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ÊTRE NÉ DE L'ÉCUME / SPHÈRES III

Bonnes feuilles
Peter Sloterdijk

Assoc. Multitudes | Multitudes

2004/5 - no 19
pages 187 à 196

ISSN 0292-0107

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Pour citer cet article :


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Sloterdijk Peter, « Être né de l'écume / Sphères III » Bonnes feuilles,
Multitudes, 2004/5 no 19, p. 187-196. DOI : 10.3917/mult.019.0187
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de l’écume /
Sphères III

Sloterdijk
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Peter
bonnes feuilles
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Le livre de Peter Sloterdijk,Écumes. Sphérologie plurielle,troisième volume


des Sphères — traduit en français, à la demande de l’auteur, avant le second
(Globen, Suhrkamp, 1999) -, projet monumental tant par son « format » que
par son ambition moins philosophique stricto sensu que biosophique (selon
le terme proposé par l’auteur), sort aux éditions Maren Sell en février. Les
bonnes feuilles que nous publions ici sont extraites du Prologue où l’auteur
définit le Modèle-Écume comme la condition d’une néo-monadologie (la
référence tardienne est omniprésente dans l’ouvrage) qui sera élevée au rang
d’« onto-anthropologie expérimentale » par l’inversion, en sus du primat ac-
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cordé au temps par la modernité, de la célèbre définition kantienne de l’espa-
ce — à savoir que la co-existence est ce qui rend l’espace possible dans sa cons-
truction par les actes expressifs des habitants (leurs installat i o n s).D’où, aussi,
la provocante élaboration d’un principe anti-gravitation qui n’est pas sans
produire de singulières mises en perspective dans le champ de l’urbanisme et
de l’architecture (voir le numéro spécial de la revue allemande Archplus,
169 / 170, mai 2004).
Concernant Sloterdijk, le lecteur de Multitudes se souviendra de l’Affaire
ayant porté son nom, avec la violente controverse qui l’a opposé à Habermas
en 1999 à la suite de la conférence intitulée « Règles pour le parc humain. Ré-
ponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger » (éd. Mille et une nuits,
2000), sur laquelle nous étions longuement revenus dans un entretien publié
dans le premier numéro de la revue («Vivre chaud et penser froid »). La lec-
ture d’Écumes créera sans nul doute les conditions d’un tout autre débat sur
ladite postmodernité, débat impliquant ce que Sloterdijk dénonce comme la
« motivation religieuse » d’Empire de Negri et Hardt.
Merci à Maren Sell pour nous avoir permis de reproduire ce passage, à
Caroline Psyroukis et Valentin Thebault pour leur aimable assistance et dis-
ponibilité. La traduction est d’Olivier Mannoni.
EA

Et pour moi aussi, pour moi qui chéris la vie, les papillons
et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes,
me semblent le mieux connaître le bonheur.
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Presque ri e n , et pourtant : pas ri e n . Un quelque chose, et cependant :
seulement un tissu formé d’espaces creux et de parois très subtiles. Une
donnée réelle, et pourtant : une entité qui redoute le contact, qui s’aban-
donne et éclate à la moindre tentative de s’en emparer. C’est l’écume
telle qu’elle se montre dans l’expérience quotidienne. L’apport d’air fait
perdre sa densité à un liquide ou à un solide ; ce qui paraissait homo-
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gène, stable et autonome se transforme en structures détachées et fra-


giles. Que se passe-t-il ici ? C’est la miscibilité des substances les plus
contraires qui devient phénomène dans l’écume. À l’élément léger
revient apparemment la faculté perfide de pénétrer dans les éléments
plus lourds et de s’allier intimement avec eux, de manière le plus sou-
vent fugitive, mais aussi, dans quelques cas, pour longtemps. La « t e rr e »,
associée à l’air, produit une écume stable et sèche — comme la pierre
de lave ou le verre soufflé, des phénomènes que l’on n’a cependant pas
qualifiés d’écumes avant l’époque moderne, date à laquelle l’intro-
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duction de chambres d’air dans des matériaux durs ou élastiques de
toute espèce est devenue une routine industri e l l e . « L’eau », en revanche,
associée à l’air, produit une écume humide, liquide et fugitive comme
celle de la mer et le dépôt sur les cuves en fermentation. C’est sur cette
liaison éphémère de gaz et de liquides que le concept courant d’écume
prend modèle. Il laisse entendre que dans des conditions inexpliquées
jusqu’à nouvel ordre, la densité, le continu, le massif est envahi par le
creux. L’air s’entend à pénétrer dans des lieux où nul ne l’attend — plus
encore, il investit des lieux où il n’y en avait pas auparavant. À quoi devrait,
dès lors, ressembler une première définition de l’écume ? De l’air en
un endroit inattendu ?
L’écume, sous sa forme fugitive, donne l’occasion d’observer de ses
propres yeux la subversion de la substance. On découvre en même temps
que la vengeance du solide ne se fait jamais attendre longtemps. Dès
que cesse l’agitation du mélange, celle qui assure l’acheminement d’air
dans le liquide, la majesté de l’écume retombe rapidement sur elle-même.
Reste une inquiétude : ce qui a l’audace de saper la substance, ne
serait-ce que pour une brève péri o d e , ne participe-t-il pas de ce qui doit
forcément apparaître comme le mauvais, le suspect, peut-être même
le diabolique ? C’est ainsi que la tradition, la plupart du temps, a consi-
déré ce « quelque chose » précaire — en se méfiant de lui comme d’une
perversion. Structure instable d’espaces creux emplis de gaz qui pren-
nent le dessus sur le solide comme s’ils menaient un coup d’État noc-
turne, l’écume se présente comme une inversion de l’ordre naturel au
cœur de la nature. On dirait que ces saturnales physiques ont entraîné
la matière elle-même loin du droit chemin et l’ont poussée à se vouer
à l’absence de perspective. Ce n’est pas un hasard si l’écume, pendant
une ère entière, a été affligée de la tare consistant à devoir servir de méta-
phore à l’inessentiel et à l’intenable. La nuit, les gens donnent du cré-
dit aux fantômes ; au crépuscule, c’est aux utopies ; mais que viennent
le jour politique et le soleil du matin, et « tout cela se dissipe comme
écume vaniteuse » (Heinrich Heine). C’est la légèreté de la coquille, la
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prétention creuse, le chatoiement de ce qui n’est pas fiable — un bâtard


de la mat i è r e , issu d’une liaison illégitime entre les éléments, une surfa-
ce qui s’opalise, une charlat a n e rie faite d’air et d’une chose quelconque.
Dans l’écume s’exercent des forces motrices qui ne plaisent guère aux
amis des états solides. Dès que le tissu dense s’est engagé dans le pro-
cessus de constitution d’écume, il semble être devenu son propre trom-
pe-l’œil. La matière, la matrone féconde qui mène une vie honorable
au côté du logo s, trave rse une crise hystérique et se jette dans les bras de
la première illusion venue. Ça enfle, ça fermente, ça tremble, ça explose.
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Que reste-t-il ? L’air de l’écume revient dans l’atmosphère générale, la
substance plus solide se décompose en poussière de gouttes. Le presque
rien se transforme en presque rien. Si, de ce genre d’embrassades avec
le néant, la matière solide ne sort qu’avec des grossesses nerveuses, qui
pourrait affirmer qu’il s’agit d’un phénomène inattendu ?
La déception est donc garantie là où surgit l’écume. De la même ma-
nière que les rêves, autrefois, ne semblaient rien représenter d’autre
qu’une annexe vide du réel, qu’on était en droit de négliger tranquil-
lement, et même dont il fallait autant que possible faire abstraction si
l’on voulait demeurer dans la sphère du cat é g o riel, du substantiel et du
public, il manquait aussi aux écumes tout ce qui pouvait être relié aux
sphères du durablement valide, celles qui imposaient le respect.
L’avertissement d’Héraclite, qui demandait que l’on suive l’élément com-
mun (koínon) fut pendant toute une époque perçue comme une invi-
tation à se tenir éloigné du nocturne et du privé, de l’onirique et de l’écu-
meux, ces agents du non-commun, du non public, du non mondial.
Allie-toi avec la clarté du jour, ainsi tu auras raison. Là où le commun
est éprouvé dans la lucidité, l’Être se donne une allure administrative.
Dans la phrase : Les rêves sont des écumes (Träume sind Schäume), on
établit une équation entre deux types de néants. Traum et Schaum, rêve
et écume : une inexistence rime avec une autre. Goethe, étudiant à
Leipzig, blâme encore avec une sagesse précoce la « tête vide qui écume
sur le trépied / Et rêve des oracles comme la Pythie ». L’écume est, dans
une certaine mesure, la tromperie réelle — le non-Étant sous forme de
quelque chose qui demeure pourtant quelque part un Étant, ou une
illusion d’Être, un symbole du Faux Premier, emblème de la subver-
sion du solide par l’intenable — un feu follet, un excès, une humeur,
un gaz paludéen, habité par une subjectivité trouble.
Les Académiciens, les fondamentalistes de l’Essence qui succédèrent
à Platon, n’ont pas été les seuls à penser ainsi ; de la même manière,
une bonhomie antique et populaire a depuis toujours voulu bat t r e
froid l’écumeux, le fugitif, le trop léger. Entre la métaphysique classique
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et le quotidien de l’ontologie populaire, et en dépit de profondes dive r-


gences, on s’est toujours accordé pour penser que l’on reconnaît l’es-
prit responsable à son mépris de l’écume. Les productions verbales de
ce qui manque de sérieux : écume, élucubrations (Luftgebäude, construc-
tions faites avec de l’air) ; le mode d’existence des dépravés : la lie, l’écume
de la terre ; les chimères nostalgiques des esprits romantiques : suaves
fermentations de la subjectivité creuse en elle-même ; les exigences
furieuses et vides adressées par des multitudes insatisfaites à la poli-
tique ou au tout : bulles de langage, produites par brassage dans le conte-
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neur des illusions collectives. On ne sait que trop bien ce qu’il en est
de ce genre de choses : lorsque les cavités sont arrivées au pouvoir, elles
laissent un sillage de phrases éclatées. Les rêveurs et les agitateurs sont
chez eux dans l’écume, comme dans les châteaux de cart e s.On n’y ren-
contrera jamais les adultes, les sérieux, ceux qui agissent avec mesure.
Qui est adulte ? Celui qui se refuse à chercher un appui sur ce qui n’a
pas d’appui. Seuls les séducteurs et les escrocs, prenant le parti de l’im-
possible, veulent emporter leurs victimes dans leur excitation sans
fond. L’écume est l’uniforme de gala du nihil, d’où rien ne peut sortir,
pour autant que l’on peut encore croire l’indication que nous donne
Lucrèce ; il est l’intenable, l’entité à « l’âge unique » qui se trahit par sa
stérilité et son inaction. L’écumeux, on l’entend dire dans les milieux
bien informés, n’existe que dans une relation vide à soi-même, il ne mène
pas au-delà de simples épisodes, à tout jamais captif de son propre gon-
flement et de son propre affaissement. Ce qui n’a d’autre perspective
que sa déchéance n’est qu’enflure de mauvaise espèce, anecdote par-
venue au pouvoir. L’écume ne met rien au monde, elle ne crée aucune
succession. Sans espérance de vie ni génération à venir, elle ne connaît
plus que la fuite en avant vers son propre éclatement. Dès lors, de toutes
les filles merveilleuses du chaos, l’écume n’en est peut-être pas l’aînée,
mais à tout le moins la plus méprisable.
Et pourtant : lorsque, dans la nouvelle logique de Hegel, la pensée
accomplit sa percée vers la polyvalence, on entrevoit un retournement
positif du négat i f, et avec lui une possibilité de réhabiliter l’écume : « De
la ferm e n t ation de la finitude, avant qu’elle ne se transforme en écume,
s’évapore l’esprit. » L’ e s p rit lui-même, le média dans lequel la substance
se développe pour devenir sujet, devrait-il tout de même devoir aussi
quelque chose à l’écume ? Est-ce en lui, le bâtard ontologique, le
médian, que le spirituel et le substantiel se sont retrouvés pour former
la concrétude de l’existence ? Est-il le tiers dans lequel la terreur et l’idio-
tie du binaire seraient dépassées ? Aristote avait-il un pressentiment de
ce type d’amalgames lorsque, dans les Problemata physica, il classait la
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maladie des hommes d’esprit, la mélancolie, parmi les « souffrances


aériennes », qui comptent parmi leurs caractéristiques l’affinité avec les
substances transformables en écume : la bile noire qui, selon les méde-
cins antiques, se présente sous forme d’un mélange contenant de l’air ?
Lorsque des mortels ordinaires veulent se sentir dans les états que
connaissent les spirituels, ils sont aidés par le vin sombre, chaud, riche
en air qui le met dans l’état « où se trouvent depuis toujours les mélan-
coliques riches en écume ». L’étude de la mélancolie serait-elle, dès lors ,
le maillon insoupçonné entre l’anthropologie et la théorie des écumes ?
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Le désir qu’éprouve ce type d’hommes va vers le vin pour autant qu’il
les rend amoureux selon sa teneur en écume et en air. Si l’on en croit
Aristote, même l’éjaculation masculine est, comme l’érection, un effet
pneumatique — elle ne serait donc, elle aussi, que de l’air à l’endroit
où on ne l’attend pas : car « l’expulsion (du sperme) se produit mani-
festement aussi parce que l’air exerce une pression ».

***
Le fait que, dans la grande mutation de l’image du monde survenue
aux XIX e et au XX e siècle, les rêves, comme les écumes, n’aient pu res-
ter à leur place dans l’ancien cosmos des essences constitue — avec de
nombreuses autres inversions des signes avant-coureurs et de surpre-
nants redéploiements des forces — l’une des signatures intimes de la
forme du monde que l’on appelle aujourd’hui, tranquillement, la form e
moderne. Si l’on a pu, malgré ses traits conservateurs, compter la psy-
chanalyse viennoise parmi les moteurs de la modernisation mentale,
c’est en premier lieu parce qu’on y a pratiqué un nouveau mode de rela-
tions avec ce qui était en apparence marginal, jusqu’alors accessoire et
jadis insignifiant. En se situant sur le lieu épistémologique où des
concepts de mécanisme relevant de la technique des sciences de la nature
devaient se réunir avec les philosophies de l’inconscient remontant à
l’idéalisme tardif ou au romantisme, l’avant-garde psychanalytique par-
vint à formuler un concept de signe qui permettait une nouvelle vision
sur l’insignifiant. En rendant les symptômes psychiques interprétables
comme des textes, Freud a pu devenir un « Galilée du monde mental
factuel », comme l’a dit Arnold Gehlen. Ce qui était quantité négligeable
passa au centre de l’attention et devint susceptible d’avoir une signifi-
cation. Le fait que Freud ait décidé de bonne heure de désigner le rêve
comme la « voie royale vers le psychisme inconscient » a exprimé le chan-
gement d’accent « révolutionnaire » entre le central et le périphérique.
La parution de L’interprétation des rêves en 1900 ne marqua cependant
pas seulement, on l’a encore vu tout récemment à l’occasion du cen-
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tenaire en se retournant sur notre siècle, l’acte fondateur — au niveau


de l’épistémologie et de la propagande — du mouvement psychanaly-
tique : il a été l’un des points de départ de la subversion du système
traditionnel du sérieux, du decorum définissant la culture et, plus géné-
ralement, de la conscience des choses qui ont du poids. Ce qui déplace
le sérieux et révise le decorum transforme la culture dans son ensemble.
En contribuant à réhabiliter la dimension du rêve, processus préparé par
le romantisme, la psychanalyse viennoise s’insérait dans un contexte où
était en jeu rien de moins qu’une redistribution des centres de gravité
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dans la conscience du primaire, de ce qui donnait un fond, de ce qui
apportait une signification — un processus qui revenait à un véritable
bouleve rsement culturel : les ondes de choc de l’intervention menée par
Nietzsche contre l’idéalisme métaphysique y confluaient avec les irri-
t ations déclenchées par les critiques marxistes et positivistes de la
superstructure. Le nouvel art de lire des signes pratiquement imper-
ceptibles d’ensembles cohérents, intimes ou éloignés, i n t é grait les idées
les plus privées, les tics, les éruptions et les actes manqués dans un champ
de suppositions sémantiques élargies de manière subversive. Dans la
mesure où cette révision des choses à prendre au sérieux arpentait de
nouveau les frontières entre sens et absurdité, sérieux et non-sérieux,
elle donnait à l’espace culturel un formatage radicalement transformé.
Désormais, l’insignifiant pouvait régler de vieux comptes avec le signi-
fiant. Depuis, les rêves ne sont plus des écumes — ils sont à la rigueur
l’indice d’un processus endogène de production d’écume au sein des
systèmes psychiques, et fournissent une occasion de formuler des hypo-
thèses sur les lois auxquelles sont soumises la constitution de symptômes
et le bouillonnement d’images internes.
Si la modernité se reconnaît aux déplacements du sérieux, qu’en est-
il de l’autre partie de l’équation entre les rêves et les écumes ? À quel
point le XX e siècle a-t-il su prendre l’écume au sérieux ? Quelle valeur
a-t-il attribuée à « l’air en un endroit inattendu » ? De quelle manière
a-t-il travaillé à la réhabilitation du fugitif, de ce qui est voué à la désa-
grégation ? Par quels moyens a-t-il tenté de tenir compte des espaces
caverneux auto-référentiels qui le concernaient directement, des sphères
internes emplies de valeurs idiosyncratiques, des intérieurs respirables
et des faits climatiques ? La réponse adéquate à ces questions, si elle
devait déjà être possible à notre époque, produirait un synopsis de la
modernisation, comme nouveau procédé global d’admission du fortuit,
du momentané, du vague, de l’éphémère et de l’atmosphérique — un
procédé auquel participent les arts, les théories et les formes de vie, c h a-
cun avec ses propres types d’engagement. Parmi ses résultat s , on trouve
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une composition fondamentalement nouvelle, post-héroïque, du deco-


rum — des règles qui régissent la culture dans son ensemble. Si l’on
voulait se lancer dans un récit global sur ces événements, il faudrait aussi
bien parler des intentions d’un Nietzsche non falsifié que du déploie-
ment de l’élan impulsé par Husserl, du perspectivisme aux alentours
de 1900 et de la théorie du chaos vers l’an 2000 ; de la promotion du
surréel au rang de section indépendante du réel autant que de l’éléva-
tion de l’atmosphérique au rang de théorie, de la mathématisation du
flou et de la pénétration conceptuelle des structures striées et des quan-
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tités irrégulières. Il faudrait parler d’une révolte des choses discrètes, à
la suite de laquelle le petit et le fugitif se sont assurés une part de la
vue de la grande théorie — d’une science des traces qui voulait lire dans
les indices les plus insignifiants les signes annonçant les tendances de
l’histoire du monde. Au-delà du tournant « micrologique », il faudrait
parler d’une découverte de l’indéterminé grâce à laquelle — peut-être
pour la première fois dans l’histoire de la pensée — le non-néant, le
presque-rien et l’informe ont trouvé un accès à l’espace des réalités sus-
ceptibles d’être théorisées.

Aussi large que soit un tel aperçu sur la nouvelle répartition du sé-
rieux entre des signes et états de fait jusqu’ici ignorés et méconnus, il
devrait confirmer ce diagnostic : nulle part, on n’a réussi à rassembler
ces innovations de manière convaincante sur un horizon commun. La
grande ombre de la pensée de la substance qui, depuis l’Antiquité, prend
si peu de goût à l’accidentel, repose toujours sur les théories modernes
et les théories de la modernité. Le mépris du non-substantiel marque
jusqu’à une période toute récente les découvertes thématiques d’une
philosophie scolarisée où de très anciennes inerties continuent à agir.
Cela n’empêche pas que des esprits plus libres s’engagent sur les fronts
de l’actualité où le risque est largement présent — mais jusqu’ici, leurs
engagements n’ont pu déboucher sur une redéfinition cohérente de la
situation. Les rêves peuvent bien avoir cessé de passer pour de l’écume
— cela demeure une demi-conquête tant que les écumes n’ont pas éga-
lement réussi leur émancipation. Les bouleversements de la gravité et
les révisions du decorum de la modernité n’aboutiront vraiment que si
l’on adjoint à l’interprétation du rêve une interprétation de l’écume.
Sa mission serait d’accorder à « l’air en un point inattendu » l’attention
qui lui revient, au risque de voir apparaître de la théorie en un point
inattendu — de la théorie post-héroïque qui consacre au fugitif, à ce
qui ne pèse pas, une attention qui, dans la théorie héroïque, est tou-
jours allée au permanent, au substantiel, au primaire. Il s’avérera peut-
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être que seule une action parallèle en faveur de l’écume permet d’expri-
mer ce que désignait l’interprétation des rêves. De la même manière
qu’Ernst Bloch, dans son ontologie politique de sa capacité humaine
d’anticipation — théorie presque déjà retombée dans l’oubli après ses
premières réussites — décomposait le part i - p ris de l’interprétation
freudienne des rêves en strates sémantiques régressives et nocturnes pour
redonner au rêve diurne sa dignité de puissance utopique et d’énergie
prospective capable de poser une réalité, l ’ i n t e rp r é t ation de l’écume ne
pourrait déboucher que sur une ontologie politique des espaces inté-
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ri e u rs animés dans lesquels le plus fragile est conçu comme le plus réel.

La nouvelle constellation est donc la suivante : le sérieux et le fragi l e ,


ou encore — pour installer le tourbillon des rapports de sérieux sur la
pointe où il devra désormais se tenir - : l’écume et la fécondité. L’ a p h r o-
logie — du grec aphros, l’écume — est la théorie des systèmes affectés
d’une co-fragilité. Si l’on parvenait à démontrer que ce qui relève de
l’écume peut en même temps être ce qui porte l’avenir, qu’il est, dans
certaines conditions, capable de procréer et fertile, on couperait l’herbe
sous les pieds du préjugé substantialiste. Ce que l’on a rendu méprisa-
ble pendant une ère entière, l’apparemment frivole, ce qui n’existe qu’en
allant vers son implosion, reconquerrait alors sa part dans la définition
du réel. On le comprend alors : il faut reconnaître ce qui vole en suspen-
sion comme un élément fondateur d’une nature particulière ; le creux
doit être décrit de nouveau comme une entité emplie fonctionnant selon
ses propres lois ; le fragile doit être pensé comme le lieu et le mode de
ce qui est le plus réel. Il faut montrer que ce qui ne se répète pas est un
phénomène plus élevé que le sériel. Et pourtant : la conception d’une
écume « essentielle » n’est-elle pas une contradiction en soi — au niveau
physique tout autant que sur un plan métaphorique ? Une structure qui
ne peut pratiquement pas assurer sa propre persistance dans une forme
donnée peut-elle réellement être considérée comme une entité ouvrant
des possibilités de successions vitales et d’effets créateurs à distance ?

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