enseignement de la langue : des
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catégories communes ? », Le français aujourd'hui 2005/4 (n° 151), p. 95-107.


DOI 10.3917/lfa.151.0095
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LINGUISTIQUE POPULAIRE
ET ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE :
DES CATÉGORIES COMMUNES ?
Par Marie-Anne PAVEAU
Université de Paris 13

[…] il n’y a pas plusieurs façons


de parler de la langue et du langage
A. Berrendonner, L’Éternel grammairien

Introduction

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– Dis-moi, Zidore, pourquoi qu’y faut être inquiète en ce moment quand
on est française ?
– Parce qu’y va peut-être y avoir la guerre, mam’zelle Bécassine.
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– La guerre ! Avec qui ?


– Avec tous les Boches de la Bochie !
– Ah, fait Bécassine.
[…] Vite, elle monte dans la chambre d’Yvonne, se rappelant qu’il y a sur
la table un atlas. Elle regarde longuement les cartes, la table alphabétique ;
pas de Boches, pas de Bochie. Pourtant Melle Yvonne lui a dit que tous les
peuples du monde ont leur nom marqué là-dedans. Alors sa figure s’illu-
mine, et elle se précipite au salon. Maitres et domestiques y sont assemblés,
très émus. « C’est la guerre, dit Bertrand, qui revient du village. La mobi-
lisation est affichée. Je pars demain ».
– Moi, j’vas m’engager, crie Zidore.
Mme de Grand-Air pleure doucement. Son chagrin navre Bécassine, mais
elle va le calmer. Elle s’approche de sa maitresse, et lui parlant à l’oreille :
« Faut pas que Madame se fasse du mauvais sang comme ça. Possible qu’y
aura la guerre, mais comme c’est avec des gens qui n’existent pas, ça ne pré-
sente guère de risques. » (Caumery & Pinchon, 1915, p. 32)
Bécassine expose ici brièvement une théorie populaire sur la référence :
si les mots n’existent pas, alors les choses non plus, principe dérivé, en
toute innocence sans doute de la part de notre Bretonne, du naturalisme le
plus massif : les mots représentent directement les choses, ils contiennent
la substance des choses.
La question posée par ce type de théorie spontanée n’est pas tant celle de
sa vérité, que, dans la perspective qui est ici la nôtre, celle de son articula-
tion avec une théorie scientifiquement élaborée, en un mot « plus savante »
ou « moins populaire », comme on voudra. 1915, c’est la Grande Guerre
bien sûr, mais c’est aussi le moment où la linguistique moderne commence
à montrer que la langue n’est pas une nomenclature, et qu’il n’y a pas de
Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

rapport direct entre le signe et le référent : le mot chien n’aboie pas… et


visiblement, dans la vision du monde de Bécassine, celui de Bochie non
plus.
Le développement des sciences cognitives puis de l’ethnométhodologie a
fait émerger cette question de la science spontanée des sujets, question
naturelle à un champ qui s’occupe de l’élaboration des connaissances, des
perceptions et des représentations des individus. Nous voudrions explorer
ce problème dans le domaine du français, en posant une question simple :
les catégories spontanées des élèves peuvent-elles être mobilisées dans
l’enseignement de la langue ou doivent-elles au contraire être déconstruites
pour laisser la place à des catégories savantes ?
Après avoir défini ce que l’on appelle « linguistique populaire », et
souligné son intérêt dans le domaine de l’enseignement-apprentissage de la
langue, nous essaierons de répondre à la question à travers trois exem-
ples de catégorie : le mot, la flexion verbale et le genre de discours.

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La linguistique populaire
Le terme linguistique populaire est un calque d’une série de dénomina-
tions anglo-saxonnes basées sur folk (folk psychology ou folk theory par
exemple), dans lesquelles folk est traduit en français par populaire ou spon-
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tané ou naïf. On peut parler aussi de linguistique de sens commun et l’on


rencontre également l’expression linguistique des profanes, dont L. Rosier
signale la présence désormais massive sur l’internet : « On peut […]
ajouter ce qu’on nomme “la linguistique des profanes”, particulièrement
visible sur l’internet, notamment dans le cadre des forums de discussion
[…] » (Rosier, 2004, p. 70).
On appelle « populaire » le savoir spontané des acteurs sur le monde
(déposé dans les proverbes ou dictons par exemple), qui se distingue du
savoir savant ou scientifique comme le savoir-faire se distingue du « savoir
que » et le sens commun du savoir scientifique. Ce savoir spontané est
constitué de connaissances empiriques, non susceptibles de vérification
logique (le savoir spontané n’est ni vrai ni faux, on parle alors de « savoir
approximatif ») et de croyances qui constituent des guides pour l’action :
les légendes urbaines ou les influences de la lune sur la pousse des plantes
sont des croyances relevant du savoir spontané.

Les pratiques linguistiques spontanées


Il faut bien ici parler de pratiques linguistiques et non pas langagières : le
terme linguistiques signale qu’il y a une activité réflexive, pouvant conduire
à des résultats « scientifiques » qui relèvent de la science spontanée, alors
que langagières décrirait simplement les usages que les locuteurs font de la
langue.
La terminologie linguistique a intégré la distinction faite par A. Culioli
entre l’épilinguistique qui désigne les savoirs sur la langue spontanés et
inconscients (« activité linguistique non-consciente » selon les mots
d’A. Culioli) des locuteurs et le métalinguistique qui désigne les pratiques
réflexives conscientes et plutôt rationalisées : « Le véritable savoir linguis-

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« Linguistique populaire et enseignement de la langue : des catégories communes ? »

tique est métalinguistique, c’est-à-dire représenté, construit et manipulé en


tant que tel à l’aide d’un métalangage » (Auroux, 1995, p. 10). Il faut
cependant distinguer, dans le domaine métalinguistique, ce qui relève
d’une activité spontanée, non spécialisée et non formalisée sur la langue,
de ce qui ressortit à la construction d’un discours scientifique sur la langue.
J. Rey-Debove propose de parler de « métalangage courant » pour la
première et de « métalangage scientifique/didactique » pour la seconde :
Sur le mode scientifique-didactique, le métalangage correspond au dis-
cours du linguiste (la linguistique) et de celui qui apprend, enseigne une
langue, ou pense s’y intéresser en spécialiste. Il est naturel ou partiellement
formalisé ou symbolisé, ou encore entièrement axiomatisé et formalisé. Sur
le mode courant, il correspond au discours de l’usager d’une langue, dis-
cours souvent confus où l’énonciation fait preuve, à la fois d’une conscience
métalinguistique moindre, au plan du contenu et de l’expression, et d’une
liberté plus grande, puisque les énoncés produits ne ressortissent plus au
discours scientifique sur la langue. (Rey-Debove, 1978, p. 22)

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Nous obtenons donc une distinction tripartite, que nous garderons ici :
activité épilinguistique, métalangage naturel et métalangage formalisé.
Il est remarquable que la linguistique populaire soit très peu développée
en France, alors que la culture anglo-saxonne intègre pleinement les « folk
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disciplines » dans le champ scientifique. Le tome I de l’Histoire des idées


linguistiques dirigé par S. Auroux s’ouvre sur un chapitre de H. E. Brekle
intitulé « La linguistique populaire » (volkslinguistik en allemand, traduc-
tion de l’anglais folk linguistics). Il y explique qu’en linguistique, le savoir
spontané des locuteurs est formulable en terme de naturalité :
De façon provisoire on peut dire que le domaine de la linguistique po-
pulaire comprend tous les énoncés qu’on peut qualifier d’expressions
naturelles (c’est-à-dire qui ne viennent pas des représentants de la linguis-
tique comme discipline établie) désignant ou se référant à des phénomè-
nes langagiers ou fonctionnant au niveau de la métacommunication. Il
faut y ajouter les énoncés dans lesquels on utilise de façon explicite ou
implicite les qualités phonétiques, sémantiques, etc. des unités d’une
langue afin de produire des résultats pertinents pour la régulation du
comportement social d’un individu ou d’un groupe social (Brekle, 1989,
p. 39).
H. E. Brekle définit ici en filigrane deux types de pratiques linguistiques
populaires :
– les descriptions ou théorisations métalinguistiques, par exemple celles
qui portent sur la désignation (appeler un chat un chat ou les choses par leur
nom, comme son nom l’indique) ou sur la hiérarchie entre écrit et oral (se
payer de paroles, paroles verbales, les paroles s’envolent…, parler comme un
livre). La petite théorie de la référence de Bécassine entre dans cette
catégorie ;
– les prescriptions comportementales, qui relèvent alors la plupart du
temps du purisme : on sait que les « amateurs de beau langage » ont une
liste noire des mots laids (les adverbes en -ment, les termes trop techni-
ques, etc.), interdits d’emploi sous peine de passer pour un Béotien de la

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Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

langue. C’est alors l’image de la langue-norme qui prédomine1. Il s’agit de


verdicts sur la langue : dites vs ne dites pas, ça se dit vs ça ne se dit pas. Le purisme
entre alors, dans une véritable « économie des échanges linguistiques », comme
le souligne L. Rosier :
Il se caractérise par une forte axiologisation performative (ce qui se dit, ce
qui ne se dit pas) qui rejoint le bon usage et entend respecter une stricte éco-
nomie des échanges linguistiques, où on évalue celui qui parle selon sa mai-
trise de la langue, sous l’angle de la richesse lexicale et de la correction
grammaticale (Rosier, 2004, p. 69)
Nous y ajouterons une troisième catégorie de pratique linguistique
populaire : les interventions sur la langue. On sait en effet que la majeure
partie des fautes des locuteurs, en particulier celles des enfants, n’en sont
pas vraiment dans une optique linguistique. Le titre d’un ouvrage de
D. Leeman, Les fautes de français existent-elles ? (Leeman, 1994), est emblé-
matique de cette position, qui s’inscrit dans la tradition de La Grammaire
des fautes d’H. Frei (1928) : dans cette perspective, aller au coiffeur,

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émotionner et après qu’il ait ne sont pas des fautes mais des interventions
régularisantes sur la langue. Les locuteurs rationalisent leur langue, ils la
rangent et l’organisent, comme un environnement de vie où l’ordre et
l’harmonie sont nécessaires.
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Pour récapituler, on dira que la linguistique populaire rassemble trois


sortes de pratiques linguistiques : descriptives (on décrit l’activité de
langage), normatives (on prescrit les comportements langagiers) et inter-
ventionnistes (on intervient sur les usages de la langue).

La linguistique populaire est-elle une linguistique ?


On peut donner deux explications à la quasi-absence de la linguistique
populaire comme domaine de recherche en France : d’une part la vénéra-
tion française des savoirs « sûrs » (domaine de la science dite dure ou
exacte) et le mépris des savoirs approximatifs (domaine dit de l’opinion
commune ou de la relativité), hérités des conceptions platoniciennes et de
la tradition cartésienne ; d’autre part l’occupation de ce qui pourrait être le
champ de la linguistique populaire par l’étude des discours puristes, des
manifestations de la norme, et des conséquences psychosociales des
conceptions normatives (par exemple l’insécurité linguistique), ces phéno-
mènes étant considérés en France comme relevant de la sociolinguistique.
C’est ce que précise J.-C. Beacco, coordonnateur d’un récent numéro de
Langages sur la question des « représentations métalinguistiques ordinaires »,
à propos des genres discursifs :
[…] on peut examiner la notion de genre discursif pour ce qu’elle est
originairement : une catégorisation ordinaire, intrinsèquement floue mais
qui peut être objectivée, de la communication verbale. À ce titre, elle relève
à la fois de plusieurs points de vue théoriques :
1) de la « linguistique populaire » (ou folk linguistics), domaine de la socio-
linguistique, en tant qu’un genre discursif est une forme de représentation

1. Sur les images dominantes de la langue dans les discours scolaires, voir Paveau (1998).

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« Linguistique populaire et enseignement de la langue : des catégories communes ? »

métalinguistique ordinaire de la communication, entrant dans le savoir


commun […]. (Beacco, 2004, p. 109)
Notre position est autre : nous considérons que la linguistique populaire
devrait constituer un domaine de la linguistique, car elle concerne non
seulement les pratiques langagières sociales (vers la sociolinguistique) mais
aussi les procédures d’enseignement-apprentissage de la langue (vers la
didactique de la langue et la psycholinguistique)2.
Il ne faudrait pas en effet réduire la linguistique populaire à sa compo-
sante approximative, descriptive ou simplement plaisante. La question la
plus intéressante que pose la folk linguistics, c’est celle de sa validité en tant
que théorie. Il existe depuis longtemps des travaux de ce type sur la folk
psychology (Fisette & Poirier, 2002), qui proposent plusieurs réponses à
cette question. Le philosophe D. Dennett (1990) pense par exemple que,
la plupart du temps, la psychologie populaire fonctionne, qu’elle possède
une vérité pratique. Qu’en est-il des théories populaires du langage ?
L. Rosier fait une proposition intéressante à cet égard, dans un travail sur

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ce qu’elle nomme les « dictionnaires de critique ironique » (ceux de
P. Merle par exemple, qui épinglent les tics de langage et les modes) :
Ces « dictionnaires » ont la particularité de présenter des types sociaux à
travers leurs spécificités langagières, réalisant, de façon caricaturale certes,
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l’un des projets de l’analyse du discours : le lien entre classes sociales et pra-
tiques discursives. Ils « rapportent » par stigmatisation fictive, et les termes
et expressions qu’ils contiennent doivent apparaître comme citations, c’est-
à-dire qu’en les lisant, on doit se dire : c’est bien comme ça qu’« ils » par-
lent, (ils désignant les snobs, les journalistes, les politiques, les jeunes, les
vieux, les précieux… selon les sous-catégorisations sociales explicitées par
les auteurs eux-mêmes). (Rosier, 2003, p. 63-64)
On pense évidemment au M. Jourdain de Molière et à sa prose « sans le
savoir », et à bien d’autres personnages littéraires, qui gagneraient sans
doute à être analysés en classe au prisme sociocritique de cette linguistique
spontanée. C’est donc la question de la validité de la description populaire
qui est posée ici, dans l’optique d’une analyse des fonctionnements sociaux
du langage.

L’enfant grammairien
Mais la linguistique populaire est également, et surtout, d’un très grand
intérêt dans l’enseignement-apprentissage de la langue, sous un autre
nom : la compétence métalinguistique.

Les activités métalinguistiques


L’étude empirique pionnière de L. Gleitman et al. en 1972 a montré que les
enfants de deux ans ont déjà des réactions métalinguistiques rudimentaires :
2. C’est une position qui s’accorde, entre autres, avec celles de M. Yaguello (1981) et de
H. E. Brekle (1989). Mais il est difficile de trouver, en France en tout cas, des travaux qui
portent directement sur les pratiques linguistiques spontanées des locuteurs, en dehors du
cadre de l’apprentissage.

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Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

ce sont de petits grammairiens. Les travaux sur le « méta- » (commentaires


et manipulations métagraphiques, métagrammaticales, métalexicales, etc.)
se sont depuis très largement développés dans la recherche3. L’activité
métalinguistique de l’élève est une activité d’apprentissage qui se déroule
en classe, qui lui fait produire des commentaires sur la langue, le discours,
la communication et lui fait utiliser des procédés de classification, de déno-
mination ou d’argumentation. M. Brigaudiot définit ainsi les « étonnants
comportement réflexifs » des petits grammairiens :
Nous définissons une activité métalinguistique comme le fait, pour un
élève confronté à un problème d’ordre linguistique, d’entrer dans un ques-
tionnement, de chercher des indices, de faire des essais, de vérifier. Dire
que le problème est d’ordre linguistique, c’est considérer que les objets sur
lesquels il porte sont d’ordre linguistique, qu’ils relèvent du code, de la
phrase, du texte ou du discours, du lire, de l’écrire… (Brigaudiot, 1994,
p. 92-93)
G. Ducancel (1994) montre quant à lui que des commentaires métalin-

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guistiques liés à la cohésion textuelle ainsi que des savoirs métaprocéduraux
apparaissent dès le cycle 1, sous deux formes principales :
– des formulations et reformulations « sèches », c’est-à-dire sans
commentaire ;
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– l’appel à un métalangage pour expliquer, analyser, faire des commen-


taires, donner des explications.
On pourrait citer également les travaux de C. Fabre qui, dans le domaine
de l’écrit, a montré l’importance de l’activité métalinguistique à partir de
l’étude des brouillons d’écolier : pour elle, il s’agit d’une véritable entrée
dans l’écrit, ce qui n’est pas rien… (Fabre, 1990).
À partir de là peut se mettre en place un contrat didactique entre le
maitre et les élèves pour les apprentissages métalinguistiques. Il faut cepen-
dant faire une distinction de principe entre activité métalinguistique
spontanée et activité métalinguistique « sollicitée » pour l’apprentissage
(Delamotte-Legrand, 1995). De principe, car, dans les pratiques, il serait
évidemment bien difficile de faire le départ entre les réflexions « naturelles »
et « artificielles » chez l’enfant.

Le « méta- » réservé aux enfants ?


Mais la prise en compte de la compétence métalinguistique dans les acti-
vités de la classe semble se cantonner au primaire4. En effet elle n’inspire
ni les pratiques pédagogiques des enseignants ni les indications des
programmes officiels du collège et du lycée. Dans les derniers programmes
du collège, seule la « maitrise implicite de la grammaire » figure dans le
cahier des charges des pratiques langagières spontanées, et encore peut-on
se demander si l’expression ne doit pas plus à la compétence linguistique
3. Voir quelques éléments en bibliographie, avec un tir groupé en 1994-1995 : le n° 9 de
Repères, le colloque de la DFLM sur les métalangages, le livre de D. Leeman sur les fautes.
4. Quoique : M. Brigaudiot souligne en 1994 que les pratiques d’enseignement liées à la
prise en compte des activités métalinguistiques des enfants ne s’inscrivent pas dans la tradi-
tion de l’école primaire française.

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« Linguistique populaire et enseignement de la langue : des catégories communes ? »

d’un Chomsky qu’à la compétence métalinguistique que mettent en valeur


des travaux sur la réflexivité des activités langagières des élèves :
Toujours abordé dans le cadre de l’imprégnation aux structures du français
et lié aux diverses activités orales et écrites, l’apprentissage des outils de la
langue est modeste en 6e. À partir d’une maitrise implicite de la gram-
maire, le professeur explicite progressivement en cours d’année quelques
éléments essentiels du métalangage grammatical. (Programmes de sixième,
1996, p. 18)
Tout se passe donc comme si la compétence métalinguistique ne pouvait
fonctionner que pour l’acquisition et l’apprentissage, mais devenait lettre
morte pour des apprentissages liés à l’usage de la langue et du discours et à
des activités de réflexion, de création, d’interprétation, d’invention. Exit le
« méta- » spontané au collège et au lycée (voir dans ce même numéro
l’article de S. Obadia sur la catégorie du registre comme antidote à une
lecture des textes à partir des « réactions premières » des élèves), et ne
parlons pas de l’université où la catégorie du populaire, spontané, naïf,

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quel que soit son nom, est fermement priée de rester à la porte de la science
légitime : par exemple, toute séance qui se respecte sur le Cours de linguis-
tique générale de Saussure passera par une destruction en bonne et due
forme de l’image de la langue comme nomenclature, qui est pourtant
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massivement répandue chez les étudiants, leur servant de savoir-faire pour


leurs comportements sociaux.
Sur ce point, la linguistique se prive d’un levier puissant pour son ensei-
gnement, et donc pour sa diffusion et son maintien au sein des sciences
humaines et sociales. Et l’enseignement semble ignorer un champ impor-
tant de la recherche internationale depuis une dizaine d’années, celui des
émotions. La pragmatique, les sciences cognitives, en particulier la psycho-
logie et la neurologie, mais également l’ergonomie, la philosophie, les
sciences de l’information et de la communication, toutes ont développé
des recherches autour du rôle des émotions dans le développement et le
comportement de l’individu. La psychologie cognitive a pu montrer par
exemple à quel point le fonctionnement de la mémoire était gouverné par
les émotions, ce qui, on n’en doutera pas, revêt quelque importance dans
l’acquisition et l’apprentissage du français.

De quelques catégories susceptibles d’un traitement


linguistique populaire
Le mot : une catégorie floue mais opératoire
La définition du mot mot est un classique de la distinction entre savoir
savant et savoir populaire en linguistique : trop englobant, trop vague,
polysémique et inapte à distinguer certaines segmentations, mot est géné-
ralement proscrit par les linguistes au profit d’unité lexicale ou, selon le
contexte, vocable, considérés comme plus clairs et monosémiques. Mais il
se trouve que mot est le mot le plus évident pour tous les locuteurs quel que
soit leur âge d’ailleurs, pour désigner cette unité qui est à la fois un ilot
graphique, sémantique, et le support des représentations les plus répandues

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Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

de la langue : pour la majeure partie de gens, la langue est assimilée au


lexique (sur ce point, voir Paveau (2000), sur la richesse lexicale). Cela
explique que certains linguistes, prenant en compte les pratiques sponta-
nées des locuteurs ou attachés à une écriture lisible de leur discipline,
emploient mot : le lexicologue B. Habert appelle par exemple mot en
plusieurs mots ce que d’autres appellent unités phraséologiques ou locutions
figées ou figements et M. Tournier a toujours utilisé le terme mot dans le labo-
ratoire de lexicométrie qu’il a dirigé à Saint-Cloud ainsi que dans le titre de
la revue qu’il a fondée : Mots. Les langages du politique.
La terminologie grammaticale de 1997 reprend aussi ce terme dans la
liste des notions générales (mot et classes de mots, p. 7) comme dans celle
des termes de la rubrique « lexique et sémantique » (histoire et construction
des mots, familles de mots, mots composés, mots dérivés, p. 29 et 30).
Le terme mot comme outil d’apprentissage ou d’analyse est intéressant
pour interroger la pertinence des catégories populaires et savantes. Les
données sont les suivantes :

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– Malgré son flou définitionnel, partout souligné, le terme mot est très
utilisé, dans les programmes, les grammaires, les manuels, par les ensei-
gnants et les élèves, surtout au primaire et au collège (niveaux pour lesquels
nous déposons d’études et d’enquêtes, ce qui n’est pas le cas pour le lycée,
et encore moins pour l’université).
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– Le flou définitionnel en question semble être en partie réduit par


l’élaboration d’un paradigme récemment étudié par S. Branca et
C. Gomila au CP (2004), qui parlent de « métalangue de transition » ou
de « termes de transition » : morceaux de mots, petits mots, petits mots de
devant, autres mots (synonymes) ; elles signalent la fonction résolutive de
ces termes, en particulier petit mot :
La catégorie englobante des petits mots permet de renvoyer à plus tard une
terminologie foisonnante. Elle sert aussi à « résoudre » d’autres problèmes.
L’unité envisagée peut ainsi être dite petite par rapport à un tout englobant.
(Branca & Gomila, 2004, p. 120)
Elles sont cependant globalement critiques par rapport à l’emploi de
cette métalangue de transition, à laquelle elles font les reproches tradition-
nellement adressés à la catégorie du mot :
Notre point de vue n’est pas normatif. Nous ne voulons pas dénoncer la
sous-détermination de ces termes, de toute façon largement invisible pour
ceux qui les emploient de façon ad hoc. Pourtant des termes aussi polysé-
miques incitent à une compréhension globale, très floue, qui rend difficile
la stabilisation de quelques propriétés. (Branca & Gomila, 2004, p. 120)
On retrouve souvent la même position dans la littérature consacrée au
mot et à son enseignement-apprentissage : dans le collectif dirigé par
M.-J. Béguelin en 2000, le mot est qualifié de notion floue (p. 43), mais
on lit en filigrane dans le chapitre consacré à la notion de mot que c’est la
catégorie populaire, avec le flou et l’indétermination qu’elle charrie, qui est
malgré tout utilisée dans l’enseignement, qui sert en dernière analyse de
solution aux descriptions difficiles et aux définitions complexes.

102
« Linguistique populaire et enseignement de la langue : des catégories communes ? »

Il est dommage que l’efficacité des catégories de sens commun ne soit pas
plus profondément interrogée dans ces travaux, grâce à une ouverture sur
l’histoire et l’épistémologie des sciences. On sait en effet que c’est le
langage de sens commun qui permet la fixation des connaissances :
E. Nagel (1961) défend par exemple l’idée que l’imprécision de la langue
du sens commun permet la perduration des croyances (à cause ou grâce à
la difficulté du contrôle expérimental) alors que le destin des théories est de
mourir précocement. Il ne s’agit évidemment d’appliquer ce programme à la
lettre, mais de mesurer l’efficacité des pratiques linguistiques spontanées
par rapport à celles qui reposent sur des méthodes scientifiques.

Les conjugaisons fantaisistes : faute de langue ou solution pratique ?


La faute de conjugaison est un stéréotype du discours sur la langue en
France, un réservoir inépuisable de jeux de mots (« Café bouillu café
foutu ») et un outil efficace de discrimination culturelle5. C’est que la caté-
gorie morphologique de la désinence (ou terminaison, dans une traduction

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plus traditionnelle et plus « naïvement » descriptive) constitue une sorte de
lieu normatif qui cristallise la passion française pour la langue.
Nous avons tous notre répertoire de fautes de conjugaison, des plus
enfantines (je suitais, dit César à quatre ans, il disa, dit un élève cité par
D. Leeman), aux plus littéraires, comme le montrent M. Savelli et al. en
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précisant qu’un certain nombre de fautes de passé simple figurent chez les
meilleurs auteurs : s’enfuyèrent, dissolva, couris, mouresis, étranglis, aperceva,
demandis, vivèrent (Savelli et al., 2002, passim). Que ces formes soient
fautives, c’est incontestable, mais ce qui l’est moins, c’est d’en faire une
interprétation axiologique et de les mettre sur le compte d’une ignorance
coupable, d’une infériorité linguistique ou pire encore, sociale, et
d’imposer les formes orthodoxes sans autre forme de procès.
Si les fautes de français existent bel et bien, elles possèdent cependant une
rationalité, que le simple bon sens suffit à découvrir d’ailleurs : dans une
optique fonctionnelle, il n’y a aucune raison pour que les gens disent
n’importe quoi. Donc je suitais et il disa dit quelque chose sur le système
de conjugaison et surtout sur le comportement linguistique des fauteurs de
trouble en conjugaison. Il s’agit là d’interventions sur la langue, troisième
des pratiques linguistiques populaires identifiées plus haut, destinées à
régulariser un système parfois très erratique. Suitais s’explique très bien par
l’analogie avec d’autres verbes fréquents dont la base d’imparfait se termine
par [t] : je mens / je mentais, je pars / je partais, je suis / je suitais (CQFD).
Quant à il disa, laissons D. Leeman expliquer la genèse de la faute due à un
phénomène d’hypercorrection6 :
5. « Ne dites surtout pas Il faut qu’ils me croivent ou Il faut qu’ils me voyent. » (Morhange-
Bégué, 1995, p. 12)
6. L’hypercorrection est une « attitude sociale de recherche de prestige », marquée par
« l’excès dans l’application d’une règle » (Gadet, 2003, p. 125), et qui implique de la part
d’un locuteur qu’il soit conscient d’une caractéristique de sa langue (souvent phonétique)
perçue positivement socialement, et d’une autre perçue négativement par la communauté
linguistique où il prend place. L’hypercorrection est alors la reconstruction fautive d’une
forme d’apparence correcte.

103
Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

La forme Il dit est commune au présent et au passé simple, d’où la gêne que
peut susciter un récit comme : « Il prit son manteau, se coiffa d’un béret et
se précipita vers la porte. Avant de sortir il dit… ». Le correcteur du devoir
ne va-t-il pas croire que l’on emploie fautivement un présent ? L’élève qui
écrit Il disa ressent peut-être le besoin d’employer une forme clairement
marquée pour compenser une ambigüité dans la langue. (Leeman-Bouix,
1994, p. 125)

On pourrait multiplier les exemples et leur explication rationnelle, dont


on trouvera des analyses dans Meleuc & Fauchart (1999) et David &
Laborde-Milaa (2002) par exemple.
Retenons que ce type d’intervention sur une catégorie morphologique
apparemment très « scientifiquement » installée (rien de plus semblable, en
effet, au savoir « dur » des sciences exactes que les tableaux de conju-
gaison7) constitue une tentative spontanée de régularisation d’un système :
le locuteur adopte alors un comportement linguistique qui lui permet
d’éviter la gêne psychologique et l’effort cognitif de l’irrégularité, et facilite

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du même coup son enregistrement mémoriel. Car la mémoire sémantique
est ici directement concernée, et l’on doit considérer ces interventions
spontanées comme des tentatives de gestion mémorielle. Pour cette raison,
la prise en compte des opérations linguistiques spontanées des élèves dans
l’apprentissage de la langue présente un intérêt certain, pour peu que les
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enseignants reçoivent une formation adéquate :


Les analyses [des données écrites et orales] et les hypothèses évoquées sur
les régularisations pourraient servir de réflexion pour un enseignement
dans lequel il faudrait sans doute repenser ce qui relève de la règle et ce qui
relève de la mémoire. (Savelli et al., 2002, p. 47)

Le genre de discours : une catégorisation impossible ?


On sait que la notion de genre est très présente dans les derniers
programmes du collège et du lycée, et par conséquent dans les manuels et
les activités d’enseignement. C’est que la catégorie du genre est ancienne et
depuis longtemps théorisée et débattue ; c’est aussi que les sciences du
langage se sont emparées de la notion depuis une quinzaine d’années,
produisant de nombreuses réflexions sur les modes de catégorisation des
textes et des discours, phénomène dont on peut repérer les traces dans les
programmes qui reposent sur l’articulation entre genres de texte et formes
de discours8. Précisons que genre de texte se réfère plutôt à la catégorisation
7. Serge Meleuc propose une interprétation de la mise en tableau de la conjugaison pour
l’apprentissage : « […] ce qui n’est qu’un mode de présentation tend à déborder de son
espace légitime et à se transformer en une sorte de modèle obligé de la pratique même de
l’enseignement-apprentissage du verbe » (Meleuc, 2002, p. 49).
8. Accompagnements classe de 6e (1996) : « L’approche des genres de textes est liée à celle des
formes du discours : les genres sont des réalités historiques et culturelles qui codifient les
pratiques discursives. Si la notion en est complexe, et souvent floue, le genre est assez com-
modément repérable par la présence de dominantes discursives : le roman, le conte, la
nouvelle, par exemple, se caractérisent par la dominante narrative (avec éventuellement des
éléments importants de description). Il est donc logique d’associer les premiers éléments de
leur étude à celle des formes de discours. On ne peut limiter la question des genres à celle

104
« Linguistique populaire et enseignement de la langue : des catégories communes ? »

des genres littéraires (sans s’y limiter) et que forme de discours se réfère à ce
que la grammaire de texte a appelé des types ou prototypes (narration,
description, explication, etc.), et que M. Bakhtine met en place dès 1929
(dans Le Marxisme ou la philosophie du langage) sous le nom de genre de
discours. Il montre plus tard dans Esthétique de la création verbale (1979)
que les locuteurs possèdent un répertoire spontané de genres, élaboré dans
les interactions orales et appelés « genres premiers » ou « types élémentaires » ;
ce sont des formes stables qui sont reconfigurées et combinées dans les
genres du discours dits « seconds » ou « types secondaires », présents dans
les productions construites des locuteurs, par exemple dans les textes écrits,
en particulier littéraires.
Cela veut dire que la catégorisation en genre est une activité spontanée
justiciable d’un traitement par une linguistique populaire. En effet, la
simple observation des classements spontanés des locuteurs, véritable
pratique culturelle et sociale, montre qu’ils participent activement aux
versions du monde construites par le discours. Mentionnons par exemple

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les genres du cinéma qui participent de l’identité des films (peut-être plus
que le genre de discours ne participe de l’identité des productions verbales)
et qui, en influençant le choix des spectateurs, accomplissent véritablement
une fonction d’organisation du monde, comme le signale C. Kerbrat-
Orecchioni :
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On classe les textes, mais aussi les films (Lyon-Poche admet par exemple les
catégories suivantes : « comédie », « comédie dramatique », « comédie
d’action », « comédie policière », « polar », « polar psy », « aventure »,
« thriller », « drame », « drame psy », « aventure », « légende », « chronique »,
« guerre », « doc », « portrait », « érotique », « fantastique », « épouvante »,
« science fiction », « dessin animé », etc.). Or si le classement en genres a la
vie si dure, c’est qu’il doit bien avoir une certaine pertinence pour les utili-
sateurs de ce magazine, et jouer un rôle plus ou moins déterminant dans le
choix du film que l’on s’apprête à voir. (Kerbrat-Orecchioni, 2003, en
ligne)

En conclusion, il nous semble donc raisonnable de plaider, en vue d’un


apprentissage efficace des genres de discours (ou genres de textes et formes de
discours selon les programmes), pour une approche relevant de ce que
J.-C. Beacco appelle une « science sauvage » du langage :
Les genres discursifs constituent la forme immédiate sous laquelle la langue
donne prise aux locuteurs : ils sont capables de les utiliser et de les identi-
fier. Pour les locuteurs, la matière discursive est elle-même objet de réfé-
rence. Cette capacité des locuteurs à catégoriser le discours procède d’une

des genres littéraires : au-delà de ces codes particuliers, ils régissent toutes les sortes de tex-
tes. La lettre est un genre littéraire, mais elle est aussi une forme de production textuelle de
la vie quotidienne. Le dialogue est un genre, à la fois littéraire et on ne peut plus banale-
ment quotidien. Le récit est romanesque, mais il est aussi de fait-divers, etc. Les genres sont
donc découverts par les élèves et analysés à partir de textes de toutes sortes, anciens et
contemporains, en liaison avec les formes discursives étudiées. On a donc le souci, au cours
des études au collège, de bien faire percevoir les ressemblances et les différences entre genres
en général et genres littéraires en particulier.

105
Le Français aujourd’hui n° 151, Penser, classer. Les catégories de la discipline

élaboration métalinguistique ordinaire, dont les seuls éléments émergents


sont les noms des genres. Tous les noms de genres ne procèdent pas de
cette activité de catégorisation ordinaire mais la notion de genre de discours
semble relever de cette activité classificatoire préalable à toute classification
scientifique. De cette « science sauvage » du langage, on voudra pour
preuve que la notion de genre est élaborée et active dès l’aube de la réflexion
linguistique. (Beacco, 2004, p. 111)

Marie-Anne PAVEAU

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