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un paradoxe chorégraphique.
Une ethnographie de la catégorisation au Niger
Mahalia LASSIBILLE
MUSIDANSE, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis
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Mahalia LASSIBILLE
« Tels une machine à vapeur, les nègres soufflent, halètent, râlent… des
heures durant, leur postérieur s’agite comme mû par des ressorts sur
leurs jambes fléchies. Ce trémoussement, ces mouvements fléchis sont
tellement des habitudes africaines que l’on est tenté de désigner la danse
des Bantou tout simplement par le terme de “danse trémoussée”. »
(Sachs, 1938 : 17)
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La « danse africaine contemporaine » : un paradoxe chorégraphique
53 Certaines danses, à l’image de celles des WoDaaBe du Niger, ne comprennent pas les traits
considérés : nul instrument de musique mais des chants interprétés par les danseurs eux-mêmes ;
les chorégraphies ne privilégient pas le rapport au sol mais une élévation et aspirent à la beauté
physique (Lassibille, 2004).
54 Par exemple, Alphonse Tiérou définit « la danse africaine » par le dooplé, terme wéon de Côte-
d’Ivoire signifiant mortier et pilon, qui renverrait à un rythme percussif unissant son et geste et
aux symboles de l’homme et de la femme. Ce serait un noyau postural autour duquel
s’articuleraient les mouvements de base des danses traditionnelles d’Afrique et qui permettrait aux
danseurs d’être « maîtres dans l’art de faire vibrer les épaules, la poitrine et la tête », des
« spécialistes des hanchements, des déhanchements, des mouvements pelviens… c’est aussi le
grand secret de la vigueur des pieds et des jambes des danseurs et danseuses africains » (2001 :
64). Nous retrouvons les traits précédents, ici totalement positivés.
55 Après les théories de l’évolution, les ethnologues ont souligné la rationalité des sociétés
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Outre les questions posées par l’usage de chaque terme, les débats portent
aussi sur leur combinaison. « La danse africaine contemporaine » présente en
effet la particularité de solliciter plusieurs champs de références et de se trouver
enserrée dans une double projection « fictionnaire », « danse africaine » et
« danse contemporaine », qui ont été définies de manière antinomique selon
l’histoire que nous avons vue : une « danse africaine » qui serait par définition
s’éveillant » (nous retrouvons une expression similaire chez les Dogons (Bouju, 1995)). Ainsi, une
danse ne sera pas considérée comme « traditionnelle » par les anciens qui l’ont vue apparaître et le
deviendra pour les plus jeunes qui l’ont « trouvée ». Cette conception intègre très rapidement les
transformations (Lassibille, 2013).
58 Pour la question du terme « contemporain » en danse, voir aussi Ginot (2003) et Pouillaude
(2004).
59 Ce terme est emprunté à Michel Bernard qui souligne, de par le caractère éphémère et fragile
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60 Voir la pièce « Ja’Nee » de Boyzie Cekwana dans laquelle il juxtapose danses urbaines et
traditionnelles ainsi que des références à la technologie numérique pour questionner la nouvelle
société sud-africaine et ses contradictions (2003).
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61 Je complétais mes terrains nigériens en assistant à ce stage organisé par Kettly Noël dans son
école Donko Séko car cette chorégraphe a enseigné ponctuellement au Centre Culturel Franco-
Nigérien Jean Rouch de Niamey.
62 J’ai actualisé ces données avec les entretiens menés ensuite avec Hamma en 2010 à Bamako et
en 2012 à Niamey.
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« - Et la danse moderne ?
- [Hamma] : La danse moderne, c’est le coupé décalé. C’est la musique
américaine. C’est le reste du monde qui est là. »
« - Et le hip-hop ?
- [Hamma] : Le hip-hop américain en fait partie. Pas le hip-hop nigérien.
C’est le hip-hop, le hip-hop made in Niger.
- C’est du break ?
64 J’ai pu moi-même introduire une dichotomie dans l’entretien cité précédemment par mes
questionnements : « c’est quoi la danse contemporaine pour toi ? », puis « Et ça, il n’y a pas dans
la danse traditionnelle ? ». Afin d’éviter ce biais méthodologique, j’ai, au cours de ce même
entretien, repris chaque catégorie les unes après les autres, sans enchaîner les catégories « danse
traditionnelle » et « danse contemporaine », ce qui a effectivement changé la perspective.
65 Le ballet peut être désigné comme traditionnel dans certains pays comme le Mali. Sur les ballets
d’Afrique de l’Ouest, voir notamment Castaldi (2006) pour le Sénégal, Andrieu (2009) pour le
Burkina Faso et Djebbari (2013) pour le Mali.
66 Désignées en France comme « danses exotiques » ou plus récemment « danses du monde »,
dont la danse africaine fait partie. D’où l’importance du point de vue dans la définition et l’usage
des catégories.
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- Ce n’est pas du break. Pour nous, c’est du hip-hop mais avec notre
tradition… Ce n’est pas parce que tu rapes que ce n’est plus ta culture.
Ta culture, elle est là. Tu es riche. »
Les danseurs s’en réfèrent alors au hip-hop pour lequel ils trouvent que les
Nigériens ont des qualités. L’introduction de cette catégorie permet de sortir
des binarités précédentes, à commencer par l’opposition entre Occident et
Afrique : l’enjeu identitaire opère aussi entre pays africains. Le témoignage
d’Hamma permet également de déconstruire la binarité entre danse
traditionnelle et danse contemporaine. Le hip-hop, revendiqué comme étant
nourri avec la culture nigérienne, n’oppose pas l’actuel au traditionnel. D’où
l’expression « tradi-hip-hop » utilisé par les danseurs. Par exemple, les groupes
utilisent des chants traditionnels mais ils rapent les paroles, ce qui leur a permis
d’être plus acceptés dans la société nigérienne, selon Hamma :
« Avant, les parents disaient qu’on était des délinquants. Ils nous
prenaient pour des fous, pour des voyous… ce n’est pas ça. Ils ont
compris… »
« - Et la danse contemporaine ?
- [Hamma] : La danse contemporaine, c’est européen, occidental au
départ. Mais en fait, on peut aller encore plus loin. La mélanger avec du
hip-hop, de la danse traditionnelle. La danse contemporaine, c’est la
même en Afrique. Ce n’est pas différent. C’est l’état d’esprit qui change. »
Il ajoute :
« Tu peux jongler avec les danses que tu veux. On peut mélanger tous les
genres de danse, pour créer. Chacun peut choisir un style de danse ou
mélanger les styles de danse. Mélanger le traditionnel avec du hip-hop, de
salsa aussi. »
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67 Originaire de Zinder, il explique avoir commencé à danser « dans la rue », dans un contexte
amical, s’initiant à différents styles de danse (hip-hop, n’dombolo…). Fréquentant le Centre
Culturel Français de Zinder, il a participé à des formations en danse contemporaine et a participé
à plusieurs festivals afin de présenter ses créations. Il a créé en 2010 une association qui cherche à
accompagner les danseurs nigériens et continue son travail de création qu’il qualifie de « tradi-
contemporain ».
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68 De même, Amselle montre comment les artistes africains se jouent des stéréotypes développés
à leur égard et écrit : « L’art africain apparaît ainsi comme un lieu stratégique, nœud conceptuel
permettant de saisir l’espace d’interlocution – y compris dans ses malentendus – entre l’Occident
et l’Afrique » (Amselle, 2005 : 10).
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Bibliographie
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