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À TRAVERS, AU TRAVERS (DE) ET LE POINT DE VUE

Fabienne Martin et Marc Dominicy

De Boeck Supérieur | Travaux de linguistique

2001/1 - no42-43
pages 211 à 227

ISSN 0082-6049

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2001-1-page-211.htm
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Pour citer cet article :
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Martin Fabienne et Dominicy Marc, « À travers, au travers (de) et le point de vue »,
Travaux de linguistique, 2001/1 no42-43, p. 211-227. DOI : 10.3917/tl.042.221
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À travers, au travers (de) et le point de vue

À TRAVERS, AU TRAVERS (DE)


ET LE POINT DE VUE

FABIENNE MARTIN, MARC DOMINICY*

Laboratoire de Linguistique Textuelle et de Pragmatique Cognitive,


Université Libre de Bruxelles

Introduction
Les locutions prépositionnelles à travers et au travers (de) confrontent la
recherche linguistique à un défi qui nous paraît exemplaire à plus d’un titre.
Certains synonymistes (par exemple, Bénac 1956 : 964 ; cf. aussi le TLF)
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soutiennent que si à travers « suppose un passage vide, libre, ou un jour »,

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au travers (de) suppose, au contraire, « un passage qu’on se fait entre des
obstacles ou en traversant, en pénétrant un obstacle ». D’autres auteurs,
comme Dupré (1972 : 2579-2580), Grevisse (1986 : § 924), Hanse (1983 :
943-944) ou Spang-Hanssen (1963 : 231-233), plaident, à l’inverse, pour
une « synonymie grammaticale » entre les deux expressions.

La synonymie grammaticale
Si nous voulons élucider la notion – particulièrement obscure – de
« synonymie grammaticale », différentes voies s’offrent à nous.
La plus traditionnelle emprunte à la phonologie praguoise l’idée
qu’entre nos locutions s’instaure une opposition « privative » dans laquelle
à travers fonctionne comme « terme non-marqué », et au travers (de) comme
« terme marqué ». Cette stratégie descriptive n’exige pas que les deux
expressions soient toujours interchangeables, mais bien qu’une implication
sémantique (entailment) permette de déduire l’énoncé qui contient à travers
de l’énoncé correspondant avec au travers (de). En d’autres termes, le couple
grammatical au travers (de) – à travers pourrait recevoir le même traitement
sémantique, puis pragmatique, que le couple lexical jument-cheval, ou que
le couple logique et-ou (cf. Dominicy et Defrise 1991). Dans les paires

* Linguistique CP 175 – Université Libre de Bruxelles – Avenue F.D. Roosevelt, 50 –


B-1050 Bruxelles (Belgique) – Tél. +32-2-650-2454/4508/4507 – Fax : 32-2-650-
2450 – E- mail : mdomini@ulb.ac.be & fmartin@ulb.ac.be.

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Fabienne MARTIN, Marc DOMINICY

d’énoncés-reprises en [1,2,3], (a) entraînerait chaque fois (b) par implication


sémantique ; ce qui n’exclurait pas l’existence de deux classes
d’occurrences : celles données sous [4], où l’apparition du terme marqué
créerait un problème vériconditionnel donc sémantique, et celles données
sous [5], où l’incongruité du terme non-marqué ne serait que pragmatique
et discursive :
[1] a. Jean possède une jument
b. Jean possède un cheval

[2] a. J’irai en Espagne et en Italie


b. J’irai en Espagne ou en Italie

[3] a. Jean regardait le ciel au travers des branches


b. Jean regardait le ciel à travers les branches

[4] a. Ce n’est pas un cheval /??une jument, c’est une jument


b. Madrid se situe en Espagne ou /??et en Italie
c. Jean regardait à travers le / ??au travers du trou de la serrure
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[5] a. Ce n’est pas un cheval, c’est une jument /??un cheval

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b. J’irai en Espagne ou en Italie, voire en Espagne et /??ou en Italie
c. Jean regardait le ciel à travers son télescope – ou plutôt au travers /
??à travers, tant les lentilles étaient abîmées

Les versions inacceptables de [4a, b] disent le faux, en ce sens que [4a]


dénie, puis attribue, à un équidé la qualité de femelle, et que [4b] situe
Madrid dans deux pays différents. En [5a, b], le problème naît de ce que,
dans les versions acceptables, le terme non-marqué acquiert, par le contraste
avec le terme marqué, sa valeur sémantique « forte », complémentaire de la
valeur sémantique du terme marqué. Mais il reste vrai qu’un cheval peut ne
pas être un cheval mâle, et qu’on peut aller en Espagne ou en Italie en
visitant Madrid et Florence ; de sorte que les versions inacceptables se
laissent sauver par un commentaire métalinguistique :
[5’] a. Ce n’est pas un cheval AU SENS STRICT , c’est un cheval AU SENS LARGE
(une jument)
b. J’irai en Espagne ou —EXCLUSIVEMENT— en Italie, voire en Espagne
ou —INCLUSIVEMENT (et/ou)— en Italie

Pareille approche rendrait compte des inégalités distributionnelles observées


dans les corpus. Ainsi, pour la poésie publiée entre 1800 et 2000, la base de
données textuelles FRANTEXT nous fournit, tous emplois confondus, 1456
attestations d’à travers, contre 108 seulement pour au travers (de).
Cependant, si les acceptabilités inégales des deux versions de [4c] semblent
donner raison et à Bénac et au TLF, il convient aussi de reconnaître que,

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À travers, au travers (de) et le point de vue

dans de nombreux cas, la présence ou l’absence d’un obstacle ne revêt, a


priori, aucune dimension vériconditionnelle. Spang-Hanssen (1963 : 231)
cite, à cet égard, un exemple de La Varende :
[6] Si lui était mort, on eût ainsi apporté la petite châsse au travers de la
plaine, même un dimanche.

Certes, le passage inclut une information à la fois vériconditionnelle (un


dimanche) et argumentativement orientée (même…) qui fait référence à un
obstacle potentiel— quoique de nature non pas physique, mais mentale et
institutionnelle (donc individuellement ou collectivement « Intentionnelle »
au sens de Searle 1985, 1998)1. L’obstacle en question tient à l’existence,
dans l’esprit de certains agents humains, d’au moins une croyance et/ou un
désir qui, toutes choses égales par ailleurs, les pousse à ne pas parcourir la
plaine, un dimanche, pour apporter la châsse. De cela, il ne découle pourtant
pas qu’on créerait un problème vériconditionnel en remplaçant, dans [6],
au travers de par à travers ; mais seulement que l’usage de la première
expression s’harmonise mieux (« stylistiquement », diraient certains) avec
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l’ensemble de la construction discursive. Par la même occasion, on voit

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comment on pourrait sauver la version réputée inacceptable de [4c] sans
devoir imaginer qu’un obstacle physique obstrue le trou de la serrure : il
suffirait d’attribuer à Jean une certaine répulsion pour le geste de voyeur
qu’il accomplit.
De nombreux couples d’items lexicaux, ou de constructions
syntaxiques, se prêtent à des observations similaires. Considérons, d’après
Kreutz (2000) et Martin (2001), les exemples qui suivent :
[7] L’ordinateur essaie /??tente de lire le document
[8] Le chien était étonné par /??de l’ambiance qui régnait dans la maison

Dans [7], l’usage de tenter heurte parce que la lecture du document apparaît
alors comme une tâche autonome par rapport au déterminisme
computationnel de l’ordinateur – celui-ci acquérant, du coup, une capacité
étrange à prendre conscience de ses buts et de ses actions. De manière
comparable, le chien subit, en [8], une anthromorphisation plus nette avec
de qu’avec par ; en effet, la première de ces prépositions indique, dans ce
type d’emploi, que l’étonnement du chien se relie à l’ambiance par une
chaîne relationnelle dont l’animal doit être conscient. Fait symptomatique,
on obtient facilement le même type de contraste avec nos locutions
prépositionnelles :
[9] Le chien se débat à travers /??au travers de multiples difficultés

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Fabienne MARTIN, Marc DOMINICY

La perspective Intentionnelle
Les données que nous venons de discuter recevront des traitements bien
distincts selon le réalisme que l’on est enclin à reconnaître aux rapports ou
aux attributions d’états mentaux Intentionnels.
Si, à l’instar de Dennett (1990), on pense qu’il s’agit là de fictions
(utiles, mais sans corrélats factuels), on opérera une distinction, à l’intérieur
de la sémantique des langues naturelles, entre les aspects vériconditionnels
– qui définissent les conditions de satisfaction des actes de langage accomplis
– et les aspects représentationnels – qui, sans agir sur ces conditions de
satisfaction, aident à construire une symbolisation, au sens de Sperber (1974,
1996), du monde dont il est question. Dans cette conception, il y a
« synonymie grammaticale » si, et seulement si, deux expressions sont
substituables l’une à l’autre salva congruitate et salva veritate, c’est-à-dire
de telle sorte que la grammaticalité et la vérité (donc la satisfaction) ne s’en
trouvent pas affectées ; mais la préservation de la vérité (de la satisfaction)
ne garantit pas celle des aspects représentationnels véhiculés par l’une ou
l’autre expression.
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Ce résultat ne serait, en fin de compte, qu’un corollaire aisément
négligé des découvertes de Gödel et de Tarski (cf. Dominicy et Vanderhoeft
1991). En effet, ces deux auteurs ont définitivement ruiné un postulat défendu
par tous leurs prédécesseurs (et, notamment, par Descartes et par
Wittgenstein) – postulat qui veut que la vérité demeure indissociable d’une
représentation adéquate. Dans tous les langages un tant soit peu intéressants,
certaines vérités (concernant la validité inférentielle) ne sont pas
représentables ; et le métalangage offre nécessairement, du réel, une
représentation partiellement inaccessible au langage-objet. La dissociation
ainsi instaurée entre vérité (satisfaction) et représentation sous-tend de
nombreux développements ultérieurs, comme les thèses quinéennes de
l’indétermination de la traduction et de l’inscrutabilité de la référence (Quine
1977, 1978, 1993)2, ou encore l’attaque menée par Popper (1989) contre
« le mythe du cadre de référence ». Pour ce qui nous concerne ici, la leçon
serait claire : de ce qu’il y aurait « synonymie grammaticale » entre à travers
et au travers (de), on ne pourrait conclure à une équivalence
représentationnelle des deux locutions – leur substituabilité salva congruitate
et salva veritate, observable au niveau phrastique, n’excluant pas que le
choix de l’une ou l’autre provoque, au plan textuel, des effets qui, cumulés
à d’autres informations (vériconditionnelles ou représentationnelles), nous
aident à reconstruire le point de vue ou la perspective Intentionnelle que
l’énonciateur adopte, ou qu’il attribue à d’autres sujets de conscience3.
Face à cette attaque frontale, les partisans du réalisme Intentionnel –
dont nous sommes – hésiteront souvent entre deux réponses.

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À travers, au travers (de) et le point de vue

La première consiste à refuser, en l’occurrence, la dichotomie du


vériconditionnel et du représentationnel. On dira, par exemple, que chez les
êtres humains, essayer et tenter procèdent chacun d’états Intentionnels (de
désirs) spécifiques – le désir de réaliser ce que l’on va tenter de faire
impliquant, à la différence du désir de réaliser ce que l’on va essayer de
faire, une autonomie, et une identification consciente, du but poursuivi et
des actions à mener. De même, chez les humains, l’étonnement de quelque
chose se distinguerait de l’étonnement par quelque chose, en ce que l’un
impliquerait, et l’autre n’impliquerait pas, l’existence d’une chaîne
relationnelle dont le sujet étonné ait pris conscience. Cette stratégie nous
conduirait, dans le cas qui nous occupe, à conjecturer que l’usage d’au travers
(de) mobilise toujours, contrairement à celui d’à travers, l’adoption effective,
par l’énonciateur, d’un certain type d’état Intentionnel, ou l’attribution, par
l’énonciateur, d’un certain type d’état Intentionnel effectif à l’un ou l’autre
sujet de conscience. En d’autres termes, tant que les états Intentionnels restent
auto-attribués ou attribués à des humains conscients (et non, par exemple, à
un fœtus, à un malade plongé dans le coma, à un animal, une plante ou un
ordinateur), le choix de s’exprimer avec à travers ou au travers (de) aurait
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des répercussions immédiates sur les conditions de satisfaction de l’énoncé.
Si, dans de multiples circonstances, cette dimension vériconditionnelle
semble négligeable, et négligée, ce serait, d’abord, parce que le « terme
non-marqué » à travers peut toujours se substituer au « terme marqué » au
travers (de) tant que d’autres informations (linguistiques, contextuelles ou
encyclopédiques) orientent l’interprétation de façon décisive ; et ensuite,
parce que l’établissement même des faits mentaux concernés soulève de
trop nombreux problèmes au plan épistémologique.
La seconde stratégie, chère à une linguistique cognitive hostile à
l’approche vériconditionnelle (cf. par exemple, Fauconnier 1997a), remplace
les objets Intentionnels classiques (les états de choses et leurs ingrédients)
par les représentations elles-mêmes, selon une logique qu’on trouve à l’œuvre
tant dans l’interprétation malebranchiste du cartésianisme (Dominicy 1984)
que dans la théorie empiriste des données sensibles (Searle 1985 : 79-81).
Plus concrètement, on soutiendra que, dans des énoncés comme [7,8,9],
l’attribution d’actions ou d’états mentaux à l’animal s’appuie, dans tous les
cas, sur des « métaphores Intentionnelles » qui reflètent, avant tout, les
représentations que l’énonciateur se donne, et nous offre, du réel – étant
entendu que de telles représentations concernent, sans aucune difficulté, les
représentations que d’autres entités pourraient entretenir, et éventuellement
nous transmettre, à propos de « leur » réel. La vision finale qui émergera du
traitement sémantico-pragmatique se construira alors par l’« intégration
conceptuelle » des divers fragments de réalité (des divers « espaces
mentaux ») mis en jeu (Fauconnier 1997a, 1997b).

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Fabienne MARTIN, Marc DOMINICY

Dans ce qui suit, nous ne nous risquerons pas à opter pour l’une ou
l’autre variante du réalisme Intentionnel. Nous nous bornerons donc à
montrer que la prise en compte d’un point de vue – d’une perspective
Intentionnelle – réaliste contribue à éclaircir de manière significative les
conditions d’emploi de nos deux locutions.

Les emplois perceptuels


Les auteurs qui traitent – toujours très rapidement – d’à travers et au travers
(de) abordent systématiquement ces prépositions à partir de leurs emplois
spatiaux, de nature intrinsèquement dynamique (voir, par exemple, Borillo
1998 : 85, Spang-Hanssen 1963 : 231-233). Pour notre part, nous les
étudierons ici en contexte perceptuel, et en rapport avec la vision. Notre
démarche obéit, sur ce point, à deux motivations principales. Tout d’abord,
les emplois perceptuels constituent l’interface entre les emplois spatiaux
(chevaucher à travers le brouillard ou au travers du brouillard) et les emplois
épistémiques (comprendre le désarroi de Paul à travers ses reproches ou
au travers de ses reproches). Ensuite, les intuitions que nous pouvons
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ressentir et formuler à propos de la perception visuelle sont à la fois plus
solides et plus fines que celles qui touchent à l’audition ou aux autres sens.
Comme nous l’avons déjà signalé, nous avons travaillé, jusqu’ici,
sur un corpus poétique où se retrouvent toutes les attestations figurant dans
FRANTEXT pour la période 1800-2000. Nous y avons ajouté des exemples
relevés au fil de nos lectures. Ce choix d’un corpus poétique procède, dans
une certaine mesure, du hasard (en ce sens que nous avons exploré ledit
corpus pour d’autres études). Mais nous pensons qu’il pourrait bien se révéler
crucial pour le genre d’enquête que nous voulons mener : en effet, si
l’exploitation des informations représentationnelles (quel que soit leur statut
théorique ultime : vériconditionnel ou non) vise surtout à provoquer des
effets symboliques, on doit s’attendre à ce que la poésie se montre, à cet
égard, plus systématique et plus contrainte. À cet égard, on remarque
d’emblée que les différents poètes dépouillés pour FRANTEXT emploient
parfois nos deux locutions dans des proportions étonnamment variables :
[10] À travers Au travers (de)
Lamartine 67 0
Leconte de Lisle 80 24
Claudel 72 39
Tzara 101 0

Conformément à notre réalisme Intentionnel, nous ferons ici l’hypothèse


que lorsqu’un poète ne neutralise pas l’opposition entre à travers et au travers
(de) en faveur du « terme non-marqué », il transmet, par cet usage, un point

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À travers, au travers (de) et le point de vue

de vue ou une perspective sur le monde qui doit trouver des échos dans
d’autres secteurs de son texte ou de son œuvre4.
Venons-en alors aux contextes perceptuels, et plus singulièrement à
la vision. Celle-ci se laisse représenter, linguistiquement, comme le
déplacement d’une entité (la CIBLE au sens de Vandeloise 1986) allant soit
du sujet de perception S vers l’objet de perception O (voir, par exemple,
l’expression jeter un regard), soit de l’objet de perception O vers le sujet de
perception S (voir, par exemple, l’expression jeter un éclat). Ce déplacement
a lieu dans un milieu (le SITE au sens de Vandeloise 1986) dont la
représentation (vériconditionnelle ou non-vériconditionnelle, selon le type
de réalisme retenu) variera en fonction de la perspective Intentionnelle —
en fonction du point de vue Intentionnel— que privilégiera l’énonciateur
dans ses rapports ou attributions de perception visuelle.
Tout dépend, pour l’essentiel, de l’altération que, selon l’énonciateur,
le site exerce sur la cible pendant que celle-ci se déplace de S vers O, ou de
O vers S. Si cette altération n’empêche pas S de percevoir O en tant que tel,
l’état Intentionnel de S continuera à porter sur O, ou sur la représentation de
O ; si cette altération oblige S à percevoir O en même temps que certains
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fragments du site, l’état Intentionnel de S portera sur O en tant qu’il est
modifié par le site, ou sur l’« intégration conceptuelle » des représentations
de l’objet O et du site traversé. De ces contraintes générales découlent des
conséquences plus particulières, que nous allons illustrer dans ce qui suit.

Le canal et l’obstacle
Hors contexte de neutralisation, et toutes choses égales par ailleurs, (a)
l’usage de à travers est favorisé quand le site est un canal, mais (b) l’usage
de au travers (de) est favorisé quand le site est un obstacle. Considérons les
deux exemples qui suivent :

(Cas a)
[11] L’homme que la brume enveloppe,
Dans le ciel que Jésus ouvrit,
Comme à travers un télescope
Regarde à travers son esprit.
(Hugo, Les Contemplations, III, XXX. « Magnitudo parvi », iii, 117-
120)

(Cas b)
[12] Son flanc est plus obscur que les collines qu’on voit au travers de la
pluie, et quand elle se couche, donnant à boire au bataillon de

217
Fabienne MARTIN, Marc DOMINICY

marcassins qui lui marche entre les jambes, elle me paraît l’image
même de ces monts que traient les grappes de villages attachées à
leurs torrents, non moins massive et non moins difforme.
(Claudel, Connaissance de l’Est, « Le Porc »)

Chose attendue, le contraste reste léger lorsqu’on introduit, dans [12], le


terme « non-marqué » à travers – quoique l’on perde alors l’évocation d’une
expérience visuelle où la pluie paraît donner aux collines l’aspect obscur
d’un flanc porcin. Par contre, si, dans l’exemple [11], on remplaçait deux
fois à travers par au travers (de), il faudrait que le télescope ou l’esprit ne
soit plus considéré comme un canal, mais comme un obstacle affectant, via
la cible, l’objet O du regard – à savoir, ici, « l’idéal divin ». On pourrait
alors imaginer que l’esprit, comme le télescope, imprime à cet « idéal divin »
une modification cruciale : par exemple, que chaque homme regarde Dieu
selon les particularités de ses dispositions mentales.
Il arrive que le choix de l’une ou l’autre locution soit influencé par
l’état d’un site concevable, a priori, comme un canal ou comme un obstacle :
[13] A travers la fenêtre sans rideau, depuis longtemps je vois une petite
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étoile luire.
(Claudel, Visages radieux, « La Nuit de Pâques »)

[14] La pensée du voyageur se reporte à l’année précédente. Il revoit sa


traversée de l’Océan dans la nuit et la rafale, les ports, les gares,
l’arrivée le dimanche gras, le roulement vers la maison, tandis que
d’un œil froid il considérait au travers de la glace souillée de boue
les fêtes hideuses de la foule.
(Claudel, Connaissance de l’Est, « Pensée en mer »)

L’information (indubitablement vériconditionnelle) que la fenêtre n’a pas


de rideau, ou que la glace est souillée de boue, va évidemment de pair avec
la présence ou l’absence d’une force exercée sur la cible, donc sur l’objet
de perception O, par un site respectivement conçu comme un canal ou comme
un obstacle. De surcroît, dans l’exemple [14], la « boue » physique du site
renvoie à la « boue » morale de la foule, de sorte que l’usage –
linguistiquement acceptable – du « terme non-marqué » éliminerait la mise
en relation métaphorique de deux espaces mentaux : à travers décrirait un
accident de la perception ; au travers (de) en évoque l’essence.
Très fréquemment, donc, le site-obstacle livre une image déformée
de l’objet perçu O, et suscite une illusion visuelle plus ou moins frappante :
[15] Oh! les soupers sur les balcons !
Les soupers fins, où la campagne
Semblait, au travers des flacons,
De la couleur du vin d’Espagne !
(Bouilhet, Dernières chansons, X.« Les Neiges d’antan », I, 33-36)

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À travers, au travers (de) et le point de vue

[16] Mais enfin où sommes-nous


Je lustre de deux doigts le poil de la vitre
Un griffon de transparence passe la tête
Au travers je ne reconnais pas le quartier
(Breton, Signe ascendant, « Oubliés : Je reviens », p. 120)

[17] Petit globe de cristal,


Petit globe de la terre,
Je vois au travers de toi
Ma jolie boule de verre.
(Supervielle, Débarcadères, « La Terre », 1-4)

[18] […] trouver le vin réjouissant :


Le vin rouge, soleil qui dans un rubis veille,
Le vin blanc, soleil vu au travers de la treille.
(Jammes, Les Géorgiques chrétiennes, p. 54)

[19] Alors je prie le ciel


Que nul ne me regarde
Si ce n’est au travers d’un verre d’illusion
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(Reverdy, Sable mouvant, p. 45)

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Dans [15], il y a surimposition chromatique du site sur l’objet de perception
O. Commentant [16], Riffaterre (1983 : 122-123) écrit : « si nous voulons
voir à travers une vitre, il nous faut essuyer la buée qui s’y est déposée »
[italiques nôtres] – preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que le « terme
non-marqué » reste toujours utilisable. Avec au travers, la déformation de
O (un fragment de la réalité extérieure au taxi égaré où voyage l’énonciateur)
se traduit par l’« intégration conceptuelle » du quartier entraperçu et de la
transparence créée par le passage des doigts sur la buée ; il en résulte une
troisième représentation : celle d’un animal, d’ailleurs fantastique. Les
extraits [17] et [18] illustrent plus clairement encore le rôle rempli par au
travers de dans les transferts métaphoriques. On dira, assez naturellement,
qu’on voit la terre à travers une boule de verre, mais non qu’on voit cette
boule à travers la terre ; dès lors, il faut comprendre, en [17], que la terre est
vue comme une boule de verre. L’illusion s’accentue avec [18], où l’objet
O devient complètement illusoire : ce que perçoit le sujet S, ce n’est plus le
vrai soleil, mais quelque chose qu’il prend pour un soleil. Enfin, Reverdy
énonce, dans l’exemple [19], les conditions mêmes qui ont présidé à son
emploi d’au travers (de) ; il y a là une sorte de réflexivité cognitive.

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Fabienne MARTIN, Marc DOMINICY

La profondeur et l’épaisseur
Hors contexte de neutralisation, et toutes choses égales par ailleurs, (a)
l’usage de à travers est favorisé quand le site est « profond », mais (b) l’usage
de au travers (de) est favorisé quand le site est « épais » :

(Cas a)
[20] Lorsque je vois, au fond des époques futures,
La liste des héros sur ton mur constellé
Reluire et rayonner, malgré les destinées,
À travers les rameaux des profondes années,
Comme à travers un bois brille un ciel étoilé ;
(Hugo, Les Voix intérieures, IV. « À l’Arc de Triomphe », Conclusion,
8-12)

(Cas b)
[21] Couché dans l’herbe, sur le dos,
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Je regarde, au travers des arbres, les étoiles.
(Fernand Gregh, « Nocturne », 5-6, dans l’Anthologie Walch, III,
p. 344)

Comme l’a montré Vandeloise (1986, 1993), les notions de « profondeur »


ou d’« épaisseur » dépendent, conceptuellement, de l’orientation du site par
rapport au mouvement, effectif ou potentiel, de la cible. Dans [20], le site
est « profond », c’est-à-dire orienté parallèlement au mouvement ; dans [21],
il est « épais », c’est-à-dire orienté orthogonalement par rapport au
mouvement. Chez Hugo, les « rameaux des profondes années » semblent
plonger vers l’avenir, comme les « branches » nous permettent de remonter
jusqu’au paradis dans l’extrait [22] :
[22] Ce sont les visions blanches
Qui, jusqu’à nos yeux maudits,
Viennent, à travers les branches
Des arbres du paradis!
(Hugo, Les Rayons et les ombres, XXX, 33-36)

Par contre, une voûte paraît surplomber, en [21], le sujet S de perception.


Dans de très nombreux exemples, un obstacle physique nous est
présenté comme « profond », et ne se laisse donc pas distinguer, au plan
Intentionnel et conceptuel, d’un simple canal. Cette situation s’observe
ordinairement lorsque le site renferme divers objets entre lesquels la cible
peut se frayer un chemin. Notre étude de corpus révèle, à cet égard, une
affinité systématique entre à travers et entrevoir, d’autant plus exploitée

220
À travers, au travers (de) et le point de vue

par les poètes qu’elle permet de créer de très riches parallélismes (voir aussi
Dominicy 1995, à propos de Maeterlinck) :
[23] À travers mon sort mêlé d’ombres,
J’aperçois Dieu distinctement,
Comme à travers les branches sombres
On entrevoit le firmament!
(Hugo, Les Rayons et les ombres, XL. « Cæruleum mare », 5-8)

Quand un site potentiellement « profond » oscille entre les statuts d’obstacle


ou de canal, au travers (de) pourra véhiculer une information décisive. Ceci
se vérifie dans des contextes où la distance entre S et O est supposée accroître
la difficulté de la perception :
[24] Compagnons d’un autre monde
Pris vivants dans votre rêve
Je vous regarde au travers
D’une mémoire mouillée
Mais douce encore à porter,
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Je vais clandestinement

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Du passé à l’avenir
Parmi la vigne marine
Qui éloigne le présent.
(Supervielle, Gravitations , « Géologies : Loin de l’humaine saison »,
35-43)

[25] Je ne vois plus le jour,


Qu’au travers de ma nuit,
C’est un petit bruit sourd
Dans un autre pays. (variante : Dans un ancien logis)
(Supervielle, Le Forçat innocent , « Le Forçat innocent », 1-4)

La correction que Supervielle a apportée à [25] vise, dans cette perspective,


à expliciter vériconditionnellement le contenu global de l’extrait : s’il se
situe plus loin que « dans un ancien logis », à savoir « dans un autre pays »
[italiques nôtres], l’objet de perception se démêlera encore moins du site –
de la « nuit » traversée par la cible.

Les sites hétérogènes


Dans ce qui suit, nous prenons en compte les sites « hétérogènes », qui
incluent, sur le plan physique au moins, un obstacle et un canal aisément
discriminables. Hors contexte de neutralisation, et toutes choses égales par
ailleurs, (a) l’usage de à travers est favorisé avec un site hétérogène où
l’obstacle se situe avant le canal sur le trajet allant de S vers O, mais (b)

221
Fabienne MARTIN, Marc DOMINICY

l’usage de au travers (de) est favorisé avec un site hétérogène où le canal se


situe avant l’obstacle sur le trajet allant de S vers O :
(Cas a)
[26] Ah! que ces fleurs étaient brillantes et légères!
Elles passaient si près de mes yeux, que souvent
Je croyais voir, au ciel où mourait la lumière,
Des nuages rosés s’effeuiller dans le vent.
Ton visage tremblait à travers les brindilles ;
(Adophe Boschot, « Le Bouquet après la promenade », 9-13, dans
l’Anthologie Walch, III, p. 231)

[27] Regardant le ciel pur rire à travers ton verre,


Tu chantais, Alexandre, en libre et franc trouvère,
Tes amours, tes gaîtés, comme nous faisons tous ;
(Glatigny, Gilles et Pasquins, « À Alexandre de Bernay », 41-43)

[28] Or, la fille de l’onde


Songe au feuillage où pend
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La vigne ;

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Et regarde à travers
Le verre du plafond
La rose éteinte.
(Cocteau, Vocabulaire, « Les mésaventures d’un rosier », 157-163)

(Cas b)
[29] Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.
(Mallarmé, « L’Après-midi d’un faune », 57-61)

[30] On voyait, au travers du rideau de batiste,


Tes boucles dorer l’oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
Tes beaux yeux de sombre améthyste.
(Leconte de Lisle, Poèmes barbares, « Le Manchy », 33-34)

[31] Par les noirs tourbillons de l’ombre j’ai gravi


Les trois sphères du ciel où saint Paul fut ravi ;
Et, de là, regardant, au travers des nuées,
Les cimes de la terre en bas diminuées,
J’ai vu, par l’œil perçant de cette vision,
L’empire d’Augustus et l’antique Sion ;
(Leconte de Lisle, Poèmes barbares, « Les Paraboles de Dom Guy »,
63-68)

222
À travers, au travers (de) et le point de vue

Dans l’exemple [26], l’obstacle (les fleurs, les brindilles) frôle le visage du
sujet de perception, tandis qu’en [29], le faune de Mallarmé, en tendant les
bras, éloigne de lui l’obstacle que constituent les peaux des raisins. Albert
Glatigny (exemple [27]) imagine qu’Alexandre de Bernay tient son verre
devant ses yeux, alors que, chez Leconte de Lisle (exemple [30]), le rideau
est à bonne distance du sujet de perception. L’ondine de Jean Cocteau
(exemple [28]) se rapproche de la surface de l’eau ; Leconte de Lisle, par
contre, place le sujet de perception de [31] bien loin des nuées qui
surplombent la terre. L’importance de ce paramètre tient évidemment au
fait qu’un obstacle éloigné, proche de l’objet de perception O, s’oppose
davantage au mouvement libre de la cible (le regard), et exerce sur celle-ci,
donc sur O, une force d’altération plus marquée.

L’orientation du mouvement
Hors contexte de neutralisation, et toutes choses égales par ailleurs, (a)
l’usage de à travers est favorisé si la cible se déplace de O vers S, mais (b)
l’usage de au travers (de) est favorisé si la cible se déplace de S vers O :
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(Cas a)
[32] Et j’ai dû, cédant à la force,
Souriant à travers mes pleurs,
Consentir à l’affreux divorce
Qui brisait nos deux âmes sœurs !
(Glatigny, Gilles et Pasquins, « Mademoiselle Giraud », 65-68)

[33] Et tes vagues regards où s’est éteint le jour,


Ton épaule superbe au sévère contour,
Tes larges flancs, si beaux dans leur splendeur royale
Qu’ils brillaient à travers la pourpre orientale,
Et tes seins jaillissants, ces futurs nourriciers
Des vengeurs de leur mère et des dieux justiciers,
Tout est marbre !
(Leconte de Lisle, Poèmes antiques, « Niobé », 440-447)

(Cas b)
[34] Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.
(Hugo, Les Contemplations, I, XXI, 14-16)

[35] Et le voile qui tourne autour d’elle en spirale,


Suspendu dans sa course, apaise ses longs plis,

223
Fabienne MARTIN, Marc DOMINICY

Et, se collant aux seins aigus, aux flancs polis,


Comme au travers d’une eau soyeuse et continue,
Dans un divin éclair, montre Pannyre nue.
(Samain, Aux Flancs du vase, « Pannyre aux talons d’or », 16-20)

Le contraste entre [32] et [34] est particulièrement frappant : le sourire de


[32] – la cible – va de O (celui qui sourit) à S (le sujet à qui le sourire est
adressé) à travers l’obstacle – le site – que constituent les pleurs. Si, dans
un exemple comme Il sourit à travers ses larmes (Hermant, cité par Grevisse
1986 : § 924), on remplace à travers par au travers de, le trajet s’inverse :
ce n’est plus le sourire qui va de O vers S, mais le regard de S qui se déplace
vers O pour débusquer le sourire de O. Chez Hugo (exemple [34]), qui a
corrigé à travers en au travers, « la belle fille » ne sourit pas, elle rit ; et le
rire, à la différence du sourire, ne s’adresse pas à quelqu’un (Dominicy
1986, 1998). Intuitivement, l’on ressent ce type de trajet comme
particulièrement adapté en contexte voyeuristique – l’exemple de Samain,
comparé à celui de Leconte de Lisle, nous le confirme. Pour expliquer ce
phénomène, on supposera que le voyeur, qui joue le rôle d’un sujet de
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perception S, s’attribue à lui-même, ou se voit attribuer, des états

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Intentionnels de désir, d’attente, de crainte, de frustration… qui portent tous
sur les déformations que le site fait subir à la cible (son regard) et à l’objet
O. Corrélativement, le voyeurisme trouve sa meilleure expression dans des
contextes où l’obstacle d’un site hétérogène est éloigné du sujet S.

Conclusion
Pour conclure, nous aimerions revenir sur le rôle d’interface que jouent les
emplois perceptuels. On pourrait nous objecter que, si les emplois
épistémiques imposent, eux aussi, la prise en compte d’une perspective
Intentionnelle, il n’en va pas de même pour les emplois spatiaux, dont les
paramètres se situeraient dans la réalité physique elle-même. A cela, nous
rétorquerions que le choix entre, par exemple, marcher à travers les
branchages ou marcher au travers des branchages, dépend tout autant des
états Intentionnels que l’énonciateur s’auto-attribue, ou qu’il attribue à un
autre sujet de conscience. Il faut alors s’interroger, de nouveau, sur le statut
qu’il convient de reconnaître à de telles attributions d’états mentaux : font-
elles partie des conditions de vérité, ou transmettent-elles des informations
non-vériconditionnelles, relevant de ce qu’on a parfois appelé
« l’évidentialité » ? La réponse fournie à cette question déterminera, pour
une bonne part, la forme que devra prendre notre théorie sémantique.

224
À travers, au travers (de) et le point de vue

NOTES

1. Conformément aux recommandations de Searle (1985), nous utilisons la


majuscule chaque fois que le mot « Intentionnel », ou l’un de ses dérivés, ne
s’emploie pas dans son usage ordinaire : tout ce qui est intentionnel est Intentionnel,
mais non réciproquement.
2. On sait que Quine a utilisé ces deux thèses pour mettre en cause toute tentative
de conférer à l’Intentionnalité le statut d’un phénomène scientifiquement
objectivable.
3. Voir, à ce sujet, le titre original de Dennett (1999) : The Intentional Stance.
La recherche sur les aspects non-vériconditionnels du sens a surtout été menée,
jusqu’ici, en référence à la théorie de « l’argumentation dans la langue ». Anscombre
et Ducrot (1983 : 20) citent, notamment, ce texte « lu dans la presse » :
Peu d’automobilistes dépassent le 120 km/h (presque 20%).
Si un tel exemple a pu être produit malgré le sentiment de bizarrerie qu’il
provoque chez tout locuteur français, c’est parce que son auteur s’est cantonné au
plan vériconditionnel, sans tenir compte de l’orientation argumentative lexicalement
assignée à presque. Cette orientation argumentative relève donc d’un niveau
représentationnel et Intentionnel, qui met en jeu les intentions que l’énonciateur est
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censé entretenir.
4. Ainsi, la prédilection que Claudel manifeste pour au travers (de) nous semble
liée à une attitude exégétique qui interprète le monde sensible à la fois comme un
« moyen » d’accéder à Dieu, et comme un « obstacle » à cet itinéraire spirituel.

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Odile Jacob.

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