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QUAND LES ENFANTS PARLENT L'ORDRE SOCIAL
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Enquête sur les classements et jugements enfantins


Wilfried Lignier, Julie Pagis

De Boeck Supérieur | « Politix »

2012/3 n° 99 | pages 23 à 49
ISSN 0295-2319
ISBN 9782804175825
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politix-2012-3-page-23.htm
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Pour citer cet article :


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Wilfried Lignier, Julie Pagis« Quand les enfants parlent l'ordre social. Enquête sur
les classements et jugements enfantins », Politix 2012/3 (n° 99), p. 23-49.
DOI 10.3917/pox.099.0023
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Quand les enfants


parlent l’ordre social
Enquête sur les classements
et jugements enfantins
Wilfried Lignier et Julie Pagis

Résumé – À quel point les enfants perçoivent-ils le monde qui les entoure comme un ordre social ? À
la fin des années 1990, Bernard Zarca s’est penché empiriquement sur cette question du « sens social »
des enfants, appréhendé comme une capacité individuelle à hiérarchiser divers métiers. L’enquête que
nous avons menée au sein de deux écoles primaires reproduit son expérimentation par tâches autour de
classements de métiers, mais dans le cadre d’un dispositif collectif, permettant d’observer la manière
dont les classements s’insèrent dans les interactions entre enfants. À l’attention statistique aux produits
de la pratique (comment les enfants ont classé) nous avons substitué dans le cadre de cet article une
attention ethnographique aux formats de la pratique elle-même (comment les enfants classent). De façon
générale, nous mettons l’accent sur le fait qu’il est discutable d’envisager le rapport des enfants à l’ordre
social indépendamment : 1) d’une part, des moyens dont disposent les enfants pour l’exprimer ; 2) et
d’autre part, de la situation concrète dans laquelle ce rapport s’exprime. Notre enquête suggère ainsi de
distinguer les possibilités culturelles de classer, des dispositions et des intérêts à le faire effectivement,
dans la mesure où face aux autres, classer signifie toujours se classer, se situer socialement.

Volume 25 - n° 99/2012, p. 23-49 DOI: 10.3917/pox.099.0000


24 Quand les enfants parlent l’ordre social

L
e monde qui les entoure est-il perçu par les enfants comme un univers

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fait de différences et de relations socialement ordonnées entre personnes
et entre groupes ? Les enfants sont-ils subjectivement marqués par les dif-
férences sociales auxquelles ils sont toujours confrontés, où qu’ils grandissent ?
Plus précisément, ces multiples distinctions hiérarchisées qui font l’ordre social,
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telle l’inégalité des situations professionnelles, des ressources économiques, des


styles culturels, ou encore la variation des appartenances de genre et de classe,
sont-elles aussi sensibles pour les enfants qu’elles ne le sont pour les adultes ?
Poser ces questions revient en somme à appliquer aux enfants le problème clas-
sique en sociologie des « formes de classification 1 ». En même temps, une telle
application à l’enfance modifie d’emblée la manière d’envisager ce problème.
D’une part, ce qu’il s’agit alors d’interroger n’est plus tant l’origine de ces modes
de perception sociale 2, que l’existence et l’importance même de telles catégories
dans la vie quotidienne des plus jeunes. D’autre part et surtout, se pencher sur la
sensibilité précoce aux différences sociales revient à envisager que ces différen-
ces perçues ne seraient pas tant le terme, le résultat, d’un processus socialisateur
(compris, dans la lignée durkheimienne, comme un processus d’« intégration
logique (ou culturelle) » s’achevant à l’âge adulte 3), mais relèveraient plutôt des
conditions, voire des moyens (symboliques) de la socialisation enfantine. Si les
enfants – éventuellement certains plus que d’autres – donnent du sens au fait
d’exercer tel métier plutôt que tel autre, au fait d’être pauvre ou riche, « intello »
ou « bourge » (pour reprendre des termes de cour de récréation), cela ne peut
qu’avoir des conséquences sur la façon qu’ils ont de se situer les uns par rap-
port aux autres, de s’orienter socialement, de construire leurs goûts et leurs
dégoûts – bref, de grandir en société.
À la fin des années 1990, Bernard Zarca s’est déjà penché empiriquement sur
ce problème de la sensibilité des enfants aux différences sociales 4. En se fondant
sur une méthodologie d’inspiration clinique (observation et quantification
d’épreuves par tâches individuelles), il a pu définir la notion de « sens social »
des enfants, appréhendée comme une capacité individuelle à hiérarchiser de
façon plausible divers métiers. Il suggérait que ce sens est différencié suivant
l’origine sociale, le sexe et l’âge : dans son enquête, les filles, les enfants issus
de milieux favorisés et les élèves du cours moyen (CM1-CM2) parvenaient à

1. Durkheim (É.), Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses universitaires de France, 1960 ;
Durkheim (É.), Mauss (M.), « De quelques formes de classification. Contribution à l’étude des représenta-
tions collectives », L’Année sociologique, 6, 1903.
2. Comme É. Durkheim le faisait en s’intéressant au rôle des rites concrets de la vie collective dans l’institu-
tion de catégories mentales. Cf. Rawls (A.), « La théorie de la connaissance de Durkheim. Un aspect négligé
de son œuvre », in De Fornel (M.), Lemieux (C.), dir., Naturalisme versus constructivisme ?, Paris, Éditions
de l’École des hautes études en sciences sociales, 2007.
3. Bourdieu (P.), « Système d’enseignement et système de pensée », in Les sociologues, l’école et la transmis-
sion des savoirs, Paris, La Dispute, 2007, p. 19.
4. Zarca (B.), « Le sens social des enfants », Sociétés contemporaines, 36, 1999.
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« mieux » classer que les garçons, les enfants issus des classes populaires et les

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élèves du cours élémentaire (CE1-CE2).
À l’instar de B. Zarca, notre intention de recherche initiale était de travailler
sur les perceptions enfantines de l’ordre social, telles qu’on peut les observer
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à partir d’épreuves de classement de métiers 5. Nous avions en revanche plus


de réserves concernant le concept de « sens social », tel que B. Zarca le défi-
nit, et surtout l’appréhende concrètement. Si sa première définition du « sens
social » prend en compte tant les « manières différenciées de se comporter avec
autrui » selon ses caractéristiques sociales que l’aptitude à les hiérarchiser et à
(re)connaître des différences sociales 6, le cadre général de son expérimentation
glisse peu après vers une évaluation du degré de réalisme social des enfants. On
passe ainsi de quelque chose comme un sens pratique du social – une notion
au fond très proche de la notion bourdieusienne d’habitus 7 – à une capacité à
ordonner le monde social, le sens social devenant manifestement une propriété
quantifiable  – «  ils manquent de sens social 8  »  – et non plus une condition
de la pratique. Pour notre part, plutôt que la question de la compétence iné-
gale des enfants à se montrer « réalistes », nous souhaitions d’emblée mettre
au centre de notre enquête celle des manières enfantines de classer. C’est ainsi
la pratique – et non le résultat – du classement des enfants qui nous intéressait
en premier lieu.
Mises théoriquement au centre de l’attention, les manières enfantines d’or-
donner le monde social exigeaient avant tout un déplacement de la focale
méthodologique. À l’attention statistique aux produits de la pratique (comment
les enfants ont classé) nous avons substitué – en tout cas dans le cadre de cet
article – une attention ethnographique aux formats de la pratique (comment
les enfants classent) 9. Cela nous a conduits à étoffer délibérément les données
autour et au-delà du classement lui-même, c’est-à-dire concrètement à faire en
sorte, dans l’enquête, que les enfants s’expriment bien au-delà de la tâche for-
malisée de hiérarchisation de métiers – qui n’a été en somme pour nous qu’un
point de départ. Alors que B. Zarca interrogeait individuellement les enfants,
nous avons avant tout estimé qu’il était préférable de ne pas isoler ainsi le rap-
port enfantin à l’ordre social. Dans cette perspective, nous avons mis en place
un dispositif d’enquête d’ordre collectif qui saisit les classements enfantins en

5. Cette idée d’appréhender la perception de l’ordre social via des épreuves de classement de métiers nour-
rissait déjà la recherche de L. Boltanski et L. Thévenot, qui concernait quant à elle des adultes, même si
B. Zarca ne se positionne pas par rapport à cette recherche. Cf. Boltanski (L.), Thévenot (L.), « Finding One’s
Way in Social Space: A Study Based On Games », Social Science Information, 22, 1983.
6. Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit., p. 73.
7. En tout cas saisie dans sa dimension cognitive. Cf. Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
8. Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit., p. 88.
9. Ce parti pris explique que nous n’exploitions pas ici de façon quantitative les classements des divers
enfants.

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tant qu’ils s’inscrivent à la fois dans le milieu de vie global des enfants (qui ne se

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réduit pas à une position) et dans les interactions dans lesquelles ils sont habi-
tuellement engagés – en particulier avec leurs pairs (cf. encadré 1).
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Encadré 1 : Les conditions de l’enquête


L’enquête de terrain a été menée en 2010-2011, auprès de 104 enfants âgés de 6 à
10 ans, scolarisés en cours préparatoire (CP), en CE2 et en CM1 ; ces enfants ont été
recrutés dans deux écoles primaires publiques, situées dans un même quartier de
l’Est parisien. Si ces deux écoles sont relativement mixtes, socialement et ethnique-
ment, l’école A est nettement plus populaire que l’école B – à titre indicatif, pour les
enfants les plus âgés du corpus (CE2-CM1), dont il sera uniquement question ici 10,
la moitié sont d’origine populaire dans l’école A contre à peine plus d’un cinquième
dans l’école B.
La négociation de ces terrains avec l’inspection académique, les enseignants et les
parents n’a pas posé de problème majeur, la recherche étant de façon générale pré-
sentée comme un travail sur « les représentations enfantines du monde social et la
citoyenneté ». Dans une première phase d’enquête, nous avons organisé une série de
séances collectives (avec des groupes d’une douzaine d’enfants, d’une durée d’en-
viron 45 minutes) au cours desquelles nous proposions aux enfants de réaliser des
épreuves de classements de métiers. Nous avons expliqué à nos jeunes enquêtés
que nous cherchions à comprendre « comment les enfants voient le monde », et en
particulier « ce qu’ils pensent des différents métiers ». Ces séances se sont déroulées
sur le temps scolaire mais en l’absence de l’enseignant, avec des demi-classes, le plus
souvent en bibliothèque. Un premier type de séance a consisté à distribuer à chaque
enfant neuf étiquettes-métier 11 et à leur demander de les classer « de celui qui te
paraît aller au-dessus de tous les autres jusqu’à celui qui te paraît aller au-dessous
de tous les autres 12 », puis de coller les étiquettes sur une feuille. Un second type
de séance a été l’occasion de demander aux enfants de classer les mêmes étiquettes,
mais cette fois avec la consigne de les placer dans deux colonnes intitulées « riches »
et « pauvres ». Une fois leurs classements terminés, nous organisions des discus-
sions collectives – enregistrées et retranscrites – autour de ce qu’ils avaient fait.
Dans un second temps de l’enquête, nous avons fait le choix de mener des entretiens
approfondis avec l’ensemble des enfants, en ayant recours à des « entretiens collectifs
in situ », selon l’heureuse qualification de Céline Braconnier 13. Nous avons ainsi réa-
lisé trente entretiens d’un peu plus d’une heure en moyenne avec des enfants de CE2

10. Cet article s’appuie exclusivement sur les matériaux recueillis auprès de ces 61 enfants (de CE2 et CM1).
Les matériaux concernant les enfants plus jeunes sont en cours de traitement.
11. Nous avons proposé trois métiers parmi les « classes supérieures » : architecte, patron d’une usine et
professeur au lycée ; trois parmi les « classes moyennes » : infimier-e, boucher-e et fleuriste ; trois parmi les
« classes populaires » : ouvrier-e sur un chantier, vendeur ou vendeuse de jouets dans un grand magasin et
« personne qui s’occupe du ménage ».
12. Nous avons repris la consigne utilisée par B. Zarca dans son enquête. Cf. Zarca (B.), « Le sens social des
enfants », art. cit., p. 82.
13. Braconnier (C.), « À plusieurs voix. Ce que les entretiens collectifs in situ peuvent apporter à la sociolo-
gie des votes », Revue française de sociologie, 53, 2012.
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et CM1 regroupés en binôme. Le choix de faire des entretiens en binôme s’est imposé
à nous pour deux raisons principales. Premièrement, pour que les enfants soient
moins impressionnés par la situation d’entretien, qui plus est avec deux sociologues ;
le « cadre protecteur » de l’entretien collectif ménage de fait « une place pour ceux
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qui sont le moins prédisposés à prendre la parole et qui puisent dans la présence
de l’autre la force d’affronter cette épreuve 14 ». Deuxièmement, pour contribuer à
rendre apparent, y compris dans les discours individuels des enfants, le caractère
relationnel de leur propos, si manifeste dans les séances collectives. Sur ce second
point, il importe de préciser que les binômes n’ont pas été constitués au hasard, mais
que nous avons fait en sorte, dans la mesure du possible, d’interviewer ensemble des
enfants proches dans leur vie scolaire (et souvent proches socialement). Contraire-
ment aux focus group (qui rassemblent des personnes qui ne se connaissent pas dans
des lieux inhabituels, comme les laboratoires), l’approche retenue donne ainsi à voir
le « contexte micro-environnemental dans lequel les enquêtés évoluent au quoti-
dien 15 » et dans lequel ils coproduisent leurs classements ordinaires 16.

Au final, notre perspective revient à saisir les rapports enfantins à l’ordre


social non pas au travers de leurs classements formalisés (les épreuves par
tâche), mais plutôt à partir de ceux-ci – en nous focalisant en particulier sur les
discussions, sur les interactions qu’ils suscitent, et plus largement sur le contexte
collectif dans lesquels ils s’inscrivent. Cette perspective nous permet de mon-
trer, comme on va le voir, que les rapports enfantins à l’ordre social sont non
seulement socialement différenciés, mais qu’ils sont surtout intimement liés,
d’une part, aux moyens symboliques (et notamment au langage) dont dispo-
sent les enfants pour l’exprimer, et d’autre part, à la situation concrète dans
laquelle ils sont exprimés.

Les façons de parler l’ordre social


dans leur contexte pratique

Le caractère relationnel de l’acte de classement


Mobiliser immédiatement le matériau qui est selon nous le plus révélateur –
les discussions entre enfants lors des séances de classement – doit permettre au
lecteur d’apercevoir d’emblée ce que signifie concrètement une appréhension
pratique et collective des rapports à l’ordre social exprimés par les enfants 17.

14. Ibid., p. 89.


15. Ibid.
16. Plus largement, notre travail s’inscrit dans cette tradition des sciences sociales de la cognition qui consi-
dère que l’étude de la perception ne saurait se cantonner à des expériences en laboratoire (indoor), mais doit
investir les lieux ordinaires de la vie sociale (outdoor). Cf. Lave (J.), Cognition in Practice: Mind, Mathematics
and Culture in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
17. Précisons qu’au fil de cet article, les matériaux mobilisés ne le sont pas pour leur représentativité, mais
plutôt parce qu’ils donnent à voir de façon saillante des logiques sociales ailleurs moins évidentes.

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28 Quand les enfants parlent l’ordre social

L’extrait ci-dessous est la retranscription d’un échange qui a eu lieu lors d’une

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séance où les enfants étaient invités à classer les métiers suivant qu’ils les consi-
dèrent comme des métiers « riches » ou « pauvres ». Le cas du « patron » est au
centre de la discussion.
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Encadré 2 : La lutte des classements : qu’est-ce qu’un patron ?


Le 20 janvier 2011, école A, classe de CM1, dans la bibliothèque de l’école :
Driss [père livreur dans un supermarché, mère femme de ménage 18]  : Bah, les
ouvriers c’est eux qui fait tout, hein ! Le patron, il est juste comme ça (s’allonge sur
sa chaise, met les pieds sur la table), les pieds sur la table, il regarde la télé, dans son
bureau […]
Camille [cadre dans le public, assistante sociale] : Mais il a une grande responsabi-
lité, le patron d’une usine. […]
François [parents ouvriers du textile] (s’exprimant difficilement) : Pour faire archi-
tecte, ça c’est mieux architecte, parce que ça c’est architecté…
Camille : bah oui […] n’empêche que patron d’usine ça a une plus grande respon-
sabilité qu’un architecte.
Femi [père travaille dans les cartes téléphoniques, au Mali, mère secrétaire à
l’UNESCO] : Quoi !? (Driss, Femi et Hakim tombent de leur chaise et font mine de
s’évanouir, exprimant ainsi leur désaccord) […]
Hakim [professeur de sport, au foyer]  : Mais la responsabilité, en fait, c’est rien,
hein ! Juste tu dis faire ça, faire ça, t’as un diplôme plus bac quatre ou je sais pas
combien… C’est rien, tu dis « fais ça ! » et après c’est bon, hein !
Wilfried Lignier (WL) : Tu penses que c’est pas plus que ça ? C’est vrai c’est une ques-
tion, est-ce que les patrons, c’est plus que faire ça, dire fais ça, fais ça ?
Driss : Au début, le patron, il gagne plein d’argent, il s’achète un yacht. Et après, dès
que l’usine elle explose, bah il va dans un pays inconnu ! […]
Iris [géologue, chercheuse en physique] : … Le patron d’une usine, ça fait quand
même plein de choses, ça reste pas comme ça (croise les bras)…
Driss : Pourquoi tu défends Camille ?
[…]
Camille : Moi je trouve que c’est bien qu’ils soient plus payés que les ouvriers les
patrons, parce que, comme je le dis toujours, c’est eux qui ont la plus grande res-
ponsabilité ! Si les ouvriers, ils font une gaffe, c’est le patron qui se prend tout !
Femi (la coupe) : Non c’est les ouvriers ! […] parce que si lui il fait une gaffe, pour-
quoi ça serait le patron qui prend ? Le patron il peut décider de tout, il peut dire, oui,
« Tu nettoies ! », ou bien, « T’es viré ! ». Voilà, c’est pas le patron qui se prend !
Camille : Attends quelqu’un, disons un enfant tue quelqu’un par accident, c’est le
parent qui va prendre tout ! […]
Driss  : C’est grâce aux ouvriers qu’y a de la lumière, hein, c’est pas grâce au
patron !

18. Tous les prénoms ont été modifiés. Les professions des parents sont documentées en se fondant sur les
déclarations des enfants ; néanmoins, nous avons pu ponctuellement demander confirmation aux ensei-
gnants lorsque ces informations nous paraissaient trop imprécises.
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Camille : Bah si !
Driss : Bah non, le patron, il reste là, il est allongé dans son fauteuil !
Camille  : L’usine, elle appartient au patron, donc si… (devant la dénégation de
quelques-uns :) Si ! Si !
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Femi : Non ! Non ! Elle appartient à celui qui l’a créée ! Elle appartient à Nicolas
Sarkozy !
WL : On se calme ! Bon Driss, il finit son argument…
Driss : Bah oui, si dans une ville y a de la lumière, c’est grâce aux ouvriers, c’est pas
grâce au patron, le patron y fait rien. Le patron il a pas de muscles, le patron !
Camille : Mais c’est pas une histoire de muscles ! »

On voit, en premier lieu, que le caractère relationnel des classements enfantins


apparaît nettement, dès l’instant où les choix méthodologiques préservent leur
inscription dans des interactions concrètes. En l’occurrence, les enfants tendent
manifestement à classer à la fois avec les camarades de classe dont ils sont socia-
lement proches – en termes d’origine sociale et de sexe – et contre les enfants
dont ils sont socialement distants. Ainsi, les modes de classement et les maniè-
res de les justifier tendent ici à opposer, d’un côté, deux filles blanches d’origine
sociale favorisée (Iris et Camille) à trois garçons issus de l’immigration, d’ori-
gine sociale plus modeste 19.
Il est important de souligner que cette logique n’est pas qu’objective. Un
classement, même lorsqu’il concerne comme ici des personnages abstraits (le
« patron », l’« ouvrier », etc.), peut en effet être interprété par les enfants eux-mê-
mes comme une manière de prendre leurs distances ou au contraire de se rap-
procher socialement – si bien que Driss demande à Iris « Pourquoi tu défends
Camille ? » alors même que, littéralement parlant, elle est seulement en train
de « défendre » le classement favorable du « patron ». À un autre moment de
la séance (cf. encadré 3), le même Driss signalera encore que l’expression d’un
classement met en jeu l’appartenance sociale – cette fois non plus en accusant un
enfant d’une sorte de « parti pris » social, mais en cherchant à imposer a priori
à un camarade qu’il s’en tienne à la parole commune portée par son groupe
d’amis. En l’occurrence, alors qu’on demande à Hakim, jusqu’alors plutôt en
retrait, si lui juge «  normal  » que les footballeurs «  gagnent beaucoup d’ar-
gent », Driss, pour qui cela ne fait aucun doute, s’écrie avant que l’intéressé ait
le temps de répondre : « Bah oui, il va dire oui ! ». Paul Willis a pu observer une
réaction similaire des enfants d’ouvriers face aux questionnaires qui leur sont
distribués dans un cadre scolaire : « Dans une manifestation physique révéla-

19. Précisons que, dans ces conditions, le mimétisme entre enfants ne constitue plus un biais méthodologi-
que qu’il faudrait, au nom de « précautions d’objectivité » (Zarca (B.), « Le sens social des enfants », art. cit.,
p. 76), éliminer pour accéder aux justifications « spontanées » (ibid., p. 78) des classements enfantins. Il s’agit
plutôt d’un aspect saillant de la pratique sociale du classement, qu’il faut justement prendre pour objet.

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30 Quand les enfants parlent l’ordre social

trice de leur bousculade symbolique habituelle, les “gars” se poussent du coude,

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regardent par-dessus l’épaule du voisin, rectifient mutuellement leurs réponses,
bref dégagent une ligne commune de conduite face au test 20. »

L’expression d’intérêts sociaux


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Plus largement ce sont, en deuxième lieu, des intérêts enfantins socialement


situés qui semblent informer les manières de classer et de justifier ses classements,
tels qu’on peut les observer dans ce genre de séances collectives. À l’évidence,
en classant, les enfants font bien tout autre chose qu’exposer l’état, ou pire, le
niveau de leurs connaissances sur l’ordre social existant : ils s’y placent. On le
voit immédiatement, comme on vient d’y insister, en étant attentif à ce qu’un
classement signifie en termes de positionnement dans le groupe de pairs. Mais
en réalité l’adoption, la défense d’un classement correspond à des intérêts
sociaux (y compris genrés) qui excèdent largement le seul domaine des socia-
bilités scolaires. Ainsi, dans l’extrait cité (encadré 1), la mise en avant du critère
de « responsabilité » par les unes, et sa contestation par les autres (« la respon-
sabilité, en fait, c’est rien ! »), éventuellement au profit de critères alternatifs,
comme la force physique (« il a pas de muscles, le patron ») doit vraisemblable-
ment être mis en relation avec l’espace des métiers tel que les enfants en font
personnellement l’expérience, en particulier à travers leur sexe et la profession
de leur parents. Dans cette perspective, et suivant ce genre de tautologie qui
donne consistance à l’ordre social, la mobilisation du critère de responsabilité
est le fait de filles dont les parents ont des métiers à responsabilité – c’est-à-dire,
grossièrement, des métiers liés à l’encadrement. À l’inverse, on ne s’étonne pas
que l’évocation de critères plus physiques (les « muscles ») que symboliques soit
le fait de garçons dont les parents exercent des métiers manuels. Dans la suite
de la séance, le débat entre les mêmes enfants à propos cette fois de l’étiquette
« personne qui s’occupe du ménage » rend encore plus évident le fait que le
classement d’un métier dépend étroitement de l’expérience personnelle que les
enfants en ont via leur vie familiale.

Encadré 3 : « Boniche » ou « femme de ménage » ?


Le 20 janvier 2011, école A, classe de CM1, en bibliothèque (suite de la séance) :
Julie Pagis (JP) : Alors : qui a mis « personne qui s’occupe du ménage » tout en bas ?
Vas-y François, pourquoi tu l’as mis tout en bas ?
François : Parce qu’on nettoie comme un boniche ! On gagne pas…
Driss : On gagne 50 euros par mois !
[…] WL : Qui c’est qui connaît une personne qui fait le ménage, et qui sait combien
elle gagne ?
[…] Iris : Alors…
WL : Tu connais une personne qui fait le ménage ?

20. Cf. Willis (P.), « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, 24, 1978, p. 56.
Wilfried Lignier et Julie Pagis 31

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Iris : Oui, j’en ai une chez moi.
WL : Et tu sais combien elle gagne ?
Iris  : Oui, on lui donne… Elle fait le ménage dans plein d’autres maisons, elle
vient une fois par semaine chez nous, et on lui donne vingt euros, par semaine. Par
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semaine. Et elle va dans plein d’autres maisons, donc elle gagne beaucoup plus que
50 euros par mois.
WL : Et toi Driss, tu connais des gens qui font ça ?
Driss : Oui, avant, ma mère. On lui donnait 20 euros par maison. Et après ma mère,
comme c’était mal payé, elle a arrêté, elle a dit je suis pas une boniche.
JP : Alors elle a fait quoi, elle a arrêté pour faire quoi ?
Driss : Bah je sais pas, elle est malade. (En fait durant la séance, WL entendra Driss
dire que sa mère travaille désormais dans une maison de retraite) […]
Camille : Nous à un moment on a eu une femme de ménage… elle a arrêté de venir.
Mais, nous, la nôtre, c’était dix euros par heure, comme elle venait chez nous elle
faisait trois heures, on lui donnait 30 euros.
Driss : C’est de l’arnaque !
Femi (à voix basse) : Bah moi 50 euros [c’est ce que sa mère donne à sa tante, femme
de ménage, quand elle fait le ménage chez eux], pour tous les recoins et tout…
WL : … Donc, est-ce que vous trouvez que 10 euros de l’heure c’est bien, ou c’est pas
assez ? (face aux réactions) C’est pas assez ? tout le monde est d’accord là-dessus ?
Camille : Oui mais aussi, elle fait pas beaucoup de choses, elle passe le chiffon et
c’est bon !
Driss (l’invective) : Qu’est-ce t’en sais ? Qu’est-ce t’en sais ? Tu l’as vu ?
Camille (énervée) : Parce que je fais le ménage tous les dimanches ! […]

Des représentations antagonistes du métier de femme de ménage et de la


place qu’on lui accorde dans la hiérarchie sociale s’opposent ici entre des enfants
dont la mère (Driss) ou la tante (Femi) exercent ce métier et des enfants qui
ont des femmes de ménage chez eux (Iris ou Camille). Pour les uns, l’étiquette
« personne qui s’occupe du ménage » renvoie au travail maternel, et à l’humi-
liation de leurs mères – là où, pour les autres, elle est associée à une employée de
leurs parents : de manière significative, pour parler de ce métier, Iris dit « j’en ai
une », Camille dit « la nôtre », soulignant la sujétion 21. On ne peut donc ignorer
les rapports de domination qui traversent les pratiques de classement et le fait
qu’en classant, on se classe. Cette situation soulève par ailleurs immédiatement,
sur un plan plus subjectif, la question de la honte et du maintien de la face dans
l’interaction. Il n’est sans doute pas anodin, de ce point de vue, que Driss pré-
fère transformer la situation actuelle de sa mère (elle ne serait plus « boniche »),

21. L’argument que mobilise Camille pour déprécier le métier de femme de ménage – « je fais le ménage
tous les dimanches » – est par ailleurs typique de discours de femmes issues de la bourgeoisie sur les femmes
de ménage employées. Cf. Rollins (J.), « Entre femmes », Actes de la recherche en sciences sociales, 84, 1990.

99
32 Quand les enfants parlent l’ordre social

plutôt que de laisser ses camarades classer sa mère au bas de l’échelle sociale 22.

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L’intérêt des enfants à un classement social donné paraît ainsi dépendre de la
place qu’il leur assigne, plus ou moins directement. On reviendra sur ce point
dans la troisième partie.
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Le rôle crucial du langage


En troisième et dernier lieu, il faut prendre acte de ce qu’un regard d’or-
dre plus formel sur le type de matériau cité ici permet de constater  : parce
qu’ils sont précisément une expression des positions et des intérêts sociaux des
enfants, les classements sociaux enfantins dépendent du degré de compétence et du
style culturels des enfants. Le langage semble jouer, de ce point de vue, un rôle
tout à fait crucial. La simple disponibilité de mots permettant de s’approprier
un exercice à première vue assez scolaire et désincarné joue un rôle décisif dans
les manières enfantines de parler de l’ordre des métiers. Ainsi, lorsque Camille
s’avère culturellement en mesure de retraduire les métiers de patron d’usine et
d’architecte en termes de métier « à grande responsabilité », on voit bien que
cela confère d’emblée une certaine orientation et une certaine force à son clas-
sement (qui met ces métiers en position favorable). Inversement, le manque de
mots en général ou l’indisponibilité passagère ou non de certains mots en par-
ticulier, peuvent placer des enfants dans l’impossibilité manifeste de formuler
ou de reformuler un classement s’accordant avec leurs positions et leurs intérêts
sociaux spécifiques. Dans le premier extrait cité, François, enfant issu de l’immi-
gration chinoise récente et maîtrisant relativement mal le français, ne formule
tout simplement pas de classement compréhensible face à ses camarades (« Pour
faire architecte, ça c’est mieux architecte, parce que ça c’est architecté…»). Dans
le même extrait, il faut sans doute interpréter comme une manifestation de
cette importance du langage la réaction de Driss, Femi et Hakim au moment où
Camille fait justement usage du terme de « responsabilité » pour justifier son
jugement sur le « patron ». Lorsque ces trois garçons expriment leur désaccord
en tombant littéralement à la renverse, n’est-ce pas qu’ils cherchent à dire avec
le corps ce qu’ils ne disent pas – ou en tout cas pas encore à ce stade de la dis-
cussion – avec des mots 23 ? Classer, ou comme ici juger, nécessite en tout état de
cause de mobiliser un langage, et ce point ne saurait être ignoré dans l’analyse
sociologique des classements enfantins.

22. On perçoit dans cet exemple que l’objectivation des classements sociaux au fondement de notre enquête
ne revient pas seulement à attester des enjeux de classements entre enfants, mais aussi, au moins partiel-
lement, à les produire en propre ; autrement dit, à attiser, en lui imposant une forme explicite, la violence
inhérente à l’inégalité sociale entre les enfants.
23. Que des enfants qui ne trouvent pas les mots pour protester se mettent – collectivement – à tomber à la
renverse confirme que, comme le remarquait d’ailleurs L. Boltanski et L. Thévenot dans leur travail avec des
adultes (cf. Boltanski (L.), Thévenot (L.), « Finding One’s Way in Social Space… », art. cit., p. 674), le degré
de compétences pour classer le monde social ne présume pas de l’aptitude à reconnaître et interpréter des
différences sociales dans des situations pratiques.
Wilfried Lignier et Julie Pagis 33

De quoi sont faits les classements des enfants :

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le langage qui s’impose
Le constat que les pratiques de classements, telles que nous avons pu les
recueillir durant les séances collectives de type expérimental, sont en relation
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étroite avec un contexte socio-culturel excédant les interactions immédiate-


ment observées a eu des conséquences sur le déroulement de l’enquête. Les
entretiens en binôme avec les enfants (cf. encadré 1) nous ont permis d’affiner
nos connaissances d’un certain nombre de propriétés objectives des enfants,
comme leur origine sociale, leur lieu de vie, leurs pratiques culturelles, etc. Mais
ils nous ont surtout permis de faire à nouveau parler les enfants sur l’ordre
social, cette fois de manière moins désincarnée que dans les expériences. En
effet, leur parole concernait à présent des métiers réels, ceux de personnes pro-
ches, concrètes – en particulier, ceux des parents de l’enfant.

Avoir les mots pour identifier les métiers


Les entretiens se sont révélés des observatoires particulièrement intéressants
pour prendre la mesure d’une des réalités évoquées précédemment : que l’ex-
pression d’un point de vue sur l’ordre social, et en particulier sur l’ordre des
métiers, dépend profondément des ressources et du style langagier des enfants.
Même si, comme on l’a vu, la démarche expérimentale atteste déjà du rôle que
jouent les mots dans les manières de classer, voire dans la capacité à le faire,
cette démarche a tendance à minimiser ce rôle. En effet, le simple fait de propo-
ser aux enfants un nombre limité de métiers suffisamment « classiques » pour
être a priori identifiables par un grand nombre d’entre eux revient de fait à
évacuer le travail de formulation qui incombe aux enfants dans des situations
moins abstraites. Autrement dit, lorsque des enfants sont amenés, spontané-
ment ou non, mais en tout cas dans un cadre plus ordinaire qu’une épreuve par
tâche, à évaluer un ou plusieurs métiers, il leur faut préalablement identifier ces
métiers – ce qui signifie à la fois être capable de les nommer ou au moins de se
représenter grossièrement à quoi ils correspondent concrètement (y compris
si ce ne sont pas des métiers « classiques », comme patron, ouvrier, femme de
ménage, etc.).
Ce travail préliminaire d’identification est loin d’aller de soi, comme nous
avons pu nous en rendre compte en demandant aux enfants de nous expliquer
quel était le métier de leurs propres parents 24. D’abord, nommer et/ou décrire
un métier réel est plus ou moins difficile suivant la situation professionnelle
objective des parents : les métiers socialement peu définis, atypiques, ou simple-
ment changeants (c’est-à-dire précaires) posent des problèmes d’identification
aux enfants. Josef, élève de CE2, a ainsi du mal à répondre lorsqu’on l’interroge

24. Ou apparentés : beaux-pères ou belles-mères, grands-parents, frères ou sœurs en âge de travailler, etc.

99
34 Quand les enfants parlent l’ordre social

sur le métier de sa mère et de son beau-père. Leurs activités respectives ne se

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désignent en effet pas facilement (« je ne sais pas comment ça s’appelle, ceux qui
prennent des pièces d’avion et qui réparent les avions » (mère) ; « je ne sais pas
comment ça s’appelle… comme taxi » (beau-père) ; et de surcroît, le beau-père
de Josef connaît manifestement une instabilité professionnelle qui complique
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les choses (« avant il faisait des films »). À l’inverse, des enfants dont les parents
exercent des métiers à la fois stables et relativement classiques voient leur tra-
vail d’identification facilité. Pour répondre à nos questions, il leur suffit à la
limite de ne mobiliser qu’un seul mot : « docteur », « journaliste », « maîtresse »,
« cuisinier » (pour reprendre quelques-uns des termes employés par nos jeunes
enquêtés).
Mais l’identification par les enfants d’un métier réel, concret, dépend par
ailleurs de la relation que l’enfant a au langage des professions, et plus large-
ment au langage tout court 25. Une bonne illustration de cet état de fait est le
cas-limite des enfants dont le français n’est pas la langue maternelle (autrement
dit, même si les parents de ses enfants leur ont parlé du monde profession-
nel, ce n’est pas en français). Pour ces enfants, la difficulté à parler de l’ordre
des métiers tient d’abord à la simple difficulté à nommer les métiers. Antoine,
enfant de CM1 issu de l’immigration chinoise récente, qui chez lui ne commu-
nique en français ni avec son père ni avec sa mère (seulement avec ses frères
et sœurs), paraît contraint à la périphrase pour parler le métier de sa mère :
« Ma mère, elle travaille, dans un restaurant, elle donne les plats. » « Serveuse ! »
peut alors s’exclamer Driss (son binôme), quant à lui issu d’une immigration
plus récente (tunisienne), et surtout totalement familiarisé au français à la mai-
son (lui parle habituellement en français avec ses parents, sauf quand la famille
retourne en Tunisie). Dans le même ordre d’idée, François, camarade de classe
d’Antoine et partageant un profil similaire (lui aussi parle presque exclusive-
ment chinois à la maison) sera amené à nous dire, en entretien, que son père
« faisait des moutons » lorsqu’il était en CE2 – notre incompréhension visible le
poussant à se reprendre quelques secondes plus tard : « Je sais pas, j’ai oublié… il
faisait des manteaux. » Il est certain que cette difficulté d’accès à la terminologie
des métiers complique le travail de représentation du monde professionnel.
La relation entre identification des métiers et rapport au langage se donne
aussi à voir dans des situations moins radicales, où ce n’est d’ailleurs plus for-
cément le degré de maîtrise de la parole qui fait des différences que le style de
langage, en tant qu’il est plus ou moins adapté à la description des métiers, et

25. Notre attention aux relations entre pratiques enfantines du classement et mobilisation du langage s’est
affirmée à la lecture des travaux relevant de la « psychologie culturelle », en particulier telle qu’elle a été
initiée par L. Vygotski (Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997). L. Vygotski définit le langage comme « ins-
trument de pensée », et défend l’idée que les mots étant d’emblée donnés par l’environnement immédiat
des jeunes enfants, ils constituent en quelque sorte un point d’appui pour leurs opérations de classement, et
notamment pour la formation de concepts basiques (catégories d’objets ou de personnes).
Wilfried Lignier et Julie Pagis 35

de l’espace professionnel 26. Les variations suivant l’origine sociale et le genre

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doivent de ce point de vue être prises en compte. La propension à fournir des
descriptions détaillées, exhaustives, ou plus simplement le goût de parler de
soi et des siens qui caractérise préférentiellement les enfants issus des classes
moyennes et supérieures 27  – et qui marque d’ailleurs la forme générale des
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entretiens avec ses enfants 28 – semblent ainsi se retrouver dans leurs réponses à
nos questions sur les métiers. Karim paraît ainsi disposé non seulement à nous
dire que sa mère est architecte, mais à nous préciser qu’«  elle a son diplôme
d’architecte, normal, sans patron » (même si, glisse-t-il, « elle fait d’autres étu-
des »), que « maintenant elle travaille pour la Société générale », que son bureau
est « à La Défense », et que son statut exact au sein de l’entreprise est « archi-
tecte des bâtiments ». Cette identification développée, solidaire d’une façon de
parler, multiplie les critères potentiellement mobilisables pour un classement.
Les variations de genre ont également leur importance. Pour ne prendre qu’un
exemple, nous avons constaté que l’identification des métiers par les filles inté-
grait volontiers, contrairement à celle des garçons, la dimension domestique de
l’activité considérée, autrement dit ce qu’elle implique non seulement en termes
de vie professionnelle, mais aussi de vie de famille. Sarah explique ainsi qu’elle
ne voudrait pas devenir caissière (métier que sa mère exerce) parce qu’« on ren-
tre tard » ; dans le même ordre d’idées, Camille souligne quant à elle que le
métier de « président » implique de travailler le soir, et par conséquent de ne pas
voir beaucoup ses enfants.

La reprise des expressions familiales : l’exemple des parents riches ou pauvres


Si la manière d’identifier un métier n’est vraisemblablement pas sans rapport
avec la manière de le classer 29, on peut raisonnablement considérer que tout le
classement ne se joue pas dans la simple identification. Sur quoi les enfants se
fondent-ils pour ordonner, pour hiérarchiser les métiers entre eux, pour autant
qu’ils parviennent à les identifier  ? Notre enquête montre, là encore, que le
langage joue un rôle tout à fait notable, en particulier parce qu’il véhicule des
classements préexistants, et susceptibles d’être appropriés par les enfants : les
classements des parents.
Le passage de l’identification au classement a correspondu, sur un plan concret,
à un moment assez précis dans les entretiens : celui où nous avons demandé aux

26. Différencier les rapports au langage non seulement en termes quantitatifs (degré de maîtrise du lan-
gage, importance du vocabulaire, etc.) mais aussi en termes qualitatifs (styles de langages) permet de ne
pas réduire les formes moins légitimes (minoritaires) de parole à des formes inabouties, déficitaires. Cf.
Labov (W.), Le parler ordinaire. La langue dans les ghettos noirs des États-Unis, Paris, Minuit, 1993.
27. Bernstein (B.), Langage et classes sociales. Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975.
28. La longueur relative des réponses de ces enfants contraste en particulier avec les réponses souvent mini-
malistes des enfants d’origine plus populaire.
29. Pour prendre un exemple, lorsqu’un enfant identifie d’emblée un métier comme « mal payé », « sale »,
« dangereux », etc., il s’oriente a priori vers un classement défavorable de ce métier.

99
36 Quand les enfants parlent l’ordre social

enfants, dans le prolongement explicite des séances collectives, s’ils estimaient

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que leurs propres parents, au-delà de leur métier particulier, étaient « riches » ou
« pauvres ». De façon remarquable, les réponses faites à cette question nous ont
rappelé immédiatement la distance existant entre le fait de classer des métiers
abstraits, dans un cadre expérimental, et le fait de classer des métiers réels, ceux
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de personnes proches, dans le cadre d’une demande moins formalisée. Alors que
les enfants n’ont presque jamais éprouvé des difficultés à coller nos neuf étiquet-
tes de métiers dans une des deux colonnes « riches » et « pauvres » (et souvent
du reste, en respectant un équilibre : quatre étiquettes d’un côté, cinq de l’autre),
nos questions ad hominem sur la richesse ou la pauvreté ont suscité des compor-
tements bien différents : très souvent, les enfants ont semblé gênés par ces ques-
tions, et dans un grand nombre de cas, ils ont refusé de trancher, déclarant que
leurs parents étaient « aucun des deux » (ni riches ni pauvres), « entre les deux »,
« normaux », « moyens », ou encore qu’ils n’avaient « pas d’idées » sur cette ques-
tion. Très peu d’enfants ont revendiqué, sinon du bout des lèvres, la richesse de
leurs parents ; quasiment aucun n’a avoué la pauvreté de sa famille 30.
Quand les enfants se sont malgré tout engagés dans une discussion sur la
richesse ou non de leurs parents – c’est-à-dire quand ils ont, bon gré, mal gré,
joué le jeu de la formulation d’un classement économique de leurs métiers – sur
quoi se sont-ils appuyés ? Naturellement, les indices de richesse ou de pauvreté
tels qu’ils sont perçus par les enfants ont ici un rôle ; mais ces indices sont iné-
galement disponibles d’un enfant à l’autre et surtout, ils ne sont pas interpré-
tables en eux-mêmes. Les mots et les jugements entendus en famille s’avèrent
ici décisifs.
Le cas du revenu que les parents tirent de leur métier est exemplaire. D’abord,
tous les enfants, loin de là, ne le connaissent – et ce pour des raisons qui tien-
nent autant à la nature du métier exercé qu’à la place qu’on donne dans la
famille à cette question. Lorsqu’il ne s’agit pas d’un revenu salarial, il est par
exemple moins facilement « connaissable ». Manon, dont la mère est réalisa-
trice de cinéma, explique ainsi : « Ma maman, c’est jamais les mêmes choses. »
Certains parents ne parlent jamais de leurs revenus face aux enfants : l’argent,
« c’est pas un sujet de discussion », nous dit par exemple Alima, dont la mère est
« nounou » et le père « travaille dans une entreprise » ; « Ils veulent pas me dire
l’argent qu’ils gagnent, […] ça me regarde pas », explique Camille, dont le père
est cadre dans le public et la mère assistante sociale. Les enfants, de leur côté,
n’ont pas forcément l’envie ou l’occasion d’en savoir plus.
Ensuite, lorsque les enfants ont ou croient avoir des informations à ce sujet,
celles-ci sont parfois surprenantes. Ainsi, lorsqu’on demande à Eliot, dont le

30. Nous employons à dessein ces termes moralement chargés pour insister sur le fait que le classement en
jeu n’est pas strictement économique, quantitatif, mais bien moral, normatif.
Wilfried Lignier et Julie Pagis 37

père est informaticien et dont la mère travaille à Pôle emploi, s’il sait com-

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bien gagnent ses parents, il répond : « Oui : mon père il m’a dit, au moins vers
50-60… et 70 […] ma mère : pareil. » « Moi j’ai déjà vu le compte de mon père.
Mon père il est pas riche, 250 millions ou un truc comme ça ! », nous confie
étrangement Marlène, fille d’un colleur d’affiches.
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Enfin – et c’est ce qui nous intéresse avant tout ici parce qu’elle n’est jamais
transmise par les parents comme une information brute, purement statistique,
mais qu’elle s’inscrit dans un discours familial ayant une orientation norma-
tive spécifique –, la connaissance « réaliste » d’un revenu ou d’une tranche de
revenu donné donne lieu à des interprétations variables. Deux enfants dont les
parents ont une situation professionnelle (perçue) qui leur assure des revenus
similaires – en l’occurrence relativement importants (d’un point de vue objec-
tif) – peuvent ainsi, reprenant éventuellement de façon explicite la parole de
leurs parents, être en désaccord sur sa signification en termes de classement :
Karim (CM1, père restaurateur, mère architecte)  : «  Moi je dis, les deux
[parents], ils sont : classe moyenne. [Q : Alors par rapport à quoi tu dis ça ?]
Pour moi, classe moyenne c’est les gens normals qui gagnent entre, je pense – je
pense, hein ! – entre 3000 et 5000 euros, par mois. Donc mes deux parents, ils
sont classe moyenne, normals, comme la plupart des Français. »
Marianne (CE2, père DRH, mère « maîtresse ») : « Moi mon père c’est 4000. Et
ma mère, c’est… je sais pas, ça dépend des écoles. […] [Q : T’as l’impression que
vous êtes à l’aise, tu dis on est un peu riche, ou ?] Bah, dès que ma sœur Emma-
nuelle elle se plaint, et qu’elle dit : “Ah, j’ai pas beaucoup d’habits !”, bah mon
père il dit (imite un ton de reproche) : “C’est bon, tu peux t’en acheter plein, on
est assez riche et tout !” Mais sinon je sais pas trop. À part, je sais pas si c’est vrai,
mais il dit qu’on est les 1 % des plus riches. »

Comme on le voit, le niveau de revenu ne prend ici sens qu’en relation avec
le discours parental. C’est ainsi que deux métiers associés par deux enfants à
des revenus équivalents en termes nominaux, vont se trouver classés différem-
ment : le premier comme un revenu « normal » de « classe moyenne », le second
comme un revenu de « riche », et même des « 1 % les plus riches ».
Au-delà du seul exemple du salaire du père ou de la mère, lorsque les enfants
s’efforcent, en entretien, d’élaborer un classement à propos de métiers qui leur
sont familiers, ils ont vraisemblablement toutes les chances de le faire à partir
de petites phrases, des petits jugements sur ces métiers qui ont d’abord été pro-
noncés, et parfois répétés, en famille, en particulier par des personnes dont la
parole fait par excellence autorité à leurs yeux : leurs parents 31. C’est ainsi que,
pour prendre volontairement des exemples qui contrastent avec les derniers cas

31. L’idée est ici d’insister sur le fait que la simple circulation des mots ne suffit pas à ce qu’ils soient repris
par les enfants : il faut que ces mots soient chargés symboliquement, ce qui renvoie au degré d’autorité de
ceux qui les prononcent. Cf. Bourdieu (P.), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.

99
38 Quand les enfants parlent l’ordre social

mobilisés, des enfants dont les parents ont des revenus objectivement faibles

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ou très modérés s’avèrent en mesure de les classer – comme pour sauver l’hon-
neur – au-delà de la pauvreté, en insistant sur le fait qu’ils sont qualifiés (Nora :
« [on n’est] pas pauvre, parce mon père il était menuisier professionnel »), qu’ils
réalisent des tâches compliquées techniquement (Maël : « Riches, plutôt […].
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Parce que je pense que monteur [métier de son père et de sa mère], c’est quand
même compliqué de monter des films »), ou encore, plus simplement, qu’ils
pourvoient largement à leurs besoins élémentaires (même si François estime
que sa mère gagne « à peu près 100 euros », il classe ainsi sa famille : « Moyen,
parce que la maison elle est bien, la nourriture elle est bien […]. Nous les pro-
duits, y en a déjà plein chez nous. Et pour les courses, ça c’est plus la peine…
Notre frigo, ça déborde ! »).

D’autres mots pour classer : prendre en compte le poids de l’école


Les manières enfantines de classer dépendent ainsi du langage du classement,
qui est un langage lié à l’appartenance sociale de l’enfant (fille ou garçon, d’ori-
gine populaire ou non, immigré ou non, etc.), mais aussi à ce qui se dit en
famille. Concernant le langage familial, bien que déterminant, il importe de
préciser qu’il relève d’un ensemble plus large de langages que l’on peut quali-
fier d’institutionnels, dans la mesure où ils tendent précisément à instituer des
manières collectivement légitimes de classer, d’ordonner les personnes ou les
choses. Parmi ces langages institutionnels, ceux qui s’imposent dans un autre
lieu que fréquentent quotidiennement les enfants  – l’école  – méritent une
attention spécifique. De fait, c’est aussi à partir de ce qu’ils peuvent entendre
en classe, ou dans le cadre de leurs sociabilités scolaires, que les enfants peuvent
élaborer des classements sociaux.
Nous nous contenterons de brèves remarques sur ce point, qui mériterait
une analyse plus développée. Certains indices laissent clairement penser que
l’institution scolaire impose elle aussi son langage aux enfants en matière d’ex-
pression d’un rapport à l’ordre social. Pour ne prendre qu’un exemple, au cours
des premières séances collectives où nous avons demandé aux enfants de hié-
rarchiser les métiers de « celui qui va au-dessus de tous les autres à celui qui va
en dessous de tous les autres », plusieurs enfants ont pris spontanément l’initia-
tive de noter de manière scolaire (sur 10 ou sur 20) chacune des étiquettes-mé-
tiers (cf. Figure 1). Cette observation suggère que c’est au moins d’un point de
vue formel que le langage scolaire, marqué par l’évaluation, peut fonctionner
comme un point d’appui à d’autres classements sociaux.
Wilfried Lignier et Julie Pagis 39

Figure 1 : La notation scolaire des métiers

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Passant du langage de l’école au langage dans l’école, on soulignera par ailleurs


que le discours des pairs, dans son autonomie relative, est également suscepti-
ble d’offrir/d’imposer sa matière aux classements sociaux, et en particulier à
la hiérarchisation des métiers. Nous nous contenterons de ne prendre qu’un
exemple sur ce point – mais il a l’avantage d’être particulièrement parlant. Lors
de l’entretien que nous avons réalisé avec François, celui-ci a été amené à se
plaindre de ce qu’une fille de la classe – Camille – lui dit constamment d’arrêter
de chanter, alors que lui aime bien ça. Comme pour nous montrer de quoi il
est capable en la matière, il s’est mis à entonner, d’un ton assez morne, la petite
chanson suivante :

Je m’appelle Jean
Et j’ai plus d’argent !
Mes parents
Travaillent à Auchan !
Mes parents
En même temps sont des pigeons…

99
40 Quand les enfants parlent l’ordre social

Par des voies diverses, cette chanson associant un métier («  travailler à

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Auchan  ») à une évaluation économique («  J’ai plus d’argent  ») voire à une
évaluation morale (si c’est bien ainsi qu’il faut interpréter le « pigeon » final)
circule au moment de l’enquête parmi le groupe de pairs, en l’occurrence au
moins entre certains garçons de l’école. Elle est donc a priori à même de nour-
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rir les classements des enfants. Concrètement, parce que cette chanson circule
et semble intéresser les enfants (qui se la répètent entre eux, et face à nous),
quelqu’un qui « travaille à Auchan » – un être abstrait comme les personnages
de nos étiquettes ou concret comme un proche parent (tel le père de Driss,
livreur dans un supermarché) – n’a-t-il pas plus de chances d’être considéré,
comme dans la chanson, comme un pauvre, comme un « pigeon » ?

Des descriptions collectivement intéressées


de l’ordre social
Après s’être penchés sur les conditions symboliques, langagières, du classe-
ment, il faut encore se demander pourquoi les enfants se mettent effectivement
à classer d’une manière plutôt que d’une autre. Cette question est celle de l’inté-
rêt, des raisons de classer. En analysant comment les enfants construisent leurs
classements des métiers, nous montrons tout d’abord que ces intérêts sont col-
lectifs et socialement situés. Nous déplaçons ensuite le regard vers l’intérêt à la
production de classements alternatifs chez ceux que le classement dominant
situe aux derniers rangs.

Classer avec, classer contre : l’intérêt à classer comme ses proches


Au cours d’une des premières séances collectives en classe de CP, nous avons
demandé à Noémie d’expliquer son classement des métiers et obtenu en guise
de réponse : « J’ai classé comme Clara » (sa voisine de gauche). Un peu décon-
tenancés, nous lui avons expliqué que ce qui nous intéressait était son avis à
elle, mais Clara nous a coupé, pour ajouter : « Oui, mais on a le même avis. »
Cette scène nous a fait prendre conscience, très tôt dans l’enquête, de l’impor-
tance du mimétisme entre enfants : vouloir isoler des raisons « personnelles »
de classer, c’était laisser dans l’ombre les mécanismes de délégation, de remise
de soi ou encore d’alignement sur l’avis d’autrui significatifs 32. Dans les séances
collectives, l’hétérogénéité des enfants présents (en termes de classe, de sexe,
de religion) rend visible la formation d’un espace de prises de position au sein
duquel le mimétisme permet de renforcer et/ou de se rallier à un classement
plutôt qu’à un autre 33.

32. De la même manière, nous nous sommes vite rendu compte que beaucoup d’enfants interchangeaient
les étiquettes-métiers dans leurs classements en fonction de remarques de camarades. C’est pourquoi nous
avons par la suite demandé aux enfants de coller les étiquettes avant d’entamer la discussion collective.
33. Si le mimétisme « saute aux yeux » au cours des séances collectives, il est également omniprésent dans
les entretiens par binômes : les enfants ne cessent de reprendre les termes de leur camarade, d’attendre la
Wilfried Lignier et Julie Pagis 41

La séquence ci-dessous donne ainsi à voir la cristallisation progressive de

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deux positions (correspondant à deux classements) et de leur justification : la
reprise littérale de termes (comme « boniche ») ou de petites séquences (comme
le fait de pouvoir donner des cadeaux à ses enfants quand on est «  vendeur
de jouets  ») venant refermer progressivement l’espace des dicibles  – et donc
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des pensables – tout en figeant les groupes. L’extrait est long car cela prend du
temps de construire des positions (des classements), de reconnaître et choisir
les alliés avec lesquels l’on va classer, et/ou de signifier des désaccords de clas-
sement quand un argument avancé apparaît incompatible avec sa vision du
monde social. Ce que nous citons ici donne par ailleurs à voir les rapports de
forces et la lutte dont tout classement est le résultat : les enfants ont des inté-
rêts – au sens d’investissements 34 – divergents au « jeu des métiers » que nous
leur proposons, ne serait-ce que parce qu’en classant, ils se classent. Et le « jeu »
s’avère plus violent que nous l’anticipions, la violence symbolique du classe-
ment se transformant en violence physique au cours de la séance.

Encadré 4 : La fabrique collective des classements


Le 20  janvier 2011, séance collective «  classement des métiers  », en demi-classe de
CM1, école A. Les passages en italiques correspondent aux termes qui sont repris par
au moins un enfant au cours de la discussion ou aux alignements explicites (« comme
Camille », etc.).
Amin [père garagiste ; mère coiffeuse] : … et personne qui s’occupe du ménage,
c’est les boniches et moi j’ai pas envie d’être une boniche
Paul-Éric [consultant, adjoint au maire ; masseuse] : N’importe quoi !
Amin : Ben si, on t’traite comme un chien…
Paul-Éric : on dit pas « boniche »… à l’époque on faisait ça, mais…
Driss [père livreur dans un supermarché, mère femme de ménage] : Tu nettoies et
ils te donnent que 20 euros, c’est rien !
Paul-Éric : N’importe quoi !
Amin : En plus, on te prend pour un chien, on te dit : va faire le ménage !
Paul-Éric : Ça, c’est à l’époque, tu vois trop de films toi ! […]
Driss (à Paul-Éric) : Mais toi, t’as la rage ! Tu regardes trop de films : des films de
science-fiction !
(Un échange houleux oppose Driss, Amin, Femi à Paul-Éric ; JP intervient pour redis-
tribuer la parole et demande à Femi comment il a classé.)
Femi [père au Mali, vendeur de cartes téléphoniques ; mère secrétaire à l’UNESCO] :
Vendeur, parce que après, quand t’as terminé ton emploi, après tu peux prendre des
cadeaux gratos, après tu donnes à tes enfants… après architecte parce que tu peux
créer un stade de foot… et patron d’usine parce qu’après […] si ils [les ouvriers]
m’écoutent pas, je dis : “t’es viré !”… après, professeur au lycée c’est bien aussi parce
que tu peux punir les gens, même s’ils ont rien fait… ceux qui m’énervent, je les

réponse de l’autre pour se sentir autorisé à produire la même ou encore de changer insensiblement d’avis au
fil de la discussion pour se conformer à celui de son binôme.
34. Bourdieu (P.), Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 151.

99
42 Quand les enfants parlent l’ordre social

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mets au coin […] puis après, infirmier : comme Amin, tu peux voir dans le ventre
des gens… après, boucher tu dois toucher la viande, ou bien des fois, tu touches le
porc (On entend : bahhhh dans la salle)
Paul-Éric : T’es musulman, toi ! (sur un air désapprobateur)
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Femi : Ben ouais !


Paul-Éric : Arrête, y’en a qui sont pas musulmans, ça se fait pas de dire…
JP : Il nous dit ce qu’il pense, chacun peut parler !
Driss (à Paul-Éric, sur le ton de l’insulte) : Catholique ! (rires)
Paul-Éric : Je suis même pas catholique ! (certains tombent par terre)
Femi : Et après, personne qui s’occupe du ménage, comme Amin : ce sont des boniches !
JP : bon, allez : à Paul-Éric, qu’est-ce que tu as mis en bas ?
Paul-Éric  : Ben patron d’une usine, c’est exactement pour les mêmes raisons que
Camille que je veux pas… (pourquoi alors ?) y’a trop de responsabilités et ça pue
là-bas…
Driss : Ben c’est bien ! (sur un ton de défi)
Paul-Éric : J’ai le droit [de classer de cette manière] !
Amin : Non, t’as pas le droit, c’est comme moi quand j’ai mis ça (il fait référence au
boucher qu’il a classé en dernier. L’ambiance s’échauffe, nous intervenons à plusieurs
reprises pour calmer les enfants)
JP : Allez Driss, c’est à toi !
Driss : Alors moi en premier c’est architecte parce que tu peux construire des coupes et
des stades… ça gagne beaucoup en plus… et vendeur dans un magasin de jouets parce
que tu peux ramener pleins de choses chez toi, et pour tes enfants ; et patron d’usine
c’est parce que : quand y’a quelqu’un, il est pas chiant avec toi (Femi et Paul-Éric se
disputent une gomme), tu lui donnes un avertissement, tu le fais jeter de l’acide dessus
s’il est pas gentil avec toi : tu le crucifies ! (brouhaha) et professeur dans un lycée… tu
peux donner des punitions, et en plus, tu peux virer pleins de gens… Moi je pourrais
pas être ouvrier, parce que après, tu peux te prendre une poutre dans la tête […]
JP : et après, t’as mis quoi en bas : personne qui s’occupe du ménage ?
Driss  : Parce qu’après tu deviens une boniche, on te donne que 20  euros ou
2 euros…
Hakim : Même pas, on te donne 1 centime ! […]
Paul-Éric (d’un ton méprisant) : Vous avez une vue sur la vie vous !
Femi : Mais toi aussi : ferme ta bouche ! […] Prout-Éric !
Hakim : Tais-toi ! (Hakim décrit à son tour son classement, dont voici la dernière posi-
tion) et la personne qui s’occupe du ménage, c’est la dernière des dernières : jamais
de la vie je ferais ça… parce que tu dois faire : « Ah ça, ça s’met là, ça ça s’met là », en
plus, t’es même pas bien payé : ils disent : allez, fais le ménage ! comme un chien […]
Lila : J’aime pas faire le ménage parce que…
Driss : Si, c’est bien pour les filles : ça fait du sport pour les filles (chahut ; on donne
la parole à Gaëlle)
Gaëlle : J’ai mis infirmière ou infirmier parce que je sauve des vies des gens (argu-
ment repris à Camille)… architecte parce que j’aime bien faire des plans (argument
repris littéralement à Paul-Éric)
Jonas : Vous vous imitez bien hein !
Wilfried Lignier et Julie Pagis 43

Le mimétisme – que nous interprétons comme une manifestation de l’in-

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térêt à classer comme ses proches – est présent du début à la fin de l’extrait :
Femi reprend l’argument de Driss pour valoriser le vendeur de jouets («  tu
peux donner des cadeaux à tes enfants ») ou dénigre « comme Amin » le métier
d’infirmier ; Paul-Éric explique qu’il a classé le patron en dernier « exactement
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pour les mêmes raisons que Camille 35 » ; Gaëlle justifie le rang de l’architecte
en empruntant les termes de Paul-Éric («  j’aime bien faire des plans  »), etc.
Quant au terme « boniche », il est repris de manière insistante et provocatrice
par l’ensemble des garçons d’origine populaire – Driss, Hakim, Femi, François
et Amin. C’est l’expérience pratique qu’ils ont du métier quand il est celui de
leur mère (« tu nettoies et ils te donnent que vingt euros, c’est rien ! » dit Driss)
qui fonde la violence de ce dénigrement. Il semble que la mise à distance de
ce métier-repoussoir est d’autant plus nécessaire qu’ils en sont proches ; là où
pour Paul-Éric, qui en vient paradoxalement à défendre le métier de femme de
ménage, cette profession n’appartient pas à l’horizon des devenirs possibles. À
ces intérêts de classe divergents s’articule ici un intérêt de genre : en effet, déva-
loriser ce métier en le renvoyant à une activité « pour les filles » est un moyen,
pour ces garçons d’origine populaire, de se situer au-dessus 36. Autrement dit :
on ne peut pas laisser un classement nous placer tout en bas.
En classant avec ses proches (en termes de classe et/ou de genre), on donne
ainsi du poids à un argument ; mais on mutualise également les ressources pour
justifier un classement. On voit d’ailleurs que plus la discussion avance plus les
arguments sur les différents métiers se cristallisent, figeant en quelque sorte un
espace structuré autour de deux classements antagonistes. Si bien que Gaëlle,
invitée à prendre la parole à la fin de la discussion, n’a plus qu’à reprendre à
son compte les arguments de Camille et Paul-Éric pour justifier « son » classe-
ment – Jonas lui lançant alors « vous vous imitez bien hein ! ».
Malgré la possibilité théorique de classer d’une manière ou d’une autre 37
(i.e. de choisir le groupe d’enfants avec lequel on classe), le caractère norma-
tif des classements ressort clairement au fil de la discussion, comme en atteste
l’échange houleux sur la religion. En effet, quand Femi justifie le fait d’avoir
classé « boucher » tout en bas par un argument religieux, la légitimité de son
classement est aussitôt remise en cause, au nom de la « neutralité scolaire », par
Paul-Éric : « Ça se fait pas ». Cette scène dévoile la violence symbolique dissi-
mulée derrière la neutralité affichée des classements en mettant le doigt sur le

35. À noter que Camille a classé en dernier « patron », alors qu’elle a pu, à d’autres moments, valoriser très
activement ce métier (cf. encadré 1). Cela suggère que, au moins chez certains enfants, une dissociation nette
existe entre la reconnaissance de la position objective d’un métier, et son évaluation subjective.
36. Les filles ont d’ailleurs attribué un rang plus élevé à la « personne qui s’occupe du ménage » dans leurs
classements que les garçons.
37. Nous n’avons cessé de leur dire qu’il n’y avait pas de « bonne réponse » et que tout classement était
légitime.

99
44 Quand les enfants parlent l’ordre social

fait que tous les arguments ne se valent pas, et que certains sont plus légitimes

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que d’autres, notamment dans l’enceinte scolaire. Malgré toutes les précautions
prises pour rendre audibles les différents points de vue, l’exercice demandé aux
enfants reste entièrement enserré dans les contraintes scolaires : or l’ordre sco-
laire participe à la légitimation des classements dominants. La violence de cette
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scène montre par ailleurs comment la pratique du classement engage toutes


les sphères de vie de celui qui classe. Des désaccords sur la légitimité de tel ou
tel classement tendent ainsi à prendre la forme de véritables goûts et dégoûts
sociaux. C’est d’ailleurs ce que Paul-Éric en vient à exprimer lorsqu’il soupire,
avec mépris : « Vous avez une vue sur la vie vous ! » Et il a alors avec lui, dans
le cadre scolaire, toute la force du « réalisme » de son classement par rapport à
celui de Driss qui justifie la bonne position de « patron » par la possibilité de
« jeter de l’acide » sur les ouvriers récalcitrants. Face au poids de l’institution et
à la maîtrise qu’a Paul-Éric de la parole, Hakim et Femi semblent n’avoir plus
qu’un moyen de délégitimer son classement : le faire taire – « ferme ta bou-
che ! », « tais-toi ».

Vive les footballeurs et les présidents !


La production de classements alternatifs
Il est cependant des moments et des configurations dans lesquels des classe-
ments alternatifs aux classements dominants sont exprimés, et plutôt que de les
renvoyer à un « manque de réalisme », les prendre au sérieux permet de penser
l’intérêt de certains groupes d’enfants à les produire.
Toute pratique de classement engage celui qui classe, ne serait-ce qu’en l’as-
signant à un rang dans le classement produit, si bien que le rapport à un classe-
ment donné dépend de la position que l’on y occupe. De manière plus triviale :
on a toujours intérêt à se situer en haut d’un classement. C’est ce que fait de
manière idéale-typique Max, fils d’ouvrier, en plaçant en première position
« ouvrier » et en rajoutant au stylo, sur l’étiquette : « PAPA » (cf. Figure 2).
Cette forme d’inversion du classement « officiel » est néanmoins anecdotique
dans l’exercice par tâche. En revanche, dès qu’il s’agit de justifier un classement,
et que celui-ci engage sa propre position, l’impossibilité de laisser dire qu’on
est « bas » devient manifeste. On peut alors avoir intérêt à cacher ses origines
(on retrouve la question de la honte sociale, évoquée plus haut) ou à produire
un classement alternatif qui nous classe en haut. C’est ce que les extraits ci-
dessous mettent en évidence, autour de définitions concurrentes du prestige
social.
Wilfried Lignier et Julie Pagis 45

Figure 2 : « Papa », ouvrier en haut de la hiérarchie des métiers

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Encadré 5 : Deux visions antagonistes du prestige social :


capital économique vs capital culturel
Le premier extrait correspond à la fin de la séance évoquée plus haut (cf. encadré 3).
Après s’être interposée entre Paul-Éric et Femi qui en venaient aux mains, JP relance la
discussion sur la définition d’un « bon métier ». La séquence est très houleuse mais (de
ce fait) intéressante : on sent clairement la contrainte scolaire se relâcher, laissant un
espace s’ouvrir à des arguments et des façons de les exprimer habituellement proscrits
dans l’enceinte scolaire :
Camille : Un bon métier pour moi, c’est un métier d’abord qui nous plaît, et là où
on gagne de l’argent, parce qu’un métier c’est pas seulement du plaisir.
Driss (la coupe) : Pour aller dans les boîtes de nuit ouais !

99
46 Quand les enfants parlent l’ordre social

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Camille : Pour acheter des vêtements, pour payer l’électricité, l’eau… pour avoir un
bon foyer ! Et pour avoir un bon foyer, faut travailler dur : c’est ça que j’appelle un
vrai travail moi.
JP : qui d’autre veut dire ce que c’est un « bon métier » ?
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Hakim : Ben c’est où on se tape des trucs…


Driss : On se tape des barres 38 ! (chahut. JP donne la parole à Paul-Éric)
Paul-Éric  : Ben déjà il faut que ça te plaise et que ce soit bien payé aussi (Pour-
quoi ?) Ben pareil que ce que Camille a dit : faut avoir un bon foyer et pouvoir payer
le loyer…
WL : Qui disait que c’est important l’argent ?
Amin : Moi ! Moi je trouve, parce que tu peux t’acheter une maison, alors que si t’as
pas beaucoup d’argent, tu vis dans la rue… tu demandes : « un euro ! un euro ».
Driss : T’es obligé de manger du maïs chaud…
Femi : Moi j’ai pas envie de devenir comme Paul-Éric !
Paul-Éric : Je suis mieux que toi ! (ils parlent tous en même temps…)
Amin : Comme ça, tu peux acheter des voitures, des maisons… et après, comme
ça, t’as pas de problèmes, comme Paul-Éric : vendeur de BD, il s’ennuie, il fait que
jacter, jacter, et écrire…
Paul-Éric : J’ai pas le droit ?
Amin: Non… (JP intervient et donne la parole à Iris)
Iris : Ben c’est un métier qu’on aime… on n’est pas obligé de gagner plein d’argent,
parce que… (ça sonne, brouhaha) on peut essayer d’en donner… c’est bien d’avoir
de l’argent, mais faut pas en avoir trop non plus…
Driss : Ben si !
Iris : Moi j’ai pas très envie d’être trop connue, ou milliardaire… (On entend : « Ben
si ! »)
Camille : Moi c’est comme Iris : j’ai pas très envie d’être trop connue… j’ai plutôt
envie de paix.
Driss (moqueur) : La paix intérieure !
La scène suivante rassemble les mêmes élèves (à l’exception de Paul-Éric, absent)
autour d’une discussion sur « les riches et les pauvres ». Hakim évoque alors l’idée que
les pauvres ne sont pas allés à l’école :
WL : Alors, est-ce qu’on peut être riche sans avoir été à l’école ?
Camille : Non !
Femi, Driss : Oui ! […] Oui, footballeur…
Femi : Oui, voilà, imagine t’es dans un club, après t’es trop fort, ils te recrutent dans
une grande équipe, sans avoir fait l’école quand t’es petit parce que tes parents ils
étaient trop pauvres […]
Camille : Par exemple – je dis un exemple – pour les chèques… Même si t’es foot-
balleur, quand même, par exemple, savoir lire…
Femi : Bah quoi, on sait lire ! […]
Driss : Y a des footballeurs, ils savent pas bien parler français, ils jouent au foot,
ils gagnent plein d’argent ! Bastos par exemple ! Cris ! [Deux joueurs brésiliens de
Lyon]…

38. Expression qui signifie que l’on rigole bien.


Wilfried Lignier et Julie Pagis 47

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WL : Tout le monde est d’accord avec cette idée-là, les footballeurs, c’est normal qu’ils
gagnent beaucoup d’argent ? Qu’est-ce t’en dis Hakim toi ?
Driss : Bah oui, il va dire oui !
Hakim (hésitant) : Bah oui, parce que Cristiano Ronaldo il est…
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Driss : Il est beau, il est super-beau, il joue bien, il a gagné le Ballon d’Or […].
JP : Et les filles, vous pensez que c’est normal que les footballeurs, ils gagnent plus, par
exemple, qu’un professeur de lycée ?
Gaëlle : Non.
Des voix de garçons : Si !!!
Camille : Non parce que c’est un divertissement, c’est pas un vrai métier…

La question de la définition d’un « bon métier », tout comme celle de l’im-


portance et de la légitimité de l’argent entraîne un net clivage entre les tenants
d’un classement fondé sur le niveau de diplôme et/ou le « sérieux » (« un métier
c’est pas seulement du plaisir  », dit Camille) et les tenants d’un classement
fondé sur la réussite économique et/ou le caractère ludique. Les premiers, issus
des classes supérieures ont davantage intérêt à légitimer le classement dominant
(type INSEE) là où les enfants d’origine populaire trouvent, dans le second clas-
sement, un moyen de s’identifier au premier rang de celui-ci. Pour ces garçons
d’origine populaire, le footballeur professionnel est une figure emblématique
de réussite sociale à laquelle ils peuvent s’identifier – Femi dit « on sait lire » en
parlant des footballeurs – parce qu’elle leur ressemble, et ce quelles que soient
leurs chances de devenir effectivement footballeurs professionnels 39. Dans ce
classement où le prestige est associé à la réussite économique et à l’excellence
corporelle (sportive), ces garçons d’origine populaire peuvent en effet se classer
en haut, et se protéger ce faisant de la violence symbolique attachée à leur rang
probable dans le classement officiel. C’est ainsi que deviennent intelligibles les
propos d’Amin qui nous dit à deux reprises, en entretien, que son père est foot-
balleur, avant que l’on comprenne (à force de le questionner) que celui-ci est
garagiste. La violence symbolique est ici au cœur de la relation d’enquête, dans
la présentation de soi, puisqu’en classant, ou en se situant, on se positionne par
rapport à l’enquêteur 40.
De manière assez similaire, on retrouve de nombreux exemples d’arguments
qui pourraient être jugés « loufoques » ou « irréalistes » dans les propos tenus

39. Les footballeurs professionnels ne sont guère plus de mille deux cents en France  : Beaud  (S.), Gui-
mard (P.), Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des bleus en Afrique du Sud, Paris, La Découverte,
2011.
40. D’autres enfants peuvent aussi chercher à montrer une proximité avec l’enquêteur. C’est le cas de Samuel
(parents indépendants, travaillant dans l’immobilier) qui, au cours d’un tour de table où chaque enfant
devait nommer un métier qu’il aimerait faire plus tard, explique qu’il pourrait aussi élever des chèvres,
comme les parents de Julie Pagis (nous avions en effet initié le tour de table en présentant les professions de
nos propres parents).

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48 Quand les enfants parlent l’ordre social

par des enfants d’origine populaire à propos des métiers qu’ils aimeraient faire.

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Ils veulent ainsi devenir policier « pour pouvoir arrêter des gens », professeur
« pour donner des heures de colle », patron parce que « tu peux virer pleins de
gens », voire « tireur d’élite ». À y regarder de plus près, ces projections profes-
sionnelles se portent toutes vers des positions d’autorité, de domination, où
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l’on peut exercer son pouvoir sur des dominés, notamment de manière arbi-
traire (« tu peux punir les gens, même s’ils ont rien fait », nous dit Femi). Elles
reposent sur une inversion des rapports de domination, à l’image de la « culture
anti-école » analysée par P. Willis qui « aide à libérer ses membres du poids du
conformisme et des réussites conventionnelles (en recourant à une transfor-
mation et une inversion de l’échelle officielle des valeurs) 41 ». C’est peut-être
autour du « métier » de président que s’exprime de la manière la plus aiguë ce
désir de reconnaissance, de « compensation » au sentiment d’illégitimité sociale.
Paradoxalement, les seuls qui veulent être président sont les garçons d’origine
populaire, contrariant – le temps de la discussion – le principe consistant à faire
de nécessité vertu. Driss explique ainsi vouloir être président car « t’as un jet
privé, tout le monde te dit bonjour dans la rue, et s’ils ne le disent pas, ils vont
en prison ». Pour peu que l’on ne prenne pas ces enfants pour des imbéciles,
la dimension provocatrice de leurs propos peut être interprétée comme une
stratégie de présentation de soi, de revanche temporaire, qui permet de se situer
en position de pouvoir, le temps de l’interaction. On pourrait dire, avec James
Scott qu’on est ici face à une forme déguisée de « texte caché » de ces enfants
de classe populaire, et que « vu leur position tout en bas de l’échelle, il n’est pas
étonnant qu’ils aient développé un intérêt de classe pour ces prophéties utopi-
ques, imaginant un ordre social radicalement différent de celui, douloureux,
qu’ils connaissent 42 ».
*
En étant attentif à la dimension langagière de leurs classements et de leurs
jugements, on constate que la manière qu’ont les enfants de parler l’ordre social
dépend des ressources culturelles globales qu’ils possèdent en propre, et du
contexte symbolique qu’imposent ces institutions de l’enfance que sont par
excellence la famille et l’école. En inscrivant ces jugements et ces classements
dans les interactions entre enfants, on comprend qu’au-delà de la possibilité
culturelle de juger et de classer, l’intérêt à le faire effectivement est un enjeu
immédiatement relationnel. Face aux autres, c’est-à-dire en somme dans les
conditions ordinaires de la pratique, classer signifie toujours se classer, se situer
socialement. Cela se voit en particulier lorsque les enfants s’efforcent de rendre
leurs classements conformes à ceux des enfants dont ils se sentent proches, et

41. Willis (P.), « L’école des ouvriers », art. cit., p. 59.


42. Scott  (J.), La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions
Amsterdam, 2008, p. 96.
Wilfried Lignier et Julie Pagis 49

dont ils partagent typiquement l’appartenance de sexe et de classe. Cela se voit

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également lorsque de tels classements donnent lieu à des échanges très vifs entre
enfants, qui sont manifestement des luttes pour imposer autant la légitimité
des manières respectives de classer, que la légitimité de la situation sociale de
chacun.
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Cette enquête montre ainsi comment les enfants expérimentent et s’appro-


prient très tôt les rapports sociaux qui traversent le monde social 43, la socialisa-
tion familiale et scolaire des enfants jouant un rôle majeur dans la construction
de hiérarchies du monde social, de rapports de pouvoir et d’intérêts différenciés.
Peut-on inférer de ces classifications et perceptions précoces de l’ordre social
des préférences politiques futures distinctes ? Peut-on associer les attitudes de
rejet des hiérarchies professionnelles dominantes à des formes émergentes de
politisation ? Autrement dit : constituent-elles un terreau favorable au dévelop-
pement de dispositions contestataires ou présagent-elles au contraire de futurs
rejets ou mises à l’écart du champ politique ? La poursuite de l’enquête auprès
des mêmes enfants en période de campagne présidentielle (2012) doit nous
permettre d’alimenter cette réflexion sur la relation entre les rapports enfantins
à l’ordre social et les rapports enfantins à l’ordre politique.

Wilfried Lignier est chercheur au Centre Julie Pagis est chargée de recherche au
européen de sociologie et de science poli- Centre de recherches administratives politi-
tique (CNRS-Ehess-Université Paris 1). Ses ques et sociales (CNRS-Université de Lille 2)
recherches portent sur l’enfance, la socia- et chercheuse associée au Centre Maurice
lisation, les stratégies éducatives, l’appro- Halbwachs. Après avoir travaillé sur les
priation des savoirs médico-psychologiques incidences biographiques du militantisme
en société. Il a publié récemment : La petite en Mai 68 (sur deux générations familiales)
noblesse de l’intelligence. Une sociologie ses recherches portent actuellement sur
des enfants surdoués, Paris, La Décou- l’enfance et la socialisation politique. Elle a
verte, 2012  ; «  La cause de l’intelligence. publié récemment : « Incidences biographi-
Comment la supériorité intellectuelle enfan- ques du militantisme en Mai 68 », Sociétés
tine est devenue une catégorie de l’action contemporaines, 84, 2011 ; « Engagements
publique d’éducation en France  », Politix, soixante-huitards sous le regard croisé des
94, 2011. statistiques et des récits de vie  », Politix,
wilfried.lignier@ens.fr 93, 2011.
julie.pagis@ens.fr

43. Y compris bien entendu les rapports sociaux de sexe. Si nous avons pris le parti d’insister davantage dans
cet article sur les appartenances de classe que de genre, c’est que ces dernières nous semblent bien mieux
documentées dans les travaux sur les pratiques et « cultures » enfantines, éclipsant bien souvent les autres
différences sociales (cf. introduction du numéro).

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