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LECTURES CRITIQUES

Michelle-Irène Brudny

Presses de Sciences Po | Raisons politiques

2001/1 - no 1
pages 218 à 225

ISSN 1291-1941

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Pour citer cet article :
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Brudny Michelle-Irène, « Lectures critiques »,
Raisons politiques, 2001/1 no 1, p. 218-225. DOI : 10.3917/rai.001.0218
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lectures critiques
Michelle-Irène Brudny

Arendt Hannah, épouse Blücher. Sur les correspondances Arendt/


Blücher et Arendt/Heidegger.

« Dans une de ces lettres anciennes qui me resteront tou-


jours actuelles tu as fait remarquer que les lettres d’amour
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sont toujours d’une certaine monotonie. Bien sûr, mais

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quelle monotonie étonnante. Une monotonie comme les
bruits de la mer. Plus on en écoute, plus on désire
d’entendre. Une monotonie si élémentaire qu’elle donne
d’espace, dans leur cadre “grandios”, à tous ces variations
infinies de tout un monde, de toute une vie. »
Heinrich Blücher, Villemalard, 6 novembre 1939 1

Le plus inexact et le plus trompeur serait de mettre en chiasme


deux dédicaces écrites par Hannah Arendt. La première ouvre La crise
de la culture : « Pour Heinrich, après vingt-cinq ans » 2. La seconde est
inscrite sur une vignette de format américain qui devait accompagner
l’envoi, à Martin Heidegger, de l’édition allemande de The Human
Condition 3 :

« La dédicace de ce livre est laissée en blanc


Comment pourrais-je le dédier

1. Cette lettre d’un camp d’internement a été écrite en français, ce qui lui a permis de par-
venir à son destinataire. Les lettres d’Arendt à Blücher de la même période n’existent
plus. Cf. Hannah Arendt/Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, édition, intro-
duction et notes de Lotte Köhler, traduction d’Anne-Sophie Astrup, Paris, Calmann-
Lévy, 1999, p. 94.
2. H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972 (coll. « Idées »).
3. H. Arendt, Vita Activa oder Vom tätigen Leben, Stuttgart, Kohlhammer, 1960.
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Lectures critiques – 219

à celui, si proche,
envers qui j’ai gardé toute fidélité
et ne l’ai pas gardée,
mais les deux, en amour. »

En conclure que la plus essentielle est évidemment celle qui est


cachée, a été écrite à la main et n’a sans doute pas été envoyée serait
faire litière de la complexité comme de l’ambivalence.
Hannah a 7 ans lorsque son père meurt. Pendant l’hospitalisa-
tion de Paul Arendt, le grand-père, Max, contait des histoires à sa
petite fille afin de l’égayer. Un an plus tard, la première guerre mon-
diale contraint Martha Arendt et sa fille de quitter Königsberg. Dans
la vie de Hannah, les événements intimes et ceux de l’histoire mon-
diale sont très tôt mêlés. Près de vingt ans plus tard, en 1933,
Hannah décide sans hésitation de quitter son pays natal afin d’éviter
la prison pour activisme sioniste. L’espièglerie lumineuse de la petite
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fille a disparu, et la souffrance de la séparation d’avec Heidegger a

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épaissi le « voile de l’inquiétude ».
La correspondance entre Hannah Arendt et Heinrich Blü-
cher, son second époux rencontré à Paris en 1936, « occupe une
place particulière parmi les correspondances d’Arendt publiées au
cours des dix dernières années … dans aucun autre échange de
lettres, les correspondants n’écrivent avec une intimité aussi natu-
relle… ». Pour Lotte Köhler qui, après avoir assuré, à la demande
de Hannah Arendt, l’édition de Rahel Varnhagen, est devenue une
amie toujours plus proche et s’est occupée avec Larry May et
Jerome Kohn de préparer les papiers d’Arendt pour la Library of
Congress, c’est « le témoignage le plus personnel du fonds », qui
comprend pourtant aussi les « carnets de pensée » de Hannah
Arendt 4. Sur plus de 400 lettres en tout, 300 ont été retenues, avec
les coupes d’usage.
Dans la première lettre publiée de cette correspondance,
Hannah Arendt, qui va avoir 30 ans et se sépare sans doute pour la
première fois de son futur époux depuis leur rencontre, s’exclame :
« Je me sentais littéralement comme si on m’avait arraché la peau du
corps » 5. Dès la deuxième lettre, elle écrit à Heinrich : « J’ai quelque-
fois l’impression d’avoir un peu trop exigé de toi. Se tutoyer, aller se

4. Cf. Hannah Arendt/Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 7. Lotte


Köhler s’est également chargée avec Hans Saner d’éditer la correspondance Arendt/
Jaspers.
5. Ibid., p. 34.
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promener sur les quais. Mais au fond j’ai l’insolent espoir de tout
pouvoir exiger de toi, c’est-à-dire de pouvoir te traiter comme on se
traite soi-même ». À quoi Heinrich répond, comme en une minia-
ture des débuts de leur vie commune : « Bien sûr que tu peux exiger
de moi tout ce que tu exiges de toi-même et que tu peux me traiter
comme tu te traites toi-même – si ce n’est que tu devrais te traiter un
peu mieux ; en tout cas moi je vais le faire : te traiter un peu mieux
que tu ne te traites. Ne regrette pas l’histoire des dix ans, etc. Je sais
ce que j’ai, quelle femme tu es, tu continueras à être et tu deviendras,
laisse-moi juger, qu’en sais-tu donc toi ? » 6.
Qui est Heinrich Blücher ? Un ancien spartakiste, membre du
Parti communiste allemand, puis dissident, très ferré en histoire mili-
taire, qui continue, dans des réunions parisiennes, à s’affronter aux
camarades du parti. « Un philosophe féru de politique », selon Lotte
Köhler, un autodidacte d’une étonnante culture philosophique et
esthétique à laquelle s’ajoute un savoir historique considérable. C’est
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« un simple citizen qui est, à l’instar de Socrate, convaincu que la mis-
sion la plus importante des hommes est d’établir des liens entre eux-
mêmes, liens qui finalement engloberont l’humanité tout entière : et
c’est là la mission de la politique » 7. C’est aussi un homme d’une
grande présence physique, indispensable pour que Hannah Arendt,
toujours vulnérable, d’une certaine manière, puisse vivre, s’orienter,
voyager, apprécier la beauté dans le monde. Heinrich Blücher est son
« chez-soi », sa « patrie portative ». Hannah est tout à fait consciente
de sa fragilité et des constants efforts qu’elle requiert : «… même si je
ne suis pas d’un grand secours, parce que la plupart du temps ce voile
de l’inquiétude m’obscurcit la belle lumière du jour ; ou plutôt [parce
que] cette obsession, acquise dès l’enfance, de faire pour tout le
monde, sauf pour toi, comme si tout allait bien, me coûte la majeure
partie de mes forces » 8.
Cette fragilité explique aussi la difficulté, tenue secrète, de l’appa-
rition publique. Hannah Arendt écrit le 25 mai 1955, alors qu’elle se
livre à ces activités depuis plusieurs années : « Je ne peux pas écrire et
enseigner en même temps ; ce sont deux activités fondamentalement
opposées l’une à l’autre, et je n’ai pas le talent qu’il faudrait pour les
mener de front. » Hannah signale à Heinrich lorsque l’auditoire, à la
différence de celui de New York, « a de bonnes manières » : les étudiants

6. Ibid., p. 43.
7. « Un cours du Common Course », dans Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 520.
8. Ibid., p. 125.
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respectent alors la part de retrait qui lui est consubstantielle jusque dans
l’apparition en public. Elle explique d’ailleurs qu’une personne qui a si
souvent affaire aux limites mêmes de l’espace public, qui s’en approche
par son pourtour, en acquiert une connaissance inégalée.
Mais l’un des fondements du couple est de laisser exister l’autre
dans « la solitude [qu’ils se garantissent] l’un l’autre » 9. C’est aussi la
théorie que Heinrich envoie à Hannah en lui commentant le mariage
secret de Hermann Broch. Le cercle des proches des époux est bien
connu. Mary McCarthy et Elisabeth Young-Bruehl l’ont à juste titre
présenté comme la création réussie du couple dont chacun a le don de
l’amitié vraie. Or Lotte Köhler observe, de manière moins convenue :
« Très peu seulement parmi les nombreuses personnes que Hannah
Arendt fréquente dans ses divers domaines d’activité lui resteront cons-
tamment proches lors des années new-yorkaises » 10. Et non seulement
en raison des morts – Hermann Broch, Hilde Fränkel, Waldemar
Gurian – ou des ruptures, éventuellement passagères, lors de la contro-
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verse sur Eichmann à Jérusalem – Hans Jonas.

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Il y a pour Blücher, dès le début, « un aller-retour entre philoso-
phie et politique ». Quant à Arendt, voilà ce qu’elle dit d’elle-même à
Jaspers : « Mon existence non pas civile mais d’auteur repose sur le fait
que j’ai appris grâce à mon mari à penser politiquement et à avoir un
regard d’historienne et que, d’autre part, je n’ai pas cessé de m’orienter
historiquement et politiquement à partir de la question juive » 11. Cette
lettre date du début de l’année 1946. Pendant cinq années encore,
Hannah Arendt travaille à la rédaction des Origines du totalitarisme, qui
est presque une œuvre à quatre mains, de son propre aveu, tant elle a
d’échanges réguliers avec son époux. Qui songe un instant à l’impor-
tance et au détail du débat philosophique quotidien comprend que
même la publication de cette correspondance exceptionnelle ne peut
que laisser à peine entrevoir ce qui est le tissu même de la relation. Au
demeurant, combien de fois l’un ou l’autre des épistoliers s’interrompt
pour que l’essentiel de la conversation ait lieu de vive voix : le contre-
point de la correspondance en quelque sorte. Ils sont néanmoins eux-
mêmes tout entiers dans ces lettres. Ce que Hannah Arendt écrit, sur le
vif, à son mari sur Jérusalem ou sur Eichmann est expressis verbis ce
qu’elle écrit ensuite dans son livre, « vérité d’Arendt », avec ses préjugés
humains, trop humains : « … Je suis partie loin de la ville… remplie

9. Ibid., p. 162.
10. Ibid., p. 23.
11. F. Hannah Arendt/Karl Jaspers, Correspondance 1926-1969, Paris, Payot, 1995, trad.
E. Kaufholz-Messmer, p. 70-71.
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d’une foule orientale comme on peut en voir au Moyen-Orient, les élé-


ments européens sont vraiment repoussés, la balkanisation a progressé
à tous égards ». Mais aussi : « Eichmann, on dirait un fantôme, en plus
il a un rhume… Il n’est même pas inquiétant » 12.
À la mort de Heinrich Blücher, c’est à Martin Heidegger que
Hannah Arendt écrit la nature de cette relation tout à fait privilégiée : « Il
arrive que dans le rapport entre deux êtres, si rare que cela soit, s’institue
tout un monde. Le monde devient dès lors un chez-soi, ce fut en tout
cas la seule et unique patrie que nous étions disposés à reconnaître. Ce
microcosme, ce monde en miniature qui constitue toujours un refuge
face au monde, c’est ce qui se désagrège quand l’un des deux s’en va » 13.
À l’intersection de ces deux correspondances que tout sépare même
si les trois épistoliers y sont parfois solidaires, nous aimerions évoquer la
réflexion de Hannah Arendt sur la fidélité, dans ses « carnets de pensée »
de 1950, non encore publiés et cités par Lotte Köhler dans son introduc-
tion à la correspondance des époux. Hannah Arendt distingue « l’in-
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fidélité pour ainsi dire innocente », qui est simplement du côté de la vie,

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du « grand crime d’infidélité ». Le second est un « véritable anéan-
tissement » car il détruit également le passé et sa pérennité, qui est aussi
celle de la vérité. D’une certaine manière, la véritable infidélité annihile la
vérité. Et la négation de la vérité n’est pas le mensonge, mais l’oubli.
La correspondance, publiée en 1998, entre Hannah Arendt et
Martin Heidegger s’intitule Lettres et autres documents de 1925 à 1975
(poèmes, billets, allocution, fragment de carnets). Ces lettres et docu-
ments émanent de Hannah Arendt pour moins du quart seulement,
mais c’est grâce à ses soins que nous pouvons les lire. Elle « a conservé et
mis à la disposition des archives la majeure partie de ce qui se trouve ici
exposé à la lumière de la publicité », selon la formule heideggérienne
qu’Arendt reprend à sa guise. Martin Heidegger n’a vraisemblablement
pas conservé les lettres de Hannah Arendt de la première période
(« Première rencontre » 1925-1933). Elles n’existent plus et il est évidem-
ment impossible de les esquisser le moins du monde à partir des
réponses. D’ailleurs, nous n’avons une véritable correspondance à deux
voix qu’à « L’automne », de 1966 jusqu’à la mort d’Arendt à la fin de
1975. Martin et Hannah ne s’étaient plus écrit entre 1954 et 1966, et ils
ne s’étaient pas vus pendant plus longtemps encore, de 1952 à 1967.
Enfin, selon Hermann Heidegger, fils de Martin et responsable de ses

12. Hannah Arendt/Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 473 et 474.
13. Hannah Arendt/Martin Heidegger, Briefe 1925 bis 1975 und andere Zeugnisse, Franc-
fort/M., V. Klostermann, 1998-1999, édition d’Ursula Ludz, trad. Pascal David, Paris,
Gallimard, 2001 (coll. « Bibliothèque de philosophie »).
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inédits, Hannah Arendt ne s’en serait pas tenue à l’accord passé avec
Martin Heidegger à la demande de ce dernier : détruire les documents
personnels. Sans doute revêtaient-ils à ses yeux une importance particu-
lière. Elle les conservait dans le tiroir du secrétaire de sa chambre et non
dans le classeur de son cabinet de travail, et son testament comporte des
instructions très précises à leur sujet, redites de vive voix à Lotte Köhler.
Cette correspondance arrive en France après un ouvrage qui a
« maltraité » au dernier degré la relation entre les deux épistoliers, le
sinistre Hannah Arendt et Martin Heidegger d’Elzbieta Ettinger, publié
fin 1995 par Le Seuil qui, en 1972, tentait de publier Le système totalitaire
sans son appareil critique. Le tollé suscité par le livre d’Ettinger outre-
Atlantique et en Europe a au moins eu le mérite, moins paradoxal qu’il
n’y paraît, d’inciter Hermann Heidegger à avancer sensiblement la date
de publication des documents réels, comme l’explique Lotte Köhler dans
le courrier des lecteurs de la New York Review of Books du 21 mars 1996.
Quant à Martin et Hannah, le roman publié par Catherine Clément en
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1999, il n’est pas assuré qu’il soit à la hauteur de son difficile sujet.

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La lettre de Heidegger du 27 février 1925 s’ouvre sur la formule
désormais célèbre : « Le démonique m’a atteint de plein fouet … Jamais
rien de tel ne m’est arrivé » 14. Nous sommes loin du Portier de nuit de bas
étage concocté par Elzbieta Ettinger. Hannah Arendt, qui n’a que 18 ans
lorsqu’elle rencontre Martin Heidegger, comprend assez tôt que celui-ci
ne pourra occuper la place qu’elle souhaiterait, et pas seulement en raison
de l’œuvre. Heidegger écrit : « Prendre ainsi congé de tous les rapports
qui ont pu se nouer, c’est là ce que je connais de plus grandiose, en
matière d’expériences humaines, pour ce qui est de la création, et c’est là,
eu égard aux situations concrètes, la plus grande malédiction qui puisse
vous atteindre. C’est là un arrache-cœur, et il arrive que l’on s’opère
vivant » 15. Elle choisit alors de quitter Marbourg pour Heidelberg.
Plus surprenante est, à notre sens, la tonalité des retrouvailles de
février 1950, vingt ans après la dernière entrevue des protagonistes.
Celle-ci a d’abord été connue par la reconstitution qu’en fait Elisabeth
Young-Bruehl dans sa biographie d’Arendt, en composant une mosaïque
de citations empruntées essentiellement à deux lettres d’Arendt, l’une à
son mari, l’autre à son amie la plus proche – très gravement malade –
sans préciser la source de chaque fragment ainsi utilisé 16. Les lettres à Blü-
cher sont désormais publiées, mais celles à Hilde Fränkel demeurent

14. Hannah Arendt/Martin Heidegger, Lettres de 1925 à 1975, op. cit., p. 18.
15. Ibid., p. 57.
16. Cf. Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt. Biographie, Paris, Calmann-Lévy, 1999,
trad. J. Roman et E. Tassin, p. 322.
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consultables dans le fonds Arendt. Selon le récit d’Arendt, dans la pre-


mière de ses lettres à Hilde, Heidegger a d’abord eu honte pour le passé,
c’est-à-dire pour les « deux premiers actes » de leur relation. Mais
ensuite : « Nous avons, pour la première fois de notre vie je crois, parlé
ensemble… Et lui qui est, de manière tout à fait notoire, un menteur
invétéré n’a visiblement jamais, durant ces vingt-cinq ans … nié que cela
a été la grande passion de sa vie » 17. À Hilde, elle ajoute avoir été, de
l’aveu de Heidegger, l’inspiratrice de son œuvre. Hannah Arendt observe
qu’elle est « heureuse d’avoir la confirmation qu’elle a eu raison de ne
jamais oublier » 18 et Heidegger lui écrit : « Combien belle est cette
entente qui s’amorce immédiatement, et presque sans mot dire, prove-
nant d’une affinité tôt instaurée pour aller de l’avant, sans que la fasse
vaciller ce qui est advenu de maléfique et a tout mis pêle-mêle » 19.
Quant à la question que beaucoup se posent, au moins depuis la
parution de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl en 1982 : « en ont-
ils parlé ? » [du nazisme et du génocide des Juifs], la réponse est :
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« évidemment non ». Arendt connaît mieux Heidegger que les Marcuse,

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Hans Jonas ou Paul Celan – pour ne citer que ceux-là – ne le connaissent.
S’évite-t-elle une blessure irréparable ? Ne sait-elle réellement pas, comme
disent certains parmi ses très proches 20, que Heidegger a porté l’insigne ?
C’est en tout cas l’indication d’une profonde ambivalence, finalement, à
l’égard de Heidegger, qui fait écho à son appréhension et à ses hésitations
avant l’entrevue : « Chez Jaspers, l’envie de Heidegger m’est un peu
passée. C’est quand même toujours la même chose : la loi d’après laquelle
une relation peut s’établir » 21.
Une nouvelle interruption dans la correspondance intervient,
nous l’avons dit, entre 1954 et 1966, comme pour invalider, peu après,
cette confirmation dont Arendt s’est déclarée si heureuse. Les raisons en
sont complexes, et l’on ne peut simplement souscrire aux explications
« les plus évidentes » de l’éditrice de cette correspondance, Ursula
Ludz : chacun des deux auteurs vaque à ses affaires, importantes, en
ayant peu de considération pour celles de l’autre. Il arrive à Hannah
Arendt de s’interroger, de ne pas savoir interpréter le silence de
Heidegger : « Pas un mot de Heidegger, à qui j’ai écrit quelques lignes
il y a quelques mois. Je ne sais pas ce qui se passe… Je ne sais pas pour-
quoi il m’en veut ou ce qui a pu éveiller sa méfiance. I can’t help it. Peut-

17. Hannah Arendt/Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 189.


18. Hannah Arendt à Hilde Fränkel, lettre du 10 février 1950. Fonds Arendt, carton n° 9.
19. Hannah Arendt/Martin Heidegger, Lettres de 1925 à 1975, op. cit., p. 91.
20. Entretien avec Lotte Köhler, 1er juin 1999 à New York.
21. Hannah Arendt/Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 173.
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Lectures critiques – 225

être est-ce seulement le travail » 22. Hannah Arendt est aussi bien
l’auteur de « Heidegger le renard » (qui est très fier de son piège et ne se
rend pas compte qu’il s’y est lui-même pris) que de Vita Activa où il
serait difficile de ne pas voir, inter alia, un dialogue et une confrontation
philosophique avec Heidegger, ou, simplement parfois, son influence,
par exemple dès le prologue sur le lancement du premier spoutnik.
La dernière séquence répond à la première, sur le mode plus apaisé
de l’automne de la vie. C’est sans doute la seule période où l’on puisse
parler d’un échange peu asymétrique. Heinrich Blücher meurt vers la
fin de 1970. Toutes les lettres de Heidegger qui suivront font référence
au deuil d’Arendt. Et comme c’est Heidegger qui meurt le dernier, il lui
revient d’écrire à Hans Jonas, l’un de ses anciens étudiants et l’ami de
presque toute une vie d’Arendt : « Votre lettre m’a fait comprendre à
quel point Hannah était décidément et constamment le centre d’un
grand cercle au riche rayonnement. De ce cercle, les rayons tournent à
présent dans le vide, à moins que – ce que nous espérons tous – ne le
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remplisse à nouveau, au gré de la métamorphose à laquelle elle est

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appelée, la présence de la chère disparue ». La publication de ses deux
correspondances, avec Heinrich Blücher et Martin Heidegger, dessine
la figure actuelle, lumière et ombre toujours, de cette présence. 

Philosophe, docteur en sociologie, maître de conférences à l’Institut


d’études politiques de Lille et chercheur au Craps-CNRS, Michelle-Irène
Brudny a notamment procuré l’édition de H. Arendt, La nature du totalita-
risme (Payot, 1990, établissement du texte et préface sur la réception française
de l’auteur), ainsi que l’édition de poche (« Folio histoire ») de Eichmann à
Jérusalem. Reportage sur la banalité du mal. Elle publiera en 2001 chez Grasset
Karl Popper, un philosophe heureux. Essai de biographie intellectuelle.

22. Ibid., p. 348.

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