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2006/4 no 33 | pages 183 à 187
ISSN 1290-7839
ISBN 9782724630572
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Lectures
L’historiographie est une anthropologie.
À propos de trois livres
de François Hartog
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rançois Hartog a publié Régimes
d’historicité en 2003 1, puis Évidence de
l’histoire et Anciens, Modernes, Sauvages
en 2005 2. Dès leurs parutions, ces trois ouvrages ont eu un fort impact sur le
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débat savant et, plus largement, public. De nombreux liens sont tissés de l’un
à l’autre, de sorte qu’on peut les comprendre comme un ensemble articulé
qui mérite une analyse commune.
Hartog bâtit les conditions les plus maîtrisées de l’aller et retour des Anciens
aux Modernes. C’est même la définition qu’il donne du travail de l’historien :
reconnaître les chemins que le présent emprunte au passé, ou à divers passés,
sans jamais se départir d’une posture réflexive. Autre façon de dire que
l’imprécation rituelle contre l’anachronisme ne produit aucun gain critique si
elle n’aboutit pas à un système de contrôle des façons de construire simulta-
nément les rapports au présent et aux passés. Trois moments historiques et
historiographiques occupent le centre de son travail. D’abord, la Grèce his-
torienne, d’Hérodote, héraut des guerres médiques, à Polybe et Denys
d’Halicarnasse, auteurs grecs écrivant depuis Rome. Ensuite, l’invention de
l’historiographie moderne, bientôt scientifique, de la fin du XVIIIe siècle et
du XIXe siècle. Quatre auteurs, parmi d’autres, retiennent son attention :
Fustel de Coulanges et Winckelmann en premier lieu, mais aussi Augustin
Thierry et Michelet. Enfin, les conditions et le statut de la pratique de l’his-
toire aujourd’hui. Sa réflexion aborde ici un ensemble de questions : la place
du témoin, du prétoire au débat public, et la fonction de la mémoire, entre
patrimoine et cérémonie officielle ; les archives dans la France
contemporaine ; l’évolution des modes de la réflexivité en histoire. À ces trois
moments, il faut ajouter la présence en contrepoint, indispensable à la com-
position, de l’étude des sociétés autres et lointaines, dont ont rendu compte
les anthropologues en inventant leur propre discipline.
Cette scansion se retrouve dans chacun des ouvrages, les trois périodes et les
sociétés autres. Hartog n’a pas préparé un premier volume d’historiographie
classique, un deuxième d’historiographie moderne et un troisième sur les
conditions d’exercice du métier d’historien dans une contemporanéité mar-
quée par le présentisme. Les jeux de correspondances, qui ne sont jamais ana-
logies sous sa plume, entre différentes expériences savantes ou moins savantes
du rapport au passé sont la bonne manière d’éclairer de façon neuve des pans
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entiers de l’histoire culturelle de l’Occident. Régimes d’historicité porte sur
l’histoire des constructions des rapports au passé ; Évidence de l’histoire appro-
fondit l’enquête sur cette pluralisation à partir de la métaphore du regard
porté par les historiens sur leurs objets ; Anciens, Modernes, Sauvages se con-
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point du regard porté sur les autres, comme le montre l’évolution complexe
du rapport civilisé / barbare, d’Hérodote à Plutarque ?
D’un ensemble plus large de propositions, on retiendra la question du témoi-
gnage. Les quinze dernières années ont été marquées par le phénomène de
l’historien dans le prétoire, à l’occasion des procès tardifs pour crimes contre
l’humanité. Deux contraintes pèsent sur les historiens du temps présent : une
publicité massive est désormais accordée au témoignage dans la vie des
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sociétés contemporaines ; de plus, depuis l’œuvre de Claude Lanzmann,
Shoah, un privilège est attribué au témoignage, non seulement parce qu’il
place la vérité de l’événement au-dessus de toute opération de vérification,
mais aussi parce que la parole survivante assure la perpétuelle actualité du fait.
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L’expérience des Grecs est ici précieuse, qu’il s’agisse de l’association chez
Hérodote du voyage et de la récolte des informations, de l’assertion par Thu-
cydide qu’il n’est d’histoire que contemporaine de celui qui en rend compte
ou de la tentative chez Polybe de « voir » le monde à partir de son centre,
Rome. Ce n’est pas en termes de rivalité et moins encore d’exclusion réci-
proque qu’il faut concevoir les rapports du témoin et de l’historien. Mais
l’expérience grecque montre aux contemporains que cette tension accom-
pagne la naissance de l’écriture de l’histoire, depuis que les sociétés occiden-
tales ont appris à reconnaître la fonction et le statut des historiens.
Au mi-temps de notre siècle, celui des « temps sombres », deux œuvres
d’intelligence, l’une tournée vers les sociétés « les plus démunies et les plus
méprisées » (Lévi-Strauss), l’autre tendue vers le passé grec, où quelque
chose d’essentiel s’est joué (Vernant), renouent avec l’expérience des pre-
miers temps de l’expansion européenne. À travers son emprise sur le monde
qu’elle inventait pour elle-même, l’Europe s’est progressivement définie elle-
même. Cette découverte de soi, inscrite dans la découverte des autres, procé-
dait par déplacement dans l’espace et remontée dans le temps. Et cela comme
au XXe siècle, au milieu des troubles, dont Machiavel, Léry et Montaigne
sont des témoins de premier plan. Bien entendu, Hartog ne suggère pas de
stricte équivalence entre les deux mouvements, trop attentif aux leçons de
l’anthropologie pour croire que l’on peut chercher ailleurs son propre passé.
C’est même tout le contraire, puisqu’il pose que l’histoire, comme processus
cumulatif qu’accompagne un discours, ne peut être tenue pour un universel.
Des îles du Pacifique à l’Inde brahmanique et au judaïsme médiéval, il iden-
tifie des sociétés qui ont produit des rapports au passé de nature très diffé-
rente. Le confort intellectuel d’une discipline scientifique comme l’histoire
repose sur une idéologie évolutionniste qui demeure le plus sûr refuge de
l’européocentrisme. Hartog montre que l’expérience occidentale des rapports
au passé, de la généalogie à la remémoration, de l’enquête à la constitution des
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grands thèmes : constructions des passés, identification des points de vue,
mesure décentrée des distances. Aujourd’hui est fait d’une capacité indéfinie
d’accumulation des traces du passé le plus récent et d’écrasement de toute
perspective sur le présent. De commémorations en enregistrements sauvages
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des témoignages, les historiens n’occupent qu’une place parmi d’autres dans
le concert des producteurs de discours sur le passé. C’est une situation dont
ils doivent s’accommoder pour jouer leur partie, mais qu’ils ne peuvent cer-
tainement pas ignorer. Leur meilleure carte demeure leur capacité à croiser
processus et expériences, y compris éloignés dans le temps, à éclairer plu-
sieurs passés avec plusieurs perceptions du présent. Cette maîtrise ne
s’acquiert pas aisément ; elle est la marque de la recherche en histoire et elle
appelle une démarche de décentrement et de déplacement.
Enfin, face au procès en européocentrisme, faire l’histoire de la pluralité des
rapports occidentaux au passé et identifier, avec les anthropologues, la diver-
sité des modèles attestés au plus proche comme au loin, sont encore les
meilleures réponses dont nous disposions. Il fallait, pour articuler ce faisceau
complexe, une maîtrise qui suscite l’admiration. La performance n’est pas
seulement scientifique ou esthétique, elle est également politique et morale.
Le goût du décentrement et l’intégration de la pluralité évitent qu’on en reste
à la capacité de l’Occident à universaliser son universalisme local, en termes de
valeurs mais aussi de protocoles scientifiques. Pour autant, les historiens ne
peuvent renoncer à s’inscrire dans des systèmes de validation des informations
et des analyses qu’ils livrent. C’est pourquoi Hartog met l’accent sur les dispo-
sitifs réflexifs et critiques que les sciences sociales, et non plus l’histoire seule,
se sont donnés pour distinguer les discours purement fictifs de ceux qui pré-
tendent rendre compte des expériences que les hommes traversent réellement.
Au total, on a ici affaire à une somme livrée par touches. Hartog a choisi le
mode d’écriture le plus à même de faire comprendre l’efficacité scientifique
du déplacement. L’un de ses héros, Chateaubriand, a su exprimer le senti-
ment d’appartenance à un monde disparu et la difficulté d’être présent à un
monde devenu actuel. Une personne peut ainsi être traversée par plusieurs
temps historiques et, par retour sur soi, peut même parvenir à en rendre
compte. Cette expérience à la limite garde valeur d’épreuve de cette pluralité
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Jean-Frédéric Schaub est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
et Visiting Professor au Modern European History Research Center de l’Université
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d’Oxford. Il a publié dernièrement La France espagnole : les racines hispaniques de
l’absolutisme français (Paris, Le Seuil, 2003) (La Francia española : las raíces hispanas
del absolutismo francés, Madrid, Marcial Pons Historia, 2004) et dirigé, avec Juan
Carlos Garavaglia, Lois, justice, coutumes. Amériques et Europe latines, 16e-19e siècle
(Paris, Éditions de l’EHESS, 2005).
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