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NATIONALISME MÉTHODOLOGIQUE – COSMOPOLITISME
MÉTHODOLOGIQUE : UN CHANGEMENT DE PARADIGME DANS
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LES SCIENCES SOCIALES


Ulrich Beck, traduit de l’anglais par Benjamin Boudou

Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Raisons politiques »

2014/2 N° 54 | pages 103 à 120


ISSN 1291-1941
ISBN 9782724633597
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2014-2-page-103.htm
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!Pour citer cet article :


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Ulrich Beck, Traduit de l’anglais par Benjamin Boudou, « Nationalisme méthodologique –
cosmopolitisme méthodologique : un changement de paradigme dans les sciences sociales »,
Raisons politiques 2014/2 (N° 54), p. 103-120.
DOI 10.3917/rai.054.0103
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Nationalisme
méthodologique –
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cosmopolitisme
méthodologique :
un changement
de paradigme
dans les sciences sociales
Ulrich Beck

1. Introduction : la cosmopolitisation de la réalité

Quand la modernité était encore nationale, le cosmopolitisme ne pou-


vait être saisi qu’intellectuellement, comme une idée abstraite, et non
comme une expérience vécue. En revanche, le nationalisme était dans tous
les cœurs. Ce dualisme entre raison et sentiment s’est retourné au cours
de la modernisation réflexive, quand la vie quotidienne est devenue cos-
mopolite par les voies les plus banales. Mais les concepts hérités du natio-
nalisme ont continué à faire des ravages à la fois dans l’esprit des individus
et dans les théories et les habitudes des chercheurs en sciences sociales.
Dans cet article, je remettrai en question une des convictions les mieux
ancrées que l’on peut avoir sur la société et la politique, une conviction
qui entrave les acteurs sociaux tout autant que les chercheurs : le « natio-
nalisme méthodologique ». Le nationalisme méthodologique assimile la
société moderne à la société organisée sur un territoire confiné de
l’État-nation.
Ce que j’appelle la « cosmopolitisation de la réalité 1 » n’est le résultat
ni d’une conspiration des « capitalistes mondiaux » ni d’une quelconque
« pulsion occidentale pour la domination du monde ». La cosmopolitisa-
tion n’est jamais prévue, elle est la conséquence sociale d’actions qui
visaient d’autres résultats, dans le cadre d’un réseau mondial d’interdé-
pendances risquées. Ces effets secondaires cosmopolites, souvent subis et

1 - Ulrich Beck, The Cosmopolitan Vision, Cambridge, Polity Press, 2006 (Qu’est-ce que le cos-
mopolitisme ?, Paris, Flammarion, 2006).
104 - Ulrich Beck

accidentels, déjouent l’équivalence entre l’État et la société nationale, et créent


de nouvelles formes de vie et de communication transnationales, de nouvelles

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obligations et responsabilités, de nouvelles manières de se voir et de percevoir
les autres pour les groupes et les individus. Les pays sont en quelque sorte
assiégés et envahis par l’interdépendance globale, par les risques écologiques,
économiques et terroristes qui lient ensemble les mondes jusqu’alors séparés
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des nations développées et sous-développées. Et, dans la mesure où la situation


historique se reflète dans l’opinion publique, on voit émerger une perspective
cosmopolite par laquelle les gens se voient pris à la fois dans un monde menacé,
et dans leurs situations et leurs histoires locales.
Quelle est alors la différence entre la perception cosmopolite réaliste et les
perspectives universaliste, relativiste, multiculturelle ou post-moderne ? Que
signifie exactement le concept de cosmopolitisme ? Comment ce concept est-il
lié à la société moderne et à sa transformation ? Il est urgent de clarifier ces
questions, car le concept de cosmopolitisme, aujourd’hui à la mode, est utilisé
comme synonyme de nombreux autres concepts : mondialisation, globalité,
glocalisme (glocalism), globalisme, universalisme, multiculturalisme, plura-
lisme, impérialisme. On dit que tous ces termes contiennent un élément
cosmopolite ; mais ceux qui les utilisent ne cachent pas qu’ils sont fondamen-
talement différents.
Le concept de cosmopolitisme est à la fois ancré dans le passé et tourné
vers le futur. En effet, ce qui rend le concept si intéressant pour une théorie
des sociétés modernes, c’est qu’il est en même temps pré-national et post-
national. Son histoire est bien connue : elle commence avec les Cyniques et les
Stoïciens de l’Antiquité qui inventèrent le mot. Le cosmopolitisme eut un cer-
tain rôle à jouer à chaque fois que les sociétés européennes se sont confrontées
à des changements fondamentaux. Il prit ainsi une importance capitale dans
la philosophie des Lumières (on peut citer Kant, Fichte, Schelling, Wieland,
Forster, Herder, Goethe, Schiller, Heine, etc.) 2. Le concept a été repris dans la
philosophie culturaliste et nationaliste à la fin du 19e siècle 3. Pour finir, les
débats actuels à propos de la mondialisation ont redécouvert sa valeur positive
pour faire contrepoids au pouvoir ordonnateur du marché dans l’État-nation 4.

2 - Stephen Toulmin, Cosmopolis : The Hidden Agenda of Modernity, New York, Free Press,
1990 ; Pauline Kleingeld, « Six Varieties of Cosmopolitanism in Late Eighteenth-Century
Germany », Journal of the History of Ideas, vol. 60, no 3, 1999, p. 505-524 ; Sigrid Thielking, Welt-
bürgertum. Kosmopolitische Ideen in Literatur und politischer Publizistik seit dem achtzehnten
Jahrhundert, Munich, Fink, 2000.
3 - Par exemple, Friedrich Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat. Studien zur Genesis
des deutschen Nationalstaats, Munich, Oldenbourg, 1907.
4 - Voir Thomas W. Pogge, « Cosmopolitanism and Sovereignty », Ethics, vol. 103, no 1, 1992,
p. 484-575 ; David Held, Democracy and the Global Order : From the Modern State to Cosmo-
politan Governance, Cambridge, Polity Press, 1995 ; Daniele Archibugi et David Held (dir.), Cos-
mopolitan Democracy : An Agenda for a New World Order, Cambridge, Polity Press, 1995 ;
Daniele Archibugi, David Held et Martin Kohler (dir.), Re-Imagining Political Community : Studies
in Cosmopolitan Democracy, Cambridge, Polity Press, 1998 ; Andrew Linklater, The Transfor-
mation of Political Community : Ethical Foundations of the Post-Westphalian Era, Columbia,
University of South Carolina Press, 1998 ; Pheng Cheah et Bruce Robbins (dir.), Cosmopolitics :
Thinking and Feeling Beyond the Nation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998 ; Mary
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 105

Au regard de cette longue préhistoire, espérer que ce concept ait un sens


cohérent serait trop ambitieux. On peut cependant identifier deux prémisses

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au cœur du projet cosmopolite : le cosmopolitisme associe une prise de
conscience de la différence et de l’altérité avec une tentative de concevoir de
nouvelles formes de pouvoir démocratique par-delà l’État-nation 5. Daniele
Archibugi résume ce noyau normatif du cosmopolitisme avec trois principes :
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tolérance, légitimité démocratique et efficacité 6.

2. Manières de gérer la différence : racisme, universalisme,


nationalisme, multiculturalisme, cosmopolitisme

Je souhaite utiliser le cosmopolitisme d’une manière moins traditionnelle


– tradition dont j’hérite cependant explicitement –, en en faisant un concept
relevant des sciences sociales à proprement parler. Le but est d’analyser un
enjeu social spécifique, à savoir une manière particulière de gérer socialement
la différence culturelle.
De façon idéale-typique, le concept de cosmopolitisme peut être distingué
de plusieurs autres formes de gestion de la différence, en particulier la subor-
dination hiérarchique, la similarité universelle et nationaliste, et le particula-
risme post-moderne 7. Le cosmopolitisme ne doit pas être compris ici en termes
spatiaux, son intérêt principal étant de dépasser les dualités entre global et
local, national et international, eux et nous. Le cosmopolitisme n’est pas lié au
« cosmos » ou au « globe ». Le principe du cosmopolitisme peut être localisé

Kaldor New & Old Wars, Organized Violence in a Global Era, Cambridge, Polity Press, 2006 ;
Daniel Levy et Natan Sznaider, The Holocaust and Memory in the Global Age, Philadelphia,
Temple University Press, 2006 ; Ulrich Beck, What Is Globalization ?, Cambridge, Polity Press,
2000 ; Ulrich Beck, Power in the Global Age : A New Global Political Economy, Cambridge, Polity
Press, 2005 (Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier, 2006), Ulrich
Beck, The Cosmopolitan Vision, op. cit. ; Steven Vertovec et Robin Cohen, Conceiving Cosmopo-
litanism : Theory, Context, and Practice, New York, Oxford University Press, 2002 ; Daniele Archi-
bugi, « Cosmopolitical Democracy », in Daniele Archibugi (dir.), Debating Cosmopolitics, Londres,
Verso, 2003, p. 1-15 ; Mary Kaldor, Helmut Anheier et Marlies Glasius (dir.), Global Civil Society
– Yearbook, Oxford, Oxford University Press, 2003.
5 - Voir Timothy Brennan, At Home in the World : Cosmopolitanism Now, Cambridge, Harvard
University Press, 1997.
6 - Daniele Archibugi, « Cosmopolitical Democracy », art. cité, p. 11.
7 - Pour une analyse du cosmopolitisme et de ses contraires relevant proprement des sciences
sociales, voir Ulrich Beck, The Cosmopolitan Vision, op. cit. ; « We Do Not Live in an Age of
Cosmopolitanism but in an Age of Cosmopolitisation : The “Global Other” Is in Our Midst », Irish
Journal of Sociology, vol. 19, no 1, 2011, p. 16-34 ; « Cosmopolitan Sociology : Outline of a Paradigm
Shift », in Maria Rovisco et Magdalena Nowicka (dir.), The Ashgate Research Companion to Cosmo-
politanism, Farnham/Burlington, Ashgate, 2011, p. 17-32 (« Une sociologie cosmopolite : esquisse
d’un changement paradigmatique », Nouvelles Perspectives en Sciences Sociales, vol. 8, no 1,
2012, p. 61-190) ; « Cosmopolitanism as Imagined Communities of Global Risk », in Edward A.
Tiryakian, Guest Editor, « Imagined Communities » in the 21st Century, no spécial, The American
Behavioral Scientist, vol. 55, no 10, 2011, p. 1346-1361 ; « Multiculturalism or Cosmopolitanism :
How Can We Describe and Understand the Diversity of the World », Social Sciences in China, vol. 32,
no 4, p. 52-58. Voir Pheng Cheah, Inhuman Conditions : On Cosmopolitanism and Human Rights,
Cambridge, Harvard University Press, 2006, Gerard Delanty (dir.), Routledge Handbook of Cosmo-
politanism Studies, Londres, Routledge, 2012, Pnina Werbner (dir.), Anthropology and the New
Cosmopolitanism : Rooted, Feminist and Vernacular Perspectives, Oxford, Anton Berg, 2008.
106 - Ulrich Beck

et appliqué partout, y compris à des unités géographiques régionales comme


l’Europe ou l’Est asiatique. En effet, comprendre l’Europe dans un sens cos-

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mopolite signifie définir le concept européen de société comme un cas histo-
rique particulier d’interdépendance globale 8.
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Tout d’abord, le cosmopolitisme est fondamentalement différent du principe


de différenciation verticale qui cherche à intégrer la différence sociale dans une
relation hiérarchique de supériorité et de subordination. Ce principe s’applique
d’une part à l’intérieur des sociétés, quand elles se présentent comme des sys-
tèmes de caste et de classe hautement différenciés. D’autre part, il a été utilisé
pour définir les relations avec les autres sociétés. Typiquement, on dénie aux
« Autres » le statut de similarité et d’égalité, en les considérant dans une relation
hiérarchique de subordination ou d’infériorité. Les Autres vont jusqu’à être
considérés comme des « barbares » dépourvus de droits. Il ne faudrait pas ima-
giner que seules les sociétés pré-modernes ont essayé de gérer la différence de
cette manière : la formation moderne des empires coloniaux depuis le 16e siècle
a également suivi ce principe. De plus, comme le montre l’usage des concepts
de civilisation et de choc des civilisations (Huntington 1996), même la constel-
lation post-moderne peut être tentée par la hiérarchisation de la différence.
La dissolution des différences est le principe inverse de la subordination
hiérarchique. Elle présuppose le développement et la reconnaissance de normes
universelles qui facilitent la justification et l’institutionnalisation du traitement
égal des Autres. L’approche universaliste remplace la pluralité des normes, des
classes, des identités ethniques, et des religions, par une norme unifiée. Nous
pouvons distinguer au moins deux variantes de l’universalisme : un universa-
lisme substantiel, qui défend l’égalité et l’égale valeur des différents Autres
extérieurs au nom de normes substantielles ; un universalisme procédural, qui
axe la gestion de l’altérité sur des règles équitables et une justice formelle. Dans
ces deux sens, l’universalisme est une manière typiquement moderne de gérer
la différence, même si ce n’est pas la seule. Il y a beaucoup d’autres manières
de le faire, entre autres notamment le nationalisme et le cosmopolitisme.
Le nationalisme standardise les différences et les calque sur les oppositions
nationales. En tant que stratégie de gestion de la différence, le nationalisme
suit aussi la logique exclusive « ou bien/ou bien ». Mais à la place de la dis-
tinction entre supérieur et inférieur, il fonctionne sur la différence entre inté-
rieur et extérieur. Le nationalisme a deux faces, l’une est dirigée vers l’intérieur,
l’autre vers l’extérieur. Vers l’intérieur, le nationalisme a pour but de dissoudre
les différences et de promouvoir des normes uniformes – il partage donc cela
avec l’universalisme. Cependant, parce qu’elle est territorialement limitée, la
dissolution des différences doit toujours restée inachevée : la différence avec
l’extérieur est ainsi accentuée. En ce sens, le nationalisme dissout les différences
à l’intérieur tout en les produisant et en les stabilisant à l’extérieur.

8 - Ulrich Beck et Edgar Grande, The Cosmopolitan Europe, Cambridge, Polity Press, 2007 (Pour
un empire européen, Paris, Flammarion, 2007).
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 107

Il est important que le nationalisme n’ait pas de régulateur propre pour


gérer la différence à l’extérieur. Il peut ainsi prendre la forme de la tolérance

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éclairée autant que celle du nationalisme radical 9. Dans sa forme la plus
extrême, le nationalisme a donc des points communs avec l’universalisme, mais
également avec des formes pré-modernes de subordination hiérarchique. Lui
aussi a une tendance à rejeter le droit des autres nations et à les stigmatiser
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comme des « barbares » – c’est ainsi qu’il se montre lui-même barbare. On


peut alors clairement affirmer que le nationalisme est le mode de gestion de
la différence typique de la première modernité.
Le cosmopolitisme se distingue de toutes les formes mentionnées jusqu’à
présent, car la reconnaissance de la différence devient un principe intellectuel
et social pour la vie intérieure et extérieure de la communauté. Le cosmopo-
litisme ne cherche ni à ordonner hiérarchiquement les différences, ni à les
dissoudre. Au contraire, il les accepte en tant que telles, et leur accorde même
une valeur positive. Il donne une place à ce qui est exclu par la différence
hiérarchique et par l’égalité universelle, en présentant les Autres comme diffé-
rents et égaux. Tandis que l’universalisme et le nationalisme (ainsi que le par-
ticularisme pré-moderne et essentialiste) sont fondés sur l’alternative « ou
bien/ou bien », le cosmopolitisme repose sur le principe du « et/et ». Ce qui
est étranger n’est pas vécu et désigné comme un danger, une cause de désin-
tégration et de fragmentation, mais comme un enrichissement. La curiosité
que l’on a pour soi et pour la différence me rend les Autres irremplaçables. Il
y a donc aussi quelque chose d’égoïste dans cette curiosité cosmopolite. Ceux
qui adoptent la perspective des Autres dans leurs propres vies apprennent
davantage sur eux et sur les autres.
La logique cosmopolite qui nous fait considérer les autres à la fois comme
égaux et différents peut avoir deux interprétations : la reconnaissance de la
particularité des autres peut faire référence soit aux collectifs soit aux individus.
Les deux interprétations sont constitutives du principe du cosmopolitisme.
L’interprétation collective est difficilement discernable du multiculturalisme.
Cependant, le multiculturalisme fait exclusivement référence aux catégories
collectives de la différence ; il s’applique d’abord aux groupes (plus ou moins)
homogènes, puis les moule dans le cadre de l’État-nation. En ce sens, le mul-
ticulturalisme s’oppose à la fois à la transnationalisation et à l’individualisation.
C’est tout le contraire pour le cosmopolitisme : il permet de prendre pleine-
ment conscience du fait que les frontières ethniques, en apparence bien nettes,
deviennent floues, et que les attachements territoriaux, en apparence bien
serrés, s’entremêlent à tous les niveaux, nationaux et internationaux. Par consé-
quent, dans un monde d’insécurité globale radicale, nous sommes tous égaux,
et chacun est différent 10.
D’où l’exigence cosmopolite de nouveaux concepts d’intégration et d’iden-
tité qui facilitent et affirment la coexistence par-delà les frontières, sans avoir

9 - Otto Dann, Nation und Nationalismus in Deutschland, 1770-1990, Munich, C.H. Beck, 1993.
10 - Sur la critique du multiculturalisme, voir Ulrich Beck, The Cosmopolitan Vision, op. cit.
108 - Ulrich Beck

besoin que la particularité et la différence soient sacrifiées sur l’autel de la


soi-disant égalité (nationale). L’« identité » et l’« intégration » ne sont ainsi rien

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de plus que des mots différents pour dire l’hégémonie sur l’Autre, de la majorité
sur les minorités. Le cosmopolitisme accepte la différence mais ne l’absolutise
pas ; il cherche plutôt des manières de la rendre universellement tolérable. Il
opère donc sur un cadre d’unification et d’universalisation de normes contrai-
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gnantes qui doivent empêcher la déviance vers un particularisme


postmoderne 11.
Dans la philosophie des Lumières, le cosmopolitisme culturel de Georg
Foster en est l’illustration parfaite. Sa défense de la différence culturelle
n’implique pas une forme pure de pluralisme mais est plutôt fondée sur une
norme universelle de l’égalité humaine 12. Même si le cosmopolitisme n’est pas
une invention de la seconde modernité, j’affirme cependant qu’il est un mode
de gestion de la différence typique de cette seconde modernité.
Des différentes approches de gestion de la différence que j’ai présentées,
trois d’entre elles représentent des variantes modernes – l’universalisme, le
nationalisme, le cosmopolitisme. L’universalisme a une chose en commun avec
les deux autres principes. Il partage avec le nationalisme l’idée d’égalité et de
traitement égal de la différence, et donc l’ambition d’unité et d’uniformité. Il
partage avec le cosmopolitisme l’idée de validité universelle des normes. C’est
pour cette raison que le cosmopolitisme a au départ été longtemps identifié
avec l’universalisme, les deux cherchant à surmonter le particularisme, la déter-
mination locale des normes. Plus tard cependant, le cosmopolitisme parvint à
s’allier au nationalisme et à viser la réalisation de l’égalité au sein d’un espace
national circonscrit ou entre des espaces nationaux 13.

Il y a deux contre-propositions radicales à ces manières modernes de gérer


la différence. Nous avons d’une part la hiérarchie essentialiste de la différence,
qui n’est en aucune façon limitée à la période pré-moderne, et, d’autre part,
l’incommensurabilité post-moderne de la différence 14. On ne doit pas
confondre le cosmopolitisme avec le postmodernisme, ou l’interpréter comme

11 - Inutile de dire que le diable se cache dans les détails. Qui trouve les procédures selon
lesquelles ces minima sont déterminés ? Qui les impose contre l’opposition ? Comment sont
résolus les conflits dans lesquels un camp n’est pas prêt à renoncer à l’usage de la violence
organisée, laquelle viole les normes minimales de civilisation ? Ces questions montrent claire-
ment que le cosmopolitisme n’offre pas de solutions clé en main ; il est profondément
problématique.
12 - Voir Pauline Kleingeld, « Six Varieties of Cosmopolitanism in Late Eighteenth-Century
Germany », p. 516.
13 - C’est pour cette raison que la philosophie marxiste orthodoxe considère le cosmopolitisme
comme « l’autre face du nationalisme et du chauvinisme bourgeois », et non pas comme son
contraire. Selon la doctrine marxiste dominante, le cosmopolitisme est « une réponse réaction-
naire à l’internationalisme socialiste » (Georg Klaus et Manfred Buhr (dir.), Philosophisches Wör-
terbuch, 2e ed. Leipzig, VEB Bibliographisches Institut, 1975, p. 667.
14 - La distinction entre la période pré-moderne et la modernité a simplement une fonction
heuristique, nous savons qu’elle est encombrée d’une distinction extrêmement problématique
entre tradition et modernité. Il est vrai par ailleurs que la hiérarchie de la différence, sous la
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 109

l’une de ses variantes 15. Dans la stratégie post-moderne, la tolérance de la


différence consiste à absolutiser l’altérité, sans le support d’un ensemble de

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normes substantielles et procédurales. Cette approche ancre à ce point le rela-
tivisme que l’idéal partagé de critères d’ordonnancement et de sélection dis-
paraît complètement. Ce que le cosmopolitisme valorise énormément – une
perspective mutuelle internalisée et institutionnalisée qui associe les Autres –
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semble en fin de compte illusoire pour le particularisme post-moderne, au


point d’être culturellement exclu et toujours idéologiquement suspect. Même
si l’égalité parmi les Autres ne repose pas sur des différences essentielles, elle
se fonde avec le post-modernisme sur l’incommensurabilité des perspectives 16.

Afin de comprendre le cosmopolitisme comme un concept des sciences


sociales, il est d’abord important de le différencier analytiquement et heuris-
tiquement d’autres conceptions pré-modernes et modernes de gestion de la
différence. Il faut aussi reconnaître que non seulement les stratégies modernes
de gestion de la différence diffèrent les unes des autres, mais aussi qu’elles se
conditionnent, voire se complètent les unes les autres quand on les conçoit à
partir du cosmopolitisme. Par ailleurs, le cosmopolitisme a besoin d’un certain
fonds de normes universelles pour réguler le traitement de la différence et
canaliser la « lutte pour la reconnaissance 17 » de manière socialement accep-
table. Les questions suivantes peuvent donc rester ouvertes : jusqu’à quel point
ce fonds de normes partagées doit-il être exhaustif ? Peut-il être limité à des
normes procédurales, ou bien doit-il inclure en plus des normes substantielles
(quelle que soit la manière dont elles sont établies) ? On peut en tout cas être
sûr d’une chose : si nous n’avons pas ces normes, si nous n’avons ni des critères
universellement acceptés ni des procédures réglées pour gérer la différence,
alors il y un risque que le cosmopolitisme dégénère en un particularisme post-
moderne et/ou en violence ouverte.
Mais les difficultés ne s’arrêtent pas là. Si le cosmopolitisme veut garantir des
droits collectifs en plus des droits individuels et des identités, il doit alors avoir
un mécanisme politique pour produire et stabiliser institutionnellement la diffé-
rence collective. Or, c’est là précisément la force du nationalisme, qui a le mieux
réussi historiquement à fonder et à stabiliser la différence collective avec des
normes universelles. Quand il manque de tels stabilisateurs de la différence, le
cosmopolitisme peut craindre de se transformer en un universalisme substantiel.

forme du colonialisme, était constitutive du processus de formation des États-nations européens


au 18e et 19e siècles. Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 sont également utilisées
pour remplacer l’« ennemi communiste » perdu par l’« ennemi islamiste ».
15 - Comme dans Anthony Smith, Nations and Nationalism in a Global Era, Cambridge, Polity
Press, 1995 par exemple.
16 - Cela implique une étrange ironie. La post-modernité, qui s’est développée pour démasquer
et dépasser l’essentialisme, vient en fait le raviver sous la forme d’un quasi-essentialisme post-
moderne fondé sur l’incommensurabilité des Autres. Elle partage avec l’essentialisme de la
différence pré-moderne l’idée qu’il faut accepter les choses telles qu’elles sont.
17 - Axel Honneth, The Struggle for Recognition : The Moral Grammar of Social Conflicts,
Cambridge, Polity Press, 1995.
110 - Ulrich Beck

3. La critique du nationalisme méthodologique

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Pour le dire rapidement, le nationalisme méthodologique part du principe
que la nation, l’État et la société sont des formes sociales et politiques neutres
du monde moderne. Chaque fois que des acteurs sociaux souscrivent à cela, je
parle de « perspective nationale » ; chaque fois qu’il s’agit de chercheurs en
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sciences sociales, je parle de « nationalisme méthodologique ». La distinction


entre la perspective d’un acteur social et celle d’un chercheur est cruciale, parce
que le lien entre ces deux points de vue n’est pas logique mais historique. La
naissance de la sociologie en Europe a coïncidé avec la naissance de l’État-
nation, du nationalisme et du système de politique internationale. Même s’il
s’agit d’une tradition différente, nous savons bien à quel point les concepts
sociaux européens se sont répandus dans les débats sociologiques américains
– et vice versa bien sûr. Seul le lien historique – entre les acteurs sociaux et les
chercheurs en sciences sociales – donne naissance à l’axiomatique du nationa-
lisme méthodologique. Il ne faudrait pas croire que ce nationalisme méthodo-
logique constitue un problème superficiel ou une petite erreur. Il produit des
protocoles de collection et de production de données ainsi que des concepts
fondamentaux de la sociologie moderne comme ceux de société, d’inégalité
sociale, d’État, de démocratie, de communautés imaginées, de multicultura-
lisme et, pour nous Européens, notre compréhension de la Communauté
Européenne.

4. La distinction cruciale entre le cosmopolitisme normatif


et la cosmopolitisation empirique-analytique

Nous pouvons distinguer trois moments dans l’usage du mot « mondiali-


sation » en sciences sociales : d’abord le déni, puis l’affinement conceptuel et
la recherche empirique, enfin la « cosmopolitisation ». La première réaction de
la majorité des sociologues était, et est encore, de nier la réalité ou la pertinence
de la mondialisalisation et de déclarer que rien de ce que les sciences sociales
pouvaient mettre sous le terme de « mondialisation » n’était historiquement
nouveau.
Ce refus d’expliquer la mondialisation est devenu de moins en moins cré-
dible pendant le deuxième moment. Les chercheurs dans divers domaines ont
alors commencé à procéder à une analyse conceptuelle des phénomènes de
mondialisation, et à les situer dans la sémantique théorique et empirique des
sciences sociales 18. Cet affinement a montré qu’un nouveau monde social était
en train de se faire. Sa principale caractéristique est l’interconnexion, ce qui
signifie la dépendance et l’interdépendance des individus sur la planète.
L’ensemble de l’expérience humaine est potentiellement influencé d’une
manière ou d’une autre par l’interconnectivité totale du monde. (Il ne faudrait

18 - Voir par exemple David Held et al., Global Tansformations, Stanford, Stanford University
Press, 1999.
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 111

cependant pas confondre cela avec les théories du système-monde ou de la


dépendance.)

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On découvre dans le troisième moment la principale conséquence indirecte
de cette interconnectivité globale jusqu’alors ignorée : la fin de l’« Autre
global ». L’Autre global est désormais parmi nous. Et c’est là finalement que
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se fait la distinction entre le cosmopolitisme et la véritable cosmopolitisation.


Le cosmopolitisme, au sens philosophique de Kant, signifie quelque chose
d’actif, comme une tâche, un choix conscient et volontaire, clairement réservé
à une élite. Je préfère parler de la cosmopolitisation ordinaire et quotidienne,
pour attirer l’attention sur le fait que la réalité cosmopolite grandissante pro-
duit simultanément des conséquences secondaires non voulues et non analysées
qui n’étaient pas prévues pour être « cosmopolites » au sens normatif du terme.
Une cosmopolitisation « banale » et « forcée » déploie des juridictions et des
qualifications sous la surface ou derrière la façade des espaces nationaux, et
cela même quand on continue d’agiter les drapeaux nationaux ou que les atti-
tudes, les identités et les consciences nationales restent dominantes. La cosmo-
politisation peut être étudiée dans de nombreux domaines : en relation avec
la migration, l’inégalité sociale, l’amour, la famille, les générations globales, la
religion, la science, l’État, la nation cosmopolisée 19. Elle est également mani-
feste lorsqu’on observe les risques à l’échelle du monde ou, plus précisément,
la fabrique des incertitudes – crise financière, changement climatique, menace
nucléaire, terrorisme, etc 20. Par conséquent, nous éprouvons dans une société
du risque l’« impératif cosmopolite » : il n’y a plus d’Autre ! Nous sommes tous
connectés et confrontés à tout le monde – même si les risques globaux affectent
très différemment les pays, les États, et les cultures.
Le terme « cosmopolitisme » est catalogué à la fois comme « idéaliste » et
« vieillot ». Déjà au 18e siècle en Europe, le débat intellectuel sur l’opposition
entre nationalisme et cosmopolitisme était d’une importance majeure. Certains
soutenaient que le nationalisme était partial et sans intérêt, mais aussi prag-
matique, utile, joyeux et rassurant. Le cosmopolitisme, quant à lui, était dit
magnifique et de grande envergure, mais aussi de trop grande envergure pour
les hommes – l’idée est belle, mais ça n’est qu’une idée.

19 - Voir Ulrich Beck, « Beyond Class and Nation : Reframing Social Inequalities in a Globalizing
World », British Journal of Sociology, vol. 58, no 4, 2007, p. 679-705 ; A God of One’s Own : Reli-
gion’s Capacity for Peace and Potential for Violence, Cambridge, Polity Press, 2010 ; Ulrich Beck
et Elisabeth Beck-Gernsheim, Distant Love, Cambridge, Polity Press, 2014 ; Ulrich Beck et Eli-
sabeth Beck-Gernsheim, « Global Generations and the Trap of Methodological Nationalism : For
a Cosmopolitan Turn in the Sociology of Youth and Generation », European Sociological Review,
vol. 25, no 1, 2009, p. 25-36 ; Ulrich Beck et Daniel Levy, « Cosmopolitanized Nations : Re-ima-
gining Collectivity in World Risk Society », Theory, Culture & Society, vol. 30, no 2, 2013, p. 3-31 ;
Nina Glick Schiller et Noel B. Salazar, « Regimes of Mobility across the Globe », Journal of Ethnic
& Migration Studies, vol. 39, no 2, 2013, p. 183-200 ; Nancy Scheper-Hughes, « The Last Commo-
dity : Post-Human Ethics and the Global Traffic in “Fresh” Organs », in Aihwa Ong et Stephen
J. Collier (dir.), Global Assemblages : Technology, Politics and Ethics as Anthropological Pro-
blems, Malden, Blackwell Publishing, 2005, p. 145-167 ; Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller,
« Methodological Nationalism and Beyond : Nation-State Building, Migration and the Social
Sciences », Global Networks, vol. 2, no 4, 2002, p. 301-334.
20 - Voir Ulrich Beck, World at Risk, Cambridge, Polity Press, 2009.
112 - Ulrich Beck

C’est exactement mon argument. Les critiques ont raison. C’est une idée
naïve, désarmante de simplicité. Avec le cosmopolitisme, il n’y a pas de tran-

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sition du normatif au réel. Il faut donc prendre le chemin inverse, du réel au
normatif. C’est ainsi qu’émerge la question clé : comment peut-on transformer
les étrangers – construits comme membre de communautés nationales imagi-
nées – en voisins ?
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Peut-on remplacer le « cosmopolitisme fin » par une « cosmopolitisation


épaisse » ?
Je présenterai sept thèses pour étayer mon argument.

Première thèse : les risques globaux font émerger un nouveau « destin cosmo-
polite et civilisationnel partagé », autrement dit des communautés cosmopolites
du risque.
Les crises et les risques globaux contredisent le nationalisme méthodolo-
gique. Ils ne sont pas confinés aux frontières nationales, et leurs causes ne
peuvent être analysées à travers le prisme national. Leurs effets sont ressentis
par-delà les frontières souveraines des nations, et ils peuvent devenir les objets
de systèmes de gouvernance ou de réactions de la société civile d’envergure
transnationale. Je place les menaces globales et les crises au centre de la scène
globale, faisant ainsi évoluer mes idées de « société du risque » (1986) à la
« société mondiale du risque » (1999) jusqu’à « un monde à risque » (2006).
Je distingue trois types de crises globales, à savoir les crises d’interdépendance
écologique, économique et terroriste.
Dans un monde de crises et de dangers mondiaux, une perspective cosmo-
polite signifie que les anciens dualismes (intérieur/extérieur, national/interna-
tional, eux/nous) perdent de leur validité, et que la communauté imaginée du
cosmopolitisme devient nécessaire à la survie. Cette perspective d’une « cos-
mopolitisation forcée » rend possible l’idée que la « fabrique des incertitudes et
des insécurités » permise par une société mondiale du risque appelle à la réflexi-
vité transnationale, à la coopération globale et à des réponses coordonnées –
même si ces mêmes processus peuvent appeler à l’exact opposé !
J’insiste sur cette idée de mise en scène de la société mondiale du risque.
Cela découle du souci théorique pour les « nouveaux risques globaux ». Ils
peuvent être définis comme des menaces et des catastrophes résultant de
l’action humaine, incalculables, et non assurables, mais qui sont anticipées.
Bien souvent, ils demeurent invisibles ; on les perçoit donc lorsqu’ils devien-
nent définis et contestés au sein d’un « savoir ». Les risques globaux sont donc
socialement construits et définis selon des relations de pouvoir. Leur existence
prend la forme d’un savoir (scientifique ou pseudo-scientifique). Par consé-
quent, en fonction des normes autorisant ce qui est connu et ce qui ne l’est
pas, leur « réalité » peut être accentuée ou minimisée, transformée ou simple-
ment déniée. Les risques globaux sont les résultats d’une mise en scène plus
ou moins réussie. Il faut donc insister sur le fait que les crises globales
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 113

dépendent des médias globaux. En effet, lorsque ces risques sont mis en scène
dans les médias, ils deviennent des événements cosmopolites pouvant toucher

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le monde entier avec une rapidité foudroyante. Selon cette perspective, les
évènements cosmopolites sont des expériences réflexives, des coups du sort très
médiatisés, très sélectifs, très variables, très symboliques, locaux et mondiaux,
nationaux et internationaux, matériels et communautaires. Ils dépassent et effa-
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cent toutes les frontières sociales, et déconstruisent l’ordre global qui domine
l’esprit des gens.
Déjà en 1927, John Dewey cherchait « les conditions dans lesquelles la
Grande Société pourrait devenir la Grande Communauté ». Il distinguait d’une
part les décisions prises collectivement et d’autre part les conséquences de ces
décisions. Il reliait cette idée à la théorie selon laquelle la sphère publique
émerge non pas d’un quelconque intérêt général pour les décisions mais plutôt
pour leurs conséquences. Les gens sont indifférents aux décisions en tant que
telles. Ils ne se réveillent pas avant qu’ils aient commencé à discuter ensemble
des conséquences problématiques des décisions. C’est la communication qui
les sort de leur torpeur et les rend inquiets ; elle secoue leur indifférence en
créant une sphère publique et une potentielle communauté d’action. Autre-
ment dit, c’est un risque global – plus précisément la mise en scène et la
perception d’un risque global – qui crée des communautés imaginées qui tra-
versent toutes sortes de frontières. C’est la réflexivité d’une société du risque
mondialisée qui produit la relation réciproque entre la sphère publique et la
globalité.
Je voudrais faire un échange entre les sociologies américaine et européenne.
Les Américains ont une longue tradition sociologique fondée sur l’urbanisme,
la migration et les communautés d’étrangers. Cette tradition fut largement
influencée par un sociologue européen particulièrement cosmopolite, Georg
Simmel. Je me considère comme un continuateur de cette tradition, mais je
souhaite l’actualiser pour l’âge global afin de rendre à nouveau notre profession
pertinente. En sociologie, la ligne pragmatiste américaine par exemple essaie
toujours d’étendre les frontières de la nation.

Deuxième thèse : Est-ce également vrai pour les risques environnementaux et


les risques financiers ? Non. Le changement climatique en tant que tel est global
par nature. En revanche, les risques économiques peuvent être individualisés ; ils
peuvent légitimement être considérés et gérés comme relevant de la responsabilité
des individus ou des nations, plutôt que des communautés transnationales.
La crise actuelle, cependant, va au-delà. Il s’agit d’une véritable crise globale
qui s’est déployée très rapidement. Elle a créé un sentiment de dépendance
mutuelle, ce qui n’a pas été le cas lors de la crise asiatique par exemple (notons
qu’un observateur en Thaïlande a sans doute pu voir les choses différemment).
Elle a aussi rapidement provoqué des réponses politiques nationales et inter-
nationales, tandis que la gestion des crises précédentes était largement laissée
aux technocrates et aux spécialistes, notamment ceux de la Banque Mondiale
et du FMI.
114 - Ulrich Beck

Les seules institutions aussi globales que le système financier, et les seules
qui agissent comme lui en temps réel, sont les médias de masse. Il est clair en

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effet qu’en diffusant l’information les médias ont suscité une prise de
conscience d’un problème décrit comme global et issu d’interdépendances éco-
nomiques. Mais ce qui est intéressant, ce n’est ni la diffusion de l’information
en tant que telle, ni le fait que le public des médias se familiarise avec de
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nouveaux objets mondiaux qui les touchent eux autant que des étrangers. Ce
qu’il y a de véritablement intéressant c’est que la réception de l’information
nous fait prendre conscience que des étrangers sont en train de suivre les
mêmes événements, en ressentant les mêmes peurs et les mêmes inquiétudes.
Les étrangers deviennent des voisins !
Une autre condition pour créer ces communautés imaginées du risque
consiste dans le potentiel de réflexivité des sphères publiques – et de la sphère
publique mondiale. Les communautés imaginées qui se forment autour des
risques globaux peuvent ainsi apparaître non seulement quand les médias de
masse (Internet, téléphones portables) se constituent en forum d’échange
d’information, mais aussi quand ils permettent de nous faire réaliser que cet
échange est en train d’avoir lieu. Comme l’a brillamment montré Benedict
Anderson 21, le fondement original du nationalisme – les « communautés ima-
ginées » – se trouve dans la prise de conscience que l’on suit les mêmes évé-
nements en même temps que d’autres et que l’on est tous affectés ensemble.
La question qu’il faut alors se poser est la suivante : quelles sont les consé-
quences quand les crises globales comme l’actuelle crise financière (mais aussi
les effets catastrophiques du changement climatique ou la menace des armes
nucléaires) sont suivies par un public qui va au-delà des frontières des États-
nations ? Une autre question découle de celle-ci : quel type de relation existe-
t-il entre les communautés imaginées nationales et les communautés imaginées
cosmopolites ? Benedict Anderson utilisait le concept de « communautés ima-
ginées » pour des constructions nationales, et il y a fort à penser que, comme
beaucoup d’autres, il considérait les communautés imaginées comme s’appli-
quant seulement aux nations. Pour ma part, je me pose cette question : peut-on
faire fonctionner un concept de communautés imaginées sous une forme nou-
velle et élargie pour explorer les conséquences sociales et politiques des risques
globaux ?
Quelles sont alors les caractéristiques de ces risques qui rendent possibles
les communautés imaginées cosmopolites ? Tout d’abord, le traitement média-
tique de la crise financière et du changement climatique crée une sphère
publique qui peut réflexivement constituer des communautés transnationales
du risque – sous certaines conditions, entre autres la liberté de la presse, des
formes réflexives de traitement de l’information, des garanties étatiques de
sécurité, d’égalité, de droits civiques et de libertés publiques. Ensuite, de telles
communautés du risque sont rendues possible par la reconnaissance de la
dépendance (pouvoir) et de l’interdépendance (dépendance mutuelle). Une

21 - Voir Benedict Anderson, Imagined Communities, Londres, Verso, 1983.


Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 115

telle interdépendance est risquée, puisque telle ou telle région du monde peut
se trouver perturbée par les remous financiers d’une autre région lointaine.

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Seule la réalisation simultanée de ces conditions complexes – qui incluent éga-
lement le « choc anthropologique » que constituent les catastrophes (le 11-Sep-
tembre, Tchernobyl, l’effondrement d’une banque) – met en marche la
cosmopolitisation, qui peut peut-être déboucher sur une action politique à
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l’échelle mondiale.

Troisième thèse : la relation entre la cosmopolitisation et la dénationalisation


n’est cependant ni inévitable ni linéaire ; au contraire, la cosmopolitisation peut
mener à une re-nationalisation ou à une ré-ethnicisation, comme on l’observe
aujourd’hui en Europe et dans plusieurs endroits du monde.
On ne doit pas confondre les communautés imposées par les risques glo-
baux et les communautés imaginées. Si quelque chose est effectivement partagé
par tous à travers le monde, on peut alors se demander comment échapper à
l’imposition du cosmopolitisme, et comment restaurer les certitudes et les
limites du national. Il faut alors aussi poser franchement la question inverse et
chercher à y répondre de manière empirique : sous quelles conditions la des-
tinée commune et objective des risques globaux ne produit-elle pas (ou seu-
lement à un degré ou pour un temps limité) des communautés imaginées
cosmopolites ? Ainsi, quand permet-elle le renforcement des communautés
imaginées nationales ? On peut ici distinguer trois questions de recherche :
La gestion du risque mondial divise le monde selon une logique propre :
il y a d’une part l’élite qui prend des décisions pour assumer ou réduire les
risques, d’autre part ceux qui supportent les conséquences – les effets secon-
daires ignorés – de ces décisions.
S’il est vrai que la gestion politique des risques globaux se fonde principa-
lement sur la présence et la mise en scène des médias de masse, cela signifie
en retour que la capacité des risques à forger des communautés est précaire.
Plus précisément, cette capacité ou ce pouvoir peut s’effondrer quand l’agenda
des médias de masse change. La question centrale concerne donc la durabilité
(ou les conditions de durabilité) de la perception globale du risque.
La sociologie de la cosmopolitisation ne prétend donc pas indiquer la
marche à suivre, quel que soit le résultat de la transformation globale ; elle est
également loin de postuler l’existence d’un sujet mondial-historique du cos-
mopolitisme. Au contraire, elle propose différents processus et différents chan-
tiers de cosmopolitisation, et donc des réponses diverses et contradictoires aux
problèmes globaux. Malgré cela, il reste un point essentiel : la cosmopolitisation
donne plus de poids à un impératif cosmopolite auquel personne ne peut
déroger sans mettre en danger son intérêt propre à la survie. Les « liens » qui
caractérisent les communautés cosmopolitiques ne doivent donc pas être perçus
comme fugaces, légers, relatifs à des intérêts changeants, incapables de sup-
porter une véritable tension – autrement dit, ils ne doivent pas relever d’un
« cosmopolitisme fin ». Ces liens sont au contraire fondés sur l’articulation des
116 - Ulrich Beck

intérêts nationaux et individuels avec la réalité des chaînes de causes et de


conséquences. Ils articulent les intérêts les plus fondamentaux des nations (et

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des individus) avec les espaces et les devoirs désormais sans frontières de la
responsabilité pour la survie de tous. La capacité du risque à faire communauté
dépend du réalisme, et non pas simplement de la compassion, du regret ou de
la pitié pour la souffrance des autres – c’est ce qu’il faut entendre par « cos-
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mopolitisme épais ».

Une question se pose alors : comment les communautés nationales et les


communautés cosmopolites peuvent-elles être distinguées de façon idéale-
typique, et de quelle nature est leur relation ?

Quatrième thèse : Les communautés nationales sont comprises comme étant


fermées et exclusives. On considère en revanche les communautés cosmopolites
comme ouvertes et inclusives ; inclusives dans un sens bien précis : la cosmopoli-
tisation n’est pas l’Autre du nationalisme.

Le cosmopolitisme/la cosmopolitisation n’exclut pas les nations, il/elle les


inclut. Mais la dualité entre national et cosmopolite existe bel et bien dans la
perspective nationale. Cette idée est généralement source de malentendu. Celui
qui essaie d’échapper à la perspective nationale affirme que la dichotomie entre
national et cosmopolite est exclusive (ou bien/ou bien) ; mais il ne voit pas ce
que la perspective cosmopolite prend pour acquis, à savoir que l’articulation
entre national et cosmopolite est inclusive (et/et).

Aucune nation ne se présente comme équivalente à l’humanité. L’idée que


les nations rêvent d’intégrer tous les Hommes est hors de propos, ne serait-ce
que parce que chaque nation présuppose la dualité entre national et interna-
tional. Le cosmopolitisme non plus ne cherche pas à créer une communauté
mondiale, à la manière des Chrétiens qui imaginaient convertir toute la pla-
nète. Au contraire, le cosmopolitisme signifie que toutes les nations, toutes
les religions, tous les groupes ethniques, toutes les classes, etc. sont et se consi-
dèrent comme obligés de constituer une communauté destinée à assurer leur
survie, étant donné le développement de la civilisation et son potentiel
auto-destructeur.

Nous l’avons dit, les communautés imaginées autour du risque partagé sont
des communautés forcées de concevoir un destin commun. Contrairement à
ce que le cosmopolitisme semble suggérer, elles ne sont pas fondées ni sur un
choix volontaire ou un statut dominant, ni sur une normativité ou un savoir
philosophique. La communauté cosmopolite du risque n’est précisément pas
fondée sur l’idée que nous sommes tous membres de la communauté humaine.
Ce qu’on pourrait appeler « l’effet bon Samaritain » n’est pas suffisant : la pra-
tique chrétienne ou cosmopolite de l’amour du prochain est une solidarité
pour ceux qui sont vulnérables, qui souffrent ou dont l’humanité même est
menacée ou sur le point d’être détruite. En réalité, parce que nous avons un
intérêt à survivre, nous sommes forcés de considérer les Autres lointains et de
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 117

faire communauté avec eux. Le but est de se battre pour fabriquer une nouvelle
sorte de communauté et une nouvelle manière de faire de la politique.

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Le risque mondial est un bouclier forgé par les moyens de communication
pour se protéger de la vulnérabilité de l’humanité face aux menaces qu’elle-
même a engendré. Les risques globaux relient les gens qui n’ont rien (ou ne
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veulent rien avoir) en commun avec les autres. Ces risques signifient que les
particularités nationales – culture, langue, religion, loi – doivent être relayées
au second plan pour permettre la coopération par-delà les frontières et les
différences, même en situation d’hostilité. Tout cela est possible, non pas grâce
à la mise en place délibérée des principes normatifs du cosmopolitisme, mais
de façon involontaire, à l’insu des acteurs. C’est par l’expérience de situations
de menace globale ou d’interdépendances face au risque que peut se former,
plus ou moins involontairement, une force qui nous pousse à coopérer. Pour
que cette force prenne forme, la politisation et l’établissement de normes peu-
vent être nécessaires, mais pas en tant qu’application de beaux principes d’un
grand philosophe quelconque.
Une caractéristique essentielle des communautés nationales et des commu-
nautés cosmopolites est que l’histoire de leur émergence est très liée à la mul-
tiplication de nouvelles technologies de communication. Cependant, il s’agit
pour chaque cas de types de technologie différents. Tandis que les commu-
nautés nationales sont fondées sur l’invention et la production massive du livre
imprimé – Benedict Anderson l’a montré –, les communautés cosmopolites
dépendent d’Internet et de ce qu’il a rendu possible (communications mon-
diales, mobilité, réseaux, forums de débat, etc.).

Cinquième thèse : Les deux types de communautés imaginées (nationales et


cosmopolites) ont en commun le fait de ne pas être l’objet de choix ; elles sont
données. Mais il existe une différence importante : ce qui est donné pour la commu-
nauté national est relatif à l’origine, ce qui est donné pour la communauté cos-
mopolite est relatif au futur.
Les communautés nationales sont enracinées dans le passé (un « passé
imaginé » cependant, car si le passé apparaît ancien aux yeux des nationalistes,
pour l’historien il date du début de la modernité européenne). À l’inverse,
les communautés cosmopolites sont forgées dans un futur anticipé dans le
présent. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, tous les groupes
ethniques et religieux, toutes les populations en général habitent un même
présent fait d’un futur menacé pour la civilisation. Mais alors jusqu’à quel
point ce présent est-il partagé ? En effet, ce « même présent » ou « présent
commun » existant à partir d’un futur menacé omniprésent n’est pas fondé
sur un passé commun. Au contraire, la cosmopolitisation, rendue possible
par des catastrophes imaginées (qui pour beaucoup sont bien réelles !), appa-
raît pour lutter contre la variété et les hostilités des passés nationaux. Autre-
ment dit, les principes de la nationalité (territorialité, frontière, souveraineté,
exclusion des étrangers) entrent en conflit avec les principes du cosmopoli-
tisme (solidarité transfrontalière, inclusion des étrangers, responsabilité
118 - Ulrich Beck

causale). Et c’est là un point d’achoppement majeur, puisque l’on répond


généralement à la cosmopolitisation par une re-nationalisation, plutôt que

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par un cosmopolitisme conscient.

Sixième thèse : Il y a cependant une différence décisive. La force et la survie


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d’une nation dépendent in fine du fait que chacun de ses membres est prêt à
sacrifier sa vie pour elle. Dans une société mondiale du risque, l’action est fondée
au contraire sur l’idée que la survie de tous devient l’intérêt propre de chacun.
La communauté cosmopolite n’est donc pas conçue, à la manière de la
communauté nationale, sur une fraternité d’armes où tous considèrent qu’il
est honorable de mourir pour la patrie (Dulce et decorum est pro patria mori).
La communauté cosmopolite, forgée dans l’urgence, déconstruit ce mythe
national ; le mot d’ordre est désormais : ne pas mourir mais survivre ! Pour
être plus exact, afin d’assurer la survie de tous, un processus d’apprentissage
collectif, mondial et rapide est nécessaire. Toutes les nations, religions, groupes
ethniques, et tous les individus qui les composent, doivent œuvrer à réduire
les conflits nationaux et religieux, et se défaire de l’imaginaire de l’ennemi, de
façon à ne pas empêcher une « co-opération de sauvetage ». En d’autres mots :
oui aux particularités, non à la diabolisation ! Autrement dit encore, l’éman-
cipation imposée – ce qui doit être fait doit être acté et entrepris immédiate-
ment. Sinon la crise devient catastrophe, la communauté de destin devient
communauté de destruction. Quand ils sont pris au sérieux, les risques globaux
lèvent les doutes et les ambiguïtés ! (C’est ici que se forgent les fondamenta-
lismes totalitaires !). La communauté nationale fait désormais partie intégrante
de la communauté cosmopolite, mais elle doit changer structurellement en
s’ouvrant. Le nationalisme n’imagine ni ne construit l’altérité selon la distinc-
tion supérieur/inférieur, mais selon l’opposition intérieur/extérieur. À l’inté-
rieur, le nationalisme dissout les distinctions et unifie la sphère de validité des
normes. C’est d’ailleurs ce qu’il partage avec l’universalisme. C’est un univer-
salisme interne, qui s’arrête là où les autres nations commencent. À l’extérieur,
dans sa relation avec les autres nations, il oscille entre la tolérance éclairée et
l’excès nationaliste. Ceci n’est plus possible lorsque le national se cosmopolitise.
La diabolisation des autres nations doit être déconstruite, elles doivent être
reconnues comme égales. Plus encore, il faut non seulement apprendre à voir
la situation des autres – en raison d’un intérêt à survivre strictement égoïste ! –,
mais aussi à se voir à travers les yeux des autres. Par conséquent, si l’on veut
résoudre les problèmes mondiaux il faut ouvrir un nouvel espace d’action de
responsabilité causale.

Septième thèse : Apparaît ainsi une différence essentielle entre la communauté


nationale et la communauté cosmopolite : l’empathie nationale est remplacée par
une responsabilité causale qui crée un espace transnational d’obligation potentielle
vis-à-vis des étrangers exclus.
Les risques globaux sont aussi le fruit de décisions collectives. Leurs consé-
quences seront systématiquement rejetées sur les Autres tant que les
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 119

communautés nationales traceront des frontières entre ceux qui profitent de


l’industrialisation et ceux qui récoltent les risques et dont l’existence est

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menacée (voir ci-dessus).

Conclusion
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Contrairement aux communautés nationales, les communautés cosmopo-


lites ne sont pas des communautés territoriales, mais des communautés aux
origines variées, non-territoriales, et qui peuvent se recouper. Ces commu-
nautés imaginées doivent néanmoins aussi être créées, même lorsqu’elles sont
« socialement construites » comme des communautés (civilisationnelles) de
destin. Leur création coïncide avec la définition et la mise en scène des risques
dans un contexte où les relations de pouvoir de définition (« méta-pouvoir »)
sont globales et évoluent. (...) Le but est de déconstruire et dépasser la concep-
tion de la nation comme conteneur. Qui plus est, le relativisme national (qui
est dans l’intérêt de la nation) pourrait en fin de compte rendre réalistes les
communautés cosmopolites imaginées.

Pour réussir, il demeure cependant une condition très exigeante, et donc


fragile : tous les acteurs et toutes les organisations devront penser aux réper-
cussions des décisions des autres en même temps qu’aux conséquences de leurs
propres actions sur les autres. Il faut aboutir à un certain degré de consensus
dans ce processus (« résonance transnationale »), car, autrement, le risque qui
nous affecte tous peut être drastiquement minimisé. (Y a-t-il alors un modèle
de comportement familier auquel on peut se référer ? Oui, il suffit d’observer
les conducteurs de voitures !)

Traduit de l’anglais par Benjamin Boudou

AUTEUR
Ulrich Beck est Professeur de Sociologie à l’Université de Munich et à London School of
Economics. À l’origine de nombreux concepts féconds tels la « société du risque », le
« cosmopolitisme méthodologique », la « modernité réflexive », il est auteur de nombreux
ouvrages dont certains ont été traduits en français comme par exemple La Société du
risque : Sur la voie d’une autre modernité (Aubier, 2001) ; Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère
de la mondialisation. Pour un empire européen (Flammarion, 2007) ; Pour un empire euro-
péen (Flammarion, 2007). Son plus récent ouvrage, Distant Love (Polity Press, 2014) est
co-écrit avec Elisabeth Beck-Gernsheim.

TRADUCTEUR
Benjamin Boudou est actuellement chercheur postdoctoral au Centre d’Études et de
Recherches Internationales (CERI), et travaille sur le nationalisme méthodologique et les
120 - Ulrich Beck

théories politiques de l’immigration. Il a soutenu sa thèse « Théorie politique de l’hospi-


talité : les relations de pouvoir aux frontières des communautés politiques » en 2013 à

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Sciences Po. Il a récemment publié dans Hospitality & Society, Mots. Les langages du
politique, Raisons politiques, et La revue du MAUSS, et a organisé le colloque « Hospitality
Now (!) » avec Sciences Po et Monash University. benjamin.boudou@sciencespo.fr
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RÉSUMÉ
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique : un changement
de paradigme dans les sciences sociales
Cet article montre que le nationalisme méthodologique est remis en question par les
processus de « cosmopolitisation de la réalité » produits par la prise de conscience globale
des crises et des risques qui ne sont ni confinés, ni intelligibles au niveau national. L’article
clarifie la notion de cosmopolitisme méthodologique qui doit être distinguée à la fois du
cosmopolitisme normatif et d’autres manières de répondre à la différence. Les processus
de comsopolitisation sont décrits au travers de sept thèses qui éclaircissent les conditions
de possibilité d’une société imaginée cosmopolite.

ABSTRACT
Methodological Nationalism – Methodological Cosmopolitism: A paradigm shift in
social sciences
This article argues that methodological nationalism is at odds with the “cosmopolitisation
of reality” produced by a global awareness of crises and risks which are neither confined,
nor intelligible, at a national level. The article clarifies the notion of methodological cos-
mopolitanism which is to be distinguished from both normative cosmopolitanism and other
ways to cope with difference. The processes of cosmopolitsation are described in seven
theses which untangle the conditions of possibility of a cosmopolitan imagined community.

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