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Labrasserie Descatins
DOI 10.3917/mult.016.0145
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jazzistique
Pierrepont
Labrasserie
Alexandre
le champ
Descatins
selon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.92.197.93 - 06/12/2016 14h47. © Assoc. Multitudes
146 · MULTITUDES 16 · PRINTEMPS 2004
Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, rares sont les livres qui savent abandon-
ner leur esprit à tout le libertinage dont est porteur le free jazz. Le flâneur
peut pourtant tomber sur un véritable Original : Le champ jazzistique
d’Alexandre Pierrepont — un vrai grain de levain qui restitue à la musique
et aux musiciens une portion de leur singularité nat u r e l l e. Il déborde de noms,
de voix, de pensées, sages ou folles, qui ne demandent toutes qu’à se laisser
courtiser... Dans nos climats de catins, l’auteur ne couche pas volontiers (par
écrit) ; quant à son livre, chacun peut le lire . Reste à capter certaines des voix
qui se font entendre entre l’un et l’autre, entre eux deux et nous, entre nous et
le jazz. — Y. C .
qui offrent un interface avec d’autres musiques bien sûr, mais aussi avec
d’autres arts participant de la création contemporaine (danse, p ein t u re,
littérature, etc.). Et puis les modes d’association avec d’autres aspects de la
vie courante, aspects que nous n’identifions pas toujours comme «a rt is-
t iq u es », mais qui peuvent être très étroitement liés avec certains modes
de création musicale. Par exemple, la manière d’arranger son arrière-
c o u r , dans les ghettos urbains des communautés afro-am éric a in e s
(accumulant un patchwork improbable d’objets recyclés) produit des
so rtes de compositions improv i s é e s , m o b ile s, h é t é r o c lit e s, qui sont
assez proches des processus musicaux qui ont été mis à l’œuvre dans
le jazz. Ou alors, on a depuis longtemps repéré les analogies entre le
musicien se lançant à corps perdu dans un solo et le prédicateur entrant
en transe dans l’église baptiste — association qui sera certainement moins
prégnante sur un Evan Parker que sur un Roscoe M itchell, sur un D aunik
Lazro que sur un D aniel C arter (ce qui pose d’ailleurs la question de
savoir de quelles autres associations se nourrissent les solos d’Evan Parker
ou de D aunik Lazro).
UN E CAT IN —Vous oubliez quelque chose d’essentiel: ces ensembles
et ces modes d’association sont à leur tour ouverts à une multiplicité de
sens attribuables à la musique qui s’y produit. Il peut d’agir de sens esthé-
tiques, variés et qui sont souvent traversés par une ambigu ïté (féconde)
entre savoir si on joue une musique «p o p u laire », accessible à tous, issu e
du peuple et épousant les causes du peuple en lutte ou en fête — ou
savoir si on joue quelque chose qui n’est de toutes façons pas contre le
peuple, mais qui doit obtenir un statut de musique aussi « sérieuse »,
aussi «sava n t e »que les musiques classiques contemporaines du monde
occidental, avec la volonté, légitime, de faire reconnaître une œuvre
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sp écialisée », réaffect ation qui est expressive d’autre chose que la manière
dont on a essayé de rendre compte du jazz.
LA M AC H IN E À C RIT IQU ER LA C RIT IQU E — Le propre de
ce champ socio-musical, c’est qu’aucun des paramètres qu’on vient de
passer en revue ne se réduit à aucun autre. C ’est pour ça que ces para-
mètres forment un champ ; aucun d’entre eux ne prend l’hégémonie sur
les autres. En reva n c h e , ce que l’appareil critique a constamment essayé
de faire, aujourd’hui comme hier, c’est précisément de mettre en ava n t ,
consciemment ou non, tel ou tel de ces paramètres, érigé en position de
domination par rapport aux autres. D ans le passé, cela avait un aspect
taires très nobles, mais chez les Afro -am érica in s, et au-delà des croyan ces
particulières, il y a une autre conception de la vie et de l’univers : la
musique qui passe en nous n’appartient pas qu’à nous. Elle n’appar-
tient pas non plus forcément au D ivin d’ailleurs. L’improvisation col-
lective se joue entre nous, elle est aussi dans l’espace qui existe et qui a
une consistance entre nous, et elle existe à travers nous, elle nous tra-
verse comme elle traverse une pierre, un arbre, une étoile, le cosmos.
C ’est appauvrissant de n’y voir qu’une démocratie réalisée ; contre cet
a p p a u vrissem en t , ces musiques affirment qu’il n’y a pas que nous dans
l’univers. L’individu, à travers la pratique de l’improvisation est situé
p loyer en passant par un second entonnoir tourné cette fois dans l’autre
sens — même si ce sera bien sûr une culture réinventée, et pas forcé-
ment similaire dans tous ses traits à la culture totale originelle. On y
retrouvera des manières de faire qui auront transité par ce moment de
réduction dramatique et qui se reconstruiront avec les nouveaux mat é-
riaux disponibles de l’autre côté de ce passage étroit. En ce sens, pour
les populations issues de l’esclavage en Amérique du N ord, la musique
a pu être l’équivalent de ce qu’a été une religion comme le vaudou en
H aïti, soit bien davantage qu’une religion.
LE G RAN D ON C LE — D ’où par exemple une différence majeure
entre le statut socio-culturel (ainsi que politique) du jazz et celui qu’a
pu avoir le rock dans les tats-U nis ou l’Europe des années . C e der-
nier représentait une contre-culture, un geste de rébellion contre la com-
munauté dont étaient issus les musiciens et les auditeurs. N i le jazz, ni
le blues, ni le rap ne sont des contre-cultures pour les Afr o - a m érica in s :
ces musiques s’opposent bien sûr à l’Amérique blanche (quoique, ici
encore, non sans ambiguïtés, concessions, copinages), mais elles par-
ticipent — souvent très explicitement et consciemment — à un travail
d’invention culturelle et de mémoire sociale, qui implique des marques de
respect enve rs les générations précédentes. Les envolées spat io-myst iq u es
d’un Sun Ra ou d’un G eorge C linton sont l’affirmation d’une culture,
le réinvestissement d’un hérit a ge , qui peut s’opposer bien sûr à une autre
culture (blanche), mais qui n’est pas défini au premier chef par cette
opposition.
M OI — M ais je sens vos doigts qui vous démangent... Vous m’avez
l’air prêt pour une dernière grande pantomime. Allez-y ! Faites-nous
une fugue à trois voix, dans le style de votre oncle, pour nous esquis-
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ser les trois lignes de fuite qui font l’ori ginalité du jazz d ans les arts d’au-
jourd’hui...
LE N EVEU — M erci, monsieur le philosophe...
PREM IÈRE VOIX : L’INVENTION D’UNE FORCE COMBINA-
TOIRE — Le champ jazzistique donne lieu au déploiement d’une mul-
tiplicité en deve n i r. On l’a vu en évoquant l’entrecroisement constant des
styles, sous-genres, influences, pratiques, associations, sens : multipli-
cité le jazz était, multiplicité il est devenu en se transformant, et mul-
tiplicité il deviendra. Et cela à travers un développement qui n’est pas
lin éa ire, mais relève plutôt de la spira l e, laquelle progresse par des mou-
et ... D ans tous ces cas, il s’est agi de reprendre possession de soi,
de se réinscrire dans sa propre histoire, mais dans une histo ire qui n’est
pas identitaire, puisqu’on se réunifie à un soi dont on a fait l’expérien ce
qu’il était aussi un autre, donc à une version agrandie de soi-même.
C ’est une superbe (parce que pacifique) revanche culturelle qu’ont pris
les Afro-américains : ils offrent aujourd’hui aux individus de toute ori-
gine un processus de recontextualisation des conditions de vie et de réen-
chantement du monde qui permet de renouer des liens tout en les actua-
lisant. Il ne s’agit pas en effet de renouer avec le passé, mais avec qui
on est aujourd’hui et avec qui on peut devenir demain, en faisant jouer