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NATIONALISME MÉTHODOLOGIQUE – COSMOPOLITISME
MÉTHODOLOGIQUE : UN CHANGEMENT DE PARADIGME DANS
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cosmopolitisme
méthodologique :
un changement
de paradigme
dans les sciences sociales
Ulrich Beck
1 - Ulrich Beck, The Cosmopolitan Vision, Cambridge, Polity Press, 2006 (Qu’est-ce que le cos-
mopolitisme ?, Paris, Flammarion, 2006).
104 - Ulrich Beck
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obligations et responsabilités, de nouvelles manières de se voir et de percevoir
les autres pour les groupes et les individus. Les pays sont en quelque sorte
assiégés et envahis par l’interdépendance globale, par les risques écologiques,
économiques et terroristes qui lient ensemble les mondes jusqu’alors séparés
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2 - Stephen Toulmin, Cosmopolis : The Hidden Agenda of Modernity, New York, Free Press,
1990 ; Pauline Kleingeld, « Six Varieties of Cosmopolitanism in Late Eighteenth-Century
Germany », Journal of the History of Ideas, vol. 60, no 3, 1999, p. 505-524 ; Sigrid Thielking, Welt-
bürgertum. Kosmopolitische Ideen in Literatur und politischer Publizistik seit dem achtzehnten
Jahrhundert, Munich, Fink, 2000.
3 - Par exemple, Friedrich Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat. Studien zur Genesis
des deutschen Nationalstaats, Munich, Oldenbourg, 1907.
4 - Voir Thomas W. Pogge, « Cosmopolitanism and Sovereignty », Ethics, vol. 103, no 1, 1992,
p. 484-575 ; David Held, Democracy and the Global Order : From the Modern State to Cosmo-
politan Governance, Cambridge, Polity Press, 1995 ; Daniele Archibugi et David Held (dir.), Cos-
mopolitan Democracy : An Agenda for a New World Order, Cambridge, Polity Press, 1995 ;
Daniele Archibugi, David Held et Martin Kohler (dir.), Re-Imagining Political Community : Studies
in Cosmopolitan Democracy, Cambridge, Polity Press, 1998 ; Andrew Linklater, The Transfor-
mation of Political Community : Ethical Foundations of the Post-Westphalian Era, Columbia,
University of South Carolina Press, 1998 ; Pheng Cheah et Bruce Robbins (dir.), Cosmopolitics :
Thinking and Feeling Beyond the Nation, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998 ; Mary
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au cœur du projet cosmopolite : le cosmopolitisme associe une prise de
conscience de la différence et de l’altérité avec une tentative de concevoir de
nouvelles formes de pouvoir démocratique par-delà l’État-nation 5. Daniele
Archibugi résume ce noyau normatif du cosmopolitisme avec trois principes :
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Kaldor New & Old Wars, Organized Violence in a Global Era, Cambridge, Polity Press, 2006 ;
Daniel Levy et Natan Sznaider, The Holocaust and Memory in the Global Age, Philadelphia,
Temple University Press, 2006 ; Ulrich Beck, What Is Globalization ?, Cambridge, Polity Press,
2000 ; Ulrich Beck, Power in the Global Age : A New Global Political Economy, Cambridge, Polity
Press, 2005 (Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier, 2006), Ulrich
Beck, The Cosmopolitan Vision, op. cit. ; Steven Vertovec et Robin Cohen, Conceiving Cosmopo-
litanism : Theory, Context, and Practice, New York, Oxford University Press, 2002 ; Daniele Archi-
bugi, « Cosmopolitical Democracy », in Daniele Archibugi (dir.), Debating Cosmopolitics, Londres,
Verso, 2003, p. 1-15 ; Mary Kaldor, Helmut Anheier et Marlies Glasius (dir.), Global Civil Society
– Yearbook, Oxford, Oxford University Press, 2003.
5 - Voir Timothy Brennan, At Home in the World : Cosmopolitanism Now, Cambridge, Harvard
University Press, 1997.
6 - Daniele Archibugi, « Cosmopolitical Democracy », art. cité, p. 11.
7 - Pour une analyse du cosmopolitisme et de ses contraires relevant proprement des sciences
sociales, voir Ulrich Beck, The Cosmopolitan Vision, op. cit. ; « We Do Not Live in an Age of
Cosmopolitanism but in an Age of Cosmopolitisation : The “Global Other” Is in Our Midst », Irish
Journal of Sociology, vol. 19, no 1, 2011, p. 16-34 ; « Cosmopolitan Sociology : Outline of a Paradigm
Shift », in Maria Rovisco et Magdalena Nowicka (dir.), The Ashgate Research Companion to Cosmo-
politanism, Farnham/Burlington, Ashgate, 2011, p. 17-32 (« Une sociologie cosmopolite : esquisse
d’un changement paradigmatique », Nouvelles Perspectives en Sciences Sociales, vol. 8, no 1,
2012, p. 61-190) ; « Cosmopolitanism as Imagined Communities of Global Risk », in Edward A.
Tiryakian, Guest Editor, « Imagined Communities » in the 21st Century, no spécial, The American
Behavioral Scientist, vol. 55, no 10, 2011, p. 1346-1361 ; « Multiculturalism or Cosmopolitanism :
How Can We Describe and Understand the Diversity of the World », Social Sciences in China, vol. 32,
no 4, p. 52-58. Voir Pheng Cheah, Inhuman Conditions : On Cosmopolitanism and Human Rights,
Cambridge, Harvard University Press, 2006, Gerard Delanty (dir.), Routledge Handbook of Cosmo-
politanism Studies, Londres, Routledge, 2012, Pnina Werbner (dir.), Anthropology and the New
Cosmopolitanism : Rooted, Feminist and Vernacular Perspectives, Oxford, Anton Berg, 2008.
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mopolite signifie définir le concept européen de société comme un cas histo-
rique particulier d’interdépendance globale 8.
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8 - Ulrich Beck et Edgar Grande, The Cosmopolitan Europe, Cambridge, Polity Press, 2007 (Pour
un empire européen, Paris, Flammarion, 2007).
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éclairée autant que celle du nationalisme radical 9. Dans sa forme la plus
extrême, le nationalisme a donc des points communs avec l’universalisme, mais
également avec des formes pré-modernes de subordination hiérarchique. Lui
aussi a une tendance à rejeter le droit des autres nations et à les stigmatiser
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9 - Otto Dann, Nation und Nationalismus in Deutschland, 1770-1990, Munich, C.H. Beck, 1993.
10 - Sur la critique du multiculturalisme, voir Ulrich Beck, The Cosmopolitan Vision, op. cit.
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de plus que des mots différents pour dire l’hégémonie sur l’Autre, de la majorité
sur les minorités. Le cosmopolitisme accepte la différence mais ne l’absolutise
pas ; il cherche plutôt des manières de la rendre universellement tolérable. Il
opère donc sur un cadre d’unification et d’universalisation de normes contrai-
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11 - Inutile de dire que le diable se cache dans les détails. Qui trouve les procédures selon
lesquelles ces minima sont déterminés ? Qui les impose contre l’opposition ? Comment sont
résolus les conflits dans lesquels un camp n’est pas prêt à renoncer à l’usage de la violence
organisée, laquelle viole les normes minimales de civilisation ? Ces questions montrent claire-
ment que le cosmopolitisme n’offre pas de solutions clé en main ; il est profondément
problématique.
12 - Voir Pauline Kleingeld, « Six Varieties of Cosmopolitanism in Late Eighteenth-Century
Germany », p. 516.
13 - C’est pour cette raison que la philosophie marxiste orthodoxe considère le cosmopolitisme
comme « l’autre face du nationalisme et du chauvinisme bourgeois », et non pas comme son
contraire. Selon la doctrine marxiste dominante, le cosmopolitisme est « une réponse réaction-
naire à l’internationalisme socialiste » (Georg Klaus et Manfred Buhr (dir.), Philosophisches Wör-
terbuch, 2e ed. Leipzig, VEB Bibliographisches Institut, 1975, p. 667.
14 - La distinction entre la période pré-moderne et la modernité a simplement une fonction
heuristique, nous savons qu’elle est encombrée d’une distinction extrêmement problématique
entre tradition et modernité. Il est vrai par ailleurs que la hiérarchie de la différence, sous la
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normes substantielles et procédurales. Cette approche ancre à ce point le rela-
tivisme que l’idéal partagé de critères d’ordonnancement et de sélection dis-
paraît complètement. Ce que le cosmopolitisme valorise énormément – une
perspective mutuelle internalisée et institutionnalisée qui associe les Autres –
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Pour le dire rapidement, le nationalisme méthodologique part du principe
que la nation, l’État et la société sont des formes sociales et politiques neutres
du monde moderne. Chaque fois que des acteurs sociaux souscrivent à cela, je
parle de « perspective nationale » ; chaque fois qu’il s’agit de chercheurs en
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18 - Voir par exemple David Held et al., Global Tansformations, Stanford, Stanford University
Press, 1999.
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On découvre dans le troisième moment la principale conséquence indirecte
de cette interconnectivité globale jusqu’alors ignorée : la fin de l’« Autre
global ». L’Autre global est désormais parmi nous. Et c’est là finalement que
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19 - Voir Ulrich Beck, « Beyond Class and Nation : Reframing Social Inequalities in a Globalizing
World », British Journal of Sociology, vol. 58, no 4, 2007, p. 679-705 ; A God of One’s Own : Reli-
gion’s Capacity for Peace and Potential for Violence, Cambridge, Polity Press, 2010 ; Ulrich Beck
et Elisabeth Beck-Gernsheim, Distant Love, Cambridge, Polity Press, 2014 ; Ulrich Beck et Eli-
sabeth Beck-Gernsheim, « Global Generations and the Trap of Methodological Nationalism : For
a Cosmopolitan Turn in the Sociology of Youth and Generation », European Sociological Review,
vol. 25, no 1, 2009, p. 25-36 ; Ulrich Beck et Daniel Levy, « Cosmopolitanized Nations : Re-ima-
gining Collectivity in World Risk Society », Theory, Culture & Society, vol. 30, no 2, 2013, p. 3-31 ;
Nina Glick Schiller et Noel B. Salazar, « Regimes of Mobility across the Globe », Journal of Ethnic
& Migration Studies, vol. 39, no 2, 2013, p. 183-200 ; Nancy Scheper-Hughes, « The Last Commo-
dity : Post-Human Ethics and the Global Traffic in “Fresh” Organs », in Aihwa Ong et Stephen
J. Collier (dir.), Global Assemblages : Technology, Politics and Ethics as Anthropological Pro-
blems, Malden, Blackwell Publishing, 2005, p. 145-167 ; Andreas Wimmer et Nina Glick Schiller,
« Methodological Nationalism and Beyond : Nation-State Building, Migration and the Social
Sciences », Global Networks, vol. 2, no 4, 2002, p. 301-334.
20 - Voir Ulrich Beck, World at Risk, Cambridge, Polity Press, 2009.
112 - Ulrich Beck
C’est exactement mon argument. Les critiques ont raison. C’est une idée
naïve, désarmante de simplicité. Avec le cosmopolitisme, il n’y a pas de tran-
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sition du normatif au réel. Il faut donc prendre le chemin inverse, du réel au
normatif. C’est ainsi qu’émerge la question clé : comment peut-on transformer
les étrangers – construits comme membre de communautés nationales imagi-
nées – en voisins ?
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Première thèse : les risques globaux font émerger un nouveau « destin cosmo-
polite et civilisationnel partagé », autrement dit des communautés cosmopolites
du risque.
Les crises et les risques globaux contredisent le nationalisme méthodolo-
gique. Ils ne sont pas confinés aux frontières nationales, et leurs causes ne
peuvent être analysées à travers le prisme national. Leurs effets sont ressentis
par-delà les frontières souveraines des nations, et ils peuvent devenir les objets
de systèmes de gouvernance ou de réactions de la société civile d’envergure
transnationale. Je place les menaces globales et les crises au centre de la scène
globale, faisant ainsi évoluer mes idées de « société du risque » (1986) à la
« société mondiale du risque » (1999) jusqu’à « un monde à risque » (2006).
Je distingue trois types de crises globales, à savoir les crises d’interdépendance
écologique, économique et terroriste.
Dans un monde de crises et de dangers mondiaux, une perspective cosmo-
polite signifie que les anciens dualismes (intérieur/extérieur, national/interna-
tional, eux/nous) perdent de leur validité, et que la communauté imaginée du
cosmopolitisme devient nécessaire à la survie. Cette perspective d’une « cos-
mopolitisation forcée » rend possible l’idée que la « fabrique des incertitudes et
des insécurités » permise par une société mondiale du risque appelle à la réflexi-
vité transnationale, à la coopération globale et à des réponses coordonnées –
même si ces mêmes processus peuvent appeler à l’exact opposé !
J’insiste sur cette idée de mise en scène de la société mondiale du risque.
Cela découle du souci théorique pour les « nouveaux risques globaux ». Ils
peuvent être définis comme des menaces et des catastrophes résultant de
l’action humaine, incalculables, et non assurables, mais qui sont anticipées.
Bien souvent, ils demeurent invisibles ; on les perçoit donc lorsqu’ils devien-
nent définis et contestés au sein d’un « savoir ». Les risques globaux sont donc
socialement construits et définis selon des relations de pouvoir. Leur existence
prend la forme d’un savoir (scientifique ou pseudo-scientifique). Par consé-
quent, en fonction des normes autorisant ce qui est connu et ce qui ne l’est
pas, leur « réalité » peut être accentuée ou minimisée, transformée ou simple-
ment déniée. Les risques globaux sont les résultats d’une mise en scène plus
ou moins réussie. Il faut donc insister sur le fait que les crises globales
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dépendent des médias globaux. En effet, lorsque ces risques sont mis en scène
dans les médias, ils deviennent des événements cosmopolites pouvant toucher
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le monde entier avec une rapidité foudroyante. Selon cette perspective, les
évènements cosmopolites sont des expériences réflexives, des coups du sort très
médiatisés, très sélectifs, très variables, très symboliques, locaux et mondiaux,
nationaux et internationaux, matériels et communautaires. Ils dépassent et effa-
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cent toutes les frontières sociales, et déconstruisent l’ordre global qui domine
l’esprit des gens.
Déjà en 1927, John Dewey cherchait « les conditions dans lesquelles la
Grande Société pourrait devenir la Grande Communauté ». Il distinguait d’une
part les décisions prises collectivement et d’autre part les conséquences de ces
décisions. Il reliait cette idée à la théorie selon laquelle la sphère publique
émerge non pas d’un quelconque intérêt général pour les décisions mais plutôt
pour leurs conséquences. Les gens sont indifférents aux décisions en tant que
telles. Ils ne se réveillent pas avant qu’ils aient commencé à discuter ensemble
des conséquences problématiques des décisions. C’est la communication qui
les sort de leur torpeur et les rend inquiets ; elle secoue leur indifférence en
créant une sphère publique et une potentielle communauté d’action. Autre-
ment dit, c’est un risque global – plus précisément la mise en scène et la
perception d’un risque global – qui crée des communautés imaginées qui tra-
versent toutes sortes de frontières. C’est la réflexivité d’une société du risque
mondialisée qui produit la relation réciproque entre la sphère publique et la
globalité.
Je voudrais faire un échange entre les sociologies américaine et européenne.
Les Américains ont une longue tradition sociologique fondée sur l’urbanisme,
la migration et les communautés d’étrangers. Cette tradition fut largement
influencée par un sociologue européen particulièrement cosmopolite, Georg
Simmel. Je me considère comme un continuateur de cette tradition, mais je
souhaite l’actualiser pour l’âge global afin de rendre à nouveau notre profession
pertinente. En sociologie, la ligne pragmatiste américaine par exemple essaie
toujours d’étendre les frontières de la nation.
Les seules institutions aussi globales que le système financier, et les seules
qui agissent comme lui en temps réel, sont les médias de masse. Il est clair en
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effet qu’en diffusant l’information les médias ont suscité une prise de
conscience d’un problème décrit comme global et issu d’interdépendances éco-
nomiques. Mais ce qui est intéressant, ce n’est ni la diffusion de l’information
en tant que telle, ni le fait que le public des médias se familiarise avec de
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nouveaux objets mondiaux qui les touchent eux autant que des étrangers. Ce
qu’il y a de véritablement intéressant c’est que la réception de l’information
nous fait prendre conscience que des étrangers sont en train de suivre les
mêmes événements, en ressentant les mêmes peurs et les mêmes inquiétudes.
Les étrangers deviennent des voisins !
Une autre condition pour créer ces communautés imaginées du risque
consiste dans le potentiel de réflexivité des sphères publiques – et de la sphère
publique mondiale. Les communautés imaginées qui se forment autour des
risques globaux peuvent ainsi apparaître non seulement quand les médias de
masse (Internet, téléphones portables) se constituent en forum d’échange
d’information, mais aussi quand ils permettent de nous faire réaliser que cet
échange est en train d’avoir lieu. Comme l’a brillamment montré Benedict
Anderson 21, le fondement original du nationalisme – les « communautés ima-
ginées » – se trouve dans la prise de conscience que l’on suit les mêmes évé-
nements en même temps que d’autres et que l’on est tous affectés ensemble.
La question qu’il faut alors se poser est la suivante : quelles sont les consé-
quences quand les crises globales comme l’actuelle crise financière (mais aussi
les effets catastrophiques du changement climatique ou la menace des armes
nucléaires) sont suivies par un public qui va au-delà des frontières des États-
nations ? Une autre question découle de celle-ci : quel type de relation existe-
t-il entre les communautés imaginées nationales et les communautés imaginées
cosmopolites ? Benedict Anderson utilisait le concept de « communautés ima-
ginées » pour des constructions nationales, et il y a fort à penser que, comme
beaucoup d’autres, il considérait les communautés imaginées comme s’appli-
quant seulement aux nations. Pour ma part, je me pose cette question : peut-on
faire fonctionner un concept de communautés imaginées sous une forme nou-
velle et élargie pour explorer les conséquences sociales et politiques des risques
globaux ?
Quelles sont alors les caractéristiques de ces risques qui rendent possibles
les communautés imaginées cosmopolites ? Tout d’abord, le traitement média-
tique de la crise financière et du changement climatique crée une sphère
publique qui peut réflexivement constituer des communautés transnationales
du risque – sous certaines conditions, entre autres la liberté de la presse, des
formes réflexives de traitement de l’information, des garanties étatiques de
sécurité, d’égalité, de droits civiques et de libertés publiques. Ensuite, de telles
communautés du risque sont rendues possible par la reconnaissance de la
dépendance (pouvoir) et de l’interdépendance (dépendance mutuelle). Une
telle interdépendance est risquée, puisque telle ou telle région du monde peut
se trouver perturbée par les remous financiers d’une autre région lointaine.
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Seule la réalisation simultanée de ces conditions complexes – qui incluent éga-
lement le « choc anthropologique » que constituent les catastrophes (le 11-Sep-
tembre, Tchernobyl, l’effondrement d’une banque) – met en marche la
cosmopolitisation, qui peut peut-être déboucher sur une action politique à
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l’échelle mondiale.
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des individus) avec les espaces et les devoirs désormais sans frontières de la
responsabilité pour la survie de tous. La capacité du risque à faire communauté
dépend du réalisme, et non pas simplement de la compassion, du regret ou de
la pitié pour la souffrance des autres – c’est ce qu’il faut entendre par « cos-
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mopolitisme épais ».
Nous l’avons dit, les communautés imaginées autour du risque partagé sont
des communautés forcées de concevoir un destin commun. Contrairement à
ce que le cosmopolitisme semble suggérer, elles ne sont pas fondées ni sur un
choix volontaire ou un statut dominant, ni sur une normativité ou un savoir
philosophique. La communauté cosmopolite du risque n’est précisément pas
fondée sur l’idée que nous sommes tous membres de la communauté humaine.
Ce qu’on pourrait appeler « l’effet bon Samaritain » n’est pas suffisant : la pra-
tique chrétienne ou cosmopolite de l’amour du prochain est une solidarité
pour ceux qui sont vulnérables, qui souffrent ou dont l’humanité même est
menacée ou sur le point d’être détruite. En réalité, parce que nous avons un
intérêt à survivre, nous sommes forcés de considérer les Autres lointains et de
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique... - 117
faire communauté avec eux. Le but est de se battre pour fabriquer une nouvelle
sorte de communauté et une nouvelle manière de faire de la politique.
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Le risque mondial est un bouclier forgé par les moyens de communication
pour se protéger de la vulnérabilité de l’humanité face aux menaces qu’elle-
même a engendré. Les risques globaux relient les gens qui n’ont rien (ou ne
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veulent rien avoir) en commun avec les autres. Ces risques signifient que les
particularités nationales – culture, langue, religion, loi – doivent être relayées
au second plan pour permettre la coopération par-delà les frontières et les
différences, même en situation d’hostilité. Tout cela est possible, non pas grâce
à la mise en place délibérée des principes normatifs du cosmopolitisme, mais
de façon involontaire, à l’insu des acteurs. C’est par l’expérience de situations
de menace globale ou d’interdépendances face au risque que peut se former,
plus ou moins involontairement, une force qui nous pousse à coopérer. Pour
que cette force prenne forme, la politisation et l’établissement de normes peu-
vent être nécessaires, mais pas en tant qu’application de beaux principes d’un
grand philosophe quelconque.
Une caractéristique essentielle des communautés nationales et des commu-
nautés cosmopolites est que l’histoire de leur émergence est très liée à la mul-
tiplication de nouvelles technologies de communication. Cependant, il s’agit
pour chaque cas de types de technologie différents. Tandis que les commu-
nautés nationales sont fondées sur l’invention et la production massive du livre
imprimé – Benedict Anderson l’a montré –, les communautés cosmopolites
dépendent d’Internet et de ce qu’il a rendu possible (communications mon-
diales, mobilité, réseaux, forums de débat, etc.).
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par un cosmopolitisme conscient.
d’une nation dépendent in fine du fait que chacun de ses membres est prêt à
sacrifier sa vie pour elle. Dans une société mondiale du risque, l’action est fondée
au contraire sur l’idée que la survie de tous devient l’intérêt propre de chacun.
La communauté cosmopolite n’est donc pas conçue, à la manière de la
communauté nationale, sur une fraternité d’armes où tous considèrent qu’il
est honorable de mourir pour la patrie (Dulce et decorum est pro patria mori).
La communauté cosmopolite, forgée dans l’urgence, déconstruit ce mythe
national ; le mot d’ordre est désormais : ne pas mourir mais survivre ! Pour
être plus exact, afin d’assurer la survie de tous, un processus d’apprentissage
collectif, mondial et rapide est nécessaire. Toutes les nations, religions, groupes
ethniques, et tous les individus qui les composent, doivent œuvrer à réduire
les conflits nationaux et religieux, et se défaire de l’imaginaire de l’ennemi, de
façon à ne pas empêcher une « co-opération de sauvetage ». En d’autres mots :
oui aux particularités, non à la diabolisation ! Autrement dit encore, l’éman-
cipation imposée – ce qui doit être fait doit être acté et entrepris immédiate-
ment. Sinon la crise devient catastrophe, la communauté de destin devient
communauté de destruction. Quand ils sont pris au sérieux, les risques globaux
lèvent les doutes et les ambiguïtés ! (C’est ici que se forgent les fondamenta-
lismes totalitaires !). La communauté nationale fait désormais partie intégrante
de la communauté cosmopolite, mais elle doit changer structurellement en
s’ouvrant. Le nationalisme n’imagine ni ne construit l’altérité selon la distinc-
tion supérieur/inférieur, mais selon l’opposition intérieur/extérieur. À l’inté-
rieur, le nationalisme dissout les distinctions et unifie la sphère de validité des
normes. C’est d’ailleurs ce qu’il partage avec l’universalisme. C’est un univer-
salisme interne, qui s’arrête là où les autres nations commencent. À l’extérieur,
dans sa relation avec les autres nations, il oscille entre la tolérance éclairée et
l’excès nationaliste. Ceci n’est plus possible lorsque le national se cosmopolitise.
La diabolisation des autres nations doit être déconstruite, elles doivent être
reconnues comme égales. Plus encore, il faut non seulement apprendre à voir
la situation des autres – en raison d’un intérêt à survivre strictement égoïste ! –,
mais aussi à se voir à travers les yeux des autres. Par conséquent, si l’on veut
résoudre les problèmes mondiaux il faut ouvrir un nouvel espace d’action de
responsabilité causale.
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menacée (voir ci-dessus).
Conclusion
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AUTEUR
Ulrich Beck est Professeur de Sociologie à l’Université de Munich et à London School of
Economics. À l’origine de nombreux concepts féconds tels la « société du risque », le
« cosmopolitisme méthodologique », la « modernité réflexive », il est auteur de nombreux
ouvrages dont certains ont été traduits en français comme par exemple La Société du
risque : Sur la voie d’une autre modernité (Aubier, 2001) ; Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère
de la mondialisation. Pour un empire européen (Flammarion, 2007) ; Pour un empire euro-
péen (Flammarion, 2007). Son plus récent ouvrage, Distant Love (Polity Press, 2014) est
co-écrit avec Elisabeth Beck-Gernsheim.
TRADUCTEUR
Benjamin Boudou est actuellement chercheur postdoctoral au Centre d’Études et de
Recherches Internationales (CERI), et travaille sur le nationalisme méthodologique et les
120 - Ulrich Beck
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Sciences Po. Il a récemment publié dans Hospitality & Society, Mots. Les langages du
politique, Raisons politiques, et La revue du MAUSS, et a organisé le colloque « Hospitality
Now (!) » avec Sciences Po et Monash University. benjamin.boudou@sciencespo.fr
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RÉSUMÉ
Nationalisme méthodologique – cosmopolitisme méthodologique : un changement
de paradigme dans les sciences sociales
Cet article montre que le nationalisme méthodologique est remis en question par les
processus de « cosmopolitisation de la réalité » produits par la prise de conscience globale
des crises et des risques qui ne sont ni confinés, ni intelligibles au niveau national. L’article
clarifie la notion de cosmopolitisme méthodologique qui doit être distinguée à la fois du
cosmopolitisme normatif et d’autres manières de répondre à la différence. Les processus
de comsopolitisation sont décrits au travers de sept thèses qui éclaircissent les conditions
de possibilité d’une société imaginée cosmopolite.
ABSTRACT
Methodological Nationalism – Methodological Cosmopolitism: A paradigm shift in
social sciences
This article argues that methodological nationalism is at odds with the “cosmopolitisation
of reality” produced by a global awareness of crises and risks which are neither confined,
nor intelligible, at a national level. The article clarifies the notion of methodological cos-
mopolitanism which is to be distinguished from both normative cosmopolitanism and other
ways to cope with difference. The processes of cosmopolitsation are described in seven
theses which untangle the conditions of possibility of a cosmopolitan imagined community.