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LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN

Philippe Barrier

P.U.F. | Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem

2007/1 - N° 1
pages 79 à 100

ISSN 1962-1086

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Pour citer cet article :


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Barrier Philippe, « Le corps malade, le corps témoin »,
Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 2007/1 N° 1, p. 79-100. DOI : 10.3917/ccgc.001.0079
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LE CO R PS M ALAD E, LE CORPS TÉMOIN

Philippe Barrier
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Résumé / Abstract
L’auteur se propose, à partir de sa propre expérience, d’examiner les
transformations des représentations du corps malade par lesquelles passe un
malade chronique au long de sa maladie. Il en ressort une expérience de la
maladie plus complexe et plus « riche » que celle de la vision objectivante à
laquelle la médecine veut se limiter parfois ; expérience qui manifeste, en
deçà du parcours thérapeutique, l’irréductible présence du corps malade,
avec sa plasticité et son langage propres.

Alluding to his own experience of chronic illness, the author describes


the transformations of sick body’s images that a chronic patient experiments
all along his illness. It reveals an deeper and « richer » experience of illness
than the « objective » one to which sometimes medicine confines itself. An
experience that shows off, under the therapeutic « career », the irreducible
presence of the sick body, with its own plasticity and its own language.

Mon propos est né d’une démarche réflexive centrée sur mon


expérience particulière de la santé. À ce titre, je suis contraint de par-
ler de mes « petits malheurs » de malade. De fait, c’est tout à la fois
un « grand malheur » et une grande chance que d’être un malade
chronique. C’est ce que je vais m’efforcer de démontrer.
Le corps témoin, c’est le corps qui parle, qui atteste. C’est
le « corps personne », puisque nous n’avons pas un corps, mais som-
mes un corps, dans le sens où l’entend Maurice Merleau-Ponty1,

1. En particulier dans sa Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.


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c’est-à-dire dans cette perspective non dualiste qui conçoit plutôt un


entrecroisement (corps-esprit, objectif-subjectif). Ou encore, comme
le disait Pierre Lasjaunias dans son intervention, en tant que le corps
est « la forme de la présence ».
Quelle est la forme du corps malade ? De quelle présence
témoigne-t-il ?
« Le corps [...] est la mémoire de notre rapport au monde, c’est
notre intime livre d’histoire. Il y a dans mon livre une déchirure, dans
ma mémoire une faille, non pas un oubli, mais au contraire comme la
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trace laissée par un séisme. Certes, de moyenne amplitude, car il est
des bouleversements plus profonds et cruels, mais qui a tout de même
séparé ma vie en deux, entre un avant et un après.
« Si le choc a été brutal, c’est surtout d’avoir révélé tout le travail
de sape qui minait secrètement mon existence. Et cet éclatement du
conflit au grand jour, dans la déconfiture du corps, sonnait comme
une libération paradoxale. Par cette plaie ouverte pour longtemps,
s’échappait aussi une souffrance bien plus grande que la maladie phy-
sique n’en pouvait apporter. »1
Le corps malade est, en lui-même, tout le langage de ce rapport
particulier à la santé qu’est l’affection chronique. Non pas la crise de
l’aigu, dont on guérit si l’on ne meurt pas, mais ce voyage au long
cours avec un point aveugle biologique qui fera écho dans toute
l’existence du sujet qui l’abrite.
Je me propose donc de vous faire partager quelques-unes des
représentations de la maladie chronique, telles qu’elles sont vécues de
l’intérieur par le malade lui-même, en constante évolution parallèle-
ment à celle de la maladie, et dans une sorte d’interaction réciproque.
Mon propos s’appuie sur mes propres représentations, nées de plus
de trente-cinq années d’expérience de maladie chronique : diabète
insulinodépendant dès l’âge de 16 ans, insuffisance rénale chronique
en phase terminale vers 40 ans avec dialyse, puis double transplanta-
tion rein-pancréas en 1995. Je m’abrite encore derrière Merleau-
Ponty et la phénoménologie pour justifier l’utilisation publique de ce

1. Extrait de Philippe Barrier, « Vivre », revue Hygiène et médecine, Genève, mai 2004, no 2484.
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matériau intime. Le regard phénoménologique, c’est « le retour aux


choses mêmes », à l’expérience immédiate du monde avant toute
catégorisation symbolique et scientifique.
Il me semble que ce regard naïf, au sens le plus profond, porté sur
la maladie et la santé, peut être utile à la science et au médecin, non
comme signe, mais comme parole ; comme parole directe du corps. Et
aussi parce que Canguilhem lui-même voyait dans l’expérience de la
pathologie par celui qui souffre, dans l’ « éprouvé » de la maladie,
dans cet « appel au secours pathétique du malade »1, l’origine même
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de la science de la pathologie et de la médecine : sorte de retour aux
sources de la clinique même par la parole entendue du patient.

REPRÉSENTATIONS, IMAGES, REGARDS

Les représentations de la maladie par le malade se constituent


souvent en réaction à la fois aux schémas purement objectivistes
médicaux, et aux représentations collectives dominantes. J’entends
par là, d’une part, les représentations de l’ « evidence based mede-
cine », qui peuvent être réduites à des données quantifiables corres-
pondant à des résultats de fonctions organiques (glycémie, capacité
respiratoire, etc.), et d’autre part l’imagerie collective qu’une société,
à un moment donné de son histoire, produit et propage à propos de
la maladie et de la santé – objet sur lequel Suzanne Sontag a déve-
loppé les brillantes analyses que l’on connaît. Ces représentations
sociales sont un mélange de connaissances approximatives et
d’idéologie.
Aujourd’hui domine, par exemple, une vision que je qualifierais
de « publicitaire » du corps et de la santé, où priment la performance
et le paraître, et où la mort même est perçue comme échec. La
maladie est alors représentée sur le mode de la privation, de la fai-

1. Voir Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.


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blesse, et finalement de la déviance. À ce titre, elle est stigmatisée et


facteur d’exclusion (psychologique et sociale).
Il va sans dire que, bien que visant à s’en distinguer, les représenta-
tions de la maladie chronique par le malade lui-même sont fonction
des deux autres. Elles tendent néanmoins à s’en différencier de par
leur revendication à l’authenticité de l’expérience vécue, et la réflexi-
vité critique que permettent l’apprentissage et la pratique de la
maladie. Au quantitatif s’oppose alors le qualitatif, à la généralisation
schématisante du discours médical et sociétal s’oppose l’universelle
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singularité du rapport à la santé. Ces représentations, qui sont comme
l’écho des états du corps durablement troublé, sont un enjeu majeur
dans le rapport du patient au soignant. Cet enjeu est éminemment
normatif. La consultation, l’hospitalisation sont les lieux privilégiés de
ces interactions où s’élabore, dans une perpétuelle reconstruction dia-
lectique, la norme de santé. Enjeu à la fois symbolique et pratique.
Le patient chronique, c’est-à-dire le malade chronique pris en
charge et soumis à un traitement pérenne et permanent, est le point
de focalisation de regards scrutateurs. Il est d’abord sous celui de la
médecine, regard au double sens de vision portée sur un objet et de
jugement. Regard objectivant qui catégorise. Il est aussi exposé au
regard de la société qui jauge comme tare sa différence. Il est enfin
amené à se regarder lui-même comme objet menaçant et menacé
tout à la fois. C’est de cet enchevêtrement conflictuel de regards dont
je voudrais tenter de rendre partiellement compte ici. Je me permet-
trai également d’en tirer quelques conséquences à la fois théoriques et
pratiques.

PREMIÈRE FIGURE : LA CHUTE

« Tomber malade... » L’expression indique la chute, c’est-à-dire un


déplacement soudain, violent, vers le bas. « Tomber malade » serait
donc être brutalement relégué dans un état d’infériorité par rapport
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à la santé, état supérieur. Il se trouve que cet état « supérieur » est


en même temps considéré comme « normal » : la santé, c’est la
« bonne santé », comme le fait malicieusement remarquer Canguil-
hem1. Dès lors qu’on est dans le registre de la comparaison, le juge-
ment normatif, puis la morale, pointent leur nez. L’inférieur est-il le
mal ? La maladie est-elle une faute ? La chute est bien aussi une
dégradation morale consécutive à un acte condamnable. « Fauter »
moralement, c’est « chuter », et tomber malade pourrait bien être
aussi fauter...
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On sait que, dans les représentations religieuses du passé, la
maladie grave ou les terribles épidémies étaient souvent données
comme châtiment divin, en expiation d’une faute. De conséquence
d’une faute – difficilement identifiable ou même involontaire parce
qu’originelle –, la maladie a pu passer au statut de faute en elle-
même, tout à la fois symbole et réalité concrète d’une déviance par
rapport à la norme. La chute est perturbatrice à un double titre : en
elle-même, comme événement traumatisant, comme vertige du désé-
quilibre, et bien sûr dans ses conséquences. La conséquence essen-
tielle de la chute dans la maladie chronique, c’est d’y rester, au sens
de s’y maintenir, comme un perpétuel relaps.
Si, pour Canguilhem, « être en bonne santé, c’est pouvoir tom-
ber malade et s’en relever »2, alors le malade chronique est bien
celui qui ne se relève pas. Il est malade de ne plus pouvoir s’en rele-
ver. Bien souvent, il vit cette relégation comme une injuste condam-
nation. Cet accident vécu par le sujet qui tombe malade est directe-
ment recadré comme événement médical, avec des étapes
successives qui le décomposent et l’organisent. Je voudrais vous en
présenter quelques-unes, qui marquent le rapport initial du malade
à sa maladie.

1. Ibid.
2. Ibid., p. 132.
84 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

LA PHASE INITIALE DE LA MALADIE CHRONIQUE :


EXEMPLE DU DIABÈTE INSULINO-DÉPENDANT,
DIT DE « TYPE 1 »

Le diagnostic

J’ai été diagnostiqué « diabétique insulinodépendant » au prin-


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temps 1969, à l’âge de 16 ans.
Dans cette phase initiale, il est important de distinguer le diagnos-
tic de l’ « annonce » proprement dite. Le diagnostic de maladie
chronique est, de plusieurs façons, un aboutissement : d’abord
l’aboutissement d’une enquête médicale plus ou moins longue et diffi-
cile. Il intervient également comme une clôture, apparemment défini-
tive, pour celui sur qui il est posé : celle d’un état de santé originel,
ordinairement qualifié de « bonne santé ».
Le diagnostic se fait généralement dans l’urgence, sans beaucoup
de précisions sur le contenu de la maladie, et aussi sans ménagements
particuliers envers le malade, car il est vécu essentiellement comme
soulagement par un médecin qui trouve enfin une réponse positive à
des symptômes jusque-là inexpliqués. Ce peut être également un sou-
lagement pour le malade, à peu près pour la même raison.
J’éprouvai personnellement un sentiment d’intense libération à
sortir de l’ « innommable », puisque, enfin, on mettait un nom sur
mes malaises et mon mal-être qui s’étaient amplifiés jusqu’au
cauchemar.
La symptomatologie du diabète insulinodépendant non soigné
consiste en une soif atroce, une envie constante d’uriner, une fatigue
extrême que rien ne répare, et un engourdissement des facultés pou-
vant aller jusqu’au coma. Je vivais ces symptômes dans une grande
culpabilité, concomitante à une sorte de lancinante crise mystique
d’adolescence qui me torturait, et me voyait en train de remettre en
cause mes convictions et mon éducation religieuses très strictes. Le
diagnostic mettait un terme à cette crise, dans la mesure où celle-ci, à
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la limite de l’indicible, débouchait enfin sur une inscription reconnue


et identifiée dans le corps. Plus exactement, il la faisait changer de
registre et de problématique, et la déchargeait d’une part redoutable
d’angoisse diffuse.
On sait que le diabète de type 1 est un cas de maladie auto-
immune, c’est-à-dire où un organisme produit des anticorps contre
ses propres constituants – en l’occurrence, les îlots de Langhérans,
cellules responsables de la sécrétion d’insuline par le pancréas. On
assiste donc à une sorte de suicide organique partiel. Peut-on le consi-
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dérer, dans mon cas, comme le débouché biologique d’une crise
d’identité pathologique ? Les quelques mois de psychanalyse auxquels
je me soumis beaucoup plus tard eurent le mérite de ne pas
m’apporter de réponse, mais de faire surgir la question.
Le diagnostic est essentiellement informatif. Il va avoir des effets
immédiats : une prise en charge médicale et une rupture avec le quo-
tidien actuel. Le malade se trouve alors entraîné dans une série
d’événements, dont il est l’enjeu plus que l’acteur, et qui ne lui lais-
sent pas vraiment le temps de penser. L’écho de ce qu’on vient de lui
dire sur lui-même et son avenir n’a pas encore de place pour réson-
ner profondément en lui.

L’annonce

L’annonce de la maladie chronique (c’est-à-dire de la réalité


concrète et détaillée de l’affection organique et du traitement qui
l’accompagne) a lieu généralement à l’hôpital, où le diagnostic a
conduit le malade s’il ne s’y trouvait déjà. Elle se produit souvent
après quelques jours de traitement. Elle est le fait du médecin – s’il
ne s’en décharge pas lâchement sur une infirmière – et présente fré-
quemment un caractère officiel, presque solennel. Elle est drama-
tisée – ou se veut, au contraire, « dédramatisée », ce qui revient au
même...
C’est qu’elle a pour charge de signifier à la personne à qui on la
destine son changement définitif de statut et d’identité – ou, plus
86 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

exactement, d’officialiser la clôture que le diagnostic n’avait fait


qu’indiquer : de la catégorie d’être bien portant, elle passe à celle de
malade chronique (c’est-à-dire « définitif »).
Le retentissement psychologique de l’annonce est énorme, et la
façon dont il est vécu par le malade détermine pour une bonne part
son rapport futur à la maladie, au traitement et au monde médical.
Or le médecin qui m’avait pris en charge – un pédiatre qui me
suivra jusqu’à mes 21 ans révolus – avait cru bon, dans un élan de
paternalisme bienveillant, de moraliser l’annonce, voire de la « caté-
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chiser », sans doute dans le but d’atténuer ses effets destructeurs :
« Désormais, tu devras te faire des piqûres d’insuline tous les jours que le Bon
Dieu fait... », m’avait-il dit d’un ton où se mêlaient onction, sérieux et
désir de complicité. J’étais connu comme bon chrétien, bon élève, je
serai donc « naturellement » bon diabétique. Avec ce que j’ai dit pré-
cédemment, on comprendra que je refusai tout en bloc, ce qui fut
particulièrement catastrophique quant au dernier point.
Le contenu de l’annonce de maladie chronique est complexe. Il
résonne comme une double condamnation : d’une part, une condam-
nation à perpétuité à vivre avec une maladie et un traitement. C’est-
à-dire condamnation à une vie apparemment diminuée, à l’amplitude
(si l’on peut dire) restreinte. On sait, encore une fois avec Canguil-
hem, que la bonne santé, c’est la possibilité toujours offerte de l’excès,
la possibilité non seulement d’être « normal », mais d’être « norma-
tif » : de produire de nouvelles normes susceptibles de nous adapter
aux « infidélités du milieu ».
Pour le malade chronique, c’en est fini de cette liberté, il est
condamné à une norme unique qui pèse sur une vie que semble avoir
déserté l’élan créateur qui en faisait la force. Une vie où il devra
s’efforcer d’atteindre, par un traitement et une hygiène de vie, une
norme au fond artificielle, que quelque chose comme sa seule volonté
de bien faire saura atteindre et maintenir. Vie réduite aussi parce que
les exigences du traitement sont lourdes et rognent les ailes à la
liberté et la spontanéité.
Le diabétique est condamné à une hygiène de vie marquée par la
régularité la plus extrême : horaires de soins pluri-quotidiens (injec-
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tions d’insuline, autocontrôles glycémiques), horaires de repas devant


correspondre aux pics d’activité de l’insuline injectée, etc. Condam-
nation, donc, à une vie « réduite » et réglée, souvent vécue comme
une humiliation.
Mes 16 ans me faisaient voir dans le diabète « une maladie de petit
vieux »... car il m’y fallait sans cesse compter, me surveiller, m’avoir
moi-même comme préoccupation constante et ennuyeuse. Dès lors,
dans mes rapports avec les autres, et en particulier mes congénères, je
ne vécus plus que sur le mode de la dissimulation. Cette maladie hon-
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teuse, dont j’étais affligé, il me fallait tout faire pour la cacher. Ce qui
signifiait vivre très dangereusement par rapport à ses exigences, afin
de me donner l’air d’être « comme tout le monde »...
D’autre part, l’annonce de la maladie chronique, comme celle de
toute « mauvaise nouvelle », est une annonce de mort. Entrer dans la
maladie chronique, c’est être condamné à vivre dans une proximité
constante avec sa propre mort. D’abord parce qu’on vient juste d’y
échapper, la foudre n’est pas tombée loin : le diabète de type 1 non
soigné, c’est la mort par déshydratation et acidocétose en quelques
semaines.
Mais la mort est proche aussi parce qu’elle vient d’un seul coup
d’être présentée, non comme la lointaine perspective commune, mais
comme menace actualisée nous affectant personnellement. Le dia-
gnostic désignait le sujet comme malade, arbitrairement « choisi »
parmi les vivants ; l’annonce vient de lui préciser que la mort, comme
processus négatif virulent, est activement et définitivement à l’œuvre
en lui.
Cette initiale autodestruction de certaines cellules pancréatiques,
en annulant une éminente fonction de régulation, entraîne en cas-
cade toute une série de dévastations menant irrémédiablement à la
mort si elles ne sont pas combattues. C’est ce que la médecine appelle
les « complications » du diabète : rétinopathie pouvant conduire à la
cécité ; insuffisance rénale menant, en phase terminale, à la dialyse ;
neuropathie, artérite pouvant entraîner la gangrène ; maladies coro-
nariennes et vasculaires... La réalité de la maladie diabétique, c’est
surtout les autres affections dont elle est potentiellement porteuse.
88 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

Voilà donc le patient, c’est-à-dire le malade, soigné par un traite-


ment qu’il s’applique à lui-même, livré à une redoutable guerre
intime : il est devenu le combattant obligé de cette négativité active
en lui. Le voilà comme scindé en deux (soldat se combattant lui-
même comme ennemi intérieur), parfois peut-être jusqu’au clivage
dont parlent les psychanalystes...
Guerrier qui ne triomphera jamais de l’ennemi, car le traitement
va combattre, sans jamais l’éradiquer, cette puissance destructrice. Il
n’est capable que de l’endiguer, freiner sa progression, ou, dans une
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vision plus optimiste, si le traitement est adapté et parfaitement
administré, de la rendre seulement potentielle. Potentielle, mais
néanmoins toujours présente comme menace : les fameuses
« complications ».

DE LA « DÉVIANCE » AU « REDRESSEMENT »

Une maladie chronique comme le diabète est une sorte de


déviance acquise et permanente par rapport à une norme biologique
vitale : ici, la normoglycémie, c’est-à-dire un taux de sucre dans le
sang compatible avec les autres équilibres biologiques. Le diabète est
une incapacité définitive à maintenir naturellement cet équilibre fon-
damental. L’étiquetage biomédical, sans doute difficilement évitable,
inscrit cette déviance dans le corps du patient et dans l’image qu’il a
de lui-même : qu’elle soit rénale, respiratoire, pancréatique ou car-
diaque, c’est toujours l’insuffisance qui le caractérise : le défaut.
Je me souviens qu’il m’en a réellement été fait reproche par un
médecin de ma jeunesse qui, sans doute un peu affolé par l’ampleur
des responsabilités dont il se sentait investi par rapport à mon état de
santé, m’avait dit, d’un air à la fois alarmé et irrité : « Si seulement
vous n’étiez pas diabétique ! », un peu comme un professeur, désem-
paré devant les résultats catastrophiques de son élève, lui lance : « Si
seulement vous aviez travaillé !... »
LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN 89

Le traitement est l’artifice (arme ? outil ?) permettant au déviant


biologique de tendre à nouveau à cet équilibre perdu, par un travail
constant d’observation, de surveillance, de calcul et d’adaptation (des
glycémies, des doses d’insuline, etc.). Cet artifice va même jusqu’à
médicaliser la vie quotidienne, puisque la prise d’aliments – en
l’espèce, la quantité de glucides absorbées – doit être globalement
mesurée et mise en rapport avec les doses d’insuline, pour éviter des
poussées hyperglycémiques... Puisque, également, l’activité physique
elle-même, en particulier la dépense musculaire, doit pareillement être
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mesurée et adaptée aux doses d’insuline, pour éviter l’hypoglycémie.
Bref, cette déviance biologique entraîne immédiatement une pra-
tique du redressement dont l’hôpital serait comme la maison mère...
Il s’agit sans cesse de corriger un déséquilibre biologique tendancielle-
ment permanent. Le patient se trouve l’objet, non seulement de pres-
criptions, mais bien souvent d’admonestations adressées par le dis-
cours médical. Cet équilibre perdu, et qu’il lui faut à tout prix
reconquérir par l’effort et le traitement, lui est souvent présenté, en
tant que norme, comme un devoir.
Fréquemment, en effet, s’opère une moralisation de la prescrip-
tion, dont les effets sont généralement catastrophiques. L’équilibre
biologique est certes éminemment préférable, mais présenter le préfé-
rable comme un devoir, c’est condamner le patient, aux prises avec
des difficultés à la fois pratiques et psychologiques, à la culpabilité, la
démotivation ou la révolte ; ou à une soumission aveugle et irréfléchie
très rapidement inopérante. Parce que cela revient à le déposséder de
ce qui lui appartient en propre comme sujet : sa capacité normative,
ou aptitude à choisir librement le préférable en tant que tel.
Le patient ainsi infantilisé se trouve stigmatisé par une seconde
déviance, s’ajoutant à celle induite par son statut de malade. Elle
consiste à être désigné non seulement comme malade, c’est-à-dire
comme être débilité, mais encore comme mauvais malade. À la faute
biologique (déjà trouble) s’ajoute la faute morale.
Le mauvais malade est celui qui ne se plie pas aux prescriptions
du médecin, qui ne se conforme pas aux exigences qu’on attend de
lui. En tout cas, c’est ce que ses mauvais résultats biologiques trahis-
90 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

sent, ses « mauvaises notes » parlent contre lui. Cette représentation


butée de l’échec thérapeutique est une des causes majeures de la souf-
france du médecin des maladies chroniques, de son burn out, en
d’autres termes, de sa lassitude devant le constat de son apparente
inefficacité.
Le discours médical contemporain réserve au mauvais malade,
particulièrement au « mauvais diabétique », ce « bio-délinquant », le
qualificatif de patient non observant. Or le mot « observance » renvoie,
d’après Le Petit Robert lui-même, à un contexte très exclusivement reli-
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gieux : c’est la règle religieuse, monacale ou ecclésiale qu’il s’agit
d’abord d’observer (autrement dit, à laquelle il faut se soumettre), le
reste des significations ne viendra que par extensions tardives et tou-
jours figurées à partir du sens religieux, fondamental. Ce choix de
vocabulaire nous invite à suspecter qu’il y aurait comme de la robe
de bure sous la blouse blanche...
C’est sans doute la raison pour laquelle certains médecins plus
modernistes préfèrent parfois l’adjectif « compliant » à la coloration
plus pudiquement technicienne et apparemment neutre. Or ce terme,
directement emprunté à l’anglo-saxon, relève du domaine de la phy-
sique et désigne, à l’origine, la plus ou moins grande résistance d’un
matériau aux contraintes et pressions extérieures, avant de signifier
cette qualité d’un objet ou outil d’être conforme aux exigences de
fonctionnement qu’on en attend...
Au-delà du caractère peut-être anecdotique du registre de voca-
bulaire, il me semble qu’on est bien dans l’idéologie du redressement,
c’est-à-dire dans l’optique d’une intervention extérieure autoritaire
pour corriger une situation jugée malsaine ou établir une norme. On
a affaire à une vision hétéronomique de la pratique de la maladie et
du traitement, qui considère la norme biologique comme la propriété
des sciences au service de la médecine, voire du médecin lui-même,
alors qu’elle est, comme l’a montré magistralement et définitivement
Canguilhem, une propriété du vivant. Par cette appropriation abu-
sive, le médecin confond la norme et le Bien, et finit par se prendre
pour l’incarnation d’un principe de réalité qui ferait défaut à son
patient.
LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN 91

À cette idéologie (c’est-à-dire à la fois une représentation et une


pratique), j’oppose pour ma part une vision « autonomique » qui
considère au contraire que le patient, en tant qu’être biologique et
sujet humain individuels, jouit de la capacité de percevoir et prati-
quer la norme de santé correspondant à ce qui lui est préférable.
Faculté que j’appelle « autonormativité ».
Cette capacité est tendancielle (en rivalité avec d’autres tendances
pulsionnelles), et donc éducable, c’est-à-dire susceptible d’être favo-
risée, entretenue, développée, ou au contraire entravée, inhibée, voire
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interdite, suivant le registre des interactions au sein desquelles elle est
impliquée comme enjeu fondamental. Elle me semble autant con-
trariée par l’autoritarisme ou le paternalisme d’une pratique médicale
peut-être un peu datée, que par l’hyperspécialisation et le « techni-
cisme » déshumanisants, qui se dessinent comme tendance forte dans
la médecine d’aujourd’hui.
Le soin véritable ne me paraît relever ni de l’obéissance ni de la
seule technicité. Le choix du préférable est un choix que le patient
peut faire de lui-même, à la condition qu’on lui reconnaisse la possi-
bilité de ne pas le faire – ce qui est la définition même de la liberté de
choix (et aussi de la pédagogie). Dans le cas contraire, il est une
marionnette, totalement inapte à la vie, entre les mains du médecin
ou d’une technique.
Le but de l’éducation thérapeutique authentique, c’est d’aider le
patient chronique à reconstruire ou consolider cette autonomie
qui le définit comme sujet biologique et humain, si le trau-
matisme de l’affection chronique l’avait ébranlée. La difficulté tient
au fait qu’il faut au patient discerner le préférable, en faire
l’apprentissage, au sein d’un ensemble de paradoxes où il se débat
souvent seul. Le rôle du médecin spécialiste de maladies chroniques
devrait donc être d’accompagnement, d’écoute, de propositions, de
conseils, et d’affinement de la pertinence dans cette évaluation du
préférable.
Elle implique un partage des connaissances et des responsabilités.
Ce qui n’est simple ni pour le médecin, habitué par son cursus à une
position d’autorité (à la fois dans le savoir et la pratique) et d’efficacité
92 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

immédiate (dans la crise de l’aigu), ni pour le patient, souvent perdu


dans ses contradictions.
L’éducation thérapeutique ne doit pas être confondue avec une
information sur la maladie (« l’information, cet ersatz de parole »,
pour reprendre la formule prononcée par le Pr Masquelet)...
L’éducation, c’est, pour le médecin, apprendre à faire confiance, et,
pour le patient, apprendre à se faire confiance. Programme qui me
semble révolutionner, mais pour un gain mutuel, le rapport patient-
soignant. En ce sens, le traitement de la maladie chronique peut être
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un laboratoire du soin.

UNE MALADIE DE PARADOXES

Après ce passage par l’idéologie du redressement et sa critique, je


voudrais revenir d’une façon plus intériorisée aux représentations de
sa maladie par le diabétique lui-même. En soulignant d’abord le
caractère éminemment paradoxal aussi bien des représentations qu’il
s’en fait, que des situations dans lesquelles il se trouve impliqué.

Malade non malade

Dans la phase initiale de sa maladie, le diabétique soigné se trouve


d’emblée dans une situation paradoxale : les effets bénéfiques du trai-
tement insulinique se font très rapidement sentir, les symptômes qui le
torturaient disparaissent, il cesse d’avoir soif, d’uriner toutes les demi-
heures... Il retrouve le sommeil, la saveur des aliments, ses facultés : il
reprend goût à la vie ou, plus exactement, celle-ci a de nouveau du
goût pour lui. Or, c’est précisément à ce moment de retour à la santé
qu’on lui explique qu’il est définitivement malade !
C’est sans doute la raison pour laquelle j’écoutais avec un recul
presque amusé les propos alarmistes du prophète de malheur en
LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN 93

blouse blanche : je n’y croyais qu’à peine. J’étais sûr de me sentir bien
en vie, et c’était l’essentiel : l’immédiat m’apportait une satisfaction
que, quelque temps encore auparavant, je n’espérais plus retrouver.
Les psychologues se plaisent alors à parler de déni. Le deuil de ce
qu’ils considèrent comme la santé, étant comparable à tout deuil et
engendrant le même processus de défense psychologique. Pour eux, le
patient passera donc par un schéma qu’ils ont soigneusement tracé1, et
qui va de la révolte à l’acceptation en passant, précisément, par des
phases de déni récurrent. Il me semble que ce schéma linéaire et caté-
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gorique fonctionne davantage comme écran que comme outil explica-
tif. La réalité du cheminement psychologique du patient est beaucoup
plus complexe et, d’autre part, très individualisée.
Par exemple, je me refuse toujours à penser qu’on puisse accepter
l’inacceptable. On peut éventuellement l’apprivoiser, d’une certaine
façon se l’approprier, et, par un retournement de perspective compa-
rable à la pratique des arts martiaux, utiliser la force adverse à son
profit – autrement dit, faire de sa faiblesse une force. Rien à voir avec
la notion d’acceptation, trop proche de la résignation et, d’une façon
ou d’une autre, du renoncement à la vie.
À quelques semaines du début du traitement, un phénomène bio-
logique se produit fréquemment, qui tend à renforcer le patient dans
son illusion de guérison : c’est ce que le jargon diabétologique appelle
la « lune de miel ». Le corps s’est habitué à l’insuline injectée qui
fonctionne si bien que l’on est amené à en baisser considérablement
les doses, au point de penser même pouvoir s’en passer.
Pour ma part, deux heures de pratique quotidienne du tennis,
maladroite mais acharnée, me permirent d’arrêter les injections
d’insuline. (La dépense musculaire est, en effet, grande consomma-
trice de glucides.)
Néanmoins cette rémission est de courte durée, et les glycémies
recommencent à grimper, exigeant rapidement une reprise de
l’insulinothérapie. On sort donc assez vite de cette illusion de guéri-
son. Mais le jeune patient n’a pas été seulement victime d’une confu-

1. Le fameux schéma de Kübler Ross.


94 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

sion et d’une illusion, il a touché du doigt le paradoxe essentiel de son


état de diabétique : il se sent normal, à cette différence près qu’il doit,
pour l’être, se soumettre à un traitement quotidien permanent. Il
n’est malade que d’avoir besoin d’un traitement pour ne pas l’être.

Être et paraître

Le paradoxe se complique alors encore du fait d’un rapport


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complexe entre être et paraître. Le diabétique peut fort bien ne pas
paraître malade auprès des autres, à la seule condition de parvenir à
dissimuler toutes ses pratiques de patient, et de faire plus ou moins fi
des exigences d’hygiène de vie imposées par son état et difficilement
compatibles avec une vie sociale ordinaire : horaires et contenu des
repas, pratique régulière des autocontrôles glycémiques, etc. Le voilà
donc bien souvent entraîné dans la spirale de la dissimulation (dans
laquelle il avait déjà pu entrer par son syndrome de « maladie hon-
teuse »), qui le place en contradiction avec lui-même. Contrairement
à ce que laisse penser la notion de déni à laquelle les médecins vont
trop souvent réduire cette attitude, le patient est pleinement conscient
de la contradiction à laquelle il est réduit, et en souffre. Il est bien
souvent malade de culpabilité.
Il est coincé entre les mâchoires d’une double injonction contra-
dictoire : d’un côté, les exigences psychologiques et sociales du main-
tien de l’apparence d’une conformité aux autres ; de l’autre, les exi-
gences de son traitement et de son hygiène de vie dont l’enjeu de
santé est majeur, puisqu’il risque, à plus ou moins long terme,
l’effondrement dans une série de dévastations et de catastrophes bio-
logiques et humaines.
De plus, il est fréquent que le diabète de type 1 se déclare lors de
l’enfance ou de l’adolescence, âge où prime naturellement la satisfac-
tion immédiate, et où la perception du futur est floue, quand elle n’est
pas inexistante : « De toute façon, à 30 ans, je serai mort... » Si, néan-
moins, une compréhension réelle des menaces de complications
engendrées par un mauvais traitement s’avère possible, elle peut éga-
LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN 95

lement se parer, à cet âge, des charmes de l’attitude suicidaire et de


ce qu’on appelle aujourd’hui les « conduites à risque » (addictions,
vitesse, etc.) que choisissent bien souvent les adolescents par défi (mais
non par déni).
Ainsi, il arrive que la distance se creuse très rapidement entre
l’apparence offerte aux autres et la réalité de la situation du patient.
En particulier dans son rapport à son médecin et aux soignants. Le
fossé est tel que, rapidement, il ne peut plus être comblé. Le patient
se trouve dans une situation qui me semble comparable à celle de
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l’échec scolaire. Il est tellement conscient de l’immensité de l’écart
entre ce que l’institution (scolaire, médicale) attend de lui, et sa situa-
tion réelle, qu’il désespère définitivement de pouvoir le faire com-
prendre, et de se faire comprendre.
Il s’enferme donc dans une attitude autodestructrice de rejet, par-
fois très habilement dissimulée derrière une soumission feinte. Il se
sent nié comme sujet, même potentiel. C’est l’impasse thérapeutique,
qui peut mener à l’échec thérapeutique et à ses dramatiques consé-
quences.
Je ne nie pas que certains diabétiques parviennent à affronter le
regard des autres en tant que diabétiques assumés, et sont à même de
retourner la situation en dépassant les contradictions latentes des
exigences sociales. Mais cette affirmation de soi comme malade
implique un remodelage de la personne qui n’est possible qu’après
maturation et expérience ou grâce à une force de caractère hors du
commun.

Peur, angoisse, phobie

Au risque de sembler forcer le trait et noircir le tableau, il me faut


évoquer un phénomène spécifique au traitement insulinique qui peut
se révéler particulièrement angoissant. Il s’agit de l’hypoglycémie,
c’est-à-dire d’un taux de sucre dans le sang inférieur à la normale
biologique. C’est tout à la fois une réalité biologique et un enjeu
majeur sur le plan de la représentation de la maladie. Elle se mani-
96 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

feste par des symptômes aussi bien physiques que psychologiques,


pouvant aller, suivant le niveau de défaut de sucre dans le sang, jus-
qu’au coma.
J’ai longtemps cru que le coma hypoglycémique était irréversible,
ce qui me terrifiait, au point de ne pas oser poser la question à mes
médecins, de peur qu’ils ne me confirment dans mes craintes. Trois
comas hypoglycémiques au cours de ma carrière de diabétique me
rassurèrent quant à son issue fatale.
Le coma est, toutefois, une expérience traumatisante. On s’en
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réveille dans une extrême confusion qui va jusqu’à la perte d’identité.
Celle-ci se reconstitue, certes rapidement – en quelques minutes –,
mais l’expérience laisse l’impression d’un trou noir vertigineux, d’une
phase de néantisation qui restera comme un vide définitif au sein de
la continuité de notre existence.
Il ne s’agit là que de la manifestation extrême de l’hypoglycémie ;
il en est, bien sûr, de moins profondes. Elles se signalent d’abord
par un léger tremblement des mains, la survenue de sueurs froides,
une sensation de faim intense, puis une confusion mentale un
peu semblable à l’ivresse, qui mène très rapidement à des difficultés
d’élocution, voire à une complète aphasie...
Pour ma part, je me suis vu, un beau matin, en classe, commen-
cer à délirer puis bafouiller devant mes élèves d’abord médusés et,
finalement, efficacement compatissants.
En bref, le corps se dérobe, le moi se dérobe, puis le monde lui-
même se dérobe...
Si le traitement insulinique est bien adapté, et donc si les glycé-
mies sont basses, l’hypoglycémie est un accident de parcours fré-
quent, et même plutôt bienvenu pour le médecin, puisqu’elle mani-
feste la « bonne observance » du patient... Il y a donc un conflit de
représentation entre médecin et patient, ce dernier y voyant surtout une
menace, incertaine quant à sa venue, imprécise quant à son ampleur.
La peur de l’hypoglycémie peut aller chez certains diabétiques jus-
qu’à la phobie, voire la terreur. Elle est parfois perçue comme
menace de dépersonnalisation, de néantisation ou comme figure de
mort.
LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN 97

La conséquence de cette peur extrême sur le plan du traitement


est un possible comportement d’évitement de l’hypoglycémie, consis-
tant en une baisse volontaire excessive des doses d’insuline injectée,
pour éviter l’hypoglycémie. Le patient se maintient donc dans une
hyperglycémie « rassurante », puisqu’elle le libère d’une angoisse
oppressante, mais désastreuse sur le plan des conséquences physiques
à moyen et long terme.
Malheureusement, trop souvent, le médecin n’accorde pas suffi-
samment d’attention à cette crainte, à la fois justifiée et irrationnelle,
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de l’hypoglycémie, et pensera encore une fois au déni, s’il découvre
une mauvaise administration de son traitement par le patient. Il y a
souvent, me semble-t-il, de la part du médecin, comme un déni de
l’importance de la dimension psychologique, représentative, émotion-
nelle et affective dans la gestion du diabète. Peut-être parce qu’elle le
renvoie à sa propre dimension psychologique, représentative, émo-
tionnelle et affective, dont la blouse blanche est censée le protéger...
Une réalité biomédicale, comme l’hypoglycémie du diabétique
soigné, est toujours accompagnée d’un écho, qui lui donne son sens
humain chez le patient. Le médecin qui veut saisir toute la réalité de
la maladie devrait peut-être savoir d’abord capter cet écho. La véri-
table clinique me semble déployer aussi ces antennes-là.

EN GUISE DE CONCLUSION

Dans le cadre de cet exposé, je ne peux aborder toutes les repré-


sentations qui jalonnent le parcours du patient chronique. J’élude
donc la période d’apparition des complications, paradoxalement
concomitante à une effective (mais trop tardive) appropriation du trai-
tement de la maladie mère. Et j’aimerais, pour terminer, évoquer briè-
vement la question du corps du greffé, sous cette même optique de
regard intérieur. Plongée qui n’évitera pas toujours – et je vous prie de
m’en excuser – un certain recul du concept au profit de l’affect.
98 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

Le moment de la double greffe a d’abord été pour moi celui


d’une transgression qui eut un effet radical sur la suite de mon destin de
patient. Transgression parce que j’en ai pris la décision contre l’avis
du diabétologue qui me suivait alors, je peux même dire : malgré sa
farouche opposition. « Son refus, l’intrusion de sa volonté dans la
mienne m’avaient déterminé et avaient provoqué sans doute quelque
chose comme ma vraie guérison : j’avais pris d’un seul coup la décision
que ma vie m’appartienne, avec tout ce qu’elle était. Ce diabète était
le mien, cette dialyse à laquelle j’étais condamné serait mienne, et cet
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espoir de voir au-delà, par la transplantation, était aussi à moi. Per-
sonne ne m’ôterait plus quoi que ce soit de ce qui faisait ma vie. »1
Transgression aussi, ou plutôt bouillant travail intérieur sur le
sens et les fins, car la culpabilité me prit, au moment de m’inscrire sur
la liste d’attente de greffe : la réalisation de mon désir de guérison
passait par la mort d’un autre. Était-il légitime ? N’y avait-il pas toute
une instrumentalisation de la mort d’autrui dans ce projet un peu
fou ?
Plutôt que m’attacher à des réponses qui ne me satisfaisaient pas,
je laissai la question travailler en moi durant les sept mois où j’allais,
deux fois par semaine, livrer mon corps totalement passif à une
machine à laver le sang qui l’humiliait tout en le sauvant. Et, finale-
ment, j’acquiesçai totalement à mon désir, dans un geste de totale
confiance, à la fois dans la légitimité de mon choix et dans ses
chances de réussite.
Aussi, je peux dire que, le jour venu (le 1er avril 1995), j’accueillis
les greffons de mon donneur inconnu dans un total bonheur.
J’éprouvai même, à mon réveil, le sentiment d’avoir reçu sa chaleu-
reuse approbation. Le succès fut immédiat, le greffon pancréatique
comme le greffon rénal fonctionnèrent avec une remarquable effica-
cité, dès les premiers instants de leur installation dans mon propre
organisme.
Durant les mois de l’attente, je m’étais posé aussi, mais avec
davantage de curiosité que d’anxiété, la question de l’identité de mon

1. Philippe Barrier, art. cité.


LE CORPS MALADE, LE CORPS TÉMOIN 99

futur corps de greffé. Qu’est-ce que vivre avec, en soi, deux petits
morceaux du corps d’un autre ? Allais-je devenir une chimère – au
sens premier d’être génétiquement composite ?
Une fois le geste chirurgical accompli, je sentis au contraire en
moi comme une suture définitive à la blessure de la dialyse. Aucune
machine ne peut efficacement suppléer au mutisme d’un organe. Les
organes qui relayaient désormais en mon corps la défaillance des
miens avaient certes appartenu à un autre, qui n’avait pas refusé de
me les donner après sa mort, mais j’avais le sentiment très fort d’une
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« unité d’espèce » et, plus encore, de l’unicité du vivant. Ces organes
m’appartenaient en tant qu’ils étaient en moi et, rétablissant des fonc-
tions vitales, permettaient le fonctionnement de tout mon être ; mais
ils étaient, fondamentalement, et finalement au même titre que ceux
dont j’étais constitué depuis ma naissance, des emprunts à la vie, à un
processus universel, unifiant et harmonieux, dont je participais.
Quant à ma culpabilité, elle se transforma en une gratitude, elle
aussi universelle, puisque la seule personne à qui elle pût être directe-
ment adressée, n’était plus.
La suite de mon parcours fut encore située dans le registre de la
transgression, mais cette fois sur un mode presque ironique. Pour le
médecin des maladies chroniques, la guérison est un tabou. J’ai long-
temps été regardé par de nombreux diabétologues soit comme un fal-
sificateur, soit comme un très mauvais exemple, susceptible de
détourner les diabétiques, par l’illusion d’une illégitime guérison, de
leur devoir d’observance quotidienne... Et, pour les néphrologues, je
ne suis pas guéri de l’insuffisance rénale, elle est seulement traitée par
greffe...
Pour les rassurer tous, je peux reconnaître que je n’ai pas quitté le
statut de patient chronique, puisque, par le traitement antirejet
auquel je suis définitivement soumis, je suis un immunodéprimé
notoire, plus exposé aux risques infectieux et cancéreux que la
moyenne des citoyens ne souffrant que des pathologies qu’ils ignorent
encore. Cette fois, c’est à moi de tenter de ramener à la raison des
transplanteurs obsédés par le possible rejet de leur greffon, au point
de faire prendre à celui qui les porte le risque d’un lymphome. Onze
100 No 1 – LE CORPS RELÉGUÉ

années de greffe se sont écoulées ; à la fois par la ruse et la négocia-


tion, je ne prends depuis cinq ans que des doses plancher d’antirejet
– et même légèrement sous plancher.
J’ai tout de même évité de peu le fantasme infantile de toute-
puissance, dans lequel cette sorte de vengeance personnelle contre
une affection initialement détestée aurait pu me faire plonger. Je dois
cet évitement à une période de faiblesse de mon greffon pancréatique
qui me contraignit à un retour de quelques mois à un traitement
insulinique basal, et donc au métier de diabétique, dont je me croyais
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définitivement mis à la retraite.
Les choses sont depuis revenues dans le nouvel ordre instauré par
la greffe, mais certaines conséquences des nuisances antérieures
m’ont aussi rattrapé : deux coronaires sténosés par le diabète et
l’insuffisance rénale m’ont à nouveau remis en mémoire la fragilité de
tout bonheur et m’ont surtout rappelé qu’autonomie n’est pas indé-
pendance, car je dois encore à la médecine la plus objectivante la
pose heureuse d’un stent actif qui corrige efficacement ces problèmes
de tuyauterie. J’ai le sentiment de jouir aujourd’hui de la « grande
santé », qui n’est ni bonne ni mauvaise, qui n’est pas un retour à un
stade antérieur à la maladie, qui est compréhension et maîtrise rela-
tives de certains états du corps et de leur écho en moi.
« Un peu à l’écart de l’humanité bien portante, peut-être en
avant-garde, le malade cherche le sens de ce qui, au fil du temps, le
construit et le détruit tout à la fois, comme chacun, mais avec plus de
ténacité.
« Aujourd’hui, je sais qu’on peut être heureux non pas malgré sa
maladie mais grâce à sa maladie. Grâce à ce qu’elle révèle en nous de
ressources insoupçonnées, d’amour de la vie qui se dissimulait. »1

1. Philippe Barrier, art. cité.

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