Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Michelle-Irène Brudny
2001/1 - no 1
pages 218 à 225
ISSN 1291-1941
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
RP1-218-225 Page 218 Vendredi, 21. octobre 2005 6:58 18
lectures critiques
Michelle-Irène Brudny
1. Cette lettre d’un camp d’internement a été écrite en français, ce qui lui a permis de par-
venir à son destinataire. Les lettres d’Arendt à Blücher de la même période n’existent
plus. Cf. Hannah Arendt/Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, édition, intro-
duction et notes de Lotte Köhler, traduction d’Anne-Sophie Astrup, Paris, Calmann-
Lévy, 1999, p. 94.
2. H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972 (coll. « Idées »).
3. H. Arendt, Vita Activa oder Vom tätigen Leben, Stuttgart, Kohlhammer, 1960.
RP1-218-225 Page 219 Vendredi, 21. octobre 2005 6:58 18
à celui, si proche,
envers qui j’ai gardé toute fidélité
et ne l’ai pas gardée,
mais les deux, en amour. »
promener sur les quais. Mais au fond j’ai l’insolent espoir de tout
pouvoir exiger de toi, c’est-à-dire de pouvoir te traiter comme on se
traite soi-même ». À quoi Heinrich répond, comme en une minia-
ture des débuts de leur vie commune : « Bien sûr que tu peux exiger
de moi tout ce que tu exiges de toi-même et que tu peux me traiter
comme tu te traites toi-même – si ce n’est que tu devrais te traiter un
peu mieux ; en tout cas moi je vais le faire : te traiter un peu mieux
que tu ne te traites. Ne regrette pas l’histoire des dix ans, etc. Je sais
ce que j’ai, quelle femme tu es, tu continueras à être et tu deviendras,
laisse-moi juger, qu’en sais-tu donc toi ? » 6.
Qui est Heinrich Blücher ? Un ancien spartakiste, membre du
Parti communiste allemand, puis dissident, très ferré en histoire mili-
taire, qui continue, dans des réunions parisiennes, à s’affronter aux
camarades du parti. « Un philosophe féru de politique », selon Lotte
Köhler, un autodidacte d’une étonnante culture philosophique et
esthétique à laquelle s’ajoute un savoir historique considérable. C’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.13.132.129 - 30/07/2013 07h36. © Presses de Sciences Po
6. Ibid., p. 43.
7. « Un cours du Common Course », dans Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 520.
8. Ibid., p. 125.
RP1-218-225 Page 221 Vendredi, 21. octobre 2005 6:58 18
respectent alors la part de retrait qui lui est consubstantielle jusque dans
l’apparition en public. Elle explique d’ailleurs qu’une personne qui a si
souvent affaire aux limites mêmes de l’espace public, qui s’en approche
par son pourtour, en acquiert une connaissance inégalée.
Mais l’un des fondements du couple est de laisser exister l’autre
dans « la solitude [qu’ils se garantissent] l’un l’autre » 9. C’est aussi la
théorie que Heinrich envoie à Hannah en lui commentant le mariage
secret de Hermann Broch. Le cercle des proches des époux est bien
connu. Mary McCarthy et Elisabeth Young-Bruehl l’ont à juste titre
présenté comme la création réussie du couple dont chacun a le don de
l’amitié vraie. Or Lotte Köhler observe, de manière moins convenue :
« Très peu seulement parmi les nombreuses personnes que Hannah
Arendt fréquente dans ses divers domaines d’activité lui resteront cons-
tamment proches lors des années new-yorkaises » 10. Et non seulement
en raison des morts – Hermann Broch, Hilde Fränkel, Waldemar
Gurian – ou des ruptures, éventuellement passagères, lors de la contro-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.13.132.129 - 30/07/2013 07h36. © Presses de Sciences Po
9. Ibid., p. 162.
10. Ibid., p. 23.
11. F. Hannah Arendt/Karl Jaspers, Correspondance 1926-1969, Paris, Payot, 1995, trad.
E. Kaufholz-Messmer, p. 70-71.
RP1-218-225 Page 222 Vendredi, 21. octobre 2005 6:58 18
fidélité pour ainsi dire innocente », qui est simplement du côté de la vie,
12. Hannah Arendt/Heinrich Blücher, Correspondance 1936-1968, op. cit., p. 473 et 474.
13. Hannah Arendt/Martin Heidegger, Briefe 1925 bis 1975 und andere Zeugnisse, Franc-
fort/M., V. Klostermann, 1998-1999, édition d’Ursula Ludz, trad. Pascal David, Paris,
Gallimard, 2001 (coll. « Bibliothèque de philosophie »).
RP1-218-225 Page 223 Vendredi, 21. octobre 2005 6:58 18
inédits, Hannah Arendt ne s’en serait pas tenue à l’accord passé avec
Martin Heidegger à la demande de ce dernier : détruire les documents
personnels. Sans doute revêtaient-ils à ses yeux une importance particu-
lière. Elle les conservait dans le tiroir du secrétaire de sa chambre et non
dans le classeur de son cabinet de travail, et son testament comporte des
instructions très précises à leur sujet, redites de vive voix à Lotte Köhler.
Cette correspondance arrive en France après un ouvrage qui a
« maltraité » au dernier degré la relation entre les deux épistoliers, le
sinistre Hannah Arendt et Martin Heidegger d’Elzbieta Ettinger, publié
fin 1995 par Le Seuil qui, en 1972, tentait de publier Le système totalitaire
sans son appareil critique. Le tollé suscité par le livre d’Ettinger outre-
Atlantique et en Europe a au moins eu le mérite, moins paradoxal qu’il
n’y paraît, d’inciter Hermann Heidegger à avancer sensiblement la date
de publication des documents réels, comme l’explique Lotte Köhler dans
le courrier des lecteurs de la New York Review of Books du 21 mars 1996.
Quant à Martin et Hannah, le roman publié par Catherine Clément en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.13.132.129 - 30/07/2013 07h36. © Presses de Sciences Po
1999, il n’est pas assuré qu’il soit à la hauteur de son difficile sujet.
14. Hannah Arendt/Martin Heidegger, Lettres de 1925 à 1975, op. cit., p. 18.
15. Ibid., p. 57.
16. Cf. Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt. Biographie, Paris, Calmann-Lévy, 1999,
trad. J. Roman et E. Tassin, p. 322.
RP1-218-225 Page 224 Vendredi, 21. octobre 2005 6:58 18
être est-ce seulement le travail » 22. Hannah Arendt est aussi bien
l’auteur de « Heidegger le renard » (qui est très fier de son piège et ne se
rend pas compte qu’il s’y est lui-même pris) que de Vita Activa où il
serait difficile de ne pas voir, inter alia, un dialogue et une confrontation
philosophique avec Heidegger, ou, simplement parfois, son influence,
par exemple dès le prologue sur le lancement du premier spoutnik.
La dernière séquence répond à la première, sur le mode plus apaisé
de l’automne de la vie. C’est sans doute la seule période où l’on puisse
parler d’un échange peu asymétrique. Heinrich Blücher meurt vers la
fin de 1970. Toutes les lettres de Heidegger qui suivront font référence
au deuil d’Arendt. Et comme c’est Heidegger qui meurt le dernier, il lui
revient d’écrire à Hans Jonas, l’un de ses anciens étudiants et l’ami de
presque toute une vie d’Arendt : « Votre lettre m’a fait comprendre à
quel point Hannah était décidément et constamment le centre d’un
grand cercle au riche rayonnement. De ce cercle, les rayons tournent à
présent dans le vide, à moins que – ce que nous espérons tous – ne le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.13.132.129 - 30/07/2013 07h36. © Presses de Sciences Po