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Avant-propos

Les dates sont notées selon le calendrier grégorien, leurs


correspondances relatives au calendrier hégirien sont précisées
par la lettre « H ».
Les mots arabes sont en italique, exceptés lorsqu’ils nous
semblent suffisamment connus en France ou lorsqu’ils sont
passés dans le langage courant. Ils apparaissent alors dans une
transcription simplifiée telle que celle utilisée généralement au
Maroc (par exemple imam, Moulay, Moudawana, Gnawa).
Le mot Aïssâwa est employé pour désigner les membres de la
confrérie d’une façon générale. A l’inverse, le terme Aïssâwî est
utilisé pour identifier des disciples interrogés dans le cadre de
notre enquête.
Afin de faciliter la lecture nous avons utilisé le système de
translittération de l’Encyclopédie de l’Islam en le modifiant et
en le simplifiant (voir page suivante). Les voyelles longues (a, i,
u) sont notés avec un accent circonflexe (â, î, û). L’article est
noté « al- » mais pour certains noms propres nous avons gardé la
forme locale « el- ». Les expressions phonétiques vernaculaires
peuvent aller parfois à l’encontre des règles de l’orthographe et
de la grammaire de l’arabe classique. Nous avons donc essayé
de les transcrire au plus près de la prononciation locale, par
exemple la lettre « r » est employée à la fois pour le rayn (noté
usuellement « gh ») et le ra (noté « r »). Ainsi les mots gharb
(région du nord-ouest du Maroc) et ghayta (hautbois)
deviennent pour nous Rarb et reta.
Nous avons utilisé le pluriel arabe que lorsque les mots nous
paraissaient être connu du public français (par exemple churfa,
‘ulamâ` ). Dans les autres cas, le pluriel est formé par l’ajout
d’un simple «-s » final.
Certains noms propres sont notés comme dans la plupart des
textes de la littérature maghrébine d’expression française. Les
noms de nos informateurs qui ont accepté de témoigner sans

5
avoir recours à l’anonymat sont écrits tels que sur leurs papiers
d’identités (bilingues Arabe / Français). Précisons que nous
avons gardé la transcription des mots et des noms utilisée par les
différents auteurs cités.

Système de translittération simplifié

6
Introduction

NAISSANCE DE LA RECHERCHE

C’est un intérêt personnel pour la musique maghrébine qui est à


l’origine de cette recherche. Au cours de l’année 2000, alors que
nous étions en Maîtrise Sciences et Technique en
communication hypermédias à l’université Paris 8 (formation
axée sur la création de sites Internet et de cédéroms combinant
plusieurs éléments multimédias et différents langages de
programmation), nous avons parallèlement étudié le répertoire
rythmique de la musique classique du Maghreb auprès de
l’ethnomusicologue libanais Habib Yamine. Cette initiation s’est
complétée par un voyage d’étude musical de trois mois au
Maroc dans les villes de Rabat, Salé, Fès et Meknès1.
A Fès, nous avons tout d’abord suivit l’enseignement de
Muhammad Briouel (directeur du conservatoire et chef de
l’orchestre arabo-andalous) avant de faire fortuitement la
connaissance dans un cybercafé de jeunes musiciens de la
confrérie des Aïssâwa. C’est finalement auprès d’eux et de hauts
responsables de l’ordre que nous avons poursuivit notre
recherche, qui s’est peu à peu élargie à l’étude de la musique de
la confrérie des Hamadcha. Avec le concours de plusieurs
membres de ces deux confréries, nous avons créé et mis en ligne
un site Internet contenant des extraits audio (format MP3), des
photographies et des traductions de quelques litanies mystiques2.
Cependant, les nombreuses discussions à teneur politique,
sociale et économique qui sont immédiatement apparues avec
les jeunes Aïssâwa nous ont questionné sur les modalités

1
. Cette étude a été en partie financée par une aide de 400 Euros accordée par
le Conseil Général de Seine et Marne.
2
. Ce site Internet a été réalisé en 2002 avec la collaboration des délégués
(muqaddem-s) Aïssâwa Haj Saïd Berrada et Hassan Amrani ainsi que le
muqaddem de la confrérie des Hamadcha ‘Abderrahim Amrani Marrakchi
(http://confrerieaissawa.free.fr).

7
d’inscription du mysticisme dans une société contemporaine.
Une fois de retour en France nous avons consulté les sources
coloniales et divers écrits ethnologiques sur les Aïssâwa à la
lumière des données recueillies sur le terrain au Maroc (relevés
musicaux, enregistrements audio et vidéo, photographies,
dessins et descriptions des rituels). C’est cette étude à rebours de
la littérature antérieure qui nous a incité à entreprendre une
étude sociologique sur le sujet. Après l’obtention de notre
maîtrise en juin 2001, nous avons soutenu un DEA de sociologie
à l’Institut Maghreb Europe1 (toujours à l’université Paris 8)
avant de nous inscrire à l’EHESS sous la direction de Nilufer
Gole fin 2002.
Etudié au départ à travers une passion artistique, le sujet s’est
révélé occuper une place importante d’une part dans les modes
de construction et d’expression des identités individuelles et
collectives, et, d’autre part, dans la création de réseaux de
solidarité économique. Le choix du sujet est donc
l’aboutissement d’un chemin sinueux où se sont conjugués la
pratique musicale et l’intérêt scientifique, ces deux facteurs nous
ont révélé les tensions et les contradictions qui existent entre la
situation et les discours des Aïssâwa et les représentations
sociales stigmatisantes qu’ils subissent au Maroc.

LE SUJET

Le sujet de cette étude est la confrérie (tarîqa, litt. « voie »)


religieuse des Aïssâwa, fondée à Meknès au Maroc par
Muhammad ben Aïssâ (1465-1526 / 882-933 H.), surnommé le
« Maître Parfait » (Chaykh al-Kâmil). Son mausolée est
1
. Notre mémoire de DEA, intitulé « Les Aïssâwa du Maroc, transmission et
transformations de l’ésotérique d’une culture », a été dirigé par Mourad
Yelles et sanctionné par une mention TB en oct. 2002. Ce texte, qui résulte
de notre première enquête de terrain à Rabat, Salé, Fès, Meknès et Moulay
Idriss Zerhoun, tente de pointer les transformations à l’œuvre dans le rituel
des Aïssâwa et les stratégies employées par certains disciples pour vivre une
intégration sociale. Consultable à l’Institut Maghreb Europe de l’université
Paris 8 de St. Denis.

8
aujourd’hui dans la zâwiya1 qu’il fit bâtir de son vivant à
Meknès, sainte demeure où se recueillent encore aujourd’hui
plusieurs dizaines de fidèles au quotidien. Les termes
Aïssâwiyya (‘Isâwiyya) et Aïssâwa (‘Isâwa), issus du nom du
fondateur, désignent respectivement la confrérie et ses disciples.
Dès le 18ème siècle la confrérie essaime rapidement à travers
toute l’Afrique du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye,
Egypte et jusqu’en Irak. En théorie le réseau confrérique est
dirigé depuis la zâwiya-mère de Meknès par les descendants
biologiques directs de Muhammad ben Aïssâ. Mais aujourd’hui
au Maroc la véritable cellule de base de l’ordre religieux est la
tâ`ifa (« groupe », « équipe ») qui se présente au public sous la
forme d’un orchestre musical constitué d’une quinzaine de
disciples. C’est une configuration sociale exclusivement
masculine, hiérarchisée et placée sous l’autorité d’un muqaddem
(« délégué »). Il existe actuellement des groupes musicaux de la
confrérie dans tout le Maroc, mais ceux-ci sont en nombre
particulièrement élevé dans les villes de Fès et de Meknès. Ces
groupes Aïssâwa animent des cérémonies mêlant invocations
mystiques, exorcisme et danses d’extases. Cette forme de
religiosité se manifeste d’une part dans la sphère privée au cours
de soirées domestiques organisées à la demande de particuliers
(les lîla-s), et, d’autre part, dans la sphère publique lors des
célébrations des fêtes patronales (les mussem-s, qui sont aussi
des pèlerinages) et des festivités touristiques (spectacles
folkloriques) ou religieuses (Ramadan, naissance du Prophète)
organisées par l’Etat.
La confrérie des Aïssâwa est un phénomène social complexe,
car elle se trouve à la charnière du sacré et du profane et relève
la fois du domaine privé et public et des cultures savantes et
populaires. De nombreuses recherches antérieures se sont

1
. Le terme zâwiya signifie littéralement « coin ». C’est à la fois le lieu de
résidence d’un fondateur de confrérie (ou de son mausolée) et une fondation
religieuse où se pratique la méthode soufie. La zâwiya accueille les réunions
de groupes de disciples (syn. ribât, khânqâh, dergâh).

9
intéressées à ce sujet, cette confrérie semble présenter un intérêt
particulier dans la perspective d’une étude des contours du
religieux dans les sociétés musulmanes.

Les écrits antérieurs

Nous pouvons classer les écrits antérieurs sur la confrérie en


deux catégories : les ouvrages en langue française et ceux en
langue arabe.
Les premiers écrits arabes concernant les Aïssâwa sont des
recueils biographiques et hagiographiques rédigés entre le 14ème
et le 16ème siècle par les biographes marocains Al-Ghazali1, Ibn
‘Askar2, Al-Fassi3, Al-Mahdi4 et Al-Kettani5. Ces textes, qui
peuvent être manuscrits ou imprimés, nous informent d’une part
de la filiation généalogique et spirituelle du fondateur de l’ordre,
et, d’autre part, relatent les innombrables prodiges supposés
avoir été réalisés par lui au bénéfice de ses sympathisants. Par
leur nature même, ces manuscrits sont d’une aide précieuse pour
la définition du modèle hagiographique, mais ils ne transmettent
aucune information concernant la situation (politique, sociale et
économique) de la confrérie aux époques de leur rédaction.
Malheureusement, le même reproche peut être formulé aux
auteurs contemporains qui ont étudié le sujet : il s’agit de
Daoui6, Al-Malhouni7 et Aïssâwî8. Ceux-ci s’appliquent à

1
. AL-GHAZALI, Al-Mukhtassâr, 1550.
2
. IBN ‘ASKAR, Dawhat al-Nâchir, 1577, révisé par M. Hijji, 1976. Ce texte
est traduit en français par A. Graulle sous le titre de La "Daouhat an-nâchir"
de Ibn 'Askar : sur les vertus éminentes des chaikhs du Maghrib au dixième
siècle, 1913.
3
. AL-FASSI, Ibtihâj al-qulûb. Ouvrage imprimé à Fès, sans mention de date.
4
. AL-MAHDI, Mumatî’ al-asmâ, 1336.
5
. AL-KETTANI, Salâwat al-anfâs, 1316.
6
. DAOUI, Mawassim Chaykh al-kâmil baïya al-aws wa al-yawn (Le mussem
du Chaykh al-kâmil entre hier et aujourd’hui). 1994.
7
. AL MALHOUNI, Adwae ‘ala tasawwuf bî al-maghrib : tarîqa al-
Aïsssâwiyya mamuzâjan. Min khilâl chi’r al-malhûn, al-hikâya cha‘biya
sufiya, al-muradadât chafâhiya, ‘awayd turuqiyyin. (Lumières sur le
soufisme au Maroc : la tarîqa Aïssâwiyya pour exemple), 2003. Cet ouvrage
est une étude commandée par le Ministère de la Culture qui recense les

10
resituer l’ordre religieux dans la tradition culturelle et religieuse
du Maroc par l’étude de la biographie du fondateur, de sa
doctrine spirituelle et des textes poétiques et liturgiques.
Dans les sources arabes de toutes les époques nous voyons
apparaître un point commun : les pratiques rituelles des disciples
sont minimisées, voire ignorées, au profit de l’éloge du
fondateur et de l’analyse détaillée de son enseignement
mystique. A l’inverse, les écrits français, qui regorgent de
descriptions des rituels collectifs des Aïssâwa, négligent
particulièrement l’aspect doctrinal et spirituel de l’ordre.
Les premiers écrits français sur les Aïssâwa apparaissent dès la
fin du 19ème siècle suite à l’installation de l’administration
coloniale au Maghreb. Après la constitution du Reich Allemand
en 1871, le Maghreb entier est convoité par la France, déjà
présente en Algérie (depuis 1836), bientôt en Tunisie (en 1883)
et au Maroc (en 1912) comme « puissance protectrice ». Durant
cette période, des acteurs appartenant à divers appareils d’Etat
ou à des institutions académiques se sont préoccupés de ce que
pouvaient être les confréries religieuses maghrébines et de la
façon dont on pouvait les appréhender, voire de négocier avec
elles. Dans la longue suite de travaux (les premiers datent du
début du 19ème siècle) consacrés aux ordres mystiques, qu’ils
soient récits de voyage, monographies savantes et enquêtes
commandées (civiles et militaires), on assiste à l’élaboration
d’une pensée dichotomique opposant les ordres mystiques dits
« savants » et les autres, dits « populaires ». La plupart des
auteurs (à la fois des anthropologues et des sociologues) de cette
époque sont donc français. Citons Pierre-Jacques André1, Alfred

différentes traditions orales relatives au fondateur de l’ordre ainsi qu’aux


pratiques extatiques des disciples.
8
. AISSAWI AL-CHAYKH AL-KAMIL, Sîdî Muhammad ben Aïssa. Tarîqa
wa zâwiya wa istimrariyya (Maître Muhammad ben Aïssâ. Tarîqa, zâwiya et
continuité), 2004. C’est un ouvrage à visée historique et métaphysique écrit
par le surintendant actuel de la confrérie.
1
. ANDRE, Contribution à l'étude des confréries religieuses musulmanes,
1956.

11
Bel1, René Brunel2, Xavier Depont et Octave Coppolani3,
Edmond Doutté4, George Drague5, Roger le Tourneau6, louis
Rinn7 (chef du Service Central des Affaires indigènes au
Gouvernement Général en Algérie à la fin du 19ème siècle),
Louis Massignon8 et Edouard Michaux-Bellaire9. Ces trois
derniers auteurs furent des officiers militaires de la Mission
Scientifique de l’Administration des Affaires Indigènes et leurs
écrits sont publiés dans les Archives Marocaines et la Revue du
Monde Musulman. Ces enquêtes, souvent publiées sous un label
académique et servant d’une manière ou d’une autre à l’appareil
administratif, ont peu à peu affiné et quelquefois influencé les
perceptions sociales des confréries de cette aire culturelle. Parmi
tous ces auteurs français, notons la présence d’un anthropologue
finnois, Edward Westermarck, dont les différents ouvrages se
consacrent à l’analyse du système de croyance et des rituels
sociaux marocains10.
Au Maroc et Algérie (il n’existe, depuis cette époque et jusqu’à
ce jour, aucune étude consacrée aux Aïssâwa de Tunisie), les
pratiques rituelles des Aïssâwa attirent l’attention et troublent
considérablement les observateurs occidentaux. La confrérie est

1
. BEL, La religion musulmane en Berbérie : esquisse d'histoire et de
sociologie religieuses, 1938.
2
. Brunel est l’auteur de l’ouvrage de référence sur les Aïssâwa du Maroc.
BRUNEL, Essai sur la confrérie religieuse des Aïssaouas au Maroc. 1926.
3
. DEPONT & COPPOLANI, Les confréries religieuses musulmanes, 1897.
4
. DOUTTE, Magie et religion en Afrique du Nord, 1908.
5
. DRAGUE, Esquisse d’histoire religieuse au Maroc. Confréries et Zaouias,
1950.
6
. LE TOURNEAU, Fès avant le protectorat : Etude économique et sociale
d'une ville de l’Occident musulman, 1949. La vie quotidienne à Fès en 1900,
1965.
7
. RINN, Marabouts et Khouan, étude sur l’Islam en Algérie, 1884.
8
. MASSIGNON, « Enquête sur les corporations musulmanes d’artisans et
de commerçants au Maroc (1923-1924) d’après les réponses à la circulaire
résidentielle du 15 novembre 1923 », dans la Revue du monde musulman,
1925.
9
. MICHAUX-BELAIRE, « Les confréries religieuses au Maroc », dans les
Archives Marocaines, n°27, 1927, pp. 01-86.
10
. WESTERMARCK, Les cérémonies du Mariage au Maroc. Trad. de
l’anglais par J. Arin, 1921. Ritual and belief in Morocco, 1926. Survivances
païennes dans la civilisation mahométane. Trad. de l’anglais par R. Godet,
1935.

12
évoquée ici et là dans des ouvrages médicaux1, des
monographies2, des livres scolaires3, des peintures4, des essais5
ou des récits de voyages6. Ces différents écrits nous transmettent
des textes au style toujours passionnel où le mépris pour ce type
de religiosité est récurrent. « Démoniaques », « charlatans », «
sauvages », « illusionnistes », « païens », « sorciers » ou
« hystériques » sont les qualificatifs les plus souvent employés
pour désigner les Aïssâwa. La dimension spirituelle de la
confrérie des Aïssâwa n’est jamais abordée, hormis par E.
Dermenghem7. Rappelons que ces textes de cette époque ne
peuvent que très rarement être neutres. En attribuant un cachet
non musulman et archaïque à certaines confréries (comme les
Aïssâwa mais aussi les Hamadcha auxquels on les rapproche
constamment), ces écrits légitiment d’une façon ou d’une autre
les prérogatives françaises sur le Maghreb.
Si certains auteurs d’histoire religieuse8 et d’ethnomusicologie9
s’intéressent dès les années 1950 aux Aïssâwa, ce n’est qu’après
l’indépendance du Maroc (1956) et de l’Algérie (1962) que les
sciences sociales contemporaines se penchent sur le sujet. De

1
. Voir l’ouvrage du docteur Davasse, spécialiste des fièvres qui s’intéresse
au phénomène d’immunité au venin manifesté par les disciples de la région
d’Alger. DAVASSE, Les Aïssaoua, ou les charmeurs de serpents, 1862.
2
. IDOUX, « La Secte des Aissaoua, son fondateur, ses rites, l’initiation, ses
affiliés et sa propagande en Algérie », 1898. DOUTTE, Les Aïssâoua à
Tlemcen, 1900.
3
. M. Soulaha, Cours supérieur d’arabe parlé d’après la méthode directe. La
société musulmane. Origines, mœurs et coutumes des groupements ethniques,
1947, cité par ANDEZIAN dans Expériences du divin dans l’Algérie
contemporain, 2001, p. 111.
4
. Le peintre E. Delacroix a représenté une séance de danse (hadra) des
Aïssâwa marocains dans Les Convulsionnaires de Tanger, ibid., p. 112.
5
. BRUNEL, op. cit
6
. Voir par exemple le texte (injurieux) de Théophile Gautier. GAUTIER,
« Les Aïssaoua ou les Khouan de Sidi Mhammed ben Aïssa, scène
d’Afrique », dans La Revue de Paris, 1851, pp. 15-95.
7
. DERMENGHEM, Le Culte des saints dans l’Islam maghrébin, 1982
(1954), « Essai sur la Hadra des Aïssaoua d’Algérie » dans la Revue
Africaine n°95, 1951, pp. 289-314.
8
. JEANMAIRE, Dionysos, 1951.
9
. ROUGET, La musique et la transe, 1951, pp. 483-489.

13
très nombreux articles1 et de thèses2 ainsi que des films
ethnographiques3 ont pour sujet les pratiques rituelles des
Aïssawa marocains. Malheureusement, ces études, qui mettent
l’accent sur les aspects techniques et symboliques de la transe,
négligent les significations que les principaux intéressés
attribuent aux actes de piété. Signalons aussi que des
chorégraphes français4 et des jazzmen afro-américains5 ont
collaboré avec des Aïssâwa du Maroc.
Les recherches de terrain en Algérie étant devenues
particulièrement difficiles en raison du contexte politique, il faut
attendre le début de années 2000 pour connaître la situation des
Aïssâwa algériens grâce à la publication des travaux de Sossie
Andezian6. A ce jour, cette anthropologue est la seule qui nous
éclaire sur la question des pratiques sociales et rituelles du point
de vue des adeptes et des sympathisants. Dans son ouvrage,

1
. BELHAJ, « La possession et les aspects théâtraux chez les Aïssaouas
d’Afrique du Nord », dans Maknasat / Miknasa n° 10 (faculté de lettres et de
sciences sociales de Meknès, Maroc), 1996, pp. 62-72.
2
. BONCOURT, Rituel et musique chez les 'Isawa citadins du Maroc, 1980.
ELABAR, Musique, rituels et confrérie au Maroc : les ‘Issâwâ, les
Hamâdcha et les Gnawa, 2005, LAHLOU, Croyances et manifestations
religieuses au Maroc : le cas de Meknès, 1986. SAGHIR JANJAR,
Expérience du sacré chez la confrérie religieuse marocaine des Isawa :
contribution à l'étude de quelques aspects socio-culturels de la mystique
musulmane, 1984.
3
. Quelques-uns de ces films sont régulièrement diffusés au Maroc sur la
chaîne 2M Satellite. Le plus ancien est Sadati Aissaoua ou la confrérie des
possédés, reportage réalisé en 1980 par une équipe de télévision française
lors des mussem-s de Meknès et celui des Hamadcha. Mais selon nous, le
document visuel le plus abouti est Tarika Issaouia. C’est un documentaire
assez complet réalisé par une équipe de journalistes marocains au cours du
mussem de 2001 avec la collaboration des gestionnaires de la zâwiya et de
feu le muqaddem Haj Muhammad Bagrou. A déconseiller, le reportage à
sensations intitulé L’alliance sacrée des Aïssaoua et des serpents, réalisé en
2003 par la chaîne de télévision numérique française Ushuaia TV. Document
sans intérêt car sans contenu et chargé de poncifs.
4
. Le cirque Zingaro a présenté en 1986 à Aubervilliers (banlieue parisienne)
une mise en scène du rituel des Aïssâwa du Maroc en présence de disciples
de la confrérie.
5
. Une interview des Aïssâwa de Taroudant (sud du Maroc) est présente dans
un DVD consacré au jazzman John Coltrane (1926-1967). The World
According to John Coltrane, chapitre 12, “Going to Morocco” (AMG, 1992).
Les Aïssâwa de Jajouka (nord est du Maroc) ont enregistré quelques titres
issu de la hadra avec les célèbres Ornette Coleman (album Dancing in Your
Head, Polygram, 1973) et Maceo Parker (album The Next Dream, CMP
Records, 1992).
6
. ANDEZIAN, Expériences du divin dans l’Algérie contemporaines, 2001,
op. cit.

14
Andezian analyse les processus de réinvention des actes rituels
dans un contexte de changement sociopolitique. Sa réflexion
aboutit à une vision dynamique des rites tout en mettant en
évidence l’évolution des rapports que des individus,
marginalisés dans le champ religieux, entretiennent avec les
institutions officielles et la religion scripturaire.
A la vue des nombreux écrits antérieurs, quel est l’intérêt d’une
nouvelle recherche sur les Aïssâwa du Maroc ? Comment situer
notre propre étude dans le champ scientifique ?

L’intérêt d’une nouvelle étude

Décriée et localisée au bas de la hiérarchie des ordres mystiques


en raison d’éléments non islamiques présents dans son rituel, la
confrérie des Aïssâwa constitue-t-elle un objet d’analyse
pertinent dans le cadre d’une étude sociologique au Maroc ?
Oui, à condition qu’elle soit observée à travers l’analyse des
tensions qui apparaissent suite à l’évolution et à l’adaptation des
pratiques religieuses locales dans la modernité. Par-delà
l’exemple de cette confrérie et de la mystique, notre but est de
dévoiler les modalités selon lesquelles des individus utilisent et
interprètent un système symbolique pour le mettre au service de
leur vie quotidienne et ainsi structurer leur vie expérience
sociale. Nous souhaitons dévoiler ici les aspects moins connus
(car moins médiatisés) du rapport à l’islam dans la société
marocaine du début du 21ème siècle. Les différentes stratégies
d’appropriation du fait religieux, et plus particulièrement par les
jeunes et les femmes, en constituent des faits significatifs.
L’intérêt de l’étude se résume en quatre points :

1. L’étude sociologique des disciples et l’analyse micro sociale


des pratiques rituelles des Aïssâwa marocains n’ont pas
retenu l’attention des chercheurs précédents : peu

15
accessibles, ces données nécessitent un investissement des
sphères privées et l’installation d’une relation de confiance
entre l’enquêteur et les populations enquêtés.

2. Dans de nombreuses études précitées et plus


particulièrement celles de Brunel (1926), Boncourt (1980)
Saghir Janjar (1984), Lahlou (1986) et El-Abar (2005), les
faits étudiés apparaissent comme marginaux et isolés des
champs économique et socio politique du pays. Le discours
des Aïssâwa n’est jamais clairement retransmis, ce qui laisse
supposer qu’ils sont dégagés de tous types de préoccupations
sociales, politiques et religieuses, à l’inverse de leurs
contemporains. Les travaux analysés révèlent en outre un
manque de piété chez ces individus et leur rapport avec la
religion de la loi n’est jamais abordé. Dans l’objectif de
palier à ces interrogations et mettre en lumière les pratiques
sociales des enquêtés, nous accordons dans notre travail une
large place à la parole des Aïssâwa.

3. L’importance d’une enquête sur la vie religieuse des


Marocains s’inscrit dans le cadre plus général de l’intérêt de
recherches sur les pratiques contemporaines de l’islam dans
les pays musulmans. Les travaux de recherche sur l’islam
des vingt dernières années ont privilégié l’analyse politique
au détriment de l’approche anthropologique, historique et
sociologique. Si les rapports entre religion et politique sont
une réalité indiscutable des sociétés musulmanes
contemporaines, son étude ne nous informe en rien sur la
place de cette religion dans la vie quotidienne. Notre
recherche souhaite révéler l’importance de la religion et de
la confrérie sur les différents aspects de la vie
professionnelle et sociale des populations enquêtés.

16
4. L’intérêt d’une telle étude s’explique aussi par la spécificité
de l’islam vécu et le sens qu’il revêt pour une population
vivant dans une société qui subit une crise économique et où
le religieux est un enjeu de pouvoir politique. Au Maroc, les
cérémonies mystiques s’intègrent dans les réseaux de
sociabilité communautaire où l’entraide reste très
importante. Le mysticisme est l’une des manifestations de
l’islam maghrébin qui mêle la religion de la loi, la solidarité,
l’esthétique, l’économique, l’amour et les expériences
extatiques collectives.

L’étude sociologique d’une confrérie mystique dans le Maghreb


contemporain ne peut être menée sans une contextualisation
historique et une analyse anthropologique. Définissons le cadre
théorique de notre travail.

Le cadre théorique

L’inscription de notre réflexion dans un cadre théorique se fonde


sur l’étude des travaux anthropologiques et sociologiques
antérieurs sur le Maghreb. Cependant, précisons que les écrits
sur le Maroc sont en nombre beaucoup plus nombreux que ceux
sur l’Algérie ou la Tunisie1. La connaissance scientifique (et
plus généralement anthropologique) sur le fait religieux
marocain est très largement théorisée et riche en analyses
explicatives. Ce savoir a évolué depuis la seconde moitié du
20ème siècle sous l’impulsion de l’anthropologie anglo-saxonne

1
. Si les ordres mystiques marocains et algériens ont fait l’objet de travaux
réguliers tout au long du 20ème siècle, la carence des recherches
anthropologiques et sociologiques sur les confréries contemporaines
tunisiennes est réelle. Deux thèses importantes sont parues récemment sur
l’étude du fait religieux féminin en Tunisie : il s’agit des écrits de Boissevain
et de Melliti. BOISSEVAIN, Saïda Manoubiya, une sainte parmi les saints :
pratiques religieuses et recompositions rituelles à Tunis, 2003. MELLITI, La
zawiya en tant que foyer de socialité : le cas des tîjâniyya de Tunis. 1993.
Pour un bilan des études sur les faits religieux en Algérie après l’indépendance, voir
ANDEZIAN, « Sciences sociales et religion en Algérie. La production contemporaine
depuis l’indépendance », dans Etre marginal au Maghreb, 1995, pp. 381-395.

17
menée par des chercheurs américains comme Dale Eickelman1,
Clifford Geertz2, Ernest Gellner3, Spencer Trinigham4 et
Vincent Crapanzano5. Toutefois, à la même période, les français
Emile Dermenghem6 et Jacques Berque7 ont produit de
remarquables études offrant des modèles théoriques pertinents
pour l’étude des sociétés maghrébines. Ainsi, la notion
d’ « islam local » (approfondit notamment par Geertz8 et
Eickelman9) développée par Berque dans son ouvrage Les
structures sociales du haut Atlas10 permet d’aborder l’islam
comme un système composite vécu. Ce principe remet en
question l’idée de l’immuabilité des standards religieux tout en
dépassant le modèle segmentant de Gellner qui distingue « islam
rural / islam urbain » ou « islam savant / islam populaire ». C’est
dans cette perspective de recherche que nous inscrivons notre
réflexion, dans la suite des travaux récents de Imed Melliti11 et
de Katia Boissevain12 pour la Tunisie, de Sossie Andezian13
pour l’Algérie et de ‘Abdessamad Dialmy14 pour le Maroc. A
l’instar de ces auteurs nous nous focaliserons sur les modalités
de transmission culturelle de systèmes symboliques religieux
dans une société subissant de plein fouet le choc de la

1
. EICKELMAN, Moroccan Islam. Tradition and society in a pilgrimage
center, 1976. “the study of islam in local contexts”, in Contribution of Asian
studies, vol. 17, 1981, pp. 01-17.
2
. GEERTZ, Observer l’Islam. Changements Religieux au Maroc et en
Indonésie. Trad. De l’américain par J.-B. Grasset, 1992 (1968). Religion as a
cultural system, in The Interpretation of Culture, 1973, pp. 87-125.
3
. GELLNER, Muslim society, 1981. Les Saints de l’Atlas. Trad. de l’anglais
par P. Coatalen, 2003 (1969).
4
. TRINIGHAM, The sufi order in islam, 1998 (1971).
5
. CRAPANZANO, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine.
Trad. de l'anglais par O. Ralet. 2000 (1973).
6
. DERMENGHEM, op. cit.
7
. BERQUE, Structure sociale du haut Atlas, 1955. Maghreb, histoire et
société, 1974. L’intérieur du Maghreb, 15ème-19ème siècle, 1978.
8
. GEERTZ, op. cit.
9
. EICKELMAN, op. cit.
10
. BERQUE, 1955, op. cit.
11
. MELLITI, op. cit.
12
. BOISSEVAIN, op. cit.
13
. ANDEZIAN, op. cit.
14
. DIALMY, Jeunesse, sida et islam au Maroc, les comportements sexuels
des Marocains, 2000. Sexualité et discours au Maroc, 1998.

18
dépression économique mondiale. Pour cela, l’accent sera mis
sur les processus de transmission du charisme du fondateur de la
confrérie et de sa doctrine. Les pratiques rituelles seront
analysées en tant qu’expressions corporelles contenues dans un
espace scénique, situé aussi bien dans la sphère publique que
dans la sphère privée. Outre l’intérêt personnel qu’ont les
individus de réaliser des actes piété et de participer à des rituels
extatiques, il s’agit pour nous d’en cerner les moyens
organisationnels, les normes esthétiques et les règles
comportementales. Les pratiques sociales des Aïssâwa (et plus
particulièrement leurs stratégies et les conflits internes) seront
situées dans le contexte religieux, politique, culturel et
économique du pays.

En tant que membres d’une confrérie mystique maghrébine et


selon les recommandations doctrinales du fondateur de l’ordre,
les Aïssâwa respectent la religion canonique et suivent l’islam
sunnite de rite malékite. Définissons le contexte religieux.

LE CONTEXTE RELIGIEUX

L’islam sunnite

L’islam est une religion monothéiste apparue en Arabie au 7ème


siècle qui s’ajoute chronologiquement au judaïsme et au
christianisme. Elle se fonde sur les paroles de Dieu (Allah)
transmises par l’ange Gabriel (Jibrîl) au prophète Muhammad
sur une période de vingt-trois ans. Ces paroles, communiquées
par audition et d’une façon fragmentaire en langue arabe, sont
reconstituées et compilées dans le Coran (de l’arabe al-qurân,
« la lecture ») par le Calife ‘Uthmân (644-656). Les musulmans
le considèrent comme la parole incréée de Dieu adressée à
l’intention de l’Humanité toute entière. La loi islamique (al-

19
charî`a) est basée sur le Coran, la tradition des ancêtres (al-
sûnna), les actes et les dires du Prophète (al-hadîth), l’analogie
(al-quiyas) et le consensus des juristes (al-ijma’). Les membres
de la communauté de croyant (al-‘umma) doivent respecter des
obligations individuelles appelées les « cinq piliers de l’islam » :
il s’agit de la récitation de la profession de foi (al-chahâda, le
témoignage de l’unicité de Dieu et de la prophétie de
Muhammad)1, des cinq prières canoniques quotidiennes (al-
salât)2, de l’aumône légale (al-zakât)3, du jeûne (al-sawm)
pendant le mois de Ramadan1 et du pèlerinage à la Mecque (al-
haj)2. S’y ajoutent des recommandations parmi lesquelles
figurent les actes volontaires de bienfaisance et de piété. Les
musulmans croient en la bonté d’un Dieu unique qui secours et
excuse les souhaits des croyants, à la volonté divine (al-qâdar),
1
. La profession de foi musulmane est la récitation, en arabe, de la phrase
suivante : lâ ilâha illâ Allah, Muhammadun Rassûl Allah (« il n’y a de dieu
que Dieu et Muhammad est Son messager »). Contredire ce dogme ou
associer Dieu à d’autres divinités constituent des sacrilèges.
2
. Les cinq prières quotidiennes sont exigées à partir de la puberté. Ce sont
des récitations de litanies coraniques qui impliquent d’une part des gestes
codifiées et, d’autre part, des conditions de pureté rituelle (al-wudû) très
strictes. Les femmes en période de menstruation en sont exemptées. Si les
prières quotidiennes peuvent être exécutées de façon individuelle et à
n’importe quel endroit, la loi musulmane exige que tous les hommes assistent
à la prière du vendredi à la mosquée.
3
. L’aumône légale est tout simplement l’impôt sur l’épargne et correspond à
2,5% (ou 1/40) de l’épargne du musulman. Celui-ci est tenu de calculer
chaque année lunaire ce montant et le donner aux gens les plus pauvres de sa
communauté en commençant par sa famille (à l’exception de ceux qu'il a en
charge) et ses voisins. Symboliquement, cette aumône doit permettre de
purifier le croyant de son éventuelle attirance pour les biens matériels, limiter
l’avarice et la convoitise. La personne qui donne fait une bonne œuvre dont il
sera tenu compte le jour du jugement dernier. Dans la pratique, cela permet
l’investissement des biens, car ceux-ci investis sont exemptés d’impôts et la
création de bâtiments publics utiles (écoles, hôpitaux).
1
. Le mois de Ramadan commémore le souvenir de la révélation du Coran.
On s’abstient de manger, de boire, de fumer, d’avoir mauvais caractère et
cela depuis l’apparition de l’aube jusqu’au coucher du soleil. Dans la culture
française, le Ramadan désigne souvent plus le jeûne lui-même que le mois.
Le ramadan est pourtant pour un musulman plus qu’un jeûne, c’est un mois
de recueillement et de compassion et un exercice de volonté dont les fidèles
auront la récompense dans l’au-delà.
2
. Le pèlerinage à la Mecque est obligatoire une fois dans la vie de tout
musulman qui en a la possibilité physique et les moyens financiers. Parmi les
rituels figurent la sacralisation par le port d’un simple tissu blanc (al-ihrâm),
les sept circumambulations de la Kaaba, la désaltération à la source de Zam
Zam, la visite du mont Arafa, la lapidation collective de piliers symbolisant le
diable, et le sacrifice d’un mouton. Le pèlerinage est un grand pardon qui
procure la remise des péchés et confère au pèlerin le titre honorifique de Haj.

20
au jugement dernier (al-akhira) et au jour de la résurrection (al-
yawm al-qiyâmah). Tous les aspects de la vie sociale des fidèles
sont définis par la jurisprudence islamique (al-fiqh) élaborée par
les juristes et les docteurs de l’islam (al-‘ulamâ`). Les
musulmans sont contrains à une série d’interdits alimentaires :
prohibition de toute viande non saignée ou non rituellement
sacrifiée, du porc et des boissons alcoolisées.
A la mort de Muhammad en 632, la communauté islamique se
scinde en deux grands courants du fait d’un désaccord quant à la
succession légitime du Prophète. Les Sunnites acceptent, en
principe, que tout musulman peut prendre la succession de
Muhammad. Les chiites1 estiment que celle-ci appartient de
droit aux descendants du Prophète par sa fille Fatima Zohra et
son gendre ‘Ali, le quatrième calife. Le sunnisme possède quatre
grandes écoles juridiques (al-madhhab) : le Hanafisme2, le
Hanbalisme3, le Chafi’isme4 et le Malékisme5, qui ont des

1
. Étymologiquement, le terme chiite vient de chî’at ‘Alî, le « parti de ‘Ali ».
En tant que musulmans, les chiites reconnaissent l’unicité divine, le Prophète,
le Coran, les cinq piliers de l’islam (néanmoins, lors de la prière canonique
une disposition corporelle minime les différencie des sunnites), le jugement
dernier et la résurrection. Selon eux le coran possède un sens caché, une
recherche ésotérique doit donc être menée sur le texte. Les imams sont
chargés d’enseigner cette gnose aux fidèles les plus méritants. Cet élitisme
fait du chiisme une religion moins égalitaire dans son fonctionnement que le
sunnisme, en justifiant l’existence d’un clergé et de niveaux d’initiation
sélectifs. Le chiisme vous un culte aux imams martyrs (‘Ali, Hassan et
surtout Hussein), célébrés pendant les fêtes de deuil du mois de Moharram.
Le Chiisme concerne environ 10 % des Musulmans dans le monde. Ils se
répartissent entre la Syrie, le Liban, le Liban, le Pakistan et L’Afghanistan,
mais on les trouve surtout en Irak et en Iran.
2
. Le Hanafisme, basée sur l’enseignement de Abû Hanifa Al-Nu’man Ibn
Thabit Ibn Al-Nu’man (699-767 J.C) est suivit par près de 65 % des
Musulmans et est particulièrement répandue en Turquie et dans les régions de
l’Asie Centrale. Cette école a introduit le droit de la femme à diriger et à être
juge et prône la valorisation de l’avis personnel (al-rayi’), le jugement par
analogie (al-quiyas) plutôt qu’une référence systématique aux textes sacrés.
3
. Prônant l’origine divine du droit et refusant l’innovation (al-bid’a) sous
toutes ses formes, le Hanbalisme doit son nom à l’imam Ahmed ben Hanbal
(780-855). Cette école, qui prône la réitération de la tradition prophétique,
restreint le raisonnement par analogie et est surtout observée par les
Wahhabites de l’Arabie Saoudite.
4
. Fondée par Abû ‘Abdallah Muhammad Ibn Idriss al-Chafiî (767-820), le
Chafi’isme vise un retour au Coran et à la tradition prophétique. On le trouve
en Egypte, en Syrie, mais surtout aux Philipines, en Thaïlande, au Viêt-nam,
en Malaisie et en Indonésie.

21
fondements différents mais se reconnaissent les unes les autres.
L’islam sunnite ne fait pas de distinction entre le clergé et le
commun des fidèles mais condamne toute forme d’idolâtrie,
d’associations religieuses et de vénération de saints. Cependant
un mysticisme pratiqué par des premiers ascètes entraîne peu à
peu l’apparition de modèles de sainteté et d’ordres religieux.
Comment le mysticisme s’intègre-t-il dans l’islam sunnite ?

Le mysticisme1

Tout en demeurant attachée à la loi islamique, le mysticisme


musulman ou soufisme2 (al-tasawwuf) vise une approche
sensitive et charnelle de la foi à travers une méthode théorique et
pratique enseignée par des maîtres (chaykh-s) pour vivre
l’expérimentation de l’union avec Dieu au cours de la vie
terrestre. Rappelons que la Révélation coranique et le modèle
prophétique ont tout deux porté les germes féconds de la
mystique. Le Coran n’appelle pas seulement l’homme à se
détacher du monde et à se consacrer à l’adoration, il l’incite
aussi à cheminer sur la « voie » (al-tarîqa) qui le mène vers
Dieu, seul et unique détenteur de la sainteté3 (al-walâya). La

5
. Le Malékisme, fondée par Mâlik Ibn Anas (710-795) sur une théorie
juridique qui prend en considération les coutumes médinoises au moment où
le Prophète y vivait. C’est la deuxième école en nombre de pratiquants,
majoritaire au Maghreb et dans une partie de l’Afrique de l’Ouest. Elle
diffère essentiellement des trois autres écoles par les sources qu’elle utilise
comme sources de la jurisprudence. Si les quatre écoles utilisent le Coran, la
sûnna, le consensus des savants (al-ijma’) et la comparaison analogique, le
Malékisme, accorde une place importante au principe d’utilité publique (al-
maslaha) et à la coutume locale (al-‘urf).
1
. Nous nous aidons ici des travaux de Denis Grill, de Eric Geoffroy et de
Sossie Andezian. GRILL, « Les début du soufisme » et GEOFFROY,
« l’apparition des voies », « la ‘‘seconde vague’’» dans Les voies d’Allah,
1996, pp. 28-43, 44-54, 55-68. ANDEZIAN, op. cit.
2
. L’hypothèse la plus courante est que le mot soufisme et ses dérivés
viennent de l’arabe al-sûf signifiant « la laine ». On attribue au soufi le port
de vêtements de laine en signe de modestie, de pauvreté, de détachement,
d’intériorisation, de purification, de sagesse et d’ascétisme. Le soufi - appelé
aussi derviches (« mendiants ») ou faqîr (« pauvre ») tend vers la
connaissance ultime de Dieu.
3
. Coran, s. 73 / v. 19.

22
Tradition prophétique nous transmet l’image du Prophète qui,
comme tout guide spirituel, se tourne à la fois vers Dieu et les
hommes. Il est le modèle parfait du maître qui se consacre aussi
bien aux veillées de prières, au jeûne et à l’invocation qu’aux
activités quotidiennes avec les siens, au coté de ses compagnons
face aux ennemis. Le nom même de « compagnon » (al-sâhib)
traduit l’importance du compagnonnage (al-suhba) sans lequel
on ne saurait comprendre le soufisme. Adhérer à l’enseignement
d’un maître, vivre auprès de lui, l’écouter et se sentir lié par la
fraternité avec ses condisciples, telles sont les notions
fondamentales du compagnonnage. Dans son célèbre Discours
du l’histoire universelle, Ibn Khaldun définit le soufisme de la
façon suivante :
« Le soufisme est une des sciences de la loi religieuse qui ont pris
naissance en Islam (…) et repose sur la pratique stricte des vertus
suivantes : exercices de piété, dévotion exclusive à Dieu,
renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs, aux richesses et
aux honneurs que recherche le commun des hommes, et refuge, loin
du monde, dans la retraite consacrée à la prière (…) les compagnons
du Prophète pratiquaient déjà ces exercices spirituels. La grâce
divine se répandait sur eux. »1
Pour Henri Corbin, le soufisme est une « fructification du
message spirituel du Prophète et l’effort pour en revivre
personnellement les modalités, par une introspection du contenu
de la Révélation coranique. »2 Les grands maîtres du soufisme
ont prôné des voies différentes, certains se sont tournés vers la
connaissance métaphysique (Junayd, Ibn ‘Arabî), d’autres vers
l’ivresse et l’amour (Hallâj, Rûmî). Dans tous les cas, la pratique
du soufisme nécessite de respecter deux types d’impératifs : les
rites obligatoires imposés à tous les musulmans et les rites
surérogatoires à destination des seuls initiés. Lorsqu’un aspirant
s’engage dans le mysticisme, il lui faudra acquérir par le biais de
cette pratique une nouvelle dimension intérieure, une qualité

1
. IBN KHALDUN, Al Muqaddima, Discours sur l’histoire universelle, trad.
V. Monteil, Vol. 3, 1968 (1377), pp. 1004-1005.
2
. CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, 1994, p. 263.

23
supplémentaire attribuant une certaine profondeur ésotérique
aux actes rituels qu’il accomplissait jusqu’ici de façon plus ou
moins récurrentes, ou avec plus ou moins d’investissement
spirituel. Le disciple qui vise la réalisation spirituelle doit
apprendre à « se transcender lui-même »1. Pour cela, il lui faut
suivre une discipline établie par un chaykh qui ajoute à
l’autocontrôle des pulsions de l’ego (al-nafs) un ensemble
d’invocations et de prières surérogatoires (dhikr-s, wird-s et
hizb-s) pour atteindre, par étapes successives, celle de
l’anéantissement de son être dans l’Unicité divine (al-fanâ’ fî al-
tawhîd), manifestant ainsi sa rencontre avec la Vérité (al-haqq).
Les doctrines établies par les maîtres soufis à destination de
leurs partisans englobent, d’une part, des recommandations
morales, éthiques et comportementales, et, d’autre part, des
récitations de litanies spirituelles au moyen d’un chapelet et des
enseignements métaphysiques théoriques. Ces doctrines forment
un « code de vie » qui doit permettre au fidèle de demeurer
perpétuellement en présence de Dieu. Certaines autorisent la
mise en scène de pratiques artistiques et musicales telle que
l’audition (al-samâ’) de cantiques et les danses de la Présence
(al-hadra) provoquant chez les fidèles des phénomènes d’extase
(hal), et de transe. Pendant de longs siècles on ne parle pas ou
peu d’ordres religieux, mais plutôt de compagnons et de
disciples de tel ou tel maître. Se faire compagnon d’un guide
spirituel et s’affilier à une confrérie, c’est en un sens recréer le
compagnonnage idéal modélisé par le Prophète entouré de ses
premiers disciples. Qui sont ces maîtres spirituels investis par
leurs partisans de pouvoirs extraordinaires ? Quand sont-ils
apparus et quels rôles remplissent-ils auprès de leurs disciples ?

1
. LINGS, Q’est-ce que le soufisme ? 1977, p. 80.

24
Les origines

Dès les deux premiers siècles de l’Islam, des acètes et des


modèles de spiritualités émergent à Bassora et à Kufa (Irak).
L’imam Hassan al-Basrî (643-728) contribue à la création des
branches du savoir islamique et marque celle de la mystique par
son ascèse et son désir de Dieu. Abû Hâchim ibn Chârîk (m.
vers 777) est l’un des premiers à avoir porté le surnom de soufi1.
Le premier traité de d’enseignement mystique, celui de
‘Abdallah ibn al-Mubârak (m. 797), traite des vices qui
corrompent le cœur des hommes et des vertus spirituelles
accessibles par l’adoration (al-‘ibâda) et la récitation d’oraisons
(al-dhikr). Au 9ème siècle, Bagdad est le centre du monde
islamique oriental. Une riche tradition littéraire s’instaure, les
auteurs affirment leur spécialité en utilisant le terme de tâ`ifa
(« groupe ») et khassa (« élite »). Les disciples, en quête
d’information, fréquentent simultanément ou successivement
plusieurs maîtres, les propos mystiques circulent et son
commentées d’une communauté à l’autre. L’importance du ribât
dans la fondation des premières communautés soufies est
importante. Ce terme désigne à la fois l’engagement dans le
combat pour Dieu et un lieu de réunion d’un maître et de ses
disciples. Les grands maîtres de cette époque sont Muhâsibî (m.
857), Bistâmî (m. 874) et Junayd (m. 911), le premier, semble-t-
il, à avoir formulé l’idée d’ « extinction de l’ego dans l’Unicité
divine » (al-fanâ’ fî al-tawhîd). Al-Sulamî (m. 1021) enseigne
dans les mosquées de Bagdad son commentaire mystique du
Coran et réalise une synthèse de plusieurs courant de
spiritualité : l’ascétisme (al-zuhd), la chevalerie spirituelle (al-
futuwwa), la sagesse prophétique (al-hikma) et l’initiation par
communication paranormale (al-malâmatiyya) ; en démontrant
que toute ces tendances convergent vers la modélisation du

1
. GRILL, op. cit., p. 33.

25
modèle prophétique. En Iran, Abû Hâmid al-Ghazâlî (m. 1111)
réalise la synthèse entre soufisme, loi islamique et théologie
dans un ouvrage célèbre, Revivification des sciences de la
religion1. Cet ouvrage est conçut comme une guide complet de
la vie religieuse, associe la piété sunnite aux actes de dévotions
introspectifs issus du mysticisme. Ghazâlî érige la suprématie du
dévoilement spirituel (al-kachf) et de l’inspiration (al-ilhâm) sur
le raisonnement intellectuel en démontrant que la vie mystique
doit se vivre au sein du sunnisme. De fait, Ghazâlî favorise la
future institutionnalisation des ordres mystiques et l’apparition
des zâwiya-s, qui constituent d’une part des centres d’éducation
de la pratique religieuse et spirituelle, et, d’autre part, des
refuges pour les nécessiteux et les pèlerins. La première grande
confrérie naît à Bagdad : il s’agit de la Qâdiriyya, du nom de son
fondateur le juriste et théologien ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m.
1166). Admiré et cité par les grands mystiques tel Ibn ‘Arabî,
celui-ci est devenu à travers les siècles un saint légendaire aux
pouvoirs miraculeux, le « sultan des saints » et le « pôle des
pôles ». Ce dernier ne fonde pas à proprement parler de
confrérie, mais dispense un enseignement doctrinal manuscrit
qui assigne une règle à tous les aspirants au soufisme.
Continuateur sur le plan doctrinal de Ghazâli, il fut sur le plan
social le premier à avoir œuvré et favorisé de façon concrète
l’intégration des groupes de soufis ascétiques et solitaires dans
la société musulmane de l’époque. Sa doctrine, exposée dans
son Livre des règles du disciple, est profondément liée au Coran
et aux hadiths. L’ordre Qâdirî n’a jamais été centralisé et se
répand à travers tout le monde musulman et jusqu’au Maghreb
dès la mort de son fondateur.

1
. Traduit en français et commenté par A. Moussali, 1999.

26
L’apparition du mysticisme au Maghreb1

Identifiés d’abord au Maroc au 12ème siècle, les premiers


mystiques se répandent très vite dans tout le Maghreb. A
l’inverse de l’Orient où le parcours initiatique se vit au sein des
confréries naissantes, en Occident le mysticisme ne connaît pas
encore l’apparition de voies initiatiques particulières ni d’ordres
à proprement parler. Mais à travers les régions du Maghreb et de
l’Andalousie apparaissent des réseaux de maîtres et de disciples
qui deviendront plus tard les confréries. Les premiers ascètes qui
se lancent à la recherche de la connaissance divine réalisent une
pérégrination spirituelle (al-siyâha) à travers villes et campagnes
qui entraîne une transformation totale de leur être. Certains
choisissent de vivre isolés du monde et se retirent dans des lieux
reculés, mais la plupart ont une vie familiale et une vie sociale :
ils établissent une demeure gérée par les membres de leur
famille et y accueillent les visiteurs de passage et des disciples2.
C’est avec l’écrivain, savant et poète ‘Abû Madyan Chu’ayb Ibn
al-Hussein dit « Sîdî Boumediène » que s’annonce réellement le
soufisme maghrébin. Sîdî Boumediène n’est pas l’instaurateur
d’un ordre déterminé mais représente une source
d’enseignement dont les multiples ramifications couvrent le
Maghreb et une partie du Moyen Orient. Cet andalous originaire
de Séville est initié à la mystique au Maroc par ‘Abû Ya’za al-
Hazmirî, ‘Ali Ibn Herzihim (connus sous les noms de Moulay
Bu’aza et Sîdî Harazem), puis en Orient auprès d’élèves de
Junayd et de Ghazâlî. Il y rencontre, semble-t-il, des maître
Irakiens comme ‘Abd al-Qâdir al-Jîlanî3. De retour au Maghreb,
il s’installe à Bejaïa en Algérie et y dispense son enseignement
qui représente une « synthèse du mysticisme maghrébin,

1
. Rappelons que l’historique du soufisme maghrébin est exposé par Sossie
Andezian dans son article « le Maroc, l’Algérie la Tunisie » dans Les voies
d’Allah, 1996, op. cit., pp. 389-407.
2
. ANDEZIAN, 2001, op. cit., p. 20.
3
. ANDEZIAN, 1996, op. cit., p. 391.

27
andalous et oriental »1. Il meurt à Tlemcen en 1198 sur le
parcours qui le mène de Bejaïa au Maroc pour répondre à la
convocation du sultan Almohade Ya’cûb al-Mansûr, inquiet de
son influence croissante. Parmi ces nombreux disciples venus
d’horizons divers, certains partent essaimer sa doctrine en
Egypte et au Moyen Orient, d’autres comme Ibn Machîch et Al-
Châdilî propagent sa pensée à travers tout le Maghreb. Né en
1197 au Maroc, ‘Abû Hassan al-Châdilî chercha le Pôle spirituel
de son temps en Irak, avant de le trouver près de chez lui, dans
le Rif marocain, en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Machîch
(m. 1228). Cet ermite, dont le sanctuaire au sommet d’une
montagne est toujours un lieu de pèlerinage, est considéré
comme le « pôle occidental » du soufisme (par opposition à
‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî, le « pôle oriental ») et s’inscrit dans la
lignée de ‘Abû Madyan. Châdilî s’installa en Ifriqiya (l’actuelle
Tunisie) avant de s’exiler avec quelques-uns de ses élèves en
Egypte, où il meurt en 1258, accusé d’organiser des troubles et
chassé de Tunis sous la pression de quelques religieux officiels,
Abû Hassan al-Châdilî connu cependant un grand succès par son
orthodoxie associée à une grande ferveur mystique2. Sa
confiance en Dieu s’exprime par une insistance sur le
détachement de toute préoccupation autre que la connaissance
de la Vérite. Au siècle suivant, l’ensemble du Maghreb connaît
d’importants bouleversements : désorganisation politique,
percée des Portugais sur la côte ouest de l’Afrique, déclin du
commerce3. Une vaste quête de la bénédiction (al-baraka)
anime toute la société marocaine4. Le profil de la Châdiliyya se
modifie sous la démarche de certains chaykh-s qui se proclament
d’ascendance chérifienne5. Les disciples des confréries se

1
. GEOFFROY, op. cit., p. 52
2
. Pour s’informer de la biographie et de l’hagiographie de Châdilî, voir
GRILL, « le saint fondateur » dans Les voies d’Allah, 1996, pp. 104-120.
3
. LAROUI, Histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, 1975, vol. 2, pp. 23-
38 et 47-49.
4
. BERQUE, 1978, op. cit., pp. 142-198.
5
. BERQUE, Ulémas, fondateurs et insurgés du Maghreb, 1982, pp. 13-160.

28
mobilisent autour de ‘Abû ‘Abdallah Muhammad al-Jazûlî (m.
vers 1470), chaykh de la Châdiliyya du sud-ouest marocain. Ce
descendant du Prophète est l’instigateur d’un mouvement de
dévotion qui vise à diffuser la bénédiction divine (al-baraka) sur
le plus grand nombre de fidèles. Il crée la première grande
tarîqa maghrébine, la Châdiliyya-Jazûliyya, concurremment la
tarîqa Qâdiriyya qui se réfère à ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî. Son
recueil de prières intitulé le Guide des œuvres de bien (Dalâ`il
al-khayrât) devient rapidement l’ouvrage de référence du
soufisme maghrébin. Hormis la réforme de Jazûlî, le 15ème siècle
ne suscite que des prolongements des voies antérieures. La
majorité des confréries maghrébines sont fondées au Maroc
entre le 16ème et le début du 20ème siècle. Voici les plus connues
(liste non exhaustive) : Aïssâwiyya (15ème siècle), Cherqâwiyya
(17ème siècle), Nassiriyya (17ème siècle), Taybiyya (17ème siècle),
Hamdûchiyya (17ème), Râziyya (17ème), Sâdkiyya (18ème),
Jîlaliyya (18ème siècle), Hansaliyya (18ème), Darqâwiyya (18ème),
Tijâniyya1 (19ème), Bwazawiyya (19ème), Kettâniyya (19ème),
‘Alawiyya (Algérie, début 20ème) et Qâdiriyya-Bûchichiyya2 (fin
20ème).

1
. La tarîqa Tijâniyya a été fondée par Ahmed al-Tijânî (1737-1815),
originaire de ‘Aïn Madi dans le désert Algérien où se trouve le siège de
l’ordre (son tombeau se trouve à Fès au Maroc). Elle commence à se
développer au Maroc où son chaykh trouva refuge suite au conflit qui
l’opposa avec l’administration ottomane. L’hagiographie du chaykh Tijânî
vise un détachement doctrinal de la Châdilliya-Jazûliyya. A ce propos, voir la
thèse de Jillali El-Adnani, Entre hagiographie et histoire, les origines d'une
confrérie musulmane maghrébine : la Tijâniyya (1781-1880), 1998.
2
. La Qâdiriyya-Bûdchichiyya a été fondée en 1972 dans le nord-est du
Maroc par Sîdî Hamza al-Qâdirî Bûdchich (né en 1922 à Madagh). Cette
confrérie semble être la plus récente apparue au Maghreb et se présente à ses
disciples comme une réforme des confréries Darqâwiyya et Tijâniyya. Son
chaykh se déclare de tradition mystique et familiale Qâdirî.

29
Fig. 1 : origine des confréries mystiques au Maghreb :

30
Toutes ces confréries possèdent des doctrines fondées sur la loi
islamique. Cependant les stratégies d’extension des chaykh-s les
ont contraints à accepter l’affiliation des disciples issus de toutes
les catégories sociales, chacun enrichissant les doctrines
originelles de diverses pratiques rituelles locales (danses
d’extase, exorcisme et culte des démons). La confrérie des
Aïssâwa, qui traverse pourtant toutes les couches sociales, reste
systématiquement considérée comme une confrérie populaire à
cause des rituels de possession pratiqués par certains de ses
disciples, à l’inverse d’autres comme la Darqâwiyya, la
Tijâniyya et la Qâdiriyya-Bûdchichiyya qui sélectionnent leurs
partisans dans les couches moyennes et aisées de la population.
La plupart de ces confréries essaiment dans tout le Maghreb, la
Qâdiriyya-Bûdchichiyya rayonne actuellement en Europe et
permet la conversion à l’islam de très nombreux jeunes, dont
seulement une minorité est d’origine maghrébine1.

Les maîtres fondateurs des confréries mystiques sont considérés


par les fidèles, après leur mort ou de leur vivant, comme de
véritables saints investis de pouvoirs extraordinaires. Comment
l’islam sunnite accepte-t-il en son sein ces saints maghrébins ?
Quelles sont les bases théoriques de la sainteté et comment
celle-ci se manifeste-t-elle dans la société ?

La sainteté musulmane2

Selon Sossie Andezian, la construction théorique du concept de


sainteté trouve son expression la plus aboutie dans la pensée
d’un des grands noms de la mystique musulmane, Ibn ‘Arabî
(1165-1240), appelé « le Plus Grand des Maîtres » (al-Chaykh

1
. A ce sujet voir notre article intitulé « Une zâwiya Qâdiriyya-Budchichiyya
en banlieue parisienne. Mise en scène d’une spiritualité musulmane ».
Publication en cours dans les ASSR.
2
. Nous nous aidons ici des travaux de Sossie Andezian. ANDEZIAN, 2001,
op. cit., pp. 13-19.

31
al-Akbar). Dans Le livre de l’extinction dans la contemplation1,
Ibn ‘Arabî avance que la sainteté est l’aboutissement d’un
parcours initiatique en double mouvement. Le premier est
ascendant et conduit les hommes vers Dieu. Le second est
l’inverse mène la présence divine vers les hommes2. Ce chemin
qui conduit à la présence divine est jalonnée de stations
(maqâm-s) ou demeures (manzil-s), qui sont identifiées par
analogie aux étapes de l’ascension du Prophète (al-mi‘râj) vers
Dieu. Néanmoins, l’arrivée à l’ultime station divine (al-maqâm
al-qurba) ne permet pas à octroyer la sainteté à l’aspirant. Pour
y accéder pleinement, celui-ci doit retourner auprès des hommes
et accomplir sa mission de guide sur le modèle du Prophète. Ce
principe défendu par Ibn ‘Arabî permet à tout homme de devenir
saint, la démarche consiste à se réapproprier uns à uns les
caractéristiques prophétiques et les attributs divins. Dans cette
pensée, la sainteté musulmane se base sur la Tradition
prophétique et entraîne la proximité de Dieu et des hommes,
liant intimement l’humain et le divin. Le terme walî, qui désigne
le saint homme dont la perfection est une des caractéristiques
essentielles, est un terme issu du Coran et l’une des 99 noms de
Dieu. La racine w-l-y, qui exprime à la fois la proximité et le
rapprochement, ses formes verbales dérivées peuvent se traduire
par « être ami de », mais aussi par « gouverner » et « prendre en
charge ». Les divers miracles et prodiges (al-karâma-s)
attribuées aux saints musulmans s’expliquent et se comprennent
par leur fonction de substitution (al-niyâba) du Prophète qu’ils
endossent auprès des hommes. En effet, la théorie de Ibn ‘Arabî
définit la sainteté comme un attribut divin transmis par les
prophètes aux seuls hommes parfaits. C’est le prophète
Muhammad, étant l’héritier des prophètes antérieurs et le plus
parfait des hommes, qui personnifie la sainteté. Il est donc vu

1
. Traduit en français, présenté et annoté par Michel Valsan,
1984.
2
. ANDEZIAN, op. cit., p. 15.

32
comme le détenteur exclusif de pouvoirs surnaturels et les divers
personnages qui constituent la hiérarchie des saints permettent
uniquement de déléguer ces pouvoirs aux niveaux inférieurs et
jusqu’aux être humains. Le walî, un saint homme à la fois
proche de Dieu et des hommes, devient pour eux un ami, un
guide, un protecteur et un intercesseur. Le Coran évoque
d’ailleurs l’existence d’êtres vertueux qui bénéficient d’un
surcroît d’attributs divins et un statut social élevé, sans leur
accorder la préséance d’une vénération particulière. Outre le
terme de walî, ceux-ci sont appelés « le protégé » (al-
muqarrab), « le juste » (al-siddiq) ou « le pur » (al-sâlih). Les
descendants du prophète, les churfa (sing. cherîf)1, disposent
d’une sainteté potentielle et de la bénédiction divine, la baraka,
et jouissent d’un statut social élevé. En plus de ce prestige
symbolique, les churfa avaient l’avantage d’être exemptés
d’impôts et recevaient des cadeaux des sultans, les bénéfices de
certains édifices religieux leur étaient par ailleurs réservés. Nul
doute qu’un tel mode de canonisation par généalogie s’est prêté
plus d’une fois à des attributions frauduleuses2.
Dans les faits et en l’absence d’un clergé religieux, les saints
musulmans sont canonisés au terme d’une « montée en
puissance »3 initiatique qui propulse un aspirant jusqu’au statut
ultime de la sainteté. Celle-ci est une qualité personnelle qui
englobe différentes caractéristiques transmises post mortem à
1
. Les churfa marocains se répartissent en trois principales branches : les
Qâdiri (descendants du Prophète par Hussein et ‘Abd al-Qâdir al-Jîlanî) les
Idrissi (par Hassan et Moulay Idriss) et les Alawi (par ‘Ali).
2
. Sur le Chérifisme en général voir VAN ARENDONCK, Sharîf,
Encyclopédie de l'islam 1ère éd., vol. 4, pp. 336-341 ainsi que le Chérifisme
au Maroc, cf. Éd. MICHAUX-BELLAIRE, " La légende ldrisside et le
chérifisme au Maroc ", Revue du Monde musulman (R.M.M.), vol. 35, 1917,
pp. 57-86 ; du même auteur, Conférences faites au cours préparatoire du
Service des Affaires Indigènes, dans les Archives marocaines, vol. 25, 1921,
pp. 1-86 ; G. DRAGUE, Esquisse d'histoire religieuse marocaine, 1950, pp.
50 et suivantes. Pour une approche anthropologique dans un contexte plus
actuel, un travail de R. JAMOUS analyse les fonctions sociales de la
« médiation sacrée » des churfa-s en milieu tribal rural dans Honneur et
baraka, 1981.
3
. Ce terme est emprunté à Hassan Elboudrari. « Anthropologie historique des
pratiques religieuses dans l’Islam méditerranéen », EHESS Paris, année
universitaire 2002-2003.

33
travers les récits hagiographiques où a filiation spirituelle, les
miracles et l’ascendance prophétique sont réunis chez un même
individu. Selon Gellner, c’est par consensus social et
approbation populaire qu’un homme est consacré, un saint est
considéré comme tel par la majorité de la population1. Des
hommes sont reconnus saints par leurs actes de piété, de
religiosité, de dévotion, d’hospitalité, de pacifisme et de
prospérité. La renommée et la hiérarchie des saints varient selon
leurs rôles et leur fonction sociale : certains possèdent une aura
internationale (comme ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî) tandis que
d’autres rayonnent dans leur pays, leur région, leur ville ou
simplement dans leur village. Certains sont des fondateurs de
confréries soufies, d’autres des fondateurs de dynasties passées
ou présentes (comme Moulay Idriss 1er et 2nd au Maroc). Dans
tous les cas, leurs tombeaux font l’objet de vénération en raison
de spécificités surnaturelles que les croyants leur attribuent.
Souvent des tombes tacites sont construites aux endroits où un
événement particulier de la vie du saint s’est déroulé. Pourquoi
les croyants font-ils appel à l’intercession de ces saints
personnages ? Par quel système de croyance explique-t-on ces
pratiques ?

Le système de croyance

Le système de croyance lié à la sainteté et au mysticisme est


communément appelé culte des saints. Ce terme désigne les
formes et les pratiques religieuses inscrites dans le champ
religieux de cette aire culturelle2 : les cérémonies domestiques
(lîla-s), les pèlerinages (mussem-s) mais aussi les rites
thérapeutiques et magiques. Le terme de soufisme est

1
. GELLNER, Muslim society, 1981, pp. 121-123.
2
. Les confréries présentent au Maroc, en Algérie et en Tunisie ont les mêmes
origines historiques. Mis à part quelques singularités locales, les croyances
qui en découlent possèdent, dans tous le Maghreb, les mêmes caractéristiques
fondamentales.

34
généralement employé par les principaux intéressés pour
désigner l’ensemble de ces pratiques, bien que les orientalistes
français l’ont fait connaître sous le nom de « maraboutisme ».
Ce mot semble être la translittération du mot arabe murâbit qui
se rapporte soit à la dynastie berbère des Murâbitûn
(Almoravides) (1056-1147), dont l’empire a couvert l’Espagne,
le Maghreb et l’Afrique, soit aux « moines soldats » habitant les
ribât-s1, ces « couvents militaires » de l’islam médiéval censés
préparer les fidèles à la guerre sainte (al-jihâd). Le mot murâbit
découle de la racine r-b-t qui signifie « être lié à » et, plus
spécifiquement, être lié à Dieu. Les Marocains n’utilisent jamais
le mot « marabout », constamment employé dans la littérature
ethnographique coloniale pour désigner les saints nord-africains,
mais plutôt chaykh (« maître »), mûlay (francisé en Moulay,
« seigneur ») et sîdî (« monsieur ») pour les saints, et lalla ou
sayyida (« Madame ») pour les saintes. Ces termes manifestent
une phénoménologie complexe car ils permettent de nommer
différents types de personnages : thaumaturges, saints, dévots,
fondateurs des confréries religieuses, descendants du Prophète,
ancêtres et même différents types de démons (jinn-s).
La sainteté implique la présence de la bénédiction divine, la
baraka, émanation du divin à la fois dans les êtres vivants, les
végétaux, les minéraux et les objets matériels. La baraka est une
notion canonique qui concerne tant les choses et les êtres que la
pensée et l’action des individus. Plus qu’un concept abstrait, elle
occupe une place fondamentale et essentielle dans l’existence
(temporelle et spirituelle) ainsi que dans l’interprétation du
monde et de la société. Si de très nombreux anthropologues ont
insisté sur l’aspect utilitaire et pratique de la baraka2, Raymond
Jamous la définit « non seulement comme une croyance, mais

1
. Notons que dans l’Encyclopédie de l’Islam, nouvelle éd., vol. 3, J. Chaabi
rejette l’idée du couvent militaire pour définir le terme ribât. CHAABI, 1995,
pp. 510-253.
2
. Voir par exemple WESTERMARCK, 1935, op. cit., BERQUE, 1955, op.
cit., CRAPANZANO, 2000 (1973), op. cit., GEERTZ, 1992 (1968),
ANDEZIAN, 2001, op. cit.

35
des valeurs et un rapport de subordination religieuse entre ses
détenteurs et les croyants laïcs. (...) la baraka ne se situe pas
uniquement au niveau de la pensée symbolique, mais aussi au
niveau de la pratique sociale. »1 La baraka est à la fois issue de
Dieu mais est inhérente à certaines personnes (les churfa) et à
certaines choses (le Coran). Elle peut aussi peut être léguée aux
croyants à la fois par contamination involontaire (vomis,
excréments)2 et par une transaction symbolique de don / contre
don. Au Maghreb, dans les représentations collectives, les
saints, de par leur proximité de Dieu, détiennent la baraka et
sont en mesure de la céder. Pour cela, les personnes à la
recherche de la baraka se rendent près de la tombe d’un saint et
lui formulent des vœux spécifiques. Cette supplique
d’intercession auprès de Dieu entraînement obligatoirement une
offrande, appelée ziyâra (la « visite », sous entendu la visite du
lieu saint) offerte au sanctuaire. Celle-ci peut être constituée de
dons financiers (généralement quelques pièces de monnaies), de
denrées alimentaires (pain, sucre, lait, dattes) ou d’un sacrifice
animalier. Parfois les fidèles laissent un ex-voto (en arabe al-‘âr,
objet ou parole doté d’une une énergie contraignante) sur place
ou sur un arbre près du tombeau. La ziyâra est l’acte nécessaire
qui manifeste la reconnaissance et l’allégeance de la société au
saint et qui valide et confirme le contre don de la baraka.
Souvent, pour s’assurer une réception ininterrompue de baraka,
les fidèles renouvellent leurs ziyâra-s chaque année. Pour
illustrer ce système, Hassan Elboudrari propose le schéma
suivant (fig. 2) :

1
. JAMOUS, op. cit., p. 204.
2
. A ce propos, voir Westermarck et Crapanzano, op. cit.

36
Fig. 2 : schéma du système de croyance1 :

Ajoutons à ce système théorique que l’intercession du saint ne


peut s’accomplir uniquement si la ziyâra est soutenue par la
confiance (al-taslîm) et de la pureté d’intention (al-niyya) des
croyants. Ce dernier principe est l’élément qui valide et
conditionne réellement la transaction. Les motivations pour
demander la baraka sont très variées, bien que certains visiteurs
ne se rendent pas au sanctuaire avec un vœu précis. Certains
saints sont réputés pour leur efficacité dans la guérison de
maladies spécifiques. Les malades viennent donc chercher
soulagement et guérison, à la fois pour les maladies somatiques
mais aussi pour les troubles psychiques et même les problèmes
socioéconomiques (trouver un emploi, un conjoint, réussite
professionnelle ou succès scolaire). Le concept de baraka ne
peut être isolé des interactions dynamiques que le saint (le cas
échéant ses descendants vivants ou ses représentants locaux)

1
. Ce schéma est issu l’article de H. Elboudrari intitulé « Allégeance, ordre et
constance. L’éthique d’un saint et fondateur maghrébin », dans Modes de
transmission de la culture religieuse en Islam, 1993, pp. 251 – 281, p. 267.

37
entretient avec les fidèles dans une relation de patronage. Dans
le culte des saints, l’ordre et l’équilibre du monde dépendent des
actions humaines, qui sont liées au surnaturel et convergent vers
Dieu, qui en retour les irradie de sa bénédiction.
C’est principalement par le mysticisme que l’islam pénètre en
milieu rural dans tout le Maghreb pendant les règnes des
Almoravides (1056-1147) et des Almohades (1130-1269)1. Sous
la période des Mérinides (1195-1470) de nombreuses médersas
émergent et l’enseignement religieux est placé sous la direction
de maîtres soufis2. Le rôle des confréries religieuses ne se
restreint pas au seul domaine religieux et se montre clairement
politique selon les circonstances. Néanmoins, il est difficile de
définir une conduite politique commune à tous ces ordres à
travers l’espace et le temps. Au Maroc, cette implication
politique se révèle dès le début du 15ème siècle, dans une
conjoncture de crise particulièrement grave : pénétration
Ibérique et Ottomane, affaiblissement économique,
désorganisation politique et confusion sociale. Retraçons le rôle
politique des ordres mystiques depuis cette époque et jusqu’à
aujourd’hui.

LE CONTEXTE POLITIQUE

Les confréries dans le champ politique au Maroc

Alliance, opposition et déclin

Au Maroc, le rôle politique des confréries se manifeste tour à


tour par des périodes d’alliance et de tensions en passant par la
collaboration avec le pouvoir central. Leur déclin débute au
milieu du 19ème siècle sous le règne de la dynastie Alawite qui
restreint leurs responsabilités dans le champ religieux. A la fin
1
. ANDEZIAN, op. cit., p. 193.
2
. TRIMINGHAM, op. cit., pp. 156-162. DRAGUE, op. cit., p. 80 et ss.

38
du 15ème siècle et au début du 16ème siècle, le mysticisme se
développe face à la menace chrétienne et à la crise du pouvoir
Wattaside, Jazûlî mobilise les fidèles pour la défense du pays
contre les envahisseurs étrangers (Portugais, Espagnols,
Ottomans). Au cours du 17e siècle l’Europe est alors déchirée
par la Guerre de Trente Ans. Sa pression sur le Maroc
s’amenuisant, certaines confréries aspirent à l’exercice du
pouvoir temporel aux dépens de la dynastie Saâdienne. Citons,
par exemple la zâwiya du chaykh Al-Ayachi (dans le nord-
ouest), celle de Muhammad al-Haj (dans le centre), celle de Abû
Mahalli et Al-Halli situées dans la vallée du Draa1. Avec
l’arrivée au pourvoir de la dynastie Alawite et sa consolidation
avec le sultan Moulay Ismail (1676-1727), le rôle politique des
confréries s’amoindrit. Les sultans Alawites mènent une
politique d’assujettissement des ordres mystiques et des familles
chérifiennes influentes. A cette époque une nouvelle zâwiya très
puissante, celle des churfa de Wazzâne est fondée par Moulay
‘Abdallah Chérif dans le nord du Maroc. En s’appuyant délibé-
rément sur elle, le pouvoir Alawite cherche à faire contrepoids
aux chefs religieux (saints) non chérifiens2. Le 18ème siècle se
caractérise par l’alternance d’alliances et d’opposition entre les
sultans et les confréries suivant les intérêts politiques et écono-
miques de chacun des protagonistes : la Taybiyya s’allie au
pouvoir mais s’y oppose dès que celui-ci interdit les pèlerinages,
la privant ainsi d’une de ses principales sources de revenus3. Si
aucun nouvel ordre ne fait son apparition, les churfa de
Wezzâne accroissent leur influence dans le nord du Maroc et la
région de Oran. Au 19ème siècle, le sultan Moulay Slimane
(1792-1822) s’affilie un temps aux confréries Nasiriyya et

1
. DRAGUE, op. cit.
2
. Cette problématique est étudiée par H. Elboudrari dans sa thèse intitulée La
« maison de cautionnement », les Shurfa d'Ouezzane de la sainteté à la
puissance, 1984.
3
. ANDEZIAN, 1996, op. cit., p. 396.

39
Darqâwiyya par stratégie politique afin d’étendre son pourvoir1.
Mais, influencé par les idées wahhabites2 venues d’Arabie, il se
désaffilie et condamne ensuite toutes les confréries dans un
célèbre décret lu dans les mosquées du pays. Considéré comme
une déclaration de guerre aux confréries, son texte provoque à
l’époque une vaste insurrection qui manque de renverser la
dynastie. En voici quelques extraits :
« Tout cela n’est qu’innovation détestable, action blâmable, basse
injure, coutume contraire aux lois religieuses, erreur et égarement,
tromperie du diable et vice que le démon a rendu agréable à ses
zélateurs (…) les gens fidèles à ces innovations, Aïssaoua, Jilala et
autres confréries partisanes de la nouveauté et de l’erreur, de la folie
et de l’ignorance, y accourent (…) Ils se font appeler ‘‘Fokara’’
alors qu’ils ont apporté en matière de religion des choses qui les
rendent dignes de l’enfer (…) On ne trouve nulle part dans la
religion donnée par Dieu, ni dans ce qu’a prescrit le Prophète que
l’on puisse se rapprocher de Dieu par les chants et la danse (…).
Tout ce que font les partisans des confréries, ce n’est que mensonge
envers Dieu et Calomnie (…) Celui qui dorénavant fréquentera les
moussem ou qui aura introduit des innovations dans la religion du
Prophète cherchera sa propre perte et attirera le malheur sur lui et
sur tous ceux de sa race. Il sera prêt à être immolé par Satan et
perdra le bénéfice de cette vie et celle de l’autre (…) Crime plus
grand encore, ils tiennent le plus souvent leurs séances dans les
mosquées : ils transforment en effet la zaouïa portant le nom de leur
cheikh en mosquée pour la prière, avec oratoire, minaret, etc. et
remplissent cette mosquée de leur odieuse hérésie. Combien n’avons
nous pas vues de scènes honteuses avec violons, mandolines et
clarinettes dans les oratoires destinés à la prière (…) Tout cela est
interdit par la religion et toute dépense faite à cette occasion est
considérée comme illicite »3

1
. ANDEZIAN, 2001, p. 89.
2
. Le wahhabisme (terme qui signifie « indépendance ») est un mouvement de
réforme islamique du 18ème siècle issu des idées du théologien ‘Abd al-
Wahhâb (1703-1792). Son programme vise une purification de l’Islam de
toutes les innovations, déviances, superstitions, hérésies et idolâtries afin
d’instaurer un islam conforme à l’époque du Prophète et de ses successeurs
immédiats. Le Coran et la sûnna devant constituer la seule autorité en matière
de religion. Le wahabisme est la forme officielle de l’Islam en Arabie
saoudite.
3
. DRAGUE, op. cit., p. 89 et ss.

40
Dans le prolongement de Moulay Slimane et séduit par les idées
de la Salafiyya1, le sultan ‘Abd al-Hâfiz (1875-1937) s’attaque
ensuite violement aux plus importantes d’entre elles : il
condamne à mort le chef de la Kettâniyya, récuse la Tijâniyya et
soumet à son autorité la Taybiyya2. Les confréries, implantées
en majorité dans les zones urbaines, poursuivent néanmoins
leurs activités en accueillant un grand nombre de lettrés, de
poètes, des ‘ulamâ` et des membres du gouvernement3. Sous le
protectorat français (1912-1956), une certaine continuité des
mouvements mystiques est maintenue4. Dans une volonté
d’équilibrer les différentes forces politico-religieuses du pays,
l’occupation étrangère tolère et favorise certaines de leurs
activités tout en interdisant d’autres jugées trop dangereuses,
comme les pèlerinages5. En 1953, le directeur de l’Intérieur du
protectorat français de Rabat rédige une circulaire à l’intention
des préfets de régions afin d’établir un inventaire des confréries
locales. Le but est de soutenir « l’influence des confréries
religieuses et de leurs chefs » afin de « leur apporter une aide
obligatoirement discrète » contre « la doctrine ouahhabite
prêchant le retour à la pureté primitive ». On peut y lire les
lignes suivantes :
« Délivrées par la paix française de leur lutte contre les puritains, les
confréries se sont peu à peu engourdies se laissant aller aux facilités

1
. La Salafiyya (de al-salaf-s, « les pieux ancêtres », syn. al-Islâh, « la
réforme ») est mouvement de réforme politique, religieuse, sociale et
culturelle, influencé par les idées du wahabisme qui touche l’ensemble du
monde musulman à partir de la fin du 19ème siècle. Initié par des intellectuels
(l’égyptien Muhammad ‘Abduh et son élève syrien Muhammad Rachid
Ridha), en réaction à la suprématie technologique, politique et culturelle de
l’Occident et au déclin du monde musulman. Le salafisme, qui vise une
redéfinition de l’islam en référence exclusive à ses sources authentiques (le
Coran et sûnna) condamne farouchement le soufisme confrérique accusé de
véhiculer des croyances anti-musulmanes et d’encourager l’immobilisme
intellectuel et social. Cette doctrine a été officiellement adoptée en Algérie à
l’indépendance.
2
. ANDEZIAN, 1996, op. cit.
3
. Ibid.
4
. Malgré de très nombreuses histoires entendues au Maroc, il n’existe
absolument aucune trace historiographique mentionnant une quelconque
résistance politique de la confrérie des Aïssâwa face à l’occupant français.
5
. TRIMINGHAM, op. cit., p. 255.

41
de l’existence matérielle. La plupart ont perdu leurs grands chefs,
dont les successeurs manquent en général de relief (…) Nous les
avons protégées en ne permettant pas leur mise hors la loi, mais nous
ne pouvons rien contre leur décadence intellectuelle. Il n’y a plus
guère de savants ni d’enseignement, le mysticisme est en baisse. Les
vrais chefs spirituels sont rares. Le confrérisme tend à se confondre
avec la vénération maraboutique, grave danger qui l’expose de plus
en plus aux attaques du Palais. »1
Pendant cette période la montée du salafisme et du nationalisme
réduit considérablement l’influence des confréries dans la vie
politique marocaine, sans toutefois en altérer les doctrines.
Après l’indépendance, les zâwiya-s continuent leurs activités et
les pratiques liées au mysticisme se maintiennent malgré la
modernisation et libéralisation de la société. A partir de cette
époque, le rôle des confréries dans le champ politique est
annihilé par le Palais Royal qui les domine de manière
indirecte : d’une part en nommant et en fonctionnarisant certains
hauts responsables confrériques (les orientant ainsi vers la
reconnaissance du Pouvoir), et, d’autre part, il folklorise leurs
aspects artistiques dans le cadre d’événements culturels ou
touristiques. Arrêtons-nous sur cette idée.

Neutralisation et folklorisation

Suite à l’indépendance du Maroc (1956) et l’avènement d’une


monarchie héréditaire primolinéaire depuis le souverain
Muhammad 5 (1909-1961), le rôle des confréries soufies est
confiné aux domaines religieux, touristique et folklorique. Toute
critique du roi, qu’elle soit fondée sur la base de l’islam ou
d’une interprétation de la loi musulmane est délégitimée. Le
souverain détient le monopole du religieux : selon la constitution
du Maroc, il est le roi qui contrôle le royaume, il est le sultan qui

1
. Circulaire au sujet des confréries et zaouias, Direction de l’Intérieur,
Rabat, 23 mai 1953. Consulté au Centre des Archives Diplomatiques de
Nantes (CADN), inventaire 11, Carton n°117 B.

42
exerce le pouvoir, il est un cherîf car il descend du Prophète, il
est l’émir qui commande des armées, il est le commandeur des
croyants (al-amîr al-muminîn et al-amîr al-muminîn litt. le «
le Prince des croyants » et « le Prince des Musulmans »), il est le
président du comité Al-Quds pour la libération de Jérusalem et
enfin, il est calife, autrement dit sabre de Dieu sur terre.
Religion d’Etat au Maroc, l’islam est géré par un ministère, le
Ministère des Habous et des Affaires islamiques. Celui-ci est
chargé de l’organisation officielle du culte et de l’encadrement
du personnel, de l’administration des lieux de prière, du contrôle
de l’enseignement religieux dispensé dans les écoles publiques,
dans le cadre des mosquées et des associations. Parmi le
personnel religieux fonctionnaire d’Etat, nous trouvons les
imams qui dirigent les prières, les prêcheurs du vendredi, les
prédicateurs qui interviennent hors de la mosquée, les muezzins
qui appellent à la prière et les lecteurs du Coran (notons qu’il
s’agit d’un personnel exclusivement masculin). Les croyances et
pratiques sont définies par l’Etat, la soumission au Trône est
l’héritière d'une longue tradition d’allégeance, la bay‘a (article
19 de la Constitution). Toutefois, le Palais Royal entretient une
certaine forme de pluriconfessionnalité musulmane en autorisant
le culte des saints et les pratiques mystiques qu’il contrôle de
manière certaine. Lors de son accession au Trône en 1999, le
nouveau roi Muhammad 6 se rend dans le mausolée du
fondateur de la ville de Fès, Moulay Idriss al-Azhar, pour
effectuer sa première sortie publique. Le tombeau de Moulay
Idriss, situé au centre de la médina de Fès, est depuis le 9ème
siècle un centre de piété populaire et un lieu d’asile pour les
visiteurs. Les fidèles y viennent chaque jour accomplir la prière
de l’aube (al-fajr) et lire le Guide des œuvres de bien (Dalâ`il
al-khayrât) de Jazûlî. Cet acte symbolique du jeune monarque
renouvelle le lien politique, déjà existant, entre la monarchie
chérifienne régnante, les tombeaux des saints et les pratiques
spirituelles, économiques et sociales qui s’y rattachent. Les dons

43
annuels matériels (al-hadiyya), financiers (al-hîba) et les
rénovations offertes aux sanctuaires des churfa par la dynastie
Alawite favorisent son contrôle sur ce champ religieux. Aussi,
l’Etat sauve et le maintient le capital symbolique des tombeaux
des saints et des confréries. En contrepartie, les descendants des
saints et les chaykh-s doivent afficher une opinion politique
complaisante1.
Les lieux de culte officiels sont aujourd’hui constitués par les
mosquées, des tombeaux des personnages historiques (par
exemple Moulay Ismail à Meknès, Moulay Idriss 1er à Zerhoun
et 2nd à Fès) ainsi que certaines zâwiya-s. L’Etat restaure et
entretient les plus importantes d’entre elles, dont la zâwiya
Tijâniyya à Fès et la zâwiya des Aïssâwa à Meknès. Le Palais
Royal intervient systématiquement dans l’organisation
hiérarchique des confréries et nomme les hauts responsables
dont certains sont des ‘ulamâ`. La gestion des autres aspects de
la vie religieuse est attribuée au ministère de l’Intérieur et au
Ministère du Tourisme qui gèrent les pèlerinages. Organisés à
l’origine par les descendants des saints, ceux-ci sont aujourd’hui
des événements nationaux auxquels sont sommés de participer
les hauts cadres des confréries2. Certains pèlerinages se
déroulent en présence des délégations officielles et bénéficient
d’une large couverture médiatique dans une volonté de
promotion touristique nationale et internationale.
Les ordres mystiques au Maroc bénéficient actuellement d’une
grande visibilité publique qui découle de l’attitude favorable des
pouvoirs politiques envers les cultures locales, de la délégation
de la gestion du fait religieux aux hauts responsables des

1
. Cette politique provoque la réprobation de certains journalistes, comme par
exemple A. Jamaï, de l’hebdomadaire francophone Le Journal. Voir son
éditorial titré « Avec des amis pareils… », Le Journal n° 3576, 12 au 18 fév.
2005.
2
. Lors d’un entretien mené avec le muqaddem Aïssâwa Haj Said El Guissy,
celui-ci nous dit qu’il fut emprisonné pendant trois mois en 2000 pour son
refus de participer aux festivités du mussem de Moulay Idriss à Fès, condition
imposée chaque année arbitrairement à quelques groupes Aïssâwa de Fès par
la préfecture.

44
confréries (surintendants et délégués) et de la liberté
d’association qui permet aux individus de s’organiser de façon
formelle1. Les disciples musiciens des confréries Aïssâwiyya,
Hamdûchiyya, Darqâwiyya, Jîlaliyya, Twatiyya ainsi que les
groupes Gnawa sont régulièrement sollicités par les
municipalités pour participer aux festivals de musique
folklorique et y présenter aux touristes locaux et étrangers
quelques aspects de leur répertoire liturgique. Ces musiciens se
produisent régulièrement dans le cadre du festival Gnawa
(Essaouira), du festival Tanjazz (Tanger), du festival des
musiques sacrées (Fès), du festival Mawazine (Rabat) et du
festival du melhûn (Errachidia). Les Aïssâwa de Rabat, Fès et
Meknès se produisent par ailleurs chaque année dans les théâtres
ainsi que sur la chaîne de télévision 2M à l’occasion des nuits du
Ramadan et de la fête d’anniversaire du Prophète (mawlid al-
nabî). Dans tous les cas, le terme de « musique folklorique »
(mûsiqa fuklûriyya) est employé pour les nommer dans les
réclames publicitaires2.
Actuellement et malgré cette stratégie de folklorisation des
ordres religieux par le biais de l’artistique, le mysticisme a
toujours de nombreux partisans, certes moindre qu’aux époques
antérieures. Telle que nous l’avons observée, la pratique soufie,

1
. Notons qu’à Constantine en Algérie vient tout récemment de se tenir, du 5
au 9 oct. 2006, un « Festival Aïssaoui » d’une ambition culturelle,
intellectuelle et symbolique sans précèdent. La reconnaissance du mysticisme
par l’Etat algérien dans sa fonction artistique, spirituelle, éducative, religieuse
et sociale semble avoir débuté en juin 1991 par l’organisation d’un
« séminaire national sur les zaouias », regroupant 300 chefs de confréries qui
créeront par la suite l’ «Association nationale des zaouias». Nous avons par
ailleurs participé au colloque international « Soufisme, Culture et Musique »
en nov. 2005 à Tlemcen.
2
. A l’inverse, les chanteurs de la confrérie Qâdiriyya-Bûdchichiyya sont
régulièrement présentés, comme nous l’avons vu lors du Festival de Fès de
2005, comme des soufis dévoués à la gloire de Dieu du Prophète. Il est
intéressant de savoir que leurs oraisons ne diffèrent pourtant pas de celles
chantées dans les autres confréries : mis à part quelques spécificités internes,
il s’agit de récitation de litanies écrites par Jazûlî et des chants issues de la
Burda (litt. le « manteau », poème d’al-Bûsîrî (13ème siècle) consacré à
l’éloge du Prophète). Pour comprendre cette différence de traitement
publicitaire, rappellons juste que le directeur de ce festival, Faouzi Skalli,
ainsi que Ahmed Taoufiq, le Ministre des Affaires Religieuses, sont deux
hauts membres reconnus de cette confrérie.

45
à la fois individuelle ou collective, informelle ou organisée, se
déploie suivant trois axes : visite aux tombeaux des saints,
réunions privées de groupes de prière et activités artistiques et
thérapeutique de disciples musiciens. Les zâwiya-s sont encore
des lieux d’accueil et de réunion des fidèles, des lieux de
pèlerinage, et parfois des lieux d’enseignement religieux (par
exemple la zâwiya de Moulay ‘Abdellah Chérif à Wazzâne, la
zâwiya Qâdiriyya-Bûdchichiyya près de Berkane, la zâwiya
Tijâniyya à Fès). Quant au personnel des confréries, si la plupart
de ses hauts membres poursuivent leurs activités dans le
domaine de l’enseignement religieux, la plupart sont sollicités
d’une part pour leurs compétences spirituelles et thérapeutiques
en tant qu’intermédiaires entre les hommes et Dieu et, d’autre
part, pour leurs compétences dans le domaine musical. La réalité
religieuse marocaine, de même que sa réalité socioculturelle, se
révèle être d’une grande complexité.

Mais dans ce pays superficiellement modernisé où l’autorité


centralise la religion et neutralise toute espoir de transformation
radicale, les islamistes ne tardent pas à montrer leur puissance et
à occuper le vide laissé par des appareils politiques usés. Le
décès de Hassan 2 en juillet 1999 a porté l’espace d’un mois
d’août tous les regards vers le Maroc. La splendeur des
funérailles auxquelles assistèrent les grands chefs d’État de la
planète, la ferveur des foules et l’avènement de son jeune fils à
la tête de l’État, Muhammad 6, le « roi des pauvres », ont
véhiculé l’image d’un pays musulman clément, florissant et au
gouvernement stable ; en résonance avec l’effet repoussoir de
l’Algérie ensanglantée depuis 1992 par une guerre civile. Mais
depuis la société marocaine s’est rapidement révélée dans toute
sa complexité. D’où vient l’idéologie islamiste et comment se
manifeste-t-il au Maroc ?

46
La contestation islamiste1

Dans un article intitulé « L’islamisme marocain : entre


intégration et révolution », le sociologue marocain
‘Abdessamad Dialmy définit l’islamisme comme « tout
mouvement social basé sur l’exploitation de l’islam à des fins
politiques et qui, plus précisément, tente d’exercer le pouvoir au
nom de la religion seule. Les islamistes sont donc des gens
obsédés par le pouvoir politique, ce sont soit des militants déçus
issus de la gauche et/ou du panarabisme, soit des membres de
confréries qui ne se contentent plus de l’apolitisme du soufi et
de son indifférence au pouvoir. Définit ainsi, l’islamiste n’a pas
en général une connaissance théologique ou juridique (fiqh)
profonde, ce qui le conduit à exiger de soi et des autres une
pratique religieuse rigoureuse fondée sur le respect de la lettre
des textes fondateurs. Ijtihad (effort novateur) et ta’wil
(interprétation) lui sont étrangers »2. L’islamisme s’oppose à
l’Occident et à son hégémonie technologique, politique et
culturelle et met en avant la notion de spécificité musulmane à
l’échelle internationale. Il crée un espace transnational de
contestation anti-impérialiste et tiers-mondiste, définissant ce
que O. Roy appelle « l’islam mondialisé »3. L’islamisme est une
réaction contre l’exclusion, l’injustice, la frustration et
l’occidentalisation inégale des sociétés. Réagissant contre la
perte des valeurs identitaires dans la modernité ultra-libérale, il
réclame la pureté, la justice, la moralité et la fraternité islamique
afin de permettre au musulman de se reconstruit une image

1
. Nous nous aidons ici des travaux de Dialmy, Tozy, Zeghal, Burgeat et Roy.
DIALMY, « L'islamisme marocain : entre intégration et révolution » dans
les ASSR n°110, avril-mai-juin 2000, pp. 05-27. TOZY, Monarchie et islam
politique au Maroc, 1993. ZEGHAL, Les islamistes marocains : le défi à la
monarchie, 2005, BURGEAT, L’islamisme eu Maghreb, 1988. ROY,
L’échec de l’islam politique, 1992, L’islam mondialisé, 2002.
2
. DIALMY, op. cit., p. 05.
3
. ROY, op. cit.

47
positive de soi1. Dans cette idée, être musulman devient symbole
de prestige2. Cependant, en condamnant ainsi la modernité tout
en la confondant avec l’Occident lui-même, il s’y oppose de
manière violente (le rejet de la démocratie, des libertés
publiques, des droits de l’homme, de l’égalité des hommes et
des femmes) qui exclue tout dialogue et toute forme de
rencontre. L’idéal islamiste propose une vision d’avenir orientée
seulement vers le passé et une politique fondé sur le modèle de
l’Etat califal. L’islamisme est une idéologie militante qui
identifie ses adversaires à combattre et à renverse, car ils sont
responsables à ses yeux de la déviance et de la sédition. Il s’agit
principalement de l’Etat, des ordres mystiques et, plus
largement, de tous les Musulmans qui reconnaissent le Pouvoir
en place. Quelle est la place de l’islamisme dans le Maroc
actuel ? A quelle époque est-il apparu et quels en sont les
principaux représentants ? Leurs organisations sont-elles
reconnues par l’Etat ?

L’islamisme marocain

Selon Dialmy, l’islamisme marocain s’inspire de deux sources


antagonistes : le salafisme wahhabite et le soufisme sunnite. Ce
programme aborde la société comme un groupe homogène ne
connaissant pas de variations d’opinion et de comportement en
fonction de l’âge, du sexe, du statut socio-professionnel ou du
milieu de résidence. La diversité des expressions de l’islamisme
marocain doit être souligné : il accueille à la fois des ‘ulamâ`
indépendants, des associations éducatives et associations
islamistes qui tendent vers la contestation politique. Dialmy note

1
. ZEGHAL, op. cit.
2
. Le processus d’appropriation d’un symbole de prestige musulman est
qualifié par Nilufer Gole de « retournement du stigmate ». Elle applique cette
notion à l’étude du port du foulard par les jeunes musulmanes dans
Musulmanes et Modernes, 2003 (1993). Nous lui empruntons d’ailleurs ce
principe pour définir la pratique sociale des chefs (muqaddem-s) Aïssâwa
dans les villes de Fès et de Meknès.

48
cependant que l’opposition au Pouvoir par les ‘ulamâ` est rare,
car leur formation et leur fonctionnarisation les orientent
explicitement vers la légitimation du régime1. L’islamisme en
tant que mouvement social organisé au Maroc est surtout dirigé
par des individus issus de l’enseignement supérieur moderne,
eux-mêmes enseignants de langue arabe ou de disciplines
scientifiques2.
Il faut remonter à la charnière des années 1960-1970 pour voir
l’expansion d’un islamisme radical au Maroc que l’Etat traite
alors par une double stratégie d’intégration et de répression.
Certains mouvements islamistes sont suscités par le Pouvoir lui-
même pour tenter de contenir la poussée de la gauche et de
l’extrême gauche3. L’islamisme était alors limité bien que
largement toléré par le régime sans pour autant être reconnu
légalement. Le premier mouvement islamiste marocain, le
mouvement de le « Jeunesse Islamique » (al-Chabiba al-
Islâmiyya) est fondé en 1969 par un inspecteur de l’Education
Nationale, ‘Abdelkrim Mouti. Influencé par l’association des
« Frères Musulmans »4 égyptiens, le parti est légalisé en 1972
comme association sociale et culturelle. L’expansion du
mouvement entraîne ensuite une répression gouvernementale
qui provoque en 1977 une scission et l’émergence de
concurrents, « la Communauté islamique » (al-Jama’a al-
Islâmiyya) et « la Famille de la Communauté » (al-Usrât al-
Jamaâ). Selon M. Tozy, deux organisations dominent
actuellement la scène politique islamiste marocaine : il s’agit de

1
. DIALMY, op. cit., pp. 25-26.
2
. En Algérie, le fondateur du Front Islamique du Salut (FIS) Abasi Madani
(né en 1931 dans la région de Oran) est titulaire d’un doctorat d’Etat d’un
institut islamique de Londres. Professeur à l'université d'Alger, il rejoint en
1982 les rangs du mouvement islamiste et fonde le FIS en 1988. Arrêté le 30
juin 1991, condamné à 12 ans de prison, il est incarcéré à la prison de Blida,
il est placé en résidence surveillée en 1997 puis relâché en 2003.
3
. BURGEAT, op. cit. DIALMY, op. cit.
4
. L’association des « Frères Musulmans » (al-ikhwân al-muslîmun) a été
fondée en 1928 par Hassan al-Banna (1906-1949) en Egypte après
l’effondrement de l’empire Ottoman dans le but d’instaurer un Etat islamique
égyptien basé sur l’application de la charî`a.

49
« Réforme et Unicité » (al-Islâh wa al-Tawhîd) et de « Justice et
Bienfaisance » (al-‘Adl wa al-Ihsân). Puissantes, bien que moins
structurées que dans d’autres pays arabes, elles cherchent
désormais à acquérir une présence politique légale et tentent de
profiter de l’ouverture que représente, depuis la fin de 1997,
l’accession au poste de premier ministre du dirigeant de gauche
‘Abderrahmân Youssoufi1. Décrivons les caractéristiques de
« Réforme et Unicité » et de « Justice et Bienfaisance » en
situant leur place dans le champ politique :
L’association « Réforme et Unicité » a été créée en 1982 sous le
nom de « la Communauté Islamique » (al-jama’a al-islâmiyya) -
par deux anciens membres de la Jeunesse islamique, premier
mouvement islamiste marocain, dissous après que des
responsables (notamment son fondateur, M. Abdelkarim Moti)
eurent été impliqués dans l’assassinat d’Omar Benjelloun, leader
syndicaliste et dirigeant de l’Union socialiste des forces
populaires (USFP), en 1975. Pour éviter la répression, la
« Communauté Islamique » dirigée par ‘Abdelilah Benkirane,
un enseignant, adopte une stratégie modérée vis-à-vis du
pouvoir tout en continuant à exercer sa pression sur la gauche.
Elle édite, à partir de 1984, un hebdomadaire, « La Réforme »
(al-Islâh), finalement interdite en 1990. Publié sous un nouveau
titre, « La Voie » (al-Sâbil), est suspendue à son tour après
quelques numéros. Pour dissiper les suspicions des courants
conservateur et laïc de l’establishment, la direction de ce
mouvement reconnaît la légitimité du Pouvoir, accepte la
démocratie et les principes des droits de l’Homme dissociés de
la laïcité. Ce mouvement avait été autorisé en 1997 à investir le

1
. Le contexte international des années 1990 et les pressions des mouvements
de défense des droits de l'homme contraignent le régime à rompre avec la
période des « années de plomb » pour atténuer son image despotique. La
libéralisation du royaume (pilotée par le puissant ministre de l’Intérieur Driss
Basri) aboutit à 1’« alternance octroyée» de 1997-1998 qui porte les
socialistes marocains à la tête du gouvernement. Cependant, leur politique,
toujours été très limitée, ne peut que décevoir la majeure partie des
Marocains (rappelons que l’article 19 de la Constitution attribue le pouvoir
suprême au seul souverain).

50
pro-gouvernemental « Mouvement populaire démocratique et
constitutionnel » (MPDC) rebaptisé en 1999 « Parti de Justice et
de Développement » (PJD). Lors des législatives de 1997, le
ministère de l’Intérieur Driss Basri1 octroie donc une petite
quinzaine de députés au PJD. Cette ouverture est conforme à ce
qu’a toujours pratiqué l’Etat, conscient qu’il faut intégrer ses
ennemis au système, fût-ce à la marge. Selon Dialmy, cette
stratégie permet au Pouvoir d’affaiblir ses adversaires politiques
traditionnels, notamment le parti socialiste (USFP) et aussi de
discréditer les autres organisations islamismes clandestines2.
D’ailleurs, durant la législature du gouvernement d’alternance,
le PJD soutient dans un premier temps l’équipe gouverne-
mentale avant de rejoindre l’opposition.
L’autre grande association islamiste, « Justice et Bienfaisance »,
non reconnue par le pouvoir, est, de loin, la plus importante, tant
par ses effectifs que par la qualité de son corpus doctrinal qui
englobe le charismatique et l’activisme politico-religieux. Ce
profil singulier s’explique par la biographie de son fondateur et
figure emblématique, le chaykh ‘Abdessalam Yassine. Agé
aujourd’hui de presque quatre-vingt ans, cet ancien cadre du
Ministère de l’Education National peut se prévaloir d’une
expérience pédagogique de plusieurs années et d’une maîtrise
parfaite des langues arabe et française. Sur le plan religieux, il
fut, dans les années 1960, disciple de la confrérie Qâdiriyya-
Bûdchichiyya, qu’il ambitionne un temps de diriger. Au début
des années 1970, il quitte la confrérie, non pour un désaccord
doctrinal avec le soufisme, mais pour satisfaire son désir
d’action politique. En 1973, Yassine adresse une lettre de cent
pages au roi Hassan 2, « l’islam ou le déluge » (considéré
comme l’apparition de la menace islamiste au Maroc) dans

1
. Maître de l’essentiel de l’appareil d’État, chef de toutes les polices et
véritable patron des médias, Driss Basri était Ministre de l’Intérieur de
Hassan 2. Homme de confiance de l’ancien monarque, il fut limogé par
Muhammad 6 en 1999 et vit depuis 2004 en exil à Paris.
2
. DIALMY, op. cit.

51
laquelle il invite le monarque à faire « acte de rédemption » et à
devenir « bon musulman »1. Dans cette lettre, le chaykh
s’adresse directement au chef de l’Etat pour dénoncer les torts
du Pouvoir et ses dérives dans un style variant du conseil à la
sommation. Le roi décide de l’interner dans un hôpital
psychiatrique pour trois ans, sans jamais lui avoir accordé de
procès. En 1979, Yassine est libéré, mais il lui est interdit de
dispenser des cours à la mosquée à Marrakech. Il devient
directeur de la première revue islamiste « la Communauté » (al-
Jama’a), interdite en 1983 après dix-sept numéros parus. La
publication de deux journaux en 1984 lui coûta deux ans de
prison et est placé en résidence surveillée à partir de 1988. Vers
1985, il crée le groupe « Justice et Bienfaisance », à la fois
référence pour ses milliers d’adeptes et organisation militante
assez structurée. En 1990, la police arrête une douzaine de
cadres, dont six qui constituaient, selon les autorités, le conseil
supérieur du mouvement. Jugés, ils sont condamnés à deux ans
de prison qu’ils purgent intégralement. A leur sortie, ils
reçoivent un accueil triomphal de la part de leurs fidèles. En
février 2000, le chaykh Yassine récidive en adressant au
nouveau roi « Le mémorandum à qui de droit ». Il dresse un
bilan négatif du Maroc de Muhammad 6 tout en chiffrant la
fortune de Hassan 2 à « 40 ou 50 milliards de dollars, sans
compter l’immobilier et les autres avoirs ». Yassine peut être
considéré comme l’idéologue le plus important du mouvement
islamiste marocain. Sa production doctrinale comporte une
quinzaine de livres publiés entre 1973 et 1989, notamment « La
Voie Prophétique » (al-Minhâj al-Nabawî) qui présente une
synthèse originale entre les enseignements du soufisme et la
pensée politico-religieuse de Hassan Al-Banna (fondateur, en
1928, en Egypte, des « Frères musulman »s) et de Sayed Qutb

1
. Cette lettre ainsi que les écrits doctrinaux du chaykh Yassine sont publiés
en Arabe et en Français sur le site Internet de son organisation
(www.yassine.net).

52
(l’un des dirigeants des « Frères musulmans » égyptiens dont les
textes servent de base à l’islamisme révolutionnaire). La
doctrine de Yassine rejette les concepts de la démocratie et des
droits de l’homme importés d’Occident et prône l’application de
la loi de Dieu, contenue dans le Coran, gage de justice sociale.
Les partis de gauche, et non le régime, restent donc la cible de
« Justice et bienfaisance » qui pratique ainsi une stratégie
d’islamisation par le bas, récusant par ailleurs toute forme de
violence. Cette association bénéficie aujourd’hui de la libération
de son leader, tandis que sa fille Nadia Yassine s’exprime
désormais à loisir dans les médias marocains et internationaux.
Toutefois, ladite association n’est toujours pas officiellement
reconnue.
Mis à part ces deux organisations, une multitude de
groupements favorables à un islamisme de compromis cherchent
une participation légale à la vie politique du pays. Citons par
exemple l’ « Avant-garde de l’islam », « Transmission et
Prédication », implantées à Rabat, Tanger et Casablanca, « les
Partisans de l’islam », présents à Fès et Tétouan et « l’Alliance »
qui prospère en milieu étudiant à Casablanca, Fès et Rabat.
Toutes ces associations opèrent actuellement une lente
infiltration de la société par des actions socioculturelles de
bienfaisance et une stratégie d’entrisme. Leur présence sur la
scène publique permet de banaliser la figure de l’islamiste.
Aussi voit-on les islamistes s’attaquer à l’homosexualité, à la
consommation de drogues et d’alcool, aux festivités (comme
l’élection de Miss Maroc), aux jeux et à toutes les formes de
plaisir d’une manière générale en imprégnant l’ensemble des
couches sociales1. L’activisme estudiantin représente une
branche particulièrement active de cette idéologie, les islamistes
sont nombreux dans l’ « Union nationale des étudiants du
Maroc » (UNEM) présent dans toutes les universités du pays2.

1
. DIALMY, op. cit.
2
. Ibid.

53
L’occupation de la rue à l’occasion de manifestations publiques
constitue un autre moyen d’accéder à la visibilité. Plusieurs fois,
les islamistes ont montré leur poids dans l’opinion publique et
ont fait preuve d’un grand sens de l’organisation. La
participation massive du « Parti de Justice et de
Développement » (PJD) et de « Justice et Bienfaisance » à la
marche de décembre 1998 contre les bombardements
américano-britanniques dans le Golfe, rassemblant, selon les
médias, entre trois cent mille et sept cent mille personnes, a
permis de mesurer la puissance du mouvement. En mars 2000,
ces deux grandes organisations islamistes ont réussi une
première fois à faire capituler la volonté réformatrice du
précédent gouvernement en mobilisant en plusieurs centaines de
milliers de personnes dans les rues de Casablanca. Il s’agissait
alors de s’opposer à la réforme Code de la Famille, la
Moudawana, qui revalorise le statut juridique de la femme
marocaine. Depuis le début des années 1990, alors que la
concurrence religieuse s’ouvre à la faveur de la pluralisation
politique, des revendications d’égalité sexuelle émergent
d’associations féministes pour une redéfinition de la place de la
femme dans la société marocaine1. En remettant en cause les
principes des textes sacrés sur lesquels se base le code de la
famille, celles-ci se sont heurtées à la résistance des
mouvements islamistes et des ‘ulamâ`. Seule l’intervention
royale de Muhammad 6, Commandeur des Croyants, a permis la
production en fin d’année 2003 d’un nouveau code de la famille
qui se rapproche des conventions internationales. Le texte, mis
en application depuis 2004, met fin à la discrimination sexuelle
juridique, qui apparaît depuis comme un point commun entre
l’islam des ‘ulamâ` et celui des islamistes.

1
. ZEGHAL, op. cit., p. 248.

54
La situation actuelle

Le Maroc des années 2000 est pris dans un processus politique


incertain qui entre en résonance avec les tensions géopolitiques :
les deux guerres du Golfe (1980-1988, 1990-1991), l’Intifada1
en Palestine (1987, 1991, 2000), les attentats du 11 septembre
2001 à New York, la guerre en Afghanistan (2001) et celle
débutée par les Etats-Unis en Irak (2003). Cette situation
peuvent-elle être favorable à la montée d’un islamisme politique
sur le plan national ? Selon Dialmy, l’intégration démocratique
de l’islamisme en tant que projet politique au Maroc doit être
pondérée, car dans ce pays les élections ne sont pas libres et
leurs résultats ne sont pas représentatifs de l’opinion publique2.
Si le Pouvoir s’allie aujourd’hui certains groupes islamistes
comme le PJD, c’est, d’une part, dans le but de diviser la
formation concernée et, d’autre part, pour montrer aux électeurs
de plus en plus séduits par les thèses islamiques que la
représentation nationale est à leur image3. Cet islamisme intégré
ne dispose pour l’instant d’aucune marge de manœuvre, malgré
une popularité croissante4. Selon l’Américain John P. Entelis,
professeur de science politique à l’Université Fordham de New
York, il n’y a pas d’alternative à l’arrivée de cet islamisme
populaire au pouvoir. Dans une interview du 21 mai 2003
donnée au journal espagnol El Paîs, il affirme même que « les
masses sont islamistes et qu’elles constituent l’unique alter-

1
. Le terme Intifada (litt. « soulèvement ») est employé pour désigner une
révolte contre un régime oppresseur ou un ennemi étranger.
2
. DIALMY, op. cit.
3
. Ibid.
4
. Les résultats d’un sondage financé et conçu par l’Institut Républicain
International (IRI), institut américain affilié au parti républicain de Georges
Bush ont été publiés début mars 2006 par différents hebdomadaires
marocains (comme Le Journal, Tel Quel et Le Maroc). Les chiffres de
l’enquête créditent une large victoire des islamistes du PJD aux futures
élections législatives de 2007. Selon ce sondage, 47% des sondés optent pour
le « Parti de la Justice et du Développement » (PJD) contre 17% seulement
pour l’ « Union Socialiste des Forces Populaires » (USFP). S’il faut
relativiser ces chiffres, il faut également relativiser la représentativité réelle
du parlement marocain.

55
native au pouvoir au Maghreb »1. Il affirme en outre que la mise
à l’écart du courant populaire du chaykh Yassine au profit du
PJD ruine les espoirs placés en une évolution paisible et
démocratique au Maroc. Selon lui, les jeunes et les pauvres
urbains (qui constituent le noyau de la société marocaine)
placent dans cette mouvance politique leurs espoirs de
changement et de recouvrement de leur dignité2.
Dans une perspective plus large, dans son ouvrage L’échec de
l’islam politique3, Olivier Roy constate à l’inverse la défaite de
l’extension de l’islamisme dans le champ politique de trois
pays : l’Egypte, l’Algérie et la Tunisie. Selon lui, l’apparition
d’un islamisme politique est surestimée car dans ces trois pays il
n’a pas réussi (principalement en raison des pressions des Etats
autoritaires et dictatoriaux), à faire main basse sur les appareils
d’Etat musulmans pour réaliser la synthèse sociopolitique que le
nationalisme anticolonial avait dressée contre le Pouvoir
colonial. C’est cette défaite de l’islamisme politique qui entraîne
l’avènement du « néofondamentalisme » (dixit Olivier Roy),
d’Al-Qaïda, du GIA algérien et des kamikazes du Proche-
Orient. Dans la perspective du terrorisme, plus aucune
négociation ni aucun débat n’est à envisager, il ne s’agit plus
d’intégration dans sur l’échiquier politique. Seule la guerre
sainte (al-jihâd) par le biais d’actes de terreur doivent permettre
d’instaurer l’Etat califal. Le néofondamentalisme se nourrit de la
frustration et de l’échec de l’islamisme politique qui n’a pas
réussi à faire ses preuves. Les terroristes ne visent plus des
représentants de l’autorité car leurs attentats ciblés ne poussent
pas la population à se rebeller contre l’Etat. Pour que cette
mouvance terrifiante se développe, il lui faut recruter des
milliers de volontaires et construire des réseaux transnationnaux.
Les conditions requises à son apparition (la misère, l’inégalité et

1
. Cité par Demain magazine, n° 65, 25 mai 2002.
2
. ENTELIS, « Du compromis à la compromission », dans Le Monde
Diplomatique, sept. 2002, pp. 23-23.
3
. ROY, 1992, op. cit.

56
la précarité sociale) n’ont pas tardé à pousser de jeunes
suicidaires Marocains à l’appel du terrorisme.

Une société en danger

Avec ses trente millions d’habitants et un taux d’urbanisation de


55,1 % (13 hab. / km2)1, le Maroc est un pays émergent, au
même titre que l’Inde ou la Turquie2. Casablanca est aujourd’hui
le plus grand centre financier et industriel à l’échelle du
Maghreb. Depuis son indépendance, le Maroc est doté d’une
économie de marché libérale régie par la loi de l’offre et de la
demande. Son système économique se caractérise par une
grande ouverture vers l’extérieur et des accords de libre échange
existent avec ses nombreux partenaires économiques : l’Union
européenne (dans l’objectif d’intégrer la Zone Européenne de
Libre Échange à l’horizon 2012), l’Egypte, la Jordanie, la
Tunisie (dans le cadre de la mise en place de la Zone Arabe de
Libre Échange), les Emirats Arabes Unis, la Turquie et les Etats-
Unis. Pauvre en matière énergétique et minière, Le Maroc ne
possède aucune ressource gazière et pétrolière hormis le
phosphate dont le pays possède environ un tiers des réserves
mondiales connus à ce jour. Dès l’indépendance, le
gouvernement a veillé à mettre sur pied une industrie
manufacturière pour la transformation des produits locaux
(pêche et agriculture) qui vise à satisfaire le marché intérieur et à
nourrir les exportations.

1
. Tous nos chiffres sont issus des enquêtes socio économiques de la Haute
Commission au Plan du royaume du Maroc (www.hcp.ma).
2
. Le concept de « pays émergents » est né dans les années 1980 avec le
développement des marchés boursiers des pays du sud. Ces pays se
caractérisent par un accroissement de leur revenu par habitants et de leur
intégration rapide à l’économie mondiale au niveau commercial (exportations
importantes) et financier (ouverture des marchés locaux aux capitaux
extérieurs). Pour approfondir cette notion, voir l’article sans mention d’auteur
intitulé « Pays émergents, les modèles et les trajectoires », publié dans la
Revue Française de Géoéconomie n° 6, été 1998, pp. 09-161.

57
A partir des années 1990, le gouvernement opte pour le
renforcement de plusieurs secteurs comme le textile, les
industries de transformation légère, l’industrie mécanique,
automobile, pharmaceutique, électronique, les nouvelles
technologies de communication et dernièrement le secteur de
l’aéronautique grâce aux entreprises nationales mais surtout aux
mouvements de délocalisations d’entreprises d’Europe
occidental. Le développement du domaine tertiaire s’est
fortement accéléré avec notamment les secteurs de la banque, de
la finance, de la grande distribution, de la téléphonie mobile et
de la délocalisation des centres d’appels européens. Mais
aujourd’hui le Maroc doit faire face à des pays très compétitifs
au niveau de l’absorption des flux de délocalisation, comme la
Chine, les pays de l’Est, l’Inde, l’Egypte ou encore la Turquie.
Le secteur des services au Maroc reste l’un des plus développé
en Afrique du Nord. Les services sont très dynamique grâce
notamment aux secteurs bancaires, de la finances mais surtout
du tourisme. Durant ces 10 dernières années le nombre
d’arrivées de touristes étrangers n’a pas cessé d’augmenter pour
atteindre près de 6 millions de touristes en 2005, après une
période très difficile pour le tourisme mondial suite aux attentats
du 11 septembre 2001 à New York. Le gouvernement incite les
investisseurs privés marocains et les grands groupes
internationaux à investir massivement dans le secteur touristique
qui englobe l’hôtellerie, le culturel, le balnéaire, les activités
sportives et de loisirs ainsi que le médical.
Aujourd’hui les grandes réformes et les grands chantiers
entamés par le pays commencent à donner de bons résultats.
L’économie marocaine évolue sur un rythme de croissance
relativement stable, et ceci même durant les mauvaises saisons
agricoles consécutives à des périodes de sécheresse. Elle a
enregistré durant les dix dernières années un taux de croissance
moyen de 3%. En effet, en 2001 et dans un contexte de contre
performance du secteur agricole, de morosité de la conjoncture

58
internationale, l’économie marocaine a enregistré un taux de
croissance estimé à 5,5 % en 2003. Autre signe de consolidation
économique, le niveau de l’épargne nationale qui se situe aux
environs de 26% du PIB, grâce essentiellement à la progression
des transferts des marocains résidents à l’étranger (4,7 %), au
maintien à un niveau élevé des placements des avoirs extérieurs
à l’étranger et à la baisse des charges et intérêts de la dette
extérieure publique. Ainsi l’économie marocaine dispose d’un
cadre susceptible de constituer un levier efficace pour la
réalisation des objectifs de croissance durable, de résorption de
chômage et de réduction de la pauvreté.
Malgré tout cela il reste encore beaucoup à faire pour que le
pays s’engage définitivement dans la voie du développement
économique durable. Plusieurs grands défis restent à relever
notamment ceux concernant la démographie, le chômage,
l’analphabétisme, mais aussi de la généralisation massive de
l’accès aux soins, à l’eau potable et à l’électricité pour les
populations vivant dans les zones rurales reculées. Depuis le
désengagement social de l’Etat en 1983 suite au Plan
d’Ajustement Structurel1, la société marocaine, où se côtoient la

1
. Au début des années 1980, le FMI et la Banque Mondiale font appliquer
dans toute l’Afrique des plans d’ajustement structurel sur cinq secteurs
(éducation, terre, services de base, femmes et syndicats) en échange de
nouveaux prêts permettant le remboursement de la dette des pays du tiers
monde. En clair, la politique économique de l’Afrique est dictée par
Washington et implique une austérité budgétaire drastique (licenciements
dans la fonction publique, démantèlement de l’éducation, de la santé et de
l’agriculture), des privatisations massives (licenciements et liquidation
économique des forces productives locales) et une connexion à un marché
mondial qui lui est défavorable. Aujourd’hui, après deux décennies
d’ajustement, l’Afrique est socialement meurtrie : l’espérance de vie baisse
dans plusieurs pays, le revenu réel par habitant diminue dans des dizaines de
pays, tandis que la population souffrant de malnutrition et du sida augmente.
La dette de l’Afrique a plus que triplé depuis 1980, alors qu’elle a été
remboursée plus de trois fois durant la même période. Des dizaines de
milliards de dollars fuient chaque année le continent pour les pays riches,
suite au remboursement de la dette, au rapatriement des bénéfices des
multinationales du Nord et à l’évasion des capitaux organisée par les
capitalistes africains. Pour approfondir cette problématique, voir ZACHARIE
et TOUSSAINT, Afrique : abolir la dette pour libérer le développement,
2001. La situation marocaine est analysée dans la thèse de YAQINE,
Contrainte extérieure et politique économique au Maroc : analyse
comparative des effets des plans d’ajustement structurel, 2000.

59
misère la plus immonde et le luxe le plus ostentatoire, se
désagrège au fil des ans. Ceci provoque un sentiment
d’insécurité collectif qui conduit les couches sociales
paupérisées et précarisées à basculer dans la prostitution et la
drogue, dans la « mort du lien social »1. Rappelons qu’en 1997
et selon le Ministère de la Population, 10 % des Marocains
effectue 30 % de la dépense totale du pays, 47 % vit en marge
de la société, 19 % est en dessous du seuil de pauvreté (fixé à
moins de 303 dirhams2 par et mois par personne) en milieu
urbain contre 18 % en milieu rural. 5,4 % de la population est
totalement marginalisé et 41 % est classé par la définition de la
Banque Mondiale comme population vulnérable pouvant
basculer à tout moment dans la pauvreté ; bien qu’il n’y ait
officiellement que 11 % de chômage au niveau nationnal. En
sept. 2002 et prévoyant la montée du terrorisme sur cette base
alarmante, John Entelis écrit les lignes suivantes :
« Alors que s'élargit l’écart entre image et réalité au Maroc, les
conditions qui poussent les gens à l’action violente sont réunies :
l’immensité des problèmes économiques, un profond malaise parmi
les jeunes chômeurs miséreux des grandes villes, l’absence d’espoir,
pour les diplômés du secondaire comme du supérieur, de trouver un
emploi correctement rémunéré et correspondant à leur qualification.
De plus les défis culturels et ethniques posés par l'omniprésence de
l’Occident, par le tourisme, les variétés, les films, la télévision, la
musique et la littérature, soulèvent aussi des questions troublantes
pour les conservateurs, les traditionalistes et les croyants du pays. »3
Huit mois après la publication de ce constat, le Maroc connaît sa
première vague d’attentats terroristes.

1
. Au sujet des comportements déviants des Marocains, nous renvoyons à
l’enquête dirigée par DIALMY, Jeunesse, sida et islam au Maroc, les
comportements sexuels des Marocains, 2000.
2
. 1 euro = 10 Dirhams env.
3
. ENTELIS, op. cit.

60
L’avènement du terrorisme

En mai 2003, alors que le Palais Royal tente de canaliser la


frustration nationale dans de grandes festivités liées à la
naissance du prince Moulay Hassan, le royaume est assommé
par une vague d’attentats terroristes qui s’abat dans la nuit du 16
mai 2003 sur Casablanca, faisant plus de quarante morts. La
violence islamiste, jusqu’alors contenue, créa un violent
traumatisme. Bien que le terrorisme qui venait tout juste de
frapper à Riyad revêt une dimension internationale, les quinze
terroristes étaient tous issus des jeunes homme des bidonvilles
de la périphérie de Casablanca. Les différents plaisirs de la
modernité et son confort leur sont inaccessibles, les endroits
frappés ciblent la consommation et les jouissances : clubs,
restaurants, hôtels. Il s’agit d’un « islamisme d’en bas »1, celui
des classes défavorisées, exclues de la consommation, des
plaisirs et du pouvoir symbolique. Ce terrorisme urbain
s’enracine dans la ville et la cible en même temps. C’est, pour
reprendre les mots de Dialmy, « le terrorisme d’une partie de la
ville contre une autre partie de la ville »2.
Le Maroc n’est donc plus à l’abri, comme cela avait été si
longtemps proclamé. Dans le même temps, la longue liste des
activistes marocains poursuivis au niveau mondial dans le cadre
de l’enquête contre Al-Qaida (plusieurs dizaines à travers le
monde) laisse sans souffle les classes dirigeantes marocaines.
Entre l’été 2002 et l’hiver 2003 et selon Amnesty International,
il semble qu’un premier millier d’islamistes aient été arrêtés,
mis au secret ou poursuivis en justice3. Ce changement de ton si
soudain du Ministère de l’Intérieur pousse des journalistes à
s’interroger sur les objectifs des forces de sécurité. Certains,
comme ‘Ali Lmrabet, sont emprisonnés et ses journaux interdits

1
. Terme emprunté à Dialmy, DIALMY, op. cit.
2
. Ibid.
3
. A ce sujet, voir les études de Amnesty Internationnal (www.amnesty.fr).

61
sans que l’on puisse rien en déduire1. Cette gigantesque chasse
aux terroristes permet la tenue sereine mais très contrôlée des
élections communales du 12 septembre 2003. Si la
démocratisation est réaffirmée comme l’objectif national
prioritaire du Pouvoir, les islamistes de toutes obédiences
confondues sont contraints de faire amende honorable et surtout
de faire silence : cinq mille d’entre eux auraient été arrêtés en
l’espace de six mois au prix de nombreuses bavures2. Par la
suite, l’implication d’islamistes marocains dans la préparation
de l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid déstabilise profondément
toute la société marocaine. Cette montée du terrorisme coïncide
avec la crise de l’emploi qui touche aussi bien les zones rurales
qu’urbaines.

La crise de l’emploi

Au printemps 2003, dans un article intitulé « La trajectoire du


Maroc indépendant : une panne de l’ascenseur social »3, le
sociologue tunisien N. Bouderbala compare la Tunisie au Maroc
et y affirme ceci :
« A première vue, les écarts de l’an 2000 entre les deux pays, ont,
par leur ampleur, quelque chose de surprenant et d’inconcevable. La
première impression est que le Maroc, au potentiel impressionnant
en 1956, a bel et bien gâché ses chances de développement. Le
retard pris, en un peu moins d’une demi siècle, apparaît comme
considérable, non seulement dans le domaine économique (…), mais
également dans le domaine social (…) où les progrès consolident le
4
lien de citoyenneté. »

1
. En juillet 2003, le journaliste et rédacteur en chef de l’hebdomadaire
Demain, ‘Ali Lmrabet, a été condamné à l’interdiction d’exercer son métier
au Maroc pendant dix ans au terme d’un procès pour « outrage au roi ».
Condamné à trois ans de prison ferme, il est libéré après huit mois de
détention et une grève de la faim de 47 jours, bénéficiant d’une grâce royale.
2
. En février 2004, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH)
publie un rapport intitulé Le Maroc à l'épreuve du terrorisme: la tentation de
l’arbitraire, qui dénonce l’abus de la violence et l’arbitraire des poursuites
frappant des personnes peu impliquées dans ces affaires (www.fidh.org)
3
. Article paru dans Critique économique n° 10, 2003, pp. 04-27.
4
. Ibid., p. 15.

62
Dans une perspective de comparaison maghrébine, cette
description de l’échec d’un projet de développement participe,
selon M. Catusse, aux « prémices de la mise en récit
contemporaine d’une question sociale dans le Maroc
‘‘ajusté’’»1. Le Maroc contemporain est soumis, depuis son
indépendance, à des réformes économiques d’inspiration
libérale. La politique de privatisation engendre, depuis le début
des années 1980, une prise de conscience populaire qu’elle
qualifie de « réinvention du social »2 par des acteurs pluriels.
Cette réinvention du social se veut à la fois formulation de
questions et proposions de réponses pragmatiques. La
génération de Marocains qui arriva à l’âge adulte dans les
années 1990 a largement bénéficié de la généralisation de
l’école et de l’élargissement de l’accès à l’Université, élevée en
outre dans la perspective d’un emploi garanti aux diplômés (de
droit en Syrie ou en Égypte, de fait en Jordanie, en Algérie, en
Iran), ou à tous les nationaux (en Arabie Saoudite et dans les
pays producteurs de pétrole). Mais, au moment où elle arrive sur
le marché du travail, l’État ne recrute plus et les entreprises
publiques sont en crise. Le pouvoir d’achat des fonctionnaires
est en chute libre3. Arrive ensuite le chômage, difficile à
mesurer car se confondant plus ou moins systématiquement avec
sous-emploi, pluriactivité et, bien entendu, travail
informel…Des catégories incertaines en l’absence de
réglementation stricte et d’encadrement du marché de l’emploi,
auxquels s’ajoute la carence des systèmes de protection sociale4.
Rappelons que c’est au cours des années 1980 que le chômage
enregistra de considérables hausses au Maroc, les dernières
estimations évaluent le taux national de chômage à 11 %. Ce

1
. CATUSSE, « Les réinventions du social dans le Maroc ‘‘ajusté’’ », dans
Le travail et la question sociale qu Maghreb et au Moyen Orient, Revue des
mondes musulmans et de la Méditerranée n°105-106, 2004, pp. 221-246, p.
222.
2
. Ibid.
3
. Ibid., p. 32-42.
4
. Ibid., p. 42.

63
chiffre est considéré comme étant très largement sous-estimé,
l’absence d’institution de prise en charge du chômage ne permet
pas, à ce jour, la construction de statistiques fiables dans un
contexte où l’emploi informel, c'est-à-dire non déclaré à la
Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) est considérable.
Selon A. Agouran et A. Belal, le taux de chômage atteignait déjà
50 % en ville (et 60 % dans le monde rural) au début des années
1980. Ces chercheurs démontrent que ce taux augmentera de 3
% par an alors que celui du nombre d’emploi sera de 2 %.
D’après leurs projections statistiques, le taux de chômage, en ce
début de 21ème siècle, se situe entre 70 % et 75 % en milieu
urbain contre 85 % en milieu rural1. Précisons que le taux
d’urbanisation actuel est de 55,1 % et que la population urbaine
représente 57% de la population totale. Il apparaît cependant
d’après les données du recensement national de septembre 2004
que le chômage serait plus important en milieu urbain qu’en
zones rurales et que les jeunes seraient les populations les plus
vulnérables : les taux de chômage trimestriels ont connu une
tendance à la baisse au cours des trois premiers trimestres de
2005 et une remontée au 4ème trimestre. La création d’emplois
n’ayant pas été suffisante alors pour faire face à l’offre
additionnelle de travail. Pour l’ensemble de l’année 2005, la
population active en chômage est passée, au niveau national, de
1 193 000 en 2004 à 1 227 000 chômeurs en 2005, dont 76,5% a
été enregistrée en milieu rural alors qu'il a quasiment stagné en
milieu urbain. En zones rurales, seules les actifs ayant un
diplôme ont vu leur taux de chômage baisser de 0,9 % entre
2001 et 2005. Cependant selon J. El Aynaoui, ces faits, qui sont
les conséquences de l’exode rural du depuis les années 1960,
s’accompagnent d’une transformation du marché de l’emploi en

1
. AGOURAN et BELA, « bilan de l’économie marocaine depuis
l’indépendance », dans le Bulletin économique et social du Maroc n° 32, p.
116, éd. de l’Univ. M. 5, 1980, Rabat, Maroc.

64
faveur des femmes1. Ceci traduit une désorganisation des
systèmes d’intégration sociale antérieurs, une précarisation de
l’emploi en général et une fragilisation des conditions de vie
bouleversées par la question de l’habitat insalubre périurbain et
illicite. Ces signes critiques entraînent évidement à tous les
niveaux de la société une prise de conscience des limites et de la
faiblesse du système de protection social mis en place à
l’indépendance. Selon M. Catusse, ce système conçu sur
l’archétype du modèle français reste à ce jour élitiste et centré
sur la protection des salariés du secteur public, bien que le
Maroc possède, depuis 1942, des caisses de cotisation publiques,
semi-publiques ou privés fondées sur les cotisation patronales
ou salariales pour palier aux allocations familiales, les pensions
de retraites et les remboursement des frais de maladie2. La
libéralisation économique du Maroc s'accompagne d'une
flexibilisation des rapports au travail qui se traduisent par
l’augmentation de la désalarisation. Selon El Aoufi, la part des
catégories salariées dans la population active employée est
officiellement passée de 45,4 % en 1982 à 38 % en 20013. Au
terme de l’année 2005, le taux atteint 52,1 %, la population
active âgée de 15 ans et plus a atteint le niveau de 11 140 000
personnes4. En zones urbaines, le secteur des « services » et
« bâtiment et travaux publics » reste les principaux pourvoyeurs
d’emplois, avec un accroissement de l’effectif des personnes
employées de 04% et une contribution à l’emploi total créé
d’environ 94,6%. C’est une logique de précarisation du travail
qui se déroule par, d’une part la prolifération des emplois non
déclarés, mais aussi d’autre part la promotion de formes de

1
. AYNAOUI, « Genre, participation, choix occupationnel et gains sur un
marché du travail segmenté : une analyse appliquée au cas du Maroc », dans
les Annales marocaines d’économie n° 22-23, 1996 pp. 109-150.
2
. CATUSSE, op. cit., p. 227.
3
. El AOUFI, « L’impératif social au Maroc : de l’ajustement à la
régulation », dans Critique économique n °3, 2000, pp. 109-150.
4
. Ce chiffre est issu des résultats du recensement de 2004 publiés sur le site
Internet du Haut Commissariat au Plan du royaume du
Maroc (www.hcp.ma).

65
travail précaires, type contrats à durée déterminée, travail
occasionnel, temporaire ou partiel, intérim. Ajoutons à ceci la
conclusion du rapport dévaluation réalisé par la Banque
mondiale du programme de Priorité sociales1 (BAJ, 1996), qui
affirme que le système actuel ne protège pas ceux qui en ont le
plus besoin : les personnes qui n’ont pas de source de revenu
permanente ou suffisante, celles qui n’ont pas d’emploi stable
ou qui le perdent, qui sont à la merci d’événements extérieurs tel
que la sécheresse et la hausse des prix, ou encore qui subissent
des chocs économiques personnels tels que la maladie, mort du
chef du ménage, divorce / répudiation, ou augmentation du
nombre de personnes à charge. Dans ces cas, les Marocains
cherchent généralement de l’aide auprès des réseaux de
solidarité traditionnels. Mais ces réseaux s’affaiblissent en
raison des migrations et de l’urbanisation croissante.

Le projet socio démocratique et les concurrences du


pouvoir religieux

La société Marocaine subit une crise à la fois économique,


sociale et politique très alarmante. Sans aucun doute, ce début
de 21ème siècle correspond à un moment particulier de son his-
toire. Face à la crise de l’emploi, à l’islamisme et à la montée du
terrorisme, l’Etat met en œuvre, d’une part, de grands
programmes sociaux pour l’habitat et l’urbanisme2 et, d’autre

1
. Cité par M. Catusse. CATUSSE, op. cit., p. 243.
2
. En 2001, le roi Muhammad 6 a lancé un vaste programme intitulé
« 200 000 logements sociaux par an » pour tenter de mettre fin au logement
insalubre péri-urbain. Dans un discours public, il déclare que les bidonvilles
sont « l’une des manifestations choquantes du déficit social » et érige ce
programme en « priorité absolue », du fait qu’il « menace l’équilibre de notre
tissu social et de notre environnement » et qu’il « entrave les efforts de
développement du pays » (extraits du discours du trône du 20 août 2001
disponible sur www.mincom.gov.ma). Ainsi, et suite aux attentats de
Casablanca du 16 mai 2003, la politique publique de l’aménagement du
territoire et de l’habitat social occupe une place primordiale dans le cadre de
l’édification des villes nouvelles aux bords des grands pôles urbains
marocains, combinant préoccupations sociales et objectifs sécuritaires.

66
part, impose des avancées démocratiques sans précédent. En
2004, le roi crée l’ « Instance Equité et Réconciliation » (IER),
un organisme de la fonction publique chargé d’enquêter sur les
années noires du règne de Hassan 2 et de réhabilité ses
victimes1. La même année il impose au parlement la réforme de
la Moudawana, qui permet une revalorisation du statut juridique
des femmes. Ces tentatives de renégociation de la place de
l’individu prennent place dans un environnement en mutation
rapide, où le statut du sacré et de l’islam est malmené à la fois
par l’islamisme politique national et transnational, des discours
religieux conservateurs dans la sphère publique et par
l’apparition du terrorisme. De toutes parts, la monarchie se
trouve remise en question dans son fondement religieux,
l’espace religieux se peu à peu défait du contrôle monarchique.
L’islamisme contemporain surgit et, au nom de Dieu, il appelle
les fidèles à la moralité et à la solidarité pour faire face à la
misère et à la corruption. S’opposant au consumériste célébré
par la société occidentale, il propose un projet d’avenir basé sur
le passé prônant l’austérité et l’autosuffisance. Le
développement des associations islamistes ainsi que
l’intégration du PJD au gouvernement a totalement transformé
le paysage religieux marocain et remis à l’ordre du jour le débat
entre islam légal et pratiques religieuses locales. L’islamisme
politique, qu’il ait échoué ou non, demeure l’une des principales
forces politique et sociale de la société marocaine. Si au niveau
doctrinal les islamistes rejettent avec violence la modernité au
nom d’une morale wahhabite austère, l’étude de ces
mouvements par Tozy, Dialmy, Zeghal et Roy montre qu’ils
sont plutôt un avatar de la modernisation des sociétés

1
. L’IER inscrit dans sa démarche des audiences publiques télévisées qui
donnent la parole aux victimes et à leurs familles. Fin 2005, elle localise les
tombes de 700 personnes considérées comme disparues et instruit pas moins
de 17000 dossiers individuels, parmi lesquels 10000 bénéficieront d’une
indemnisation financière. Le fait est inédit dans le monde arabe. Les rapports
d’enquête et leurs avancées son disponibles sur le site Internet ouvert à cette
occasion (www.ier.ma).

67
musulmanes. Ils représentent aussi une forme d’adaptation à la
modernité par leur utilisation pragmatique de ses éléments
technologiques (médias, système de communications, réseaux
de mobilité transnationaux) au profit de la propagande d’une
utopie passéiste. Cette situation complexe réactive la relation
triangulaire qui existe entre monarchie, islamisme politique et
mysticisme confrérique. Pour reprendre les mots de Malika
Zeghal, « ces trois termes ne sont pas exclusifs et
communiquent »1 les uns les autres. La monarchie emprunte,
investie et tente une mainmise à la fois dans l’islamisme et dans
le mysticisme. Qui peut dire aujourd’hui le légitime en islam et
s’en faire le représentant dans un paysage religieux si éclaté ?
L’islam, objet de réinterprétations concurrentes, représente un
enjeu de pouvoir dont les appropriations sont multiples. Le
mysticisme, lui-même extrêmement varié, ne représente que
l’une des formes de cette appropriation. Dans ce contexte,
comment peut-on définir la place d’une confrérie religieuse
comme celle des Aïssâwa dans le Maroc contemporain ? Ce
simple questionnement contient toute notre problématique.

LA PROBLEMATIQUE

Pour subsister, toute confrérie a besoin d’une institution


religieuse localisée et composée d’un territoire sacré, de
responsables hiérarchiques et de groupes d’affiliés plus ou
moins actifs. Si la politique du Palais Royal définit la situation
actuelle des ordres mystiques marocains, d’autres facteurs
(englobant des notions symboliques, spirituelles, éducatives,
religieuses, sociales et économiques) déterminent leur
fonctionnement. Dans cette société en mutation, où la crise de
l’emploi n’autorise aucune perspective d’avenir et où la religion
est un enjeu de pouvoir, il nous semble important de nous

1
. ZEGHAL, op. cit., p. 22.

68
interroger sur le processus de production de nouvelles données
liées à la rencontre de l’Islam et de la modernité. Pour cela, nous
souhaitons déterminer le rôle joué par le mysticisme dans :
- Les processus de construction du sujet musulman
- La création de réseaux de solidarité économique
- La définition des sphères privées et publiques
- La création d’espace de mixité sociale
- La création de nouvelles normes esthétiques et liturgiques
Notre propos est de faire apparaître les conflits, les stratégies,
les tensions et les ruptures qui s’opèrent dans le champ religieux
contemporain.

Les axes de recherches

Neufs axes de recherches nous semblent pertinents pour


répondre à notre problématique : la doctrine, la bureaucratie
religieuse, la perception sociale de la confrérie, les disciples
actuels, le modèle confrérique contemporain, le triptyque
mysticisme-islam-modernité, les rituels et la place des femmes.
Définissons-en les caractéristiques :

1. Le fondateur : qui était le fondateur de la confrérie des Aïssâwa


? A quelle époque vivait-il ? Quelle est sa biographie ? Que
cherchait-il à faire ? Avait-il des disciples ? Quel souvenir
garde-t-on de lui ?

2. La doctrine : Quel type de doctrine proposait-il de son vivant à


ses partisans ? Quelles en sont les origines et les
caractéristiques ? Cette doctrine est-elle connue et pratiqué par
les disciples actuels ?

3. La bureaucratie religieuse : qui sont les représentants du


fondateur à l’heure actuelle ? Quels liens entretiennent-ils avec

69
l’Etat marocain ? Quelle est leur organisation hiérarchique ?
Jouent-ils un rôle dans le champ politique ? Comment gèrent-ils
leur héritage spirituel ? Quel type de croyance entretiennent-
ils vis-à-vis des fidèles ? Respectent-ils la doctrine établie par
leur ancêtre ?

4. La perception sociale : que représente la confrérie pour ses


sympathisants ? Pour ses opposants ? Comment les disciples
actuels sont-ils considérés ?

5. Les disciples actuels : quel est leur profil social ? Sont-ils


nombreux ? Comment sont-ils organisés ?

6. Le modèle confrérique contemporain : pourquoi les Marocains


intègrent-ils la confrérie ? Connaissent-ils la doctrine du
fondateur ? La respectent-ils ? Que représente la confrérie à
leurs yeux ? Quels liens entretiennent-ils les uns avec les
autres ? Sont-ils en contact avec la bureaucratie religieuse ?
Avec les membres d’autres confréries ? Avec l’Etat ? De quelles
manières ? Quelles ressources y trouvent-il ? La confrérie est-
elle un bloc monolithique ou des voix internes s’élèvent-elles
pour manifester une dissidence ? Quelle est la place du spirituel,
du religieux, du social et de l’économique ?

7. La mystique, l’islam et la modernité : qu’attendent les Aïssâwa


de l’islam ? De la mystique ? Rejettent-ils la modernité ? Y
adhèrent-ils ? Comment ? Des stratégies individuelles et des
conflits sont-ils à l’œuvre ? Lesquelles ? Avec qui ? Dans quel
domaine (politique, religieux, artistique, économique) et dans
quel but ? La confrérie permet-elle une redéfinition du sujet
musulman ? Se distinguent-ils des conservateurs ?

8. Les rituels : dans quel contexte et à quelles occasions se


déroulent les pratiques rituelles des Aïssâwa ? Quelle place y

70
occupent les techniques corporelles (transe) ? Quel en est le
symbolisme ? Le rituel est-il en rapport avec la doctrine du
fondateur ? Avec le mysticisme ? Quel est le point de vue des
Aïssâwa et sur cette pratique ? Sont-ils en rupture vis-à-vis des
anciennes croyances ? Constatons-nous une évolution par
rapports aux anciens rituels ? Les rituels proposent-ils une
articulation particulière des sphères publiques et privées dans ce
contexte musulman ? Quels en sont les aspects artistiques
(musique, danse) et esthétiques ? Ceux-ci ont-ils une importance
pour les Aïssâwa ? Pour les sympathisants ? Pourquoi ?

9. La place des femmes : quelle est la place accordée aux femmes


dans les pratiques rituelles ? Que représentent ces pratiques à
leurs yeux ? Y participent-elles ? De quelles manières ? Y
trouvent-elles un espace d’expression ?

Il nous est apparu nécessaire de combiner les approches


historique, anthropologique, sociologique et la pratique
artistique afin de saisir les spécificités et la portée de
l’appropriation d’un système religieux aussi complexe par les
individus.

LA METHODE

Cette étude est le résultat de onze mois de recherche de terrain à


Fès et à Meknès au Maroc, espacés sur quatre années (de février
2002 à septembre 2005). N’étant ni arabophone ni arabisant
(nous sommes nés en France de parents originaires de Kabylie),
nous avons suivi pendant un an des cours d’arabe classique à
l’université de Melun (Seine et Marne) complétés par des cours
d’arabe dialectal à Fès auprès d’un jeune doctorant en
informatique. Avant d’entamer cette étude, nous avions étudié
l’informatique et les systèmes de communications hypermédias
à l’université Paris 8 (maîtrise obtenue en juin 2001). Notre

71
formation en Sciences Sociale a débuté l’année 2002,
parallèlement à notre première enquête de terrain au Maroc dans
le cadre de notre DEA (obtenu fin 2002 à l’Institut Maghreb
Europe, univ. Paris 8). Notre méconnaissance initiale de
l’islamologie, de l’anthropologie et de la sociologie n’a pas
supposé, a priori, la réalisation d’une telle étude de notre part.
Mais les encouragements de nos professeurs lors de la
soutenance du DEA nous ont rendu suffisamment confiant pour
entreprendre, sur leurs recommandations, une thèse de l’EHESS.
Malheureusement, cette transition administrative nous a
empêché de facto de postuler au financement de thèse. La
totalité de la recherche a donc été financé par nous à l’aide
d’emplois plus ou moins précaires et informels en France. Nous
avons cessé de travailler l’année scolaire 2005-2006 pour mener
à bien la rédaction du présent travail.
Au Maroc, les premiers contacts ont été particulièrement faciles.
Après deux mois de reconnaissance de terrain, le choix d’une
communauté d’étude s’est imposé en fonction des critères de
langue, d’accessibilité par transport en commun et de présence
routinière de pratiques rituelles. A cette occasion, nous avons
co-loué avec des étudiants étrangers ou Marocains deux
appartements meublés situés dans le quartier de la gare à Fès et
près du conservatoire de musique à Meknès. Exposons
maintenant le protocole de notre enquête de terrain.

Le protocole de l’enquête

Nous allons définir ici le protocole de notre enquête : les


terrains, les dates des séjours, les enquêtés et le mode de
rencontre, la présentation de l’étude à ces derniers et le profil
social des échantillons enquêtés.

72
Les terrains

Notre enquête a été menée dans deux villes du Maroc : Fès et


Meknès1.

Fès :
Fès ou Fez (fâs en arabe, litt. « pioche ») est souvent considérée
comme le centre spirituel et culturel du Maroc. C’est la
quatrième plus grande ville du pays (après Casablanca, Rabat et
Marrakech) et l’une des quatre « villes impériales » avec
Marrakech, Meknès et Rabat. Son rayonnement international
passé en fait l’une des capitales de la civilisation arabo-
musulmane aux côtés de Damas, Bagdad, Courdoue, Grenade et
Jérusalem. Située à l’extrémité orientale de la plaine du Saïs à
203 km à l’est de Rabat et à 65 km à l’est de Meknès, son nom
vient d’une une légende selon laquelle une pioche en or aurait
été utilisée par Moulay Idriss 1er pour délimiter l’enceinte de la
ville 7892. Les sources d’eau vitales aux alentours ont sans
aucun doute été un critère important lors du choix de
l’emplacement pour la future métropole, servant alors de base
militaire pour les campagnes de Moulay Idriss 1er vers Taza et
Tlemcen. En 809, son fils Idriss 2nd fonde sur l’autre rive une
cité avec son palais royal, ses canaux et ses murailles. Fès se
trouve à un emplacement particulièrement avantageux, au
croisement de routes commerciales importantes, au cœur d'une
région naturellement généreuse avec des matières premières
précieuses pour l’artisanat (pierre, bois, argile). Fès se trouve
notamment sur la route des caravanes allant de la Méditerranée à
l’Afrique noire en passant par la grande ville commerciale

1
. Pour exposer l’historique des villes de Fès et de Meknès, nous nous aidons
des écrits de Laroui et de Sebti. A. LAROUI, Histoire du Maghreb. Un essai
de synthèse, 1975, vol. 2. SEBTI, Aristocratie citadine, pouvoir et discours
savant au Maroc pré-colonial : contribution à une rélecture de la littérature
généalogique fassie (XVe-début du XXe siècle), 1984.
2
. Une autre version de la légende dit qu’une pioche d’or aurait été
découverte sur les lieux lors des fondations.

73
Sijilmassa (disparue au 17ème siècle) dans la région de Tafilalet
(ce qui correspond de nos jours à la région de Erfoud). A partir
de 817-818 s’installent dans la ville les premières familles
andalouses expulsées par les Omeyyades de la ville espagnole
de Cordoue. Peu de temps après les familles bannies de
Kairouan s’installent sur l’autre berge. Les nouveaux arrivants
apportent avec eux aussi bien un savoir-faire technique et
artisanal qu’une longue expérience de la vie citadine. Sous leur
impulsion, Fès devient un centre culturel important et la
mosquée universitaire Qarawiyine, connue pour être la plus
ancienne université au monde (fondée au 9ème siècle par une
femme pieuse originaire de Kairouan, Fatma ben Muhammad al-
Feherî) et rayonne comme l’un des centres spirituels et culturels
les plus importants de l’époque. Des centaines d’étudiants
(taleb-s) y logent pour suivre les cours de professeurs réputées
(des ‘ulamâ`), s’y préparant à des fonctions diverses :
enseignements, notariat, judiciaire etc. La grammaire, la
théologie, le droit coranique et la mystique étaient à cette
époque les matières les plus importantes. Son influence en fait le
cœur religieux du Maghreb et se ressent jusque dans les écoles
de l’Espagne musulmane et vers l’Europe. Les Almoravides
choisissent Marrakech comme capitale dès le 9ème siècle, mais
Fès n’est pas délaissée et les deux parties de la ville sont réunies
à la fin du 11ème siècle par la décision du prince Youssef ben
Tachfine. La ville redevient la capitale du royaume en 1250 par
l’avènement de la dynastie Mérinide. Sous leur règne, la
nouvelle ville de Fès jdîd (la « nouvelle » Fès) est fondée en
1276, équipée de remparts, de palais et de jardins, en opposition
à Fès al-balî (la vieille ville). La population juive qui se trouvait
aux alentours du palais est forcée de partir et le mellah (le
quartier juif) se forme dans l’ancien quartier de la garnison des
archers syriens. Au début du 14ème siècle la ville connaît une
forte croissance grâce aux caravanes allant jusqu’au port de
Badis dans le Rif, Fès est en permanence liée à l’Espagne

74
musulmane et à l’Europe. Les troubles politiques et socio qui
apparaissant dans le royaume marquent la fin des Mérinides et
atteignent Fès en 1465. Le dernier sultan Mérinide, ‘Abd al-
Haqq, est victime dune insurrection et qui éclate dans la ville.
En 1471, celle-ci tombe aux mains des Wattassides mais souffre
en 1522 d’un tremblement de terre qui la détruit en partie. La
dynastie des Saâdiens s’en emparent 1554 mais préfèrent
s’établir à Marrakech. De nombreux bâtiments sont reconstruits,
restaurés ou remplacés par des nouveaux. Sous cette dynastie,
Fès est en proie à l’anarchie. Ayant perdu une fois encore son
statut de capitale, elle prend partie dans les luttes fratricides des
prétendants au trône à partir de 1603. A la fin du 17ème siècle et
avec l’avènement de la dynastie Alawite, Meknès devient
capitale du royaume par décision de Moulay Ismail. Il installe à
Fès une partie du clan des Oudaya1 qui l’avaient aidé à gagner le
pouvoir. Après sa mort (1727), les Oudaya se révoltent, mais ne
seront chassés de la ville qu’en 1833 par le sultan ‘Abd er-
Rahmân. Avec Moulay ‘Abdallah, le successeur de Moulay
Ismail, Fès redevient la capital du Maroc. La sollicitude des
sultans Alawites pour la religion et la science se traduit par
l’édification de mosquées et de medersas. D’autres grands
travaux sont entrepris, tels la construction de ponts et le pavage
des rues. Au 19ème siècle, les deux anciennes parties de la ville
sont reliées et unifiées grâce nouvelles constructions comme le
palais Boujloud et la manufacture d’armes, la Makina. Jusqu’au
début du protectorat en 1912, Fès reste la capitale du Maroc.
C’est à Fès que le traité de protectorat français et espagnol (pour
le Nord du pays ainsi que le Sahara Occidental) est signé le 30
Mai 1912. Rabat est déclarée officiellement capitale du Maroc
1
. Les Oudaya étaient les descendants d’une tribu arabe venue an Afrique du
Nord au début du 13éme siècle. D’abord installées au Sahara, ils entrèrent
souvent en rébellion contre les sultans et furent expulsés de Fès où ils
provoquèrent de grands ravages. Ils furent répartis en diverses villes du
territoire et, en récompense de services rendus, Moulay Ismail les chargea de
surveiller la tribu des Zaer qui, jusqu’au 19ème siècle, effectua des intrusions
jusque dans la ville de rabat. Un célèbre quartier de cette ville prit ainsi leur
nom.

75
mais Fès reste cependant un lieu de résidence royal important et
un centre culturel, artisanal, commercial mais aussi politique.
Sous la direction de Lyautey et d’après les plans de l’architecte
Henri Prost, une nouvelle ville se développe au sud de Fès al-
jdîd. Si elle fut dans un premier temps le quartier résidentiel des
européens, la « ville nouvelle » a continué à se développer
comme ville arabe moderne avec de nouveaux quartiers de
villas. Les autorités, institutions et entreprises de services s’y
installent. Fès entreprend son essor industriel et devient un
important centre textile. Conservant son rôle de métropole
religieuse et intellectuelle, la vieille capitale idrisside manifeste
à plusieurs reprises sa volonté d’indépendance : l’Istiqlal (le
parti de l’indépendance) est créé à Fès par ‘Allal El-Fassi1 et de
nombreuses initiatives pour chasser l’occupant français émanent
de cette ville.
Les grandes familles de Fès, appelées les fassis, ont une histoire
particulière, qui les distingue des autres habitants de Fès
d’aujourd’hui, que l’exode rural a récemment amené dans la
ville. Ces nobles de l’Islam à la notoriété nationale sont un
mélange de différentes origines : chérifienne, juive ou
andalouse, et exercent des activités de commerçants, de savants
ou d’artistes. Depuis les années 1960, la plupart des grandes
familles fassis émigrent vers d’autres villes du Maroc,
Casablanca principalement. La vieille ville, la médina, est
1
. ‘Allal El Fassi (1910-1974) est un homme politique marocain et le
fondateur du parti indépendantiste marocain. Après des études à Qarawiyine,
El Fassi est emprisonné suite à ses actions militantes contre le régime du
protectorat. A sa libération et pour le substituer au mouvement nationaliste,
les autorités françaises lui proposent un poste important dans la ville de
Marrakech qu’il décline. Après d’importants incidents au Maroc entre les
nationalistes et les autorités, ‘Allal et ses coreligionnaires sont contraints à
l’exil par l’Etat français. La France l’envoie au Gabon, où il séjourne pendant
neuf ans et d’où il participe à la création du parti indépendantiste marocain,
Istiqlal (litt. « indépendance »). Il retourne au Maroc pendant une brève
période en 1946, avant d’être de nouveau exilé au Caire où il forge une
grande partie de son idéologie politique. Il fait son retour au Maroc en 1956,
année de son indépendance et assume la direction du parti Istiqlal et occupe
différentes charges publiques. Membre de l’académie de langue arabe de
Damas et du Caire, il meurt à Bucarest le 13 mai 1974, où, à la tête d’une
délégation de l’Istiqlal, il devait traiter du conflit israélo-palestinien.

76
classée depuis 1996 comme « patrimoine mondial de
l’humanité » par l’UNESCO, qui, avec le concours d’experts
internationaux, élabore un schéma directeur de restauration et
d’assainissement. La ville nouvelle reflète aujourd’hui la
modernisation et le développement économique du pays. Ainsi,
c’est dans cette partie de Fès que se rencontrent modernité
(centres commerciaux, buildings, hôtels 5 étoiles...) et culture.
Dans la médina se situe le tombeau de Moulay Idriss 2nd sur
lequel la municipalité célèbre chaque année la grande fête
patronale (al-mussem) en présence des délégations officielles
qui assistent au défilé public des disciples musiciens de
plusieurs confréries (principalement Gnawa, Hamadcha et
Aïssâwa). Fès accueille en outre les zâwiya-s de célèbres ordres
mystiques : Darqâwiyya, Tijâniyya et Qâdiriyya-Bûdchichiyya.
Ces dernières décennies, le tourisme ne cesse de se développer
et devient un important facteur économique. Ceci est d’autant
plus important grâce à des manifestations culturelles telle que
celle tenue en juin de chaque année, le Festival des musiques
sacrées de Fès, où se produisent des artistes venus du monde
entier et des musiciens confréries marocaines (principalement
Aïssâwa, Hamadcha, Qâdiriyya-Bûdchichiyya, Tijâniyya,
Darqâwiyya et Ahl Twat). Fès est jumelée avec Montpellier,
Strasbourg et Florence, Jérusalem en Palestine et avec Bobo
Dioulasso au Burkina Faso.
Aujourd’hui et selon le recensement de 2004, la ville compte
environ 1 400 000 habitants. A l’heure où nous écrivons ces
lignes, la nouvelle monographie socio économique de Fès issue
du dernier recensement n’a pas encore été publiée par le Haut
Commissariat au Plan. Cependant, Mohamed Rharrabi, le préfet
de la région de Fès-Boulemane, nous apprend dans un entretien
menée par le journal l’Economiste1 que le taux de chômage
pour les jeunes diplômés âgés de 20 à 30 ans est de 22,3%
(contre 4,2% chez les jeunes sans diplôme), soit le double de la
moyenne nationale. Ce taux de chômage est surprenant car les

77
créations d’entreprises sont en forte hausse. Si le textile et
l’agroalimentaire sont les industries historiques de Fès, la
présence de centres de savoir (2 universités, 93 centres de
recherche et laboratoires, 101 unités de formation et un institut
national de plantes médicinales et aromatiques) attire de
nombreux investisseurs dans les nouvelles technologies de
communication. Fès s’appuie aujourd’hui sur une infrastructure
télécoms de qualité accessible à des coûts compétitifs. La
délocalisation des services lui offre de grandes possibilités de
diversification. La ville, qui bénéficie déjà du mouvement de
sortie de l’axe Casablanca-Rabat, abrite aujourd’hui sept centres
d’appels d’opérateurs téléphoniques étrangers et un centre de
traitement de données Internet qui emploient un millier de
personnes. A moyen terme, l’objectif est de faire de la région un
fournisseur reconnu de services informatiques, d’innovation et
d’ingénierie à valeur ajoutée et une référence dans l’édition de
logiciels. Parallèlement à la multiplication des quartiers
industriels (la région de Fès-Boulemane dispose de 8 zones
industrielles étendues sur 400 hectares), les anciens quartiers de
la ville souffrent d’une dégradation avancée de leurs
équipements en particulier la voirie et l’éclairage public. Le
logement insalubre et clandestin (urbain et périurbain)
concernait, dans les années 1980, 26 % de la population1. L’Etat
tente d’y remédier par la réalisation de grands travaux de
réhabilitation et d’aménagement de la voirie.

Meknès :
Meknès (Mîknâs en arabe) est située à 140 km à l’est de Rabat et
à 60 km au sud-ouest de Fès. L’histoire de Meknès semble
remonter à la création d’une bourgade rurale non fortifiée au
8ème siècle. La population originelle de la région de Meknès

1
. ABOUHANI & AMEUR, « La recherche urbaine au Maroc : un état de la
question », dans Pratiques urbaines, n° 6, 1988, pp. 04-26, p. 18. AMEUR,
« Le logement des pauvres à Fès : processus de production et tendances de
l’évolution », dans Tiers-monde, tome 29, n° 116, 1988, pp. 1171-81.

78
appartient à des tribus berbères et c’est l’installation au 9ème
siècle de la tribu des Meknâssa, au nord de l’oued Boufekrane,
qui donne son nom à la ville. Les Almoravides en font un site
militaire au 11ème siècle. Les Almohades détruisirent la cité pour
en reconstruire une plus vaste comprenant mosquées et
puissantes fortifications. Lorsqu’ils s’en emparent au début du
14ème siècle, les Mérinides la dotent d’infrastructures publiques.
Après la fin des Wattassides et pour des raisons stratégiques,
politiques et géographiques, Moulay Ismail, le deuxième roi de
la dynastie Alawite, quitte Marrakech en 1672 et vient installer
sa capitale à Meknès. Il fait reconstruire la ville et élève 40 km
de remparts autour de la cité. C’est l’âge d’or de Meknès, qui se
dote de ses plus beaux éléments architecturaux, notamment ses
grandes portes. Malgré la poursuite des travaux et les
constructions entreprises par son fils Sîdî Muhammad ben
‘Abdallah, Meknès, le centre de l’empire de Moulay Ismail,
décline rapidement après la mort de l’illustre souverain. Les
sultans transférèrent leur résidence tantôt à Fès tantôt à
Marrakech.
Meknès est aujourd’hui composée de deux agglomérations bien
distinctes et séparées par le vallon de l’oued Boufekrane.
L’ancienne cité comprend la ville impériale et la médina. Celle-
ci est inscrite depuis 1996 sur la liste du patrimoine mondial
établit par l’UNESCO, en tant que « bien représentant de façon
remarquablement complète et satisfaisante la structure urbaine et
architecturale d’une capitale du Maghreb du 17ème siècle, alliant
de façon harmonieuse des éléments de conception et de
planification islamique et européenne »1. La ville nouvelle,
construite à partir de 1920, traduit actuellement la modernisation
et le développement économique de la ville. On y trouve les
centres administratifs et commerciaux, les hôtels de luxe
côtoient le Mac Donald’s. Meknès est jumelée avec Nîmes et

1
. Citation extraite du site Internet de l’UNESCO (www.unesco.org).

79
possède une université de sciences sociales. Dans la médina se
trouvent les tombeau de Moulay Ismail et celui du fondateur
des Aïssâwa, Muhammad ben Aïssâ, considéré comme le saint
patron de la ville. C’est à la zâwiya-mère des Aïssâwa que la
municipalité organise chaque le pèlerinage (al-mussem) des
disciples de la confrérie en présence des délégations officielles.
Cet événement coïncide avec les festivités de l’anniversaire du
Prophète (al-mawlid). Outre les Aïssâwa, de nombreuses
confréries sont présentes actuellement à Meknès : Hamadcha,
Jîlala, Gnawa, Ahl Twat, Tijâniyya, Darqâwiyya et Qâdiriyya-
Bûdchichiyya.
La population de la ville est estimée actuellement à 1 540 000
habitants (recensement de 2004) dont 60 % sont des jeunes de
moins de 25 ans. Le secteur agricole constitue la locomotive du
développement de la région de Meknès / Tafilalet, prédomine
puisqu’il emploie à Meknès 48,4% des personnes actives
occupées. Il est suivi des services d’action sociale qui occupent
33,4%. L’industrie et le secteur des bâtiments et travaux publics
emploient respectivement 10,7% et 7,5% de la population
active. Officiellement, le logement insalubre et clandestin ne
concerne seulement que 08 % de la population de Meknès et le
taux de chômeurs s’élève à 17,6 %, plus élevé que la moyenne
nationale de 11 %. Le taux d'analphabétisme à l’échelle de la
région s’élève à 53,0 % contre 55 % au niveau national.
Cependant ce taux moyen cache des disparités évidentes tant
entre les milieux de résidence qu’entre les sexes. Le taux
masculin n’est que de 24,5 %, contre 50,4 % pour les femmes
de Meknès. Notons qu’en milieu rural, les femmes présentent le
taux d’analphabétisme le plus élevé, soit 84 % (chiffre
légèrement en deçà du niveau de celui de la nation qui est de 89
%)1.

1
. Source : monographie de Meknès publiée sur le site Internet du Haut
Commissariat au Plan (www.hcp.ma).

80
Les dates des séjours

Février 2002, mars 2002, août 2002, mai 2003, décembre 2003,
février 2004, mai 2004, août 2004, décembre 2004, mai 2005 et
décembre 2005.

Fig. 3 : repère géographique de l’enquête :

Les enquêtés et le mode de rencontre

Nos relations avec la population enquêtée, leurs discours sur


notre recherche ainsi que sur leur vision de notre statut dans
cette société font partie intégrante des données analysées. Les

81
enquêtés s’inscrivent dans cinq types de populations cibles : les
hauts responsables, les disciples de la zâwiya-mère, les visiteurs
du sanctuaire, les disciples des groupes (tâ`ifa-s) de musique et
le public.

Les hauts responsables :


Il s’agit des les responsables hiérarchiques de la zâwiya-mère
des Aïssâwa à Meknès : le surintendant (al-mezwâr), le délégué
(al-muqaddem) et les membres de l’ « assemblée » (al-lajna).
S’il nous a été aisé de rencontrer ces personnes par nos visites
régulières du lieu saint, précisons cependant que le surintendant,
Sîdî ‘Allal Aïssâwî, a été très difficile à contacter. Absent de la
zâwiya et indifférent à nos appels téléphoniques, nous n’avons
eu d’autre choix que de nous rendre directement dans son
domicile après communication de ses coordonnées par le
responsable du sanctuaire, Moulay Idriss Aïssâwî.

Les disciples de la zâwiya-mère :


Ce sont les disciples (al-fuqarâ’) qui ont fait vœu, pour une
durée déterminée ou non, de consacrer leur vie à la confrérie. Ils
sont les disciples qui cheminent sur la voie initiatique de l’ordre,
les premiers destinataires de l’enseignement doctrinal du saint.

Les visiteurs du sanctuaire :


De nombreux individus visitent de façon régulière la zâwiya-
mère des Aïssâwa. Nous trouvons surtout des fidèles (al-
ziyâratî) qui manifestent le besoin régulier ou ponctuel d’une
médiation symbolique avec le tombeau du saint. Une autre
catégorie de visiteurs est constituée des professionnels qui se
proclament dépositaires du charisme du chaykh : vendeurs,
commerçants et mendiants.

Les disciples des groupes de musique :


Les groupes (tâ`ifa-s) musicaux de la confrérie sont constitués

82
d’une quinzaine de musiciens dits « serviteurs » (khaddâma)
placés sous l’autorité d’un chef, le « délégué » (muqaddem).
Dans ce cas précis le réseau de sociabilité revêt une très grande
importance. Ce sont principalement des musiciens marocains
qui nous ont permis d’établir les premiers contacts avec ces
enquêtés. Une année avant de débuter notre thèse, nous avons
séjourné au Maroc dans les villes de Rabat, Salé, Fès et Meknès
à l’occasion d’un voyage d’étude musical de trois mois. A
l’origine surtout intéressé par l’aspect symbolique, artistique et
esthétique des pratiques rituelles, nous avons rencontré de
nombreux musiciens dont certains nous ont facilité l’accès aux
milieux confrériques : il s’agit des membres de l’orchestre
arabo-andalous de Fès (plus précisément messieurs Muhammad
Briouel et ‘Aziz Alaoui), des musiciens Gnawî (maâlem
Muhammad chaouqi), berbères (Mouloud El Meskaoui),
Aïssâwî (les muqaddem-s Haj Saïd Berrada et Hassan Amrani)
et Hamdûchî (le muqaddem ‘Abderrahim Amrani Marrakchi).
Nous avons lié connaissance avec ces personnes avant même le
début de notre recherche doctorale. Par la suite, nous avons
utilisé le réseau confrérique pour entrer en contact avec d’autres
interrogés.

Le public :
Par la notion de public, nous entendons des individus non
affiliée à la confrérie qui peuvent être à la fois sympathisants et
hostiles au mysticisme. Ces personnes ont été enquêtées dans la
zâwiya-mère, lors des pèlerinages (mussem-s), des soirées
rituelles (lîla-s) et au cours de moments la vie quotidienne et
dans la rue.

83
La présentation de l’enquête

Pour présenter notre enquête aux enquêtés, nous avons pris pour
habitude d’exposer systématiquement notre démarche oralement
(en idiome local ou en français) de la façon suivante :
Cette enquête est réalisée dans le cadre d’un doctorat de sociologie
de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris. Notre
travail a pour objet l’étude de l’évolution de la confrérie des
Aïssâwa à travers la réalisation d’interviews de membres de la
confrérie des Aïssâwa et du public. Votre témoignage est
indispensable pour la réussite de notre thèse. Les informations que
vous nous donnerez resteront anonymes et confidentielles, sauf
volonté inverse de votre part. Nous garantissons le droit de chaque
personne au secret de sa vie privée.

Le profil social des échantillons

Les hauts responsables :


Cet échantillon se compose de neuf personnes. Certaines
caractéristiques de l’échantillon nous aident à saisir l’évolution
du modèle confrérique traditionnel :
- L’échantillon est masculin.
- L’échantillon est recruté en milieu urbain. 100 % des
enquêtés vivent en ville nouvelle, ce qui laisse supposer une
occidentalisation et une modernisation poussée.
- L’échantillon est composé de personnes bilingues (60 %).
- 70 % des responsables hiérarchiques sont âgés de 30 ans à
45 ans. 60 % ont des diplômes universitaires de second cycle
(jusqu’à bac +8). 60 % ont un emploi formel et 90 % sont
mariés.
- Le degré de modernisation est confirmé par l’appartenance
de la classe : 80 % appartiennent aux classes bourgeoises.

84
Les disciples de la zâwiya-mère :
Cet échantillon comporte vingt individus. Ses
caractéristiques laisse supposer une vision traditionnelle du
soufisme.
- L’échantillon est masculin.
- L’échantillon est essentiellement recruté en médina. 70 %
des enquêtés vivent dans la vieille ville de Meknès.
- L’échantillon est essentiellement composé de personnes
arabophones (80 %).
- 60 % des disciples de la zâwiya sont âgés de 35 ans à 65 ans.
90 % ne possèdent pas de diplômes universitaires. 40 % ont
un emploi formel et 80 % sont mariés.
- Le degré de traditionalisation est confirmé par
l’appartenance de la classe : 60 % appartiennent aux classes
moyennes et défavorisés.

Les visiteurs du sanctuaire :


Cet échantillon comporte cinquante individus. Ici aussi, ses
caractéristiques laisse supposer une approche traditionnelle du
mysticisme.
- L’échantillon est en majorité féminin (75 % des visiteurs
sont des femmes).
- L’échantillon est essentiellement recruté en médina. 72 %
des enquêtés vivent dans la vieille ville de Meknès.
- L’échantillon est essentiellement composé de personnes
arabophones (90 %) et berbérophones (10 %).
- 75 % des visiteurs sont âgés de 15 ans à 40 ans. 100 % ne
possèdent pas de diplômes universitaires. 87 % ne possèdent
pas d’emploi 77 % sont célibataires.
- Le degré de traditionalisation est confirmé par
l’appartenance de la classe : 95 % appartiennent aux classes
pauvres et défavorisés.

85
Les disciples musiciens :
Cet échantillon de l’enquête deux cent quatre personnes
réparties en dix sept groupes. Certaines caractéristiques de
l’échantillon en font un terrain propice pour l’étude du degré de
continuité entre le modèle traditionnel de la confrérie d’une part
et les représentations actuelles en matière de modernité d’autre
part :
- L’échantillon étudié est recruté en milieu urbain, ce qui
laisse supposer une occidentalisation et une modernisation
poussée. 47 % des enquêtés vivent en ville nouvelle, 18 %
en médina et 35 % dans les quartiers périphériques
populaires.
- L’échantillon est, en majorité, composé de personnes
bilingues (63 %). Une minorité (12 %) est trilingue.
- 86 % des musiciens serviteurs sont âgés de 20 ans à 35 ans.
57 % d’entre eux ont des diplômes universitaires de second
cycle (jusqu’à bac +4). 78 % d’entre eux n’ont pas d’emploi
formel, habitent chez leurs parents et sont célibataires.
- Le degré d’occidentalisation et de modernisation est
confirmé par l’appartenance de la classe : 59 % des enquêtés
appartiennent aux classes moyennes.

Le public :
L’échantillon du public se base sur les résultats officiels du
recensement de 1994 projetés sur un panel composé de cent
personnes interrogeables. L’échantillon comporte cent
personnes par ville (49 hommes, 51 femmes) dont l’âge varie
entre 14 et 65 ans (la moyenne est de 26,5 ans).

86
Fig. 4 : échantillon représentatif de la population marocaine1 :

Groupes d’âges Hommes Femmes


0-14 ans 17 15
15-19 ans 6 5
20-24 ans 5 5
25-29 ans 4 4
30-34 ans 4 4
35-39 ans 3 3
45-49 ans 2 3
50-54 ans 2 3
55-59 ans 1 2
60-64 ans 1 2
65 et plus 4 5
Total 49 51

Techniques de l’enquête

Pour mener à bien notre recherche, il nous a semblé nécessaire


d’employer trois techniques d’enquête de terrain : les entretiens,
l’observation participante et le recensement. Décrivons leurs
caractéristiques :

Les entretiens

La méthode des entretiens libres et directifs (menés en arabe


dialectal et en français) a été utilisée pour interroger les sujets
des quatre populations cibles prédéfinies. Hormis pour les hauts
responsables et les disciples de la zâwiya, les thèmes des
entretiens n’ont pas été repris d’une population à l’autre et

1
. Il s’agit des projections basées sur les résultats du recensement national de
1994. Source : Direction de la statistique (www.statistic.gov.ma). Précisons
que cette enquête d’opinion a été réalisée en février 2002, soit plus de deux
ans avant le recensement national de 2004.

87
quatre questionnaires différents ont été élaborés, tout en laissant
les interrogés la possibilité de s’exprimer au fil de leurs idées et
de leurs souvenirs. Les entretiens ont été menés dans les
appartements que nous avons loués et les terrasses des cafés
(pour les disciples), dans la zâwiya-mère (pour les hauts
responsables, les disciples et les sympathisants) et dans la rue
(pour le public). Les entretiens ont été enregistrés chaque fois
que les enquêtés ont bien voulu y consentir. Dans les situations
de refus nous avons pris des notes. Dans tous les cas et pour
contextualiser les récits, nous avons tenté d’établir
l’autobiographie de chaque individu. La transcription des
entretiens enregistrés a été réalisée immédiatement après
l’interview sur traitement de texte.

Le guide d’entretien des hauts responsables et des disciples de la


zâwiya :
Pour tester le degré de continuité du modèle confrérique dans le
Maroc contemporain auprès des responsables hiérarchiques,
nous avons choisi neuf thèmes qui nous ont semblé pertinents :
l’identité sociale, l’historique de la confrérie, la doctrine
mystique, l’affiliation, l’institution religieuse, le réseau
confrérique, les pratiques rituelles, le comportement social, le
soufisme et l’islam :

1. L’identité sociale : sexe, âge, lieu de naissance, niveau scolaire,


niveau scolaire des parents, profession, profession des parents,
statut matrimonial, nombre de frères et sœurs, type de logement,
nombre de personne composant le foyer, liens à ses personnes.
Style de vie et réseaux sociaux. Fréquentations. Description
d’une semaine type, manière de passer le temps. Engagement
syndical, politique et religieux. Consommation de cigarette,
drogues et alcool.

88
2. L’historique de la confrérie : qui était le Chaykh al-Kâmil ?
Pouvez-vous me raconter sa biographie ? Qui étaient ses
maîtres ? Ses disciples les plus connus ? Quels étaient ses
rapports avec eux ? Avec l’Etat ?

3. La doctrine mystique : pouvez-vous définir la doctrine des


Aïssâwa ? D’où vient-elle ? Qu’en pensez-vous ? La respectez-
vous ? Comment se transmet-elle ? Dans quel contexte ? Que
vous inspire-t-elle ? Est-elle originale ? A quel niveau ?

4. L’affiliation : que faut-il faire pour être un disciple Aïssâwî ?


Pourquoi ? Quelles qualités faut-il avoir ? Pourquoi ? Cela
entraîne-t-il des responsabilités particulières ? Pourquoi ?

5. L’institution religieuse : pouvez-vous me décrire la hiérarchie de


la confrérie ? Comment sont nommés les responsables ? Quels
sont les liens avec le Palais Royal ? Qui se charge de l’entretien
et de la rénovation de la zâwiya ? Est-elle accessible à tous ?

6. Le réseau confrérique : pouvez-vous me préciser l’aire


d’extension de la confrérie ? Que représentent pour vous les
disciples ? Les disciples musiciens ? Y a t-il une bonne entente
entre vous ? Comment vous rencontrez-vous les uns les autres ?
Dans quel contexte (à la zâwiya, au travail, à la maison, dans le
quartier, lors d’une soirée rituelle, au café) ? Régulièrement ?
Combien de temps passez-vous entre vous par semaine ?
Combien d’amis disciples avez-vous ? Visitez-vous
régulièrement d’autres zâwiya-s ? A quelles occasions ?
Combien d’amis disciples d’autres confréries avec-vous ?
Lesquelles ? Y a t-il une bonne entente entre vous ? Une
concurrence interne existe-t-elle ? Avec d’autres confréries ?

7. Les pratiques rituelles : pouvez-vous me décrire les pratiques


rituelles ? Combien de fois par semaine ont-elles lieu ? Où ? A

89
l’initiative de qui et dans quel but ? Cela vous plait-il ? Selon
vous existent-ils des différences entre les pratiques anciennes et
les pratiques actuelles ? Organisez-vous des soirées
exceptionnelles ? A quelles occasions ?

8. Le comportement social : changez-vous votre comportement


selon que vous soyez dans la zâwiya ou non ? Pourquoi ? Quels
types de comportements et de tenues vestimentaires sont
inacceptables dans la zâwiya ? Pourquoi ?

9. Le soufisme et l’islam : comment, selon vous, le soufisme est-il


lié à l’islam ? Comment les Aïssâwa sont-ils liés au soufisme ?
A l’islam ? La confrérie permet-elle une meilleure connaissance
de l’islam ou du soufisme ? La conscience musulmane est-elle
un frein à certaines pratiques rituelles ? Lesquelles ? Attendez-
vous quelque chose du soufisme ? Quoi ? Attendez-vous
quelque chose de l’islam ? Quoi ?

Nous avons tenu à laisser une porte ouverte à la discussion par


la série de questions suivante : Que pensez-vous de notre
recherche ? Y voyez-vous une utilité ? Laquelle ? Avez-vous
quelque chose à ajouter ?
Les limites de ce type de questionnaire auprès de cette
population doivent être signalées. Malgré la collaboration
amicale de nombreux disciples et de Moulay Idriss Aïssâwî et
de ‘Abderrahim ben Moussa (deux des responsables de la
zâwiya), d’autres enquêtés, face à nos questions et tout en
déplorant notre indiscrétion, ont tout simplement refusé de nous
répondre. Nous avons du faire face à quelques moments de
résistance qui manifeste un processus complexe lié au pouvoir
symbolique sur lequel nous reviendrons au cours de notre
recherche.

90
Le guide d’entretien des visiteurs de la zâwiya :
Nous avons élaboré ce guide d’entretien afin de tester les
caractéristiques traditionnelles de la confrérie. Il se compose de
neuf thèmes : l’identité sociale, l’aspect historique de la
confrérie, la doctrine mystique, l’institution religieuse, la
tradition familiale, les miracles, la pratique rituelle, le
comportement social, le soufisme et l’islam :

1. L’identité sociale : sexe, âge, lieu de naissance, niveau


scolaire, niveau scolaire des parents, profession, profession
des parents, statut matrimonial, nombre de frères et sœurs,
type de logement, nombre de personne composant le foyer,
liens à ses personnes. Style de vie et réseaux sociaux.
Fréquentations. Engagement syndical, politique et religieux.

2. L’aspect historique de la confrérie : qui était le Chaykh al-


Kâmil ? Que savez-vous de lui exactement ? Qu’a-t-il fait de
particulier ?

3. La doctrine mystique : pouvez-vous définir la doctrine des


Aïssâwa ? D’où vient-elle ? Qu’en pensez-vous ? Comment
se transmet-elle ? Dans quel contexte ? Que vous inspire-t-
elle ?

4. L’institution religieuse : pouvez-vous me décrire la


hiérarchie de la confrérie ? Quels liens ont-ils avec vous ?
Avec le Chaykh al-Kâmil ?

5. La tradition familiale : un membre de votre famille a-t-il été


Aïssâwî ? Si oui lequel ? Que vous a-t-il dit à ce sujet ? Etes-
vous liés de près ou de loin aux Aïssâwa ? Avez-vous des
amis disciples ?

6. Les miracles : avez-vous déjà entendu parler des miracles du

91
Chaykh al-Kâmil ? Qu’en pensez-vous ? Avez-vous déjà
assisté aux miracles des Aïssâwa ? Si oui lesquels ?
Récemment ? Où ? Dans quel contexte ? En avez-vous
entendu parler ? Avez-vous déjà entendu parler de miracles
d’autres saints et d’autres confréries ? Actuellement ? Si oui
lesquels ?

7. La pratique rituelle : venez-vous régulièrement à la zâwiya


des Aïssâwa ? A l’initiative de qui et dans quel but ? A
quelle fréquence ? Combien de temps y passez-vous ?
Visitez-vous régulièrement d’autres zâwiya-s ? A quelles
occasions ? Cela vous plait-il ? Organisez-vous des soirées
Aïssâwa ? Y participez-vous ? A quelles occasions ?

8. Le comportement social : changez-vous votre comportement


selon que vous soyez dans la zâwiya ou non ? Pourquoi ?
Comment vous habillez-vous pour visiter le sanctuaire ?
Pourquoi ?

9. Le soufisme et l’islam : comment, selon vous, le soufisme


est-il lié à l’islam ? Comment les Aïssâwa sont-ils liés au
soufisme ? A l’islam ? Lesquelles ? Attendez-vous quelque
chose du soufisme ? Quoi ? Attendez-vous quelque chose de
l’islam ? Quoi ?

Dans ce cas aussi, les entretiens directifs auprès des visiteurs de


la zâwiya ont rapidement montré leurs limites. Les interrogés les
plus coopératifs ont répondu à nos questions de façon très
évasive. Le plus souvent, les enquêtés ont tout simplement
refusé de répondre. Les entretiens libres, utilisés ultérieurement,
ont cependant été plus efficaces pour la collecte de données
auprès de ces personnes.

92
Le guide d’entretien des disciples musiciens :
Auprès des disciples des groupes musicaux, onze thèmes nous
ont semblé pertinents pour tester et définir le modèle confrérique
contemporain : l’identité sociale, la tradition familiale,
l’initiation, la hiérarchie, les premières expériences, le réseau
confrérique, les pratiques rituelles, la connaissance et la
perception de la doctrine, le comportement social, l’économie, le
soufisme et l’islam :

1. L’identité sociale : sexe, âge, lieu de naissance, niveau


scolaire, niveau scolaire des parents, profession, profession
des parents, statut matrimonial, nombre de frères et sœurs,
type de logement, nombre de personne composant le foyer,
liens à ses personnes. Style de vie et réseaux sociaux.
Fréquentations. Description d’une semaine type, manière de
passer le temps. Engagement syndical, politique et religieux.
Consommation de cigarette, drogues et alcool.

2. La tradition familiale : un membre de votre famille a-t-il été


Aïssâwî ? Si oui lequel ? Que vous a-t-il dit à ce sujet ?

3. L’affiliation : que faut-il faire pour être un disciple Aïssâwî


? Pourquoi ? Quelles qualités faut-il avoir ? Pourquoi ? Cela
entraîne-t-il des responsabilités particulières ? Lesquelles ?
Pourquoi ?

4. La hiérarchie : pouvez-vous me décrire la hiérarchie interne


de votre groupe ? Est-elle classique ? A-t-elle évoluée par
rapport aux anciens groupes ? Les membres de votre groupe
sont-ils interchangeables ? Pourquoi ?

5. Premières expériences mystiques : à quel âge avez-vous reçu


le pacte confrérique? Avec qui ? Où et dans quel contexte
(soirée rituelle ou autre) ? Pourquoi avez-vous rejoint les

93
Aïssâwa particulièrement ? Aviez-vous conscience de ce que
c’était exactement ? Vos parents étaient-ils d’accord ?

6. Le réseau confrérique : visitez-vous régulièrement la zâwiya-


mère de Meknès ? A quelles occasions ? Que représentent
pour vous les descendants du Chaykh al-Kâmil ? Comment
rencontrez-vous les autres Aïssâwî ? Dans quel contexte (au
travail, à la maison, dans le quartier, lors d’une soirée
rituelle, au café) ? Régulièrement ? Combien de temps
passez-vous avec eux par semaine ? Combien d’amis
Aïssâwî avez-vous ? Combien d’amis disciples d’autres
confréries avec-vous ? Lesquelles ? Y a t-il une bonne
entente entre vous ? Une concurrence existe-t-elle ? De quel
type sont vos rapports exactement ?

7. Les pratiques rituelles : combien de fois par mois les


Aïssâwa organisent-ils une soirée rituelle ? A l’initiative de
qui et dans quel but ? Que faites-vous lors de ces soirées ?
Cela vous plait-il ? Connaissez-vous les pratiques des
anciens disciples ? Qu’en pensez-vous ? Selon vous existent-
ils des différences entre les pratiques anciennes et les
pratiques des Aïssâwa actuels ?

8. L’économie : la célébration des pratiques rituelles est-elle


gratuite ? Pourquoi ? Comment les recettes du groupe sont-
elles redistribuées ? Pourquoi ?

9. La connaissance et perception de la doctrine mystique : que


savez-vous du Chaykh al-Kâmil ? Pouvez-vous définir sa
doctrine ? Qu’en pensez-vous ? La respectez-vous ?
Comment se transmet-elle ? Dans quel contexte ? Que vous
inspire-t-elle ?

94
10. Le comportement social : changez-vous votre comportement
selon que vous soyez dans la tâ`ifa lors d’une soirée rituelle
ou non ? Pourquoi ? La taifa vous permet-elle de discuter de
sujets tabous (sexe, politique, argent) ?

11. Le soufisme et l’islam : comment, selon vous, le soufisme


est-il lié à l’islam ? Comment les Aïssâwa sont-ils liés au
soufisme ? A l’islam ? La tâ`ifa permet-elle une meilleure
connaissance de l’islam ou du soufisme ? La conscience
musulmane est-elle un frein à certaines pratiques
mystiques ? Lesquelles ? Attendez-vous quelque chose des
Aïssâwa ? Quoi particulièrement ? Attendez-vous quelque
chose de l’islam ? Quoi particulièrement ?

Nous avons tenu à laisser une porte ouverte à la discussion par


la série de questions suivante : Que pensez-vous de notre
recherche ? Y voyez-vous une utilité ? Laquelle ? Avez-vous
quelque chose à ajouter ?
Par la proximité et l’intimité que nous avons pu établir avec les
membres des groupes musicaux (nous y reviendrons plus loin),
la collecte des données auprès de cette population a été très aisé.

Le guide d’entretien du public


Auprès du public, cinq questions nous ont semblé pertinentes
pour, d’une part, tester la représentation que le panel se fait
d’eux, et d’autre part, connaître la portée des pratiques rituelles
des Aïssâwa :
. Question n° 1 : avez-vous déjà entendu parler des Aïssâwa ?
. Question n° 2 : selon vous qui sont-ils ?
. Question n° 2 : que font-ils ?
. Question n°3 : les aimez-vous ? Pourquoi ?
. Question n°4 : quels liens ont-ils avec l’islam ? Avec le
soufisme ?

95
Le thème des confréries et plus particulièrement des Aïssâwa est
un sujet qui intéresse et divise souvent les Marocains enquêtés,
pour cette raison la collecte des données auprès du public n’a
pas été particulièrement difficile.

Ces quatre guides d’entretiens directifs nous ont été utiles


jusqu’à un certain point. En effet, l’analyse des pratiques
rituelles et sociales des sympathisants et des disciples enquêtés
n’ont pu être totalement accomplies qu’à partir de l’observation
participante, et plus précisément grâce à l’observation
participante comme musicien au sein des groupes Aïssâwa. Au
plus près des sondés, nous avons pu tester leurs réponses et
soulever avec eux les contradictions qui surgissent ici et là dans
leurs propres discours1.

L’observation participante comme musicien

Dès le début d’année 2002, nous avons choisi d’intégrer


plusieurs groupes Aïssâwa afin, d’une part, d’observer et de
participer à la vie quotidienne d’un grand nombre d’individus et,
d’autre part, de bénéficier d’une insertion dans le milieu
confrérique et de son réseau de sociabilité. Pour cela, nous
avons étudié la totalité du répertoire liturgique de la confrérie
auprès du muqaddem Haj Saïd Berrada et de ses musiciens :
apprentissage des oraisons liturgiques, des poésies, des
chorégraphies, des rythmes des instruments de percussions et

1
. Nous rejoignons l’avis de Pierre Bourdieu à propos de l’ambiguïté des
résultats obtenus lors des entretiens dirigés : « le piège le plus subtil réside
sans doute dans le fait que ce discours recourt volontiers au vocabulaire fort
ambigu de la règle, celui de la grammaire, de la morale et du droit, pour
exprimer une pratique sociale qui obéit à de tout autre principes : cette sorte
de malédiction spéciale qui veut que les sciences de l’homme aient affaire à
un objet qui parle, les voue à osciller entre un excès de confiance lorsqu'elles
prennent à la lettre son discours et un excès de défiance lorsqu'elle oublient
que sa pratique enferme plus de vérité que son discours ne peut en livrer. »
BOURDIEU, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédée de trois études
d’ethnologie kabyle, 1972, p. 202.

96
des mélodies du hautbois (cela auprès de Driss Filali). En
prenant soin d’annoncer à nos interlocuteurs la visée scientifique
d’une telle démarche, la question d’une éventuelle affiliation a
pu être immédiatement neutralisée. Jusqu’en 2005 nous avons
gardé ce statut de musicien temporaire principalement dans la
tâ`ifa de Haj Berrada, mais aussi au sein d’autres tâ`ifa-s
Aïssâwa (celles des muqaddem-s Hassan Amrani, Haj Saïd El
Guissy, Haj Azedine Bettahi, ‘Abdallah Yaqoubi) ainsi que dans
celle du muqaddem de la confrérie des Hamadcha ‘Abderrahim
Amrani Marrakchi. Pour information, précisons que nous avons
par ailleurs réalisé des concerts en France1 et au Canada2 avec
des tâ`ifa-s Aïssâwa et des musiciens de jazz.
Cette démarche a nécessité notre insertion dans quelques
familles des muqaddem-s Aïssâwa, où nous avons été considéré
comme un proche de par nos origines algériennes. Désigné
comme « frère algérien » et accueilli comme un membre de ces
familles, nous avons été de ce fait contraint de partager le mode
de vie et les activités sociales des hommes. Les discussions avec
les femmes des familles n’ont eu lieu que lors des repas.
Cependant, la transgression inévitable de certaines normes
sociales a été largement tolérée et mise sur le compte de notre
statut de chercheur. Rapidement considéré comme appartenant

1
. En avril et mai 2004, nous avons présenté un groupe musical composé
d’Aïssâwa marocains et de jazzmen français lors des festivals « musiques
vivantes » de Ris Orangis et « transes et rythmes traditionnels » au Glazart à
Paris. Les Aïssâwa étaient le muqaddem Haj Saïd Berrada, Driss Filali,
Rachid Garbeh, Muhammad Sefrioui, Ftah Filali et Youness Belcaïd. Les
musiciens français étaient Mehdi Nabti, Anthony Billaud, Michael Escande
et Raphaël Dintilhac.
2
. Nous avons été sollicité pour présenter deux concerts et une masterclass
sur la musique des Aïssâwa dans le cadre du 7ème Festival du Monde Arabe
de Montréal (24,28,29 oct. 2006). Les concerts ont réuni sur une même scène
des musiciens canadiens, marocains, algériens, tunisiens, français et
turcs (Kudsi Erguner, Borcar Ramashandra, Mehdi Nabti, le muqademm-
muqaddmin Aïssâwa Haj Azedine Bettahi, Said Omri, Aziz Chaoui,
Moustafa Sebai, Taoufiq Bouzouba, Mehdi Haddab, Vincent Smadj, Mathias
Bernheim, Dominique Muzeau et Adrien Daoud). La masterclass publique a
été dirigée par nous-mêmes avec la collaboration des Aïssâwa (Haj Azedine
Bettahi, Said Omri, Aziz Chaoui, Moustafa Sebai, Taoufiq Bouzouba) et des
musiciens français (Mathias Bernheim, Dominique Muzeau et Adrien
Daoud).

97
au réseau confrérique, nous avons été régulièrement invité à
toutes les cérémonies et fêtes célébrées par les membres de la
confrérie des Aïssâwa, mais aussi par celles des Gnawa, des
Hamadcha et des Qâdirî-Bûdchich.
Il est évident qu’une telle situation a été pour nous
particulièrement inconfortable : jamais plus de trois mois
d’affilé sur le terrain, musicien rituel non affilié, doctorant sans
véritable activité professionnelle…Si la méthode de
l’observation participante comme musicien a primé, il convient
toutefois d’être conscient de ses limites. Notre projet
scientifique a été plus d’une fois oublié par nos interlocuteurs,
qui ne voyaient en nous qu’un simple musicien en quête de ses
origines.

Le recensement des disciples musiciens

Notre volonté d’objectivation de cet objet ambitionne un état des


lieux le plus précis possible. C’est cette volonté qui a provoqué
une tentative de recensement des disciples musiciens. Il n’est
pas question de recenser les fidèles qui visitent la zâwiya de
Meknès ou même des sympathisants des Aïssâwa (population
proprement impossible à évaluer), mais bien ceux qui se sont
présentés à nous comme disciples musiciens et qui ont réalisé,
pour une durée plus ou moins longue, le rattachement formel à
la confrérie. Cette étude statique a été réalisée à partir de deux
enquêtes menées auprès des responsables hiérarchiques de la
confrérie en mai 2003 et en décembre 2005. Notre méthode a
consisté à une évaluation du nombre précis de groupes musicaux
afin d’en déduire le nombre total de musiciens qui les
composent.

98
Le matériel d’investigation

Pour étudier et rendre compte d’un phénomène aussi complexe,


outre le carnet de note et le guide d’entretien propre à la
méthode sociologique, il nous a paru nécessaire d’utiliser
différents matériels permettant la photographie, la vidéographie
et l’enregistrement audio et vidéo. Le matériel utilisé au Maroc
est le suivant :
Photographie : appareil numérique Olympus Stylus 600
Vidéographie : caméra numérique JVC GR DF540E
Enregistrement audio : minidisque numérique SONY MZ-
R700PC (micro stéréo SONY ECM 717)

Le recours à trois méthodes d’enquête (entretiens, observation


participante comme musicien et recensement) et à l’utilisation
du matériel d’investigation ont été particulièrement propices au
traitement des données que nous avons choisi d’employer dès
notre retour en France.

Le traitement des données

Les données recueillies sur le terrain ont été traitées à travers


une analyse théorique, des illustrations et des ressources
multimédias.

L’analyse théorique

Notre analyse théorique relève à la fois de l’anthropologie, de la


sociologie, de la microsociologie et de la musicologie. Notre
travail de rédaction se divise en trois parties : la première
concerne l’histoire de la création de la confrérie et l’analyse de
la doctrine mystique de son fondateur. La seconde partie se
rattache à son implantation et son organisation actuelle à travers

99
l’étude microsociale de la zâwiya-mère de Meknès et des
groupes de musiciens. La troisième partie analyse le rituel
pratiqué à la fois dans les sphères privées publiques. Tout au
long de cette étude, une place importante est accordée aux
témoignages des différentes populations enquêtées.

Première partie : historique et doctrine :


Cette première partie s’attache d’une part à l’étude de la
biographie et de l’hagiographie du fondateur de la confrérie et,
d’autre part, elle ambitionne de mettre à jour la doctrine et
l’éthique originelle de la confrérie, à savoir le credo spirituel et
l’éthique morale que le chaykh Muhammad ben Aïssâ proposa
de son vivant à ses disciples. A ces question nous nous
proposons d’y répondre, à mesure de nos moyens, d’une part par
des entretiens directifs auprès de ses descendants actuels et des
disciples, et, d’autre part, par l’étude des sources écrites
françaises et arabes, à la fois publiées ou inédites. C’est ici une
approche théorique en forme de rétrospective historique, dans
l’objectif de la découverte du fondement idéologique qui
soutient et conditionne les pratiques rituelles et sociales idéales
des adeptes. Nous utilisons ici des notions empruntées à André
Vauchez (pour la définition du modèle hagiographique
théorique) et à Max Weber (pour la théorie d’accès au salut par
l’ « autoperfectionnement »).

Deuxième partie : situation actuelle :


Cette seconde partie étudie et dévoile l’organisation interne de la
confrérie à l’heure actuelle.
Dans un premier temps, nous nous consacrerons aux modalités
de transmission de la doctrine mystique et aux conditions qui
permettent à l’institution religieuse de s’intégrer dans la société
contemporaine. Pour cette analyse, l’anthropologie historique
côtoiera la microsociologie. L’histoire de la zâwiya, sa
description physique et celle des pratiques rituelles qu’elle

100
accueille seront abordées à l’aide des notions Max Weber (pour
la « routinisation du charisme »), de Hassan Elboudrari (pour
définir les « gestionnaires de la sainteté »), de Emile Durkheim
(pour saisir la distinction entre « sacré » et « profane », entre
rituels « positifs » et « négatifs ») et de Ervin Goffman (pour
déceler l’« appareillage symbolique » et plus précisément les
« dispositifs visuels » et les « signes d’expressions corporelles »
des pratiques rituelles).
Dans un second temps, nous dévoilerons la situation actuelle et
la pratique sociale des disciples musiciens qui composent
l’effectif des groupes Aïssâwa. Nous présenterons les résultats
de notre recensement (mis en comparaison avec les données
statistiques issues des sources françaises antérieures ainsi
qu’avec ceux du recensement national de 2004), ceux de notre
enquête d’opinion et des entretiens directifs menés auprès des
populations enquêtés. Pour une meilleure compréhension du
phénomène, nous situons la pratique sociale des disciples
interrogés dans le contexte économique actuel. Notre cadre
théorique emprunte aux notions de Nilufer Gole (pour mettre à
jour la « conscience musulmane » et le « retournement du
stigmate » manifestés par certains sondés). Nous terminerons
cette seconde partie par l’étude du matériel (vêtements
cérémoniels, accessoires rituels et instruments de musique) et de
la technique musicale utilisés par les Aïssâwa dans leurs rituels.
Ce travail est illustré par de nombreux schémas, dessins,
photographies et quelques relevés musicaux explicatifs.

Troisième partie : espaces de représentation :


Cette dernière partie se consacre aux pratiques rituelles des
Aïssâwa.
Dans un premier temps, nous analysons la cérémonie nocturne
(appelée lîla, litt. la « nuit ») animée par les Aïssâwa au sein
des domiciles des particuliers. Notre volonté est de restituer les
principales significations que les différents participants lui

101
confèrent et de découvrir ses enjeux artistiques (par la capacité
de sauvegarde et de transmission d’un répertoire liturgique ainsi
qu’une mise en scène de la spiritualité) et sociaux (à travers une
appropriation féminine du fait religieux). Dans une perspective
comparative et pour pointer la dynamique de changement au
sein de la cérémonie, nous comparons nos données avec ceux
issus des écrits de Brunel (1926), Boncourt (1980) et Andezian
(2001). Notre cadre théorique emprunte à E. Durkheim (pour
définir la distinction entre « sacré » et « profane », entre rituels
« positifs » et « négatifs »), à E. Goffman (pour décrire
l’« appareillage symbolique » et les « cadres de l’expérience »
de la cérémonie domestique), à Sossie Andezian (pour
l’« expérience multidimensionnelle du divin » qui permet une
approche phénoménologique du rituel) et à Fatima Mernissi
(pour l’analyse de la sexualité de l’espace social marocain).
Notre analyse est complétée par divers relevés musicaux de
certaines musiques et des dessins des danses rituelles.
Dans un second temps, nous étudions le pèlerinage (le mussem,
litt. « saison ») annuel des disciples de la confrérie sur le
tombeau du fondateur. Pour saisir les particularités d’une telle
manifestation, nous rappelons l’inscription des pèlerinages dans
le champ culturel et religieux du Maghreb avant d’entamer
l’étude du mussem proprement dit. Suite à la description du site
et des pratiques rituelles des différents participants, notre propos
ambitionne de saisir les spécificités de la pratique sociale du
public pèlerin (disciples, fidèles, commerçants, forces de
l’ordre) et les différentes significations que les acteurs confèrent
à cet événement. Toujours dans une démarche comparative et
pour signifier le caractère dynamique de cette pratique, nous
comparons nos données avec ceux issus des écrits de Brunel
(1926) et Boncourt (1980). Notre cadre théorique est construit
sur la base des notions de E. Goffman (pour la description des
processions) et de Jügen Habermas (à propos de sa conception

102
de la sphère publique). Ici aussi, notre étude est illustrée par des
dessins, plans et schémas explicatifs.

Les illustrations

Mis à part les photographies présentes dans notre volume


annexe, il nous a semblé important d’avoir recourt à
l’iconographie pour compléter notre étude. Tous les plans,
schémas et dessins ont été réalisés par nous sur la base de
captures écran de vidéos filmées lors de notre enquête de terrain.
La réalisation et le traitement des images numériques ont été
effectués sur PC en France à l’aide du logiciel Photoshop 7.

Les ressources multimédias

De 2002 à 2005, nous avons enregistré presque 110 heures de


rituels en audio et 40 heures en vidéo, le tout in situ lors des
cérémonie des Aïssâwa (lîla-s et mussem-s). Nous avons
procédé à l’acquisition et aux retouches des sources en France
sur PC avec les logiciels Wavelab (pour l’audio) et Super
Producer (pour la vidéo). Un DVD disponible dans notre
volume annexe contient la totalité d’une lîla enregistrée en 2004
avec le groupe de Haj Saïd Berrada (au format MP3), des vidéos
d’une lîla filmée en 2003 avec le muqaddem-muqaddmin Haj
Azedine Bettahi ainsi qu’un reportage réalisé lors du pèlerinage
de Meknès (au format DIVX).

L’agrément de l’enquête

L’enquête n’a pas manqué de susciter sa possible infaisabilité :


une telle étude sur une confrérie est-elle possible à l’heure
actuelle au Maroc ? L’étude sociologique et microsociologique
du champ religieux semble être une démarche inconnue pour le

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Marocain moyen. Mais très souvent, et mis à part quelques
conflits qui nous ont opposé à des jeunes intellectuels de
l’université de Fès, notre projet a conduit à une réaction
d’admiration et d’encouragements venues de toutes parts. Nous
avons reçu des dizaines d’emails et d’appels téléphoniques de
sympathisants de la confrérie de différents pays (USA,
Maghreb, Europe, Moyen Orient), des hommes et des femmes
de toutes les catégories socioprofessionnelles, avec une majorité
d’artistes et de médecins qui nous ont fait part de leurs
remarques, souvent sous la forme d’approbations. Au Maroc, de
très nombreux jeunes disciples nous ont contacté par téléphone
ou par Internet pour se porter volontaire et participer aux
entretiens directifs. Cette démarche semble manifester une
conscience politique plus ou moins affirmée. Par cette volonté
de prise de parole, de nombreux jeunes ont souhaité, pour
reprendre leurs expressions, « montrer les coulisses du soufisme
» afin que « chacun prennent ses responsabilités » pour « faire
évoluer le Maroc ». Un disciple de 26 ans a en outre souligné la
fonction sociale de l’enquête sociologique sur le confrérisme en
ces termes : « ton étude, c’est bien pour connaître la réalité des
Aïssawa. Il faut faire ça avec toutes les confréries, comme ça les
gens comprendront la réalité au lieu de l’imaginer. » Cependant
ces enquêtés ont exigé le secret et l’anonymat. A l’inverse,
d’autres sondés, surtout les hauts responsables et les chefs des
groupes musicaux, ont vu dans cette enquête le moyen de se
mettre en avant pour tenter une promotion publicitaire.
Commençons maintenant notre étude par l’aspect historique de
l’ordre religieux. Qui était le fondateur de la confrérie des
Aïssâwa ? A quelle époque vivait-il ? Quelle est sa biographie ?
Que cherchait-il à faire ? Avait-il des disciples ? Quel souvenir
garde-t-on de lui ? Notre premier chapitre répond à ces
interrogations.

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