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PAROLE PERFORMÉE

Vincent Barras

Le Seuil | « Communications »

2013/1 n° 92 | pages 253 à 261


ISSN 0588-8018
ISBN 9782021098310
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-communications-2013-1-page-253.htm
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Vincent Barras

Parole performée

Trois performances verbales.

1. OOA est une composition brève (moins de quatre minutes dans sa


version audio disponible sur Internet), pour flux de voyelles, gestes, sur-
faces corporelles et technologie aurale 1. Elle se fonde sur la performance,
au sens de « réalisation », de groupes de voyelles, à commencer par « A » et
« O », l'une et l'autre reliées à une histoire particulière. Dès le XIXe siècle,
les théoriciens du langage se sont obstinés à reconstruire les voyelles pre-
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mières, ou, selon la terminologie de l'époque, « primitives », celles que les
premiers humains locuteurs sur terre auraient pu émettre. Ils spéculaient
sur la manière dont avait pu s'opérer, au cours des millénaires de notre
préhistoire (d'avant les traces écrites), le passage (qui est, au sens tech-
nique, un hiatus) de la première voyelle supposément prononcée, « A » – la
plus ouverte, requérant un minimum de contraction musculaire –, à la
suivante dans l'ordre morphologique (et, selon l'hypothèse, chronolo-
gique), « O », puis à l'ensemble des voyelles possibles que la voix humaine,
y compris les espaces résonateurs dans lesquels celle-ci se déploie, pourrait
engendrer, et essayaient ainsi de reconstruire abstraitement une phylogé-
nie des sons des langues humaines à partir de langues originaires hypothé-
tiques, tel l'indo-européen 2. OOA spécule à son tour, d'une manière cette
fois-ci résolument ontogénique et incorporée, sur ce phénomène de primi-
tivité verbale qui survient, comme un intrus, chaque fois que l'on tente
d'ajuster une voyelle pure à l'autre et que l'hiatus né de cette rencontre
forcée entre deux flux littéralement mal embouchés laisse s'écouler, de la
bouche nécessairement ouverte (avec toute l'inconvenance que cela com-
porte), comme un flot de parole enfantine, ou barbare, ou idiote, quelque
chose de l'ordre du pas-encore-articulé. Dans les langages naturels,
comme on sait, la « voix » ne désigne pas les seules voyelles, elle ne se
réduit pas aux cordes vocales – bien que celles-ci constituent l'élément

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symboliquement le plus important 3 de l'ensemble du système phonatoire,


produisant le flux vocal proprement dit ; elle n'existe pourtant que du fait
de la présence des consonnes, produites par les multiples contacts, frotte-
ments, heurts de ce flux avec les surfaces dures des lèvres, dents, langue,
palais, rétropharynx… Du point de vue aural, celui de la pure écoute, les
consonnes sont la rudesse du corps solide s'opposant à la fluidité du cou-
rant aérien des voyelles ; une parole articulée n'est rien d'autre qu'un
ensemble de bruits entourant des sons. Or, dans OOA (comme dans la
parole inarticulée), de telles consonnes sont absentes. Plus exactement, à
leur fonction se substituent les bruits de certains gestes spécifiques réalisés
sur différentes parties de la surface corporelle, aux propriétés sonores elles
aussi suffisamment différenciées selon le type de geste employé et de pro-
priétés acoustiques de la partie percutée pour constituer un système à
valeur consonantique articulant le flux vocalique. De tels gestes corporels
(percussion, succussion, palpation) à valeur de révélation des propriétés
acoustiques des corps ont eux aussi leur épaisseur historique ; ils ont com-
mencé leur carrière il y a quelque deux cents ans, au moment où l'oreille
humaine (plus précisément celle des médecins) s'ouvrait à l'exploration de
l'ensemble du corps humain, constitué dès lors en espace sonore potentiel.
L'invention en 1816 par René-Théophile Laennec du stéthoscope – simple
rouleau de papier ou tube de bois creux amplifiant les sons de la poitrine
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du malade à l'oreille du médecin – rendait désirable et, du coup, possible,
la technologisation de l'ensemble des sons corporels : l'opération, en réalité
assez complexe, revenait à extraire de la profondeur du corps (et de ses
symptômes) un ensemble d'indices (ou signes) à partir desquels l'oreille, à
condition qu'elle fût dûment entraînée, pouvait à son tour extraire une
signification, autrement dit déchiffrer (tout en le créant) un nouveau lan-
gage : davantage qu'un corps sonore, un corps aural, susceptible de se
prêter à une écoute. La « technologie aurale », dans OOA, consiste dans le
simple fait de placer des microphones contacts sur des surfaces détermi-
nées des corps des deux performeurs (en l'occurrence : menton non rasé,
sternum, estomac, lesquels sont « activés » par des gestes, eux aussi déter-
minés, effectués par les performeurs : frottement, percussion, frappement),
et remplit ainsi son rôle, qui est d'établir un répertoire circonscrit de bruits
en objets sonores significatifs. Ici, la conception et l'usage de la technologie
ne sont donc pas un simple moyen d'augmenter, d'améliorer ou d'ampli-
fier les sons naturels comme ceux qui sont supposément produits d'une
manière spontanée par les corps humains, ni même de tenter de créer des
sons inouïs à partir de ceux qui existent déjà. Dans la perspective de cette
composition 4, la technologie aurale doit au contraire être entendue au sens
d'un cercle conceptuel, selon lequel les humains construisent l'ensemble
des machines d'écoute, d'enregistrement et de reproduction des sons qui

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ne peuvent exister que s'ils sont déjà capables, au bout d'un processus qui
instruit cette capacité d'écoute dans l'histoire, d'entendre ces derniers 5.
Autrement dit, les machines ne peuvent nous faire entendre des sons qui
nous préexisteraient. Ces derniers n'existent que si nos oreilles ont pour
ainsi dire frayé la voie pour que l'on puisse en faire l'expérience d'une
manière nouvelle.

2. Speech. Le performeur s'avance sur scène face au public réuni. Il se


lance dans l'articulation d'un discours (speech) dont, selon la consigne
initiale, il s'est interdit de déterminer le premier mot ni, a fortiori, le
contenu avant de pénétrer sur scène ; autrement dit, il lance une parole à
partir du vide, dans le vide 6. Il parle donc, détaché du public, tout le temps
que la parole vient, et tant que la parole vient, d'une manière qui évoque la
solitude ou le recueillement de qui écrit ou pense pour soi (comme une
sorte de langage intérieur, mis à découvert sonore). Il s'agit ainsi de se
laisser constituer une pensée, sur le modèle d'un organisme vivant (nais-
sance, croissance, persistance, souffrance, mort), émise littéralement au
cours de la parole, à voix haute, et à rebours de ce que veut le sens commun
(voire le logocentrisme) : c'est bien, ici, la parole qui précède la pensée, et
l'entraîne. Cette dernière, comme prise dans les mailles d'une activité
double, verbale en même temps que motrice, s'effectue dans les termes et
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selon les exigences – ainsi que les accidents – de la dynamique locutoire, de
sa force d'entraînement, des rythmes et des mouvements physiques du
performeur, par tous les moyens de la parole comprise dans son extension
anatomique : la pensée en train de se faire dans la bouche 7. Ce processus
de pensée en train de se faire (et, du coup, de s'entendre) est en quelque
sorte une stylisation de la parole : une stylisation d'intonations mentales
épousant les contours de la parole. David Antin, poète et performeur amé-
ricain qui réalise depuis plus de trente ans d'extraordinaires performances
improvisées, les talk poems – une forme de performance dont s'inspire
explicitement speech –, insiste sur le fait qu'il s'agit d'une improvisation à
double sens : « penser pendant qu'on parle, et parler pendant qu'on
pense » ; par tous les moyens possibles 8. Ces poèmes parlés sont partie
prenante du genre « art-performance », défini par Charles Bernstein
comme de l'« art émanant des parois de la salle en une action non plani-
fiée 9 ». Les modèles peuvent en être multiples, et remonter jusqu'aux dia-
logues socratiques (d'avant la séparation platonicienne de l'activité de
pensée en mythos et logos), en passant par la prise de parole politique,
civique, le sermon… Mais, davantage que d'une ascendance plus ou moins
légendaire, il y va d'une mise en forme de la pensée comme d'un acte, y
compris dans sa part corporelle, dans l'instant de sa réalisation sonique : la

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dimension orale, incluant le sens de l'adresse – elle aussi éminemment


physique – à un public.

3. Voicing through Saussure. Dans ces poèmes sonores pour deux par-
leurs 10, les performeurs, debout et rapprochés l'un de l'autre, tiennent
chacun en main leur partition pendant qu'ils déclament leur partie. Rien
dans l'exécution, qui dans la version intégrale de la composition dure plus
d'une heure et demie, n'est improvisé : « texte » minutieusement noté, indi-
cations de respiration, débit du flux verbal, modalités d'interaction (par
superposition, décalage, répartitions diverses) des activités de parole des
deux performeurs. La position de leurs corps respectifs est elle aussi déter-
minée par la nécessité d'une prise en compte spécifique de l'espace à la fois
oral (l'espace des organes d'émission du son de la parole) et aural (l'espace
où se déploie l'écoute du son d'ensemble produit par les deux voix en
interaction), de manière à accorder les deux voix selon les exigences pré-
cises de l'écriture de la partition. Cette dernière, de fait, exige une précision
d'écoute et de restitution extrême, comme par exemple dans les passages
où différents blocs de parole se trouvent décomposés en leurs éléments
premiers, les phonèmes, qu'il s'agit, lors de l'exécution, de répartir alterna-
tivement entre les deux parleurs selon le mode musical du hoquet, de sorte
que soit reconstitué le flux de la parole. De ce fait, le « texte » du poème
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constitué par la partition est tout à la fois détaché des contraintes du lan-
gage habituel et projeté dans une dimension sonore-corporelle spécifique,
laquelle en constitue la « performance » – au sens de réalisation d'une
forme au moyen de et dans un espace donné.

Si minutieuses soient-elles, ces descriptions de performances verbales


– classées le plus souvent dans la catégorie historique de « poésie
sonore 11 » – ne peuvent rendre compte entièrement du geste artistique
éprouvé dans le moment même de son actualisation, cet « ici et mainte-
nant » qui ne veut surtout pas s'ériger en métaphysique de l'instant mais
se décline concrètement, fait l'objet d'un travail spécifique, d'une trans-
formation active et actualisée. Ce fait pourrait constituer le noyau irré-
ductible de la performance contemporaine, à propos duquel réussissent à
s'entendre les acteurs des tendances les plus variées, pour ainsi dire leur
plate-forme commune, dans la mesure où ils y reviennent avec insistance
lorsqu'il s'agit de définir la performance comme genre artistique. Ce que
ces descriptions manquent, elles le désignent au moment même où elles se
déploient : le corps, la parole, le moment d'actualisation (la performance
proprement dite).

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Corps.

Dans son essai décisif sur les « poésies de l'espace 12 », Paul Zumthor
évoque la manière dont les artistes se réclamant de la « poésie sonore »
proclament « une vérité buccale en extension », réalisant en vérité dans
leurs productions l'« extraversion d'un corps dans l'espace », par-delà son
appareil phonatoire, les dents, la langue, le palais, la trachée, les bronches,
l'ensemble du volume pulmonaire, la cage thoracique, jusqu'à la cavité
abdominale et ses profondeurs plus indistinctes. Il y va d'une exploration
systématique du concret du corps, à travers la façon d'aborder le « monde
buccal » et phonatoire pour ce qu'il est : soit, selon la conception de Marcel
Jousse 13, un univers de « verbo-motricité ». La poésie sonore et, plus large-
ment, si l'on ne veut pas se limiter aux frontières historiques strictes de ce
terme, les performances verbales peuvent se définir comme un appel, en
tant que sa réalité première et dernière, au corps en mouvement, qui en
constitue l'alpha et l'oméga, le lieu où s'opère la rencontre du langage et du
monde. Ainsi, le corps, dans la performance, ne se réduit pas à un simple
agrégat plus ou moins articulé de membres en train de gesticuler ; plus
précisément, il constitue le lieu où un geste intérieur se manifeste par la voix
dans son actualisation sonore, quelles que soient les modalités de cette
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actualisation et leur adéquation avec les conventions de genres donnés
(comme par exemple le bel canto à l'opéra, la voix placée de l'acteur au
théâtre, la clarté de la prononciation professorale à l'académie) ; souvent,
d'ailleurs, pour les artistes de performance verbale, cette voix actualisée se
dresse contre les conventions habituelles, d'où les caricatures, qui touchent
quelque chose de juste, des performances avant-gardistes comme des éruc-
tations impudiques, sauvages et déchaînées. Au-delà même de la voix, et
comme son expansion, la performance verbale recourt à l'ensemble des
bruits du corps, à commencer par les « parasites » habituels de la conversa-
tion, ceux qu'habituellement on coupe au montage, lors des émissions de
radio préenregistrées : souffles, soupirs intempestifs, rots, bruits de salive,
ainsi que toutes les marques de « pathologies verbales », qui vont des
bégaiements, répétitions involontaires, hésitations, erreurs syntaxiques,
accents régionaux trop marqués, jusqu'aux expressions « familières » et
autres obscénités verbales, la contagion pouvant s'étendre à l'ensemble des
bruits du corps (les tentatives d'avalement du micro par le poète sonore
Henri Chopin lors de ses performances historiques en constitueraient
l'exemple le plus fameux). Selon Zumthor, la poésie sonore – et l'on pour-
rait généraliser le propos à la performance verbale – manifeste ainsi son
désir d'appartenance à un autre plan de la textualité, à l'« ordre de ce qui
respire, travaille et meurt », un corps.

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Parole.

Les performances verbales, comme on peut le percevoir dans leurs des-


criptions, et comme les exemples historiques le démontrent, intègrent toutes,
tantôt de manière consciente et explicite, tantôt comme à leur insu, une
variété de registres infra- ou para-sémantiques constitués par les différents
« parasites » de parole mentionnés ci-dessus : respirations, bégaiements, lap-
sus, hésitations, tics sonores, chuintements, accidents du parler, autrement
dit, selon l'heureuse expression de Michel de Certeau, les « herbes entre les
pavés » qui ponctuent le langage ordinaire et la conversation 14. S'il y a
langage, c'est alors dans sa version fondamentalement sensorielle et aséman-
tique : quelque chose d'analogue à ce plaisir particulier ressenti lorsqu'on
entend une conversation dans une langue dont on ne connaît rien, si ce n'est
qu'il s'agit d'une langue, d'un flux de paroles échangées, appréciées en tant
que purs sons, ou, plus précisément, de purs sons que l'on sait pourtant
chargés d'un sens qui nous échappe mais qui se trouvent, du fait de notre
ignorance, déchargés momentanément de la contrainte sémantique, et dont
on peut apprécier, par ce fait même, la charge sonore-corporelle (d'où notre
tendance, aussi, à apprécier ou détester « spontanément » – il n'y a bien sûr
rien de plus éminemment culturel que ce goût-là, qui renvoie en réalité au
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goût, ou dégoût, du corps – telle ou telle langue qui nous est étrangère : la
prétendue élégance chantée de la langue italienne, la soi-disant rudesse des
langues germanique ou néerlandaise…). Le travail, dans les performances
verbales, entend se fonder sur la parole détachée des contraintes du langage,
une parole configurée en soi, objet valant comme tel : une parole portée – en
contrepoint du système abstrait, la langue, auquel elle s'oppose et s'adosse à
la fois – au plus intime du corps de ceux qui parlent. La parole venue,
comme un corps étranger donc, posséder un corps, en épouser les structures
intérieures (de la cavité abdominale au diaphragme, aux poumons,
bronches, trachée, larynx, cavité pharyngienne, cavité buccale, langue,
palais, lèvres, dents), pour en ressortir en tant que son expression la plus
singulière. Autrement dit, les performances verbales soulignent les dimen-
sions résolument concrètes, matérielles, de l'activité humaine du parler : les
syllabes décomposées aussi bien que les inflexions mélodiques du déroule-
ment d'une phrase entière, les accents prosodiques aussi bien que les accents
régionaux, les résidus physiques de la parole (que Certeau encore qualifie de
« bruits d'autre » venus perturber le discours, ce « système organisateur de
sens ») aussi bien que les élocutions fluides du discours achevé, s'aidant au
besoin de l'électronique, de la spatialisation sonore ou des ressources scéno-
graphiques du théâtre, travaillent la parole, la mettent en scène – à commen-
cer par cette scène première qu'est l'espace du corps.

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Performance.

La performance, au sens que donnent habituellement à ce terme les


sciences du langage, consiste en la mise en œuvre d'une compétence lin-
guistique dans la production (et la réception) d'énoncés concrets. Dans les
pratiques artistiques décrites et caractérisées ici, la production d'énoncés
de parole occupe en effet une position centrale : il s'agit bien de « perfor-
mances » verbales, au sens où l'on met en œuvre, porte sur scène, donne
forme concrète à (per-forme) quelque chose demeuré jusque-là dans
l'ordre du virtuel ou de l'abstrait, une partition, un projet, une esquisse
(l'équivalent, dans ce cas, de la « compétence » des linguistes). Au sens
linguistique courant il convient alors de mêler la perspective décrite dans
l'essai de Zumthor comme une « tentation de l'espace ». La notion de per-
formance se charge d'un aspect crucial, commun à un certain nombre de
formes artistiques provenant des avant-gardes du XXe siècle – à commencer
sans doute par le dadaïsme (dont, d'ailleurs, lesdites pratiques se réclament
explicitement elles aussi) –, celui d'un art conçu comme articulation corpo-
relle étendue à l'espace. C'est bien la scène qui définit concrètement cet
espace de performance, une scène tout à la fois concrète (lorsque tous les
éléments sont rassemblés, dans le moment actualisé de la performance) et
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virtuelle (lorsque seules certaines modalités sensorielles sont convoquées,
palliant l'absence d'autres modalités, comme l'enregistrement vidéo, ou
audio, ou la trace graphique sur la page). Dans cette perspective, la scène
dont il est question réunit de fait en un territoire intermédiaire (au sens fort
du terme, entre les médias) les moyens traditionnels de la poésie, de la
musique, de la danse, des arts visuels, qui se retrouvent, pour reprendre
l'expression de Zumthor, « sous le primat du corps-sonore ». Il convient
donc de comprendre l'activité de performance comme ce qui donne « forme
à travers » un corps, lequel se constitue en son propre interprète et au sein
duquel s'estompe la notion même d'auteur (dans la mesure où l'auditeur-
spectateur se mue en un co-producteur de l'œuvre en train de se réaliser
devant lui). La performance verbale – mais, en dernière analyse, la défini-
tion semble valoir aussi bien pour toute parole, tout poème, tout théâtre –
est chose physique, geste, corps jeté dans l'espace et dans le temps.

Vincent BARRAS
Vincent.Barras@chuv.ch
Professeur d'histoire de la médecine
Institut universitaire d'histoire de la médecine et de la santé publique
Faculté de biologie et de médecine de l'Université de Lausanne et CHU Vaudois

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Vincent Barras

NOTES

1. Composition de Vincent Barras et Jacques Demierre (2005), audible sur le site http://www.
ubu.com/sound/barras_demierre.html, également publiée sur le CD accompagnant la revue Leo-
nardo Music Journal, 15, « The Word : Voice, Music and Technology », Jaap Blonk (ed.), 2005.
De manière générale, UbuWeb ambitionne d'être l'archive en ligne la plus fournie en documents
vidéo, audio et textuels des avant-gardes artistiques (« all things avant-garde »), et constitue à ce
titre une source fondamentale pour l'étude de la performance comme mouvement artistique aux
XXe et XXIe siècles.
2. L'ouvrage du linguiste genevois Ferdinand de Saussure, Mémoire sur le système primitif des
voyelles dans les langues indo-européennes (Leipzig, Teubner, 1879), est un brillant exemple de
ce courant de recherches linguistiques.
3. Voir au sujet de cette prépondérance symbolique André Wyss, Éloge du phrasé, Paris,
PUF, 1999, p. 152-159.
4. Comme, d'ailleurs, dans celle de la plupart des pièces créées en commun avec Jacques
Demierre.
5. Selon la perspective développée par Jonathan Sterne, The Audible Past : Cultural Origins of
Sound Reproduction, Durham, Duke University Press, 2003. Sur ce principe, le même Sterne
vient ainsi de publier une « histoire centenaire d'un médium vieux de 19 ans » : MP3 : The
Meaning of a Format, Durham, Duke University Press, 2012.
6. Plusieurs performances de speech ont été réalisées depuis 2005, sur des scènes et en des
lieux variés, Suisse, Allemagne, France ; en solo, ou en compagnie de danseurs, musiciens, et
performeurs (Foofwa d'Imobilité, Claude Jordan, Nicolas Sordet, Yann Marussich).
7. Ce que le poète Tristan Tzara avait déjà proclamé : « La pensée se fait dans la bouche »
(« Dada manifeste sur l'amour faible et l'amour amer », in Sept Manifestes Dada, Paris, Éditions
du Diorama, 1924).
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8. David Antin et Charles Bernstein, A Conversation with David Antin, New York City, Gra-
nary Books, 2001, p. 42 sq. Plusieurs livres contenant des transcriptions (réélaborées à l'écrit)
des talk poems de David Antin ont été traduit récemment en français : Je n'ai jamais su quelle
heure il était (trad. par Pascal Poyet), Genève, Éditions Héros-Limite, 2008 ; Ce qu'être
d'avant-garde veut dire (trad. par Vincent Broqua, Olivier Brossard et Abigail Lang), Dijon,
Les Presses du Réel, 2008 ; John Cage sans cage (trad. par Claire Delamarre et Abigail Lang),
Dijon, Les Presses du Réel, 2012 ; Accorder (trad. par Pascal Poyet), Genève, Éditions Héros-
Limite, 2012.
9. David Antin et Charles Bernstein, A Conversation with David Antin, op. cit., p. 42.
10. Vincent Barras et Jacques Demierre, Voicing through Saussure (gad gad vazo gadati ; bh
n (a) ; manaruieoo). La première partie (gad gad vazo gadati) est disponible sur CD, Genève,
Éditions Héros-Limite, 2002 ; la deuxième partie (bh n (a)) est audible sur le site http://www.
ubu.com/sound/barras_demierre.html ; la troisième partie n'a jusqu'ici été donnée que lors de
performances publiques. « Parleur » (ou « parlant »), traduction littérale de l'anglais speaker,
rend compte aux oreilles actuelles, mieux que la traduction usuelle « orateur », de l'activité
physique du parler.
11. Catégorie définie ainsi dans la mesure où elle recouvre un certain nombre de productions
poétiques ayant émergé dans la seconde moitié du XXe siècle, assez disparates dans leur forme
mais visant toutes à une expansion du poème dans la dimension sonore et scénique ; voir, pour
des éléments historiques et typologiques, Vincent Barras et Nicholas Zurbrugg (dir.), Poésies
sonores, Genève, Contrechamps, 1992 ; Jean-Pierre Bobillot, Poésie sonore : éléments de typologie
historique, Reims, Le Clou dans le fer, 2009 ; Vincent Barras, « Entre poids du sens et son des
mots : la poésie sonore », Analyse musicale, no 67, 2011, p. 65-68.
12. Paul Zumthor, « Une poésie de l'espace », in Vincent Barras et Nicholas Zurbrugg (dir.),
Poésies sonores, op. cit., p. 5-18.
13. Voir Marcel Jousse, L'Anthropologie du geste, Paris, Gallimard, 2008 (ce recueil reprend,
outre le titre éponyme, les ouvrages suivants, tous publiés à titre posthume : La Manducation de
la Parole et Le Parlant, la Parole et le Souffle).

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Dossier : se325438_3b2_V11 Document : Communications92_325438
Date : 11/4/2013 14h5 Page 261/296

Parole performée
14. Michel de Certeau, « Utopies vocales : glossolalies », Traverses, no 20, 1980, p. 26-37 ;
voir aussi, au sujet des glossolalies et de leur rapport avec les avant-gardes musicales et poé-
tiques, Vincent Barras, « Glossolalie ? La glotte y sonne un hallali ! », Équinoxe, no 14, 1995,
p. 155-166 (repris dans Musicworks, 68, 1997, p. 16-21).

RÉSUMÉ

Trois types de performances verbales sont ici proposés. Ils exemplifient une parole précédant la
pensée, et l'entraînant. Ils soulignent aussi les dimensions résolument concrètes, matérielles, de
l'activité humaine du parler : les syllabes décomposées aussi bien que les inflexions mélodiques du
déroulement d'une phrase entière, les accents prosodiques aussi bien que les accents régionaux, les
résidus physiques de la parole. Ces objets d'une parole d'« avant le langage » font ici l'objet d'un
travail d'autant plus spécifique qu'ils concernent le langage lui-même.

SUMMARY

Three types of verbal performances are proposed here. They exemplify a word preceding, foste-
ring thought. They also underline the utterly concrete, material dimensions of the human activity
that is speech: separate syllables as well as melodic intonations of a whole sentence unfolding,
prosodic accents as well as regional ones, the physical residues of words. These items of a word
“facing the language” are analyzed here in a manner all the more peculiar since it tackles language
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itself.

RESUMEN

Tres tipos de realizaciones verbales son propuestas aquí. Ejemplarizan una palabra que precede
el pensamiento, y lo animan. Subrayan también las dimensiones claramente concretas y materiales
de la actividad humana de hablar : las sílabas descompuestas tanto como las inflexiones melódicas
del desarrollo de una frase entera, los acentos prosódicos tanto como los acentos regionales, los
residuos físicos de la palabra. Estos objetos de una palabra “anterior al lenguaje” son objeto aquí
de un trabajo tanto más específico como relacionado al lenguaje mismo.

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