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À propos de l’actualité du Discours sur le colonialisme d’Aimé


Césaire ou le fondement du discours postcolonial à l’ère de la
mondialisation
On the persisting actuality of Aimé Césaire’s Discourse on
Colonialism or: The foundations of postcolonial discourse at the
age of globalization
Zur Aktualität von Aimé Césaires Diskurs über den Kolonialismus
oder: Die Grundlagen des postkolonialen Diskurses im Zeitalter
der Globalisierung
Kafalo Sékongo and Lacina Yéo
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Article
Kafalo Sékongo
Université de Cocody-Abidjan

outline
Lacina Yéo
Université Libre de Berlin

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Online publication: April 1, 2008 An article of the journal Eurostudia 

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URI h!ps://id.erudit.org/iderudit/017837ar Volume 3, Issue 2, décembre 2007
DOI h!ps://doi.org/10.7202/017837ar Europe — Afrique : Regards croisés sur une « Europe spirituellement indéfendable »
Abstract
Tous droits réservés © Le Centre canadien d'études allemandes et européennes, 2008

1
Introduction

2
Le
L’Europe – un ami de l’Afrique ? Quelle appréciation des partenariats militaires occidento
Discours africains dans la nouvelle géopolitique des crises en Afriqu
subsaharienne
d’Aimé
Césaire

3
À Résumé
propos
Cet article se propose de me!re en évidence l’actualité d’un classique de la li!érature anticolonialiste,
de
à savoir Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Il rappelle dans un premier temps quelques-uns
l’actualité
des enjeux principaux du livre de Césaire. Dans un deuxième temps, il met en perspective dans quelle
du
mesure l’oeuvre s’avère encore pertinente face à la réalité des rapports actuels entre l’Occident et
Discours
l’Afrique. En conclusion, les auteurs en viennent à la question de savoir ce qui résulte de ce
de
diagnostic pour l’Afrique d’aujourd’hui et les démarches à faire afin de bâtir un meilleur avenir.
Césaire

4
Perspectives Abstract
This article highlights the remaining actuality of a classical writing in postcolonial literature, the
Notes Discourse on Colonialism by Aimé Césaire. In a first step the article recalls some of the major issues
of Césaire’s book. In the second part it shows why its main theses maintain their pertinence vis-à-vis
Bibliographiethe present postcolonial relationship between Africa and the West. In a final section the authors
discuss the question what results from this diagnosis for today’s Africa and regarding the steps to
make in order to build a be!er future for the continent.

Zusammenfassung
Der Aufsatz hat das Ziel, die anhaltende Aktualität von Aimé Césaires mi!lerweile klassischem Text
Diskurs über den Kolonialismus herauszuarbeiten. Im ersten Teil werden einige der Haup!hesen
Césaires vorgestellt, bevor im zweiten Abschni! dargelegt wird, inwiefern sie auch mehr als fünfzig
Jahre nach der Erstveröffentlichung Gültigkeit besitzen. Im Schlussteil des Aufsatzes diskutieren die
Autoren die Frage, was aus dieser Diagnose für das heutige Afrika resultiert sowie im Hinblick auf die
erforderlichen Schri!e zur Verbesserung seiner Situation.
1 Introduction
1 Le Discours sur le colonialisme de l’écrivain martiniquais Aimé Césaire (né en 1913) est un pamphlet
anticolonialiste, paru aux éditions Réclame en 1950, puis à Présence africaine en 1955. Dans la présente
contribution, nous nous proposons de mettre en évidence l’actualité de cette oeuvre, texte
fondateur par excellence du discours postcolonial. En d’autres termes, peut-on encore aujourd’hui
appréhender les relations entre l’Europe et l’Afrique noire sous l’angle sous lequel Aimé Césaire les
présente dans son Discours sur le colonialisme ?

2 Commençons d’abord par démontrer en quoi le Discours sur le colonialisme est caractéristique du
discours postcolonial avant de nous pencher sur la réception du contenu de l’ouvrage à l’ère de la
mondialisation.

2 Le Discours d’Aimé Césaire


3 Le terme « postcolonial » ne doit pas être appréhendé dans le sens chronologique d’après la
colonisation, mais plutôt comme prise de conscience culturelle de l’oppression. La théorisation du
discours postcolonial commence avec Edward Saïd vers la fin des années 70 avec la publication de
ses oeuvres Orientalism[1] et Culture and Imperialism[2]. Tout comme Saïd, des critiques comme
David Glenn Spivak et Homi K. Bhabha entreprirent dans des recherches savamment menées sur les
littératures dites « émergentes » ou « métissées » une analyse critique de la colonisation et de ses
conséquences sur les sociétés postcoloniales. Ce discours, caractérisé par une approche
interdisciplinaire de l’héritage colonial, du problème de l’identité du sujet postcolonial, de la
différence culturelle, des stratégies de résistance à la marginalisation des minorités culturelles, de la
créolisation des langues, de l’hybridation des cultures se prolonge dans l’espace francophone à
travers des oeuvres tels Le discours antillais[3] et Introduction à une poétique du divers[4] d’Edouard
Glissant ainsi qu’avec l’Eloge de la créolité de Bernabé, Chamoiseau et Confiant[5]. Le discours
postcolonial rappelle les discours sur le postmodernisme, le féminisme et le multiculturalisme. Si
ces trois derniers courants de pensée ont pris racine dans un contexte occidental[6], le discours
postcolonial quant à lui est initié par des intellectuels « tiers-mondistes », originaires de pays
colonisés autrefois. Il incarne le prolongement à l’ère de la mondialisation de la résistance
intellectuelle et politique anticoloniale dont les figures emblématiques restent Mahatma Gandhi,
Frantz Fanon, Kwame N’Krumah et les fondateurs de la Négritude.

4 En 1830 le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) affirmait devant ses
étudiants : « L’Afrique n’a pas d’histoire ; elle ne donne aucune preuve de dynamisme et de
développement ». Plus tard son concitoyen Léo Frobenius, ethnologue et africaniste de renom,
prend le contre-pied en postulant de façon apodictique que les Négro-Africans étaient empreints de
« culture jusque dans les os », battant ainsi en brèche la thèse de l’ahistoricité d’une Afrique noire
postcoloniale. Comme Frobenius qui fut un des inspirateurs encore méconnu des penseurs de la
Négritude, Césaire rappelle dans son Discours sur le colonialisme que le passé africain a eu ses
grandeurs. L’auteur martiniquais est en effet à côté du poète sénégalais Léopold Sédar Senghor
(1906-2001) une des figures de prou du mouvement philosophico-politico-littéraire de la Négritude
qui a émergé dans les années 30 à Paris et qui se proposa de réhabiliter les civilisations négro-
africaines, jusque là méprisées par le colonisateur européen. Senghor, précurseur de la
Francophonie, qui s’était fait l’apôtre du métissage culturel, de la Civilisation de l’Universel fut
présenté comme le plus modéré du groupe, tandis que Césaire, nuançant peu ses prises de
positions, moins soucieux d’une « accord conciliant », plus tranché et radical dans la formulation de
ses thèses, offrait l’image contraire. Le Discours sur le colonialisme en est la manifestation la plus
parlante. Parcourons-en donc quelques extraits dans les lignes qui suivent :

« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le


colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux
instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral,
et montrer que, chaque fois qu’il y a au VietNam une tête coupée et un oeil crevé et
qu’en France on accepte, une fille!e violée et qu’en France on accepte, un Malgache
supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de
son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un
foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces
mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces
prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil
racial encouragé, de ce!e jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de
1’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. (...) J’ai
relevé dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs
tout à loisir. Cela n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer
de vieux squele!es du placard. Voire ! »

5 Etait-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie : « Pour chasser les
idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien
des têtes d’hommes » ? Convenait-il de refuser la parole au comte d’Herisson : « Il est vrai que nous
rapportons un plein barils d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis » ?
Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare : « On ravage, on brûle,
on pille, on détruit les maisons et les arbres » ? Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de
systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres : « Il
faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les
Goths » ? Fallait-il enfin rejeter dans les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du
commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à
se défendre :

« Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ;
enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant (…). A la
fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le
sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil
couchant. Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les
innommables jouissances qui vous friselisent la carcasse de Loti quand il tient au
bout de sa lorgne!e d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai ? (…)
Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de le nier, dira-t-on,
pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ? Pour ma part, si j’ai rappelé
quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose,
c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons
brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au
tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la
colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action
coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de
l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui
l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à
voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se
transformer lui-même en bête. C’est ce!e action, ce choc en retour de la colonisation
qu’il importait de signaler » (Soulignés par nous, L. Y. et S. K.)

6 Césaire pousse visiblement ici un cri de révolte, il s’agit d’un réquisitoire sévère contre le
colonialisme. Sans détours l’auteur dénonce la violence raciale qu’accompagne le processus de
colonisation. Face à l’Europe des droits et libertés se trouvent opposées les colonies, soumises,
elles, à l’oppression, à la haine et au fascisme. Comme dans la dialectique du maître et de l’esclave la
colonisation déshumanise, décivilise et abrutit le colonisateur. Mais loin d’être une invite à la haine
et au ressentiment du colonisateur blanc, l’oeuvre de Césaire est un acte de libération, un plaidoyer
pour l’émancipation totale des peuples colonisés. Ainsi le Discours sur le colonialisme, un des
premiers livres majeurs à réhabiliter et à proclamer la valeur des cultures nègres, se révèle-t-il
comme une oeuvre fondatrice du discours postcolonial.

7 En effet, le discours postcolonial qui s’oppose au colonialisme et au néocolonialisme par son


caractère émancipateur cherche également à remettre à l’honneur le patrimoine culturel africain et
notamment les traditions ancestrales. La description des situations coloniales avec leurs
répressions peut visiblement alimenter la critique de l’état actuel dans les ex-colonies. Le contexte
est celui de la colonisation/décolonisation dans lequel apparaissent quelques grandes figures de
libérateurs (Nkrumah, Lumunba). Il est à noter que l’émergence de ce discours coïncide avec un
examen de conscience critique de l’Occident dont le mouvement étudiant internationaliste des
années soixante est la traduction la plus éclatante à une époque où règne le conflit est-ouest et où,
notamment en Allemagne, le néo-marxisme offre ses instruments d’analyse. Les dénonciations de
l’exploitation coloniale et néocoloniale se croisent donc avec les discours critiques sur le passé
fasciste ou nazi et sur l’émancipation des minorités opprimées.

3 À propos de l’actualité du Discours de Césaire


8 Intéressons nous maintenant à la deuxième question qu’exige notre réflexion sur le Discours sur le
colonialisme : Que vaut l’actualité du pamphlet rédigé par Aimé Césaire? Quelle relecture faire de
cette oeuvre, écrite à une époque où la plupart des pays africains gémissaient encore sous le joug
colonial des puissances colonisatrices après plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire à l’ère de la
mondialisation? En effet, s’il est vrai que l’époque coloniale dans sa forme première est aujourd’hui
révolue et appartient au passé, on ne peut en dire autant du Discours sur le colonialisme. Les
réflexions du chantre de la négritude dans cette oeuvre véhiculent aujourd’hui comme hier des
vérités d’une actualité irréprochable. Les actes de barbaries, de pillages, d’exploitation, de racisme,
de mépris etc., mis à nu dans le discours continuent d’avoir cours de nos jours sous « les soleils des
indépendances » (Ahmadou Kourouma). L’exploitation abusive de l’Afrique et de ses matières
premières par l’Occident continue d’être pratiquée sous d’autres formes. La fin de la colonisation
dans les années soixante a fait place à une forme de coopération dont les pratiques diffèrent peu à
celles du temps de la colonisation elle-même. Elles ont certes évolué avec le temps, se sont
raffinées, modernisées, agissant donc de façon plus subtile en présentant un visage moins hideux.
Toutefois, les effets dévastateurs de ses actes, qui ne relèvent plus directement d’État fascistes mais
de multinationales, de firmes, d’industriels ou de simples individus se sont empirés. Les financiers
et autres industriels européens dont parle Césaire dans l’extrait suivant du Discours sont plus que
jamais actifs à l’heure de la mondialisation :

« Le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive
avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au
moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines
d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est ‘propagée’ ; que notre
malchance a voulu que ce soit ce!e Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre
route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas
de cadavres de l’histoire. »

9 Le cercle néocolonial s’est élargi à de nouveaux acteurs qui n’avaient pas participé de façon directe à
la colonisation. Ainsi de l’Amérique à l’Asie en passant par l’Australie, vinrent opérer en Afrique des
hommes d’affaires, des firmes, des succursales, et autres aventuriers sous le noble prétexte
d’investir en Afrique et de participer au développement et à la lutte contre la pauvreté sur ce
continent. Beaucoup de ces « philanthropes » qui exercent dans des secteurs très variés, sont en
réalité des fossoyeurs de l’économie africaine. On en retrouve dans l’industrie forestière, minière,
maritime, l’import export, la manufacture etc. Tous ces opérateurs ont en général une chose en
commun : c’est leur mépris des peuples et des lois des pays où ils exercent. Attitude héritée de « la
conquête coloniale, [elle-même] fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris
… ». Il est vrai, le colon blanc dont les rapports aux indigènes étaient marqués par le mépris, le
racisme, la violence, la douleur et la mort n’est plus présent physiquement sur le territoire colonisé.
Toutefois il continue d’agir par personne interposée, pratiquant ainsi la politique du troisième
homme. Ainsi pour maximiser les bénéfices l’Occident continue de financer à coup de milliards le
maintien d’hommes politiques corrompus à la tête des états africains. Ces régimes qui jouissent
généralement de peu de légitimité au plan local ne doivent leur survie qu’au financement, aux
armements et le cas échéant, à l’appui militaire extérieur. Un tel pouvoir, à la solde de l’extérieur,
brade les biens du pays pour être redevable à celui qui l’a hissé à la tête de l’état. Devant des peuples
muselés et tenus en respect, le pillage et l’exploitation du temps de la colonisation peut alors se
poursuivre sans bruit en toute impunité. L’Homme d’État africain qui refuse d’entrer dans ce
schéma est farouchement combattu par le moyen de sanctions économiques qu’on impose à son
régime: plus d’assistance financière de la Banque mondiale et du FMI (Fond Monétaire
International), suspension de toutes les formes de coopération économique avec le monde
occidental. Si cette arme s’avère inefficace, on déploie alors la grande batterie, généralement
infaillible : des rébellions sont financées et armées pour renverser le régime « récalcitrant ».
S’installe alors le cycle infernal des coups d’État, des guerres ethniques et tribales avec leur cortège
de réfugiés, de mutilés et de morts qui continuent à venir s’entasser sur « le plus haut tas de
cadavres de l’histoire » (Discours…). Citons à titre d’exemple le cas de Charles Taylor qui réussit à
s’évader mystérieusement d’une prison aux États-Unis pour venir diriger une rébellion qui entraîna
un chaos indescriptible au Liberia. Le Président élu, Samuel Doe, sera fait prisonnier par Prince
Johnson, un chef de faction en rupture de banc avec Taylor. Il sera torturé, ses deux oreilles
tranchées avant d’être fusillé devant des caméras de télévision. Ces mutilations atroces rappellent
curieusement les traitements sadiques et inhumains du colon blanc sur ses prisonniers indigènes tel
que le décrit Césaire, toujours dans le Discours : « Il est vrai que nous rapportons un plein baril
d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. »

10 En Sierra Léone voisine une rébellion d’une rare cruauté qui vint mettre le pays dans un chaos
indescriptible. Des enfants soldats ayant pour toute tenue militaire un cache sexe déchiré et des
sandales trouées sont transportés vers les fronts dans des voitures tout-terrain flambant neuves. Ils
portent en bandoulière chacun une kalachnikov, des munitions et autre pistolet automatique des
plus modernes. Cet équipement ultra moderne et dont le coût pourrait assurer à chaque enfant
soldat une scolarité ou une formation professionnelle bien pleine, trahi le visage du véritable
commanditaire. Cette main invisible utilise les bras d’innocents enfants d’Afrique pour semer la
désolation, la famine et mort au sein de leur propre continent. Ce fut la même chose, au Rwanda, au
Burundi, en RDC, en Centrafrique, et plus récemment en Côte d’Ivoire. C’est justement ces
pratiques que dénonce Charles Blé Goudé, le mythique leader des jeunes patriotes ivoiriens, qui voit
la main de la France derrière les rebelles ivoiriens, dans son livre Ma part de vérité. Il voit dans
l’actuelle guerre civile ivoirienne « la manifestation de l’impérialisme et ses pratiques d’opposer les
Africains, de tuer les leaders, de morceler l’Afrique pour mieux l’exploiter. »[7] Il cite quelques fils
de l’Afrique qui furent manipulés par les puissances occidentales pour semer le glaive dans le sein
de leur mère patrie et qui ont été victimes de cette même main assassine :

« Ils ont utilisé Jonas Sawimbi, ils l’ont livré et Savimbi est mort. Ils ont utilisé Fodé
Sankoh, ils l’ont livré et Fodé Sankoh est mort. Ils ont utilisé Mobutu, ils l’ont livré et
Mobutu est mort de manière triste. Ils ont utilisé Kabila, ils l’ont livré et Kabila est
mort assassiné par un anonyme. Ils ont utilisé Taylor, ils l’ont lâché et Taylor a été
chassé comme un malpropre. »[8]

4 Perspectives
11 Tout porte à croire que la colonisation continue sous une nouvelle forme, avec de nouveaux acteurs.
Les méthodes ont seulement évolué. Le colonisateur n’agit plus de ses propres mains. Ce serait du
reste incompatible avec les valeurs de droits de l’homme, de liberté et de démocratie dont il se fait
le chantre. La tâche est déléguée aux dirigeants locaux. Profitant du désordre qui s’installe dans les
pays africains les richesses du sol et du sous sol sont pillées et exportées en Occident. C’est ainsi
que les diamants de l’Angola, de la RDC, de la Sierra Léone se retrouvent dans les grandes
bijouteries occidentales. Le Cacao de Côte d’Ivoire, acheté à vil prix, alimente les chocolateries du
monde entier.

12 Comme le colonisé à l’époque coloniale, la machine d’oppression postcoloniale n’émoussa en rien la


volonté des sujets postcoloniaux à se libérer des chaînes de l’oppression et de l’esclavage :

« Lu!er pour la libération de tous et devoir dans le même temps libérer certains
d’entre nous d’eux-mêmes, c’est-à-dire les libérer de la prison mentale solidement
implantée dans leur tête, vous comprenez qu’il y a de quoi s’armer de courage. Mais
comme le dit si bien un proverbe Guéré, c’est toujours grâce à un chasseur solitaire
que le village est heureux de se partager la viande de l’éléphant (…). Le peuple de
Côte d’Ivoire a une mission à accomplir pour tous les peuples africains encore sous
le joug de la colonisation française. Une tâche rude mais exaltante à laquelle il ne se
dérobera pas et c’est cela l’essentiel. »[9]

13 Toutefois devrait-on occulter une part de responsabilité des Africains eux-mêmes dans ce triste
destin qui est le leur? Est-ce que la victime elle-même n’a pas favorisé le crime ? Dans un ouvrage
encore sous presse, l’auteur, jeune intellectuel africain, nous invite à relativiser les thèses jusque là
formulées :

« La pauvreté des peuples africains est due en partie à l’esclavage, la colonisation et


la néo-colonisation orchestrées par l’impérialisme. (…) la plupart des écrits blâment
l’Occident comme le seul coupable à assommer. De ce!e manière, les causes de la
misère en Afrique sont simplement imputables à l’étranger. Mais l’impérialisme lui-
même se trouve au nombre de facteurs relationnels. Il ne saurait y avoir de relation
sans la présence d’au moins deux entités. Quand l’on a fini de faire de l’Afrique la
victime qui succombe depuis des siècles à l’agressivité impérialiste, il parait
convenable et honnête de voir si la victime elle-même ne favorise pas le crime. »[10]

14 Cette autocritique des sociétés africaines est une marque significative de la littérature postcoloniale
africaine qui dénonce sans ambages l’incurie ou la corruption des chefs d’état africains
postcoloniaux. L’échec des élites africaines, la reproduction du modèle colonisateur, la recherche
d’identité qui peut conduire au génocide, furent des thèmes récurrents des productions littéraires à
partir des années 60. Plusieurs intellectuels africains à l’instar du célèbre journaliste ivoirien,
Venance Konan dans un livre au titre provocateur, Nègreries, font la même diascopie des sociétés
négro-africaines contemporaines :

« Lorsque dans une situation donnée, tout va bien, et que l’on fait tout ce qu’il faut
pour que ça n’aille plus bien, c’est un effet de négrine. Précisons que c’est une
substance que l’on ne trouve que dans le sang des Noirs d’Afrique. Illustrons la par
d’autres exemples. Prenons un pays donné. Ce pays qui se trouve sur un continent
rongé par la misère est l’un des rares à sortir un peu la tête de l’eau. Il est l’un des
rares à sortir un peu la tête de l’eau. Il est l’un des rares à avoir réussi à former une
nation avec la mosaïque d’ethnies qui le compose. Mais les habitants de ce pays se
disent un jour que ce n’est pas normal que leur pays aille bien alors que rien ne va
autour d’eux. Ils prennent alors un gros marteau et cassent leur unité, traquent
certaines de leurs populations, érigent des barrages sur toutes les routes de leur
pays pour entraver la circulation des personnes et des biens, et détruisent tout ce qui
faisait la force de leur économie. C’est un effet de la négrine. »[11]

15 Frantz Fanon, le célébrissime auteur de Peau noire, masques blancs (1952) ne reprochait-il pas dans
Les Damnés de la terre (1961) au concept de « négritude » de souligner par trop l’appartenance
raciale ? L’engagement d’Aimé Césaire lui-même ne s’accompagne-t-il pas in fine d’une exigence
d’autocritique de la part des Africains, quand il confie :

« Je n’ai jamais accepté de considérer que tous nos malheurs venaient des autres.
Bien sûr, c’est toujours la faute à quelqu’un : à l’Europe, à Napoléon, à qui l’on
voudra… Oui, mais depuis, deux ou trois siècles se sont écoulés ! Et dans l’intervalle,
de nombreuses nations ont réussi à s’en sortir. J’en suis donc persuadé : nous avons
une part de responsabilité (…). Il faut que l’Afrique se fasse une raison et cherche des
voies de son propre salut ? »[12]

16 S’il est vrai que le colonisé, victime de complexe d’infériorité, finit par intérioriser ou accepter les
préjugés négateurs et réducteurs à son égard, où se situe donc la ligne de démarcation entre
l’autocritique faite par lui et la manifestation de l’acceptation de son état d’être inférieur ?

Notes
[1] New York : Pantheon Books, 1978.

[2] New York : Vintage Books, 1994.

[3] Paris : Seuil, 1981.

[4] Paris, 1995.

[5] Jean Bernabé/Patrick Chamoiseau/Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, Paris : Gallimard, 1989.

[6] Ces trois discours sont l’émanation de bouleversements socio-politiques occasionnés par les
lu!es d’émancipation du XVIIIème et XIXème siècle en Occident et des discussions philosophico-
culturelles qu’elles engendrèrent.
[7] Charles Blé Goudé, Ma part de vérité, Abidjan : Frat Mat Éditions, 2006, p.181

[8] Op. cit., pp. 181-182

[9] Jean Momboye, Côte d’Ivoire. La guerre civile de la France n’aura pas lieu, Abidjan : Frat Mat
Editions, 2006, p. 195.
[10] Seaka Marcel, Zouglou. Le conflit Originel, sous presse.

[11] Venance Konan, Nègreries, Abidjan : Frat Mat Editions, 2006, p. 249.

[12] Jeune Afrique, no. 1966, p. 43.

Bibliographie
Bernabé, Jean/Patrick Chamoiseau/Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, Paris : Gallimard, 1989
Google Scholar

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Konan, Venance, Nègreries, Abidjan : Frat Mat Editions, 2006.


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Koulibaly, Mamadou, La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire, Paris : L’Harma!an, 2003
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Seaka, Marcel, Zouglou. Le conflit originel, sous presse


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