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Études littéraires africaines

La Parole aux Négresses d’Awa Thiam : relecture d’une oeuvre


pionnière du féminisme africain
Coudy Kane

Numéro 51, 2021 Résumé de l'article


La réflexion du féminisme noir et la complexité des enjeux concernés nous
(Re)lire les féminismes noirs invitent à relire les oeuvres de certaines auteures noires africaines de la
troisième vague, comme La Parole aux Négresses de l’anthropologue
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1079599ar sénégalaise Awa Thiam, une oeuvre pionnière du féminisme noir africain. Cet
DOI : https://doi.org/10.7202/1079599ar ouvrage montre l’importance de la prise de parole par les femmes africaines
en vue de faire entendre les réalités de leur vécu et de mettre au jour les maux
dont elles souffrent. En incitant ses soeurs africaines à une prise de conscience,
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l’auteure lève l’interdit et exprime son féminisme qu’elle situe dans un
contexte africain largement influencé par le Black feminism. Paru en 1978, La
Parole aux Négresses suscite des axes de réflexion et ouvre des perspectives de
Éditeur(s) libération de la femme noire. Il pose des questions essentielles concernant
l’avenir du féminisme en Afrique ; le relire aujourd’hui permet de le situer
Association pour l'Étude des Littératures africaines (APELA)
avec plus de recul, ainsi que d’autres textes féministes africains et noirs
américains, dans le contexte africain et mondial de sa parution.
ISSN
0769-4563 (imprimé)
2270-0374 (numérique)

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Kane, C. (2021). La Parole aux Négresses d’Awa Thiam : relecture d’une oeuvre
pionnière du féminisme africain. Études littéraires africaines, (51), 63–75.
https://doi.org/10.7202/1079599ar

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LA PAROLE AUX NÉGRESSES D’AWA THIAM :
RELECTURE D’UNE ŒUVRE PIONNIÈRE DU FÉMINISME AFRICAIN

Résumé
La réflexion du féminisme noir et la complexité des enjeux concernés nous
invitent à relire les œuvres de certaines auteures noires africaines de la troi-
sième vague, comme La Parole aux Négresses de l’anthropologue sénégalaise
Awa Thiam, une œuvre pionnière du féminisme noir africain. Cet ouvrage
montre l’importance de la prise de parole par les femmes africaines en vue de
faire entendre les réalités de leur vécu et de mettre au jour les maux dont elles
souffrent. En incitant ses sœurs africaines à une prise de conscience, l’auteure
lève l’interdit et exprime son féminisme qu’elle situe dans un contexte africain
largement influencé par le Black feminism. Paru en 1978, La Parole aux
Négresses suscite des axes de réflexion et ouvre des perspectives de libération
de la femme noire. Il pose des questions essentielles concernant l’avenir du
féminisme en Afrique ; le relire aujourd’hui permet de le situer avec plus de
recul, ainsi que d’autres textes féministes africains et noirs américains, dans
le contexte africain et mondial de sa parution.
Mots-clés : Awa Thiam – relecture – féminisme noir – féminisme africain –
pionnier – intersectionnalité.

Abstract
The black feminist thought and the complexity of the issues it raises
require a rereading of some black African authors of the third wave, as Speak
out, Black Sisters : Feminism and Oppression in Black Africa by Senegalese
anthropologist Awa Thiam, a pioneering work of African Black feminism.
This essay shows the importance of African women speaking out in order to
make the realities of their experiences heard and detect their woes. By
inciting her African sisters to be aware of their condition, the author lifts the
ban and expresses her feminism that she places in the African context and
which is largely influenced by Black feminism. Published in 1978, Speak out,
Black Sisters generates new ideas and opens up prospects for black women’s
liberation. It asks key questions about the future of feminism in Africa while
its retro-reading revisits the African and global context of its publication, as
well as other African feminist and black American texts.
Keywords : Awa Thiam – rereading – Black feminism – African feminism –
pioneer – intersectionality.

Études littéraires africaines, 26e année, n°51, juin 2021


64)

La Parole aux Négresses 1 d’Awa Thiam est un premier acte posé dans
l’émergence et l’évolution de la pensée féministe africaine. Une relecture
de cet ouvrage s’impose au moment où le débat sur le féminisme gagne en
acuité. C’est en effet un livre inaugural, dont l’analyse permet de mieux
cerner les difficultés de la femme « négro-africaine » 2. Souvent considéré
comme un des premiers ouvrages féministes de l’Afrique noire, ce recueil
de textes et de témoignages rend compte du vécu des « Négro-africaines à
travers l’histoire » (PN, p. 17). L’auteure se fait l’écho de la voix des fem-
mes d’Afrique subsaharienne, pour qu’elles puissent partager le récit de
leurs conditions de vie. Longtemps contraintes au silence, les « Négres-
ses » prennent la parole pour dire qu’elles existent.
Le livre consiste en une enquête sous la forme d’entretiens avec des
Africaines qui s’expriment en toute liberté et avec une sincérité boulever-
sante. Elles évoquent la réalité vécue des supplices traditionnels liés à
l’excision, à la clitoridectomie, à l’infibulation, pratiques souvent passées
sous silence par les ethnologues et anthropologues. L’auteure dénonce
aussi la polygamie, le système de la dot et la dépigmentation. En donnant
la parole aux « Négresses », comme l’indique le titre, elle donne la parole
à des femmes qui ont été écartées pendant des siècles de tout pouvoir de
décision, et simplement « réduites à leurs fonctions reproductrices et
astreintes aux travaux domestiques et agricoles » (PN, p. 21). Awa Thiam
exprime ainsi un féminisme africain qui entend se démarquer des mouve-
ments féministes occidentaux non seulement pour échapper aux repro-
ches de mimétisme, mais surtout pour produire un discours endogène. Ce
discours, elle incite ses sœurs négro-africaines à l’énoncer, en les encoura-
geant à lutter pour se libérer de leur asservissement. Son initiative exprime
1 THIAM (Awa), La Parole aux Négresses. Préface de Benoîte Groult. Paris : Denoël-
Gonthier, coll. Femme, 1978, 189 p. (désormais abrégé en PN). L’ouvrage a connu
ensuite deux retirages en 1979 et 1980, et une réédition dans la collection Médianes
en 1983. L’année de sa parution, il avait été immédiatement traduit en allemand :
Die Stimme der schwarzen Frau : vom Leid der Afrikanerinnen. Dt. von Chantal
Doussain und Anneliese Strauss. Reinbek bei Hamburg : Rowolht, Frauen Aktuell,
1978, 135 S. ; il le sera plus tard en anglais : Speak out, Black Sisters : Feminism and
Oppression in Black Africa. Translated by Dorothy S. Blair. London ; Dover (NH) :
Pluto Press, 1986, 136 p. ; ces deux traductions connaîtront plusieurs rééditions :
six en allemand, trois en anglais, la plus récente en 1995. Dorothy Blair (1913-1998),
qui est l’auteure d’un essai d’histoire littéraire sénégalaise, a par ailleurs traduit en
anglais, entre autres, les œuvres d’Aminata Sow Fall et de Mariama Bâ (NdlR).
2 Le mot « Négresse », très contesté de nos jours comme le masculin « Nègre », dési-
gne les Noires d’Afrique ou les afro-descendantes, plus particulièrement celles qui
descendent de populations autrefois réduites en esclavage. Il a pris avec le temps
une connotation péjorative et raciste, indissociable de l’histoire de l’esclavage. Awa
Thiam l’utilise pour dénoncer la condition d’asservissement de la femme par
l’homme et les considérations raciales du Blanc à son égard. Pour elle, « la Négresse
est par rapport au Nègre – esclave du colon – l’esclave d’un esclave » (PN, p. 159).
Elle emploie également le terme « Négro-Africaine », relatif à la femme noire
d’Afrique et très contesté aussi, comme « Négro-Africain », à cause de sa conno-
tation négative.
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (65

un refus « encore timide et souvent confus » (PN, p. 8) de son époque, un


appel adressé à toutes les femmes éprises de liberté, et à l’humanité tout
entière.
Pour mieux cerner la problématique du féminisme chez Awa Thiam,
nous aborderons d’abord le combat de la femme négro-africaine pour sa
« libération » ; ensuite nous évoquerons l’expression et la spécificité du
féminisme africain dans son œuvre.

Le combat de la femme négro-africaine pour sa libération

Les mouvements de femmes africaines émergent pendant la période


des indépendances, précisément dans les années 1960-1970, et reflètent la
diversité du continent. À la même époque, le Black feminism (féminisme
noir) voit le jour aux États-Unis, en marge du mouvement des droits civi-
ques 3 ; il se caractérise par la volonté d’associer les critiques du sexisme à
celles du racisme, et d’élaborer un point de vue spécifique tant à l’intérieur
du mouvement féministe que des mouvements et organisations qui se
réclament du Black nationalism 4. L’expression Black feminism recouvre
la pensée et le mouvement féministes afro-américains 5 et influence large-
ment le féminisme africain auquel Awa Thiam s’identifie.
La reconnaissance officielle des mouvements ou des organisations de
femmes africaines est venue de leur création par les pouvoirs en place. En
effet, les nouveaux régimes avaient suscité, au sein de leur parti unique ou
dominant, des organisations de femmes. Ces organisations officielles vont
coexister avec d’autres associations de femmes non reconnues mais plus
populaires et plus nombreuses, qui ont réussi à constituer des réseaux
d’échanges multiformes. Les mouvements légalement reconnus occu-
paient l’espace politique, mais n’avaient pas accès pour autant au pouvoir
de décision, d’où leur instrumentalisation au service des ambitions des
partis politiques. Il leur était en effet impossible « de discuter des rapports

3 Le mouvement afro-américain des droits civiques (1954-1968) visait à établir une


réelle égalité pour les Noirs américains en abolissant la ségrégation raciale aux
États-Unis d’Amérique. Martin Luther King Jr et Rosa Parks en sont d’illustres
figures. Ce combat pour l’égalité des droits continua dans les décennies qui sui-
virent.
4 Aux États-Unis, la dénomination de « nationalisme noir » s’applique à une série
d’idéologies et de mouvements politiques et religieux différents (garveyisme, Nation
de l’Islam et Panthères noires, entre autres). Il affirme l’unité fondamentale des
populations subsahariennes ou d’origine subsaharienne qui forment selon lui une
« nation noire » ; sa visée est séparatiste.
5 Cf. DORLIN (Elsa), « “Black Feminism Revolution !” », in : VERSCHUUR (Christine),
éd., Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes. Genève : EFI /
AFED ; Paris : L’Harmattan, coll. Cahiers Genre et Développement, n°7, 2010,
512 p. ; p. 263-275.
66)

hommes-femmes, en raison du “discours politiquement correct” associé


aux combats contre l’impérialisme. L’ordre colonial, puis néocolonial, a pu
être contesté. Il était plus difficile de critiquer celui des Pères fondateurs
des indépendances » 6.
La Parole aux Négresses paraît dans ce contexte d’émergence de divers
mouvements féminins africains, qui ignoraient encore la structure, le
statut, le langage et les modes d’action qu’ils connaissent aujourd’hui. Au
Sénégal, ces mouvements, souvent organisés en amicales ou associations
professionnelles, refusaient fortement l’étiquette « féministe ». La mise en
garde du lecteur dans La Parole aux Négresses est à cet égard révélatrice :
« Que ceux qui s’attendent à des discours féministes se détournent de cette
étude. Ce sont des Négro-Africaines qui parlent. Elles s’expriment avec
simplicité, exposent leurs problèmes » (PN, p. 22).
Les organisations de femmes en Afrique noire réclament de meilleures
conditions de vie et l’accès à la promotion sociale. Toutefois, comme le
constate Fatou Sow, elles n’ont,
à aucun moment dénoncé le système patriarcal politique et social, ou
questionné la culture. Seules quelques pratiques jugées excessives, telles
que les dépenses des cérémonies familiales ou la dot, étaient dénoncées.
Toute autre tentative était perçue comme signe d’extraversion. La posture
critique était difficile à tenir à une époque de production de discours
nationalistes articulés autour de la culture, de la négritude et de l’afri-
canité de Senghor, le président-poète, ou de Cheikh Hamidou Kane, le
talentueux auteur sénégalais de L’Aventure ambiguë 7.
Awa Thiam est consciente de cette difficulté lorsqu’elle affirme que la
réappropriation de la parole par les femmes
ne se fera pas sans mal, car les privilégiés qui en font usage – les mâles –
tiennent à la garder. Auraient-ils pressenti un danger en prenant cons-
cience de l’ampleur des mouvements de libération des femmes actuels ?
En tout cas, ils réagissent. Ils mettent les femmes en garde ; ils les mena-
cent (PN, p. 18).
Pour illustrer son propos, elle cite le discours tenu par le Premier
ministre et futur président du Sénégal, Abdou Diouf, lors de la première
Journée de la femme sénégalaise en mars 1972 : « Vous avez refusé la
tentation d’un féminisme agressif et stérile consistant à vous poser en
rivales envieuses et complexées de l’homme… » (PN, p. 18). Awa Thiam
dénonce fermement de tels propos. Elle désire « une égalité de fait, en
droits et en devoirs » (PN, p. 19). Pour mieux défendre sa position, elle

6 VERSCHUUR (Christine), DESTREMAU (Blandine), entretien réalisé par –, « Mouve-


ments féministes en Afrique », Revue Tiers Monde, (Paris : Armand Colin), n°209
(Féminismes décoloniaux, genre et développement), 2012, 240 p. ; p. 145-160 ;
p. 149 ; URL : https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2012-1-page-145.htm
(c. le 25-05-2021).
7 VERSCHUUR (C.), DESTREMAU (B.), entretien réalisé par –, « Mouvements féministes
en Afrique », art. cit., p. 149.
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (67

publie l’essai La Parole aux Négresses en 1978, près de deux décennies


après les Indépendances, à une époque où, pour une femme sénégalaise,
prendre la parole ou écrire est un fait inédit et sans précédent. Cette
anthropologue sénégalaise 8 doit son caractère exceptionnel de femme
écrivaine et son militantisme féminin à sa formation et à son rôle de mem-
bre active de la Coordination des Femmes Noires, un des plus importants
groupes féministes noirs de France, auquel elle adhère en tant qu’étu-
diante à Paris, en 1978. Dans son livre, des femmes maliennes, sénégalai-
ses et guinéennes, appartenant, donc, à l’espace géographique ouest-
africain francophone, témoignent de la vie des femmes dans leurs pays et
de la manière dont elles font face aux mutilations génitales, aux tortures
traditionnelles, à la polygamie institutionnalisée et à l’initiation sexuelle.
Cet ouvrage leur donne une « aura continentale et internationale, car,
pour une fois, une Africaine parl[e] aux Africaines de sujets les concernant
au premier plan » 9.
Préfacé par Benoîte Groult, féministe française et militante engagée
dans la lutte contre les mutilations génitales féminines 10, La Parole aux
Négresses est organisé en trois parties : la première, « Des mots de
Négresses », libère la parole des Africaines, trop longtemps demeurées
silencieuses à propos de leur vécu ; la deuxième, « Des maux de Négro-
Africaines », dénonce en particulier les mutilations génitales féminines et
la polygamie institutionnalisée ; « Féminisme et révolution », la troisième
partie, évoque les luttes émancipatrices des femmes négro-africaines, tout
en les confrontant à celles des femmes occidentales et blanches. Awa
Thiam conclut son livre en posant la question : « Que proposer aux
Négresses ? » et y répond en proposant des axes de réflexion en vue de
l’adoption d’une réelle sororité pour réussir leur action.
Dans La Parole aux Négresses, elle est la première femme noire afri-
caine à dénoncer l’excision et l’infibulation, ainsi que les pratiques jugées
oppressives et rétrogrades, comme la polygamie et la dot. Elle partage son
combat contre l’excision avec deux écrivaines féministes du monde arabe :

8 Awa Thiam est aussi l’auteure de : Continents noirs. Angers : Éditions Tierce, 1987,
223 p. ; La Sexualité féminine africaine en mutation : l’exemple du Sénégal. Préface
d’Amady Aly Dieng. Paris : L’Harmattan, 2015, 208 p. ; de l’article : « Women’s
Fight for the Abolition of Sexual Mutilation », International Social Science Journal,
vol. 50, n 157, 1998, p. 381-386. Awa Thiam fut en outre ministre de la Santé et de
l’Action sociale du Sénégal et membre fondateur de la Commission de l’Abolition de
la Mutilation sexuelle en 1979.
9 Entretien avec Awa Thiam, dans « #15 Portraits de femmes : Awa Thiam », n.p.,
consultable sur le site de l’association Politiqu’elle ; URL :
https://politiquelles.org/15-portraits-de-femmes-awa-thiam/ (mis en ligne le 18-
10-2020 ; c. le 16-11-2020).
10 Cf. GROULT (Benoîte), Ainsi soit-elle [1975]. Précédé de : Ainsi soient-elles au
XXIe siècle. Paris : Bernard Grasset, 2000, XXVII-228 p.
68)

l’Égyptienne Nawal el Saadawi 11 et la Libanaise Evelyn Accad 12. Cette


lutte contre l’excision suscite également des réactions chez une autre
femme de lettres afro-américaine, Alice Walker 13, et chez la spécialiste du
féminisme et du transgenre Chantal Zabus 14. La présence du thème de
l’excision en littérature n’est pas un fait récent ni fortuit. Comme le cons-
tate, très justement, Carlos Alvarado-Larroucau, « on commence à le repé-
rer dès les années 1960. Plus d’une vingtaine d’œuvres parues depuis les
indépendances [y] font référence, en langue française, anglaise ou
arabe » 15. Plusieurs romans africains abordent la question de l’excision ;
cependant, ce thème est aussi identifiable dans d’autres genres, comme la
nouvelle, le théâtre, la poésie et, évidemment, l’essai. Les romans Rebelle
de l’Ivoirienne Fatou Keïta 16 et Tu t’appelleras Tanga de la Camerounaise
Calixthe Beyala 17, de même que la nouvelle « La Voie du salut » de la Séné-
galaise Aminata Maïga Ka 18 établissent « un lien indéniable entre le
silence et l’excision » 19. Ces trois auteures présentent « trois points de

11 Voir, entre autres : EL SAADAWI (Nawal), The Hidden Face of Eve : Women in the
Arab World [1ère édition en arabe : 1977]. Translated and edited by Sherif Hetata.
London : Zed Books Ltd, 1980, XVI-212 p. ; ID., La Face cachée d’Ève : les femmes
dans le monde arabe. Trad. de l’anglais par Elisabeth Geiger van Essen. Paris : Des
femmes, coll. Pour chacune, 1983, 414 p. ; ID., La Femme et le sexe ou Les souffran-
ces d’une malheureuse opprimée [1ère édition en arabe : 1969]. Traduit de l’arabe
par Abdelhamid Drissi Messouak. Paris : L’Harmattan, 2017, 215 p.
12 ACCAD (Evelyn), L’Excisée. Paris : L’Harmattan, coll. Écritures arabes, n°2, 1982,
173 p.
13 Voir, entre autres : WALKER (Alice), Possessing the Secret of Joy : A Novel. New
York : Harcourt Brace Jovanovich, 1992, X-286 p. ; ID., Warrior Marks : Female
Genital Mutilation and the Sexual Blinding of Women. New York : Harcourt Brace
Jovanovich, 1993, 373 p. (non traduits en français à ce jour).
14 Voir, entre autres : ZABUS (Chantal), éd., Fearful Symmetries : Essays and Testi-
monies Around Excision and Circumcision. Amsterdam ; Atlanta (GA) : Rodopi,
coll. Matatu : Journal for African Culture and Society, n°37, 2008, XXXII-306 p. ; ID.,
Between Rites and Rights : Excision in Women’s Experiential Texts and Human
Contexts. Stanford (CA) : Stanford University Press, 2007, XIV-324 p. ; ID., Entre
foi, lois et droits : l’expérience de l’excision en textes et contextes. Paris : L’Harmat-
tan, coll. Logiques sociales, 2016, 452 p. ; ID., « Writing Women’s Rites : Excision
in Experiential African Literature », Women’s Studies International Forum, vol. 24,
n°3-4, 2001, p. 335-345.
15 ALVARADO-LARROUCAU (Carlos), « De l’excision et du silence en littérature afri-
caine », n.p. ; consultable sur le site de l’association Excision parlons-en ; URL :
http://www.excisionparlonsen.org/de-lexcision-et-du-silence-en-litterature-
africaine/ (mis en ligne le 29-08-2013 ; c. le 16-11-2020).
16 KEÏTA (Fatou), Rebelle : roman. Abidjan : Nouvelles éditions ivoiriennes ; Paris ;
Dakar : Présence africaine, 1998, 231 p.
17 BEYALA (Calixthe), Tu t’appelleras Tanga. Paris : Stock, 1988, 201 p.
18 KA (Aminata Maïga), La Voie du salut ; [suivi de] Le Miroir de la vie. Paris ; Dakar :
Présence Africaine, coll. Écrits, 1985, 197 p.
19 ALVARADO-LARROUCAU (C.), « De l’excision et du silence en littérature africaine »,
art. cit.
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (69

vue, trois manières différentes de travailler le motif de l’excision. Keïta et


Maïga Ka [avec] quelques réserves, Beyala ira un peu plus loin » 20.
Concernant La Parole aux Négresses, il ressort globalement des entre-
tiens réalisés par Awa Thiam à propos des mutilations sexuelles qu’il s’agit
de réduire la vie sexuelle de la femme à une simple fonction reproductrice.
Bien que la femme se rende compte de son infériorisation dans la société,
elle opte pour le silence et la soumission. La question de la polygamie n’est
pas moins importante, puisqu’un an après la parution de son livre, le dis-
cours dénonciateur d’Awa Thiam trouve écho chez Mariama Bâ, une des
premières romancières sénégalaises, qui publie Une si longue lettre 21,
roman dans lequel elle dénonce cette pratique qu’elle considère comme
une oppression matérielle et morale de la femme. Elle illustre sa thèse en
relatant le drame de ses personnages, Aïssatou, Ramatoulaye et
Jacqueline, trois femmes aux destins croisés. Mariama Bâ reprend ainsi la
dénonciation de la polygamie exprimée par Awa Thiam, pour qui cette
pratique est une aliénation, « un produit des sociétés où règne le phallus »
(PN, p. 123).
Même si elle salue la tentative de réhabilitation de l’homme dit primitif
par Fodé Diawara dans son ouvrage Le Manifeste de l’homme primitif,
Thiam s’attaque à ses idées qui font l’apologie de la polygamie. Fodé
Diawara considère en effet que le refus de la polygamie est une aliénation
culturelle, affirmant notamment, dans le chapitre intitulé « La monoga-
mie, mode primitif de l’union hétérogamique », que
les minorités d’« intellectuels », d’« élites » en Afrique noire, s’évertuent,
en guise de participation au progrès, à fonder des familles monogamiques
de type bourgeois. Ce choix ne résulte pas d’une horreur (tant soit peu
avertie) de la « famille primitive », mais de l’aliénation culturelle desdits
« intellectuels » et de ladite « élite » par l’Occident de la chrétienté 22 .
En critiquant de tels propos, Awa Thiam dénonce les violences misogynes
dont les femmes africaines sont victimes et procède à l’analyse sociologi-
que et culturelle des oppressions patriarcales qui les accablent. Le patriar-
cat, qui désignait à l’origine le pouvoir incarné par le père de famille, est
un système d’oppression des femmes par les hommes et s’impose comme
une norme dans de nombreuses sociétés. Synonyme de pouvoir et de
domination, le patriarcat est fortement combattu par les mouvements
féministes. C’est le cas d’Awa Thiam qui, dans son réquisitoire 23, met en
lumière les trois les trois formes de discrimination qui continuent d’oppri-

20 ALVARADO-LARROUCAU (C.), « De l’excision et du silence en littérature africaine »,


art. cit.
21 BA (Mariama), Une si longue lettre. Dakar ; Abidjan ; Lomé : Nouvelles éditions
africaines, 1979, 131 p.
22 DIAWARA (Fodé), Le Manifeste de l’homme primitif. Paris : Grasset, 1972, 231 p. ;
p. 193 ; p. 130.
23 Entretien avec Awa Thiam, dans « #15 Portraits de femmes : Awa Thiam », art. cit.
70)

mer la femme africaine : le classisme, le sexisme et le racisme. Elle pra-


tique ainsi « l’intersectionnalité » avant même que celle-ci soit érigée en
concept d’analyse par la critique, « en entrecroisant dans l’analyse socio-
logique les destinées des femmes à qui elle donne la parole » 24, ces Négro-
Africaines qui, par le fait d’être noires, subissent une oppression à la fois
de genre, de race et de classe.
Le système de la dot est un autre phénomène qu’Awa Thiam dénonce
car, dans les faits, cette pratique issue de la tradition a été pervertie, dans
la mesure où elle a tendance à réduire la femme à une simple marchandise.
Pour Awa Thiam, une dot, importante ou non, ne garantit nullement la
stabilité d’un ménage.
Awa Thiam critique aussi le blanchiment de la peau, qu’elle qualifie de
« mal “noir” de la deuxième moitié du XXe siècle » (PN, p. 143). Sur ce
point, elle rejoint Frantz Fanon, qui dénonce les industries qui fabriquent
des produits blanchissants :
Depuis quelques années, des laboratoires ont projeté de découvrir un
sérum de dénégrification ; des laboratoires, le plus sérieusement du
monde, ont rincé leurs éprouvettes, réglé leurs balances et entamé des
recherches qui permettront aux malheureux Nègres de se blanchir, et
ainsi de ne plus supporter le poids de cette malédiction corporelle 25.
Certaines femmes noires font usage de la dépigmentation pour se « déné-
grifier » ou, mieux encore, pour être plus « appétissantes », en tant qu’ob-
jets sexuels aux yeux de l’homme noir. Selon un mythe qui prévaut en
Afrique noire, la Négresse au teint clair est « plus belle » que celle au teint
foncé, comme le confirme ce propos de Jacques Marcireau :
Chez les Toma 26 d’Afrique, où existe la polygamie, les chefs ont une
épouse fétiche, choisie pour la teinte claire de sa peau. Elle se distingue
des autres femmes parce qu’elle est respectée (son mari ne la bat pas) et
que toute activité ménagère ou autre lui est interdite. Elle a un rôle quasi
religieux de porte-bonheur 27.
Ce mythe a toutefois des conséquences très négatives dans la réalité, puis-
que le blanchiment de la peau « est devenu un mal “noir” des sociétés
négro-africaines » (PN, p. 143) et diasporiques, ainsi qu’une forme d’alié-
nation pour la Négresse. La dimension idéologique du phénomène appa-

24 KANE (Ndèye Fatou), « La Parole aux Négresses de Awa Thiam, livre fondateur du
féminisme africain », Chère Simone de Beauvoir, juin 2020 ; URL :
https://information.tv5monde.com/terriennes/la-parole-aux-negresses-de-awa-
thiam-livre-fondateur-du-feminisme-africain-367315 (c. le 13-06-2021).
25 FANON (Frantz), Peau noire, masques blancs. Préface de Francis Jeanson. Paris : Le
Seuil, 1952, 223 p. ; p. 143.
26 Les Toma, appelés aussi Loma, sont une population mandingue d’Afrique de
l’Ouest, vivant au Libéria et en Guinée forestière.
27 MARCIREAU (Jacques), Histoire des rites sexuels. Paris : Robert Laffont, coll. Les
énigmes de l’univers, n°34, 1971, 359 p. ; p. 312.
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (71

raît notamment dans l’incitation à « blanchir sa descendance » (ou blan-


chir sa race), qui est largement admise et mise en pratique par les Négres-
ses et même les « Nègres » des Antilles ou d’Amérique. Pour en finir avec
la misère et se hisser au statut des Blancs, les populations noires de ces
régions pensent avoir trouvé une solution dans le blanchiment de la peau.
En effet, les traumatismes passés (la colonisation et l’esclavage) se perpé-
tuent dans la représentation qu’elles se font de la beauté. Cependant,
comme le constate Aimé Césaire, « on a beau peindre en blanc le pied de
l’arbre, la force de l’écorce en dessous crie… » 28. C’est cet arbre césairien,
image aussi saisissante qu’étrange, que nous rappelle Awa Thiam
lorsqu’elle décrit ses sœurs négresses qui se blanchissent la peau. Selon
elle, pour plaire au Nègre, la Négresse se conforme à l’image que lui ren-
voie l’Autre, c’est-à-dire la Blanche. Et loin de se libérer, elle renforce son
aliénation.
La Parole aux Négresses témoigne du « malheur féminin » dont parle
l’ethnologue Germaine Tillion lorsqu’elle affirme qu’« il n’existe nulle part
un malheur étanche uniquement féminin, ni un avilissement qui blesse les
filles sans éclabousser les pères, ou les mères sans atteindre les fils » 29.
Par son livre, Awa Thiam cherche donc à baliser la voie pour un féminisme
spécifiquement africain qui ne concerne pas seulement les femmes.

Expression et spécificité du féminisme africain

Dans La Parole aux Négresses, les femmes lèvent l’interdit en s’expri-


mant enfin, et c’est pour raconter leurs « enfances soumises à l’autorité du
Père, des frères et du Marabout, puis leurs vies soumises à celle du mari »
(PN, p. 3). Pour la première fois, des femmes acceptent de décrire la façon
dont elles vivent la polygamie, d’évoquer le sujet tabou de l’excision et « de
dire comment elles ressentent cette mutilation qu’on leur présente comme
indispensable pour “parfaire leur féminité en supprimant un reliquat inu-
tile du phallus”, et leur permettre de devenir ainsi des épouses plus dociles
et des mères plus fécondes » (PN, p. 3). Ces femmes, qui s’expriment spon-
tanément, décrivent la réalité de leur existence quotidienne.
En donnant la parole aux Négresses, Awa Thiam les incite à agir en pro-
duisant l’information qui doit venir d’elles-mêmes. Les Négresses doivent
contrebalancer le mutisme des ethnologues et autres journalistes souvent
trop discrets sur la question des mutilations génitales féminines, et affron-
ter tous ceux qui font le procès du féminisme et mènent une campagne
mystificatrice contre elles. Les mouvements de femmes qui émergent alors
les incitent ainsi à s’affirmer. C’est le cas de la Coordination des femmes

28 CÉSAIRE (Aimé), Et les chiens se taisaient [1956]. Paris : Présence africaine, coll.
Théâtre, n°9, 1974, 124 p. ; p. 39.
29 Citée par Benoîte Groult dans : Ainsi soit-elle, op. cit., p. 114.
72)

noires, l’un des plus importants collectifs de féministes noires en France,


dont Awa Thiam est membre fondateur en 1976, ou de l’Association des
femmes africaines pour la recherche et le développement (AFARD), créée
en 1977. Désormais, la femme devient un sujet actif, qui prend la parole
sur la scène publique. Cependant, dans La Parole aux Négresses, les prises
de paroles des femmes sont souvent complexes. Elles se traduisent parfois
par de longues plages de silence : c’est le cas dans l’entretien collectif réa-
lisé en Guinée (PN, p. 43) et dans le cas des femmes acceptant les règles
patriarcales (PN, p. 60).
Awa Thiam pousse les Négresses à rétablir la vérité, et celle-ci n’a rien
à voir avec l’image que leur attribuent certains auteurs nègres 30. Ces
derniers ne s’intéressent à la Négro-Africaine que pour la célébrer en tant
que beauté, pour en exalter la « féminité » dans différents rôles d’« objet
sexuel », de muse et de mère souffre-douleur, ou pour décrire ses rapports
avec le Blanc et le Nègre :
Chantée et louée, elle le fut par les chantres de la Négritude. Psychana-
lysée, elle le fut partiellement – dans son rapport au Blanc et à son
congénère – entre autres par Frantz Fanon 31. Abusée, condamnée et/ou
méconnue, elle le fut par les colons, les néo-colons et par la plupart de ses
frères nègres (PN, p. 20).
Parmi les plus illustres chants dédiés à la femme noire figure le célèbre
poème « Femme nue, femme noire » 32 de Léopold Sédar Senghor, chantre
de la Négritude. On retrouve la même idéalisation de la femme noire sous
la plume d’autres écrivains hommes, comme Camara Laye 33. Cette idéali-
sation de la femme et, en sens inverse, la démythification de son image par
certains auteurs féminins sont des thèmes récurrents dans la littérature
africaine. En effet, cet éloge de la perfection féminine par les hommes est
fortement décrié, notamment par Awa Thiam qui y voit une occultation de
la dure réalité de la femme négro-africaine, souvent masquée par une illu-
soire exaltation de la maternité.
Awa Thiam enregistre des discours qui, loin de se revendiquer du fémi-
nisme, permettent à ses interlocutrices de s’exprimer avec simplicité et
d’exposer leurs problèmes. Cette collecte de témoignages est un acte fémi-
niste notable de la part d’Awa Thiam, qui vise une réorganisation sociale
et économique, une reconsidération des mœurs et, surtout, un change-

30 L’auteur fait surtout allusion aux écrivains de la Négritude : Léopold Sédar Senghor,
Aimé Césaire et Frantz Fanon.
31 Dans Peau noire, masques blancs, op. cit.
32 SENGHOR (Léopold Sédar), « Chants d’Ombre », in : ID., Œuvre poétique. Nouvelle
édition. Paris : Le Seuil, coll. Points, n°210, 1990, 429 p. ; p. 16.
33 Par exemple, le poème « À ma mère » de Camara Laye, d’où sont extraits ces quel-
ques vers : « Femme noire, femme africaine, / Ô toi ma mère, je pense à toi… / Ô
Daman, ô ma Mère », est un véritable hymne à la femme négro-africaine (il s’agit
du poème liminaire de L’Enfant noir. Paris : Plon, 1953, 256 p.)
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (73

ment des mentalités. Pour que change radicalement la situation de la


femme, il faut un bouleversement total des structures coloniales et néo-
coloniales qui sont en place en Afrique noire. Le féminisme se manifeste
également chez Awa Thiam dans sa conception de la « libération » de la
femme, terme qu’elle préfère à celui d’« émancipation » parce que ce der-
nier connote l’idée d’une « infantilité caractéristique » de la femme. Awa
Thiam appelle ainsi à la libération de la femme africaine par la lutte pour
les droits humains, l’éradication du patriarcat et la sororité.
Lorsque paraît l’ouvrage d’Awa Thiam, les Négro-Africaines en sont au
stade de la recherche de leur dignité, alors que les femmes occidentales 34
concentrent leurs efforts sur l’élaboration d’un discours spécifiquement
féminin. Elle constate que « cette spécificité leur a toujours été refusée par
les Blancs colonialistes ou néo-colonialistes et leurs mâles nègres » (PN,
p. 153). Les femmes noires doivent mener la lutte contre la polygamie ins-
titutionnalisée, les mutilations sexuelles, les mariages forcés, les fiançail-
les d’enfants. Elles doivent acquérir leur indépendance totale, en luttant
pour démystifier leur dépendance à l’égard de l’homme et pour combattre
l’aliénation qu’elles vivent. Awa Thiam s’accorde ainsi avec Shulamith
Firestone, qu’elle cite (PN, p. 157) quand elle déclare : « Pour déraciner
effectivement tous les systèmes de classe, nous aurons besoin d’une
révolution sexuelle bien plus vaste que la révolution socialiste (qui n’en
serait qu’une partie) » 35 . Pour Thiam,
lutter c’est se battre avec résolution et foi dans une victoire certaine,
comme la promesse d’un bonheur prochain et sûr, que l’on vivra ou que
d’autres vivront. Donc lutter avec la ferme conviction qu’il y aura un
aboutissement positif – en notre présence ou en notre absence. Lutter
(PN, p. 162).
Son appel semble être entendu par ses sœurs militantes des droits des
femmes, qui ont récemment réussi, avec l’appui de certaines organisations
non gouvernementales, à faire interdire l’excision 36 et à décrocher, sur le
34 Ce que les historiens appellent « le féminisme de la deuxième vague » apparaît dans
les années 1960 aux États-Unis et en France, en marge des événements de mai 1968.
En France, ce courant appelé Mouvement de libération des femmes (MLF), par
analogie avec le Women’s Lib, comprenait plusieurs tendances, dont certaines se
disaient révolutionnaires, voire marxistes. Ce mouvement a beaucoup influencé
l’ouvrage d’Awa Thiam, surtout concernant les thèmes de la sexualité, de l’avorte-
ment, du viol, de la famille, de la maternité et du travail domestique.
35 FIRESTONE (Shulamith), La Dialectique du sexe : le dossier de la révolution fémi-
niste [1970]. Trad. de l’américain par Sylvia Gleadow. Paris : Stock, 1972, 306 p. ;
p. 24. (éd. originale : The Dialectic of Sex : The Case for Feminist Revolution, 1970).
36 Au Sénégal, la lutte contre les mutilations génitales féminines (MGF), qui tou-
chaient 20 % de la population féminine, a commencé dans les années 1970 avec
l’amorce de programmes pour promouvoir l’abandon de l’excision. En 1981, une
Campagne pour l’abolition des mutilations sexuelles (CAMS) a été lancée, avec à sa
tête Awa Thiam et une organisation représentant la CAMS, baptisée Femmes et
société. Dans sa lutte contre les MGF, la CAMS a adopté un point de vue féministe,
organisant des séminaires sur les MGF et la violence contre les femmes, et mettant
74)

plan politique, comme c’est le cas au Sénégal, la parité absolue dans cer-
tains postes électifs 37.
L’ouvrage d’Awa Thiam exprime un féminisme qu’elle dissocie de celui
de ses consœurs occidentales qui, malgré leur prétention à lutter pour la
libération de toutes les femmes, ont tendance à nier qu’il y ait une spécifi-
cité des Négresses (PN, p. 155). Les revendications primordiales de celles-
ci diffèrent en effet des préoccupations des femmes occidentales, même
s’il est vrai qu’elles ont aussi à combattre des fléaux communs. La diffé-
rence se situe au niveau de l’exploitation et de l’oppression des femmes :
chez certaines Négro-Africaines, traditionalistes ou non, l’exploitation et
l’oppression dont elles sont victimes sont subies sans être comprises alors
que, aux États-Unis et en Europe, ces phénomènes sont subis, compris
partiellement ou totalement, théorisés, et débouchent parfois sur des
mouvements de libération des femmes (PN, p. 154).
Si être féministe, c’est, comme l’affirme Judith Butler, « s’opposer à
l’inégalité et à la violence qui pèsent sur les femmes […] », « se battre pour
la liberté des femmes d’agir et de se mouvoir dans les sphères publiques
comme privées » et « revendiquer le pouvoir d’établir une société plus
juste » 38, alors on peut affirmer sans risque de se tromper qu’Awa Thiam
est une pionnière du féminisme en Afrique noire. Elle manifeste en effet
sa solidarité avec les autres femmes en lutte et affirme sa solidarité avec
elles, sa sororité. « Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un
pauvre homme torturé en qui je ne sois assassiné et humilié » 39, écrivait

sur pied à l’université de Dakar une unité de recherche consacrée aux femmes. C’est
vers le milieu des années 1980 que le président de la République du Sénégal, Abdou
Diouf, s’est prononcé contre les MGF. En 1988, l’O.N.G. Environnement et dévelop-
pement du tiers-monde (ENDA) a mené à son tour, avec le soutien du Comité
interafricain sur les pratiques traditionnelles ayant effet sur la santé des femmes et
des enfants en Afrique (CI-AF), une étude sur les MGF. À l’époque, aucune loi n’in-
terdisait spécifiquement ces pratiques. Le Comité sénégalais sur les pratiques tradi-
tionnelles (COSEPRAT), branche nationale du CI-AF, en collaboration avec le gou-
vernement du Sénégal, a conduit également des recherches médicales sur les MGF
et, entre autres activités, a diffusé des émissions à la radio qui ont touché une grande
partie de la population. En 1999, une loi pénalisant la pratique de l’excision au
Sénégal est finalement adoptée suite aux pressions intensives exercées par un
groupe de femmes parlementaires à l’Assemblée nationale.
37 L’État du Sénégal a institué la loi n°2010-11 du 28 mai 2010 sur la parité absolue
homme-femme pour lutter contre les disparités dans le domaine de la représenta-
tivité dans les institutions. Cette loi vise l’équité dans le traitement salarial entre
l’homme et la femme et rend effective la disposition de la Constitution du Sénégal
de 2001 à propos de « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats et aux
fonctions ». Concernant les droits des femmes, la parité vise notamment le nombre
de sièges ou de postes occupés (publics ou privés).
38 LARMAGNAC-MATHERON (Octave), propos recueillis et traduits par –, « Entretien
avec Judith Butler », Philosophie magazine, hors-série n°43 (La Puissance des
femmes : une autre histoire de la pensée), p. 136-139 ; p. 137.
39 CÉSAIRE (A.), Et les chiens se taisaient, op. cit., p. 135.
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (75

Césaire. De même, « il n’y a pas dans le monde un élément féminin excisé,


infibulé, mutilé, battu, calomnié en qui nous ne soyons atteintes et humi-
liées » (PN, p. 183), écrit Awa Thiam. Elle se pose en tant que sœur de
toute femme opprimée et ne nourrit aucune peur ni aucun complexe d’in-
fériorité. Au contraire, elle s’assume : pour elle, le combat féminin doit
remettre en question « le positionnement de l’être femme en face de lui-
même et en face de la société » 40.
***
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam, œuvre pionnière du féminisme
africain, sort de presse après que l’Afrique est sortie de la domination
coloniale et alors que les nouveaux régimes africains indépendants sont
très contestés. Cette ère des contestations, qui s’inscrit dans la dynamique
de révolte de mai 1968 et d’autres contestations ailleurs sur la planète, ne
laisse pas les femmes africaines indifférentes. Awa Thiam s’inscrit dans le
contexte de cette remise en cause globale. Donner La Parole aux Négres-
ses lui permet de dénoncer, et surtout de faire dénoncer par les intéressées
elles-mêmes, les exploitations que le système patriarcal « fait subir à la
femme en tant que sexe, tant au niveau du couple qu’au niveau de l’orga-
nisation du travail » (PN, p. 19-20).

Coudy KANE 41

40 BOUSTANI (Carmen), JOUVE (Edmond), « Introduction », in : ID., dir., Des femmes


et de l’écriture : le bassin méditerranéen. Préface de Vénus Khoury-Ghata. Paris :
Karthala, coll. Lettres du Sud, 2006, 245 p. ; p. 9.
41 Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

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