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DE L'HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT À L'HISTOIRE DES AUTRES

Comment une discipline critique devint complaisante


Pieter Lagrou

Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

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2013/2 N° 118 | pages 101 à 119
ISSN 0294-1759
ISBN 9782724633344
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Pour citer cet article :


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Pieter Lagrou, « De l'histoire du temps présent à l'histoire des autres. Comment une
discipline critique devint complaisante », Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2013/2
(N° 118), p. 101-119.
DOI 10.3917/ving.118.0101
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De l’histoire du temps présent


à l’histoire des autres
Comment une discipline critique
devint complaisante
Pieter Lagrou

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Durant quelques décennies, l’histoire du Ces quelques phrases placées en exergue
temps présent s’est construite en pre- auraient parfaitement convenu pour décrire la
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nant les Bastilles mémorielles que les pou- sclérose tant du système politique que du débat
voirs avaient édifiées pour asseoir leur historique dans la Yougoslavie titiste du début
légitimité. Déconstruisant les romans des années 1980. Elles auraient aussi pu être
nationaux, forgeant de nouveaux concepts, lancées, lors du Mai 68 français, par une géné-
elle a réussi à imposer ses grilles de lecture ration qu’auraient excédé la posture héroïque
tout en gagnant un large lectorat. Est-elle des Compagnons de la Libération et le pou-
aujourd’hui dans l’impasse  ? C’est ce que voir sans partage du général de Gaulle depuis
suggère Pieter Lagrou, dans un article qui, une décennie de Cinquième République  ;
on le devine, suscitera peut-être un débat ou être entendues à Berlin-Ouest, dans ces
que Vingtième Siècle. Revue d’histoire serait mêmes années 68, quand s’opérait une révo-
prête à accueillir. lution générationnelle qui, nécessairement,
fut d’abord une révolution historiographique,
démasquant la bonne conscience des élites en
« Les formes de renouvellement et/ou de repro-
duction des élites politiques ne sont adoubées que
place, en politique comme à l’Université. Ces
par leurs références et leur fidélité à la primo-doxa hommes, qui avaient fondé la république de
nationaliste et à l’héritage de la guerre. La seule Bonn, avaient débuté leurs carrières par moult
légitimité politique des dirigeants au pouvoir, est compromissions avec le régime nazi et s’étaient
celle tirée de la participation à la guerre ou alors ensuite drapés dans les habits héroïques dou-
de celle de ses bénéfices collatéraux. Comme si la teux des conspirateurs du 20 juillet 1944. Ran-
temporalité liée à ce moment de l’histoire s’était gés derrière la personnalité rassurante de Kon-
figée dans une définition du pouvoir lié au com- rad Adenauer, maire de Cologne démissionné
bat héroïque contre l’ennemi. Cette structure du
en 1933 et jamais inquiété par les autori-
pouvoir politique, inextricablement liée à la rente
tés nazies ensuite, ils puisaient leur légitimité
de la guerre et à l’impossibilité de valider un débat
démocratique, a autorisé toutes les déviances et
dans le discours de la reconstruction conserva-
les violences et continue encore aujourd’hui à trice et dans la faible excuse du « wir haben es
imposer des lectures monolithiques et normati- nicht gewusst » (nous ne le savions pas). Partout
ves du passé ; dans une logique d’amnésie régu- ainsi, durant le second après-guerre européen,
lée et d’autocensure 1. » les responsables aux affaires ont justifié leur

(1) Karima Direche, « Quand la torture s’oublie en Algérie : en Méditerranée, Aix-en-Provence/Arles, Éd. de la MSH/Actes
réflexions sur une amnésie d’État », Les Échelles de la mémoire Sud, 2010, p. 211-235.


VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 118, AVRIL-JUIN 2013, p. 101-119 101
PIETER LAGROU

position par le caractère héroïque de leur par- 2011. L’objectif de cet article n’est pourtant pas
cours et l’ont assise en créant des dispositifs d’interroger la capacité d’adaptation des régi-
historiographiques et mémoriels monolithi- mes politiques, mais celle des historiens. Com-
ques. De fait, comment gagner sa légitimité ment se déshabitue-t-on d’une posture d’avant-
en politique quand on est né trop tard pour garde contestataire quand on est rattrapé par
entrer dans le maquis, quand on appartient à les discours du pouvoir politique ? Quelle est
une génération qui traversa la Manche pour l’autoperception du métier quand tout change,
acheter des disques vinyles et non pour prépa- quand la demande institutionnelle s’aligne sur

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rer la revanche de la démocratie sur la terreur ? la demande sociale  ? Existe-t-il une prise de
Cependant, cet exergue est tiré d’un article sur conscience quelconque quand, de critique, on
la situation en Algérie, un article lucide et cou- devient complaisant vis-à-vis de l’hégémonie
rageux publié en 2010 à la veille des révolu- culturelle ambiante ?
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tions arabes 1. Pour ce faire, il convient de comparer les


Il existe des contextes spécifiques dans les- conditions historiques qui, à partir des années
quels l’écriture de l’histoire possède un poten- 1970, ont permis l’émergence d’une his-
tiel critique, voire subversif, vis-à-vis de l’or- toire du temps présent avec celles dans les-
dre social et politique établi. Elle peut attaquer quelles, aujourd’hui, on écrit l’histoire des
de front les « hégémonies culturelles », au sens mêmes objets. « L’histoire du temps présent »
d’Antonio Gramsci, sur lesquelles les logiques ne figure pas ici comme une marque de fabri-
de pouvoir sont construites. Elle peut devenir que, mais réfère à un mouvement historiogra-
l’étendard derrière lequel se range une révolte phique européen avec un engagement partagé.
générationnelle. Disons les choses autrement : On la retrouve sous différentes dénominations,
la capacité d’un système politique à tolérer et qui ne couvrent pas toutes une chronologie ou
récupérer la reformulation de ses mythes fon- un agenda intellectuel identique, à commen-
dateurs constitue une fonction cruciale de son cer par la Zeitgeschichte allemande. L’histoire du
adaptation et donc de sa survie. Elle distingue temps présent est prise ici dans le sens très par-
peut-être ainsi les régimes de l’Europe occiden- ticulier d’une posture critique de réécriture de
tale de ceux de l’Europe centrale du temps de l’histoire récente, visant à renverser les récits
la guerre froide ; la République fédérale d’Al- hégémoniques légitimant une génération au
lemagne (RFA) de la République démocratique pouvoir. Elle coexiste donc avec l’histoire
allemande (RDA) ; les démocraties parlemen- contemporaine  –  celle qui étudie, en France,
taires d’Europe occidentale des années 1970 la période courant de 1789 à 1939, mais celle
des régimes à parti unique du monde arabe en aussi, qui se penche sur l’après-1945 dans des
domaines aussi variés que l’histoire politique,
(1) Voir aussi Karima Direche, «  Convoquer le passé et diplomatique ou économique sans pour autant
réécrire l’histoire : berbérité ou amazighité dans l’histoire de
l’Algérie  », in Mahad al-Buhuth al-Magharibiyah al-Mua- partager la même posture.
sirah et Pierre-Robert Baduel, Chantiers et défis de la recher- Il s’agit en premier lieu d’un retour sur
che sur le Maghreb contemporain, Paris/Tunis, Karthala/Institut
de recherche sur le Maghreb contemporain, 2009, p. 85-97 ;
une expérience désormais close  : celle d’un
id., « Dolorisme religieux et reconstructions identitaires : les moment historiquement daté, dans lequel l’his-
conversions néo-évangéliques dans l’Algérie contemporaine »,
Annales : histoire, sciences sociales, 64 (5), juin 2009, p. 1137-1162.
toriographie a pu jouer en Europe occidentale
L’auteur remercie Jihane Sfeir et les partipants aux journées un rôle critique crucial vis-à-vis des structu-
d’études sur les historiographies du Maghreb et du Machreq res de pensée dominantes en déconstruisant
les 27 et 28 mai 2011 à l’Université libre de Bruxelles pour les
débats qui ont nourri les réflexions ci-dessous. leur recours au passé récent. L’auteur de cet

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De l’histoire du temps présent

article a commencé sa thèse de doctorat en bouleversements déphasés de la transparence


1990. Il s’est donc inscrit dans ce mouvement, à l’ère digitale appellent à repenser profondé-
s’en est inspiré, tout en faisant partie, lui aussi ment la place de l’historien du contemporain
et à sa manière, d’une génération arrivée après dans le débat public.
la bataille 1. Il a tenté de mettre en œuvre l’his-
toire du temps présent, notamment en tant que Émergence d’une discipline critique
chercheur de l’institut éponyme. Ce moment
Une première caractéristique vient d’être rele-
historiographique fascine, non sans raison : il a
vée : l’histoire du temps présent est notamment

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défié les discours de légitimation des hommes
le fait d’une relève générationnelle. C’était aussi
au pouvoir, au gouvernement comme à l’Uni-
une rébellion, celle en Allemagne d’une histoire
versité  ; il a contribué à ouvrir les canons de
dérangeante et accusatrice contre une généra-
l’histoire nationale aux causes minoritaires ; il
tion de directeurs de thèses et son historiogra-
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a participé à une démobilisation des esprits en


phie lénifiante du régime nazi comme conspi-
pleine guerre froide ; et il a lutté efficacement
ration ultra-minoritaire, celle, en France, des
pour l’ouverture des archives et pour une nou-
historiens des «  années noires  » élaborant un
velle culture politique de transparence. Pour-
récit alternatif à l’héroïsme gaullien au pouvoir 2.
tant, l’exploit, quelques décennies plus tard,
Cette génération, on l’oublie souvent, a pris un
n’est pas rééditable. Est-il alors possible de
risque intellectuel et professionnel considéra-
se cantonner dans la nostalgie d’une généra-
ble dans la mesure où l’histoire contemporaine
tion héroïque précédente  ? Le bilan critique
jouissait alors de bien peu d’estime.
de ce moment historiographique ne peut igno-
À l’époque, l’école historiographique fran-
rer à quel point celui-ci a réagi à un régime
çaise dominante évitait soigneusement le con­
d’histoires nationales, autoglorificatrices ou
temporain, lui préférant la fuite dans la longue
autodisculpatoires, et ciblé dans sa déconstruc-
durée 3. L’histoire du 20e  siècle était présente,
tion les temps courts et les espaces réduits qui
notamment dans l’enseignement secondaire,
la caractérisaient. Dans un second temps, tour-
mais son historiographie était le plus souvent
nant le regard vers les défis auxquels la dis-
produite en dehors des universités. Apparte-
cipline se trouve aujourd’hui confrontée, il
nant à des sous-disciplines spécifiques comme
conviendra de constater les différences. L’en-
l’histoire diplomatique, parlementaire ou
jeu n’est pas de ressusciter un fantôme, mais
économique, elle était aussi souvent publiée
de prendre acte d’une situation radicalement
nouvelle. Travailler sur les mêmes objets ne
produit plus les mêmes résultats et n’a plus (2) Nick Thomas, Protest Movements in 1960s West Ger-
many : A Social History of Dissent and Democracy, Oxford, Berg,
le même impact politique et social. La remise 2003, p. 132 ; Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy, 1944-198…,
en cause profonde de l’histoire nationale, la Paris, Éd. du Seuil, 1987, p. 111-113.
(3) « L’histoire contemporaine, on le sait, a longtemps été
concurrence mémorielle exercée par de nou- considérée comme impossible à faire [...]. Il s’est traduit, on le
velles causes identitaires exclusives, le recours sait aussi, par une quasi-prohibition de l’histoire contempo-
raine dans les institutions, à la Sorbonne en particulier ou aux
croissant à une nomenclature juridique, la Hautes Études et l’histoire contemporaine s’est réfugiée plutôt
concurrence des autres sciences sociales et les dans des institutions parallèles, comme l’École libre, puis l’Ins-
titut d’études politiques, où René Rémond, dont nous sommes
tous ici les élèves, a fait le joint entre l’histoire contemporaine
(1) Voir aussi Pieter Lagrou, « De l’actualité de l’histoire et la science politique. » (Pierre Nora, « De l’histoire contem-
du temps présent », Bulletin de l’Institut d’histoire du temps pré- poraine au présent historique », in Écrire l’histoire du temps pré-
sent, 75, juin 2000, p.  10-22, http://www.ihtp.cnrs.fr/spip. sent  : en hommage à François Bédarida, Paris, CNRS éditions,
php%3Farticle470.html. 1992, p. 43-44.)

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PIETER LAGROU

en dehors des canaux consacrés de la disci- raine) et, plus généralement, l’idée d’un Son-
pline académique 1. Du coup, à la charnière des derweg (voie particulière) promue par l’école
années 1970 et 1980, deux mouvements dis- d’histoire sociale allemande, ciblaient leurs
tincts se chevauchent et se téléscopent : d’une questionnements sur l’effondrement de la
part, une réhabilitation de l’histoire politique, république de Weimar en 1933 puis celui de
à contre-courant de l’hégémonie d’une histoire l’Allemagne en 1945, en contournant long-
sociale et économique prônée par les Anna- temps la question de l’implication massive
les ; de l’autre, l’émergence d’une historiogra- de la population dans les crimes nazis 3. Pour

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phie critique des « années noires ». Le premier avant-gardiste qu’elle fût institutionnellement
mouvement, qui se présente plutôt comme un et intellectuellement, cette génération d’his-
retour à des façons traditionnelles de faire l’his- toriens avait été précédée par d’autres opéra-
toire, est largement impulsé par René Rémond teurs d’histoire : des romanciers comme Gün-
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à l’Institut d’études politiques de Paris, le ter Grass, Siegfried Lenz et Rolf Hochhut, des
second, qui s’avère contestataire, est notam- philosophes tel Jürgen Habermas en Allema-
ment parrainé par Rémond, ses proches et élè- gne, mais surtout des cinéastes et documenta-
ves, comme François Bédarida et Jean-Pierre ristes comme Marcel Ophüls, Frédéric Rossif,
Azéma. La concomitance des deux mouve- Erwin Leiser, Heinz Huber et Peter Schier-
ments et la confluence de milieux et de généra- Gribowski 4. Comme le démontre Julie Maeck
tions, notamment lors de la création de l’Insti- dans un livre récent, ces réalisateurs n’ont pas
tut d’histoire du temps présent (IHTP), est à la seulement précédé les historiens en brisant
source d’une confusion entre la réhabilitation avant eux les tabous : ils ont proposé des mises
de l’histoire politique et un nouvel engagement en récit que la production historiographique
critique avec les récits politiques sur le passé, le s’est appropriées. Cependant, la démarche des
second nous concernant ici exclusivement 2. historiens était plus directe que celle, plus allu-
Même en Allemagne, alors que l’Institut sive, des cinéastes et romanciers : elle ambition-
für Zeitgeschichte fut fondé à Munich en mai nait, ni plus ni moins, de prouver la fausseté des
1949 (soit le même mois que la République dogmes de l’histoire nationale et comportait,
fédérale), la Zeitgeschichte (histoire contempo- de ce fait, une charge particulière. La situation
matérielle de ces historiens, membres de l’ad-
(1) Kristina Spohr a calculé que, même entre 1990 et 2005, ministration publique d’États dont ils contes-
seuls 14 % des articles publiés dans la Revue historique portaient
sur le 20e siècle (dont moins de 4 % sur la période postérieure
taient les discours de légitimation, constituait
à 1945), et moins d’un quart des articles publiés par la Revue aussi une différence de taille avec celle des
d’histoire moderne et contemporaine (dont 10  % sur la période autres intervenants dont le succès reposait sur
postérieure à 1945). «  Contemporary History in Europe  :
From Mastering National Pasts to the Future of Writing the un public de lecteurs ou spectateurs avide d’un
World », Journal of Contemporary History, 46, 2011, p. 510-511. nouveau son de cloche. Elle expliquait éga-
Voir aussi Serge Wolikow, «  L’histoire du temps présent en
question », Territoires contemporains : bulletin de l’Institut d’his- lement le retard relatif des historiens. De ce
toire contemporaine, 5, hors série, Dijon, 1998, p. 9-24, http:// point de vue, on peut considérer que les histo-
tristan.u-bourgogne.fr/umr5605/publications/ouenesthistoi-
retemps/ouenhistoiretempspresent.pdf  ; «  Bilans et perspec-
tives de l’histoire immédiate  », Cahier d’histoire immédiate, (3) Norbert Frei, 1945 und wir : das Dritte Reich im Bewusst-
30-31, Toulouse, 2007 ; Patrick Garcia, « Histoire du temps sein der Deutschen, Munich, C. H. Beck, 2005 ; Edgar Wolfrum,
présent », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Gar- Geschichtspolitik in der Bundesrepublik Deutschland : der Weg zur
cia et Nicolas Offenstadt, Historiographies : concepts et débats I, bundesrepublikanischen Erinnerung, 1948-1990, Darmstadt,
Paris, Gallimard, 2010, p. 282-294. Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999.
(2) Voir notamment le volume Écrire l’histoire du temps (4) Julie Maeck, Montrer la Shoah à la télévision : de 1960 à
présent…, op. cit. nos jours, Paris, Nouveau Monde, 2009.

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De l’histoire du temps présent

riens étrangers ont bénéficié, de par leur posi- de plus, il eut été parfaitement contreproduc-
tion d’extériorité, d’une plus grande liberté par tif d’avancer que la France (comme nombre
rapport aux récits nationaux. Cela leur a permis d’autres pays tombés sous la domination alle-
de jouer souvent un rôle de pionnier, et ce plus mande mais avec certes plus de légitimité que
d’ailleurs par leur ton, affranchi de tout euphé- le Danemark, les Pays-Bas ou l’Autriche par
misme de rigueur, que par le contenu de leurs exemple) avait créé une mémoire d’héroïsme
analyses, comme l’illustrent les cas de Robert collectif, qui minorait voire oubliait la collabo-
Paxton, Stanley Hoffmann, Tim Mason ou Ian ration. Cette critique sociale et politique tirait

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Kershaw 1. sa force de la spécificité du cas français : col-
laboration d’État pratiquée volontairement
Primat du cadre national par le régime de Vichy, promulgation auto-
Une deuxième caractéristique découle de la nome et précoce des statuts des juifs, implica-
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première. Ce mouvement historiographique tion des agents de l’État, sur ordre des auto-
avait pris pour cible les récits nationaux et les rités nationales, dans les crimes commis. Et
élites nationales qu’ils légitimaient. D’où ce cette spécificité était supposée trouver ses ori-
paradoxe frappant  : tout en participant à un gines dans les structures profondes de l’histoire
mouvement ouest-européen (mais exclusive- française, dans la rupture sans cesse remise
ment continental) relativement synchronisé, en jeu entre révolution et réaction. Le maré-
chaque contestation s’inscrivait dans un cadre chal Pétain renvoyait donc à Charles Maurras
strictement national 2. Souligner la singularité et Alfred Dreyfus, à Robespierre et à la Ven-
du passé national relevait du postulat. Il était dée, plus qu’à Horty, Tiso, Salazar ou Quisling.
hors de propos, dans la république de Bonn, de Aux Pays-Bas, l’enjeu historiographique n’était
montrer que la génération encartée au NSDAP pas de mettre en évidence l’échelle continen-
dans les années 1930 et restée muette face aux tale et le calendrier synchronique de la dépor-
crimes des années 1940 appartenait à une géné- tation des juifs, mais de dénoncer l’énormité,
ration européenne déchantée de la démocratie, plus de 80 %, du taux de déportation au départ
traumatisée par la Première Guerre mondiale des Pays-Bas, qui plaçait le pays plus près de
et la crise de 1929. Il s’agissait seulement de la Pologne que de la France et, dans le même
dénoncer l’énormité sans précédent des crimes mouvement, d’interroger les logiques d’obéis-
de l’Allemagne hitlérienne et, remontant dans sance administrative, voire les motivations
le temps, de cerner les origines plus lointaines antisémites, qui pouvaient en rendre compte.
de la criminalité nazie et de la nature profon- Les «  années noires  » des pays européens se
dément antidémocratique de la société alle- déclinaient toujours sur le mode du repli natio-
mande. Dans la France gaullienne et, après le nal, car le cadre européen n’aurait pu fonction-
retrait du général, gaulliste pour douze années ner que comme circonstance atténuante pour
les élites placées sur la sellette.
(1) Voir Sarah Fishman, La France sous Vichy : autour de Robert La réception de cette historiographie fut à
O. Paxton, Bruxelles, Complexe, 2004 ; et, sur un ton d’auto-
congratulation pour la tradition britanique, Richard Evans,
la fois plus large et plus étroite que celle de
Cosmopolitan Islanders : British Historians and the European Conti- l’historiographie des générations universitai-
nent, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.
(2) Voir Pieter Lagrou, « Between Europe and the Nation :
res précédentes et suivantes. D’une part, en
The Inward Turn of Contemporay Historical Writing  », in France par exemple, l’histoire des «  années
Konrad Jarausch et Thomas Lindenberger (dir.), Conflicted noires  » a, dans le palmarès des meilleures
Memories  : Europeanizing Contemporary Histories, New York,
Berghahn Books, 2007, p. 69-80. ventes, ravi la place à la « nouvelle histoire »

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PIETER LAGROU

des Georges Duby et Emmanuel Le Roy Ladu- Aux temps de la guerre froide : deux histoires
rie. Loin d’être une niche universitaire dans le en contrefort ?
marché éditorial, la production historiographi-
Cela amène à une troisième caractéristique. Ce
que sur Vichy constitua un phénomène com-
mouvement historiographique participait aussi,
mercial considérable, participant à un large
en pleine guerre froide, à une forme de démobili-
débat de société. Ce fut également Vichy qui,
sation culturelle qui témoignait d’un dégel rela-
après l’histoire médiévale, permit à l’histoire
tif comme d’une sorte d’anticipation du chan-
comme discipline et aux historiens comme
gement à venir en 1989. Dans l’introduction de

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acteurs publics de se faire une place dans le
cet article nous avons déjà évoqué la capacité
médium télévision. Cependant, si le fort écho
d’un système politique à tolérer et à récupé-
donné à la production historique académique
rer la reformulation de ses mythes fondateurs,
relève, dans l’Hexagone, de cette « exception
une capacité qui aurait distingué, du temps de la
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culturelle  » que d’autres marchés éditoriaux


guerre froide, les pays d’Europe occidentale (à
lui envient, le succès rencontré par l’histoire
l’exception de la Grande-Bretagne) des pays du
des « années noires » est un phénomène obser-
bloc de l’Est. Bien entendu, qui dit démobilisa-
vable partout en Europe à partir des années
tion culturelle dans le domaine historiographi-
1970 et 1980. D’autre part, s’adressant à un
que doit d’abord démontrer l’existence préala-
large public national, cette production prenait
ble d’une mobilisation, voire d’une « culture de
rarement la peine d’insérer ses analyses dans
guerre » historienne. Cette démonstration n’est
une historiographie internationale. Les réfé-
pas l’objectif central de cet article 1. Rappelons
rences aux travaux internationaux relevaient
simplement que, si nous considérons 1947-
de la courtoisie ou de l’érudition et aboutis-
1989 comme une période de guerre froide, il
saient rarement à la remise en cause d’interpré-
doit bien y avoir eu deux belligérants au moins,
tations cristallisées autour de l’idée de la sin-
et pas simplement un camp communiste four-
gularité nationale. On pourrait même définir
voyé et condamné à terme, guerroyant contre
cette génération d’historiens comme linguisti-
un monde libéral promis au triomphe par la
cally challenged (personnes à mobilité linguisti-
supériorité de son système. Et donc deux cultu-
que réduite)  : elle ne manifestait pas plus de
res de guerre. En l’absence d’affrontement mili-
curiosité pour les travaux étrangers que pour
taire direct dans le théâtre européen, la mobi-
les sources dans d’autres langues, ce qui, soit dit
lisation culturelle et idéologique fut d’autant
en passant, n’était pas sans poser de problème
plus intense. Une des figures de cette mobili-
concernant une période où une grande partie
sation culturelle dans le camp anticommuniste
des décisions émanaient de Berlin. En résumé,
fut celle de l’historiographie muselée et servile,
il s’agissait d’une histoire critique, contestant
caractéristique de régimes totalitaires et à quoi
le roman national, écrite pour un large public
se trouvait opposée la liberté d’opinion et de
national, dans un cadre référentiel national,
recherche des démocraties libérales.
à partir de sources nationales. Une histoire
À y regarder de plus près, les historiogra-
nationale retournée sur sa tête, plus portée sur
phies européennes, des deux côtés du rideau de
l’autoflagellation que sur la glorification, n’en
reste pas moins une histoire nationale.
(1) Voir Pieter Lagrou, « Demobilising Europe, 1989-2009 :
Deconstructing and Resuscitating Cold War Historiography »,
http://www.eurhistxx.de/spip.php%3Farticle76&lang=en.
html.

106
De l’histoire du temps présent

fer, partageaient jusqu’aux années 1960 bien qui offrait de plus amples marges de liberté
plus de caractéristiques qu’il n’y paraît. Institu- intellectuelle.
tionnellement d’abord, l’histoire la plus récente Les historiographies communistes et anti-
fut pratiquée dans des instituts d’État et acadé- communistes s’affrontaient sur des terrains
mies des sciences, plutôt que dans les universi- bien circonscrits. À l’évidence, aucune thé-
tés. La «  Commission d’histoire de l’occupa- matique ne produisit une historiographie plus
tion et de la libération de la France » fut fondé abondante et polémique que celle de la ques-
à Paris en octobre 1944 (elle devint en 1951 le tion des comportements des militants com-

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Comité d’histoire de la Seconde Guerre mon- munistes entre septembre 1939 et juin 1941.
diale), l’Institut d’État de documentation de Pourtant, les deux historiographies étaient bien
guerre à Amsterdam en octobre 1945, l’Ins- moins antagonistes qu’on pourrait de prime
titut für Zeitgeschichte à Munich en 1949  : abord le penser. Elles partageaient une lecture
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tous les États d’après-guerre se sont empres- antifasciste, qui reliait à la fois l’engagement
sés de gérer leur histoire récente de la façon la collaborationniste et l’engagement résistant
plus directe possible, par des institutions rele- aux combats d’avant-guerre, eux-mêmes nés
vant le plus souvent du Premier ministre 1. Les des instabilités et injustices d’un système capi-
vingt-neuf volumes de l’Histoire du royaume taliste débridé. Chacune pratiquait avant tout
des Pays-Bas pendant la Deuxième Guerre mon- une historiographie héroïque du combat et de
diale dépassent de loin, par leur taille et par l’engagement, gouvernée par une interpréta-
leur caractère monolithique, ce que les acadé- tion patriotique, voire nationaliste. C’est de
mies des sciences de la RDA ou de la Tché- cette trame narrative, omniprésente tant dans
coslovaquie produisirent à la même époque. À la production historiographique que mémoria-
Paris et à Amsterdam comme à Bucarest et à liste et qui correspond incontestablement à un
Varsovie, le contrôle politique sur l’histoire du moment européen  ; dont Luigi Meneghello,
temps présent privilégiait au sein de ces insti- ancien partisan devenu professeur de littéra-
tutions les carrières d’anciens résistants recon- ture italienne à l’Université de Reading, voulut
vertis en historiens, alors que l’élite intellec- s’émanciper en 1964 avec son témoignage-ma-
tuelle des historiens professionnels choisissait nifeste I piccoli maestri écrit en « une clé anti-
la stratégie de l’innere Emigration (émigration rhétorique et anti-héroïque » 2. Le programme
intérieure) (l’histoire de périodes plus ancien- historiographique de l’époque de la guerre
nes, la longue durée des structures profondes froide poursuivait en gros trois objectifs : éta-
de l’histoire économique, ou des mentalités), blir la participation nationale à la résistance
et donc à la victoire sur le nazisme  ; dresser
(1) Voir Pieter Lagrou, «  L’histoire du temps présent en l’inventaire (aggloméré plutôt que détaillé par
Europe depuis 1945, ou comment se constitue et se développe catégories) des crimes dont la nation avait été
un nouveau champ disciplinaire », La Revue pour l’histoire du
CNRS, 9, 2003, p. 4-15, http://histoire-cnrs.revues.org/561 ; victime afin de formuler des demandes de répa-
id., « Historiographie de guerre et historiographie du temps rations (le processus de la Wiedergutmachung
présent : cadres institutionnels en Europe occidentale (1945-
2000) » Bulletin du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mon-
diale, 30-31, août 2000, p. 191-215. Sur le parallèle avec l’Al- (2) Luigi Meneghello, I piccoli Maestri, Milan, Rizzoli, 1964,
gérie depuis 1962, voir Hassan Remaoun, «  L’intervention 1998, p. 232. On opposera utilement son témoignage au récit
institutionnelle et son impact sur la pratique historiographi- emblématique de la propagande du Parti communiste italien
que en Algérie  : la politique d’“Écriture et de Reécriture de d’Alcide Cervi, I miei sette figli (1955), Renato Nicolai (éd.),
l’histoire”, tendances et contre-tendances  », Insaniyat (revue introd. de Luciano Casali, Milan, Einaudi, 2010. L’auteur
du Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle remercie Irene di Jorio de lui avoir fait découvrir ce document
d’Oran), 19-20, janvier-juin 2003, p. 7-40. et son histoire.

107
PIETER LAGROU

étant régi par et contribuant à entretenir la logi- La création en 1967, sous l’impulsion du
que des blocs) ; produire un récit de la guerre, Français Henri Michel, d’un Comité inter-
destiné à un usage tant interne qu’externe. national de l’histoire de la Seconde Guerre
mondiale, illustre à merveille la compatibilité
Au service des diplomaties et des politiques globale des historiographies communiste et
de défense anticommuniste. Lors de ses conférences, dans
ses bulletins et publications, les historiens ins-
Il faut relever l’effort consenti pour la traduc-
titutionnels des deux blocs s’échangeaient les
tion et la distribution de cette historiographie

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récits nationaux mis au point durant les deux
officielle à l’étranger, un effort exceptionnel
décennies précédentes. Le Comité devint un
pour l’époque. Les travaux de Louis de Jong
bureau de change d’histoires militaro-diploma-
de l’Institut néerlandais furent ainsi traduits
tiques insistant tout particulièrement sur l’his-
en anglais dès les années 1950, y compris dans
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toire de la Résistance ; il fournit, dans un début


des formats Readers Digest et selon des versions
de détente internationale, une occasion ritua-
nettement plus apologétiques que leurs ori-
lisée de célébrer une alliance antinazie aban-
ginaux en néerlandais. Au Danemark, dont le
donnée depuis 1947. Tant institutionnellement
statut fit débat pendant la guerre (allié, victime
que conceptuellement, les historiographies des
ou ennemi de l’Allemagne nazie à qui elle avait
deux blocs n’étaient clairement pas incompa-
ouvert ses frontières le 9 avril 1940 après deux
tibles. À un certain degré, tous parlaient une
heures de résistance héroïque ?), la distribution
même langue, celle de la guerre froide, et tous
d’ouvrages en anglais sur l’histoire danoise au
avaient intériorisé les mêmes consignes 2.
cours de la guerre fut assumée directement par
L’histoire de la guerre, et plus spécifiquement
le ministère des Affaires étrangères afin de ne
celle de la Résistance, servit aussi très directe-
laisser aucun doute sur l’intérêt diplomatique
ment de vecteur de mobilisation, voire de doc-
de l’entreprise historiographique. Plus frap-
trine militaire. Le concept titiste de la « défense
pant encore, les récits danois sur le sauvetage
nationale totale » s’inspirait de la guerre parti-
des juifs sont très similaires au récit bulgare. La
sane pour l’organisation de la défense territo-
survie de la population juive nationale, dans les
riale. L’efficacité de la mobilisation du souvenir
deux cas, s’explique plus par le statut privilégié
de la lutte partisane comme outil de dissuasion
du pays dans sa collaboration avec l’Allemagne
survécut d’ailleurs à Tito et à la guerre froide.
nazie que par l’esprit de résistance que vante
Les débats sur les modalités d’intervention
l’historiographie nationale. Mais, dans les deux
(terrestre ou aérien) dans les conflits de Bos-
cas, le sauvetage des juifs servit à combler un
nie-Herzégovine et Kosovo entre 1993 et 1998
déficit de légitimité dans l’alliance antifasciste
en témoignent abondamment. Dans le cas de
d’abord, dans l’OTAN et le pacte de Varsovie
l’Albanie d’Enver Hoxha, les sept cent cin-
ensuite 1.
quante mille bunkers individuels parsemés sur
tout le territoire en seront le rappel visuel pour
(1) Voir Stefan Troebst, « Salvation, Deportation or Holo-
caust  ? The Controversy over the Fate of Bulgaria’s Jews in
de nombreuses décennies encore 3. Du point de
World War  II – before and after 1989  », in Muriel Blaive,
Christian Gerbel et Thomas Lindenberger, Clashes in Euro-
pean Memory  : The Case of Communist Repression and the (2) L’auteur de ces lignes peut témoigner de la longévité
Holocaust (European History and Public Spheres), Innsbruck, de ces rituels, ayant assumé le secrétariat général du comité
Studienverlag, 2011, p. 37-52 ; Ulrich Herbert, Best : Biogra- de 2000 à 2010.
fische Studien über Radikalismus, Weltanschauung und Vernunft, (3) Voir aussi le projet de conservation Concrete Mus-
1903-1989, Bonn, Dietz, 1996. hrooms (http://www.concrete-mushrooms.com/).

108
De l’histoire du temps présent

vue de l’OTAN, il s’agissait de maintenir intact historienne peut céder la place à une démobi-
sa capacité à réactiver les réseaux de renseigne- lisation. C’est probablement autour des années
ment et d’action anticommuniste dans son pro- 1970 qu’intervint le décalage entre Europe
gramme Stay Behind, plus connu sous son nom occidentale et bloc soviétique. Le passage d’une
italien Gladio 1. Le lien entre capacités militaires phase de reconstruction forcée et de relance
passées et à venir était au cœur de la culture de industrielle au développement d’une société de
guerre de la guerre froide. Le général von Fal- consommation, ainsi que la tolérance vis-à-vis
kenhausen, commandant militaire de l’occupa- de la révision des dogmes historiographiques

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tion allemande de la Belgique et du Nord de de la reconstruction et de la guerre froide ont
la France déclara ainsi peu après sa libération, été des virages que les uns ont réussi à négocier
le 13  août 1952, à l’Agence France-Presse  : et les autres pas. Dans la mesure où l’histoire
«  Le salut de l’Europe dépend de la renais- est productrice de légitimité, une historiogra-
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sance d’une Allemagne forte. […] Les Fran- phie sclérosée finit par ne plus en produire et
çais sont aujourd’hui plus mauvais soldats qu’ils contribue donc à fragiliser le régime au point
ne l’étaient en 1940. Et il ne faut pas oublier de son implosion, intervenue en 1989.
que les neuf dixièmes d’une armée en temps Les trois dernières caractéristiques deman-
de guerre sont constitués par des civils en uni- dent moins de contextualisation. En quatrième
forme. Aussi semble-t-il suffisant de mention- lieu, il faut relever la temporalité particulière
ner que 30 à 40 % des Français sont commu- de cette «  histoire du temps présent  » auto-
nistes. […] Le seul pays qui pourrait tenir tête à proclamée. Son ambition était bel et bien
l’URSS serait l’Allemagne 2. » d’offrir, par la discipline historique, une ana-
L’image d’Épinal d’une France de quarante lyse critique de la société contemporaine, col-
millions de résistants n’était donc pas seule- lant au plus près au présent, contournant les
ment une question d’orgueil national face à un délais de communicabilité des archives par le
ancien ennemi plus arrogant que repentant : il recours aux sources orales, engageant un débat
était constitutif d’une doctrine de défense  ; il de société. Or, précisément au moment de son
était la pierre angulaire de la confiance que le lancement, cette histoire fut prise de court par
pays pouvait avoir dans ses propres capacités à la demande sociale 3. Celle-ci ne portait pas sur
résister à une nouvelle occupation. Une subver- l’analyse critique de la société contemporaine,
sion de ce crédo (une nation de quarante mil- mais sur l’époque qui précédait le début d’un
lions de collaborateurs ?) portait donc atteinte après-guerre en cours  : non pas l’après, mais
à la sécurité nationale. Si les Français crai- l’avant-1945  ; non la période depuis la der-
gnaient vraiment l’imminence d’une invasion nière catastrophe en date, mais la catastrophe
soviétique, toucher à cette culture de guerre même 4. Nous avons tenté d’expliquer ce phé-
aurait été suicidaire. Ce n’est donc qu’au fur et nomène ci-dessus. La mémoire de la guerre
à mesure que le dégel s’installe, que la menace servant de socle au présent (socle concep-
d’une nouvelle occupation s’éloigne, voire se tuel, socle de légitimité des pouvoirs en place),
fait hypothétique, que la culture de guerre
(3) Voir Henry Rousso, « Histoire et mémoire des années
(1) Voir Daniele Ganser, NATO’s Secret Armies : Operation noires : mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches »,
Gladio and Terrorism in Western Europe, Londres, Frank Cass, juin 2000, http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php%3Farticle533.
2005. html.
(2) Centre d’études Guerres et Sociétés contemporaines (4) Hermann Heimpel, cité dans Ulrich Raulff, De l’ori-
(Bruxelles), Coupures de presse von Falkenhausen, entretien gine à l’actualité, Sigmaringen, Thorbecke, 1997, p. 19 ; Pieter
Agence France-Presse, Bonn, 13 août 1953. Lagrou, « De l’actualité… », op. cit., passim.

109
PIETER LAGROU

aucune démarche historique critique ne put la Seconde Guerre mondiale, suivi d’un arrêté,
faire l’économie de l’affronter directement. décision exécutoire à portée générale, en avril
Avant le présent, les prémisses du présent ou, 2002 2. Avant la loi de 1979, les historiens devai-
dans le vocabulaire de l’époque, la « matrice du ent livrer un combat difficile avec les adminis-
temps présent ». Une histoire du temps présent trations et autorités publiques pour obtenir un
donc, mais toujours avec un train de retard. accès aux archives que la loi ne prévoyait pas.
Tout naturellement, l’histoire du temps pré- Même après l’adoption de la loi, les pratiques
sent s’intéressa aussi très tôt à la mémoire de la administratives n’évoluèrent que lentement.

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guerre, c’est-à-dire à l’analyse de l’élaboration Les dérogations étaient accordées de manière
des mythes fondateurs de l’ordre présent, façon tardive, partielle ou discriminatoire, après véri-
oblique pour aborder ce présent. La trajectoire fication des lettres de créance institutionnel-
de début de carrière d’un chercheur comme les 3. Si certains historiens se contentèrent des
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Henry Rousso, d’abord chercheur puis direc- accès privilégiés ainsi obtenus, la profession en
teur de l’Institut d’histoire du temps présent général fit preuve de solidarité et de combat-
pendant onze ans, illustre le projet intellectuel tivité en vue d’un accès illimité pour tous les
et politique de ce courant historiographique : chercheurs. Les archives de la guerre d’Algérie
il est passé des recherches sur la planification (notamment ceux portant sur les événements
économique de 1945 à 1985 à l’histoire de la d’octobre 1961 et sur la torture) seront l’enjeu
collaboration française après la déroute de l’été d’un combat comparable, aux résultats pourtant
1944, puis à l’étude de la mémoire de Vichy à contrastés. Au-delà de l’intérêt corporatiste qui
travers son livre fondateur. Témoin de la rapi- consiste, pour l’historien, à faciliter son pro-
dité de l’évolution, les travaux résultant de ces pre travail, ce combat participe d’une mobili-
trois chantiers distincts furent publiés entre sation plus large en faveur de la transparence
1980 et 1987 1. des autorités publiques et de leur responsabi-
lité, opposable en justice en dernier recours.
Bataille pour les archives
Au secours des exclus
La cinquième caractéristique, une bataille pour
la transparence, définit à la fois la difficulté des Sixième et dernière caractéristique, cette mou-
conditions de travail et une forme d’engage- vance historiographique amorça en Europe
ment civique de cette historiographie. Il n’est occidentale, avec un net retard par rapport aux
pas inutile de rappeler qu’il fallut attendre octo- États-Unis et avec des retombées politiques et
bre 1997 pour que le Premier ministre Lionel culturelles bien moindres, un mouvement euro-
Jospin rédige une circulaire interne encoura- péen des droits civiques 4. Konrad Adenauer,
geant la dérogation générale pour la consulta- Charles de Gaulle et Altiero Spinelli et leurs
tion des fonds d’archives publiques concernant
(2) Voir Vincent Duclert, L’Avenir de l’histoire, Paris,
Armand Colin, 2010, p. 48-67.
(1) Henry Rousso, De Monnet à Massé : enjeux politiques et (3) Voir Guy Braibant, Les Archives en France : rapport au
objectifs économiques dans le cadre des quatre premiers Plans (1946- Premier ministre, Paris, La Documentation française, décem-
1965), Paris, CNRS éditions, 1986 ; id., La Planification en crises bre 1996, notamment p. 58-70, http://www.ladocumentation-
(1965-1985), postf. de Pierre Bauchet, Paris, CNRS éditions, francaise.fr/rapports-publics/964093000/index.shtml  ; Éric
1987 ; id., Un Château en Allemagne : Sigmaringen, 1944-1945, Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris,
Paris, Ramsay, 1980  ; id., Le Syndrome de Vichy, 1944-198..., Gallimard, 1996, p. 67-107.
Paris, Éd. du Seuil, 1987. Henry Rousso analyse cette tra- (4) Voir aussi Gavriel D. Rosenfeld, « A Looming Crash or
jectoire dans «  Histoire et mémoire des années noires…  », a Soft Landing ? Forecasting the Future of the Memory Indus-
op. cit. try », The Journal of Modern History, 81, 2009, p. 130-133.

110
De l’histoire du temps présent

mémoires de guerre incarnaient une Europe donné le ton dans les pays de l’Ouest du conti-
conservatrice à l’image de la photographie de nent européen des années 1970 à 1990. Qu’en
groupe de la signature du traité de Rome en est-il, vingt ou quarante ans plus tard  ? Afin
1957 : des hommes en costume sombre, blanc d’établir un bilan, nous reprendrons dans le
de peau, cheveux grisonnant. Cette petite désordre six caractéristiques de l’état actuel de
Europe des Six, conformiste, anticommuniste la discipline, qui correspondent à celles évo-
et catholique, peut être vue comme l’équiva- quées jusqu’alors : la mort de l’histoire natio-
lent de l’hégémonie WASP que le mouvement nale ; la fin du mouvement européen des droits

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américain des droits civiques avait contesté dès civiques  ; les temporalités éclatées de l’his-
les années 1950. Briser la mémoire des héros toire identitaire  ; la nouvelle prégnance d’un
devait aussi créer un espace pour des mémoi- cadre référentiel d’arbitrage ; la question de la
res plurielles, minoritaires : celle des femmes et transparence à l’ère numérique ; l’engagement
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des immigrés, mais surtout celle des victimes, ou la complaisance d’une nouvelle génération
à commencer par les victimes juives, « norma- d’historiens.
lisées » jusque dans les martyrologues du Parti Le cadavre de l’histoire nationale peut être
communiste français. La génération des héros dégagé rapidement. Le château fort a été pris
qui avaient monopolisé la légitimité politique d’assaut et réduit en ruines. Prétendre attaquer
depuis 1945 avaient construit leurs récits histo- une mémoire nationale supposée hégémonique
riques d’héroïsme exclusif à propos. Inclure les est aujourd’hui une posture tout aussi pathé-
catégories « minoritaires » dans les représenta- tique que celle de vouloir la ressusciter. Les
tions du passé revenait donc à les inclure dans interdits à briser, le document inédit permet-
une citoyenneté active, pleinement légitimés tant un ultime scoop, la vérité honteuse finale-
dans leur participation politique. La réécri- ment exhumée deviennent de plus en plus dif-
ture du passé participait donc à une lutte pour ficiles à trouver. Même en tant que stratégie
une société plus ouverte et plurielle, un combat commerciale pour éditeurs désespérés, ce dis-
dans lequel tout un ensemble de causes mino- cours semble avoir perdu son efficacité. S’il y
ritaires se trouvaient objectivement alliées en a aujourd’hui un deuil inaccompli, ce n’est pas
un front commun  : féministes et antiracistes, celui du mythe héroïque national, mais tout
militants pour les droits des homosexuels et au plus celui de l’héroïque historien briseur
des immigrés, contre leur exclusion de la doxa de tabous. Tournons donc la page. Quelle est
nationaliste, pour une histoire « anti-rhétori- dorénavant la cible d’une historiographie cri-
que et anti-héroïque » telle que l’avait proposé tique, quels en sont les contours géographi-
Luigi Meneghello. ques ? Ceux qui ont troqué l’histoire nationale
pour l’histoire européenne, comparée, trans-
nationale ou même globale ont aussi perdu au
L’histoire des autres et la grammaire
change leur lectorat (celui-là même qui trans-
des droits de l’Homme
formait les historiens en intellectuels publics, si
Révolte générationnelle, repli national, démo- différents du peloton des spécialistes en scien-
bilisation culturelle, présentisme décalé, combat ces sociales aux objets abscons ou peu excitants
pour la transparence et mouvement des droits pour les non-spécialistes). Ce que la nouvelle
civiques pour une société plus ouverte et diver- génération a gagné en couverture linguistique
sifiée sont autant de manières de caractériser (accès aux sources, accès aux publications en
le courant historiographique qui a largement langues étrangères, possibilité de publier, d’être

111
PIETER LAGROU

lu et reconnu en dehors d’un espace national) et engagées dans une concurrence mémo-
a le plus souvent été payé par une perte d’im- rielle 1. Leurs discours de combat contre l’oubli
pact dans des espaces publics encore largement faussent la donne, car la configuration de l’es-
nationaux. Apparaît le risque d’une séparation pace public mémoriel n’est pas binaire, avec
radicale entre des historiens « globalisés » aux un interrupteur en position «  mémoire  » ou
analyses innovantes et pertinentes pour leurs « oubli ». La reconnaissance publique est une
pairs mais ignorés d’un plus large public, et des denrée rare (en termes de place occupée dans
historiens bouffons continuant d’abreuver édi- les programmes scolaires, de monuments, de

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teurs et publics nationaux avides de scoops, de musées et de dispositifs législatifs ; en termes,
tabous brisés et de projets historiographiques, plus vulgairement aussi, d’argent public attri-
dont la date de péremption est dépassée depuis bué à telle ou telle cause). C’est donc de son
des décennies. partage qu’il s’agit, de proéminence et de visi-
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L’histoire nationale n’est bien entendu pas bilité, toutes choses qui, comme le savent les
morte, tant sans faut. On a même envisagé de femmes et les hommes politiques au moment
lui construire une Maison à défaut de rédi- de la photographie de groupe, ne peuvent être
ger son épitaphe. Mais ces initiatives sont obtenues qu’en plaçant les autres à l’ombre de
aujourd’hui loin de faire l’unanimité de la pro- soi-même.
fession. D’ailleurs, si l’histoire de France était Les militants pour une mémoire du géno-
à ce point une évidence, personne n’aurait res- cide des juifs, des Arméniens et des Tutsis, les
senti le besoin de lui construire une Maison. militants féministes et les militants pour la
Cependant, ce qui est vrai, partiellement, pour mémoire d’autres groupes (immigrés, homo-
la France et l’Allemagne ne vaut certainement sexuels ou descendants d’esclaves) ne se dispu-
pas pour la Lettonie et la Grèce, par exemple, tent pas seulement une place au soleil. Ils ins-
où le martyrologue fait toujours figure de sin- trumentalisent de plus en plus leurs mémoires
gularité nationale, ni d’ailleurs pour le Royau- catégorielles en vue de tout autres program-
me-Uni, la Russie ou les Pays-Bas. Le concept mes politiques (place de l’Islam dans nos socié-
de la singularité nationale revisité par une tés, politique au Moyen-Orient, maintien du
histoire critique a sans doute de beaux jours parti au pouvoir à Kigali ou adhésion de la Tur-
devant lui, mais il sera de plus en plus difficile quie à l’Union européenne). L’identité qu’ils
de faire comme si les mouvements de l’histoire revendiquent est à usage interne  ; exclusive,
s’arrêtaient aux frontières de l’État-nation ou elle est souvent autiste, à l’opposé des mobi-
de prétendre que s’y situe l’horizon d’attente lisations en faveur d’une société ouverte. On
de l’innovation historiographique. est aujourd’hui en droit de se demander si le
débat démocratique n’a pas plus perdu que
Libération ou aliénation ?
Deuxièmement, il y a davantage de raisons de (1) Voir Pieter Lagrou, «  Europe as a Place for Com-
s’inquiéter de la disparition du mouvement mon Memories  ? Some Thoughts on Victimhood, Iden-
tity and Emancipation from the Past  », in Muriel Blaive,
européen des droits civiques que de celle de Christian Gerbel et Thomas Lindenberer (dir.), op. cit., vol. 2,
l’histoire nationale. Le front commun de cau- p. 281-288 ; Johann Michel, Gouverner les mémoires : les poli-
tiques mémorielles en France, Paris, PUF, 2010  ; Jean-Michel
ses minoritaires militant pour une société plus Chaumont, La Concurrence des victimes  : génocide, identité,
ouverte et pour une participation politique reconnaissance, Paris, La  Découverte, Syros, 1997  ; Maryline
Crivello-Bocca et Patrick Garcia, Concurrence des passés : usa-
accrue a cédé la place à une multitude de reven- ges politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Pro-
dications identitaires mutuellement exclusives vence, Publications de l’Université de Provence, 2006.

112
De l’histoire du temps présent

gagné en troquant, dans ses discours mémo- éclats. Aujourd’hui, dans les débats mémoriaux
riaux, la figure du héros pour celle de la vic- ou historiques, la traite atlantique du 17e  siè-
time 1. Le mouvement des droits civiques cle, voire les croisades du 11e  siècle interpel-
était porteur d’un projet de société ; une his- lent autant le présent que le massacre du métro
toire émancipatoire d’un objectif de partici- Charonne le 17  octobre 1961. À l’autre bout
pation politique. À quel projet politique cor- de l’échelle du temps, la guerre en Bosnie et
respond le discours des droits de l’Homme (en le génocide au Rwanda s’imposent simultané-
fait un discours sur leurs violations exclusive- ment aux calendriers judiciaire et mémoriel.

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ment)  ? Il s’agit d’un projet rétrospectif, fait Si l’histoire du temps présent est cette histoire
de torts à redresser, de réparations à obtenir, chaude qui touche une corde sensible dans le
de retrait du politique sans aucun engagement débat public, qui doit tenir compte de l’acti-
pour le présent ou pour l’avenir au-delà de la visme de militants de la mémoire sous peine
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satisfaction immédiate de revendications caté- de se voir traduite en justice, alors elle englobe
gorielles. Et le discours sur la prévention ne dorénavant l’histoire moderne et médiévale.
joue, dans cette posture, que le rôle d’un cache-
sexe. Comme l’écrit avec force Samuel Moyn, Du bon usage des notions
il faut rigoureusement distinguer les «  droits
de l’Homme et du citoyen  » des révolutions Cela explique, et c’est la quatrième caracté-
nationales des « droits de l’Homme » procla- ristique, le recours toujours plus répandu et
més par les Nations unies en 1948 ou définis irréfléchi à un cadre référentiel d’arbitrage,
dans l’acte final de Helsinki en 1975. « Les pre- une nomenclature codifiée et hiérarchisée. Le
miers impliquent une politique de la citoyen- registre juridique offre tout un outillage pour
neté chez soi, les seconds une politique de la sérier les problèmes, nommer des événements
souffrance ailleurs 2. » Nous y reviendrons. historiques, les classer et les comparer. Quali-
Comme les exemples cités ci-dessus le sug- fier le massacre des Arméniens d’Anatolie en
gèrent, une troisième caractéristique de l’état 1915 de génocide semble ainsi clôturer le débat
actuel de l’historiographie du contemporain historique, et pour cause : l’historien qui n’est
est l’éclatement des temporalités. Dans le cadre pas d’accord s’expose, dans un nombre crois-
contraignant de la guerre froide qui se conce- sant de pays, à des poursuites judiciaires. La
vait comme un « après-guerre », la tempora- qualification règle le problème dans le regis-
lité qui faisait sens au présent, voire qui le sur- tre mémoriel aussi. Les militants mémoriels
déterminait, était celle qui précédait le présent arméniens, nourrissant leur espoir d’obtenir
de peu, un horizon chronologique restreint. autant que les juifs (et bien plus que les Tutsis),
Celui-ci était si restreint que la question du jouent dorénavant dans la division d’honneur.
témoin (en tant que source, mais plus encore D’autres prétendants se rabattent sur les cri-
en tant que contrainte pour l’historien) devint mes contre l’humanité. Dans la catégorie large
centrale. Comme le cadre national et le projet (troisième division) des violations des droits de
politique commun, les temporalités ont volé en l’Homme, il y a à boire et à manger pour toutes
les causes et toutes les identités offensées.
(1) Voir Esther Benbassa, La Souffrance comme identité, Il semble légitime que les justices nationa-
Paris, Fayard, 2007 ; Peter Novick, The Holocaust in American
Life, Boston, Houghton Mifflin, 1999.
les et internationale aient besoin de catégories
(2) Samuel Moyn, The Last Utopia : Human Rights in His- pénales étanches et que les tribunaux reçoi-
tory, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press,
vent un mandat clair, ratione temporae et ratione
2010, p. 12.

113
PIETER LAGROU

loci. Mais quel est le pouvoir heuristique d’une relations internationales postérieurs à la guerre
catégorie comme le génocide pour l’historien froide, comme la génération précédente s’est
qui veut comprendre la violence meurtrière émancipée des cadres historiographiques héri-
massive déclenchée au Rwanda pendant l’été tés de Yalta.
1994 ? La planification centralisée qui, pour le La cinquième caractéristique de l’histoire
tribunal est un critère essentiel dans la démons- du temps présent telle qu’elle fut mise en
tration de son mandat, le cadre géographique œuvre à partir des années 1970, fut sa bataille
limité au territoire rwandais et chronologique pour la transparence et l’accès aux archives.

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à l’année calendaire 1994 devraient, pour l’his- Quel agenda historien et citoyen y fait écho
torien, n’être que des hypothèses de recherche. aujourd’hui ? Dans un article pionnier, Kiran
Une histoire qui reprend les catégories juridi- Klaus Patel montre à quel point le travail des
ques préétablies sans les interroger est une his- historiens est totalement transformé depuis
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toire à ciseaux, c’est-à-dire une addition d’évé- une décennie, sans que ces bouleversements
nements réifiés, décontextualisés : le Rwanda, aient occasionné une prise de conscience ou
1994  ; l’Anatolie, 1915  ; la traite atlantique, une réflexion critique sur leurs pratiques 1.
17e siècle. En résumé, il s’agit du contraire de Dans le sillage du Freedom of Information Act
l’histoire, car celle-ci s’intéresse par définition adopté aux États-Unis en 1966, plus de qua-
au contexte, à la causalité longue, aux amonts tre-vingts pays ont adopté des législations élar-
et aux avals, aux interactions. Inclure dans gissant l’accès aux archives. Parallèlement, les
l’étude les agissement du Front patriotique délais de communicabilité se sont en général
rwandais (FPR) à partir de l’Ouganda avant raccourcis pour s’aligner sur la règle des trente
1994 ou dans le Kivu en 1995  ; prendre en ans, sinon moins. Cette évolution conjointe n’a
compte les vagues d’expulsions de musulmans pas été sans contrecoups  : adoption de légis-
vers l’Empire ottoman depuis 1850, les straté- lations sur la protection de la vie privée qui
gies impériales britanniques, françaises et rus- constituent pour les historiens un obstacle de
ses, leurs accords secrets, ou encore les violen- plus en plus handicapant ; destruction d’archi-
ces mises en œuvre par les États balkaniques à ves par les administrations et les responsables
commencer par la Grèce ; intégrer l’étude de la politiques anticipant les effets de la transpa-
traite atlantique dans celle des traites internes rence. Les controverses en Allemagne autour
et orientales sont le propre du travail de l’his- de la destruction massive de millions de cour-
torien. Celui qui manie les ciseaux des nomen- riels au moment du départ de Helmut Kohl
clatures juridiques comme d’œillères s’en pri- de la chancellerie fédérale et des controverses
vera et il sera bien avisé  : est en cause moins comparables sur la destruction d’archives de la
l’intrusion de la justice et des lois mémoriel- Maison-Blanche à la fin des mandats de Ronald
les dans le pré carré de l’historien que l’avi- Reagan et de Bush père et fils l’illustrent.
dité avec laquelle les historiens ont adopté une Or, comme le montre l’action de Wikileaks,
nomenclature qui ne leur est pas propre, qu’ils la question de la transparence est plus une
maîtrisent le plus souvent mal, mais qui leur
offre une solution de facilité, un prêt-à-pen-
(1) Kiran Klaus Patel, « Zeitgeschichte im digitalen Zeital-
ser, un périmètre de la recherche sanctionné ter », Vierteljaresheft für Zeitgeschichte, 3, 2011, p. 1-21, égale-
par le législateur. Il est temps que les historiens ment paru en italien sous le titre « La scienza al tempo di Wiki-
s’émancipent de la nouvelle nomenclature du leaks : riflessioni sulla storia contemporanea nel ventunesimo
secolo », Memoria et Ricerca : rivista di storia contemporanea, 37,
droit international, qui régit les discours sur les mai-août 2011, p. 155-171.

114
De l’histoire du temps présent

question de révolution technologique que de non détruit mais conservé dans un lieu, même
cadre législatif. Bradeley Manning put graver et souvent difficile d’accès 1. Kiran Klaus Patel
sur un DVD de Lady Gaga beaucoup plus de cite à ce propos le principe énoncé par le socio-
documents que n’en conservaient les archives logue et économiste italien Vilfredo Pareto en
de l’Oblast de Smolensk, ces archives que les 1906  : si, avec 20  % d’investissements, 80  %
convois de camions de la Wehrmacht en 1941 du résultat peut être atteint, qui se souciera des
puis de l’armée américaine ont transportées 80 % d’investissements nécessaires au rassem-
d’un bout à l’autre du monde et qui constituè- blement et à l’exploration des 20 % d’archives

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rent le matériau de base de deux générations restantes ?
de soviétologues. Au-delà de l’énormité de ces Ce phénomène est bien plus important et
massifs documentaires se pose la question de complexe que la concurrence entre sphères lin-
leur accessibilité : avec Wikileaks, il suffit à un guistiques, dont la compétition si inégale entre
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individu quelconque, n’importe où sur la pla- Google Books et Gallica, par exemple, est
nète, de disposer d’une connexion Internet une sorte d’écho. Il s’agit de choix de finance-
pour consulter ces documents secrets et hau- ments prioritaires pour telle ou telle collection
tement incriminants. Il est aujourd’hui plus de documents, notamment d’archives. Patel
aisé d’enquêter sur les techniques de la coun- cite les procès-verbaux du Conseil des minis-
terinsurgency (contre-insurrection) américaine tres fédéral en Allemagne, numérisés et acces-
en Irak depuis 2003 que sur celles de l’armée sibles en ligne 2. Le site Internet du départe-
britannique dans les mêmes régions dans les ment d’histoire et civilisation de l’Institut
années 1920. De la même façon, les documents universitaire européen (IUE) à Florence four-
sur les massacres de musulmans de Bosnie en nit une base de données continuellement mise
1995 sont aujourd’hui incomparablement plus à jour sur les ressources historiques en ligne,
abondants et faciles d’accès par le site du Tri- très instructive 3. Nous venons de citer les sour-
bunal pénal international pour l’ancienne You- ces des Tribunaux pénaux internationaux pour
goslavie que ceux de 1943. Pour les massacres l’ancienne Yougoslavie et pour le Rwanda et
de Tutsis en 1994 et en 1959, le contraste est la mise en ligne massive des documents qu’ils
encore plus saisissant. produisent. Les initiatives de numérisation des
archives du Tribunal militaire international de
Une recherche pilotée par les investissements ? Nuremberg, du procès d’Adolf Eichmann, et
La numérisation des archives et leur accès illi- d’autres, viendront aggraver la dépendance des
mité par Internet ne crée cependant pas un historiens des sources judiciaires, surabondan-
brave new world supprimant tous les obstacles tes et d’accès instantané 4. L’histoire à ciseaux
et assurant une transparence totale, tout en évi-
tant aux chercheurs de se déplacer. Pour l’his- (1) Voir aussi Serge Noiret, « La Digital History : histoire et
mémoire à la portée de tous », Ricerche Storiche, 41 (1), janvier-
torien, il s’agit de l’émergence de deux mondes avril 2011, p. 111-148.
contrastés : un monde de savoir prioritaire, qui (2) Kiran Klaus Patel, « Zeitgeschichte im digitalen Zeital-
ter », op. cit., p. 13.
bénéficie des investissements massifs nécessai- (3) Voir http://primary-sources.eui.eu/. Sur les critè-
res à la numérisation, l’inventarisation, la mise res de choix, voir, par exemple, le site Europeana (http://
www.europeana.eu/portal/) ou le site 100(0) Schlüsseldoku-
en ligne et la mise à jour des bases de données, mente zur deutschen Geschichte im 20. Jahrhundert (http://
et un monde non prioritaire fait de réalités his- www.1000dokumente.de).
(4) Voir http://nuremberg.law.harvard.edu/php/docs_swi.
toriques qui n’ont rien de mieux à offrir que le php?DI=1&text=overview. Pour le procès Eichmann, Yad
bon vieux support papier, en espérant qu’il soit Vashem a posté plus de deux cents heures d’enregistrements

115
PIETER LAGROU

évoquée ci-dessus est aussi le produit de poli- moins cette génération ne peut-elle se plain-
tiques archivistiques à ciseaux. Les ressources dre d’une moindre demande. Celle-ci n’a pas
mobilisées en vue de la numérisation des docu- diminué, elle a changé de nature. L’histoire
ments relatifs au génocide des juifs d’Europe n’est plus un discours critique ou subversif,
dépassent probablement l’ensemble des inves- mais une panacée pour les maux incurables
tissements en numérisation de sources liées à de nos sociétés contemporaines. Des institu-
l’histoire européenne, acteurs publics et privés tions désarmées face à la désaffectation démo-
confondus. L’Holocaust Memorial Museum à cratique, la xénophobie et la violence, ou tout

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Washington, Yad Vashem à Jérusalem, la Fon- simplement peu enclines à produire une réelle
dation pour la Mémoire de la Shoah, la Fon- analyse du problème, se réfugient dans l’in-
dation Steven-Spielberg et, dernier en date, jonction mémorielle. Une nouvelle instrumen-
l’European Holocaust Research Infrastruc- talisation de l’histoire est à l’œuvre. Plus les
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ture (projet de sept millions d’euros sur qua- horreurs du passé seront passées en revue, plus
tre ans financé par la Commission européenne nos contemporains adhéreront, par effroi, au
et visant principalement à mettre en réseau modèle actuel de société. Pour dire les choses
des archives numérisées), pour ne citer que autrement  : le recours à l’histoire est comme
les plus importants, peuvent avoir pour effet une liturgie célébrant la supériorité du pré-
de démultiplier, sur la recherche histori- sent sur le passé. D’un côté figurent démocra-
que elle-même, les effets Pareto observables tie et droits de l’Homme, de l’autre, autori-
dans la pratique archivistique 1. Car quel pro- tarisme, fascisme, crimes de masse, génocide,
fessionnel, dans un milieu universitaire régi Holocauste, racisme, esclavage, croisades et
par le « publier ou périr », peut se permettre chasses aux sorcières. Si le passé devient une
d’emprunter les sentiers caillouteux menant réalité étrangère, criminelle et incompréhen-
à des gisements d’archives négligées quand sible, alors les historiens auront renoncé à leur
s’ouvrent devant lui les autoroutes des humani- mission première, qui est justement de rendre
tés numériques ? Le monde politique dispose, le passé intelligible et donc de construire des
en la matière, d’un moyen bien plus efficace passerelles entre la compréhension de notre
pour orienter la recherche que tous les appels présent et celle de notre passé. Cette histoi-
d’offres ciblés des programmes européens, ou re-là est devenue la science des autres, de ces
des priorités thématiques des agences natio- morts qui sont en tout point la négation de
nales de financement et coordination de la notre être confortable et politiquement cor-
recherche scientifique. rect, qui n’avaient pas la chance de s’abreu-
Sixième et dernière question  : quel pour- ver de démocratie et de droits de l’Homme, et
rait être le projet historiographique de cette qui connaissaient trop bien, pour l’endurer, ce
génération née trop tard pour rejoindre le que nos sociétés contemporaines prétendent
maquis, trop tard aussi pour prendre d’assaut avoir maîtrisé : la violence. L’histoire est trop
l’histoire monolithique qui en est sortie  ? Au souvent pour aujourd’hui ce qu’était l’anthro-
pologie à l’époque coloniale  : la science des
êtres étrangers, obscurs et inférieurs, et par là
filmés sur YouTube. Voir aussi Pieter Lagrou, «  “Historical
Trials” : Getting the Past Right – or the Future ? », in Chris-
une célébration indirecte de notre supériorité
tian Delage et Peter Goodrich, The Scene of the Mass Crime : occidentale.
History, Film and International Tribunals, Londres, Routledge, La culture politique de repentance et d’ex-
2012.
(1) Voir http://www.ehri-project.eu/. cuses publiques pour les épisodes criminels du

116
De l’histoire du temps présent

passé renforce cette mise à distance. Il ne coûte recherche. Cela implique d’acter la rupture
pas grand-chose aux femmes et hommes poli- intervenue entre l’époque de l’émergence
tiques d’aujourd’hui de reconnaître les crimes d’une nouvelle figure de l’historien, critique et
de leurs prédécesseurs, avec qui ils ne s’iden- publique, dans les années 1970 et 1980, et celle
tifient aucunement. Entre Jacques Chirac et qui caractérise les conditions du travail his-
François Mitterrand, il y a un saut de géné- torique aujourd’hui. Travailler sur les mêmes
ration, crucial. Au contraire, une telle distan- objets ne produit plus les mêmes effets politi-
ciation les positionne en tant qu’acteur d’un ques et sociaux. Il s’agit même en partie d’ef-

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renouveau moral et démocratique. Nos socié- fets inverses. Choisir les «  années noires  »,
tés contemporaines, à court de projets d’ave- quelles qu’elles soient, n’est plus ni courageux
nir, se recroquevillent sur une culture pas- ni difficile, mais revient à nager avec le cou-
séiste. Historia sunt exemplae disait Jules César, rant, à répondre à la demande institutionnelle,
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mais, à son époque au moins, l’exemple appe- à emprunter les boulevards pavés à grands frais
lait l’émulation. Las, nous sommes passés à his- des humanités numériques. Il faut donc renon-
toria, horesco referens. cer à la facilité de l’exotisme que peuvent deve-
nir les histoires des guerres, dictatures et cri-
Le meilleur des mondes ? mes atroces, ainsi qu’aux concepts codifiés du
Une histoire des «  années noires  » a donc droit international et des droits de l’Homme
perdu son potentiel d’engagement critique comme nouvelle langue universelle et outil
avec l’ordre politique et social contemporain. de gestion d’une nouvelle ère dans les rela-
En quarante ans, ce mouvement historiogra- tions internationales, celle du juge et du poli-
phique est arrivé à l’opposé du programme fixé cier. En résumé, l’impertinence consistera, à
dans les années 1970 et 1980  : non le cri de contre-courant de la mode, à choisir des objets
contestation d’une génération, non un appel d’étude pertinents pour la compréhension des
au réveil des consciences historiques, mais une débats contemporains  : une histoire politique
berceuse. L’histoire ne peut plus inquiéter le de la démocratie ou une histoire sociale de l’in-
pouvoir, elle constitue son premier et souvent tégration européenne ou encore une histoire
son seul registre de légitimation, et ce de façon idéologique de l’État providence, pour ne don-
bien plus perverse qu’à l’époque de Josip Broz ner que quelques exemples largement déser-
Tito, de Charles de Gaulle ou d’Abdelaziz tés. C’est aussi recourir à la controverse, non
Bouteflika. Il nous faut défolkloriser ce passé, la fausse controverse qui consiste à enfoncer
montrer que son altérité est tout sauf rassu- les portes ouvertes de l’histoire nationale, mais
rante pour le présent. Pour ce faire, les his- celle qui prend pour objet le semblable plus
toriens devront s’émanciper de la grammaire que la différence, la reconnaissance plus que
complaisante des droits de l’Homme et des kits la fascination de l’étrange, y compris dans les
de bricolage conceptuels prêts à l’emploi du épisodes que notre doxa contemporaine a érigé
droit international. L’histoire n’est pas un outil en négations actives de notre présent. Une his-
pédagogique servant à inculquer la supériorité toire des «  années noires  » qui part des res-
de notre modèle de société, mais une méthode semblances et des continuités avec notre pré-
d’investigation critique. sent plutôt que du postulat de la différence, par
Avant toute chose, il est indispensable que exemple dans les dispositifs d’encadrement et
les historiens d’aujourd’hui restent (ou rede- de surveillance, de déportation de populations
viennent  ?) maîtres de leur programme de étrangères ou dans les méthodes de la lutte

117
PIETER LAGROU

antiterroriste, n’a rien perdu de son poten- innombrables et immédiatement disponibles.


tiel pour contrarier les bonnes volontés com- Rüdiger Graf et Kim Christian Priemel, dans
mémoratives et pédagogiques de nos autorités un article récent et très novateur, formulent la
politiques. C’est une histoire plus conceptuelle question de la manière suivante : notre choix se
que narrative, aux cadres géographiques éclatés résumerait-il à une alternative entre récapitu-
et aux temporalités mouvantes. ler les acquis des sciences sociales ou capituler
Dans l’article déjà évoqué, Kiran Klaus devant toute tentative d’interprétations théo-
Patel avance deux arguments complémentai- riques 2 ? La question des temporalités de dis-

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res. Plus le récit historique traite d’une période ciplines investies dans la prospection et la pro-
récente, plus il est mis en concurrence. Quelle gnostique sociale, politique et économique est
est la valeur ajoutée de l’histoire par rapport aussi très largement négligée. « La constella-
au journalisme d’investigation dans notre ère tion irritante dans laquelle la recherche his-
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post-Watergate  ? Les historiens peuvent-ils torique des périodes les plus récentes se sert
analyser des documents et des faits qui auraient de notions et de concepts des sciences socia-
échappé aux journalistes contemporains ? Peu- les d’époque, alors que ce passé était encore un
vent-ils surtout en offrir une narration plus horizon d’avenir pour ceux qui les formulaient,
précise, plus convaincante, plus pertinente  ? ne fait étrangement que très rarement l’objet
Ce que l’histoire révisionniste des responsabili- de réflexion 3. »
tés dans le déclenchement de la guerre en 1914 Finalement, si seul le talent de narrateur fait
a pu faire, pourra-t-elle le répéter dans trente la différence, le succès des romans de Jonathan
ans, au sujet du déclenchement de la deuxième Littell, de Laurent Binet et d’Alexis Jenni, par
guerre d’Irak en 2003 1 ? Le positivisme du « wie exemple, montre que les historiens ne sont pas
es eigentlich gewesen » (« ce qui s’est réellement forcément les mieux placés, y compris sur leurs
passé ») de Leopold von Ranke a cessé d’être la sujets de prédilection 4. Cependant une histoire
première vertu de l’histoire comme discipline. conceptuelle, transnationale et éclatée trouve-
Tout aussi crucial est l’émergence des scien- rait-elle des lecteurs autres que ceux des revues
ces sociales et leur extraordinaire développe- spécialisées ? Le pari est risqué, mais la survie
ment dans la seconde moitié du 20e siècle. Les de l’histoire comme discipline critique tient à
historiens pourront se contenter de piller les sa capacité de proposer des analyses du passé
statistiques compilées par des générations de pertinentes pour notre présent. En cela, les
sociologues et politologues de faits politiques historiens ne doivent en rien renoncer au pro-
et sociaux contemporains, mais que feront-ils gramme intellectuel et politique des années
de leurs analyses, souvent de grande qualité et 1970 en Europe occidentale et moins encore à
d’une modernité surprenante  ? Travailler sur
des époques caractérisées par une réflexivité
très proche de la nôtre pose de nouveaux défis
conceptuels aux historiens, lesquels ne voudront (2) Rüdiger Graf et Christian Priemel, « Zeitgeschichte in
der Welt der Sozialwissenschaften : Legitimität und Orginali-
assurément pas se satisfaire du rôle de narra- tät einer Diziplin », Vierteljahresheft für Zeitgeschichte, 4, 2011,
teur vulgarisateur mettant au goût du jour les p. 479-508.
(3) Ibid., p. 505.
faits, les chiffres, les récits et les interprétations (4) Jonathan Littell, Les Bienveillantes : roman, Paris, Galli-
mard, 2006 ; id., Le Sec et l’Humide : une brève incursion en ter-
ritoire fasciste, Paris, Gallimard, 2008 ; Laurent Binet, HHhH,
(1) Kiran Klaus Patel, « Zeitgeschichte im digitalen Zeital- Paris, Grasset, 2009 ; Alexis Jenni, L’Art français de la guerre :
ter », op. cit., p. 17. roman, Paris, Gallimard, 2011.

118
De l’histoire du temps présent

celui de leurs collègues engagés dans les révo-


lutions démocratiques en cours ailleurs 1.
Pieter Lagrou est professeur d’histoire contemporaine à
l’Université libre de Bruxelles, après avoir été chercheur
Pieter Lagrou, à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) et ensei-
Université libre de Bruxelles (ULB), gnant à l’Institut d’études politiques de Paris. Il a notam-
ment publié « Europe as a Place for Common Memories ?
Institut d’études européennes (IEE), Some Thoughts on Victimhood, Identity and Emancipation
1050, Bruxelles, Belgique. from the Past » (in Clashes in European Memory : The Case
of Communist Repression and the Holocaust, Studien Ver-

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lag, 2010) et Mémoires patriotiques et occupation nazie  :
résistants, requis et déportés en Europe occidentale, 1945-
1965 (Éditions Complexe, 2003). (plagrou@ulb.ac.be)
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(1) L’auteur remercie Florent Brayard, José Gotovitch,


Julie Maeck, Benoît Majerus, Henry Rousso et Kiran Klaus
Patel pour leurs observations critiques, suggestions et objec-
tions maintenues sur des versions antérieures de cet article,
ainsi que les lecteurs anonymes du comité de Vingtième Siècle.
Revue d’histoire pour leurs commentaires avisés.

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