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DU TRAVAIL SOCIAL : LA PART DU DON

Paul Fustier

ERES | « VST - Vie sociale et traitements »

2015/2 N° 126 | pages 20 à 26


ISSN 0396-8669

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ISBN 9782749248059
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http://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2015-2-page-20.htm
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!Pour citer cet article :


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Paul Fustier, « Du travail social : la part du don », VST - Vie sociale et traitements 2015/2 (N°
126), p. 20-26.
DOI 10.3917/vst.126.0020
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Dossier

20 Du travail social:
la part du don1
PAUL FUSTIER

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Les hypothèses que nous proposons concer- qu’on pourrait appeler la socialité secondaire,
nant une analyse psychologique des pra- ils [les sujets humains] naissent, se structu-
tiques sociales s’articulent de la façon rent, trouvent et mettent à l’épreuve le sens
suivante. de leur existence dans la sphère des relations
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1. Les pratiques du travail social procèdent de personne à personne, au sein de ce qu’on


de deux socialités antagonistes : la socialité pourrait appeler la socialité primaire, qui
primaire et la socialité secondaire. La pre- recouvre des domaines aussi variés et éten-
mière relève de « l’échange par le don » dus que ceux de la parenté, de l’alliance, du
(Marcel Mauss), la seconde de l’échange voisinage, de la camaraderie, de l’amitié, de
marchand. l’amour, et, transversale à tous ces champs,
2. L’usager s’interroge et cherche à interpréter de la conversation. Cette sphère de la
les actes professionnels du travailleur social socialité primaire et des relations de per-
en fonction de ces deux socialités, comme sonne à personne fonctionne, croyons-
s’il se demandait ce qu’il y a à l’origine d’une nous, essentiellement à l’obligation de
intervention technique. Ainsi va-t-il tenter de donner, recevoir et rendre, et ne peut
donner du sens (mais quel sens ?) aux pra- d’ailleurs pas fonctionner sur d’autres
tiques qu’un travailleur social a face à lui. bases, sauf à se dissoudre » (Caillé, 1991b,
3. En réponse, face à ces tentatives d’in- p. 116). Tout être humain tisse donc au sein
terprétation, et pour favoriser le dévelop- d’un espace d’intersubjectivité des relations
pement du lien social, le travailleur social est directes formant les liens affectifs et
amené à tenir une position qui ne sacrifie sociaux qui définissent la socialité pri-
aucune des deux socialités ; il se maintient maire. Mais tout être humain, par ses
dans l’ambiguïté, pour laisser travailler appartenances institutionnelles, écono-
l’interprétation, en n’y répondant pas de miques ou politiques, par sa place dans une
façon définitive. société moderne fait aussi partie d’un
tout autre réseau relationnel qui lui donne
des positions de salarié, de consommateur,
Socialité primaire, socialité secondaire
de citoyen, etc., et l’alimente.
Pratiques sociales et double socialité Le travailleur social est partie prenante de
On doit à Alain Caillé cette distinction ces deux socialités, primaire et secondaire.
entre socialité primaire et socialité secon- D’une part, comme salarié de l’État, d’une
daire : « Avant que d’intervenir à titre d’ac- association ou d’une institution, le travailleur
teurs sur la scène économique ou politique, social est l’agent d’un système écono-
avant que de tenir le rôle d’acteurs de ce mique et politique ; il est donc partie pre-

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une différenciation claire et probablement


nante de la socialité secondaire. Comme
salarié, il échange un produit (une inter- acceptée par les personnes accueillies. Il 21
vention, un service social ou éducatif) s’agit d’un service qui s’occupe de jeunes
contre de l’argent qui lui est versé par un adultes toxicomanes et qui leur propose
tiers. En cela il participe à un échange à l’ori- notamment un séjour dans des familles
gine marchand, qui est un échange équi- d’accueil (généralement des agriculteurs).
libré entre un produit et un prix fondé sur Le toxicomane est mis au courant du fonc-
un compromis (il ne devrait y avoir ni tionnement économique qui organise le pla-
gagnant ni perdant). Par ailleurs, l’échange cement. D’une part, il y a un échange

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dans les termes de la socialité secondaire est marchand (de l’ordre de la socialité secon-
un échange bien délimité, qui a un début daire) : une famille d’accueil reçoit une cer-
et surtout une fin. D’autre part, et de façon taine somme d’argent pour couvrir les
contradictoire, le praticien social est au cœur frais engagés par elle (notamment de
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de la socialité primaire. Celle-ci a en effet nourriture, de logement). D’autre part, la


pour finalité de construire du lien social, de personne placée est avertie qu’il lui faudra
nouer des relations entre sujets, pour des travailler à la ferme, sans être payée,
raisons non marchandes, d’amitié, de voi- comme « reconnaissance » de l’accueil
sinage, d’appartenance à une même com- dont elle bénéficie en étant acceptée
munauté. Or le travailleur social a justement comme hôte de la cellule familiale. On est
comme mission de créer ou – plus souvent – alors dans un échange par le don (socialité
de rétablir du lien social là où il tend à dis- primaire) : à un don (l’accueil) doit corres-
paraître ; il est donc, de par les processus pondre un contre-don (le travail à la ferme).
et les mécanismes en cause dans l’élabo- Or il est intéressant de noter que les toxi-
ration du lien social, pris dans un réseau de comanes concernés, qui sont souvent très
socialité primaire, dont il est un agent pri- revendicatifs et mécontents de leur sort, se
vilégié pour ceux à qui il a affaire. satisfont généralement bien de cette situa-
[…] tion. Ce travail gratuit qu’ils donnent en
reconnaissance d’un accueil ne leur pose
De l’interprétation spontanée aucun problème ; contrairement à ce qu’on
pourrait attendre, ils ne se plaignent pas
Les institutions du travail social fournissent d’être exploités. Il semble qu’il s’agisse bien
aux personnes dont elles s’occupent de l’ar- pour eux d’un « échange par le don », dis-
gent, des objets, des services les plus tinct de cet échange marchand qui ne les
divers (nourriture, gîte, école ou formation concerne que de l’extérieur et qui passe par
spécialisée, emplois protégés ou « inter- une indemnisation financière des hôtes. En
médiaires », etc.). Les pratiques sociales par-
revanche, ce que nous avons dit concernant
ticipant de la socialité primaire comme de
le hau (« l’âme » du donateur) permet de
la socialité secondaire, ce qu’elles proposent
comprendre que des problèmes puissent se
aux usagers a un statut sur lequel on peut
poser quand intervient la fin du séjour en
s’interroger.
famille d’accueil. L’échange par le don est
Deux exemples d’interprétation de nature intime, quelque chose se trans-
Nous allons évoquer un premier exemple, met de la personnalité des donateurs, lien
dans lequel le dispositif institutionnel opère en deçà de ce qui est objectivement fourni

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(les taonga, c’est-à-dire le gîte et le couvert).


22 La séparation pourrait être difficile si dans
quasi délirants sur les produits du super-
marché, Melle A. dit avoir eu l’impression
l’imaginaire le lien constitué était « inter- injustifiée d’être « un peu comme un
prété » dans le registre de l’adoption. traître », comme si elle avait abandonné la
Pour bien comprendre l’importance de personne qu’elle avait en charge.
«l’interprétation spontanée» d’une pratique Au fil de la discussion avec Melle A. s’élabore
sociale par celui à qui elle est destinée, nous une analyse que nous allons reprendre, mais
évoquerons un exemple de dysfonction- dans les termes que nous venons d’expo-
nement. Melle A. est « tutrice aux allocations ser. Melle A. a pensé en termes de « socialité

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familiales », c’est-à-dire qu’elle a la res- secondaire » : ce qui était important pour
ponsabilité d’aider des familles en difficulté elle, c’était les conduites d’achat que
à gérer leurs allocations familiales. Ayant à Mme X. devait adopter, et non pas le lien
s’occuper de la famille X., elle note des social ou affectif entre les deux protago-
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carences « techniques » importantes chez nistes ; il devait s’agir d’un échange partiel,
Mme X. concernant tout ce qui touche aux équilibré, qui devait, naturellement, et
achats et notamment aux achats de nour- sans problème, s’achever une fois l’objec-
riture pour la famille. Melle A. décide que tif atteint. Malheureusement, ce que Melle A.
Mme X. a, en quelque sorte, besoin d’un n’a pas entendu, c’est que Mme X. a inter-
apprentissage ; elle établit donc un « pro- prété la situation d’une tout autre manière,
gramme » sous forme d’un « projet per- à partir de la « socialité primaire ». Ce que
sonnalisé ». Elle conduira Mme X., chaque l’on sait de la personnalité de Mme X., ce que
semaine pendant deux mois, dans un l’on comprend du climat relationnel dans
supermarché et lui montrera quels achats lequel se sont effectuées les courses au
sont nécessaires et comment les effectuer. supermarché sembleraient le montrer. Pour
Tout se passe bien, Mme X. modifie ses com- Mme X., voir Melle A. l’accompagner pendant
portements d’achat dans le sens souhaité ; ses courses ne relève pas d’un dispositif
Melle A. en est contente et met donc fin à cet d’apprentissage, mais d’un don : Melle A.
apprentissage couronné de succès. Mais très offre du temps, de la disponibilité pour l’ai-
rapidement, Mme X. exprime, avec vio- der, à titre privé, pour le plaisir pourrait-on
lence, ce qui ressemble à des idées déli- dire.
rantes, sur le thème des produits vendus par À ce don, Mme X. répond par un contre-don:
le supermarché : « Ils ne sont pas frais, ils elle s’adapte, elle progresse, elle fait plai-
sentent mauvais, ils sont pourris… Ils vont sir à Melle A. Mais comme cette dernière
m’empoisonner ainsi que ma famille. » pense en termes d’apprentissage, une fois
Tous les effets positifs de l’intervention de celui-ci terminé, elle arrête l’expérience (c’est
Melle A. ont alors apparemment disparu. la fin d’un échange équilibré). Alors Mme X.
Comment expliquer cette situation ? Il en ne comprend plus : dans un échange par le
est discuté avec Melle A., qui insistera sur le don, elle avait répondu à Melle A. par un
climat très chaleureux – elle dira «familial» – contre-don, mais cette dernière s’est déro-
dans lequel se déroulaient les achats au bée et a annulé l’échange ; nous avons vu
supermarché. Elle se sentait «bienveillante» plus haut que, pour M.Mauss, il s’agit d’une
et sentait Mme X. « très impliquée ». Quand rupture, voire d’une déclaration de guerre ;
cette dernière se met à tenir des propos Melle A. a brisé un lien que Mme X. voulait

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un coup de main pour la vaisselle… Un


poursuivre dans le déséquilibre, par des dons
échangés qui alimenteraient les dettes deuxième critère vient s’ajouter et renfor- 23
réciproques. cer ce critère du « quelque chose en plus » ;
On remarquera que les « mots » de Mme X. c’est le critère du « privé » qui intervient
(pas frais, pourri, empoisonner) évoquent quand l’usager sent que le travailleur social
curieusement la double étymologie du introduit quelque chose de non profes-
mot don. Si don renvoie au cadeau (la dot), sionnel dans la relation. Alors se pose la
il renvoie aussi à la « dose » (dosis : la dose question du don. Citons parmi les exemples
de poison nécessaire à la mort). que nous avons rencontrés : une éducatrice

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L’interprétation par le don propose à une jeune fille des vêtements
Essayons d’être plus précis. La personne qu’elle ne porte plus, des livres sont prêtés
dont s’occupe un travailleur social peut sen- qui appartiennent au travailleur social, un
tir que les pratiques de ce dernier sont accompagnement est fait dans la voiture
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conformes à une sorte de « norme d’em- personnelle d’une assistante sociale.


ploi » qu’il a vaguement en tête (il fait ça Conformément aux modalités que nous
parce que c’est son travail, il est payé pour avons évoquées à partir de l’œuvre de
le faire). Mais dans un certain nombre de M. Mauss concernant l’échange par le
cas, elle peut s’interroger : pourquoi fait-il don, s’il y a interprétation par le don, il y
ça ? Est-ce professionnel ou est-ce d’une aura offre d’un contre-don de la part de
autre nature ? S’élabore alors une tentative l’usager. Seront ainsi offertes des tentatives
d’interprétation spontanée par le don. de changement (un meilleur résultat scolaire,
Nous avons montré ailleurs (Fustier, 1993, un comportement moins violent…), une
p.97-120) comment les détails de la vie quo- recherche effective d’emploi ou de forma-
tidienne sont parfois interrogés minutieu- tion, une stabilité de quelques jours dans
sement pour savoir quelle signification un travail en entreprise. Cette situation n’est
peuvent avoir les conduites des éducateurs pas toujours facile à gérer pour le travailleur
travaillant en hébergement. La question social. Prenons le cas, fréquent, où un ado-
posée implicitement: «Est-ce pour nous que lescent offre à un éducateur spécialisé, à titre
vous le faites ? » en constitue d’une façon de contre-don, une confidence ou un
ou d’une autre le fondement. secret. C’est un cadeau intime, quelque
Une situation tendrait à être interprétée chose de personnel, en principe non par-
comme un don lorsque l’usager déchiffre- tageable, qui fait partie de la personne ; la
rait (à tort ou à raison) que le travailleur confidence signifie que celui qui la reçoit a
social apporte un supplément, fait un peu été choisi comme bénéficiaire unique ; on
plus que ne l’exigerait son contrat de tra- voit les glissements de sens possibles :
vail ; il dépasse en quelque sorte ce qui serait «C’est à toi que je le dis… Toi seul peux l’en-
sa « norme d’emploi ». Par exemple : aller tendre… Je t’ai choisi… [Et finalement] je
dans un magasin avec une adolescente pour t’aime. »
l’aider à choisir des vêtements ; accompa- C’est un contre-don bien pesant. Ce n’est
gner quelqu’un dont on s’occupe pour une pas le contenu du secret qui est important
démarche administrative ou l’aider à rem- (ce n’est pas l’objet, le taonga), c’est le lien
plir un imprimé. En internat d’enfants : aider qui se noue, c’est ce qui se transmet entre
à faire le lit, faire réciter une leçon, donner les personnes (l’âme, le hau). L’éducateur

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24 peut d’abord se sentir reconnu et honoré ;


il reçoit un apport narcissique non négli-
retrouver dans certains de leurs interlocuteurs
une mère idéale (totalement dévouée) qu’ils
geable, propre à augmenter « l’estime de ont perdue ; ils peuvent alors « s’offrir » eux-
soi » (Freud, 1914) ; il se sent important, il mêmes comme nourrisson pour cette per-
est aimé. Mais très vite l’éducateur va en être sonne-mère idéale ; cette dernière, in fine,
gêné, comme si l’adolescent avait déposé se retrouve prisonnière d’un dilemme : soit
un cadeau « explosif », particulièrement elle prolonge l’échange en prenant effecti-
dangereux à manier. La gestion de la vie vement la position maternelle qui lui est
quotidienne devient difficile, parce que demandée (mais avec quel risque !), soit elle

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l’éducateur ne peut plus se comporter s’y refuse, mais elle provoque alors décep-
avec cet adolescent-là comme il se comporte tion et haine, et le lien est rompu.
avec les autres (c’est-à-dire de façon «natu- Ces cas extrêmes montrent bien que
relle »). Le secret pèse qui produit un sys- lorsque l’acte professionnel d’un travailleur
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tème relationnel particulier, plus puissant et social est interprété comme un don, un lien
plus « privé » que celui qui prévaut avec les peut se créer qui, à se maintenir en désé-
autres adolescents. Ainsi se crée une « rela- quilibre, va devenir de plus en plus puissant,
tion privilégiée ». de plus en plus intime. Deux destins « théo-
Résumons la situation : un adolescent inter- riques » sont alors possibles, si on s’y est
prète la conduite professionnelle d’un édu- laissé prendre : soit l’intensification du lien
cateur comme un don qui lui serait adressé ; pour réaliser une sorte d’adoption qui se
il répond par un contre-don, c’est la confi- révélera impossible, soit la rupture, géné-
dence. Ce qui devient puissant, ce n’est pas ralement violente.
l’objet du contre-don (le taonga), c’est-à-
dire la confidence, c’est le lien privilégié très
Le maintien dans l’indécidable
fort qui est créé parce que de l’intimité
(M. Mauss dirait du hau) a été offerte en Quel est l’objectif du travailleur social ?
même temps qu’une information secrète. D’abord, ne pas voir ses pratiques réduites
Dès lors, l’éducateur se sent pris (prisonnier, à être comme des marchandises, détachées
ou possédé au sens de la sorcellerie) ; s’il est de tout lien intersubjectif. Mais, comme
pris dans la chaîne de dons, il doit à son tour nous venons de le dire, ne pas non plus être
faire don à ce contre-don; il doit rendre aussi captif d’une chaîne de dons. Du côté de
du hau (de l’âme, de l’intime, du person- l’usager, il importe que demeure l’interro-
nel) à l’adolescent qui lui en a préalablement gation sur la nature du lien ; à la condition
offert. Il doit donner quelque chose de lui- de persister sans trouver de réponse, de ne
même qu’il n’avait peut-être pas envie de pas devenir certitude, cette interrogation
donner… On voit bien que cet échange est peut aider à une évolution de la personne,
en déséquilibre, que son destin est de deve- en lui permettant d’approfondir la question
nir de plus en plus fort, de plus en plus puis- existentielle du « qui est l’autre pour moi ? »
sant… ou de cesser brutalement. à partir d’une formulation plus anodine :
En prolongement de la pensée de Donald « Pour quelles raisons agit-il ainsi à mon
W. Winnicott, nous avons essayé de mon- égard ? »
trer (Fustier, 1993) que des sujets affecti- Pour illustrer ce propos, nous citerons un
vement très carencés gardent l’espoir de « bricolage » relativement répandu que

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Du travail social : la part du don

mécontentement d’avoir à offrir quelque


nous avons vu utiliser dans un foyer d’hé-
bergement pour adolescentes. Il s’agit de chose à quelqu’un qu’elles n’aiment pas : 25
la célébration de la fête de Noël. Dans les « C’est le foyer et les éducateurs qui m’obli-
institutions de ce type, la fête de Noël pose gent à faire un cadeau à cette fille, et ça me
souvent un problème de violence ; plus elle fout les boules. » Mais chaque adoles-
est investie par les travailleurs sociaux (jolis cente est « libre » aussi de réagir de façon
cadeaux personnalisés, repas soigné, alcool, inverse : se laisser aller au plaisir de donner,
ambiance chaleureuse), plus elle risque de au plaisir de recevoir, se prendre au jeu (qui
ne pas être tolérée par les personnes va m’offrir quelque chose, quel sera ce

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accueillies. On comprend de quoi il s’agit : cadeau ?), qui réactualise celui du Père Noël
la fête de Noël a basculé explicitement dans et constitue un rappel de l’enfance. Elle
le familial qu’elle « imite », sans espace de interprète alors la situation comme un
liberté ; on est dans l’univers du don, de échange par le don, dans une socialité pri-
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l’échange d’affects ; la socialité secondaire maire. On voit que ce « bricolage » est là


ayant disparu, il n’y aurait plus d’ambiguïté. pour préserver l’indécidable, pour per-
Les adolescentes peuvent alors soit se sou- mettre aux jeunes de conserver une liberté
mettre et accepter ce climat familial fait seu- d’interprétation, donc pour favoriser un tra-
lement de « dons généreux », soit se vail psychique d’élaboration.
révolter, rappeler qu’elles ont ailleurs de la Nous terminerons par le commentaire de la
famille à laquelle elles sont attachées, et lettre adressée par une adolescente, Fatima,
qu’elles ne sont ici que dans une institution au directeur-éducateur qui l’a en charge.
d’hébergement gérée par des contrats Fatima a été placée par la justice dans un
salariés. foyer d’hébergement recevant des adoles-
Dans le foyer d’adolescentes dont nous par- centes en difficulté. La lettre commence par
lons, Noël n’est plus fêté. Seul demeure le un Monsieur le Directeur, mais dans la marge
«bricolage» suivant: chacun (jeunes et édu- on lit Salut, Vincent ! Un peu plus loin, un
cateurs) écrit son nom sur une feuille de «traître» entre guillemets succède à un com-
papier, mise ensuite dans un chapeau ; cha- mentaire sur un séjour à la campagne. Après
cun tire au hasard une de ces feuilles de des remerciements au vouvoiement res-
papier et devra le soir prévu remettre un pectueux, Fatima passe soudain au tutoie-
cadeau de son choix à la personne dont le ment : Je vais te sortir tout ce que j’ai dans
nom y est inscrit et qu’il a gardé secret. Si le cœur. À des remerciements pour avoir
cette formule subsiste, c’est parce qu’elle favorisé une « renaissance » (une nouvelle
permet à la situation créée de rester dans chance), avec deux fois l’utilisation de la for-
l’ambiguïté et l’indécidable. Les adolescentes mule comme un père, succède un Je ne
peuvent comprendre qu’il s’agit d’un dis- risque pas de te faire pleurer. Dans la
positif institutionnel particulier, prenant marge : Excusez-moi pour les ratures, Mon-
une allure un peu étrange : il n’y a pas de sieur le Directeur. La lettre se termine dans
don, il n’y a pas d’imitation de la famille, l’humour : Eh bien, voilà, Monsieur le Direc-
il y a une obligation réglementaire. Les ado- teur, j’ai fini mon roman. J’espère ne pas vous
lescentes ont toute liberté (et elles en pro- avoir trop soûlé. Tous mes respects, Monsieur
fitent) pour critiquer la formule et la juger le Directeur. Mais avant de signer, Fatima
absurde ; elles peuvent aussi manifester leur ajoute immédiatement : Salut, Vincent !

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Dossier

26 Nous aimerions entendre cette lettre comme Note


un témoignage. Fatima témoignerait que 1. Ce texte est paru une première fois dans le n° 8 de
la Revue du MAUSS, L’obligation de donner. La décou-
Vincent a su ne pas répondre clairement à verte sociologique capitale de Marcel Mauss (2e
ses sollicitations ; il a pu laisser l’ambiguïté semestre 1996). Il a ensuite été repris dans La
s’installer ; Fatima oscillerait entre deux société vue du don, ouvrage collectif dirigé par P. Cha-
nial (Paris, La Découverte, 2008). Nous remercions
représentations, celle de « Monsieur le l’auteur et son éditeur de nous avoir autorisés à le
Directeur » et celle « d’un père qui l’aime » ; publier à nouveau. Nous y avons effectué deux
elle ne pourrait être assurée que les attitudes coupes, notées […].
de ce directeur-éducateur relèvent exclusi-

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vement soit d’un contrat salarial, soit d’un Bibliographie
don. Un jeu s’est installé entre les deux pro- BOURDIEU, P. 1994. « L’économie des liens symbo-
tagonistes qui respecte l’incertitude et peut liques », Cahiers de recherche, n° 13.
donc faire travailler la question du lien social. CAILLÉ, A. 1991a, « Nature du don archaïque », La
Revue du MAUSS, n° 12, p. 51-79.
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CAILLÉ, A. 1991b. « Postface au manifeste du


Conclusion MAUSS », La Revue du MAUSS, n° 14, p. 110-116.
[…] FREUD, S. 1914. « Pour introduire le narcissisme »,
dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969.
Aussi est-il nécessaire d’esquisser les
contours d’une règle fondamentale concer- FUSTIER, P. 1993. Les corridors du quotidien, Lyon,
Presses universitaires de Lyon.
nant les actes professionnels du travailleur
GODBOUT, J.T. 1992a, « La circulation par le don »,
social. On doit faire en sorte que l’usager La Revue du MAUSS, n° 15-16, p. 215-231.
ne puisse jamais interpréter avec certitude
GODBOUT, J.T. 1992b, L’esprit du don (en collabo-
les actes du praticien soit comme étant de ration avec Alain Caillé), Paris, La Découverte.
l’ordre d’une obligation professionnelle MAUSS, M. 1925. « Essai sur le don », dans Socio-
relevant d’une norme d’emploi, soit comme logie et anthropologie, Paris, Puf, 1968.
étant de l’ordre du don, avec ce que cela STAROBINSKI, J. 1994, Largesse, Paris, Éditions de la
implique d’engagement personnel : l’in- Réunion des musées nationaux (une édition revue
terrogation doit demeurer. C’est à ce prix et corrigée est parue en 2007 aux Éditions Galli-
qu’un travail psychique sur les liens sociaux mard).
peut se faire, dans une interrogation sur
autrui. Cela implique que le praticien sache
se maintenir dans l’indécidable, entre
salaire et don, en adoptant une position rela-
tionnelle qui autorise les interrogations
sans jamais apporter de réponse définitive.

PAUL FUSTIER
Professeur émérite de psychologie clinique,
université Lyon II.

VST n° 126 - 2015

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