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LA SUBJECTIVATION PATRIARCALE ET LA FONCTION

PATERNELLE DE REFUS DU FéMININ

Michel Tort

P.U.F. | Revue française de psychanalyse

2013/5 - Vol. 77
pages 1665 1673
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Pour citer cet article :


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Tort Michel, La subjectivation patriarcale et la fonction paternelle de refus du féminin,
Revue française de psychanalyse, 2013/5 Vol. 77, p. 1665-1673. DOI : 10.3917/rfp.775.1665
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La subjectivation patriarcale et la fonction paternelle


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de refus du féminin

Michel Tort

Je remercie les organisateurs du Congrès de cette invitation et tout parti-


culièrement Georges Pragier qui est à son initiative. Pour commencer, je ferai
deux remarques sur l’intitulé de la table ronde : « Le père dans la culture ». La
première : la psychanalyse s’articule dans le champ social aux autres figures
que revêt « le père ». Il y a d’un côté les rôles sociaux du père, de l’autre ses
figures psychanalytiques. Ils se situent sur deux plans différents mais ils sont
forcément liés et les deux sont également historiques. Du côté de l’histoire des
pères, le recul de l’autorité patriarcale par voie légale, commencé au xviie siècle,
n’a cessé de s’accuser. Dans le droit, la justice, le travail social, les services
de la petite enfance, on assiste au développement des questions concernant
l’implication du père dans les soins et dans le développement psychique : un
rôle paternel fort différent des attributions du pater familias. De l’autre côté,
celui des figures psychanalytiques du père, on trouve les pères freudiens du
patriarcat libéral « de la préhistoire personnelle » et le « père de la horde »
spéculatif, puis la Trinité lacanienne des pères réel, imaginaire, symbolique
et la «fonction paternelle » d’après-guerre, etc. Étrange inflation de la question
paternelle nationale qui constitue une des formes de l’exception française. Ces
figures psychanalytiques se développent au même moment que les rôles sociaux
du père. Deuxième point : dans l’intitulé de la table ronde, on relie la catégorie
du « père » à celle de la « culture ». On saisit l’époque contemporaine comme
« culture » : renvoi aux textes freudiens sur la « culture » puissamment chevil-
lés à la question du père. « Le père » est posé chez Freud comme jouant un rôle
prévalant sur celui de la mère dans la culture et « la vie de l’esprit ». « Culture »
désigne le passage « de la nature à la culture » qui correspond à l’instauration
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d’un ordre subordonnant les femmes : ne vous en déplaise, Mesdames, dit Lévi-
Strauss, on vous échange, la pensée symbolique le veut.
Or ce maniement de « la culture » est incompatible avec une histoire
réelle. L’histoire freudienne du père est réduite au trajet d’autoroute qui, par-
tant du moment préhistorique fondateur situé à la localité meurtre du Père,
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passe par la capitale invention du monothéisme et termine son cours décli-

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nant à la station malaise contemporain. Cette « culture » ne connaît ni socié-
tés ni politiques. La seule véritable préoccupation est de savoir comment va
s’assurer la transmission du Père. C’est ce schéma que je mets en question.
Le déroulement de mon propos est simple : je prends d’abord la liberté de
reconstituer de quelle histoire réelle des pères il s’agit ; ensuite je montre
la solidarité entre la théorie psychanalytique du père et l’histoire des pères ;
enfin je tire deux conclusions dégageant une reformulation de la théorie psy-
chanalytique du père

L’HIStOIRE DES PÈRES

Deux volets du traitement psychanalytique du père sont sans cesse confon-


dus dans la psychanalyse :
–– la clinique et la théorie produisent des notions en relation avec les figures
inconscientes à l’œuvre dans les pères et dans les rapports avec eux :
théorie des pulsions, complexe d’Œdipe, topiques du fonctionnement psy-
chique, etc. ;
–– le discours sur le père ne vient nullement de la psychanalyse mais se
compose de variations sur la partition « discours du père », tenu par « Les
pères » depuis les origines du patriarcat jusqu’à sa version actuelle. Dans
ce qui suit, le patriarcat ne désignera pas un règne préhistorique lointain,
mais le régime général qui règle jusqu’ici les rapports entre les hommes et
les femmes revêtant des formes historiques différentes (patriarcat antique,
monothéiste, libéral, enfin néo-libéral).
Si l’on admet que théorie clinique et discours du père sont distincts, on
constate deux mouvements contradictoires :
–– d’un côté, la théorie psychanalytique se définit en soustrayant sans cesse
ses constantes aux stéréotypes sociaux fantasmatiques. Exemple : la
séduction au sens psychanalytique « séduction généralisée » a mis un
siècle pour s’extraire de sa prise dans les enjeux sociaux (discours du
père), de l’exercice social de la séduction, de l’incrimination acharnée soit
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des pères soit des mères qui empêche de penser la « primauté de l’Autre »,
adulte générateur du sexuel ;
–– d’un autre côté, en même temps que la psychanalyse s’est saisie, avec ses
propres instruments, de son expérience, elle a aussi intégré inconsidéré-
ment à sa conceptualisation une partie notable des constructions sociales
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dominantes concernant le sexe, le genre, la parenté, la filiation solidaires

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avec l’ordre patriarcal, comme si le tout était en bloc issu de la psychana-
lyse. Dans les arrangements socio-politiques dominants tels que les sys-
tèmes patriarcaux qui se sont succédé historiquement, du droit romain ou
canon aux législations sexistes et homophobes qui règnent aujourd’hui de
manière écrasante sur la planète, on repère la reconduction de fantasmes
liés à la psychosexualité conceptualisés par les psychanalystes, tels que
la supériorité supposée des hommes liée à leur phallus, l’infériorité des
femmes rattachée à leur manque de pénis, etc. Mais ce n’est pas une rai-
son pour que nous considérions que la psychanalyse a produit certaines
constructions sur son seul fond : fonction paternelle subordonnant la mère,
refus du féminin n’ont pas attendu la psychanalyse pour exister, mais seu-
lement pour être formulés comme fantasmes et traités comme tels.
Nous ne pouvons pas oublier, d’autre part, qu’il existe des arrange-
ments sociaux de la loi qui font depuis les origines de l’humanité obstacle
explicitement aux fonctionnements pulsionnels : certains, comme l’interdit
de l’inceste, s’imposent depuis l’origine des sociétés humaines, d’autres,
comme les droits de l’homme, ont été posés depuis quelques siècles ou
même plus récemment par la communauté nationale et internationale. Tout
l’effort d’invention des législations depuis des siècles, et plus encore depuis
les années 1960, en Occident s’efforce notamment de contrecarrer systéma-
tiquement l’idée, la réalité et l’exercice d’une sorte de toute-puissance soi-
disant inéluctable d’un arrangement fixe inégal du masculin et féminin. Il est
étrange que nous, analystes, ayons tendance à considérer que ces lois ne font
pas partie du symbolique.
Car il ne suffit pas que nous distinguions en nous-mêmes, par un singulier
clivage d’ailleurs, le citoyen qui admettrait volontiers (ou pas) les exigences
démocratiques (la parité par exemple) et le psychanalyste en nous qui consta-
terait : « Que voulez-vous ! “Monsieur l’inconscient” ne l’entend pas de cette
oreille », lequel continue à faire fonctionner tranquillement l’ensemble de
ses opérations sur le mode patriarcal de la phallicité, du refus du féminin. Le
tout pour conclure généralement que de toute façon le pouvoir sera toujours
masculin et le féminin toujours l’horror feminae. Chacun sent pourtant que
nous ne pouvons pas nous en tenir là. Nous ne saurions évidemment travailler
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comme analystes en incriminant les effets du patriarcat, mais certainement pas


non plus sans repérer et analyser leurs effets sur nos concepts.
Concluons ce point : lorsque Freud déclare un mercredi à la Société psycha-
nalitique de Vienne en 1908 (Nunberg, Federn, Bakman, 1976, p. 364) : « une
femme ne peut en même temps exercer une activité professionnelle et élever
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des enfants. [Les femmes en tant que groupe] ne gagnent rien du tout aux

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mouvements féministes modernes », il ne formule pas un énoncé issu de la
psychanalyse. C’est l’énoncé d’un bourgeois libéral. Il faut donc repérer
comment le « discours du père » s’insinue dans les constructions psychanaly-
tiques du père. Il existe une continuité entre la problématique freudienne de
la culture, celle du « grand homme », entre la position que nous voyons Freud
prendre ici un soir à Vienne en 1908 et la théorie de la fonction paternelle et la
primauté du père supposées psychanalytiques.
Freud inscrit sa « théorie du père » dans cet espace du discours du père.
Il était conscient des conséquences. En témoigne cette déclaration à Abraham
Kardiner au cours de l’analyse de celui-ci : « Je souffre d’un certain nombre
de handicaps qui m’empêchent d’être un grand analyste. Entre autres, je suis
beaucoup trop un père. Deuxièmement, je m’occupe tout le temps de théorie,
si bien que les occasions qui se présentent me servent plus à travailler ma
propre théorie qu’à faire attention aux questions de thérapie » (Kardiner,
2013, p. 71). Déclaration remarquable par la manière dont elle réunit la
question du père et celle de la théorie. Freud dit au fond, et je continue ici
librement son propos : « le contre-transfert paternel s’impose à moi parce
que le père occupe une place fondamentale dans mes pensées. J’imprime à
la théorie, pour laquelle j’ai depuis toujours la même passion dévorante que
celle que j’ai pour le père. Voyez mon hymne au père adressé à Fliess le 29
décembre 1899 ; je cherche sans cesse, jusque dans les cures, à faire avancer
la théorie du père, fût-ce au détriment de ces cures. Mais je n’ai jamais réussi
vraiment à faire entrer le père dans la métapsychologie. Je n’ai jamais publié
ma « Vue d’ensemble des névroses de transfert ». Comme je vous l’ai dit à
propos de mon histoire du parricide primitif (je cite ici Freud à Kardiner,
2013, p. 77) : « Bah, ne prenez pas ça trop au sérieux. C’est une chose que
j’ai rêvée un dimanche de pluie. » « J’avais pourtant (je continue) mieux
amorcé cette théorie avec l’introduction du surmoi, qui résulte de mon dia-
logue avec le juriste Kelsen ». Fin d’interview imaginaire. Admirable luci-
dité. On ne peut plus clairement énoncer le véritable problème que représente
ainsi la « théorie du père » : elle pose à la fois le véritable objet qu’il s’agit
de définir psychanalytiquement (et de distinguer du « discours du père »)
et l’obstacle que représente la « théorie du père » en raison des éléments de
contre-transfert (les fantasmes sociaux reconduits, non analysés).
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THÉORIE PSYCHANALYTIQUE ET HISTOIRE DES PÈRES

La solidarité entre la « théorie du père » freudienne et le « discours du père »


libéral-victorien dominant apparaît de façon saisissante dans le travail d’une phi-
losophe politique britannique Carole Pateman (2010). Elle établit lumineusement
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ceci : les théoriciens du contrat qui coupent le fondement du pouvoir politique du
droit paternel enraciné dans la Genèse 3, 16 (« Dieu ordonna à Adam de dominer
sa femme et ses désirs doivent lui être soumis ») définissent le contrat politique
en excluant les femmes, donc en maintenant la soumission des femmes deve-
nue « naturelle » et pas divine. Freud reconduit cette analyse : rapport « natu-
rel » des femmes à la famille et à la reproduction, hostilité des femmes à la vie
civile, insuffisance de leurs investissements intellectuels et sublimatoires, etc.
Les (grands) hommes maintiennent la civilisation en imposant la loi du droit
sexuel masculin. Le père freudien se construit donc sur une histoire qui, je cite
Carole Pateman, refoule l’histoire des origines politiques pour que puisse être
ignorée la loi du droit sexuel masculin . Il enregistre simplement un changement
de type de patriarcat.
Partons maintenant de quelques constatations : les fonctions parentales
sont attribuées et transmises aux femmes et aux hommes en référence à des
fondements qui renvoient soit à des représentations traditionnelles de type
religieux, soit à des représentations qui s’attaquent à la prédominance des
évidences inégalitaires, fondamentalement celles qui concernent les rapports
de sexe et les rapports entre les générations (autorité, violences légitimées).
L’organisation des fonctions parentales dépend désormais de politiques so-
ciales qui transforment les fonctions parentales transmises dans le sens d’une
modification volontariste du rapport de force entre les sexes. Qu’on le déplore
ou non, cette exigence politique s’est substituée à toutes les exigences trans-
cendantes dans les pays démocratiques. Aujourd’hui le dépositaire de la fonc-
tion de tiers entre parents et enfants est une trinité :
–– le « Père » du patriarcat traditionnel monothéiste transmis par le surmoi
culturel ;
–– de jure et de facto, l’État des citoyens et citoyennes ;
–– le père de la « fonction paternelle », dérivé lointain du « “Père” du patriar-
cat traditionnel monothéiste transmis par le surmoi culturel » depuis les
années 1950. La critique acharnée de la parentalité et de la théorie du
genre chez les psychanalystes en France (elles semblent intégrées à la
psychanalyse aux États-Unis) résulte de cette concurrence sur le marché
de la tiercéisation et des normes sexuées. Occupons-nous du Saint-Esprit
de cette néo-trinité : la « fonction paternelle ».
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En même temps que s’opérait ce devenir des fonctions parentales, on a


vu se développer des conceptions psychanalytiques de ces fonctions qui sont
des mixtes faits de constructions proprement psychanalytiques intriquées
à des notions qui orchestrent les répartitions sociales patriarcales des rôles
parentaux.
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Au départ, quel est en l’objet depuis Freud ? Il s’agit de décrire les condi-

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tions supposées du développement psychique précoce, la structuration de
l’infans. Or on constate très rapidement que cette description métapsycholo-
gique, pour une part spéculative, s’effectue inéluctablement en faisant jouer
au père exactement le rôle qui lui est attaché dans sa figure culturelle. Cette
harmonie préétablie fait problème.
La clé de voute d’une grande partie de ces théories psychanalytiques est
constituée par ce que j’ai identifié comme « la solution paternelle », fantasme
de salut par le père qui voit dans la figure paternelle le ressort de la réso-
lution de l’Œdipe. J’ai entrepris ailleurs de montrer que la base en est une
division sexuée historique des soins parentaux qui continue au demeurant à
prévaloir, bien qu’il soit de plus en plus difficile, compte tenu de la transfor-
mation des rapports entre les sexes, de la tenir pour « naturelle ». Si le père
apparaît comme séparateur dans le développement, c’est le tour de magie de la
théorie de la « fonction paternelle » de faire apparaître que cela s’opère sans
aucun rapport avec le fait que la mère n’est pas véritablement un sujet socia-
lement et que, se bornant à jouir de l’enfant, il faut l’en séparer pour leur plus
grand bien. La solution paternelle est une formation de l’inconscient détermi-
nante dans les religions ; elle est aussi centrale dans la théorie freudienne, en
raison de l’attachement passionnel de Freud à la figure paternelle. Le dévelop-
pement même de la psychanalyse diffuse socialement la fonction paternelle
larga manu en France dans les institutions de soin, de gestion et de contrôle
de la petite enfance où elle se heurte à la résistance des critiques féministes
des normes de genre. De ce que nos organisations patriarcales actionnent sous
toutes les espèces possibles une « fonction paternelle », il ne résulte pour moi
d’aucune façon qu’elle soit pour autant une nécessité psychique universelle
« paternelle ». Ce qu’illustre d’ailleurs à lui seul son remplacement tendanciel
par la « tiercéisation ».
Je voudrais montrer maintenant que sur les deux points fondamentaux liés
que sont « fonction paternelle » et « refus du féminin », nous disposons déjà
de constructions psychanalytiques qui, au lieu d’agir les fantasmes patriarcaux
dans la construction métapsychologique, les prennent pour objets d’analyse.
J’irai droit au but. J’ai pris connaissance de la présentation faite par
Christian Delourmel de l’ensemble des argumentaires, tous français, de la
fonction paternelle. Je m’associe sans réserve aux critiques faites à la théorie
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du père de Lacan, mais je m’étonne simplement que tous les travaux métapsy-
chologiques exposés le soient avant la perspective lacanienne alors qu’ils sont
tous postérieurs et en continuité majeure avec sa problématique, comme le
montre une des conclusions : « introduire le père et sa fonction au fondement
du psychisme et de son fonctionnement » (Delourmel, 2012, p. 76).Or, autant
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la description de la structure encadrante de la mère, le rôle donné au double

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retournement de la pulsion, à une tiercéisation, etc., me semblent des avancées,
autant je ne suis pas convaincu par l’attribution au père, non critique, supposée
évidente, du monopole d’un rôle inhibiteur de la décharge pulsionnelle de plus
en plus précoce ainsi que des modalités de représentance. J’admire les tours de
force qu’il faut déployer dans les présentations cliniques pour faire apparaître
que l’écoute et les interventions illustrent l’argumentaire montrant le paternel
opérant le fiat lux dans la matière maternelle. Cette attribution au père de ce
pouvoir représente purement un coup de force qui fait écho directement à la
figure sociale transmise du père et au discours du père, avec la subordination
de la fonction maternelle et du féminin, qui se voient ainsi justifiés par le
fonctionnement psychique précoce. Ce coup de force est pour ainsi dire feutré
dans la métapsychologie présentée, que je dirai « postlacanienne », alors que
chez Lacan l’intromission du Père patriarcal dans la théorie est flamboyante,
exposant le tissu patriarcal rutilant avec une jouissance cynique qui a fait son
succès public et social. Souvenez-vous de la mère crocodile avec bâton pater-
nel dans la gueule dans le Séminaire IV de Tintin-Lacan au Congo. Je dirai :
« De grâce, encore un effort pour rompre avec les charmes de cette “fonction”
qui ne vient pas de la psychanalyse. »

CONCLUSIONS

Première conclusion : la « fonction paternelle » subordonne le féminin. Je


revendique la responsabilité des conséquences que je tire de deux articles de
Jean-Luc Donnet, qui a eu la primeur de mon intervention et m’a fait quelques
observations critiques dont je le remercie vivement.
Le problème de la théorie de la fonction dite paternelle a fort bien été
repéré par Jean-Luc Donnet dans « l’impersonnalisation du surmoi » (Donnet,
2009, pp. 141-157). Il relève d’abord que Freud ne privilégie d’aucune façon
la fonction paternelle dans la structuration du surmoi. D’autre part, « la seule
chose certaine, écrit Jean-Luc Donnet, c’est que le surmoi, s’il évolue de
manierè infiniment plus lente que le moi, n’est pas immuable puisqu’il est
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inscrit dans l’histoire » (Donnet, 2009, p. 157). Mais alors se pose le problème
de ce qu’il nomme « collusion avec l’idéologie patriarcale de la culture où la
psychanalyse émerge1 ». Le ressort de la « théorie de la fonction paternelle »
est le discours du garçon patriarcal. En même temps, Jean-Luc Donnet renvoie
cette collusion à Freud comme sujet. Il perçoit bien comment Freud tend ainsi
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à confondre « fonction paternelle et fonction symbolique ». Mais peut-on sou-

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ligner cette collusion père/patriarcat sans en tirer la conséquence évidente : si
le contenu de « fonction paternelle » est lié au patriarcat, on ne saurait définir
un contenu de « la fonction paternelle » en dehors de cet horizon. Le tour de
passe – passe de la « fonction paternelle » – est qu’on la présente comme une
fonction du père en soi, en déniant que ce contenu exprime le patriarcat, donc
escamote les rapports de sexe…
Deuxième conclusion : le refus du féminin visé par la fonction pater-
nelle est une configuration symptomatique du garçon patriarcal. Je tire ici
les conséquences d’une autre thèse de Jean-Luc Donnet qui, dans un texte
récent, ouvre une perspective nouvelle sur le refus du féminin (Donnet, 2010).
Partant du texte de Freud Analyse sans fin et analyse avec fin, il se saisit du
fameux « roc du biologique ». Au lieu de s’engouffrer dans une rationalisation
« phylogénétique » du recours au biologique, il s’intéresse aux affects liés
chez Freud, à la résistance rencontrée par ses efforts pour modifier le rapport
des sujets des deux sexes à la féminité, rapport que Freud identifie comme
« refus du féminin ». Jean-Luc Donnet entend dans « l’appel » au biologique
l’invocation d’une aide transcendante qu’il interprète comme une résistance
de contre-transfert. Il fait au passage sa place à l’idée que les identités sexuées
sont modelées en dehors de la biologie par l’histoire socio-culturelle : confir-
mation du fait que la question psychanalytique est celle d’une interprétation de
la réalité historique des formes d’identité sexuelle et de leur rapport.
Jean-Luc Donnet cherche la réponse à la difficulté clinique du « refus
du féminin » sur le terrain d’élaboration d’une stratégie psychanalytique. Je
n’ai pas le temps d’en exposer en détail les opérations : c’est l’idée d’une
régression contre-transférentielle donnant accès à une féminisation subjec-
tive. Au lieu de naturaliser une difficulté de la psychanalyse et les identités
sexuées elles-mêmes, il décrit le refus de la féminité comme une configuration
clinique, comme le symptôme d’une féminisation primaire qui serait restée
une enclave imagoïque non subjectivable. Cette avancée nous laisse devant
quantité de questions sur les liens que ce symptôme, ainsi délimité psychana-
lytiquement, entretient avec les cultures dans l’espace et le temps. Si le refus

1. Point qui a donné lieu à la formulation explicite de Lacan concernant l’invention de la


psychanalyse par un fils du patriarcat juif.
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du féminin est une théorie freudienne du garçon patriarcal et (m’a fait remar-
quer Jean-Luc Donnet) de la fille patriarcale, et qu’elle est récupérée dans la
psychanalyse comme un aspect d’une configuration très particulière du rapport
au maternel, elle devient une théorie particulière ; elle cesse d’être l’incar-
nation de l’universel. C’est un symptôme. Rendu au fantasme, il devient bien
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plus difficile de s’en servir pour fonder l’exclusion universelle du féminin.

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Ou bien la fonction du père est définitivement solidaire du patriarcat et
l’on verra se poursuivre le conflit ouvert depuis les années 1980 entre une
psychanalyse patriarcale et les transformations sociales ; ou le patriarcat n’est
pas l’horizon définitif de l’histoire et il faudra bien réexaminer la contin-
gence de nos constructions psychanalytiques du tiers, d’autant que d’autres
concepts de l’Autre et du Nebenmensch se sont développés à partir des fonc-
tions maternelles.
Michel Tort
49 rue Lancry
75010 Paris
michelhenri.tort@free.fr

RÉfÉrences bibliographiques

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