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PASSAGES PAR L'ACTE

Thierry Rochet

in Kostas Nassikas , Le corps dans le langage des adolescents

ERES | Enfances & PSY

2009
pages 127 à 133

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/le-corps-dans-le-langage-des-adolescents---page-127.htm
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Pour citer cet article :


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Rochet Thierry, « Passages par l'acte », in Kostas Nassikas , Le corps dans le langage des adolescents
ERES « Enfances & PSY », 2009 p. 127-133. DOI : 10.3917/eres.nassi.2009.01.0127
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Thierry Rochet
Passages par l’acte

Dans la présentation fortement médiatisée que l’on fait des ado-


lescents, l’agir est souvent présenté comme étant du champ du
négatif, en n’y voyant que la dimension de décharge pulsionnelle
qui viendrait court-circuiter la symbolisation. C’est cette dimen-
sion que l’on retrouve dans la psychopathologie, avec la ques-
tion du passage à l’acte et de l’acting out.
Mais il est particulièrement intéressant de voir aussi dans leurs
actes une manière de négocier ce passage qui va les mener de
l’enfance vers le monde adulte, dans le sens d’une actualisation
permettant la symbolisation, et par voie de conséquence, une
structuration.
L’agir se manifeste au travers du corps. Avant la puberté, l’enfant
vit dans la réalité de l’impuissance de son corps au regard du
corps de l’adulte. Ce qui sauve son narcissisme, c’est le lien dia-
lectique qui peut s’établir entre la blessure liée à cette impuis-
sance et la mégalomanie infantile, c’est-à-dire l’omnipotence de la
pensée. L’irruption des changements biologiques de la puberté a
un impact considérable dans le développement psychique. C’est
en quelque sorte un passage lié à un acte de la nature, auquel

Thierry Rochet est pédopsychiatre, responsable de la FIPAR (Fédération


interhospitalière de psychiatrie de l’adolescent du Rhône), Lyon.
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128 LE CORPS DANS LE LANGAGE DES ADOLESCENTS

l’adolescent ne peut échapper. Il est dans l’obligation d’y faire


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face, de se livrer à un travail psychique de réaménagement, de
transformation psychique, de réappropriation face à ce qu’il res-
sent de ce corps en changement. L’impuissance du corps de
l’enfant laisse progressivement la place à la puissance du corps
sexué, c’est-à-dire un corps capable de jouissance, capable de
féconder ou d’être fécondé, mais aussi un corps dont la force
rend possible l’agression, voire le meurtre, de l’adulte.
Cet acte de la nature modifie en profondeur le monde interne.
Ainsi, le corps va devenir de plus en plus un moyen d’expression
symbolique des conflits et des troubles relationnels, une sorte de
point de rencontre entre le dedans et le dehors. Le corps vient
donc aussi marquer les limites, il est une sorte d’interface de
communication, un point de rencontre avec l’autre. Dans cette
rencontre avec l’autre, la sexualité tient une place centrale. Dans
un premier temps, l’adolescent doit passer par un investisse-
ment libidinal de son propre corps, ce qui nécessite la décou-
verte de soi-même, qui représente une manière de se formuler,
de se mettre en image à soi-même (R. Roussillon). Puis viennent
les premiers flirts, avec la découverte progressive du corps de
l’autre jusqu’à la réalisation des premiers rapports sexuels. La
sexualité, c’est surtout l’investissement réciproque avec un autre
hors du champ de la famille. Elle a à voir avec le travail de sépa-
ration/individuation, processus qui s’appuie en partie sur ce pas-
sage par l’acte qu’est la sexualité.
Le travail de l’adolescence, c’est finalement tout un jeu de com-
promis, entre deux mouvements, celui de la poussée pulsion-
nelle qui l’attire vers la réalisation du désir incestueux et celui de
l’introjection des interdits de l’inceste et du meurtre ; une dialec-
tique aussi entre la puissance de ce corps sexué que l’adoles-
cent doit intégrer progressivement et la reconnaissance de sa
propre finitude. En effet, l’acquisition de la capacité de se repro-
duire implique une confrontation à sa propre finitude, de penser
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à sa propre mort. L’enfant connaît la réalité de la mort sur un plan


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cognitif, mais elle n’est pas nécessairement valable pour lui, il
est encore dans un fantasme d’immortalité. L’adolescent va
devoir intégrer ce nouveau principe de réalité, c’est-à-dire la
reconnaissance de l’inexorabilité de sa propre disparition, au
moins celle du corps (F. Ladame). La toute-puissance infantile
doit céder la place à la reconnaissance de la finitude. C’est un
prix à payer pour grandir. Bien sûr, pour un temps plus ou moins
long, il va s’empresser de dénier cela massivement, ou tout au
moins être dans la tentative de la maîtrise.
C’est ce que l’on peut voir dans certaines conduites à risque, qui
prennent la valeur de la décharge d’une tension intérieure et qui
permettent d’éviter d’avoir à ressentir une angoisse intérieure.
Mais les conduites à risque ne sont pas toutes à comprendre que
du côté du négatif. Elles peuvent être une recherche de nouvelles
sensations, de plaisir, d’un éprouvé du corps pour mieux le
connaître et se le réapproprier. Risquer sa peau en voulant faire
un acte héroïque permet parfois à l’adolescent de se distinguer
des autres afin d’être reconnu. Cela peut être aussi un moyen de
marquer son indépendance, de vérifier l’interdit dont la transgres-
sion permet d’en comprendre le sens. Ce sont des passages par
l’acte, dont la finalité est d’être porteurs de sens.
L’adolescence est un travail d’appropriation du corps qui va donc
nécessiter d’en passer par des expérimentations, des passages
par l’acte, pour accéder à la symbolisation. Cela peut se passer
aussi en pensée, on pourrait dire par un acte de pensée. C’est
ce qui arrive chez beaucoup d’adolescents qui évoluent sans
nous préoccuper. Par exemple, si on reprend la question de la
sexualité, la première relation sexuelle peut s’imaginer dans sa
tête sans nécessairement devoir agir son désir. La pensée est
fondamentale comme une action d’essai ; en plus c’est peu coû-
teux en termes d’économie psychique.
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130 LE CORPS DANS LE LANGAGE DES ADOLESCENTS

On voit que cette question du passage par l’acte nous amène à


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celle de la symbolisation. On peut prendre l’exemple du jeu. Le
jeu est en quelque sorte un domaine où l’acte et la représenta-
tion ne sont plus en opposition. Patrice Huerre s’interroge sur
notre société actuelle où l’on oublie de jouer. On peut se
demander si le jeu n’a pas perdu un peu de son caractère gra-
tuit du plaisir partagé, devenu encombré par l’argent et la per-
formance, deux éléments qui peuvent faire le lit de la
transgression. Or, nous savons tous ici combien le jeu est fon-
damental dans notre construction psychique, il permet une mise
en forme de la vie pulsionnelle et fantasmatique. Cette capacité
à jouer se construit dès les premiers jours de la vie. Le bébé
joue avec ses mains, la voix, le hochet, puis l’enfant joue avec
divers objets, souvent dans une re-création de leurs fonctions,
dans une interaction avec l’autre. Cela permet d’approuver des
émotions, des affects. Ce passage par l’acte, celui du jeu per-
met donc la symbolisation.
René Roussillon nous dit que l’une des caractéristiques du jeu
chez l’adolescent « est la capacité qu’il a de jouer pour de vrai,
afin de jouer pour le vrai ». Ce n’est pas tout à fait du jeu, car
l’adolescent se risque et risque quelque chose, alors que dans le
pur jeu on ne risque rien, mais à la fois c’est du jeu. Roussillon
donne l’exemple des adolescents qui jouent à se bagarrer : le
coup de poing est donné en vrai, mais retenu. Finalement, le bon
mode de symbolisation à l’adolescence serait qu’il parvienne à
réaliser une harmonie suffisante entre l’action et la symbolisation,
c’est-à-dire en quelque sorte, qu’il découvre la dimension de
l’acte symbolique, le symbole de la présence de quelque chose
qui n’a pas besoin d’être fait, parce que précisément c’est présent
et c’est acquis, c’est psychiquement intégré. Autrement dit, l’ado-
lescent n’a pas nécessairement besoin de faire ce qu’il dit, parce
qu’il sait qu’en cas de besoin il est capable de le faire. C’est un
moyen de symboliser ce qu’il peut faire.
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Quand les mécanismes du jeu ne se sont pas suffisamment


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constitués dans l’enfance, on voit combien cela peut poser des dif-
ficultés. Chez beaucoup des adolescents dits difficiles que je vois,
qui fuguent parfois pour éviter le travail de séparation, qui sont en
rupture, je suis surpris de voir que fréquemment le jeu était absent
des relations avec leurs parents dans leur enfance, que ce soit
parce que leurs parents ne savaient pas ou n’avaient pas trouvé
d’intérêt et surtout de plaisir dans cette activité, ou que la pression
pour une performance scolaire n’en laissait plus le temps.
Qu’en est-il d’une distinction entre passage par l’acte et passage
à l’acte ? Nous avons vu que le passage par l’acte permet la
symbolisation. Il y a quelque chose de l’ordre de la transforma-
tion dans l’après-coup, ça permet à l’adolescent d’aller de
l’avant. Cela vaut pour les adolescents qui vont bien, mais pas
forcement lorsqu’ils sont déstructurés.
Lacan a introduit une distinction entre acting out et passage à
l’acte. Il nous dit que l’acting out est à comprendre dans le sens
d’une demande de symbolisation à l’adresse de l’autre, que c’est
une conduite tenue par un sujet et donnée à déchiffrer à l’autre à
qui elle s’adresse. Dans le cadre analytique, l’acting out indique
une impasse de l’analyse, une défaillance de l’analyste, et du
coup, il ne peut pas être interprété, mais il se modifie si l’analyste
l’entend et modifie sa position transférentielle. Si on élargit cette
acception, on pourrait dire que l’acting out est destiné à nous
mobiliser dans le risque d’impasse thérapeutique. Quant au pas-
sage à l’acte, il s’agit pour Lacan d’un agir inconscient, un acte
non symbolisable par lequel le sujet bascule dans une situation
de rupture intégrale. Dans ces cas de figure, c’est à chaque fois
le corps qui est mis en scène sous le regard de l’autre.
Je vais essayer d’éclairer cela à travers une vignette clinique.
Chloé est une jeune anorexique de 17 ans arrivée dans un état
sévère dans le service, après avoir passé deux ans dans diffé-
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132 LE CORPS DANS LE LANGAGE DES ADOLESCENTS

rentes institutions de soins. Je passerai sur l’histoire difficile de


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la mère, si ce n’est qu’elle est tombée enceinte de Chloé à
20 ans et a alors abandonné brutalement des études brillantes.
Dans le service, pendant plusieurs mois, Chloé reste quasi
mutique, dans le refus du lien, avec une forte dépression. Alors
qu’elle commence à investir un peu le soin après sept mois
d’hospitalisation, Chloé tente de se pendre dans sa chambre.
Elle ne doit son salut qu’à l’extrême vigilance de toute l’équipe
qui avait bien perçu l’angoisse majeure de Chloé et exerçait une
surveillance très forte.
Je pense que nous sommes là du côté du passage à l’acte, un
acte de désespoir par lequel Chloé exprime le fait de se vivre
comme un déchet à évacuer. Elle dira souvent qu’elle est nulle,
qu’elle ne vaut rien. Elle s’est « laissée tomber » dirait Lacan,
peut-être à un moment où elle s’est trouvée confrontée à ce qu’elle
imaginait être pour sa mère. Dans les jours qui ont suivi, elle nous
a exprimé sa tristesse, son sentiment de solitude du fait de sa
situation de fille unique, la confrontation douloureuse depuis son
enfance à des parents peu expansifs et surtout le sentiment de ne
pas avoir été désirée. Elle ne se souvient pas d’avoir joué avec
ses parents. Elle nous dira, au sujet de sa mère : « Je n’aurais
jamais dû exister, mais ma mère a fait l’erreur de m’avoir et moi je
lui fais bien payer, je la plains. J’aimerais mourir et que tout le
monde m’oublie comme si je n’avais jamais existé. »
Quelques mois plus tard, des crises de boulimie apparaissent dans
le service et lors des permissions. Ce changement dans la symp-
tomatologie nous place alors dans la nécessité d’un réaménage-
ment dans notre position soignante et institutionnelle. Nous
décidons de prendre du temps pour élaborer avant de modifier quoi
que ce soit dans le cadre. Chloé ne manque pas de venir interro-
ger notre recherche d’un nouveau positionnement. Des comporte-
ments difficiles nouveaux apparaissent : vol de nourriture dans le
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service, alcoolisation ou prise excessive d’anxiolytiques lors des


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retours de permission, avec la volonté que les troubles n’apparais-
sent qu’à son retour dans l’unité. Elle expliquera plus tard qu’elle
avait la sensation que nous ne la comprenions plus, que nous n’en-
tendions pas son besoin de se faire mal pour ne pas souffrir dans
sa tête. Il me semble que ces comportements sont plutôt de l’ordre
de l’acting out, dans le sens d’une demande de symbolisation à
notre adresse, destinée à nous mobiliser dans le risque d’impasse
thérapeutique. Elle nous pense être devenus sourds et elle nous
donne à voir une conduite qu’il nous faut déchiffrer.
Après coup, il me semble que ce qui a permis de se dégager de
cette impasse a été de nous décaler dans la perception que nous
avions de son amélioration. En effet, la reprise de poids, l’amélio-
ration physique manifeste nous avaient entraînés dans une satis-
faction trop rapide, nous étions trop heureux de ressentir une
satisfaction narcissique après toute l’inquiétude que Chloé avait
distillée dans le service. Inconsciemment, Chloé est venue nous
secouer dans l’illusion vers laquelle nous glissions d’être le bon
objet thérapeutique. Les actes de Chloé étaient vécus comme très
agressifs à notre égard. Certes, elle allait beaucoup mieux, elle
était désormais du côté du vivant, mais il nous fallait encore
accepter de ne pas jouir pleinement du plaisir de cette guérison en
devenir.
Ces distinctions, qui peuvent être prises pour trop théoriques,
ont néanmoins un impact non négligeable dans l’élaboration du
soin. Dans le passage à l’acte suicidaire de Chloé, nous avons
été amenés à poser des actes, notamment un temps d’isolement
et de contention pour la protéger, des actes qu’il nous a fallu
nous réapproprier du côté du soin, transformer en actes soi-
gnants, où l’on peut voir une analogie avec le passage par l’acte.
À l’inverse, dans ce que j’ai assimilé à des acting out, c’est la
modification de notre représentation de notre relation avec la
patiente qui a permis de retrouver une dynamique soignante.

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