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Philippe Barrier
2007/1 - N° 1
pages 79 à 100
ISSN 1962-1086
http://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-centre-georges-canguilhem-2007-1-page-79.htm
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LE CO R PS M ALAD E, LE CORPS TÉMOIN
Philippe Barrier
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Résumé / Abstract
L’auteur se propose, à partir de sa propre expérience, d’examiner les
transformations des représentations du corps malade par lesquelles passe un
malade chronique au long de sa maladie. Il en ressort une expérience de la
maladie plus complexe et plus « riche » que celle de la vision objectivante à
laquelle la médecine veut se limiter parfois ; expérience qui manifeste, en
deçà du parcours thérapeutique, l’irréductible présence du corps malade,
avec sa plasticité et son langage propres.
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trace laissée par un séisme. Certes, de moyenne amplitude, car il est
des bouleversements plus profonds et cruels, mais qui a tout de même
séparé ma vie en deux, entre un avant et un après.
« Si le choc a été brutal, c’est surtout d’avoir révélé tout le travail
de sape qui minait secrètement mon existence. Et cet éclatement du
conflit au grand jour, dans la déconfiture du corps, sonnait comme
une libération paradoxale. Par cette plaie ouverte pour longtemps,
s’échappait aussi une souffrance bien plus grande que la maladie phy-
sique n’en pouvait apporter. »1
Le corps malade est, en lui-même, tout le langage de ce rapport
particulier à la santé qu’est l’affection chronique. Non pas la crise de
l’aigu, dont on guérit si l’on ne meurt pas, mais ce voyage au long
cours avec un point aveugle biologique qui fera écho dans toute
l’existence du sujet qui l’abrite.
Je me propose donc de vous faire partager quelques-unes des
représentations de la maladie chronique, telles qu’elles sont vécues de
l’intérieur par le malade lui-même, en constante évolution parallèle-
ment à celle de la maladie, et dans une sorte d’interaction réciproque.
Mon propos s’appuie sur mes propres représentations, nées de plus
de trente-cinq années d’expérience de maladie chronique : diabète
insulinodépendant dès l’âge de 16 ans, insuffisance rénale chronique
en phase terminale vers 40 ans avec dialyse, puis double transplanta-
tion rein-pancréas en 1995. Je m’abrite encore derrière Merleau-
Ponty et la phénoménologie pour justifier l’utilisation publique de ce
1. Extrait de Philippe Barrier, « Vivre », revue Hygiène et médecine, Genève, mai 2004, no 2484.
LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN 81
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de la science de la pathologie et de la médecine : sorte de retour aux
sources de la clinique même par la parole entendue du patient.
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singularité du rapport à la santé. Ces représentations, qui sont comme
l’écho des états du corps durablement troublé, sont un enjeu majeur
dans le rapport du patient au soignant. Cet enjeu est éminemment
normatif. La consultation, l’hospitalisation sont les lieux privilégiés de
ces interactions où s’élabore, dans une perpétuelle reconstruction dia-
lectique, la norme de santé. Enjeu à la fois symbolique et pratique.
Le patient chronique, c’est-à-dire le malade chronique pris en
charge et soumis à un traitement pérenne et permanent, est le point
de focalisation de regards scrutateurs. Il est d’abord sous celui de la
médecine, regard au double sens de vision portée sur un objet et de
jugement. Regard objectivant qui catégorise. Il est aussi exposé au
regard de la société qui jauge comme tare sa différence. Il est enfin
amené à se regarder lui-même comme objet menaçant et menacé
tout à la fois. C’est de cet enchevêtrement conflictuel de regards dont
je voudrais tenter de rendre partiellement compte ici. Je me permet-
trai également d’en tirer quelques conséquences à la fois théoriques et
pratiques.
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On sait que, dans les représentations religieuses du passé, la
maladie grave ou les terribles épidémies étaient souvent données
comme châtiment divin, en expiation d’une faute. De conséquence
d’une faute – difficilement identifiable ou même involontaire parce
qu’originelle –, la maladie a pu passer au statut de faute en elle-
même, tout à la fois symbole et réalité concrète d’une déviance par
rapport à la norme. La chute est perturbatrice à un double titre : en
elle-même, comme événement traumatisant, comme vertige du désé-
quilibre, et bien sûr dans ses conséquences. La conséquence essen-
tielle de la chute dans la maladie chronique, c’est d’y rester, au sens
de s’y maintenir, comme un perpétuel relaps.
Si, pour Canguilhem, « être en bonne santé, c’est pouvoir tom-
ber malade et s’en relever »2, alors le malade chronique est bien
celui qui ne se relève pas. Il est malade de ne plus pouvoir s’en rele-
ver. Bien souvent, il vit cette relégation comme une injuste condam-
nation. Cet accident vécu par le sujet qui tombe malade est directe-
ment recadré comme événement médical, avec des étapes
successives qui le décomposent et l’organisent. Je voudrais vous en
présenter quelques-unes, qui marquent le rapport initial du malade
à sa maladie.
1. Ibid.
2. Ibid., p. 132.
84 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ
Le diagnostic
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temps 1969, à l’âge de 16 ans.
Dans cette phase initiale, il est important de distinguer le diagnos-
tic de l’ « annonce » proprement dite. Le diagnostic de maladie
chronique est, de plusieurs façons, un aboutissement : d’abord
l’aboutissement d’une enquête médicale plus ou moins longue et diffi-
cile. Il intervient également comme une clôture, apparemment défini-
tive, pour celui sur qui il est posé : celle d’un état de santé originel,
ordinairement qualifié de « bonne santé ».
Le diagnostic se fait généralement dans l’urgence, sans beaucoup
de précisions sur le contenu de la maladie, et aussi sans ménagements
particuliers envers le malade, car il est vécu essentiellement comme
soulagement par un médecin qui trouve enfin une réponse positive à
des symptômes jusque-là inexpliqués. Ce peut être également un sou-
lagement pour le malade, à peu près pour la même raison.
J’éprouvai personnellement un sentiment d’intense libération à
sortir de l’ « innommable », puisque, enfin, on mettait un nom sur
mes malaises et mon mal-être qui s’étaient amplifiés jusqu’au
cauchemar.
La symptomatologie du diabète insulinodépendant non soigné
consiste en une soif atroce, une envie constante d’uriner, une fatigue
extrême que rien ne répare, et un engourdissement des facultés pou-
vant aller jusqu’au coma. Je vivais ces symptômes dans une grande
culpabilité, concomitante à une sorte de lancinante crise mystique
d’adolescence qui me torturait, et me voyait en train de remettre en
cause mes convictions et mon éducation religieuses très strictes. Le
diagnostic mettait un terme à cette crise, dans la mesure où celle-ci, à
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dérer, dans mon cas, comme le débouché biologique d’une crise
d’identité pathologique ? Les quelques mois de psychanalyse auxquels
je me soumis beaucoup plus tard eurent le mérite de ne pas
m’apporter de réponse, mais de faire surgir la question.
Le diagnostic est essentiellement informatif. Il va avoir des effets
immédiats : une prise en charge médicale et une rupture avec le quo-
tidien actuel. Le malade se trouve alors entraîné dans une série
d’événements, dont il est l’enjeu plus que l’acteur, et qui ne lui lais-
sent pas vraiment le temps de penser. L’écho de ce qu’on vient de lui
dire sur lui-même et son avenir n’a pas encore de place pour réson-
ner profondément en lui.
L’annonce
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chiser », sans doute dans le but d’atténuer ses effets destructeurs :
« Désormais, tu devras te faire des piqûres d’insuline tous les jours que le Bon
Dieu fait... », m’avait-il dit d’un ton où se mêlaient onction, sérieux et
désir de complicité. J’étais connu comme bon chrétien, bon élève, je
serai donc « naturellement » bon diabétique. Avec ce que j’ai dit pré-
cédemment, on comprendra que je refusai tout en bloc, ce qui fut
particulièrement catastrophique quant au dernier point.
Le contenu de l’annonce de maladie chronique est complexe. Il
résonne comme une double condamnation : d’une part, une condam-
nation à perpétuité à vivre avec une maladie et un traitement. C’est-
à-dire condamnation à une vie apparemment diminuée, à l’amplitude
(si l’on peut dire) restreinte. On sait, encore une fois avec Canguil-
hem, que la bonne santé, c’est la possibilité toujours offerte de l’excès,
la possibilité non seulement d’être « normal », mais d’être « norma-
tif » : de produire de nouvelles normes susceptibles de nous adapter
aux « infidélités du milieu ».
Pour le malade chronique, c’en est fini de cette liberté, il est
condamné à une norme unique qui pèse sur une vie que semble avoir
déserté l’élan créateur qui en faisait la force. Une vie où il devra
s’efforcer d’atteindre, par un traitement et une hygiène de vie, une
norme au fond artificielle, que quelque chose comme sa seule volonté
de bien faire saura atteindre et maintenir. Vie réduite aussi parce que
les exigences du traitement sont lourdes et rognent les ailes à la
liberté et la spontanéité.
Le diabétique est condamné à une hygiène de vie marquée par la
régularité la plus extrême : horaires de soins pluri-quotidiens (injec-
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teuse, dont j’étais affligé, il me fallait tout faire pour la cacher. Ce qui
signifiait vivre très dangereusement par rapport à ses exigences, afin
de me donner l’air d’être « comme tout le monde »...
D’autre part, l’annonce de la maladie chronique, comme celle de
toute « mauvaise nouvelle », est une annonce de mort. Entrer dans la
maladie chronique, c’est être condamné à vivre dans une proximité
constante avec sa propre mort. D’abord parce qu’on vient juste d’y
échapper, la foudre n’est pas tombée loin : le diabète de type 1 non
soigné, c’est la mort par déshydratation et acidocétose en quelques
semaines.
Mais la mort est proche aussi parce qu’elle vient d’un seul coup
d’être présentée, non comme la lointaine perspective commune, mais
comme menace actualisée nous affectant personnellement. Le dia-
gnostic désignait le sujet comme malade, arbitrairement « choisi »
parmi les vivants ; l’annonce vient de lui préciser que la mort, comme
processus négatif virulent, est activement et définitivement à l’œuvre
en lui.
Cette initiale autodestruction de certaines cellules pancréatiques,
en annulant une éminente fonction de régulation, entraîne en cas-
cade toute une série de dévastations menant irrémédiablement à la
mort si elles ne sont pas combattues. C’est ce que la médecine appelle
les « complications » du diabète : rétinopathie pouvant conduire à la
cécité ; insuffisance rénale menant, en phase terminale, à la dialyse ;
neuropathie, artérite pouvant entraîner la gangrène ; maladies coro-
nariennes et vasculaires... La réalité de la maladie diabétique, c’est
surtout les autres affections dont elle est potentiellement porteuse.
88 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ
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vision plus optimiste, si le traitement est adapté et parfaitement
administré, de la rendre seulement potentielle. Potentielle, mais
néanmoins toujours présente comme menace : les fameuses
« complications ».
DE LA « DÉVIANCE » AU « REDRESSEMENT »
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mesurée et adaptée aux doses d’insuline, pour éviter l’hypoglycémie.
Bref, cette déviance biologique entraîne immédiatement une pra-
tique du redressement dont l’hôpital serait comme la maison mère...
Il s’agit sans cesse de corriger un déséquilibre biologique tendancielle-
ment permanent. Le patient se trouve l’objet, non seulement de pres-
criptions, mais bien souvent d’admonestations adressées par le dis-
cours médical. Cet équilibre perdu, et qu’il lui faut à tout prix
reconquérir par l’effort et le traitement, lui est souvent présenté, en
tant que norme, comme un devoir.
Fréquemment, en effet, s’opère une moralisation de la prescrip-
tion, dont les effets sont généralement catastrophiques. L’équilibre
biologique est certes éminemment préférable, mais présenter le préfé-
rable comme un devoir, c’est condamner le patient, aux prises avec
des difficultés à la fois pratiques et psychologiques, à la culpabilité, la
démotivation ou la révolte ; ou à une soumission aveugle et irréfléchie
très rapidement inopérante. Parce que cela revient à le déposséder de
ce qui lui appartient en propre comme sujet : sa capacité normative,
ou aptitude à choisir librement le préférable en tant que tel.
Le patient ainsi infantilisé se trouve stigmatisé par une seconde
déviance, s’ajoutant à celle induite par son statut de malade. Elle
consiste à être désigné non seulement comme malade, c’est-à-dire
comme être débilité, mais encore comme mauvais malade. À la faute
biologique (déjà trouble) s’ajoute la faute morale.
Le mauvais malade est celui qui ne se plie pas aux prescriptions
du médecin, qui ne se conforme pas aux exigences qu’on attend de
lui. En tout cas, c’est ce que ses mauvais résultats biologiques trahis-
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gieux : c’est la règle religieuse, monacale ou ecclésiale qu’il s’agit
d’abord d’observer (autrement dit, à laquelle il faut se soumettre), le
reste des significations ne viendra que par extensions tardives et tou-
jours figurées à partir du sens religieux, fondamental. Ce choix de
vocabulaire nous invite à suspecter qu’il y aurait comme de la robe
de bure sous la blouse blanche...
C’est sans doute la raison pour laquelle certains médecins plus
modernistes préfèrent parfois l’adjectif « compliant » à la coloration
plus pudiquement technicienne et apparemment neutre. Or ce terme,
directement emprunté à l’anglo-saxon, relève du domaine de la phy-
sique et désigne, à l’origine, la plus ou moins grande résistance d’un
matériau aux contraintes et pressions extérieures, avant de signifier
cette qualité d’un objet ou outil d’être conforme aux exigences de
fonctionnement qu’on en attend...
Au-delà du caractère peut-être anecdotique du registre de voca-
bulaire, il me semble qu’on est bien dans l’idéologie du redressement,
c’est-à-dire dans l’optique d’une intervention extérieure autoritaire
pour corriger une situation jugée malsaine ou établir une norme. On
a affaire à une vision hétéronomique de la pratique de la maladie et
du traitement, qui considère la norme biologique comme la propriété
des sciences au service de la médecine, voire du médecin lui-même,
alors qu’elle est, comme l’a montré magistralement et définitivement
Canguilhem, une propriété du vivant. Par cette appropriation abu-
sive, le médecin confond la norme et le Bien, et finit par se prendre
pour l’incarnation d’un principe de réalité qui ferait défaut à son
patient.
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interdite, suivant le registre des interactions au sein desquelles elle est
impliquée comme enjeu fondamental. Elle me semble autant con-
trariée par l’autoritarisme ou le paternalisme d’une pratique médicale
peut-être un peu datée, que par l’hyperspécialisation et le « techni-
cisme » déshumanisants, qui se dessinent comme tendance forte dans
la médecine d’aujourd’hui.
Le soin véritable ne me paraît relever ni de l’obéissance ni de la
seule technicité. Le choix du préférable est un choix que le patient
peut faire de lui-même, à la condition qu’on lui reconnaisse la possi-
bilité de ne pas le faire – ce qui est la définition même de la liberté de
choix (et aussi de la pédagogie). Dans le cas contraire, il est une
marionnette, totalement inapte à la vie, entre les mains du médecin
ou d’une technique.
Le but de l’éducation thérapeutique authentique, c’est d’aider le
patient chronique à reconstruire ou consolider cette autonomie
qui le définit comme sujet biologique et humain, si le trau-
matisme de l’affection chronique l’avait ébranlée. La difficulté tient
au fait qu’il faut au patient discerner le préférable, en faire
l’apprentissage, au sein d’un ensemble de paradoxes où il se débat
souvent seul. Le rôle du médecin spécialiste de maladies chroniques
devrait donc être d’accompagnement, d’écoute, de propositions, de
conseils, et d’affinement de la pertinence dans cette évaluation du
préférable.
Elle implique un partage des connaissances et des responsabilités.
Ce qui n’est simple ni pour le médecin, habitué par son cursus à une
position d’autorité (à la fois dans le savoir et la pratique) et d’efficacité
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un laboratoire du soin.
blouse blanche : je n’y croyais qu’à peine. J’étais sûr de me sentir bien
en vie, et c’était l’essentiel : l’immédiat m’apportait une satisfaction
que, quelque temps encore auparavant, je n’espérais plus retrouver.
Les psychologues se plaisent alors à parler de déni. Le deuil de ce
qu’ils considèrent comme la santé, étant comparable à tout deuil et
engendrant le même processus de défense psychologique. Pour eux, le
patient passera donc par un schéma qu’ils ont soigneusement tracé1, et
qui va de la révolte à l’acceptation en passant, précisément, par des
phases de déni récurrent. Il me semble que ce schéma linéaire et caté-
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gorique fonctionne davantage comme écran que comme outil explica-
tif. La réalité du cheminement psychologique du patient est beaucoup
plus complexe et, d’autre part, très individualisée.
Par exemple, je me refuse toujours à penser qu’on puisse accepter
l’inacceptable. On peut éventuellement l’apprivoiser, d’une certaine
façon se l’approprier, et, par un retournement de perspective compa-
rable à la pratique des arts martiaux, utiliser la force adverse à son
profit – autrement dit, faire de sa faiblesse une force. Rien à voir avec
la notion d’acceptation, trop proche de la résignation et, d’une façon
ou d’une autre, du renoncement à la vie.
À quelques semaines du début du traitement, un phénomène bio-
logique se produit fréquemment, qui tend à renforcer le patient dans
son illusion de guérison : c’est ce que le jargon diabétologique appelle
la « lune de miel ». Le corps s’est habitué à l’insuline injectée qui
fonctionne si bien que l’on est amené à en baisser considérablement
les doses, au point de penser même pouvoir s’en passer.
Pour ma part, deux heures de pratique quotidienne du tennis,
maladroite mais acharnée, me permirent d’arrêter les injections
d’insuline. (La dépense musculaire est, en effet, grande consomma-
trice de glucides.)
Néanmoins cette rémission est de courte durée, et les glycémies
recommencent à grimper, exigeant rapidement une reprise de
l’insulinothérapie. On sort donc assez vite de cette illusion de guéri-
son. Mais le jeune patient n’a pas été seulement victime d’une confu-
Être et paraître
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complexe entre être et paraître. Le diabétique peut fort bien ne pas
paraître malade auprès des autres, à la seule condition de parvenir à
dissimuler toutes ses pratiques de patient, et de faire plus ou moins fi
des exigences d’hygiène de vie imposées par son état et difficilement
compatibles avec une vie sociale ordinaire : horaires et contenu des
repas, pratique régulière des autocontrôles glycémiques, etc. Le voilà
donc bien souvent entraîné dans la spirale de la dissimulation (dans
laquelle il avait déjà pu entrer par son syndrome de « maladie hon-
teuse »), qui le place en contradiction avec lui-même. Contrairement
à ce que laisse penser la notion de déni à laquelle les médecins vont
trop souvent réduire cette attitude, le patient est pleinement conscient
de la contradiction à laquelle il est réduit, et en souffre. Il est bien
souvent malade de culpabilité.
Il est coincé entre les mâchoires d’une double injonction contra-
dictoire : d’un côté, les exigences psychologiques et sociales du main-
tien de l’apparence d’une conformité aux autres ; de l’autre, les exi-
gences de son traitement et de son hygiène de vie dont l’enjeu de
santé est majeur, puisqu’il risque, à plus ou moins long terme,
l’effondrement dans une série de dévastations et de catastrophes bio-
logiques et humaines.
De plus, il est fréquent que le diabète de type 1 se déclare lors de
l’enfance ou de l’adolescence, âge où prime naturellement la satisfac-
tion immédiate, et où la perception du futur est floue, quand elle n’est
pas inexistante : « De toute façon, à 30 ans, je serai mort... » Si, néan-
moins, une compréhension réelle des menaces de complications
engendrées par un mauvais traitement s’avère possible, elle peut éga-
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l’échec scolaire. Il est tellement conscient de l’immensité de l’écart
entre ce que l’institution (scolaire, médicale) attend de lui, et sa situa-
tion réelle, qu’il désespère définitivement de pouvoir le faire com-
prendre, et de se faire comprendre.
Il s’enferme donc dans une attitude autodestructrice de rejet, par-
fois très habilement dissimulée derrière une soumission feinte. Il se
sent nié comme sujet, même potentiel. C’est l’impasse thérapeutique,
qui peut mener à l’échec thérapeutique et à ses dramatiques consé-
quences.
Je ne nie pas que certains diabétiques parviennent à affronter le
regard des autres en tant que diabétiques assumés, et sont à même de
retourner la situation en dépassant les contradictions latentes des
exigences sociales. Mais cette affirmation de soi comme malade
implique un remodelage de la personne qui n’est possible qu’après
maturation et expérience ou grâce à une force de caractère hors du
commun.
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réveille dans une extrême confusion qui va jusqu’à la perte d’identité.
Celle-ci se reconstitue, certes rapidement – en quelques minutes –,
mais l’expérience laisse l’impression d’un trou noir vertigineux, d’une
phase de néantisation qui restera comme un vide définitif au sein de
la continuité de notre existence.
Il ne s’agit là que de la manifestation extrême de l’hypoglycémie ;
il en est, bien sûr, de moins profondes. Elles se signalent d’abord
par un léger tremblement des mains, la survenue de sueurs froides,
une sensation de faim intense, puis une confusion mentale un
peu semblable à l’ivresse, qui mène très rapidement à des difficultés
d’élocution, voire à une complète aphasie...
Pour ma part, je me suis vu, un beau matin, en classe, commen-
cer à délirer puis bafouiller devant mes élèves d’abord médusés et,
finalement, efficacement compatissants.
En bref, le corps se dérobe, le moi se dérobe, puis le monde lui-
même se dérobe...
Si le traitement insulinique est bien adapté, et donc si les glycé-
mies sont basses, l’hypoglycémie est un accident de parcours fré-
quent, et même plutôt bienvenu pour le médecin, puisqu’elle mani-
feste la « bonne observance » du patient... Il y a donc un conflit de
représentation entre médecin et patient, ce dernier y voyant surtout une
menace, incertaine quant à sa venue, imprécise quant à son ampleur.
La peur de l’hypoglycémie peut aller chez certains diabétiques jus-
qu’à la phobie, voire la terreur. Elle est parfois perçue comme
menace de dépersonnalisation, de néantisation ou comme figure de
mort.
LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN 97
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de l’hypoglycémie, et pensera encore une fois au déni, s’il découvre
une mauvaise administration de son traitement par le patient. Il y a
souvent, me semble-t-il, de la part du médecin, comme un déni de
l’importance de la dimension psychologique, représentative, émotion-
nelle et affective dans la gestion du diabète. Peut-être parce qu’elle le
renvoie à sa propre dimension psychologique, représentative, émo-
tionnelle et affective, dont la blouse blanche est censée le protéger...
Une réalité biomédicale, comme l’hypoglycémie du diabétique
soigné, est toujours accompagnée d’un écho, qui lui donne son sens
humain chez le patient. Le médecin qui veut saisir toute la réalité de
la maladie devrait peut-être savoir d’abord capter cet écho. La véri-
table clinique me semble déployer aussi ces antennes-là.
EN GUISE DE CONCLUSION
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espoir de voir au-delà, par la transplantation, était aussi à moi. Per-
sonne ne m’ôterait plus quoi que ce soit de ce qui faisait ma vie. »1
Transgression aussi, ou plutôt bouillant travail intérieur sur le
sens et les fins, car la culpabilité me prit, au moment de m’inscrire sur
la liste d’attente de greffe : la réalisation de mon désir de guérison
passait par la mort d’un autre. Était-il légitime ? N’y avait-il pas toute
une instrumentalisation de la mort d’autrui dans ce projet un peu
fou ?
Plutôt que m’attacher à des réponses qui ne me satisfaisaient pas,
je laissai la question travailler en moi durant les sept mois où j’allais,
deux fois par semaine, livrer mon corps totalement passif à une
machine à laver le sang qui l’humiliait tout en le sauvant. Et, finale-
ment, j’acquiesçai totalement à mon désir, dans un geste de totale
confiance, à la fois dans la légitimité de mon choix et dans ses
chances de réussite.
Aussi, je peux dire que, le jour venu (le 1er avril 1995), j’accueillis
les greffons de mon donneur inconnu dans un total bonheur.
J’éprouvai même, à mon réveil, le sentiment d’avoir reçu sa chaleu-
reuse approbation. Le succès fut immédiat, le greffon pancréatique
comme le greffon rénal fonctionnèrent avec une remarquable effica-
cité, dès les premiers instants de leur installation dans mon propre
organisme.
Durant les mois de l’attente, je m’étais posé aussi, mais avec
davantage de curiosité que d’anxiété, la question de l’identité de mon
futur corps de greffé. Qu’est-ce que vivre avec, en soi, deux petits
morceaux du corps d’un autre ? Allais-je devenir une chimère – au
sens premier d’être génétiquement composite ?
Une fois le geste chirurgical accompli, je sentis au contraire en
moi comme une suture définitive à la blessure de la dialyse. Aucune
machine ne peut efficacement suppléer au mutisme d’un organe. Les
organes qui relayaient désormais en mon corps la défaillance des
miens avaient certes appartenu à un autre, qui n’avait pas refusé de
me les donner après sa mort, mais j’avais le sentiment très fort d’une
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« unité d’espèce » et, plus encore, de l’unicité du vivant. Ces organes
m’appartenaient en tant qu’ils étaient en moi et, rétablissant des fonc-
tions vitales, permettaient le fonctionnement de tout mon être ; mais
ils étaient, fondamentalement, et finalement au même titre que ceux
dont j’étais constitué depuis ma naissance, des emprunts à la vie, à un
processus universel, unifiant et harmonieux, dont je participais.
Quant à ma culpabilité, elle se transforma en une gratitude, elle
aussi universelle, puisque la seule personne à qui elle pût être directe-
ment adressée, n’était plus.
La suite de mon parcours fut encore située dans le registre de la
transgression, mais cette fois sur un mode presque ironique. Pour le
médecin des maladies chroniques, la guérison est un tabou. J’ai long-
temps été regardé par de nombreux diabétologues soit comme un fal-
sificateur, soit comme un très mauvais exemple, susceptible de
détourner les diabétiques, par l’illusion d’une illégitime guérison, de
leur devoir d’observance quotidienne... Et, pour les néphrologues, je
ne suis pas guéri de l’insuffisance rénale, elle est seulement traitée par
greffe...
Pour les rassurer tous, je peux reconnaître que je n’ai pas quitté le
statut de patient chronique, puisque, par le traitement antirejet
auquel je suis définitivement soumis, je suis un immunodéprimé
notoire, plus exposé aux risques infectieux et cancéreux que la
moyenne des citoyens ne souffrant que des pathologies qu’ils ignorent
encore. Cette fois, c’est à moi de tenter de ramener à la raison des
transplanteurs obsédés par le possible rejet de leur greffon, au point
de faire prendre à celui qui les porte le risque d’un lymphome. Onze
100 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ
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définitivement mis à la retraite.
Les choses sont depuis revenues dans le nouvel ordre instauré par
la greffe, mais certaines conséquences des nuisances antérieures
m’ont aussi rattrapé : deux coronaires sténosés par le diabète et
l’insuffisance rénale m’ont à nouveau remis en mémoire la fragilité de
tout bonheur et m’ont surtout rappelé qu’autonomie n’est pas indé-
pendance, car je dois encore à la médecine la plus objectivante la
pose heureuse d’un stent actif qui corrige efficacement ces problèmes
de tuyauterie. J’ai le sentiment de jouir aujourd’hui de la « grande
santé », qui n’est ni bonne ni mauvaise, qui n’est pas un retour à un
stade antérieur à la maladie, qui est compréhension et maîtrise rela-
tives de certains états du corps et de leur écho en moi.
« Un peu à l’écart de l’humanité bien portante, peut-être en
avant-garde, le malade cherche le sens de ce qui, au fil du temps, le
construit et le détruit tout à la fois, comme chacun, mais avec plus de
ténacité.
« Aujourd’hui, je sais qu’on peut être heureux non pas malgré sa
maladie mais grâce à sa maladie. Grâce à ce qu’elle révèle en nous de
ressources insoupçonnées, d’amour de la vie qui se dissimulait. »1