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QUAND LES ENFANTS PARLENT L'ORDRE SOCIAL
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2012/3 n° 99 | pages 23 à 49
ISSN 0295-2319
ISBN 9782804175825
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politix-2012-3-page-23.htm
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Résumé – À quel point les enfants perçoivent-ils le monde qui les entoure comme un ordre social ? À
la fin des années 1990, Bernard Zarca s’est penché empiriquement sur cette question du « sens social »
des enfants, appréhendé comme une capacité individuelle à hiérarchiser divers métiers. L’enquête que
nous avons menée au sein de deux écoles primaires reproduit son expérimentation par tâches autour de
classements de métiers, mais dans le cadre d’un dispositif collectif, permettant d’observer la manière
dont les classements s’insèrent dans les interactions entre enfants. À l’attention statistique aux produits
de la pratique (comment les enfants ont classé) nous avons substitué dans le cadre de cet article une
attention ethnographique aux formats de la pratique elle-même (comment les enfants classent). De façon
générale, nous mettons l’accent sur le fait qu’il est discutable d’envisager le rapport des enfants à l’ordre
social indépendamment : 1) d’une part, des moyens dont disposent les enfants pour l’exprimer ; 2) et
d’autre part, de la situation concrète dans laquelle ce rapport s’exprime. Notre enquête suggère ainsi de
distinguer les possibilités culturelles de classer, des dispositions et des intérêts à le faire effectivement,
dans la mesure où face aux autres, classer signifie toujours se classer, se situer socialement.
L
e monde qui les entoure est-il perçu par les enfants comme un univers
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fait de différences et de relations socialement ordonnées entre personnes
et entre groupes ? Les enfants sont-ils subjectivement marqués par les dif-
férences sociales auxquelles ils sont toujours confrontés, où qu’ils grandissent ?
Plus précisément, ces multiples distinctions hiérarchisées qui font l’ordre social,
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1. Durkheim (É.), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses universitaires de France, 1960 ;
Durkheim (É.), Mauss (M.), « De quelques formes de classification. Contribution à l’étude des représenta-
tions collectives », L’Année sociologique, 6, 1903.
2. Comme É. Durkheim le faisait en s’intéressant au rôle des rites concrets de la vie collective dans l’institu-
tion de catégories mentales. Cf. Rawls (A.), « La théorie de la connaissance de Durkheim. Un aspect négligé
de son œuvre », in De Fornel (M.), Lemieux (C.), dir., Naturalisme versus constructivisme ?, Paris, Éditions
de l’École des hautes études en sciences sociales, 2007.
3. Bourdieu (P.), « Système d’enseignement et système de pensée », in Les sociologues, l’école et la transmis-
sion des savoirs, Paris, La Dispute, 2007, p. 19.
4. Zarca (B.), « Le sens social des enfants », Sociétés contemporaines, 36, 1999.
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« mieux » classer que les garçons, les enfants issus des classes populaires et les
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élèves du cours élémentaire (CE1-CE2).
À l’instar de B. Zarca, notre intention de recherche initiale était de travailler
sur les perceptions enfantines de l’ordre social, telles qu’on peut les observer
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5. Cette idée d’appréhender la perception de l’ordre social via des épreuves de classement de métiers nour-
rissait déjà la recherche de L. Boltanski et L. Thévenot, qui concernait quant à elle des adultes, même si
B. Zarca ne se positionne pas par rapport à cette recherche. Cf. Boltanski (L.), Thévenot (L.), « Finding One’s
Way in Social Space: A Study Based On Games », Social Science Information, 22, 1983.
6. Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit., p. 73.
7. En tout cas saisie dans sa dimension cognitive. Cf. Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
8. Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit., p. 88.
9. Ce parti pris explique que nous n’exploitions pas ici de façon quantitative les classements des divers
enfants.
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tant qu’ils s’inscrivent à la fois dans le milieu de vie global des enfants (qui ne se
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réduit pas à une position) et dans les interactions dans lesquelles ils sont habi-
tuellement engagés – en particulier avec leurs pairs (cf. encadré 1).
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10. Cet article s’appuie exclusivement sur les matériaux recueillis auprès de ces 61 enfants (de CE2 et CM1).
Les matériaux concernant les enfants plus jeunes sont en cours de traitement.
11. Nous avons proposé trois métiers parmi les « classes supérieures » : architecte, patron d’une usine et
professeur au lycée ; trois parmi les « classes moyennes » : infimier-e, boucher-e et fleuriste ; trois parmi les
« classes populaires » : ouvrier-e sur un chantier, vendeur ou vendeuse de jouets dans un grand magasin et
« personne qui s’occupe du ménage ».
12. Nous avons repris la consigne utilisée par B. Zarca dans son enquête. Cf. Zarca (B.), « Le sens social des
enfants », art. cit., p. 82.
13. Braconnier (C.), « À plusieurs voix. Ce que les entretiens collectifs in situ peuvent apporter à la sociolo-
gie des votes », Revue française de sociologie, 53, 2012.
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et CM1 regroupés en binôme. Le choix de faire des entretiens en binôme s’est imposé
à nous pour deux raisons principales. Premièrement, pour que les enfants soient
moins impressionnés par la situation d’entretien, qui plus est avec deux sociologues ;
le « cadre protecteur » de l’entretien collectif ménage de fait « une place pour ceux
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qui sont le moins prédisposés à prendre la parole et qui puisent dans la présence
de l’autre la force d’affronter cette épreuve 14 ». Deuxièmement, pour contribuer à
rendre apparent, y compris dans les discours individuels des enfants, le caractère
relationnel de leur propos, si manifeste dans les séances collectives. Sur ce second
point, il importe de préciser que les binômes n’ont pas été constitués au hasard, mais
que nous avons fait en sorte, dans la mesure du possible, d’interviewer ensemble des
enfants proches dans leur vie scolaire (et souvent proches socialement). Contraire-
ment aux focus group (qui rassemblent des personnes qui ne se connaissent pas dans
des lieux inhabituels, comme les laboratoires), l’approche retenue donne ainsi à voir
le « contexte micro-environnemental dans lequel les enquêtés évoluent au quoti-
dien 15 » et dans lequel ils coproduisent leurs classements ordinaires 16.
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L’extrait ci-dessous est la retranscription d’un échange qui a eu lieu lors d’une
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séance où les enfants étaient invités à classer les métiers suivant qu’ils les consi-
dèrent comme des métiers « riches » ou « pauvres ». Le cas du « patron » est au
centre de la discussion.
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18. Tous les prénoms ont été modifiés. Les professions des parents sont documentées en se fondant sur les
déclarations des enfants ; néanmoins, nous avons pu ponctuellement demander confirmation aux ensei-
gnants lorsque ces informations nous paraissaient trop imprécises.
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Camille : Bah si !
Driss : Bah non, le patron, il reste là, il est allongé dans son fauteuil !
Camille : L’usine, elle appartient au patron, donc si… (devant la dénégation de
quelques-uns :) Si ! Si !
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Femi : Non ! Non ! Elle appartient à celui qui l’a créée ! Elle appartient à Nicolas
Sarkozy !
WL : On se calme ! Bon Driss, il finit son argument
Driss : Bah oui, si dans une ville y a de la lumière, c’est grâce aux ouvriers, c’est pas
grâce au patron, le patron y fait rien. Le patron il a pas de muscles, le patron !
Camille : Mais c’est pas une histoire de muscles ! »
19. Précisons que, dans ces conditions, le mimétisme entre enfants ne constitue plus un biais méthodologi-
que qu’il faudrait, au nom de « précautions d’objectivité » (Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit.,
p. 76), éliminer pour accéder aux justifications « spontanées » (ibid., p. 78) des classements enfantins. Il s’agit
plutôt d’un aspect saillant de la pratique sociale du classement, qu’il faut justement prendre pour objet.
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regardent par-dessus l’épaule du voisin, rectifient mutuellement leurs réponses,
bref dégagent une ligne commune de conduite face au test 20. »
20. Cf. Willis (P.), « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, 24, 1978, p. 56.
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Iris : Oui, j’en ai une chez moi.
WL : Et tu sais combien elle gagne ?
Iris : Oui, on lui donne… Elle fait le ménage dans plein d’autres maisons, elle
vient une fois par semaine chez nous, et on lui donne vingt euros, par semaine. Par
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semaine. Et elle va dans plein d’autres maisons, donc elle gagne beaucoup plus que
50 euros par mois.
WL : Et toi Driss, tu connais des gens qui font ça ?
Driss : Oui, avant, ma mère. On lui donnait 20 euros par maison. Et après ma mère,
comme c’était mal payé, elle a arrêté, elle a dit je suis pas une boniche.
JP : Alors elle a fait quoi, elle a arrêté pour faire quoi ?
Driss : Bah je sais pas, elle est malade. (En fait durant la séance, WL entendra Driss
dire que sa mère travaille désormais dans une maison de retraite) […]
Camille : Nous à un moment on a eu une femme de ménage… elle a arrêté de venir.
Mais, nous, la nôtre, c’était dix euros par heure, comme elle venait chez nous elle
faisait trois heures, on lui donnait 30 euros.
Driss : C’est de l’arnaque !
Femi (à voix basse) : Bah moi 50 euros [c’est ce que sa mère donne à sa tante, femme
de ménage, quand elle fait le ménage chez eux], pour tous les recoins et tout…
WL :
Donc, est-ce que vous trouvez que 10 euros de l’heure c’est bien, ou c’est pas
assez ? (face aux réactions) C’est pas assez ? tout le monde est d’accord là-dessus ?
Camille : Oui mais aussi, elle fait pas beaucoup de choses, elle passe le chiffon et
c’est bon !
Driss (l’invective) : Qu’est-ce t’en sais ? Qu’est-ce t’en sais ? Tu l’as vu ?
Camille (énervée) : Parce que je fais le ménage tous les dimanches ! […]
21. L’argument que mobilise Camille pour déprécier le métier de femme de ménage – « je fais le ménage
tous les dimanches » – est par ailleurs typique de discours de femmes issues de la bourgeoisie sur les femmes
de ménage employées. Cf. Rollins (J.), « Entre femmes », Actes de la recherche en sciences sociales, 84, 1990.
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plutôt que de laisser ses camarades classer sa mère au bas de l’échelle sociale 22.
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L’intérêt des enfants à un classement social donné paraît ainsi dépendre de la
place qu’il leur assigne, plus ou moins directement. On reviendra sur ce point
dans la troisième partie.
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22. On perçoit dans cet exemple que l’objectivation des classements sociaux au fondement de notre enquête
ne revient pas seulement à attester des enjeux de classements entre enfants, mais aussi, au moins partiel-
lement, à les produire en propre ; autrement dit, à attiser, en lui imposant une forme explicite, la violence
inhérente à l’inégalité sociale entre les enfants.
23. Que des enfants qui ne trouvent pas les mots pour protester se mettent – collectivement – à tomber à la
renverse confirme que, comme le remarquait d’ailleurs L. Boltanski et L. Thévenot dans leur travail avec des
adultes (cf. Boltanski (L.), Thévenot (L.), « Finding One’s Way in Social Space… », art. cit., p. 674), le degré
de compétences pour classer le monde social ne présume pas de l’aptitude à reconnaître et interpréter des
différences sociales dans des situations pratiques.
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le langage qui s’impose
Le constat que les pratiques de classements, telles que nous avons pu les
recueillir durant les séances collectives de type expérimental, sont en relation
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24. Ou apparentés : beaux-pères ou belles-mères, grands-parents, frères ou sœurs en âge de travailler, etc.
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désignent en effet pas facilement (« je ne sais pas comment ça s’appelle, ceux qui
prennent des pièces d’avion et qui réparent les avions » (mère) ; « je ne sais pas
comment ça s’appelle… comme taxi » (beau-père) ; et de surcroît, le beau-père
de Josef connaît manifestement une instabilité professionnelle qui complique
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les choses (« avant il faisait des films »). À l’inverse, des enfants dont les parents
exercent des métiers à la fois stables et relativement classiques voient leur tra-
vail d’identification facilité. Pour répondre à nos questions, il leur suffit à la
limite de ne mobiliser qu’un seul mot : « docteur », « journaliste », « maîtresse »,
« cuisinier » (pour reprendre quelques-uns des termes employés par nos jeunes
enquêtés).
Mais l’identification par les enfants d’un métier réel, concret, dépend par
ailleurs de la relation que l’enfant a au langage des professions, et plus large-
ment au langage tout court 25. Une bonne illustration de cet état de fait est le
cas-limite des enfants dont le français n’est pas la langue maternelle (autrement
dit, même si les parents de ses enfants leur ont parlé du monde profession-
nel, ce n’est pas en français). Pour ces enfants, la difficulté à parler de l’ordre
des métiers tient d’abord à la simple difficulté à nommer les métiers. Antoine,
enfant de CM1 issu de l’immigration chinoise récente, qui chez lui ne commu-
nique en français ni avec son père ni avec sa mère (seulement avec ses frères
et sœurs), paraît contraint à la périphrase pour parler le métier de sa mère :
« Ma mère, elle travaille, dans un restaurant, elle donne les plats. » « Serveuse ! »
peut alors s’exclamer Driss (son binôme), quant à lui issu d’une immigration
plus récente (tunisienne), et surtout totalement familiarisé au français à la mai-
son (lui parle habituellement en français avec ses parents, sauf quand la famille
retourne en Tunisie). Dans le même ordre d’idée, François, camarade de classe
d’Antoine et partageant un profil similaire (lui aussi parle presque exclusive-
ment chinois à la maison) sera amené à nous dire, en entretien, que son père
« faisait des moutons » lorsqu’il était en CE2 – notre incompréhension visible le
poussant à se reprendre quelques secondes plus tard : « Je sais pas, j’ai oublié… il
faisait des manteaux. » Il est certain que cette difficulté d’accès à la terminologie
des métiers complique le travail de représentation du monde professionnel.
La relation entre identification des métiers et rapport au langage se donne
aussi à voir dans des situations moins radicales, où ce n’est d’ailleurs plus for-
cément le degré de maîtrise de la parole qui fait des différences que le style de
langage, en tant qu’il est plus ou moins adapté à la description des métiers, et
25. Notre attention aux relations entre pratiques enfantines du classement et mobilisation du langage s’est
affirmée à la lecture des travaux relevant de la « psychologie culturelle », en particulier telle qu’elle a été
initiée par L. Vygotski (Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997). L. Vygotski définit le langage comme « ins-
trument de pensée », et défend l’idée que les mots étant d’emblée donnés par l’environnement immédiat
des jeunes enfants, ils constituent en quelque sorte un point d’appui pour leurs opérations de classement, et
notamment pour la formation de concepts basiques (catégories d’objets ou de personnes).
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doivent de ce point de vue être prises en compte. La propension à fournir des
descriptions détaillées, exhaustives, ou plus simplement le goût de parler de
soi et des siens qui caractérise préférentiellement les enfants issus des classes
moyennes et supérieures 27 – et qui marque d’ailleurs la forme générale des
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entretiens avec ses enfants 28 – semblent ainsi se retrouver dans leurs réponses à
nos questions sur les métiers. Karim paraît ainsi disposé non seulement à nous
dire que sa mère est architecte, mais à nous préciser qu’« elle a son diplôme
d’architecte, normal, sans patron » (même si, glisse-t-il, « elle fait d’autres étu-
des »), que « maintenant elle travaille pour la Société générale », que son bureau
est « à La Défense », et que son statut exact au sein de l’entreprise est « archi-
tecte des bâtiments ». Cette identification développée, solidaire d’une façon de
parler, multiplie les critères potentiellement mobilisables pour un classement.
Les variations de genre ont également leur importance. Pour ne prendre qu’un
exemple, nous avons constaté que l’identification des métiers par les filles inté-
grait volontiers, contrairement à celle des garçons, la dimension domestique de
l’activité considérée, autrement dit ce qu’elle implique non seulement en termes
de vie professionnelle, mais aussi de vie de famille. Sarah explique ainsi qu’elle
ne voudrait pas devenir caissière (métier que sa mère exerce) parce qu’« on ren-
tre tard » ; dans le même ordre d’idées, Camille souligne quant à elle que le
métier de « président » implique de travailler le soir, et par conséquent de ne pas
voir beaucoup ses enfants.
26. Différencier les rapports au langage non seulement en termes quantitatifs (degré de maîtrise du lan-
gage, importance du vocabulaire, etc.) mais aussi en termes qualitatifs (styles de langages) permet de ne
pas réduire les formes moins légitimes (minoritaires) de parole à des formes inabouties, déficitaires. Cf.
Labov (W.), Le parler ordinaire. La langue dans les ghettos noirs des États-Unis, Paris, Minuit, 1993.
27. Bernstein (B.), Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975.
28. La longueur relative des réponses de ces enfants contraste en particulier avec les réponses souvent mini-
malistes des enfants d’origine plus populaire.
29. Pour prendre un exemple, lorsqu’un enfant identifie d’emblée un métier comme « mal payé », « sale »,
« dangereux », etc., il s’oriente a priori vers un classement défavorable de ce métier.
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que leurs propres parents, au-delà de leur métier particulier, étaient « riches » ou
« pauvres ». De façon remarquable, les réponses faites à cette question nous ont
rappelé immédiatement la distance existant entre le fait de classer des métiers
abstraits, dans un cadre expérimental, et le fait de classer des métiers réels, ceux
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de personnes proches, dans le cadre d’une demande moins formalisée. Alors que
les enfants n’ont presque jamais éprouvé des difficultés à coller nos neuf étiquet-
tes de métiers dans une des deux colonnes « riches » et « pauvres » (et souvent
du reste, en respectant un équilibre : quatre étiquettes d’un côté, cinq de l’autre),
nos questions ad hominem sur la richesse ou la pauvreté ont suscité des compor-
tements bien différents : très souvent, les enfants ont semblé gênés par ces ques-
tions, et dans un grand nombre de cas, ils ont refusé de trancher, déclarant que
leurs parents étaient « aucun des deux » (ni riches ni pauvres), « entre les deux »,
« normaux », « moyens », ou encore qu’ils n’avaient « pas d’idées » sur cette ques-
tion. Très peu d’enfants ont revendiqué, sinon du bout des lèvres, la richesse de
leurs parents ; quasiment aucun n’a avoué la pauvreté de sa famille 30.
Quand les enfants se sont malgré tout engagés dans une discussion sur la
richesse ou non de leurs parents – c’est-à-dire quand ils ont, bon gré, mal gré,
joué le jeu de la formulation d’un classement économique de leurs métiers – sur
quoi se sont-ils appuyés ? Naturellement, les indices de richesse ou de pauvreté
tels qu’ils sont perçus par les enfants ont ici un rôle ; mais ces indices sont iné-
galement disponibles d’un enfant à l’autre et surtout, ils ne sont pas interpré-
tables en eux-mêmes. Les mots et les jugements entendus en famille s’avèrent
ici décisifs.
Le cas du revenu que les parents tirent de leur métier est exemplaire. D’abord,
tous les enfants, loin de là, ne le connaissent – et ce pour des raisons qui tien-
nent autant à la nature du métier exercé qu’à la place qu’on donne dans la
famille à cette question. Lorsqu’il ne s’agit pas d’un revenu salarial, il est par
exemple moins facilement « connaissable ». Manon, dont la mère est réalisa-
trice de cinéma, explique ainsi : « Ma maman, c’est jamais les mêmes choses. »
Certains parents ne parlent jamais de leurs revenus face aux enfants : l’argent,
« c’est pas un sujet de discussion », nous dit par exemple Alima, dont la mère est
« nounou » et le père « travaille dans une entreprise » ; « Ils veulent pas me dire
l’argent qu’ils gagnent, […] ça me regarde pas », explique Camille, dont le père
est cadre dans le public et la mère assistante sociale. Les enfants, de leur côté,
n’ont pas forcément l’envie ou l’occasion d’en savoir plus.
Ensuite, lorsque les enfants ont ou croient avoir des informations à ce sujet,
celles-ci sont parfois surprenantes. Ainsi, lorsqu’on demande à Eliot, dont le
30. Nous employons à dessein ces termes moralement chargés pour insister sur le fait que le classement en
jeu n’est pas strictement économique, quantitatif, mais bien moral, normatif.
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père est informaticien et dont la mère travaille à Pôle emploi, s’il sait com-
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bien gagnent ses parents, il répond : « Oui : mon père il m’a dit, au moins vers
50-60… et 70 […] ma mère : pareil. » « Moi j’ai déjà vu le compte de mon père.
Mon père il est pas riche, 250 millions ou un truc comme ça ! », nous confie
étrangement Marlène, fille d’un colleur d’affiches.
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Enfin – et c’est ce qui nous intéresse avant tout ici parce qu’elle n’est jamais
transmise par les parents comme une information brute, purement statistique,
mais qu’elle s’inscrit dans un discours familial ayant une orientation norma-
tive spécifique –, la connaissance « réaliste » d’un revenu ou d’une tranche de
revenu donné donne lieu à des interprétations variables. Deux enfants dont les
parents ont une situation professionnelle (perçue) qui leur assure des revenus
similaires – en l’occurrence relativement importants (d’un point de vue objec-
tif) – peuvent ainsi, reprenant éventuellement de façon explicite la parole de
leurs parents, être en désaccord sur sa signification en termes de classement :
Karim (CM1, père restaurateur, mère architecte) : « Moi je dis, les deux
[parents], ils sont : classe moyenne. [Q : Alors par rapport à quoi tu dis ça ?]
Pour moi, classe moyenne c’est les gens normals qui gagnent entre, je pense – je
pense, hein ! – entre 3000 et 5000 euros, par mois. Donc mes deux parents, ils
sont classe moyenne, normals, comme la plupart des Français. »
Marianne (CE2, père DRH, mère « maîtresse ») : « Moi mon père c’est 4000. Et
ma mère, c’est… je sais pas, ça dépend des écoles. […] [Q : T’as l’impression que
vous êtes à l’aise, tu dis on est un peu riche, ou ?] Bah, dès que ma sœur Emma-
nuelle elle se plaint, et qu’elle dit : “Ah, j’ai pas beaucoup d’habits !”, bah mon
père il dit (imite un ton de reproche) : “C’est bon, tu peux t’en acheter plein, on
est assez riche et tout !” Mais sinon je sais pas trop. À part, je sais pas si c’est vrai,
mais il dit qu’on est les 1 % des plus riches. »
Comme on le voit, le niveau de revenu ne prend ici sens qu’en relation avec
le discours parental. C’est ainsi que deux métiers associés par deux enfants à
des revenus équivalents en termes nominaux, vont se trouver classés différem-
ment : le premier comme un revenu « normal » de « classe moyenne », le second
comme un revenu de « riche », et même des « 1 % les plus riches ».
Au-delà du seul exemple du salaire du père ou de la mère, lorsque les enfants
s’efforcent, en entretien, d’élaborer un classement à propos de métiers qui leur
sont familiers, ils ont vraisemblablement toutes les chances de le faire à partir
de petites phrases, des petits jugements sur ces métiers qui ont d’abord été pro-
noncés, et parfois répétés, en famille, en particulier par des personnes dont la
parole fait par excellence autorité à leurs yeux : leurs parents 31. C’est ainsi que,
pour prendre volontairement des exemples qui contrastent avec les derniers cas
31. L’idée est ici d’insister sur le fait que la simple circulation des mots ne suffit pas à ce qu’ils soient repris
par les enfants : il faut que ces mots soient chargés symboliquement, ce qui renvoie au degré d’autorité de
ceux qui les prononcent. Cf. Bourdieu (P.), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.
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mobilisés, des enfants dont les parents ont des revenus objectivement faibles
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ou très modérés s’avèrent en mesure de les classer – comme pour sauver l’hon-
neur – au-delà de la pauvreté, en insistant sur le fait qu’ils sont qualifiés (Nora :
« [on n’est] pas pauvre, parce mon père il était menuisier professionnel »), qu’ils
réalisent des tâches compliquées techniquement (Maël : « Riches, plutôt […].
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Parce que je pense que monteur [métier de son père et de sa mère], c’est quand
même compliqué de monter des films »), ou encore, plus simplement, qu’ils
pourvoient largement à leurs besoins élémentaires (même si François estime
que sa mère gagne « à peu près 100 euros », il classe ainsi sa famille : « Moyen,
parce que la maison elle est bien, la nourriture elle est bien […]. Nous les pro-
duits, y en a déjà plein chez nous. Et pour les courses, ça c’est plus la peine…
Notre frigo, ça déborde ! »).
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Je m’appelle Jean
Et j’ai plus d’argent !
Mes parents
Travaillent à Auchan !
Mes parents
En même temps sont des pigeons
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Par des voies diverses, cette chanson associant un métier (« travailler à
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Auchan ») à une évaluation économique (« J’ai plus d’argent ») voire à une
évaluation morale (si c’est bien ainsi qu’il faut interpréter le « pigeon » final)
circule au moment de l’enquête parmi le groupe de pairs, en l’occurrence au
moins entre certains garçons de l’école. Elle est donc a priori à même de nour-
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rir les classements des enfants. Concrètement, parce que cette chanson circule
et semble intéresser les enfants (qui se la répètent entre eux, et face à nous),
quelqu’un qui « travaille à Auchan » – un être abstrait comme les personnages
de nos étiquettes ou concret comme un proche parent (tel le père de Driss,
livreur dans un supermarché) – n’a-t-il pas plus de chances d’être considéré,
comme dans la chanson, comme un pauvre, comme un « pigeon » ?
32. De la même manière, nous nous sommes vite rendu compte que beaucoup d’enfants interchangeaient
les étiquettes-métiers dans leurs classements en fonction de remarques de camarades. C’est pourquoi nous
avons par la suite demandé aux enfants de coller les étiquettes avant d’entamer la discussion collective.
33. Si le mimétisme « saute aux yeux » au cours des séances collectives, il est également omniprésent dans
les entretiens par binômes : les enfants ne cessent de reprendre les termes de leur camarade, d’attendre la
Wilfried Lignier et Julie Pagis 41
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deux positions (correspondant à deux classements) et de leur justification : la
reprise littérale de termes (comme « boniche ») ou de petites séquences (comme
le fait de pouvoir donner des cadeaux à ses enfants quand on est « vendeur
de jouets ») venant refermer progressivement l’espace des dicibles – et donc
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des pensables – tout en figeant les groupes. L’extrait est long car cela prend du
temps de construire des positions (des classements), de reconnaître et choisir
les alliés avec lesquels l’on va classer, et/ou de signifier des désaccords de clas-
sement quand un argument avancé apparaît incompatible avec sa vision du
monde social. Ce que nous citons ici donne par ailleurs à voir les rapports de
forces et la lutte dont tout classement est le résultat : les enfants ont des inté-
rêts – au sens d’investissements 34 – divergents au « jeu des métiers » que nous
leur proposons, ne serait-ce que parce qu’en classant, ils se classent. Et le « jeu »
s’avère plus violent que nous l’anticipions, la violence symbolique du classe-
ment se transformant en violence physique au cours de la séance.
réponse de l’autre pour se sentir autorisé à produire la même ou encore de changer insensiblement d’avis au
fil de la discussion pour se conformer à celui de son binôme.
34. Bourdieu (P.), Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 151.
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mets au coin […] puis après, infirmier : comme Amin, tu peux voir dans le ventre
des gens… après, boucher tu dois toucher la viande, ou bien des fois, tu touches le
porc (On entend : bahhhh dans la salle)
Paul-Éric : T’es musulman, toi ! (sur un air désapprobateur)
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térêt à classer comme ses proches – est présent du début à la fin de l’extrait :
Femi reprend l’argument de Driss pour valoriser le vendeur de jouets (« tu
peux donner des cadeaux à tes enfants ») ou dénigre « comme Amin » le métier
d’infirmier ; Paul-Éric explique qu’il a classé le patron en dernier « exactement
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pour les mêmes raisons que Camille 35 » ; Gaëlle justifie le rang de l’architecte
en empruntant les termes de Paul-Éric (« j’aime bien faire des plans »), etc.
Quant au terme « boniche », il est repris de manière insistante et provocatrice
par l’ensemble des garçons d’origine populaire – Driss, Hakim, Femi, François
et Amin. C’est l’expérience pratique qu’ils ont du métier quand il est celui de
leur mère (« tu nettoies et ils te donnent que vingt euros, c’est rien ! » dit Driss)
qui fonde la violence de ce dénigrement. Il semble que la mise à distance de
ce métier-repoussoir est d’autant plus nécessaire qu’ils en sont proches ; là où
pour Paul-Éric, qui en vient paradoxalement à défendre le métier de femme de
ménage, cette profession n’appartient pas à l’horizon des devenirs possibles. À
ces intérêts de classe divergents s’articule ici un intérêt de genre : en effet, déva-
loriser ce métier en le renvoyant à une activité « pour les filles » est un moyen,
pour ces garçons d’origine populaire, de se situer au-dessus 36. Autrement dit :
on ne peut pas laisser un classement nous placer tout en bas.
En classant avec ses proches (en termes de classe et/ou de genre), on donne
ainsi du poids à un argument ; mais on mutualise également les ressources pour
justifier un classement. On voit d’ailleurs que plus la discussion avance plus les
arguments sur les différents métiers se cristallisent, figeant en quelque sorte un
espace structuré autour de deux classements antagonistes. Si bien que Gaëlle,
invitée à prendre la parole à la fin de la discussion, n’a plus qu’à reprendre à
son compte les arguments de Camille et Paul-Éric pour justifier « son » classe-
ment – Jonas lui lançant alors « vous vous imitez bien hein ! ».
Malgré la possibilité théorique de classer d’une manière ou d’une autre 37
(i.e. de choisir le groupe d’enfants avec lequel on classe), le caractère norma-
tif des classements ressort clairement au fil de la discussion, comme en atteste
l’échange houleux sur la religion. En effet, quand Femi justifie le fait d’avoir
classé « boucher » tout en bas par un argument religieux, la légitimité de son
classement est aussitôt remise en cause, au nom de la « neutralité scolaire », par
Paul-Éric : « Ça se fait pas ». Cette scène dévoile la violence symbolique dissi-
mulée derrière la neutralité affichée des classements en mettant le doigt sur le
35. À noter que Camille a classé en dernier « patron », alors qu’elle a pu, à d’autres moments, valoriser très
activement ce métier (cf. encadré 1). Cela suggère que, au moins chez certains enfants, une dissociation nette
existe entre la reconnaissance de la position objective d’un métier, et son évaluation subjective.
36. Les filles ont d’ailleurs attribué un rang plus élevé à la « personne qui s’occupe du ménage » dans leurs
classements que les garçons.
37. Nous n’avons cessé de leur dire qu’il n’y avait pas de « bonne réponse » et que tout classement était
légitime.
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fait que tous les arguments ne se valent pas, et que certains sont plus légitimes
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que d’autres, notamment dans l’enceinte scolaire. Malgré toutes les précautions
prises pour rendre audibles les différents points de vue, l’exercice demandé aux
enfants reste entièrement enserré dans les contraintes scolaires : or l’ordre sco-
laire participe à la légitimation des classements dominants. La violence de cette
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Camille : Pour acheter des vêtements, pour payer l’électricité, l’eau… pour avoir un
bon foyer ! Et pour avoir un bon foyer, faut travailler dur : c’est ça que j’appelle un
vrai travail moi.
JP : qui d’autre veut dire ce que c’est un « bon métier » ?
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WL : Tout le monde est d’accord avec cette idée-là, les footballeurs, c’est normal qu’ils
gagnent beaucoup d’argent ? Qu’est-ce t’en dis Hakim toi ?
Driss : Bah oui, il va dire oui !
Hakim (hésitant) : Bah oui, parce que Cristiano Ronaldo il est…
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Driss : Il est beau, il est super-beau, il joue bien, il a gagné le Ballon d’Or […].
JP : Et les filles, vous pensez que c’est normal que les footballeurs, ils gagnent plus, par
exemple, qu’un professeur de lycée ?
Gaëlle : Non.
Des voix de garçons : Si !!!
Camille : Non parce que c’est un divertissement, c’est pas un vrai métier…
39. Les footballeurs professionnels ne sont guère plus de mille deux cents en France : Beaud (S.), Gui-
mard (P.), Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des bleus en Afrique du Sud, Paris, La Découverte,
2011.
40. D’autres enfants peuvent aussi chercher à montrer une proximité avec l’enquêteur. C’est le cas de Samuel
(parents indépendants, travaillant dans l’immobilier) qui, au cours d’un tour de table où chaque enfant
devait nommer un métier qu’il aimerait faire plus tard, explique qu’il pourrait aussi élever des chèvres,
comme les parents de Julie Pagis (nous avions en effet initié le tour de table en présentant les professions de
nos propres parents).
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par des enfants d’origine populaire à propos des métiers qu’ils aimeraient faire.
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Ils veulent ainsi devenir policier « pour pouvoir arrêter des gens », professeur
« pour donner des heures de colle », patron parce que « tu peux virer pleins de
gens », voire « tireur d’élite ». À y regarder de plus près, ces projections profes-
sionnelles se portent toutes vers des positions d’autorité, de domination, où
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l’on peut exercer son pouvoir sur des dominés, notamment de manière arbi-
traire (« tu peux punir les gens, même s’ils ont rien fait », nous dit Femi). Elles
reposent sur une inversion des rapports de domination, à l’image de la « culture
anti-école » analysée par P. Willis qui « aide à libérer ses membres du poids du
conformisme et des réussites conventionnelles (en recourant à une transfor-
mation et une inversion de l’échelle officielle des valeurs) 41 ». C’est peut-être
autour du « métier » de président que s’exprime de la manière la plus aiguë ce
désir de reconnaissance, de « compensation » au sentiment d’illégitimité sociale.
Paradoxalement, les seuls qui veulent être président sont les garçons d’origine
populaire, contrariant – le temps de la discussion – le principe consistant à faire
de nécessité vertu. Driss explique ainsi vouloir être président car « t’as un jet
privé, tout le monde te dit bonjour dans la rue, et s’ils ne le disent pas, ils vont
en prison ». Pour peu que l’on ne prenne pas ces enfants pour des imbéciles,
la dimension provocatrice de leurs propos peut être interprétée comme une
stratégie de présentation de soi, de revanche temporaire, qui permet de se situer
en position de pouvoir, le temps de l’interaction. On pourrait dire, avec James
Scott qu’on est ici face à une forme déguisée de « texte caché » de ces enfants
de classe populaire, et que « vu leur position tout en bas de l’échelle, il n’est pas
étonnant qu’ils aient développé un intérêt de classe pour ces prophéties utopi-
ques, imaginant un ordre social radicalement différent de celui, douloureux,
qu’ils connaissent 42 ».
*
En étant attentif à la dimension langagière de leurs classements et de leurs
jugements, on constate que la manière qu’ont les enfants de parler l’ordre social
dépend des ressources culturelles globales qu’ils possèdent en propre, et du
contexte symbolique qu’imposent ces institutions de l’enfance que sont par
excellence la famille et l’école. En inscrivant ces jugements et ces classements
dans les interactions entre enfants, on comprend qu’au-delà de la possibilité
culturelle de juger et de classer, l’intérêt à le faire effectivement est un enjeu
immédiatement relationnel. Face aux autres, c’est-à-dire en somme dans les
conditions ordinaires de la pratique, classer signifie toujours se classer, se situer
socialement. Cela se voit en particulier lorsque les enfants s’efforcent de rendre
leurs classements conformes à ceux des enfants dont ils se sentent proches, et
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également lorsque de tels classements donnent lieu à des échanges très vifs entre
enfants, qui sont manifestement des luttes pour imposer autant la légitimité
des manières respectives de classer, que la légitimité de la situation sociale de
chacun.
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Wilfried Lignier est chercheur au Centre Julie Pagis est chargée de recherche au
européen de sociologie et de science poli- Centre de recherches administratives politi-
tique (CNRS-Ehess-Université Paris 1). Ses ques et sociales (CNRS-Université de Lille 2)
recherches portent sur l’enfance, la socia- et chercheuse associée au Centre Maurice
lisation, les stratégies éducatives, l’appro- Halbwachs. Après avoir travaillé sur les
priation des savoirs médico-psychologiques incidences biographiques du militantisme
en société. Il a publié récemment : La petite en Mai 68 (sur deux générations familiales)
noblesse de l’intelligence. Une sociologie ses recherches portent actuellement sur
des enfants surdoués, Paris, La Décou- l’enfance et la socialisation politique. Elle a
verte, 2012 ; « La cause de l’intelligence. publié récemment : « Incidences biographi-
Comment la supériorité intellectuelle enfan- ques du militantisme en Mai 68 », Sociétés
tine est devenue une catégorie de l’action contemporaines, 84, 2011 ; « Engagements
publique d’éducation en France », Politix, soixante-huitards sous le regard croisé des
94, 2011. statistiques et des récits de vie », Politix,
wilfried.lignier@ens.fr 93, 2011.
julie.pagis@ens.fr
43. Y compris bien entendu les rapports sociaux de sexe. Si nous avons pris le parti d’insister davantage dans
cet article sur les appartenances de classe que de genre, c’est que ces dernières nous semblent bien mieux
documentées dans les travaux sur les pratiques et « cultures » enfantines, éclipsant bien souvent les autres
différences sociales (cf. introduction du numéro).
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