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2001/1 - no42-43
pages 211 à 227
ISSN 0082-6049
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À travers, au travers (de) et le point de vue
Introduction
Les locutions prépositionnelles à travers et au travers (de) confrontent la
recherche linguistique à un défi qui nous paraît exemplaire à plus d’un titre.
Certains synonymistes (par exemple, Bénac 1956 : 964 ; cf. aussi le TLF)
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La synonymie grammaticale
Si nous voulons élucider la notion – particulièrement obscure – de
« synonymie grammaticale », différentes voies s’offrent à nous.
La plus traditionnelle emprunte à la phonologie praguoise l’idée
qu’entre nos locutions s’instaure une opposition « privative » dans laquelle
à travers fonctionne comme « terme non-marqué », et au travers (de) comme
« terme marqué ». Cette stratégie descriptive n’exige pas que les deux
expressions soient toujours interchangeables, mais bien qu’une implication
sémantique (entailment) permette de déduire l’énoncé qui contient à travers
de l’énoncé correspondant avec au travers (de). En d’autres termes, le couple
grammatical au travers (de) – à travers pourrait recevoir le même traitement
sémantique, puis pragmatique, que le couple lexical jument-cheval, ou que
le couple logique et-ou (cf. Dominicy et Defrise 1991). Dans les paires
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À travers, au travers (de) et le point de vue
Dans [7], l’usage de tenter heurte parce que la lecture du document apparaît
alors comme une tâche autonome par rapport au déterminisme
computationnel de l’ordinateur – celui-ci acquérant, du coup, une capacité
étrange à prendre conscience de ses buts et de ses actions. De manière
comparable, le chien subit, en [8], une anthromorphisation plus nette avec
de qu’avec par ; en effet, la première de ces prépositions indique, dans ce
type d’emploi, que l’étonnement du chien se relie à l’ambiance par une
chaîne relationnelle dont l’animal doit être conscient. Fait symptomatique,
on obtient facilement le même type de contraste avec nos locutions
prépositionnelles :
[9] Le chien se débat à travers /??au travers de multiples difficultés
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La perspective Intentionnelle
Les données que nous venons de discuter recevront des traitements bien
distincts selon le réalisme que l’on est enclin à reconnaître aux rapports ou
aux attributions d’états mentaux Intentionnels.
Si, à l’instar de Dennett (1990), on pense qu’il s’agit là de fictions
(utiles, mais sans corrélats factuels), on opérera une distinction, à l’intérieur
de la sémantique des langues naturelles, entre les aspects vériconditionnels
– qui définissent les conditions de satisfaction des actes de langage accomplis
– et les aspects représentationnels – qui, sans agir sur ces conditions de
satisfaction, aident à construire une symbolisation, au sens de Sperber (1974,
1996), du monde dont il est question. Dans cette conception, il y a
« synonymie grammaticale » si, et seulement si, deux expressions sont
substituables l’une à l’autre salva congruitate et salva veritate, c’est-à-dire
de telle sorte que la grammaticalité et la vérité (donc la satisfaction) ne s’en
trouvent pas affectées ; mais la préservation de la vérité (de la satisfaction)
ne garantit pas celle des aspects représentationnels véhiculés par l’une ou
l’autre expression.
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Dans ce qui suit, nous ne nous risquerons pas à opter pour l’une ou
l’autre variante du réalisme Intentionnel. Nous nous bornerons donc à
montrer que la prise en compte d’un point de vue – d’une perspective
Intentionnelle – réaliste contribue à éclaircir de manière significative les
conditions d’emploi de nos deux locutions.
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À travers, au travers (de) et le point de vue
de vue ou une perspective sur le monde qui doit trouver des échos dans
d’autres secteurs de son texte ou de son œuvre4.
Venons-en alors aux contextes perceptuels, et plus singulièrement à
la vision. Celle-ci se laisse représenter, linguistiquement, comme le
déplacement d’une entité (la CIBLE au sens de Vandeloise 1986) allant soit
du sujet de perception S vers l’objet de perception O (voir, par exemple,
l’expression jeter un regard), soit de l’objet de perception O vers le sujet de
perception S (voir, par exemple, l’expression jeter un éclat). Ce déplacement
a lieu dans un milieu (le SITE au sens de Vandeloise 1986) dont la
représentation (vériconditionnelle ou non-vériconditionnelle, selon le type
de réalisme retenu) variera en fonction de la perspective Intentionnelle —
en fonction du point de vue Intentionnel— que privilégiera l’énonciateur
dans ses rapports ou attributions de perception visuelle.
Tout dépend, pour l’essentiel, de l’altération que, selon l’énonciateur,
le site exerce sur la cible pendant que celle-ci se déplace de S vers O, ou de
O vers S. Si cette altération n’empêche pas S de percevoir O en tant que tel,
l’état Intentionnel de S continuera à porter sur O, ou sur la représentation de
O ; si cette altération oblige S à percevoir O en même temps que certains
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Le canal et l’obstacle
Hors contexte de neutralisation, et toutes choses égales par ailleurs, (a)
l’usage de à travers est favorisé quand le site est un canal, mais (b) l’usage
de au travers (de) est favorisé quand le site est un obstacle. Considérons les
deux exemples qui suivent :
(Cas a)
[11] L’homme que la brume enveloppe,
Dans le ciel que Jésus ouvrit,
Comme à travers un télescope
Regarde à travers son esprit.
(Hugo, Les Contemplations, III, XXX. « Magnitudo parvi », iii, 117-
120)
(Cas b)
[12] Son flanc est plus obscur que les collines qu’on voit au travers de la
pluie, et quand elle se couche, donnant à boire au bataillon de
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marcassins qui lui marche entre les jambes, elle me paraît l’image
même de ces monts que traient les grappes de villages attachées à
leurs torrents, non moins massive et non moins difforme.
(Claudel, Connaissance de l’Est, « Le Porc »)
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La profondeur et l’épaisseur
Hors contexte de neutralisation, et toutes choses égales par ailleurs, (a)
l’usage de à travers est favorisé quand le site est « profond », mais (b) l’usage
de au travers (de) est favorisé quand le site est « épais » :
(Cas a)
[20] Lorsque je vois, au fond des époques futures,
La liste des héros sur ton mur constellé
Reluire et rayonner, malgré les destinées,
À travers les rameaux des profondes années,
Comme à travers un bois brille un ciel étoilé ;
(Hugo, Les Voix intérieures, IV. « À l’Arc de Triomphe », Conclusion,
8-12)
(Cas b)
[21] Couché dans l’herbe, sur le dos,
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À travers, au travers (de) et le point de vue
par les poètes qu’elle permet de créer de très riches parallélismes (voir aussi
Dominicy 1995, à propos de Maeterlinck) :
[23] À travers mon sort mêlé d’ombres,
J’aperçois Dieu distinctement,
Comme à travers les branches sombres
On entrevoit le firmament!
(Hugo, Les Rayons et les ombres, XL. « Cæruleum mare », 5-8)
Je vais clandestinement
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La vigne ;
(Cas b)
[29] Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.
(Mallarmé, « L’Après-midi d’un faune », 57-61)
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Dans l’exemple [26], l’obstacle (les fleurs, les brindilles) frôle le visage du
sujet de perception, tandis qu’en [29], le faune de Mallarmé, en tendant les
bras, éloigne de lui l’obstacle que constituent les peaux des raisins. Albert
Glatigny (exemple [27]) imagine qu’Alexandre de Bernay tient son verre
devant ses yeux, alors que, chez Leconte de Lisle (exemple [30]), le rideau
est à bonne distance du sujet de perception. L’ondine de Jean Cocteau
(exemple [28]) se rapproche de la surface de l’eau ; Leconte de Lisle, par
contre, place le sujet de perception de [31] bien loin des nuées qui
surplombent la terre. L’importance de ce paramètre tient évidemment au
fait qu’un obstacle éloigné, proche de l’objet de perception O, s’oppose
davantage au mouvement libre de la cible (le regard), et exerce sur celle-ci,
donc sur O, une force d’altération plus marquée.
L’orientation du mouvement
Hors contexte de neutralisation, et toutes choses égales par ailleurs, (a)
l’usage de à travers est favorisé si la cible se déplace de O vers S, mais (b)
l’usage de au travers (de) est favorisé si la cible se déplace de S vers O :
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(Cas b)
[34] Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.
(Hugo, Les Contemplations, I, XXI, 14-16)
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Conclusion
Pour conclure, nous aimerions revenir sur le rôle d’interface que jouent les
emplois perceptuels. On pourrait nous objecter que, si les emplois
épistémiques imposent, eux aussi, la prise en compte d’une perspective
Intentionnelle, il n’en va pas de même pour les emplois spatiaux, dont les
paramètres se situeraient dans la réalité physique elle-même. A cela, nous
rétorquerions que le choix entre, par exemple, marcher à travers les
branchages ou marcher au travers des branchages, dépend tout autant des
états Intentionnels que l’énonciateur s’auto-attribue, ou qu’il attribue à un
autre sujet de conscience. Il faut alors s’interroger, de nouveau, sur le statut
qu’il convient de reconnaître à de telles attributions d’états mentaux : font-
elles partie des conditions de vérité, ou transmettent-elles des informations
non-vériconditionnelles, relevant de ce qu’on a parfois appelé
« l’évidentialité » ? La réponse fournie à cette question déterminera, pour
une bonne part, la forme que devra prendre notre théorie sémantique.
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NOTES
RÉFÉRENCES
Sources premières
BOUILHET L., s.d, Œuvres. Festons et astragales, Melænis, Dernières chansons,
Paris, Lemerre.
BRETON A., 1968, Signe ascendant suivi de Fata Morgana, etc., Paris, Gallimard
(« Poésie »).
CLAUDEL P., 1967, Œuvre poétique, éd. de J. PETIT, Paris, Bibliothèque de la Pléiade.
COCTEAU J., 1999, Œuvres poétiques complètes, éd. publiée sous la direction de M.
DÉCAUDIN, Paris, Bibliothèque de la Pléiade.
GLATIGNY A., 1879, Poésies complètes. Les Vignes folles, Les Flèches d’or, Gilles
et Pasquins, Paris, Lemerre.
HUGO V., 1922, Les Contemplations, éd. de J. VIANEY, Paris, Hachette (« Les Grands
Écrivains de la France »), 3 vol.
HUGO V., 1985-86, Œuvres complètes. Poésies, éd. publiée sous la direction de
J. SEEBACHER , Paris, Laffont (« Bouquins »), 4 vol.
JAMMES F., 1912, Les Géorgiques chrétiennes, Paris, Mercure de France.
LECONTE DE LISLE C., 1977-78, Œuvres, éd. d’E. PICH , Paris, Les Belles Lettres, 4
vol.
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Sources secondes
ANSCOMBRE J.-C. et DUCROT O., 1983, L’argumentation dans la langue, Liège,
Bruxelles, Mardaga.
B ÉNAC H., 1956, Dictionnaire des synonymes, Paris, Hachette.
B ORILLO A., 1998, L’espace et son expression en français, Gap, Paris, Ophrys.
DENNETT D.C., 1990, La stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers
quotidien, traduction de P. ENGEL , Paris, Gallimard.
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Odile Jacob.
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