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ENQUÊTE SUR LES RELATIONS ENTRE POLITISATION ET ÉTUDES

SUPÉRIEURES : LE CAS TURC (1971-1980)

Benjamin Gourisse

Presses de Sciences Po | Critique internationale

2011/1 - n° 50
pages 39 à 53

ISSN 1290-7839
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Pour citer cet article :


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Gourisse Benjamin , « Enquête sur les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc (1971-1980) » ,
Critique internationale, 2011/1 n° 50, p. 39-53. DOI : 10.3917/crii.050.0039
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Enquête
sur les relations
entre politisation
et études
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supérieures :
le cas turc (1971-1980)
par Benjamin Gourisse

e n Turquie, la forte proportion d’étudiants parmi les


militants des organisations radicales en activité avant le coup d’État du
12 septembre 1980 1 incite à s’interroger sur le lien entre engagement poli-
tique et passage par les institutions de l’enseignement supérieur dans les
années 1970. Plus précisément, une enquête menée sur ce thème a permis
d’analyser en quoi le fait de suivre des études supérieures est porteur d’effets
de politisation sur les étudiants entre le coup d’État du 12 mars 1971 et celui
du 12 septembre 1980 2. Dès le milieu des années 1960, les complexes univer-
sitaires deviennent des sites de mobilisation : le Parti de l’action nationaliste
(Milliyetçi Hareket Partisi-MHP) ainsi que les organisations d’extrême
gauche recrutent une partie importante de leurs membres parmi les étu-
diants. La confrontation des groupes ainsi formés entraîne une augmentation

1. 48 % des militants d’extrême gauche et 54,9 % de ceux d’extrême droite incarcérés à la prison d’Ankara en 1979
sont étudiants à l’université, dans une école supérieure ou lycéens au moment de leur arrestation ; 26,4 % des pre-
miers et 28,4 % des seconds l’ont été. Doğu Ergil, Türkiye'de Terör ve Şiddet (Terreur et violence en Turquie),
Ankara, Turhan Kitabevi, 1980, p. 121, 127.
2. La réalisation de cette enquête a bénéficié du soutien du projet ANR Transtur (« Ordonner et transiger : moda-
lités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe siècle à nos jours »).
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rapide de la violence et les universités deviennent des lieux de polarisation et


de politisation intenses des individus.
La politisation peut être analysée comme une acquisition de compétences 3,
d’aptitudes à comparer et à classer selon les catégories spécialisées de la
sphère politique et comme une diversification des activités des individus 4.
Elle s’apparente à une modification des pratiques et des représentations qui,
à l’université, s’articulent alors à l’une ou à l’autre des positions politiques
disponibles 5. Les processus de politisation comprennent plusieurs phases ou
séquences dont chacune fonctionne comme condition de réalisation de la sui-
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vante, tout en offrant des opportunités de bifurcation ou de sortie du

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processus 6. On peut alors repérer les conditions qui rendent possible la réali-
sation d’activités considérées comme politiques, les « passages obligés », les
moments 7 où « se jouent » les bifurcations ou les décisions de maintien dans
le processus, mais aussi les changements de comportements, de goûts et de
sociabilités qui caractérisent la politisation.
Plusieurs études ont montré que le passage par l’université constitue un
moment de réalisation de ces modifications. Ainsi, Sébastien Michon a ana-
lysé la façon dont le niveau et le type d’études, ainsi que les rencontres et les
« chocs » biographiques dont sont porteuses les carrières étudiantes, modi-
fient les rapports des individus à la politique 8. D’autres travaux, notamment
ceux consacrés aux mouvements sociaux apparus à l’Université de Berkeley
dans les années 1960, ont permis de comprendre les médiations par lesquelles
l’entrée à l’université opère sur les formes de l’activité politique 9. Toutefois,
aucun travail scientifique spécifiquement consacré au cas turc n’avait encore
été réalisé. Les productions académique et militante assimilent généralement
les organisations radicales des années 1970 à des mouvements de jeunesse
sans les relier aux sites de leurs mobilisations 10 ou lie leur constitution à un

3. Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Le Seuil, 1978 (3e édition).
4. Bernard Lacroix décrit la politisation comme l’« acquisition d’usages pratiques ainsi que de schèmes de justification
pratique » de l’ordre politique. B. Lacroix, « Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse
politique », dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, tome 1, Paris, PUF, 1985, p. 469, 565.
5. Ces modifications ne résultent pas toujours d’une intentionnalité des agents. Nous le verrons, la force des labelli-
sations produites par les étudiants membres des organisations politiques suffit parfois à placer les étudiants dans l’un
ou l’autre des camps en présence à l’université, et les contraint à « jouer le jeu de l’étiquette ».
6. Annie Collovald a montré la nécessité d’étudier à quels moments de la trajectoire sociale interviennent les enga-
gements et les bifurcations dans les carrières militantes. A. Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales »,
dans Annie Collovald, Marie-Hélène Lechien, Sabine Rozier, Laurent Willemez, L’humanitaire ou le management des
dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers Monde, Rennes, Presses uni-
versitaires de Rennes, 2002, p. 177-229.
7. La question de la dépolitisation ne sera pas abordée ici, tant elle relève des effets du coup d’État du 12 septembre
1980 sur les individus concernés (torture, emprisonnement, déclassement social, exil, etc.).
8. Sébastien Michon, « Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique », thèse de
doctorat de sociologie, Université Marc Bloch, Strasbourg, 2006.
Les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc — 41

phénomène générationnel 11. Parfois, l’engagement dans ces organisations est


directement relié à l’aliénation d’une jeunesse que la modernisation du pays
aurait séparée des institutions traditionnelles de socialisation et de contrôle
social, telle que la famille 12. Si la variable générationnelle influe indéniable-
ment sur les formes de participation politique dans la Turquie des années
1970, les conditions concrètes de la politisation des individus et les média-
tions par lesquelles elles opèrent sont encore méconnues. L’observation des
processus de politisation à l’université révèle pourtant une série d’éléments
qui invalident le postulat d’une systématicité de la relation entre une classe
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d’âge et une forme de participation politique particulière. Il convient donc

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d’étudier dans quelles mesures le passage par l’université influence les
pratiques politiques des individus et la façon dont les établissements univer-
sitaires deviennent les lieux de réalisation de ces processus de politisation.
Afin de restituer la multiplicité des modalités de passage par chacune des
séquences de politisation, nous avons choisi de suivre au plus près le parcours
de quatre jeunes gens qui étaient étudiants avant 1980. Faruk et Mustafa ont
été membres de groupes universitaires d’extrême gauche, Önder a été mili-
tant « idéaliste » (ülkücü, du Parti de l’action nationaliste) et Ümit a adopté
une position de neutralité politique. Les différences observées dans les moda-
lités de leur politisation permettent de repérer les médiations multiples 13 par
lesquelles se réalisent les phases successives de politisation à l’université.

9. Voir notamment Jo Freeman, At Berkeley in the Sixties: Education of an Activist, 1961-1965, Bloomington, Indiana
University Press, 2004 ; David Horowitz, Student: What Has Been Happening at a Major University. The Political
Activities of the Berkeley Students, New York, Ballantine Books, 1962 ; Seymour M. Lipset, Sheldon S. Wolin, The
Berkeley Student Revolt: Facts and Interpretation, Garden City N. Y., Anchor Books, 1965. Par ailleurs, Everett C. Ladd
et Seymour M. Lipset ont montré comment l’engagement dans la communauté intellectuelle des membres du corps
professoral des universités américaines les encourage à incarner majoritairement des positions libérales, et comment
ces dernières influent sur les formes de la participation politique, en encourageant notamment leur syndicalisation.
E. C. Ladd, S. M. Lipset, The Divided Academy: Professors and Politics, New York, McGraw-Hill Book, 1975.
10. Voir notamment Gökçe Birsen, Gecekondu Gençliği (La jeunesse des gecekondu), Ankara, Hacettepe Üniversitesi
Yayınları, 1971 ; Alpay Kabacalı, Türkiye’de Gençlik Hareketleri (Mouvements de jeunesse en Turquie), Istanbul, Altın
Kitaplar Yayınevi, 1992 ; Şerif Mardin, « Türkiye’de Gençlik ve Şiddet » (Jeunesse et violence en Turquie), dans
Ş. Mardin, Türk Modernlesmesi, Makaleler 4, Istanbul, İletişim Yayınları, 1991.
11. Dans son travail consacré au phénomène milicien en Turquie pendant les années 1970, Hamit Bozarslan fait de
la variable générationnelle un élément déterminant de l’engagement dans les milices des organisations radicales sus-
mentionnées. Il note que « les “ générations assagies ” ne parviennent en effet ni à contenir la dynamique d’action de
la jeunesse ni à lui assurer un lien de solidarité. Cela explique l’invention d’un champ de socialisation indépendante
de la jeunesse. (…) Les festivités, les rituels, les “ enterrements ”, les commémorations sont autant d’éléments qui
complètent ce processus [de socialisation] et le dotent des ressources culturelles nécessaires. Pour les années 1970, il
paraît clair que (…) la milice est essentiellement liée à un phénomène de génération ». H. Bozarslan, « Le phéno-
mène milicien, une composante de la violence politique dans la Turquie des années 1970 », Turcica, 31, 1999, p. 212.
12. Doğu Ergil, Yabancılaşma ve siyasal katılma (Aliénation et participation politique), Ankara, Olgaç Yayınevi, 1980.
13. D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », Revue française de science poli-
tique, 52 (2-3) 2002, p. 145-177.
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On découvre alors que celles-ci se déroulent dans des configurations spécifi-


ques, faisant intervenir les socialisations politiques pré-universitaires des étu-
diants 14, le type d’habitat et la structuration de l’offre politique dans l’établis-
sement. Ces trois variables contribuent à déterminer les possibilités et les
formes de la politisation, leur rencontre pouvant soit fonctionner comme des
configurations surgénératrices d’activités à caractère politique, soit annuler
les effets propres de chacune d’entre elles.
Pour la réalisation de cette enquête, nous avons privilégié l’entretien semi-
directif, parce qu’il est la seule méthode permettant d’accéder au récit des
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expériences individuelles. Nous avons plusieurs fois constaté les dangers de

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l’utilisation de l’entretien, et les biais dont est porteuse la restitution des
expériences lorsqu’elle est menée plus de vingt-cinq ans après les faits. Les
récits sont truffés d’approximations, d’erreurs, et s’apparentent parfois à des
reconstitutions fantasmées ou à des mises en cohérence rétrospectives des
expériences, dont la vérification est impossible. Nous avons donc procédé à
un travail systématique de comparaison des données recueillies en entretien
afin d’évaluer leur plausibilité. Une autre précaution a consisté à préférer les
questions portant sur les activités, les relations sociales et leur distribution
chronologique et spatiale, à celles portant sur les modifications des croyances
ou des valeurs de nos enquêtés. Les discussions ont donc été orientées vers les
pratiques culturelles, sociales et politiques de ces derniers. Afin de ne pas
nous interdire de repérer les déterminants « non politiques » de la politisa-
tion, nous avons également recherché des informations sur les pratiques ves-
timentaires et affectives, sur les ressources économiques, culturelles et socia-
les des parents, et sur l’origine géographique des individus. Nous avons ainsi
réalisé une série de 19 entretiens, qui ont permis d’identifier les variables
intervenant dans la politisation des individus à l’université. Les quatre étu-
diants mentionnés plus haut ont été sélectionnés pour la présentation de nos
données parce que la trajectoire de chacun d’eux correspond à un parcours
type identifié dans notre panel.
Nous présenterons d’abord leurs socialisations politiques pré-universitaires
afin de comprendre comment celles-ci opèrent lors de l’entrée à l’université.
Nous étudierons ensuite l’influence des pairs, membres des organisations

14. Plusieurs auteurs ont montré la prépondérance de la socialisation politique parentale sur celle des enseignants
dans les préférences et les attitudes politiques des élèves et des étudiants. Voir notamment Kent Jennings, Kenneth
Langton, Richard Niemi, « Effects of the High School Civics Curriculum », dans K. Jennings, R. Niemi (eds), The
Political Character of Adolescence: The Influence of Families and Schools, Princeton, Princeton University Press, 1974,
p. 181-206. Par ailleurs, pour une analyse du rôle de la famille dans la socialisation politique des individus et une cri-
tique des explications par les effets de générations, voir Vincent Tournier, « La politique en héritage ? Socialisation,
famille et politique : bilan critique et analyse empirique », thèse de doctorat de science politique, Université
Grenoble 2, 1997, p. 330-343.
Les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc — 43

universitaires radicales, sur les formes de la politisation. Enfin, nous


montrerons que la pérennisation de la politisation se réalise par la
modification des activités sociales, culturelles et politiques des individus, qui
se produit dans le complexe universitaire.

Les socialisations politiques pré-universitaires

Les quatre enquêtés présentent des formes et des niveaux de socialisation


politique pré-universitaires différents. Faruk et Mustafa disent tous deux
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avoir été marqués par les événements politiques de la fin des années 1960 et

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par le coup d’État de 1971, mais ne s’engagent dans aucune organisation poli-
tique avant leur entrée à l’université. Faruk naît en 1957 dans une famille
aisée de Sivas (son père est propriétaire terrien), dont plusieurs membres ont
été élus locaux du Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi-
CHP) 15 lorsqu’il entre à l’université. Il affirme qu’il a été influencé par la
« génération de 1968 » dès le lycée, et qu’il nourrissait alors une nette aver-
sion pour le « fascisme » : « Politiquement je n’étais rien de particulier, mais
j’étais contre les fascistes » 16. Hormis cette considération somme toute très
générale, il n’est pas engagé politiquement : « Je ne lisais rien, je ne compre-
nais pas ce que c’était que le marxisme. Jusqu’à la fin du lycée j’étais radical,
mais je ne lisais pas. Je n’ai pas fait non plus de démarche particulière pour me
rapprocher d’un groupe politique ».
La socialisation politique pré-universitaire de Mustafa présente quelques
similitudes avec celle de Faruk. Il naît en 1960, à Sivas également, mais dans
une famille modeste. Son père « [est] un homme de droite, il [vote] pour le
Parti de la Justice, comme toute [sa] famille » 17. Mustafa confie avoir été très
sensible au sort des leaders étudiants des organisations d’extrême gauche
pendant le coup d’État de 1971. Dans les années 1970, ceux-ci sont devenus
pour la jeunesse turque de véritables martyrs du communisme. Il évoque
notamment l’assassinat en 1970 d’un étudiant stambouliote originaire de
Sivas, Hüseyin Aslantaş, par des militants « idéalistes », et affirme que
depuis, il éprouve une « haine du fascisme ». Cependant, comme Faruk, il ne
s’engage dans aucune organisation politique ou étudiante avant ses études
supérieures.

15. Fondé par Mustafa Kemal en 1923, ce parti, social-démocrate à partir du début des années 1970 et laïque, est
considéré comme le représentant historique de l’idéologie kémaliste.
16. Entretien avec Faruk, Ankara, 4 mai 2006. Les entretiens mentionnés ici ont été réalisés en turc et traduits par
nos soins.
17. Entretien avec Mustafa, Ankara, 11 mai 2006.
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La socialisation politique de Önder est tout à fait différente. Il naît en 1955


dans la province de Gümüşhane en Anatolie centrale. Son père, enseignant,
est un membre du CHP kémaliste. Son frère aîné est membre de l’association
d’enseignants de gauche Töb-Der. Il est très tôt intégré dans les cercles mili-
tants de sa famille. Il définit l’adolescent qu’il était comme un militant CHP
qui a adopté des pratiques culturelles correspondant à cette identité
politique : « Jusqu’à la fin de mon collège, comme mon père était CHP, je
l’étais aussi. Être CHP était comme une tradition dans ma famille. Comme
mon père lisait Cumhuriyet, 18 moi aussi, j’étais un bon lecteur de
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Cumhuriyet » 19.

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À la différence de Faruk, la pratique de Önder s’articule à l’engagement dans
un parti politique. Il participe aux activités organisées par le CHP et son
cercle d’amis est majoritairement composé de militants et de sympathisants
du parti. Lycéen, Önder lit des bandes dessinées mettant en scène les héros
du « monde » turc : « Les livres qui m’ont le plus marqué, ce sont les bandes
dessinées de Karaoğlan et de Tarkan… 20 À cause du loup de Tarkan, le loup
est devenu mon animal préféré, il était aussi digne que les hommes… Je rêvais
des bandes dessinées de Karaoğlan et je voyais un loup nous sortir de
l’Ergenekon ». 21
Selon lui, ces lectures l’amènent à ressentir « de la sympathie pour le tur-
quisme, ainsi qu’une sorte d’intolérance raciale ». Tant qu’il évolue dans son
milieu social d’origine, il adopte pleinement les engagements familiaux, mais,
une fois à l’université, Önder s’engage dans une association « idéaliste » et
défend des positions politiques diamétralement opposées à celles de sa
famille. On peut considérer qu’il connaît une politisation pré-universitaire se
traduisant par une aptitude à classer et à comparer politiquement, par des
préférences politiques et par une insertion dans le milieu partisan CHP de sa
ville, tandis que Faruk et Mustafa ont des préférences politiques – ils disent
tous deux avoir été « contre le fascisme » dès le lycée – mais ne sont pas inté-
grés aux réseaux militants de Sivas.
Ümit, quant à lui, ne s’engage dans aucune activité identifiable comme poli-
tique avant son entrée à l’université. Certes, comme tous nos enquêtés, il
connaît les préférences politiques de sa famille – il qualifie son père de

18. Cumhuriyet est l’un des plus grands quotidiens nationaux du pays. Il se caractérise notamment par sa proximité
idéologique avec le CHP.
19. Entretien avec Önder, Ankara, 2 juin 2007.
20. Karaoğlan et Tarkan sont les héros de deux bandes dessinées historiques turques. Dans leurs aventures, ils
incarnent les valeurs censées caractériser l’héroïsme turc.
21. L’Ergenekon est une vallée mythique des montagnes de l’Altaï que le peuple turc aurait quittée, guidé par une
louve, avant de conquérir l’Asie centrale.
Les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc — 45

« défenseur de la laïcité en Turquie » –, mais il dit ne pas avoir ressenti


d’intérêt particulier pour les débats et les événements politiques, ne pas avoir
connu d’incitation familiale en ce sens et ne pas avoir compté de militants
dans ses cercles d’amis. Il vit dans un quartier aisé d’Ankara, et sa famille l’ins-
crit au lycée de sciences appliquées (Ankara Fen Lisesi) en 1975, où, selon lui,
aucune organisation lycéenne et politique n’est en activité. L’entretien réalisé
avec Ümit n’a pas permis de déceler de pratiques culturelles ou sociales liées
à un quelconque engagement politique. Des quatre individus retenus, il est
celui dont la politisation pré-universitaire est la plus faible 22.
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Leur entrée à l’université place donc trois de ces jeunes gens dans un contexte

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politique bipolarisé suivant une ligne de division gauche/droite, et les amène
à rencontrer les étudiants mobilisés dans l’établissement. Dès lors, les
activités des groupes antagonistes mais aussi le type d’hébergement choisi
(individuel ou en foyer universitaire) contribuent à la modification ou au ren-
forcement de leurs choix et de leurs préférences politiques.

Les conditions sociales des politisations à l’université

L’engagement des individus dans des processus de politisation s’effectue par


des voies multiples. Souvent, c’est la rencontre avec des membres de groupes
présents à l’université qui produit la modification des activités et des repré-
sentations 23. La polarisation politique et les groupes mobilisés que
découvrent les nouveaux étudiants lors de leur entrée à l’université fonction-
nent comme des incitations, et parfois comme de véritables injonctions, à
s’engager, à se positionner, et à participer aux activités politiques organisées
dans l’enceinte de l’établissement. Nous avons identifié trois variables déter-
minantes dans la transformation de leur politisation : la force des entreprises
de labellisations en vigueur à l’université, le type de logement, et la présence
ou non d’organisations politiques étudiantes 24. Selon les configurations que
forme la rencontre de ces trois variables, apparaissent des incitations plus ou
moins fortes à l’engagement individuel.

22. Entretien avec Ümit, Istanbul, 2 mai 2006.


23. « Les étudiants sont, de fait, confrontés à l’organisation scolaire et pédagogique, au contenu des enseignements,
mais aussi aux interactions avec les acteurs universitaires, enseignants et groupes des pairs dont l’influence à ces âges-
là n’est pas négligeable ». Voir S. Michon, « Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation
politique », cité, p. 23-24.
24. Ainsi que le note Olivier Fillieule, « la prise en compte de l’offre politique contribue en effet à expliquer la
manière dont s’opèrent les choix militants ». O. Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de
l’engagement individuel », Revue française de science politique, 51 (1-2), 2001, p. 209. Voir également D. Gaxie,
« Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », art. cité, p. 176.
46 — Critique internationale no 50 - janvier-mars 2011

Les effets des labellisations

Faruk s’inscrit à la faculté de droit de l’Université d’Istanbul à l’automne


1975 et emménage dans un hôtel tenu par des amis de sa famille. Jusqu’en
1978, il travaille à temps partiel, ce qui le tient éloigné de sa faculté et de la
polarisation politique dont elle est le théâtre. Il reconnaît d’ailleurs n’avoir
que peu fréquenté l’université jusqu’à sa rencontre avec les groupes de
gauche qui y étaient présents.
Un jour de mars 1978, il est vu tenant un exemplaire de Cumhuriyet par un
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groupe d’étudiants « idéalistes » qui le prennent à partie. Avant même de

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revendiquer une quelconque position politique, il est donc classé par ses
pairs. La force des labellisations qui font d’un lecteur de Cumhuriyet un oppo-
sant des partis de « droite », et donc des organisations « idéalistes » présentes
dans les universités, est telle que le jeune Faruk est aussitôt positionné dans le
« camp des gauchistes ». Quelques jours plus tard, il trouve dans son journal
« une annonce du type : “rassemblons-nous pour aller à l’université, contre
les fascistes” » et décide de se rendre au point de rendez-vous. Cette décision,
qu’il dit provoquée par son aversion pour « le fascisme », sa récente mésaven-
ture et son habitude de lire Cumhuriyet, l’amène à se rapprocher des membres
des groupes d’extrême gauche. Après avoir été vu en leur compagnie, il ne
peut plus aller seul en cours sans risquer de se faire molester par les militants
« idéalistes ». Il prend alors l’habitude de se joindre au groupe pour se rendre
à l’université, qu’il fréquente dès lors plus régulièrement. Il semble qu’à
partir de ce moment il ne puisse plus revenir en arrière : « Tu sais, quand on
entrait dans la fac, en groupe, on était entourés d’un cordon de police, isolés
des conservateurs, des réactionnaires et des neutres. Entre les cours, on ne
pouvait pas sortir de l’amphi, et si on le faisait on se faisait frapper ».
Le cas de Faruk permet d’identifier les effets de l’« unidimensionnalisation
de l’identité » 25 à l’œuvre dans l’université turque à la fin des années 1970.
Une définition politique de l’identité est parfois imposée aux étudiants qui
sont classés, par leurs pairs, dans un système de positions bipolarisé. Ces
labellisations, produites par la politisation – antérieure à l’arrivée de Faruk –
des relations sociales à l’université participent à la politisation des individus.

25. Selon Michel Dobry, « l’unidimensionnalisation de l’identité peut émerger, en quelque sorte, à l’état pur, dans
certaines conjonctures révolutionnaires ; la qualité d’“aristocrate”, de “travailleur”, de “vrai croyant” ou de “patriote”
constitue alors un opérateur d’identification à vocation universelle, c'est-à-dire qui tend à être efficace dans l’ensemble
de l’espace social ». M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1992, p. 160.
Les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc — 47

Les effets du type d’habitat

Ces mobilisations se déroulent dans un contexte où le nombre d’étudiants est


en forte augmentation. Entre 1960 et 1977, celui-ci passe de 180 000 à
436 000 dans les écoles professionnelles, et de 65 000 à 340 000 à l’univer-
sité 26. La massification de l’enseignement supérieur produit une
diversification des caractéristiques sociales des étudiants. Alors que les bancs
de l’université étaient largement occupés par les fils de la bourgeoisie provin-
ciale et de quelques « familles d’État » pourvues de fortes ressources écono-
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miques, les nouveaux étudiants proviennent majoritairement de catégories

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sociales moins élevées. L’accès aux établissements d’enseignement supérieur
étant conditionné par le classement à un examen national, les étudiants ne
peuvent s’inscrire que dans la faculté correspondant à leur rang dans le classe-
ment. Or celle-ci est souvent située à plusieurs centaines de kilomètres de leur
domicile familial. Des foyers (yurt) sont donc construits afin de loger les étu-
diants de condition modeste. Chacun de ces foyers est censé accueillir des étu-
diants originaires d’une même région. Ainsi, à l’Université d’Istanbul, les étu-
diants originaires de la province de Sivas sont logés à la Sivas yurdu et ceux de
Rize à la Rize yurdu. Cependant, cette règle ne peut plus être respectée à partir
du moment où les organisations étudiantes antagonistes investissent les foyers
pour en faire des lieux « libérés » (kurtarılmış) et interdisent, par l’usage de la
violence, l’installation des étudiants originaires de villes ou de quartiers consi-
dérés comme « fascistes » ou « gauchistes », ou de ceux qui ont eu des activi-
tés militantes dans une section de lycée du groupe ennemi. Dans certains
foyers, les attitudes de neutralité politique sont tolérées, dans d’autres, l’enga-
gement dans le groupe en position de force est exigé. En outre, les membres
des groupes déjà en place réussissent à faire venir et à installer des sympathi-
sants dans leurs foyers, en ne signalant pas les départs et les arrivées à l’admi-
nistration, ce qui explique, nous le verrons, l’homogénéisation des positions et
des modes d’actions politiques de ces étudiants.
Le faible niveau de ressources de leurs familles ne permet pas aux étudiants
bénéficiant de ce système de logement d’avoir des activités à l’extérieur du
foyer et de l’université. C’est donc là qu’ils étudient, se socialisent, se
détendent, se divertissent, organisent des manifestations culturelles ou
politiques, flirtent parfois… Et peu à peu, la limite entre vie publique et vie
privée s’estompe.

26. Özer Ozankaya, Türk Devrimi ve Yüksek Öğretim Gençliği (La révolution turque et la jeunesse de l’enseignement
supérieur), Ankara, SBF yayınları, 1978.
48 — Critique internationale no 50 - janvier-mars 2011

Les organisations en activité à l’université se servent de ces foyers comme des


lieux de mise en pratique de l’idéologie qu’elles incarnent et comme des sanc-
tuaires. Les murs y sont couverts d’affiches et de slogans. Les groupes homo-
généisent politiquement les lieux, et exercent des pressions sur les étudiants
qui ne participent pas aux séminaires organisés, ou sur ceux dont la proximité
avec le camp opposé est avérée. Le contrôle social porte également sur les
pratiques culturelles : certaines musiques sont conseillées, les lectures sont
contrôlées, de même que la consommation d’alcool, les pratiques vestimen-
taires ou les relations entre filles et garçons, logés dans des bâtiments
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différents. Les groupes « idéalistes » et ceux d’extrême gauche disposent

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donc de ces foyers pour s’organiser, se mobiliser, recruter et encadrer leurs
militants. Ils y préparent leurs manifestations, y cachent leurs membres
recherchés par les forces de l’ordre, y préparent leurs tracts et y mènent des
activités de formation. L’administration des universités ne dispose pas des
moyens coercitifs nécessaires pour s’imposer face à ces étudiants qui sont par-
fois armés. Elle les laisse donc faire et les forces de l’ordre n’entrent dans les
foyers qu’en cas d’affrontements entre étudiants.
Sa vie se passant exclusivement entre la faculté, ou l’école, et le foyer, l’étu-
diant subit une forte ségrégation territoriale et passe la totalité de son temps
dans un climat de polarisation politique très contraignant. Il subit de nom-
breuses incitations à prendre part aux activités des groupes. C’est la raison
pour laquelle le passage par le foyer étudiant produit quasi automatiquement
une modification des activités sociales et des représentations. C’est le cas de
Mustafa. Il s’inscrit à la faculté de médecine de l’Université d’Hacettepe, à
Ankara en 1977. Les modestes revenus de sa famille et son origine géographi-
que lui donnent droit à une place en foyer universitaire. Il est donc « affecté »
par l’administration au foyer étudiant d’Hacettepe (Hacettepe Öğrenci Yurdu),
dans lequel Dev-Yol, l’un des principaux groupes extraparlementaires
d’extrême gauche de cette époque, occupe une position de force. Dès son ins-
tallation, il se lie d’amitié avec d’autres résidents. Au contact des militants de
Dev-Yol, ses pratiques vestimentaires et culturelles changent : « Je n’étais pas
encore gauchiste (solcu) à cette époque. Quand je suis arrivé à l’université, je
portais les affaires de mon père, une veste, une chemise blanche… C’est
comme ça que je suis entré à l’université, ce n’est qu’après que je me suis
rendu compte que je ne portais pas les vêtements appropriés. 27 C’était tout
nouveau pour moi ».

27. Les militants d’extrême gauche ne portent pas le costume. Ils optent plutôt pour une parka ou un blouson, un
pantalon en velours duveté ou en toile et des chaussures de marche.
Les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc — 49

Lors de son arrivée à Ankara, il ne connaît personne. Le foyer et la faculté de


médecine sont ses seuls lieux de socialisation. Il apparaît donc comme dispo-
nible pour les entrepreneurs de mobilisation du foyer. Il change de milieu
social, quitte une famille conservatrice pour s’installer dans un foyer noyauté
par les organisations d’extrême gauche. Sa prise de distances à l’égard des
valeurs familiales semble directement liée à sa rupture géographique et
sociale avec son milieu d’origine. Il ne voit ses parents qu’une fois par an et il
est financièrement autonome, le « régime communautaire » en vigueur dans
les foyers diminuant fortement le coût de la vie pour les résidents. Il s’intègre
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et noue des liens forts avec ceux qu’il côtoie. Ses investissements et ses posi-

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tions politiques peuvent alors être considérés comme le produit d’une vision
du monde reçue dans le foyer, via de nouveaux « instruments d’appréhension
des réalités “politiques” » 28.
Avant d’entrer à l’université, Mustafa ignorait tout des us et coutumes des
groupes d’extrême gauche. Ce n’est qu’au contact des militants du foyer, dans
ce lieu relativement fermé où de surcroît aucun discours divergent n’est dis-
ponible, qu’il parvient à traduire sa condition sociale et son système de
valeurs en positions politiques : « C’était tout nouveau pour moi. Ce n’est
qu’après… Dans le foyer et à l’université que je me suis rendu compte que les
gens qui pensaient comme moi étaient socialistes, on discutait dans le foyer,
à la cantine » 29.
Pour Önder aussi, l’expérience du foyer fonctionne comme une
« révélation » politique. Son témoignage, que l’on suppose orienté par les
biais de la reconstruction biographique, permet néanmoins de comprendre
comment il a trouvé un environnement propice à son engagement. En effet,
lors de son arrivée dans le foyer de Trabzon acquis aux associations
« idéalistes », il découvre « le monde dont il rêvait » à travers ses lectures :
« C’était la première fois que je rentrais dans un foyer d’étudiants. Les pièces
étaient remplies de tableaux représentant des loups, des bonnets traditionnels
turcs (börklü) et des épées. Je ne peux même pas expliquer ce que j’ai ressenti
en voyant un tableau de la sortie de l’Ergenekon guidée par un loup… Tous
les gens que je voyais autour de moi, tous plus âgés que moi, ressemblaient à
ceux que je voyais sur les tableaux. Ils avaient tous des moustaches larges et
longues… Ils avaient le regard dur… J’ai pensé que ma place n’était pas au
CHP mais dans ce milieu. C’était le lieu que je cherchais ».

28. D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisation des expériences sociales », art. cité, p. 173.
29. À titre de comparaison, voir Theodore M. Newcomb, Personality and Social Change: Attitude Formation in a
Student Community, New York, Dryden Press, 1957 (1943). Newcomb explique les changements d’attitude politique
qu’il a observés chez des étudiantes d’un college américain à la fin des années 1930 par leur ajustement à la
« communauté étudiante » formée par les élèves et les enseignants.
50 — Critique internationale no 50 - janvier-mars 2011

Le travail d’encadrement des individus que mènent les organisations dans les
foyers est d’autant plus fort que les étudiants sont séparés de leurs familles.
C’est certainement ce qui a permis à Önder, une fois en foyer, de rompre avec
son engagement initial au CHP. Chaque fois, l’engagement dans des activités
à caractère politique entérine la rupture avec le milieu social et politique
d’origine. Et cette rupture ne peut être que radicale car les nouveaux entrants
doivent prouver leur proximité idéologique avec le groupe s’ils veulent
garder leur place dans le foyer.
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Les effets de la structuration de l’offre politique à l’université

La façon dont Faruk a été amené à se rapprocher des organisations de


gauche à l’Université d’Istanbul montre bien comment la structuration de
l’offre politique intervient dans la modification du rapport des étudiants à la
politique. Par leurs activités, les organisations étudiantes produisent tout un
ensemble d’incitations à l’engagement. Le cas de Ümit, qui n’habite pas non
plus en foyer universitaire, montre que l’absence d’offre politique à l’univer-
sité tend à encourager l’adoption d’une position de neutralité, en l’occur-
rence à refuser de prendre part au conflit entre extrêmes qui embrase le pays.
En 1979, Ümit quitte Ankara, s’installe à Istanbul chez un membre de sa
famille, et entre à l’Université du Bosphore (Boğaziçi Üniversitesi), dans le
département de sciences physiques. Il ne s’y rend que pour suivre ses cours
et vit au quotidien dans le cadre de la sphère familiale, ce qui l’expose peu
aux tentatives de recrutement des organisations politiques étudiantes.
Contrairement aux autres universités stambouliotes, l’Université du
Bosphore n’a jamais été un lieu de mobilisation étudiante. Aucun acte de
violence entre militants « idéalistes » et d’extrême gauche ne s’y est produit.
Dans ce contexte, Ümit n’a pas connu les encouragements et les injonctions
à s’engager auxquels ont été exposés Önder, Mustafa et Faruk. Il émet
d’ailleurs des jugements dépréciatifs sur les quelques militants de gauche
présents dans son université : « Ils ne lisaient pas… Aucun livre. (…) Ils
étaient moins bons que moi, je n’étais pas gauchiste, je lisais des livres… Ils
étaient moins bons. Ils parlaient mais c’est tout ». Et il juge les « idéalistes »
de façon tout aussi sévère, même s’il reconnaît ne pas en avoir côtoyés à
l’Université du Bosphore : « Ils sont très peu à aller à l’université… Ils vont
au lycée mais c’est tout… Les peuples sans éducation vont toujours vers la
religion ». Sa socialisation primaire ainsi que l’absence dans son université
d’une offre politique autre qu’embryonnaire peuvent expliquer sa position
de neutralité. Là où l’offre associative et politique est inexistante, les étu-
diants ne rencontrent pas d’incitation à la participation à l’action collective.
Les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc — 51

Cependant, cette non-participation ne correspond en aucune manière à une


absence de politisation. Dans une institution où l’activité des organisations
radicales est quasi inexistante, le processus de politisation des étudiants ne se
traduit pas par un engagement politique, mais fonctionne comme un
apprentissage à comparer et à classer les acteurs, les enjeux et les problèmes
politiques. Ces étudiants apprennent à se positionner dans un entre-deux
politique, à porter des jugements sur leurs pairs engagés, et développent des
préférences et des aptitudes dont on ne peut nier le caractère politique.
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La pérennisation de la politisation par le changement des activités

La rencontre de Faruk avec les groupes de militants d’extrême gauche


l’amène à nouer des relations d’amitié avec certains étudiants. Ses lectures se
diversifient, puisqu’il lit « les revues de Kurtuluş 30 et d’autres journaux ». Son
investissement dans l’université s’intensifie et les activités qu’il y mène se
multiplient. Il est mêlé à des altercations et à des affrontements avec des étu-
diants « idéalistes », et se retrouve en garde-à-vue plusieurs fois 31. En mai
1978, il passe une vingtaine de jours en prison pour avoir participé à une
manifestation co-organisée par Kurtuluş. À la rentrée universitaire de 1979,
il emménage au foyer Atatürk et parvient à obtenir une place dans l’un des
bâtiments investis par les groupes d’extrême gauche. Cette installation en
foyer opère un renforcement de la politisation de Faruk, les mêmes mécanis-
mes que ceux observés dans l’engagement de Mustafa et de Önder interve-
nant alors dans une phase postérieure. Il devient le représentant du groupe
Kurtuluş dans son bâtiment et participe à l’organisation d’activités dans le
foyer (séminaires, cantine autogérée, etc.). Faruk s’insère dans un contexte
facilitant la rupture avec son milieu d’origine et adhère au système de valeurs
des groupes d’extrême gauche, qu’il intègre d’autant plus facilement qu’il
partage déjà leurs positions dans l’espace des typifications ayant cours à l’uni-
versité. Le parcours de Faruk montre que ses activités rendaient plus coûteux
l’abandon éventuel de son engagement. Sortir du processus l’aurait obligé à
changer de foyer, lui aurait fait perdre ses amis militants et il aurait dû

30. Kurtuluş est un groupe extraparlementaire d’extrême gauche. Il compte moins de membres que Dev-Yol, mais
bénéficie d’une bonne implantation dans les universités stambouliotes et ankariotes.
31. Doug McAdam a montré comment la campagne pour les droits civils aux États-Unis a contribué à la
modification durable des formes de participation politique des personnes mobilisées. Dans l’université turque égale-
ment, la participation aux campagnes de mouvements sociaux crée du lien social ainsi qu’une valorisation du militan-
tisme encourageant le maintien dans les activités politiques. D. McAdam, Freedom Summer, Oxford, Oxford
University Press, 1988.
52 — Critique internationale no 50 - janvier-mars 2011

renoncer à des types de sociabilités et d’activités auxquels il avait pris goût


depuis début 1978.
Dans les cas de Mustafa et de Önder, la vie en foyer, qui permet l’entrée dans
le processus, fonctionne également comme condition de la modification des
activités. Dès son arrivée au foyer, Mustafa participe aux activités de Dev-Yol.
Il renouvelle sa garde-robe, assiste aux séminaires organisés par le groupe,
commence à lire des textes du répertoire socialiste, à écouter la musique
« populaire » qu’affectionne Dev-Yol, et assume ses tours de garde dans un
quartier où le groupe est parvenu à se substituer à la municipalité. En 1980, il
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est blessé lors d’une fusillade aux abords de ce quartier. Dès lors, il n’a plus de

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relations qu’avec des individus militants ou sympathisants de l’extrême
gauche. Mustafa doit donc maintenir son engagement s’il ne veut pas perdre
son logement, ses amis ankariotes, la protection physique que lui offre son
groupe, et s’il ne veut pas souffrir de la réputation d’inconstance politique ou
de traître à la cause. Quand il rentre à Sivas pour les vacances de fin d’année
universitaire, il ne fréquente plus certains de ses anciens amis de lycée devenus
« idéalistes » : « J’avais un ami, d’enfance, on a tout fait ensemble, on est sorti
avec nos premières copines ensemble… Eh bien on a commencé à s’éloigner
quand il est devenu MHP, on ne pouvait plus se voir ».
Quant à Ümit, qui ne rencontre pas d’incitations à s’engager ni à se
positionner politiquement à l’université, il ne connaît pas de rupture avec son
milieu d’origine et adopte une position d’hostilité envers les membres des
groupes radicalisés, position plus valorisable à l’Université du Bosphore
qu’ailleurs. Dans un tel contexte, il peut se maintenir à l’extérieur des débats
et des affrontements qui opposent les extrêmes dans d’autres universités,
réserve qu’il va garder jusqu’au coup d’État de 1980. Cependant, malgré cet
apolitisme revendiqué, il affiche un ensemble d’idées sur les organisations
politiques, étudiantes ou non, leurs activités, leurs projets et la situation
d’anarchie dans laquelle ils plongent le pays. En l’absence de conditions
sociales encourageant la rupture avec le milieu d’origine, Ümit reproduit les
valeurs et les positions de son père, officier de l’armée de terre, « défenseur
de la laïcité au service de l’État » 32.

Il ressort de notre enquête que la politisation prend forme dans la rencontre


entre des individus et des collectifs et qu’elle résulte de déterminants
largement extérieurs à la politique institutionnelle en ce qu’ils ont trait prin-
cipalement aux modes de vie et aux sociabilités des individus. Les positions et
les activités politiques des étudiants changent plus facilement dès lors qu’ils

32. Une fois en âge de voter, il vote, comme son père, pour le CHP.
Les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc — 53

sont séparés de leur milieu social d’origine. Ce constat nous amène à rappro-
cher le grand nombre d’étudiants politisés pendant les années 1970 des trans-
formations sociales et politiques que connaît le pays durant cette période.
Ainsi, ce sont l’augmentation constante du nombre d’étudiants et l’apparition
de groupes radicaux cherchant à mobiliser les populations nouvelles des
grandes villes qui font des établissements d’enseignement supérieur des lieux
de mobilisations politiques. On a vu que les modes de vie dans l’institution
exposent particulièrement les individus aux activités des groupes locaux. Le
grand nombre d’étudiants résidant en foyers universitaires et affranchis du
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contrôle social exercé auparavant par leur famille permet la diffusion plus

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rapide des politisations à l’université.
Les formes de politisation dépendent de l’expérience sociale des individus,
des modes de vie dans l’institution, et de la structuration de l’offre politique
locale. Si les socialisations pré-universitaires peuvent rapprocher les individus
des positions disponibles à l’université, la rencontre avec les contextes
sociopolitiques des universités tend à modifier les formes de leurs activités,
notamment politiques. Lorsqu’elles sont en activité dans l’établissement, et
plus encore lorsqu’elles sont en situation de concurrence, les organisations
étudiantes produisent des labellisations et des injonctions à l’engagement qui
contraignent les étudiants à se positionner politiquement et à témoigner de
leur proximité avec le groupe par une participation à ses activités ou par
l’adoption de pratiques culturelles conformes. La présence de groupes mobi-
lisés dans les institutions paraît donc déterminante dans l’intensité et les
formes de la politisation. Dans l’université turque des années 1970, la
politisation, quelles que soient ses formes, dépend moins des socialisations
familiales que des contextes rencontrés par les individus et des modes de vie
dans l’institution. ■

Benjamin Gourisse est l’auteur d’une thèse intitulée « L’État en jeu. Captations des res-
sources et désobjectivation de l’État en Turquie (1975-1980) ». Dans le cadre du
projet ANR Transtur « Ordonner et transiger : modalités de gouvernement et
d'administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIX e siècle à nos jours », il
étudie notamment les processus de politisation des pratiques des agents de la fonc-
tion publique et de leurs publics durant cette même période. Il a publié, entre
autres, « Pluralité des rapports aux normes professionnelles et politisation des
pratiques dans la police turque des années 1970 », European Journal of Turkish
Studies (8, 2008) et « Party Strategies for Investing in State Institutions: MHP in the
Late 1970s », dans Élise Massicard, Nicole Watts (eds), Breaking Up the Party:
Political and Social Forces in Turkey (à paraître en 2011).
Adresse électronique : b.gourisse@voila.fr

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