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2023 16:09
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Résumé
La réflexion du féminisme noir et la complexité des enjeux concernés nous
invitent à relire les œuvres de certaines auteures noires africaines de la troi-
sième vague, comme La Parole aux Négresses de l’anthropologue sénégalaise
Awa Thiam, une œuvre pionnière du féminisme noir africain. Cet ouvrage
montre l’importance de la prise de parole par les femmes africaines en vue de
faire entendre les réalités de leur vécu et de mettre au jour les maux dont elles
souffrent. En incitant ses sœurs africaines à une prise de conscience, l’auteure
lève l’interdit et exprime son féminisme qu’elle situe dans un contexte africain
largement influencé par le Black feminism. Paru en 1978, La Parole aux
Négresses suscite des axes de réflexion et ouvre des perspectives de libération
de la femme noire. Il pose des questions essentielles concernant l’avenir du
féminisme en Afrique ; le relire aujourd’hui permet de le situer avec plus de
recul, ainsi que d’autres textes féministes africains et noirs américains, dans
le contexte africain et mondial de sa parution.
Mots-clés : Awa Thiam – relecture – féminisme noir – féminisme africain –
pionnier – intersectionnalité.
Abstract
The black feminist thought and the complexity of the issues it raises
require a rereading of some black African authors of the third wave, as Speak
out, Black Sisters : Feminism and Oppression in Black Africa by Senegalese
anthropologist Awa Thiam, a pioneering work of African Black feminism.
This essay shows the importance of African women speaking out in order to
make the realities of their experiences heard and detect their woes. By
inciting her African sisters to be aware of their condition, the author lifts the
ban and expresses her feminism that she places in the African context and
which is largely influenced by Black feminism. Published in 1978, Speak out,
Black Sisters generates new ideas and opens up prospects for black women’s
liberation. It asks key questions about the future of feminism in Africa while
its retro-reading revisits the African and global context of its publication, as
well as other African feminist and black American texts.
Keywords : Awa Thiam – rereading – Black feminism – African feminism –
pioneer – intersectionality.
La Parole aux Négresses 1 d’Awa Thiam est un premier acte posé dans
l’émergence et l’évolution de la pensée féministe africaine. Une relecture
de cet ouvrage s’impose au moment où le débat sur le féminisme gagne en
acuité. C’est en effet un livre inaugural, dont l’analyse permet de mieux
cerner les difficultés de la femme « négro-africaine » 2. Souvent considéré
comme un des premiers ouvrages féministes de l’Afrique noire, ce recueil
de textes et de témoignages rend compte du vécu des « Négro-africaines à
travers l’histoire » (PN, p. 17). L’auteure se fait l’écho de la voix des fem-
mes d’Afrique subsaharienne, pour qu’elles puissent partager le récit de
leurs conditions de vie. Longtemps contraintes au silence, les « Négres-
ses » prennent la parole pour dire qu’elles existent.
Le livre consiste en une enquête sous la forme d’entretiens avec des
Africaines qui s’expriment en toute liberté et avec une sincérité boulever-
sante. Elles évoquent la réalité vécue des supplices traditionnels liés à
l’excision, à la clitoridectomie, à l’infibulation, pratiques souvent passées
sous silence par les ethnologues et anthropologues. L’auteure dénonce
aussi la polygamie, le système de la dot et la dépigmentation. En donnant
la parole aux « Négresses », comme l’indique le titre, elle donne la parole
à des femmes qui ont été écartées pendant des siècles de tout pouvoir de
décision, et simplement « réduites à leurs fonctions reproductrices et
astreintes aux travaux domestiques et agricoles » (PN, p. 21). Awa Thiam
exprime ainsi un féminisme africain qui entend se démarquer des mouve-
ments féministes occidentaux non seulement pour échapper aux repro-
ches de mimétisme, mais surtout pour produire un discours endogène. Ce
discours, elle incite ses sœurs négro-africaines à l’énoncer, en les encoura-
geant à lutter pour se libérer de leur asservissement. Son initiative exprime
1 THIAM (Awa), La Parole aux Négresses. Préface de Benoîte Groult. Paris : Denoël-
Gonthier, coll. Femme, 1978, 189 p. (désormais abrégé en PN). L’ouvrage a connu
ensuite deux retirages en 1979 et 1980, et une réédition dans la collection Médianes
en 1983. L’année de sa parution, il avait été immédiatement traduit en allemand :
Die Stimme der schwarzen Frau : vom Leid der Afrikanerinnen. Dt. von Chantal
Doussain und Anneliese Strauss. Reinbek bei Hamburg : Rowolht, Frauen Aktuell,
1978, 135 S. ; il le sera plus tard en anglais : Speak out, Black Sisters : Feminism and
Oppression in Black Africa. Translated by Dorothy S. Blair. London ; Dover (NH) :
Pluto Press, 1986, 136 p. ; ces deux traductions connaîtront plusieurs rééditions :
six en allemand, trois en anglais, la plus récente en 1995. Dorothy Blair (1913-1998),
qui est l’auteure d’un essai d’histoire littéraire sénégalaise, a par ailleurs traduit en
anglais, entre autres, les œuvres d’Aminata Sow Fall et de Mariama Bâ (NdlR).
2 Le mot « Négresse », très contesté de nos jours comme le masculin « Nègre », dési-
gne les Noires d’Afrique ou les afro-descendantes, plus particulièrement celles qui
descendent de populations autrefois réduites en esclavage. Il a pris avec le temps
une connotation péjorative et raciste, indissociable de l’histoire de l’esclavage. Awa
Thiam l’utilise pour dénoncer la condition d’asservissement de la femme par
l’homme et les considérations raciales du Blanc à son égard. Pour elle, « la Négresse
est par rapport au Nègre – esclave du colon – l’esclave d’un esclave » (PN, p. 159).
Elle emploie également le terme « Négro-Africaine », relatif à la femme noire
d’Afrique et très contesté aussi, comme « Négro-Africain », à cause de sa conno-
tation négative.
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (65
8 Awa Thiam est aussi l’auteure de : Continents noirs. Angers : Éditions Tierce, 1987,
223 p. ; La Sexualité féminine africaine en mutation : l’exemple du Sénégal. Préface
d’Amady Aly Dieng. Paris : L’Harmattan, 2015, 208 p. ; de l’article : « Women’s
Fight for the Abolition of Sexual Mutilation », International Social Science Journal,
vol. 50, n 157, 1998, p. 381-386. Awa Thiam fut en outre ministre de la Santé et de
l’Action sociale du Sénégal et membre fondateur de la Commission de l’Abolition de
la Mutilation sexuelle en 1979.
9 Entretien avec Awa Thiam, dans « #15 Portraits de femmes : Awa Thiam », n.p.,
consultable sur le site de l’association Politiqu’elle ; URL :
https://politiquelles.org/15-portraits-de-femmes-awa-thiam/ (mis en ligne le 18-
10-2020 ; c. le 16-11-2020).
10 Cf. GROULT (Benoîte), Ainsi soit-elle [1975]. Précédé de : Ainsi soient-elles au
XXIe siècle. Paris : Bernard Grasset, 2000, XXVII-228 p.
68)
11 Voir, entre autres : EL SAADAWI (Nawal), The Hidden Face of Eve : Women in the
Arab World [1ère édition en arabe : 1977]. Translated and edited by Sherif Hetata.
London : Zed Books Ltd, 1980, XVI-212 p. ; ID., La Face cachée d’Ève : les femmes
dans le monde arabe. Trad. de l’anglais par Elisabeth Geiger van Essen. Paris : Des
femmes, coll. Pour chacune, 1983, 414 p. ; ID., La Femme et le sexe ou Les souffran-
ces d’une malheureuse opprimée [1ère édition en arabe : 1969]. Traduit de l’arabe
par Abdelhamid Drissi Messouak. Paris : L’Harmattan, 2017, 215 p.
12 ACCAD (Evelyn), L’Excisée. Paris : L’Harmattan, coll. Écritures arabes, n°2, 1982,
173 p.
13 Voir, entre autres : WALKER (Alice), Possessing the Secret of Joy : A Novel. New
York : Harcourt Brace Jovanovich, 1992, X-286 p. ; ID., Warrior Marks : Female
Genital Mutilation and the Sexual Blinding of Women. New York : Harcourt Brace
Jovanovich, 1993, 373 p. (non traduits en français à ce jour).
14 Voir, entre autres : ZABUS (Chantal), éd., Fearful Symmetries : Essays and Testi-
monies Around Excision and Circumcision. Amsterdam ; Atlanta (GA) : Rodopi,
coll. Matatu : Journal for African Culture and Society, n°37, 2008, XXXII-306 p. ; ID.,
Between Rites and Rights : Excision in Women’s Experiential Texts and Human
Contexts. Stanford (CA) : Stanford University Press, 2007, XIV-324 p. ; ID., Entre
foi, lois et droits : l’expérience de l’excision en textes et contextes. Paris : L’Harmat-
tan, coll. Logiques sociales, 2016, 452 p. ; ID., « Writing Women’s Rites : Excision
in Experiential African Literature », Women’s Studies International Forum, vol. 24,
n°3-4, 2001, p. 335-345.
15 ALVARADO-LARROUCAU (Carlos), « De l’excision et du silence en littérature afri-
caine », n.p. ; consultable sur le site de l’association Excision parlons-en ; URL :
http://www.excisionparlonsen.org/de-lexcision-et-du-silence-en-litterature-
africaine/ (mis en ligne le 29-08-2013 ; c. le 16-11-2020).
16 KEÏTA (Fatou), Rebelle : roman. Abidjan : Nouvelles éditions ivoiriennes ; Paris ;
Dakar : Présence africaine, 1998, 231 p.
17 BEYALA (Calixthe), Tu t’appelleras Tanga. Paris : Stock, 1988, 201 p.
18 KA (Aminata Maïga), La Voie du salut ; [suivi de] Le Miroir de la vie. Paris ; Dakar :
Présence Africaine, coll. Écrits, 1985, 197 p.
19 ALVARADO-LARROUCAU (C.), « De l’excision et du silence en littérature africaine »,
art. cit.
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (69
24 KANE (Ndèye Fatou), « La Parole aux Négresses de Awa Thiam, livre fondateur du
féminisme africain », Chère Simone de Beauvoir, juin 2020 ; URL :
https://information.tv5monde.com/terriennes/la-parole-aux-negresses-de-awa-
thiam-livre-fondateur-du-feminisme-africain-367315 (c. le 13-06-2021).
25 FANON (Frantz), Peau noire, masques blancs. Préface de Francis Jeanson. Paris : Le
Seuil, 1952, 223 p. ; p. 143.
26 Les Toma, appelés aussi Loma, sont une population mandingue d’Afrique de
l’Ouest, vivant au Libéria et en Guinée forestière.
27 MARCIREAU (Jacques), Histoire des rites sexuels. Paris : Robert Laffont, coll. Les
énigmes de l’univers, n°34, 1971, 359 p. ; p. 312.
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (71
28 CÉSAIRE (Aimé), Et les chiens se taisaient [1956]. Paris : Présence africaine, coll.
Théâtre, n°9, 1974, 124 p. ; p. 39.
29 Citée par Benoîte Groult dans : Ainsi soit-elle, op. cit., p. 114.
72)
30 L’auteur fait surtout allusion aux écrivains de la Négritude : Léopold Sédar Senghor,
Aimé Césaire et Frantz Fanon.
31 Dans Peau noire, masques blancs, op. cit.
32 SENGHOR (Léopold Sédar), « Chants d’Ombre », in : ID., Œuvre poétique. Nouvelle
édition. Paris : Le Seuil, coll. Points, n°210, 1990, 429 p. ; p. 16.
33 Par exemple, le poème « À ma mère » de Camara Laye, d’où sont extraits ces quel-
ques vers : « Femme noire, femme africaine, / Ô toi ma mère, je pense à toi… / Ô
Daman, ô ma Mère », est un véritable hymne à la femme négro-africaine (il s’agit
du poème liminaire de L’Enfant noir. Paris : Plon, 1953, 256 p.)
La Parole aux Négresses d’Awa Thiam (73
plan politique, comme c’est le cas au Sénégal, la parité absolue dans cer-
tains postes électifs 37.
L’ouvrage d’Awa Thiam exprime un féminisme qu’elle dissocie de celui
de ses consœurs occidentales qui, malgré leur prétention à lutter pour la
libération de toutes les femmes, ont tendance à nier qu’il y ait une spécifi-
cité des Négresses (PN, p. 155). Les revendications primordiales de celles-
ci diffèrent en effet des préoccupations des femmes occidentales, même
s’il est vrai qu’elles ont aussi à combattre des fléaux communs. La diffé-
rence se situe au niveau de l’exploitation et de l’oppression des femmes :
chez certaines Négro-Africaines, traditionalistes ou non, l’exploitation et
l’oppression dont elles sont victimes sont subies sans être comprises alors
que, aux États-Unis et en Europe, ces phénomènes sont subis, compris
partiellement ou totalement, théorisés, et débouchent parfois sur des
mouvements de libération des femmes (PN, p. 154).
Si être féministe, c’est, comme l’affirme Judith Butler, « s’opposer à
l’inégalité et à la violence qui pèsent sur les femmes […] », « se battre pour
la liberté des femmes d’agir et de se mouvoir dans les sphères publiques
comme privées » et « revendiquer le pouvoir d’établir une société plus
juste » 38, alors on peut affirmer sans risque de se tromper qu’Awa Thiam
est une pionnière du féminisme en Afrique noire. Elle manifeste en effet
sa solidarité avec les autres femmes en lutte et affirme sa solidarité avec
elles, sa sororité. « Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un
pauvre homme torturé en qui je ne sois assassiné et humilié » 39, écrivait
sur pied à l’université de Dakar une unité de recherche consacrée aux femmes. C’est
vers le milieu des années 1980 que le président de la République du Sénégal, Abdou
Diouf, s’est prononcé contre les MGF. En 1988, l’O.N.G. Environnement et dévelop-
pement du tiers-monde (ENDA) a mené à son tour, avec le soutien du Comité
interafricain sur les pratiques traditionnelles ayant effet sur la santé des femmes et
des enfants en Afrique (CI-AF), une étude sur les MGF. À l’époque, aucune loi n’in-
terdisait spécifiquement ces pratiques. Le Comité sénégalais sur les pratiques tradi-
tionnelles (COSEPRAT), branche nationale du CI-AF, en collaboration avec le gou-
vernement du Sénégal, a conduit également des recherches médicales sur les MGF
et, entre autres activités, a diffusé des émissions à la radio qui ont touché une grande
partie de la population. En 1999, une loi pénalisant la pratique de l’excision au
Sénégal est finalement adoptée suite aux pressions intensives exercées par un
groupe de femmes parlementaires à l’Assemblée nationale.
37 L’État du Sénégal a institué la loi n°2010-11 du 28 mai 2010 sur la parité absolue
homme-femme pour lutter contre les disparités dans le domaine de la représenta-
tivité dans les institutions. Cette loi vise l’équité dans le traitement salarial entre
l’homme et la femme et rend effective la disposition de la Constitution du Sénégal
de 2001 à propos de « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats et aux
fonctions ». Concernant les droits des femmes, la parité vise notamment le nombre
de sièges ou de postes occupés (publics ou privés).
38 LARMAGNAC-MATHERON (Octave), propos recueillis et traduits par –, « Entretien
avec Judith Butler », Philosophie magazine, hors-série n°43 (La Puissance des
femmes : une autre histoire de la pensée), p. 136-139 ; p. 137.
39 CÉSAIRE (A.), Et les chiens se taisaient, op. cit., p. 135.
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Coudy KANE 41