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Ce livre est consacré aux écrivains originaires des colonies françaises


d’Afrique et des Antilles qui ont vécu à Paris entre 1920 et 1960. Il s’agira
notamment de chercher à comprendre comment les plus représentatifs d’entre
eux – R. Maran, L.-S. Senghor, A. Césaire, E. Glissant, Mongo Beti – se sont
construit une identité d’écrivain selon la logique propre au champ littéraire
parisien. Du fait de leurs origines et de l’époque considérée, cela revient à
étudier leur rapport à l’Afrique, tant d’un point de vue sociopolitique que
littéraire.

Les premières études qui leur ont été consacrées ont consisté en de vastes
synthèses qui apportaient un éclairage historique, linguistique, psychologique et
biographique sur une littérature qualifiée d’africaine. Les recherches récentes, au
contraire, tendent de plus en plus à aborder les études littéraires dites
« francophones » dans une perspective relationnelle et à rechercher le lien qui
peut exister entre les œuvres qui occupent l’espace littéraire francophone.

Ces nouvelles approches sont à compléter par une étude de la place


qu’occupent les auteurs afro-antillais au sein de l’institution littéraire parisienne.
B. B. Malela examine donc les conditions de leur émergence littéraire :
comment, à partir de leur position sociale et politique, ont-ils réussi à percer
dans le centre parisien ? Ont-ils pu constituer un champ littéraire spécifique ?
Quel statut attribuent-ils à l’Afrique dans leur production ?

Buata B. Malela est né à Kinshasa en 1979. Docteur en philosophie et lettres
de l’université libre de Bruxelles, docteur en littérature générale et comparée de
l’Université Paul-Verlaine (Metz), il est spécialiste en sociologie des lettres
francophones d’Afrique, des Caraïbes et d’Europe. Il s’intéresse parallèlement
aux relations entre philosophie, culture populaire (musique) et littérature au
sein de la diaspora euro-africaine et afro-américaine, ainsi qu’aux études de
genres (masculinités et féminisme). Il a consacré deux monographies aux
trajectoires sociales et intellectuelles de deux figures de la culture
afrodescendante des Amériques : Aimé Césaire. Le fil et la trame : critique et
figuration de la colonialité du pouvoir (Paris, Anibwe, 2009) ; Michael Jackson.
Le visage, la musique et la danse : Anamnèse d’une trajectoire afro-américaine
(Paris, Anibwe, 2012). Après avoir enseigné les études francophones à
l’Université de Silésie à Katowice (Pologne) et à Sciences-Po Paris, il exerce

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actuellement en qualité de maître de conférences en langue et littérature
française, au Centre universitaire de Mayotte.

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Publié avec le concours
du Centre national du livre.


Lettres du Sud

La collection « Lettres du Sud », fondée à l’origine par Patrick Mérand et reprise
par Henry Tourneux en 1986, rassemble des études de niveau universitaire
consacrées aux littératures du Sud ou périphériques. Ces études peuvent porter
sur un thème, un pays ou un ensemble géographique, un auteur (comme
Ahmadou Kourouma, Maryse Condé, Mouloud Feraoun ou Mongo Beti...). Les
études comparatives y sont également les bienvenues. Un volet de la collection
est consacré à la création littéraire : quelques œuvres de fiction y ont été
ponctuellement publiées, comme l’œuvre théâtrale d’Ina Césaire.


Couverture : Aimé Césaire avec des participantes au Ier Congrès international
des intellectuels et artistes noirs à la Sorbonne, Paris, 1956. Photo Keystone
France.

Le format ePub a été préparé par Isako
www.isako.com
à partir de l'édition papier du même ouvrage

© Éditions KARTHALA, 2013


(Première édition papier, 2008)
ISBN : 978-2-8111-2025-2

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Buata B. MALELA

Les écrivains afro-antillais



à Paris (1920-1960)


Stratégies et postures identitaires

Éditions KARTHALA
22-24, boulevard Arago
75013 Paris

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Remerciements

Nombreux sont ceux qui m’ont encouragé dans ma recherche. Toute ma
reconnaissance va à Paul Aron, Lambros Couloubaritsis et Pierre Halen. Ils
n’ont pas hésité à prendre sur leur temps pour m’aider à avancer dans ma
réflexion. Mes pensées amicales vont aussi à toutes celles et à tous ceux qui
m’ont accompagné dans ce cheminement : Martial Ze Belinga, Jean-François
Gava, Fanny Laurent, Elmostapha Sebgui, Yoporeka Somet, Gisèle Taillard,
Sylvia Weiler, Mina Zaza et bien d’autres encore... Que tous, ici, soient
remerciés pour leur disponibilité et leur bienveillance.

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Introduction générale

Notre propos porte sur les stratégies d’émergence des écrivains originaires
d’Afrique et des Antilles sous domination française entre 1920 et 1960. Nous
essayons de comprendre leurs pratiques littéraires, ainsi que la manière dont ces
agents se construisent une identité d’écrivain à Paris. Cette identité est en effet
reformulée selon la logique propre au champ littéraire parisien. Compte tenu de
la spécificité de ces agents et de la période coloniale, nous verrons que cela
revient à étudier leur rapport à l’Afrique1, tant du point de vue sociopolitique
que du point de vue littéraire. Pour élaborer ce rapport à l’Afrique, nous
montrerons que les producteurs littéraires essaient d’établir, à travers des
expériences familières régulées et unifiées par des modèles empiriques, c’est-à-
dire des schèmes (parenté, violence, amour et chemin), une proximité avec ce
continent et, par ce biais, d’investir un rôle ou un statut (une posture)2 ou de se
construire une identité socioculturelle. Notre objectif sera de croiser ces schèmes
en montrant comment ces agents dominés vont mener des stratégies d’entrée
dans le centre parisien.


Les études littéraires « francophones » en débat

Les premières études qui ont été consacrées à ces auteurs africains et antillais
de l’ère coloniale ont balisé largement le terrain en proposant de grandes
synthèses3. Ces travaux pionniers ont apporté des éclairages historiques sur les
littératures dites « africaines » et ont permis de jeter les bases sur lesquelles la
recherche récente continue de s’appuyer. Ces références ont été souvent
linguistiques, biographiques, historiques, psychologiques, etc. La diversité de
ces approches, dont l’unité demeure problématique, risque d’occulter ce que
nous nous proposons d’élucider, à savoir les stratégies d’émergence des
écrivains africains et antillais à Paris. La difficulté tient dans le fait que certains
travaux utilisent, par exemple, la conjoncture politique, alors que d’autres font
état d’éléments biographiques pour expliquer les œuvres de ces agents, comme

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c’est souvent le cas pour les biographies de Senghor4 ou même de Césaire5. En
outre, les lectures tant internes (linguistique, stylistique, poétique...) qu’externes
(historique, politique, biographique...) se sont souvent opposées. Face à ce type
d’approches qui dissocient les variables, des chercheurs ont proposé d’autres
démarches qui tendent, quand cela est possible, de les rassembler davantage.
Nous verrons que la théorie du champ est la plus utile pour surmonter
l’antinomie classique entre lecture interne et lecture externe. Mais elle peut
servir, dès à présent, à situer l’état de la question, en guise d’ouverture à la
méthode que nous comptons utiliser dans ce travail.
Comme on le sait, la théorie du champ6 a été élaborée par Bourdieu pour
transcender cette antinomie. Elle permet de considérer les discours des différents
agents comme des prises de positions à partir d’une perspective particulière du
microcosme littéraire, perspective qui reste en relation avec d’autres du même
monde. Cette conception relationnelle permet aussi d’éviter que la démarche du
chercheur n’aboutisse finalement qu’à parler de sa relation à l’objet, plutôt que
de l’objet en tant que tel.
Certaines recherches en langue française concernant le fait littéraire dit
francophone tendent à adopter de plus en plus une perspective relationnelle7.
C’est le cas notamment d’études qui ont été consacrées à Senghor8, où sa
position discursive est mise en avant grâce à l’analyse du réseau dans lequel
l’auteur sénégalais s’insère en fonction des « dispositions » acquises en khâgne.
D’autre part, le livre collectif Les Champs littéraires africains9 reste dans le
même esprit. On y trouve une réflexion relative à l’application de la notion de
champ aux écrivains africains francophones. Ainsi, « [e]n invitant à repérer les
dispositions, les prises de position et les positions, le recours à la notion de
champ permet de jeter un regard moins naïf sur la production littéraire en ne
prenant pas pour argent comptant maintes déclarations tendant à affirmer qu’en
Afrique l’art est avant tout social et que l’art pour l’art y est une conception
étrangère10 ». La notion de champ pourrait dès lors changer le regard porté sur
les littératures africaines.
D’autres travaux parallèles ont fait la même proposition en étendant le
domaine d’investigation à l’ensemble des écrivains francophones11. Ils
s’associent à la discussion sur la notion de « francophonie littéraire12 », pour
penser l’unité et la diversité des littératures en français. Ils soulignent cependant
la difficulté d’appliquer la théorie du champ aux productions littéraires dites
francophones. Selon ces recherches, ces œuvres ne formeraient pas un « champ

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unitaire », mais manifesteraient tout de même une « imbrication
institutionnelle » : la liaison historique entre les structures de production
éditoriale de la Métropole et les écrivains des colonies avant 1960 pour le cas
français13, liaison présente également dans le texte comme l’ont révélé les études
sur l’hypotexte et l’hypertexte14 entre les lettres coloniales et africaines ; les
relations multidirectionnelles qui n’obligent plus les auteurs dits francophones à
passer par Paris pour les diverses manifestations culturelles (festival, édition...) ;
et la liaison relative entre les champs de production et de légitimation qui se
trouvent souvent dans Paris – par exemple, les rivalités à Paris entre les
producteurs francophones issus des anciennes colonies et ceux que l’on a
appelés les « convertis à la langue française15 ». Après avoir rappelé ces nuances,
ces travaux insistent sur la difficulté de parler d’un champ littéraire car, selon
eux, ce système inclurait, outre le champ parisien et les divers champs nationaux
qui resteraient en partie indépendants du premier et totalement indépendants les
uns des autres, des paliers dits institutionnels fonctionnant à des niveaux
intermédiaires. Ce « système » serait caractérisé par l’unification pratique dans
et par Paris qui exerce toujours un rôle d’instance de légitimation.
Bref, pour penser l’objet même des études dites francophones, d’aucuns
invoquent la « francophonie littéraire », et les tenants d’une telle position parlent
de « système littéraire francophone », car pour ces auteurs, la théorie du champ
ne saurait à elle seule appréhender la diversité et l’unité des littératures que l’on
appelle francophones.
Dans une démarche analogue, d’autres encore partent des études
postcoloniales16 qu’ils définissent comme « l’ensemble d’une production
littéraire ou même culturelle en ce qu’elle a en commun une langue donnée
héritée de la colonisation et, à cause de ce passé, un certain nombre de traits
partagés17 », afin de résoudre la difficulté de l’absence « d’unité entre les
créations dites francophones18 ». Dans cette perspective, la critique postcoloniale
pourrait aider à dégager une homogénéité du point de vue du style ou de
l’inspiration19. Pour ce faire, ils tentent un examen des écrits en provenance des
anciennes colonies européennes dans ce qu’ils appellent un espace francophone
postcolonial20, espace à la fois institutionnalisé et diversifié, tout en conservant le
souci du texte. C’est ce souci qu’avait déjà à l’esprit Combe qui parlait de
« poétiques francophones21 » sans perdre de vue le contexte historique.
Ainsi les recherches récentes22 tendent de plus en plus à penser les études
littéraires dites « francophones » dans une perspective relationnelle et à

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interroger le lien qui unit, malgré leur diversité, les éléments du corpus que l’on
appelle « francophonie littéraire », « système littéraire francophone », « espace
francophone postcolonial » ou encore « espace doté de poétiques propres ». Tout
ceci montre la force et la fécondité de la pensée sociologique. Celle-ci contribue
au développement d’études francophones, ouvre sur de multiples chemins
d’investigation et permet un renouvellement de certaines interrogations relatives
à l’objet d’études. Mais ces approches peuvent être complétées par une étude de
la place qu’occupent les auteurs afro-antillais au cœur même de l’institution
littéraire parisienne. Ce faisant, nous pourrons articuler le texte dans le
microcosme littéraire où il prend sens, et voir comment l’identité culturelle que
ces auteurs se construisent y joue le rôle de prise de position, dans la période
comprise entre 1920 et 1960.
Cette période permet d’examiner le phénomène de l’identité culturelle à partir
de quelques cas révélateurs d’écrivains originaires des Antilles françaises et
d’Afrique subsaharienne sous domination française vivant à Paris. Nous nous
arrêterons à la pratique littéraire de cinq agents paradigmatiques – René Maran,
Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Édouard Glissant et Mongo Beti –, sur
lesquels nous reviendrons plus loin.


Théorie du champ et schème régulateur

Nous nous efforcerons d’examiner les conditions de la visibilité littéraire de
ces écrivains, d’abord pour voir comment, à partir de leur position sociale et
politique, ils ont pu émerger dans le centre parisien, ensuite, s’ils ont pu
constituer un champ littéraire spécifique et, enfin, quel statut a occupé l’Afrique
dans leur production littéraire. Pour tenter de répondre à l’ensemble de ces
interrogations, nous partirons de l’hypothèse que l’activité des écrivains
originaires des Antilles françaises et de l’Afrique subsaharienne sous domination
française, dans le Paris de l’ère coloniale (1920-1960), passe par des stratégies
d’émergence qui visent à placer le rapport à l’Afrique au centre des enjeux du
microcosme parisien. Pour étudier cette tentative de proximité avec l’Afrique qui
exprime les expériences réelles ou imaginaires assumées par ces écrivains, nous
comptons relever un certain nombre de perspectives qu’ils mettent en valeur
d’une façon réitérée pour diffuser leur message. Ces perspectives s’appuient sur

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des modèles culturels empiriques à partir desquels s’articulent leurs textes, ou,
pour être plus précis, sur des schèmes qui unifient les données et les expériences
humaines, et qui sont, on l’a dit, la parenté, la violence, l’amour et le chemin.
Ces schèmes nous permettront, au final, de comprendre comment les écrivains
afro-antillais construisent leur identité à Paris. L’usage commun, quoique
diversifié, de ces schèmes par ces écrivains nous autorise également à les
considérer comme une unité, et à parler, au singulier, de « l’écrivain afro-
antillais ».

L’exploration de cette hypothèse nécessite la conjonction entre plusieurs
instruments d’analyse, parmi lesquels la théorie du champ, par laquelle nous
avons amorcé notre exposé, joue un rôle central, mais en tant qu’instrument
conjoint à d’autres qui parviennent à circonscrire la complexité de la question
étudiée. Ces outils sont les suivants : la théorie du champ et celle de l’habitus,
mises en œuvre dans les recherches issues de la sociologie de Bourdieu23 ; les
informations d’histoire littéraire qui nous permettent de contextualiser et
d’historiciser les prises de position des écrivains afro-antillais ; les concepts
opératoires mis en œuvre par Couloubaritsis24 à travers les notions de schème, de
proximité et de souffrance humaine.
1/ On l’a vu, l’option en faveur de la théorie du champ s’explique par le fait
que celle-ci nous offre les instruments nécessaires pour transcender l’antinomie
pérenne entre la lecture interne et la lecture externe, en prenant un regard
extérieur sur l’ensemble des points de vue ainsi mis en relation. Selon Bourdieu,
penser en termes de champ revient à penser relationnellement, ou plus
précisément à accorder un primat aux relations objectives entre les agents25.
En termes analytiques, un champ peut être défini comme un réseau, ou une configuration de
relations objectives entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence
et dans les déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation
(situs) actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou
de capital) dont la possession commande l’accès aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ,
et du même coup, par leurs relations objectives aux autres positions (domination, subordination,
homologie, etc.)26.

Dans cette perspective, le champ est associé à d’autres concepts tel que celui
de capital (pouvoir), ou encore celui d’habitus27. Bourdieu en donne lui-même la
définition en précisant :

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Les habitus sont des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives – ce que mange
l’ouvrier et surtout sa manière de le manger, le sport qu’il pratique et sa manière de le pratiquer, les
opinions politiques qui sont les siennes et sa manière de les exprimer diffèrent systématiquement des
consommations ou des activités correspondantes du patron d’industrie ; mais ce sont aussi des schèmes
classificatoires, des principes de classement, des principes de vision et de division, des goûts,
différents. Ils font des différences entre ce qui est mal, entre ce qui est distingué et ce qui est vulgaire,
etc., mais ce ne sont pas les mêmes. Ainsi, par exemple, le même comportement ou le même bien peut
apparaître distingué à l’un, prétentieux ou m’as-tu-vu à l’autre, vulgaire à un troisième28.

Notre but est en effet d’étudier uniquement les relations objectives des
différents agents afro-antillais, entre eux et des agents littéraires parisiens, du
point de vue de leur rapport à l’Afrique, et non d’étendre la recherche dans tous
les champs où se manifeste le phénomène colonial (littérature coloniale, science
coloniale...). Pour réaliser ce projet, la méthode que nous avons adoptée est
progressive. En partant des cas pour lesquels nous possédons des informations
biographiques, nous envisageons les dispositions des différents agents en
examinant leur capital global (origine sociale et géographique, études, relations
sociales, etc.). Ensuite, nous essayons d’établir la correspondance entre ces
différents paramètres et leur pratique littéraire (expérience familière que les
auteurs convoquent dans leurs œuvres, mode de régulation de l’expérience en
question...) en relation avec d’autres agents littéraires de la même période.
2/ La réalité sociologique mise en évidence dans le point précédent se fonde
aussi sur les enjeux qu’éclaire l’histoire littéraire29 ; elle est reconstruite en forme
à partir d’une confrontation entre les courants littéraires parisiens (les Tharaud,
Mille, Trautmann, Gide, Sartre...) et l’évolution de la littérature afro-antillaise
dans le contexte de l’époque coloniale, telle qu’elle est assumée à Paris. À cette
question de l’histoire littéraire s’ajoute celle de la proximité des écrivains avec
l’Afrique. Cette perspective nous permet d’affronter efficacement la relation,
d’une part, entre les textes les plus divers (roman, poésie et essai) et, d’autre
part, entre les textes et les contraintes du champ. L’objectif principal de cette
conjonction de méthode est de gagner en intelligibilité dans la compréhension du
corpus que nous avons choisi et que nous lisons grâce à la notion de schème
régulateur.
3/ L’usage des schèmes régulateurs de l’expérience n’est pas limité aux
écrivains que nous avons choisis, car il était déjà présent dans la pensée
archaïque, permettant à l’homme de comprendre son rapport au monde,
autrement dit sa proximité avec le monde. Comme le fait observer l’historien de

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la philosophie Couloubaritsis, il s’agit d’une démarche propre à la pensée
humaine, mais qui se trouve surtout à l’œuvre dans la pensée ancienne
(égyptienne pharaonique, juive et grecque par exemple)30. Une élucidation de ce
point de vue peut aider à mieux comprendre également l’appropriation de cette
pratique par l’écrivain afro-antillais. Dans la pensée archaïque – où la réalité est
envisagée dans sa complexité à partir de l’enchevêtrement de la nature visible et
des puissances invisibles (les êtres surnaturels : les dieux, les démons, les héros,
les morts...) –, les rapports au monde passent par des démarches d’appréhension
de la diversité des choses constitutives du monde visible et invisible, selon des
modes de proximité qui favorisent la connaissance, tels que les schèmes
(parenté, violence, amour, chemin...), et la logique de l’ambivalence qui accepte
la coexistence de termes opposés (le ciel et la terre, le divin et le naturel...).
Aussi, pour dire et penser l’invisible, la pensée archaïque le rapporte au visible
grâce à ce que nous appelons conventionnellement le discours mythique. Elle
fait comme si les choses invisibles pouvaient être vues31. Selon Couloubaritsis, le
mythe est « un discours complexe à propos d’une réalité complexe où
s’enchevêtrent le visible et l’invisible, et qui se déploie selon une logique qui lui
est propre et en fonction d’un schème transcendantal qui unifie et régularise
l’expérience32 ». La complexité du discours mythique se révèle à travers la
conjonction d’une quadruple structure où coexistent un « discours en
catalogue33 », avec comme forme principale la généalogie (cosmogonie,
théogonie, anthropogonie...), un axe mythologique (ensemble de formes
narratives : légendes, contes, mythe de fondation...), une topologie (lieux visibles
et invisibles) et une chronologie (différentes formes de temps)34.
Cette structure complexe est diversifiée, du fait que « le discours en
catalogue » peut prendre la morphologie d’une généalogie grâce au schème de la
parenté ou exprimer diverses formes de voyage, par l’usage du schème du
chemin. Ce dernier type de récit est lui-même multiple, dans la mesure où il
manifeste des déplacements, comme par exemple dans l’Odyssée ou le cycle de
Thésée, des initiations (dans les rites) ou encore le cheminement pour réaliser la
connaissance (Parménide)35. En revanche, la narration généalogique sera fondée
sur l’expérience de la parenté (schème de la parenté) parce qu’elle est, dans les
cultures archaïques, la plus familière à l’homme.
La difficulté de comprendre cette quadruple structure diversifiée qui compose
le mythe réside dans le fait qu’elle est le résultat d’un démembrement de
l’ensemble qui constitue l’ordre du monde. Tout se passe comme si l’homme

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archaïque, pour exprimer le Tout complexe se sentait contraint de le démembrer
et de situer ses parties sous la forme de séquences, de catalogues – qui forment
différents types de récits de voyage, de naissances successives... Selon
Couloubaritsis, la philosophie grecque a tenté de simplifier le logos en
rapportant la multiplicité des choses à des principes simples en vue d’établir
l’intelligibilité des choses, ouvrant la voie aux principes d’identité et de non-
contradiction, à des logiques simples et à la science.
Pour ce qui concerne notre travail, le rapport au monde relève de la proximité
avec l’Afrique ou, pour être plus précis, de la tentative de rapprochement des
écrivains afro-antillais avec ce qui leur est le plus proche, puisque le continent
leur est en réalité éloigné. Il s’agit là de l’ambivalence de la proximité qui
distingue la proximité spatio-temporelle et la proximité relationnelle. Autrement
dit, bien que l’écrivain afro-antillais soit éloigné de son pays, il conserve une
étroite proximité relationnelle avec des paysages, des choses, etc. Mais il y a
plus, car, en raison de la complexité du phénomène d’acculturation qui les
domine, nous découvrons également l’antinomie de la proximité36 : ce qui leur
est proche leur est en même temps éloigné de par sa complexité, et plus ils
tentent d’approcher cette complexité, plus celle-ci révèle de nouveaux éléments
qui amplifient l’éloignement. Si la notion de complexité37 met bien en valeur
l’existence d’un monde distal (ici, l’Afrique, pour nos agents acculturés), elle ne
doit cependant pas faire perdre de vue les tentatives de proximité à l’œuvre
notamment dans les textes littéraires. La notion de schème, utilisée sur le mode
de schèmes régulateurs, organise et unifie les expériences parce que ces schèmes
constituent eux-mêmes des expériences de proximité qui sont suffisamment
intelligibles pour l’homme et lui permettent d’exprimer la parenté, la violence,
l’amour, etc.
En effet, pour réaliser une proximité empirique, la pensée archaïque passait
par l’expérience familière, que nous pouvons appeler aussi « schèmes proches de
l’humain », ces schèmes étant susceptibles d’expliquer et de réguler les
expériences humaines. Leur avantage est la simplicité empirique, la familiarité et
l’établissement d’une proximité avec des expériences concrètes. Par exemple
chez René Maran, il s’agit surtout de l’expérience de la vie quotidienne en
Afrique, expérience marquée non seulement par la coutume dite africaine
(paresse, polygamie, égoïsme, appétence sexuelle, pratique de l’ordalie, etc.),
mais aussi par la violence des fonctionnaires coloniaux. La pensée archaïque
grecque avait réussi à mettre en relief une proximité empirique qui lui permit

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d’aborder le réel en valorisant la façon la plus familière de s’y rapporter par
l’utilisation de la parenté, de la violence, de l’amour, du chemin, de l’artisan,
etc.38 L’avantage de cette pratique tient aussi dans le fait qu’on peut utiliser ces
expériences pour faire voir des choses invisibles en faisant comme si elles étaient
visibles, nous plaçant ainsi dans un ordre fictionnel. Empruntée à Kant, la
problématique des schèmes39 se précise :
[...] en prolongeant l’analyse kantienne, je considère que le « schème » joue le rôle d’une condition
de possibilité (transcendantale) de connaissance mais fondamentalement empirique – ce qui, du point
de vue kantien, n’est pas admissible. Cet usage est très différent de celui qu’on trouve aujourd’hui
lorsqu’on parle de « schème », par exemple chez les psychologues ; il ne saurait être réduit à une
forme d’empirisme naïf, ne serait-ce que parce qu’un schème comme la « parenté » suppose diverses
relations et en même temps divers types de parentés, et de même la « violence » met en jeu des formes
multiples de violence qui vont de l’action la plus brutale à la ruse et à l’ironie. L’empirisme, dont il y
est question est celui de la familiarité et de la proximité de ces expériences concrètes qui peuvent
servir, par un glissement et un transfert en tout sens [...], à éclairer le champ le plus vaste du réel40.

Le fait que le schème soit à la fois le résultat de l’expérience concrète et la


condition de toute expérience permet de le résumer en « empirisme
transcendantal de la proximité41 ». Pour réguler leur rapport au monde, toutes les
cultures de l’humanité ont utilisé les schèmes de proximité (jeu, artisan, sexe,
amour, chemin, parenté, violence...) afin d’expliquer la réalité dans sa globalité,
y compris les situations de la vie quotidienne42. Par exemple dans le Djouma de
Maran, ces situations de la vie quotidienne prennent la forme de l’expérience de
la violence familière – violence journalière de Batouala contre ses femmes,
violence des auxiliaires coloniaux contre les villageois, à travers les travaux
forcés, l’arbitraire des fonctionnaires, etc. Cette mise en scène d’une violence
multiple (elle est à la fois interne et externe aux Africains) donne à voir un
monde fictionnel principalement caractérisé par la violence qui en devient la
condition de possibilité (schème transcendantal) en ce qu’elle les unifie (ces
expériences multiformes de la violence) et les régularise en une violence. C’est à
travers le prisme de cette violence qu’est perçue l’Afrique chez Maran par
exemple.
En bref, la définition succincte que nous retiendrons pour la suite de notre
démarche est celle qu’apporte Couloubaritsis lui-même :
L’expression « schème » que j’associe au concept de « transcendantal » précise ce dernier dans le
sens d’une activité qui non seulement est condition de possibilité de l’expérience, mais en plus l’unifie
et la régularise. En l’occurrence, à propos de la pratique généalogique du mythe, le schème
transcendantal, c’est « la parenté », qui unifie et régularise l’expérience en général43.

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La notion de schème transcendantal44 nous permettra de comprendre l’usage
que font les écrivains afro-antillais de l’expérience familière de la parenté, de la
violence, de l’amour et du chemin, par l’intermédiaire de laquelle ils créent un
rapport de proximité avec ce que Glissant appelle la « terre originelle
d’Afrique » et parfois la « terre rêvée de France45 ». Elle nous offrira aussi
l’occasion de les situer les uns par rapport aux autres et de comprendre comment
ils régulent leur rapport à l’Afrique, rapport qui peut aller jusqu’à la disparition
du continent avec, par exemple, nous le verrons, « l’antillanité » chez Glissant.
L’usage que nous faisons de ce concept consiste aussi à le considérer comme
un élément anthropologico-littéraire – que le texte définit comme un lieu de
l’expérience humaine (l’expérience de la parenté, de la violence, de l’amour,
etc.) – qui peut être comparé à l’application des mêmes schèmes par d’autres
écrivains. Il ne saurait alors se confondre avec une analyse thématique (motif et
thème). En effet, le motif46 serait un concept large qui désigne une certaine
attitude (par exemple la révolte chez Aimé Césaire) et une situation de base (par
exemple, le motif de l’amour impossible chez Maran), alors que le
thème47 désignerait l’expression particulière ou bien l’individualisation du motif
(par exemple le motif de la révolte deviendrait Toussaint Louverture chez
Césaire ou chez Glissant). Or, rappelons-le, l’expérience et le schème ne relèvent
pas des motifs et des thèmes, mais davantage de l’expérience humaine la plus
fondamentale48 (l’amour, la parenté, le chemin, la violence...) qui, par ailleurs,
peut contenir des thèmes et des motifs.
Notre approche s’appuie donc sur trois axes : trajectoriel, historique et textuel.
L’axe trajectoriel permet de déterminer les dispositions et les positions
qu’occupent ces écrivains en examinant particulièrement leur stratégie de
placement dans le champ littéraire et la situation du microcosme littéraire afro-
antillais à Paris. L’axe historique montre la liaison avec le contexte français qui
se modifie en fonction de certaines conditions (actualité, débat politique, etc.).
Enfin, l’axe textuel indique comment émerge dans les textes un modèle
explicatif du rapport des écrivains au monde – dont on peut dire que l’expérience
de l’Afrique est unifiée et régulée par ce que nous appelons les schèmes de la
parenté, de la violence, de l’amour et du chemin. Dans cette optique, notre
intention ne consiste pas à effectuer une analyse thématique, stylistique,
imagologique, narratologique, linguistique, poétique, etc. Il s’agit plutôt de
prélever dans les textes les différentes expériences familières comme celles de la

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parenté (la terre, les ancêtres, la fraternité...), celles de la violence (mépris des
fonctionnaires, l’esclavage, le travail forcé...), celles de l’amour (l’affection pour
les métis, les couples mixtes...) et celles du chemin (le voyage, le savoir...) et de
les lier aux enjeux trajectoriels et historiques. À cette fin, nous retiendrons les
productions littéraires dont le but est de représenter ces expériences familières
qui caractérisent le rapport à l’Afrique, donc le mode de proximité avec ce
continent, et qui permettent à un individu de se construire une identité d’écrivain
afro-antillais à Paris.

Nous nous focaliserons sur certains auteurs et certaines revues qui illustrent la
montée en puissance de cette problématique identitaire et littéraire dans l’ère
coloniale entre 1920 et 1960 à Paris, période pendant laquelle la question de
l’identité subit les variations du contexte idéologique de l’ère coloniale en
France. Dans la première période comprise entre 1920 et 1935, l’un des effets de
la Grande Guerre est la présence en Métropole de tirailleurs sénégalais dont
certains se lanceront, avec l’aide des Antillais présents à Paris, dans des
mouvements de revendication en vue de l’égalité des droits matériels et
politiques. Cette période est surtout marquée par la volonté de s’assimiler à la
« communauté imaginaire49 » française. Mais très vite ces mouvements
s’enlisent dans des débats métropolitains et, dès lors, le problème de « l’identité
nègre » se déplace dans le champ culturel spécifique dont ils ont contribué à jeter
les bases.
En effet, le microcosme politique « nègre » ne parvient plus à résoudre le
problème de l’identité « nègre50 » par l’engagement politique. Cette question se
voit récupérée par la mouvance culturelle qui la transmue en une problématique
touchant aux « valeurs nègres » et à la « race nègre » qu’elle tente de résoudre
par le militantisme culturel, c’est-à-dire la promotion et la valorisation des
écrivains, artistes et intellectuels nègres. Son objectif vise à donner une image
valorisée de l’homme noir, sans toutefois renier son attachement à la culture
métropolitaine. À partir de là, on peut formuler l’hypothèse de l’existence d’un
sous-champ littéraire afro-antillais en construction, dont les premiers indices
sont les revues culturelles. La problématique légitime y devient l’identité
culturelle nègre que les agents littéraires afro-antillais à Paris devront assumer
pour parvenir à la visibilité littéraire.
Le choix de cinq revues (La Revue du monde noir, Légitime Défense,
L’Étudiant noir, Tropiques et Présence Africaine) et de cinq écrivains (René

017
Maran, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Édouard Glissant et Mongo Beti)
s’explique par le fait que ces auteurs et ces revues rassemblent les forces
principales les plus actives dans le microcosme « parce qu’elles produisent les
différences les plus importantes [...] [et] définissent le capital spécifique51 ». En
effet, ces revues et ces écrivains offrent l’avantage de marquer, à travers leur
émergence parisienne, trois grandes phases théoriques et pratiques dans la
construction d’un monde littéraire afro-antillais à Paris.
La première phase (1920-1935) sera dominée par René Maran qui occupera le
devant de la scène culturelle et préconisera l’assimilation littéraire et politique en
même temps que La Revue du monde noir des sœurs Nardal, puis l’éphémère
Légitime Défense. La deuxième phase (1935-1960) marquera un pas
supplémentaire avec Senghor et Césaire qui fonderont le mouvement de la
« négritude » en se constituant en modèle de l’écrivain afro-antillais que le
centre a légitimé. Enfin, la troisième phase (1950-1960) concernera Édouard
Glissant et Mongo Beti qui tenteront de mettre à mal l’hégémonie des deux
modèles52 précédents.

Auteurs René Maran Djogoni, Batouala, Un homme pareil aux autres,
Djouma chien de brousse
Léopold Sédar Chants d’ombre, Hosties noires,
Senghor Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache,
Éthiopiques
Aimé Césaire Cahier d’un retour au pays natal, Les
Armes miraculeuses, Soleil cou coupé,
Corps perdu, Ferrements, Discours sur le
colonialisme, Lettre à Maurice Thorez
Édouard La Terre inquiète, Un champ d’îles, Le Sel noir, Les
Glissant Indes, Soleil de la conscience,
La Lézarde
Mongo Beti Ville cruelle, Le Pauvre Christ de Bomba,
Le Roi miraculé. Chronique des Essazam,
Mission terminée
Revues

018
La Revue du
monde noir

Légitime

Défense
L’Étudiant

noir
Tropiques
Présence

Africaine


Articulations

Notre exposé se fera principalement en deux temps : la genèse du microcosme
littéraire afro-antillais et sa consolidation.
Le premier temps sera consacré à l’examen de la construction d’un
microcosme afro-antillais à Paris, au cours duquel nous verrons comment les
conditions historiques auront permis l’émergence d’agents afro-antillais,
résultante de la « rencontre forcée » entre l’Afrique et la France. On verra aussi
la phase de configuration d’un champ pré-institutionnalisé à travers quelques
indicateurs comme René Maran et trois revues culturelles : La Revue du monde
noir, Légitime Défense et L’Étudiant noir qui définiront les règles du jeu
littéraire dans le microcosme afro-antillais. Enfin, on examinera la
reconfiguration d’un champ en voie d’institutionnalisation, grâce à l’action
conjuguée des agents (Senghor et Césaire) les plus dotés de capital symbolique.

Le second temps montrera la relative institutionnalisation du microcosme
afro-antillais à Paris, institutionnalisation opérée grâce aux deux agents qualifiés
de « nomothètes » qui, forts de la légitimité acquise après-guerre, imposeront un
traitement spécifique du rapport à l’Afrique comme critère de l’écrivain afro-
antillais, tant originaire des Antilles françaises que d’Afrique occidentale et
équatoriale française. Ces deux agents cristalliseront l’attention de tout nouvel
entrant. Les nouveaux prétendants se sépareront en deux groupes : les fidèles et

019
les infidèles. Enfin, on étudiera deux contre-exemples aux agents dominants, à
travers la réaction de deux infidèles (Édouard Glissant et Mongo Beti),
également nouveaux entrants dans le microcosme littéraire afro-antillais à Paris.
Leur démarche visera à redéfinir la norme émise au moyen d’une stratégie de
démarcation : la « discontinuité dans la continuité » ou l’attaque par agents
interposés. La promotion du schème du chemin deviendra le moyen le plus
approprié pour cette remise en cause de l’hégémonie senghorienne et
césairienne, ouvrant ainsi le champ à d’autres possibles littéraires postcoloniales.

1 Il ne s’agit nullement de déterminer une hypothétique « africanité » des textes qui, me semble-t-il,
relève plutôt d’un enjeu littéraire propre à la lutte pour l’émergence dans le microcosme littéraire. Certains
travaux ont mis en garde contre cette dérive des études littéraires, notamment Bernard Mouralis,
« Pertinence de la notion de champ littéraire en littérature africaine », dans Romuald Fonkoua et Pierre
Halen, avec la collaboration de Katarina Städtler, Les Champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001,
p. 60.
2 Sur cette notion complémentaire de celle de « position », voir notamment Georges Molinié et Alain
Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, coll.
« Perspectives littéraires », 1993, p. 216-217 ; Jérôme Meizoz, L’Œil sociologue et la littérature, Genève,
Statkine, 2004, p. 51-65. La posture est la manière singulière d’occuper une position objective dans un
champ en investissant un rôle ou un statut, ou bien la façon dont l’écrivain « rejoue ou renégocie sa
“position” dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi ou “posture” » (Jérôme Meizoz,
L’Œil sociologue et la littérature, op. cit., p. 53). Pour ce qui nous concerne, nous retiendrons de la notion
de posture les différents modes de présentation de soi des écrivains afro-antillais. C’est ce que nous
associons à « l’identité ».
3 Cf. principalement Lilyan Kesteloot, Les Écrivains noirs de langue française : naissance d’une
littérature, Bruxelles, Institut de sociologie de l’ULB, 1963 ; Histoire de la littérature négro-africaine,
Paris, Karthala/AUF, 2001 ; Jacques Chevrier, La Littérature nègre, Paris, Armand Colin, coll. « U »,
2003 ; Pius Ngandu Nkashama, Littératures africaines. De 1930 à nos jours, Paris, Silex, 1984. Pour
d’autres ouvrages en langue française, voir notre bibliographie générale.
4 Jacqueline Sorel, Léopold Sédar Senghor : l’émotion et la raison, Saint-Maur-des-Fossés, Sépia, 1995,
p. 70 ; Roger Joseph de Benoist, Léopold Sédar Senghor, témoignage de Cheikh Hamidou Kane, Paris,
Beauchesne, 1998, p. 179-180.
5 Georges Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Paris, Présence Africaine, 1996,
p. 16-20.
6 Pour un aperçu des rapports entre littérature et sociologie, je renvoie aux articles de Paul Aron,
« Sociologie », de Ruth Amossy, « Sociologie de la littérature », de Benoît Denis et Rainier Grutman,
« Centre et périphérie », et de Rémy Ponton, « Champ littéraire », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques,
Alain Viala (dir.), Le Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002 ; voir aussi Paul Aron et Alain Viala,
Sociologie de la littérature, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2006.
7 Cf. János Riesz et Alain Ricard (éd.), Le Champ littéraire togolais, Bayreuth, Eckhard
Breitinger/Bayreuth University, coll. « Bayreuth African studies », 1991.
8 Romuald Fonkoua, « L’Afrique en khâgne : contribution à une étude des stratégies senghoriennes du
discours dans le champ littéraire francophone », Présence Africaine 154, 1996, p. 130-175.

020
9 Romuald Fonkoua et Pierre Halen (dir.), avec la collaboration de Katarina Städtler, Les Champs
littéraires africains, op. cit., 2001.
10 Bernard Mouralis, « Pertinence de la notion de champ littéraire en littérature africaine », dans
Romuald Fonkoua et Pierre Halen (dir.), Les Champs littéraires africains, op. cit., p. 70.
11 Pierre Halen, « Constructions identitaires et stratégies d’émergence : notes pour une analyse
institutionnelle du système littéraire francophone. », dans La Littérature africaine et ses discours critiques,
actes du colloque de Montréal (mai 1999), numéro préparé par Josias Semujanga, Études françaises,
Montréal, Presses de l’Université de Montréal, vol. 37, no 2, 2001, p. 13-31 ; « Notes pour une topologie
institutionnelle du système littéraire francophone », dans Littératures et sociétés africaines, mélanges
offerts à János Riesz à l’occasion de son soixantième anniversaire, études réunies par Papa Samba Diop et
Hans-Jürgen Lüsebrink (rédaction Ute Fendler et Christophe Vatter), Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2001,
p. 55-67 ; « Le “système littéraire francophone” : quelques réflexions complémentaires », dans Lieven
D’Hulst et Jean-Marc Moura (éd.), Les Études littéraires francophones : état des lieux, actes du colloque
organisé par les Universités de Leuven, Kortrijk et de Lille (2-4 mai 2002), Villeneuve-d’Ascq, Université
de Lille 3, coll. « Travaux et recherches », 2003, p. 25-37.
12 Michel Beniamino, « La Francophonie littéraire », dans Lieven D’Hulst et Jean-Marc Moura (éd.), Les
Études littéraires francophones : état des lieux, op. cit., p. 15. Voir aussi Michel Beniamino, La
Francophonie littéraire. Essai pour une théorie, Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces francophones », 1999.
13 Pierre Halen, « Notes pour une topologie institutionnelle du système littéraire francophone », op. cit.,
p. 53.
14 János Riesz, « Littérature coloniale et littérature africaine : hypotexte et hypertexte », dans Romuald
Fonkoua et Pierre Halen (dir.), Les Champs littéraires africains, op. cit., p. 115-134.
15 Cf. Véronique Porra, « Les “convertis” de la francophonie : entre création artistique, stratégies et
contraintes », dans Langue de l’autre ou la double identité de l’écriture, actes du colloque international de
Tours (9-11 décembre 1999), textes réunis par Jean-Pierre Castellani, Maria Rosa Chiapparo et Daniel
Leuwers, Tours, Publication de l’Université François Rabelais, 2001, p. 297-311.
16 Pour un aperçu général des domaines que recouvre cette notion, voir Henry Swarz and Sangeeta Ray
(éd.), A Companion to Postcolonial Studies, Massachussetts/ Oxford, Blackwell, 2000. Voir les deux
ouvrages en français concernant cette matière (d’ailleurs, l’on s’y reportera pour les indications
bibliographiques complémentaires) : Jacqueline Bardolph, Études postcoloniales et littérature, Paris,
Honoré Champion, coll. « Unichamp-Essentiel », 2002 ; Neil Lazarus (dir.), Penser le postcolonial : une
introduction critique, traduction de l’anglais par Marianne Groulez, Christophe Jaquet et Hélène Quiniou,
Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
17 Jacqueline Bardolph, Études postcoloniales et littérature, op. cit., p. 10. Bardolph note que le vocable
« postcolonial » peut désigner : (1) la période qui marque la rupture radicale entre les gouvernements
européens et le reste du monde à partir de 1947 (date de l’indépendance de l’Inde) ; (2) il peut signifier
également les productions littéraires issues des espaces dominés, comme on l’a vu ; (3) il peut désigner
aussi le réexamen de tous les présupposés de l’époque coloniale. Les œuvres des colonisés sont étudiées
comme des lieux de résistance, de contre-discours ou de réfutation de la domination impériale. Le
théoricien le plus cité dans ce domaine demeure Edward Saïd, aujourd’hui, décédé (Orientalisme : l’Orient
créé par l’Occident, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, préface de Tzvetan Todorov, postface
de l’auteur traduit par Claude Wauthier, Paris, Seuil, 1997 ; Culture et impérialisme, traduit de l’anglais par
Paul Chemla, Paris, Fayard/ Le Monde diplomatique, 2000) ; (4) postcolonial désigne enfin un ensemble
théorique et interdisciplinaire qui s’interroge sur le discours, la réécriture de l’histoire et le couple
domination/résistance. Lacan, Foucault et Derrida inspirent souvent cette démarche représentée surtout par
l’historiographie indienne (cf. Mamadou Diouf (dir.), L’Historiographie indienne en débat. Colonialisme,

021
nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris/Amsterdam, Karthala et Sephis, 1999). Les penseurs les plus
cités de ce mouvement sont Homi Bhabha, Edward Saïd et Gayatri Spivak.
18 Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, coll. « Écritures
francophones », 1999, p. 2.
19 Ibid., p. 3.
20 Ibid., p. 9.
21 Cf. Dominique Combe, Poétiques francophones, Paris, Hachette, coll. « Contours Littéraires », 1995.
22 Pour un état des lieux plus détaillé, voir l’ouvrage déjà cité de Lieven D’Hulst et Jean-Marc Moura
(éd.), Les Études littéraires francophones : état des lieux, op. cit.
23 Pour ce point théorique, voir les développements de Pierre Bourdieu, « Fondements d’une science des
œuvres », Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais »,
1998, p. 291-462 ; Les Usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique,
Paris, INRA, 1997 ; « Pour une science des œuvres », Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris,
Seuil, coll. « Points-Essais », 1994, p. 60-97 ; avec Loïc J. D. Wacquant, « La logique des champs »,
Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, coll. « Libre examen », 1992, p. 71-91.
24 Lambros Couloubaritsis, La Proximité et la question de la souffrance humaine. En quête de nouveaux
rapports de l’homme avec soi-même, les autres, les choses et le monde, Bruxelles, Ousia, coll.
« Ébauches », 2005.
25 Pierre Bourdieu avec Loïc J. D. Wacquant, Réponses..., op. cit., p. 72 ; Pierre Bourdieu, Raisons
pratiques..., op. cit., p. 9 ; Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, p. 41-42.
26 Pierre Bourdieu avec Loïc J. D. Wacquant, Réponses..., op. cit., p. 72-73.
27 Cf. par exemple Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
28 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques..., op. cit., p. 23.
29 À cette fin, nous nous appuierons notamment sur les résultats des recherches en littérature française,
recherches menées entre autres par Gisèle Sapiro (La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard,
1999) ; Jérôme Meizoz (L’Âge du roman parlant (1919-1939). Écrivains, critiques, linguistes et
pédagogues en débat, préface de Pierre Bourdieu, Genève, Librairie Droz, 2001), et bien d’autres encore.
30 Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne. De la pensée archaïque au
néoplatonisme, Bruxelles, De Boeck, coll. « Le Point philosophique », 2003, p. 59.
31 Sur l’usage particulier du comme si, voir Emmanuel Danblon, Rhétorique et rationalité. Essai sur
l’émergence de la critique et de la persuasion, préface de Marc Dominicy, Bruxelles, édition de
l’Université de Bruxelles, coll. « Philosophie et société », 2002, p. 99. Le comme si permet entre autres de
résoudre la tension qui apparaît dans la réduction de la distance entre le fait (les agents sont dominés et
originaires d’espaces dominés, mais sont très tôt assimilés au centre) et les normes (pour émerger dans le
centre, la norme n’offre que deux options générales : assimilation et dissimilation). Nous faisons comme si
ils venaient de la périphérie pour gagner en intelligibilité. Mais les choses sont bien plus complexes du fait
qu’ils appartiennent, de par leur formation, au centre. Du reste, cette complexité devient plus grande, dès
lors que l’on élargit l’usage de l’expression « comme si » à la pratique des schèmes. En effet, c’est bien le
sens qu’il faut souvent accorder à la transposition des expériences réelles (parenté, chemin, amour,
violence...) à d’autres domaines : l’on fait comme si il y avait parenté, chemin, amour, violence, par une
sorte de retransposition. C’est en tout cas le sens que les Grecs donnaient à cette pratique sublimée par les
philosophes néoplatoniciens, quand ils parlaient des attributs et activités de l’Un ou de Dieu, par exemple
lorsque l’on attribue à Dieu la « volonté » en y projetant cette activité humaine. Comme le dit
Couloubaritsis à propos de l’usage que fait Plotin du comme si (to hoion), c’est pour arriver à ce lieu ultime
inaccessible (Dieu) que Plotin « met en œuvre une méthode où domine l’usage du “comme si”, lequel l’aide
à objectiver l’analyse de notre volonté libre en l’accordant à l’Un même, c’est-à-dire à faire comme si l’Un
possédait une volonté et une liberté [...]. Ce procédé, on peut le rendre par l’expression eis epinoia, qui

022
signifie prendre par la pensée les choses à partir du réel le plus proche pour ensuite les rapporter à un
fondement objectif. Plotin pratique ici, non plus le schème de la parenté et le mythe, mais le schème de la
volonté et une réflexion pour nous porter du domaine de la subjectivité à un domaine qui s’oppose à toute
subjectivation » (Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, Paris, Grasset, 1998, p. 689). Bref, nous
découvrons ici, dans cette question des schèmes – qui est au centre de notre méthode – la préhistoire de
l’usage du comme si en rhétorique et en littérature, et dont la thématisation philosophique s’est accomplie à
travers l’usage de l’als ob dans la Critique de la faculté de juger (1793) de Kant. C’est dans ce contexte
qu’il faut comprendre l’expression « empirisme transcendantal de la proximité » que nous utilisons dans
notre approche en nous inspirant des thèmes travaillés par Couloubaritsis et qui demande un
approfondissement philosophique qui n’est pas l’objet de ce travail. Nous nous contenterons de justifier son
usage à partir de ce que notre démarche est parvenue à dégager et à développer.
32 Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie..., op. cit., p. 69. C’est nous qui soulignons.
33 Selon Couloubaritsis, katalegein est un discours qui dit les choses successivement et qui ne se réduit
pas seulement aux multiples généalogies mais peut être rapporté aux divers cheminements (voyage,
initiation, savoir, etc.).
34 Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne..., op. cit., p. 67. Lors de ses
dernières interventions, et plus spécialement lors du colloque du Centre International d’Étude de la Religion
grecque (ULB, 5-8 septembre 2005), Couloubaritsis a ajouté un quatrième axe de référence constitué par la
« chronologie ». Notre analyse ne tient compte que des trois premières structures (généalogie, mythologie et
topologie). Voir aussi Lambros Couloubaritsis, « Fécondité du discours catalogique », Kernos, 19, 2006,
p. 249-266.
35 Cf. Lambros Couloubaritsis, Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, (1986) 1990.
36 Lambros Couloubaritsis, La Proximité et la question de la souffrance humaine..., op. cit., p. 62.
37 Edgar Morin et Jean-Louis Le Moigne, L’Intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, coll.
« Cognition et formation », 1999 ; Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005.
38 Lambros Couloubaritsis, La Proximité et la question de la souffrance humaine..., op. cit., p. 69.
39 Sur le schématisme chez Kant (1724-1804), voir « schématisme » dans Rudolf Eisler, Kant-Lexikon,
édition établie et augmentée par Anne-Dominique Balmès et Pierre Osmo, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de philosophie », 1994 ; cf. Immanuel Kant, Critique de la raison pure, traduction française
avec notes par André Tremesaygues et Bernard Pacaud, préface de Charles Serrus, Paris, PUF, 2001. Kant
considère qu’il n’y a pas d’intuition intellectuelle mais seulement une intuition empirique, qui est organisée
par l’entendement (les catégories qui sont des formes a priori de l’entendement, c’est-à-dire les structures
propres à l’entendement). Or le but de Kant est d’établir la raison pure. Tout ce qui contamine la Raison par
de l’empirisme reste une illusion transcendantale (par exemple, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme,
la liberté, etc., en ce qu’ils ne peuvent être que des postulats de la raison pratique). Entre ces postulats et
l’empirisme se trouve la Raison – modèle de l’entendement – qui nous pousse vers des fondements, choses
en soi, et toutes sortes d’illusion. Arriver à penser les conditions (preuves non empiriques) de la
connaissance est donc le rôle du transcendantal.
40 Lambros Couloubaritsis, La Proximité et la question de la souffrance humaine..., op. cit., p. 69-70.
41 Ibid., p. 70.
42 Idem.
43 Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne..., op. cit., p. 69-70. Voir aussi
son autre ouvrage Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, op. cit., p. 185-196.
44 L’empirisme transcendantal n’est donc pas un « énoncé verbal », une « structure langagière », un
« récit », puisqu’il s’agit d’une condition de possibilité de l’expérience familière et de la proximité avec ces
expériences, c’est-à-dire d’un concept opératoire qui nous aide à comprendre l’articulation de la pensée
relativement aux choses dont il est question.

023
45 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1997, p. 26.
46 Raymond Trousson, Thèmes et mythes. Questions de méthode, Bruxelles, Université de Bruxelles,
coll. « Arguments et documents », 1981, p. 22.
47 Ibid., p. 22-23.
48 Nous nous sommes limité aux schèmes les plus anciens et les plus dominants dans notre corpus.
Autrement, il en existe bien d’autres, comme le schème de la mise en scène (par ex. chez Couloubaritsis),
du sexe (par ex. dans les films contemporains), du jeu (par ex. chez Schiller, Nietzsche, Wittgenstein,
Heidegger, Derrida, Deleuze, Axelos, Bourdieu, etc.), de l’artisan (Platon : le tisserand, la notion de
provenance) « qui constitue une tentative délibérée de s’écarter de la finalité impliquée par les schèmes de
l’artisan, concrétisés et réalisés à travers la technique moderne » (Lambros Couloubaritsis, La Proximité et
la question de la souffrance humaine..., op. cit., p. 73).
49 Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflection on the Origin and Spread of Nationalism,
London, Verso, 1983 (L’Imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, trad. de
l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996).
50 Lorsque nous disons « problème de l’identité nègre » ou « question nègre », il s’agit des problèmes
que les agents essaient de résoudre pour se positionner dans le champ social, problèmes dus à la situation de
domination qui caractérise cette période coloniale. De la même manière qu’il ne nous semble pas exister
une « question féminine » dans l’absolu (voir notamment Gayatri Chakravorty Spivak, « Les subalternes
peuvent-ils s’exprimer ? », dans Mamadou Diouf (dir.), L’Historiographie indienne..., op. cit., p. 166-229.),
l’on peut supposer la même chose pour ce que l’on appelle la « question nègre ». Néanmoins il existe des
luttes dans le champ social pour acquérir une légitimité sociale, légitimité qui est liée à l’état des rapports de
force dans ce champ. Nous sommes bien conscient de l’enjeu de lutte que représente telle ou telle
dénomination de tel ou tel groupe par tel ou tel chercheur. Cependant nous utilisons les termes avec, à
l’esprit, la prudence qui s’impose à toute recherche dans n’importe quelle discipline. C’est pourquoi nous
essayons de ne pas confondre « objectivité scientifique » et « neutralité axiologique » (cf. Max Weber, Le
Savant et le politique. La profession et la vocation de savant. La profession et la vocation de politique,
préface, traduction et notes de Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003) et de garder à l’esprit
la charge historique du lexique que nous employons (par exemple « nègre », « blanc », « question nègre »,
« afro-antillais », « afro-parisien », etc.), ainsi que l’enjeu de lutte qu’il recèle. Sur cette question entre
langage et pouvoir symbolique, voir Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, coll.
« Points Essai », 2001. Pour une synthèse sur la « question noire » et ses enjeux dans la France
contemporaine, voir François Durpaire, France blanche, colère noire, Paris, Odile Jacob, 2006.
51 Pierre Bourdieu avec Loïc J. D. Wacquant, Réponses…, op. cit., p. 77.
52 Nous essayons donc d’obtenir des modèles de stratégie d’entrée dans le champ littéraire parisien à
partir de cinq écrivains afro-antillais. D’autres études portant sur d’autres agents littéraires africains et
antillais pourraient tenter d’envisager de façon plus systématique des cas de fidélité et d’infidélité à ces cinq
paradigmes.

024

1

René Maran
ou le syndrome de Véneuse

Le rapport historique entre la France et l’Afrique et entre la France et ses
colonies antillaises a permis, à travers la création d’une structure scolaire dans
les régions colonisées, l’arrivée sur le marché à Paris des biens symboliques
d’un certain nombre d’agents afro-antillais. Parmi eux, on peut ranger René
Maran. Son parcours scolaire n’est pas des plus classiques car, comme on le
verra, il a directement débuté en Métropole. Pour lui qui est français originaire
d’Outre-mer, le problème est moins l’écart culturel que l’égalité de conditions
entre Métropolitains et originaires des Antilles. C’est pourquoi la logique qui
semble être la sienne s’inscrit dans le sillage de la problématique explicitement
formulée par les mouvements nègres de Paris entre 1919 et 1939, mouvements
qui comptent une présence importante d’Afro-Antillais très francophiles.


De la « Caraïbe » parisienne : présence afro-antillaise et
francophilie

Selon les chiffres officiels fournis par le CAI1 que cite Dewitte, il y aurait,
dans les années 1920, entre trois et cinq mille Africains et Malgaches en France,
dont un tiers se trouverait à Paris. Parmi les Africains, l’on compte peu
d’Aéfiens (en raison d’une organisation scolaire encore élémentaire en AEF) et
une grande majorité d’Aofiens, dont les tirailleurs démobilisés en France. On
compte aussi des civils qui partent de ports importants tels que Dakar2.
Or, avant 1920, il y avait peu d’Africains en Métropole. Parmi eux, un certain
Kojo Tovalou Houénou. Contrairement à Maran, Kojo T. Houénou est issu
d’une famille noble du Dahomey. Son père, Joseph Tovalou Houénou, était un
richissime commerçant marié à une princesse nommée Maria-Thérésa. Très tôt,
il sait tirer parti de la présence française en Afrique en optant pour

025
l’assimilation : il se convertit au catholicisme, collabore activement avec le
nouveau pouvoir et apparaît comme « l’ami des Français3 ». Né en 1887, la
même année que René Maran, dans une famille alors très francisée4, Kojo est
aussi baptisé sous le prénom de Marcos. Sa première expérience scolaire a lieu à
l’école de la mission de Porto-Novo où il apprend à admirer la France à travers
la fascination pour la langue française5 que l’enseignement lui inculque.
Vers 1900, Tovalou poursuit sa formation au collège de Saint-Genès à
Bordeaux. Le jeune Aofien se voit confié à un tuteur, négociant en vin et ami
personnel de Joseph Houénou qui a envoyé son fils en Métropole pour l’intégrer
à la culture légitime et assurer la pérennité de son pouvoir social et économique.
Kojo Tovalou vit dans la bourgeoisie catholique bordelaise où il reçoit une
éducation très religieuse et se montre « bon élève » selon les normes scolaires. Il
profite de sa présence en Métropole pour voyager ailleurs en Europe pendant
l’adolescence. Il effectue surtout des voyages d’études et ne connaît aucun souci
matériel, car la richesse de son père lui permet de vivre aisément. À cette
période, ses convictions politiques se limitent à un certain « conformisme » et à
un « altruisme chrétien6 ». Après le baccalauréat, en 1905, il intègre
l’Association amicale des anciens élèves de Saint-Genès, tout comme Maran
maintiendra ses liens avec son réseau d’amis bordelais. En 1907, Kojo
entreprend des études de droit et de médecine à l’Université de Bordeaux.
En 1908, il obtient une licence en droit et devient avocat au barreau de la même
ville. Influencé par le catholicisme social, il se fait membre de l’Association
française de la jeunesse catholique et participe à plusieurs groupes d’études
sociales.
Après la fin de ses premières années d’études de médecine, Houénou s’engage
volontairement comme médecin auxiliaire dans l’armée française. Blessé après
un an de combat, il est réformé en 1915, année de sa naturalisation française. Il
va s’installer à Paris et parvenir à s’y créer une notoriété mondaine tout en vivant
de la rente versée par son père. Il n’a pas de mal à intégrer la vie parisienne, car
il est totalement assimilé depuis l’enfance comme nous le confirment ses
biographes :
Kojo Tovalou Houénou, le Prince Tovalou, comme il se fait désormais appeler, apparaît comme le
prototype de l’Africain parfaitement intégré, ayant reçu une culture spécifiquement française. Il ne
s’agit pas d’un revêtement culturel, d’une « couche de vernis », mais d’une culture occidentale solide,
diverse et concrète, profondément assimilée depuis l’enfance et dans laquelle il se sent tout à fait à son
aise7.

026
Homme cultivé, polyglotte (il parle français, anglais et allemand), il a une
certaine aisance sociale, fait partie de la bourgeoisie afro-antillaise et fréquente
l’intelligentsia parisienne de la Galerie marchande, lieu de sociabilité élitaire que
fréquentent aussi Gaston Monnerville et Jean Jaurès8. Il compte des amis
nombreux dans le monde des affaires, surtout des membres du « parti colonial »,
dans les milieux politiques (par exemple Raymond Poincaré), dans plusieurs
associations dont il est membre – parmi elles, notons la Ligue des droits de
l’homme, la Franc-maçonnerie, la Société de Géographie, le Cercle d’études et
d’action coloniales, etc. Son aisance est aussi économique car, jusqu’en 1923, il
reçoit des subsides de son père commerçant, puis, après cette date, de son oncle
tout aussi riche. Il est avocat au barreau de Paris depuis 1918 et bénéficie aussi
d’une pension d’ancien combattant. Comme son père et comme René Maran, il
est profondément francophile, ainsi qu’il le dira dans L’Action coloniale
en 1924 au sujet de sa participation à la guerre au côté de la France : « Ma
sympathie, mon affection, mon amour pour la France ne sauraient faire aucun
doute puisqu’aux heures critiques de 1914, sans aucune violence extérieure,
spontanément, j’ai assuré le devoir de tout citoyen, et j’ai exposé ma vie comme
tous les Français9 ». En 1921, il publie son livre à compte d’auteur : L’Involution
des métamorphoses et des métempsychoses de l’Univers et adhère au groupe de
l’Union républicaine et démocratique. En bref, on voit que Kojo Tovalou a un
parcours « d’assimilé », comme celui de Lamine Guèye dans une moindre
mesure.
Né à Saint-Louis du Sénégal en 1891, Lamine Guèye suit l’enseignement de
l’école coranique avant de s’inscrire dans une école supérieure au Sénégal.
Arrivé à Paris pour passer le baccalauréat, il milite parallèlement pour
l’assimilation dans le mouvement Jeune Sénégal fondé par les jeunes « évolués »
des Quatre Communes10. Comme Quenum, il fait également des études
supérieures en droit, qui lui ouvrent les portes d’une carrière politique au
Sénégal.
Outre ces notables Aofiens francophiles, il y a également des négociants, des
clandestins et des domestiques. Les domestiques, ramenés par des Français qui
ont séjourné dans les colonies, finissent souvent chômeurs ou indigents11. En
dehors de ces arrivées limitées, des expériences d’introduction d’étudiants
africains, boursiers du Gouvernement général, sont menées dans les années vingt

027
à l’École normale d’Aix-en-Provence. Elles seront rapidement interrompues car
l’école devenait un lieu de subversion12.
Tout autre est l’effectif antillais : il s’y trouve depuis la fin du XIXe siècle et se
compose de notables et de fonctionnaires qui font partie de la bourgeoisie
métisse expatriée et assimilée. Parmi eux, évoquons le cas de Sosthène
Mortenol, né à Pointe-à-Pitre en 1859. Premier noir polytechnicien, il est aussi
francophile que Tovalou ou Lamine Guèye. Jean Barquisseau, né à Saint-Pierre
en 1885, franc-maçon, devient avocat et membre du parti socialiste ainsi que de
la Ligue des droits de l’homme. Enfin, René Maran, né à Fort-de-France
en 1887, s’inscrit aussi dans cette lignée francophile comme nous le verrons plus
loin.
Cette présence antillano-guyanaise à Paris, une sorte de « petite Caraïbe
parisienne », aboutit à un microcosme antillais axé sur la mondanité et aspirant
davantage à l’assimilation comme l’exemple de Maran nous aidera à le
comprendre. De façon générale, cette population exerce des professions libérales
et commerciales. Bien qu’elle ait des ambitions politiques et littéraires, elle se
trouve prise entre sa position sociale ascendante et les discriminations de la
société française, ce qui l’oriente vers la solidarité inter-coloniale et les
revendications dites nègres13.
Le passage de la francophilie heureuse à la francophilie méfiante s’opère avec
le constat que font les tirailleurs des inégalités entre citoyens français et
colonisés dans le traitement des pensions, ainsi que de l’absence d’attribution
systématique de la citoyenneté alors qu’ils ont participé à l’effort de guerre
(argument de la dette de sang). Cet argument est donné par les assimilationnistes
qui se représentent volontiers, d’une part, une France coloniale (mauvaise), et
d’autre part, une France métropolitaine (bonne), parangon de la fraternité. Ainsi
« l’école française a parfaitement joué son rôle, les “élites noires” intériorisent le
discours autosatisfait de la France jacobine et rejettent sur les seuls ultras du
“parti” colonial tous les maux de l’Empire14 ». Les Antillais aspirent à leur
intégration totale, mais ils constituent ce que Bourdieu appelle les exclus de
l’intérieur, car ils sont rejetés par leurs propres concitoyens en raison de la
couleur de leur peau.
On le voit, les Afro-Antillais sont une population qui rassemble à la fois les
Antillais et les Africains ; ils vont constituer l’alliance objective qu’on observe à
la base des deux mouvements nègres regroupés autour des assimilationnistes et

028
des révolutionnaires, mouvements auxquels prendront part Tovalou et surtout
René Maran.


« Peau noire, masque blanc15 » ?

René Maran naît à Fort-de-France16 en 1887 dans une famille dont le père,
Herménégilde Maran, est fonctionnaire colonial d’origine guyanaise en poste
dans la capitale martiniquaise. Herménégilde gravit les échelons de
l’administration coloniale : il passe du statut de commis à celui de gouverneur du
Gabon par intérim, sans en porter le titre officiellement. Restée sept années en
Martinique, la famille Maran suit Herménégilde au Gabon où le jeune René
passe une bonne partie de son enfance. Des raisons de santé décident ses parents
à l’envoyer dans le Sud-Ouest de la France. Il y étudie aux lycées de Talence et
de Bordeaux à partir de 1894. Il opte pour l’enseignement classique et obtient le
baccalauréat en 1905. Encore lycéen, muni d’une recommandation du répétiteur
du lycée qui, lui-même, avait publié de la poésie, le jeune Maran envoie le
manuscrit de son recueil poétique La Maison du bonheur, à l’éditeur lillois Léon
Bocquet. Vers 1909, ce dernier l’accepte. Durant cette même période, les
ressources de ses parents s’amenuisent en raison de la maladie de sa mère, ce qui
contraint Maran à s’engager dans l’administration coloniale pour maintenir le
train de vie familial. L’éditeur Léon Bocquet, qui est par ailleurs animateur de la
revue Le Beffroi, et qui est resté en correspondance avec Maran, propose à
certains écrivains métropolitains de correspondre avec le jeune fonctionnaire
affecté en Oubangui-Chari. Parmi eux, l’un de ses futurs meilleurs amis, Manoel
Gahisto.
Suivant les traces de son père, Maran bénéficie progressivement d’une
ascension professionnelle : du statut de commissaire provisoire de police à
Bangui, il passe à celui d’administrateur colonial. Pendant son affectation en
AEF, il prend par ailleurs soin d’entretenir une correspondance avec les milieux
littéraires bordelais et parisiens : René Violaines, Charles Kunstler, Auguste
Pujolle, André Lafon, Olivier Hourcade, Henri-René Lafon, etc. ; il collabore à
plusieurs revues parisiennes et régionales tout en composant son œuvre littéraire.
Il dit à ses amis son attachement pour la France, et surtout l’écrit, comme dans
cette lettre datée de juin 1913 adressée à Manoel Gahisto : « Je rêve, je suis un

029
fakir de rêve [...]. Pour me réveiller, il faudrait la France17 ». À l’occasion d’un
congé en Métropole, le jeune fonctionnaire colonial confie le manuscrit de
Batouala à son ami Henri-René Lafon qui s’est fixé à Paris. Celui-ci lui suggère
de le remettre à Henri de Régnier qui est lui aussi une relation de Léon Bocquet.
Aristocrate devenu membre de l’Académie française depuis 1911, Henri de
Régnier (1864-1936) est un poète-romancier prolixe et mondain qui compte
parmi ses amis Gide, Proust, Apollinaire et Pierre Louÿs. La plupart de ses
ouvrages sont publiés au Mercure de France. Personnalité confirmée dans la
République des lettres françaises, il utilise ses relations pour imposer Batouala
au grand éditeur parisien Albin Michel, en plein essor depuis 1919. Henri de
Régnier mène campagne dans les cercles littéraires pour faire connaître son
jeune protégé. Il le fait concourir pour le Goncourt, que Maran remporte à la fin
de l’année 1921 contre l’écrivain Jacques Chardonne. Animé par un sentiment
patriotique, Maran insère dans son roman une préface qui dénonce les violences
perpétrées par les Européens à l’encontre des colonisés aéfiens. Ce sentiment
s’exprime également dans ses échanges épistolaires avec René Violaines
en 1922. Maran y écrit que Batouala a davantage servi les intérêts français
contre l’ennemi allemand, malgré la polémique suscitée au sujet de la pertinence
de ses dénonciations :
Le retentissement de mon opuscule, [...], qui ne contient nul délayage, qui ne prend parti ni pour ni
contre, a remué le monde entier.
Malgré la propagande anti-française des Allemands, il a mieux suivi les intérêts de la France et son
libéralisme que les exhibitions circulaires de nos bouchers de guerre. On commence à se rendre
compte de tous côtés que mon message est utile et bienfaisant au premier chef18.

L’Allemagne a joué un rôle dans la réception de Batouala en France : la peur


du bolchevisme dans les colonies et le risque de sécession a poussé la France à
accroître la surveillance des colonisés (via le CAI). La réception est d’abord
enthousiaste du fait que l’ouvrage est écrit par un « Nègre ». Mais la crainte que
le livre auréolé du Goncourt soit instrumentalisé par « l’ennemi héréditaire »
crée une volte-face de la part de certains critiques. De plus, la traduction est
publiée en Allemagne en 1922, et y suscite une polémique dès cette année-là.
L’Administration de l’AEF préfère rester prudente en gardant le silence19 au
sujet de la polémique suscitée par Batouala. Cependant, les milieux coloniaux
(Delafosse20, Pierre Mille, René Trautmann, etc.) réagissent négativement,
d’autant plus que la presse de gauche récupère Maran. Ainsi ce dernier se voit

030
suspecté de bolchévisme par le CAI, alors qu’il n’est qu’assimilationniste et
patriote21.
Ce patriotisme, ravivé par les hostilités franco-allemandes, s’appuie sur une
sincère passion francophile qui transparaît notamment dans une lettre écrite
en 1923 à son ami Kunstler : « La vie ne me plaît qu’en idée, dans les livres.
C’est par le livre que je voudrais agir... L’amour ? Je m’en fous ! La gloire ? Je
m’en fous. Mes amis, la France, mes livres et la tranquillité, je ne demande rien
de plus22 ».
Ce sont ces mêmes sentiments qui l’animent dans sa fameuse préface à
Batouala, précisément parce que les attitudes violentes qu’il entend dénoncer,
rappelle-t-il, mettent à mal le prestige de la France. Vers 1920, un certain Mongo
avait été battu devant Maran23. Lorsqu’il mourut, deux mois plus tard, la
responsabilité du fonctionnaire fut invoquée dans cette affaire. C’est pour
déclencher une enquête à ce sujet que Maran écrivit la préface de Batouala. Mais
l’enquête ne fut pas amorcée et, d’un autre côté, l’administration ne résilia pas
son contrat. Après un séjour à Paris, il est même affecté au Tchad et reçoit la
médaille coloniale en 1921, l’année de son Goncourt. Vers 1923, suite à la
campagne menée contre Batouala et après avoir essuyé plusieurs refus de
rapatriement pour maladie, Maran finit par démissionner de l’administration
coloniale et décide de vivre de sa plume tout en faisant du militantisme. En
Métropole, il se marie avec une Parisienne, Camille Berthelot, qu’il rejoindra
plus tard. Il se met à écrire dans les organes des militants afro-antillais : Le
Libéré, Les Continents, où, fidèle à sa francophilie, il prône l’assimilationnisme
au côté de Kojo Tovalou. Vers 1927, il publie son Journal sans date qui
deviendra plus tard Un homme pareil aux autres, roman autobiographique. Il
prend part à la vie culturelle parisienne et provinciale en collaborant à de
nombreuses revues (la Revue des deux Mondes, Les Œuvres libres, Candide, Je
suis partout, Les Nouvelles littéraires, etc.) tout en poursuivant sa production
malgré ses difficultés financières. Il meurt en 1960 et se fait inhumer à Paris.
Par ses origines paternelles, Maran vient donc de la petite bourgeoisie
intellectuelle engagée dans l’administration par dévouement pour la France,
indice d’un souci d’assimilation. Il bénéficie d’une formation littéraire classique
(grecque et latine) sur laquelle insistera le jeune Léopold Sédar Senghor dans
son article paru dans L’Étudiant noir24. Ses connaissances sont sanctionnées par
l’obtention du bac. Il ne les investit pas dans des études supérieures, optant pour
la voie de l’autodidaxie. Toutefois, la détention de ce titre lui permet d’accéder à

031
l’administration coloniale. Enclin à s’intégrer totalement dans la culture
métropolitaine, Maran cultive les signes distinctifs susceptibles de consolider sa
position assimilationniste : francophilie, engagements affectifs avec des femmes
blanches, absence des Antilles dans son discours, etc. Socialement, René Maran
est tourné vers la Métropole ; politiquement, il est enclin au patriotisme
hexagonal et à l’assimilationnisme politique si bien représenté par Les
Continents. Ainsi, pris dans un réseau social bordelais, c’est ce dernier qu’il
mobilise notamment pour lui trouver quelque occupation, comme semble
l’indiquer Violaines dans ses souvenirs sur Maran :
il venait de rallier la petite maison familiale du 18, rue de Sauternes [...] et travaillait alors
vaguement, après un court passage à Paris, au Ministère des Colonies, à la Préfecture de la Gironde,
sous les ordres de son ancien condisciple du lycée de Talence et de la faculté de droit, Auguste Pujolle,
qui y était chef de division25.

Littérairement, avant la publication de Batouala, il reste mal connu dans les


milieux littéraires bordelais et parisiens. Le peu d’agents qui ne l’ignorent
pas26 le considèrent surtout comme un poète mineur car en 1920 il ne compte à
son actif que deux recueils de poésie : La Maison du bonheur (1909) et La Vie
intérieure (1912), qui sont passés quasi inaperçus27. Soutenu par son ancien
éditeur Léon Bocquet, l’académicien de Régnier et d’autres, il leur attribue les
raisons de sa présence dans le monde des lettres, notamment dans une missive à
Violaines qui traite de Batouala :
De tous les coins de France, des lettres me viennent. Même si je ne les recevais pas, il me faudrait
remercier et mes amis et mes bienfaiteurs. Car, malgré mon silence, j’étais depuis longtemps connu
dans les milieux littéraires fermés. Henri de Régnier, Jacques Boulanger, Gustave Geffroy, Charles-
Henry Hirsch, J.-H. Rosny aîné, Léon Bocquet, Jean-Michel Renaitour, Jean de Bennefon, Alcanter de
Brahm, Foulon de Vaulx, Francis de Croisset et tant d’autres... ont fondé sur moi un grand espoir.
Peut-être le réaliserai-je28.

Ces indices semblent montrer l’appartenance de Maran à un réseau d’écrivains


métropolitains, ce qui ne l’empêche en rien d’être encouragé par le Belge
Francis de Croisset. Son entrée dans ce monde s’est faite grâce aux
encouragements de son condisciple André Lafon, alors répétiteur au lycée.
Celui-ci, qui avait déjà publié Les Poèmes provinciaux chez l’éditeur lillois Léon
Bocquet, a introduit son ami auprès de cet éditeur vers 1909. Ce dernier l’a
recommandé à d’autres agents du champ littéraire parisien, tels que l’écrivain
portugais Manoel Gahisto. Néanmoins, Maran est resté en relation avec

032
quelques-uns de ses condisciples bordelais. Certains, comme Violaines, sont
insérés dans la vie littéraire du Sud-Ouest, et ont pensé à l’associer à l’activité
littéraire. Démobilisé en 1918, Violaines, de tendance régionaliste, devient
membre de la Nouvelle Société des gens de lettres de province (NSGLP) et
assure la direction de la revue La France littéraire et artistique, dont le siège se
trouve à Bordeaux. Il demande à Maran de devenir lui aussi sociétaire et de
collaborer à la revue. Dans la foulée, le Guyanais propose d’y associer
également Victor Doussy, Gabriel Dufau, Louis Péchaud, Henri-René Lafon,
Jean Balde et François Mauriac (1885-1970). Ce dernier, né à Bordeaux, vient
du lycée Victor Hugo où Maran a également étudié. Marié à Jeanne Lafon29,
Mauriac fait ensuite des études de Lettres à Paris. Il y fréquente les milieux
littéraires parisiens et ne connaît la consécration qu’en 1922, un an après son ami
René Maran qui est fait membre du Comité directeur de la NSGLP, devenue la
Société des écrivains des provinces françaises tandis que la revue devient
Renaissance provinciale. Jusque-là, les cercles littéraires restreints dont parle
Maran le connaissent comme un poète en voie de reconnaissance, puisqu’ils lui
proposent d’appartenir à leurs diverses sociétés afin de bénéficier de son
éventuel succès.
Ainsi qu’on le perçoit, les placements et les déplacements de René Maran se
limitent surtout au monde littéraire parisien et provincial. Assimilationniste
convaincu, c’est en tant qu’écrivain hexagonal, c’est-à-dire français, qu’il se
perçoit et c’est dans le champ littéraire français qu’il voudrait s’introduire en
essayant d’abord de concurrencer les écrivains parisiens. Pour ce, il s’inscrit
dans l’héritage spécifique à ce champ avec la caution du très prolixe Henri de
Régnier, son « protecteur ». Très rapidement, l’expérience de l’administration
coloniale contribue néanmoins à modifier son orientation littéraire : il passe
d’une littérature centrée sur l’Hexagone à une littérature axée sur les relations
entre l’Hexagone et ses colonies africaines, ce qui le confronte inévitablement à
l’héritage des auteurs coloniaux des années vingt : les Demaison, les frères
Tharaud, les Mille, etc. Toutefois, prétendant d’abord au titre d’écrivain français
et non pas d’écrivain « colonial », Maran se désigne déjà ainsi lorsqu’il s’adresse
à Violaines en 1922 en lui certifiant qu’il n’écrira plus d’autre Batouala à
l’avenir :
Vous pouvez donc avoir la certitude que je ne ferai pas d’autre roman colonial [...]. Diversité est ma
devise.

033
Au surplus, j’aime trop mon métier d’écrivain français, et je suis trop respectueux de la critique pour
discuter celle-ci lorsqu’elle est ignorante ou systématiquement injuste30.

C’est en 1920 que Maran, ayant acquis une expérience sur le fait colonial,
change de matière littéraire en explorant les voies du roman dit « nègre ».
Comme nous le savons maintenant, il s’investira aussi dans les mouvements
nègres en militant pour l’assimilation des colonisés au côté de Kojo Tovalou.
Partant, on peut émettre l’hypothèse qu’à ce stade de son parcours, Maran
occupe une position assimilationniste sur le plan culturel, littéraire et politique.
Tout en se revendiquant comme francophile, il a cependant compris que la
légitimation passe par l’investissement dans les matières « nègres », c’est en tout
cas ce que semblent confirmer les propos tenus par l’un des membres de
l’Académie Goncourt, Gustave Geffroy, et qu’un ami de Maran, Albert Darnal,
rapporte en ces termes :
Fin 1923, nous dînons chez Mme Alphonse Daudet. On parle des colonies et bien sûr de littérature.
Gustave Geffroy, de l’Académie Goncourt, dit alors les raisons du récent succès de René Maran. [...]
Gustave Geffroy se contente de vanter le style pur et coloré de Maran, la hardiesse et l’originalité de
ses tableaux.
Cependant, dit-il : « Nous avons voulu, en décernant le prix Goncourt à un nègre, honorer une race
dévouée à la France31 ».

Ces propos de Gustave Geoffroy soulignent le glissement du champ littéraire


vers un certain « moralisme » dans la période des années vingt en France
métropolitaine. Ce « moralisme » résulte de la réappropriation de la question
nationale qui s’est développée depuis la défaite de 1870 en se transposant
progressivement dans le champ littéraire à travers la catégorie du « génie
français32 » et de la responsabilité sociale de l’écrivain. Ainsi Maran a été honoré
pour les qualités morales de son ouvrage dévoué à la cause française. Une
manière de souligner son assimilationnisme, bien que la réception enthousiaste
dont il bénéficiera fût proportionnelle à la crainte qu’il suscitera chez certains
critiques parisiens. Ceux-ci auront peur que le texte de Maran ne soit
instrumentalisé en Allemagne pour discréditer la France33.
L’assimilation est bien le fil conducteur de l’orientation sociale, littéraire et
politique de René Maran comme l’ont déjà observé d’autres chercheurs34. Cet
homme qui aimerait « être pareil aux autres », c’est-à-dire aux Français
« blancs », fait partie de la petite bourgeoisie intellectuelle des Antilles
françaises, inscrite dans la lignée de l’assimilation. Elle a investi l’administration

034
publique, les professions libérales et le commerce, parfois les milieux politiques.
Les agents qui en sont originaires débutent leur scolarité dans les Antilles pour la
poursuivre dans les lycées métropolitains de grande ou moyenne importance :
Henri IV, Louis-le-Grand, ou d’autres en province. Citons Sosthène Mortenol,
né à Pointe-à-Pitre en 1859 et Jean Barquisseau né à Saint-Pierre en 1885. Pour
ce qui concerne Maran, l’héritage familial provient de Herménégilde Maran, son
père, qui était un défenseur de la « mission civilisatrice » française par sa
fonction administrative en AEF. Passé ensuite par l’école bordelaise, René
Maran y a parfait son acculturation – dans le sens d’une absorption totale –, ce
que prouve l’absence des Antilles dans ses catégories intellectuelles ; autrement
dit, il n’y revendique nullement cette appartenance, même partiellement. C’est
l’interrogation que l’auteur fait assumer à l’un de ses personnages, Pierre
Coulonges, dans l’ouvrage autobiographique de 1927, Journal sans date, qui
sera rebaptisé plus tard Un homme pareil aux autres.
Quel âge avais-tu, quand tu as quitté ton pays pour la France ? Trois ou quatre ans, je crois. Tu n’as,
depuis, jamais revu ton île natale, et ne tiens pas du tout à la revoir. Depuis, tu as toujours vécu à
Bordeaux. C’est à Bordeaux, depuis que tu es fonctionnaire colonial, que tu passes la majeure partie de
tes congés administratifs. Bref, tu es vraiment de chez nous. Peut-être ne t’en rends-tu pas très bien
compte. Sache, en ce cas, que tu es un Français de Bordeaux. Enfonce ça dans ta caboche. Tu ne sais
rien des Antillais, tes compatriotes. Je serais même étonné que tu parvinsses à t’entendre avec eux.
Ceux d’ailleurs que je connais ne te ressemblent en rien.
En fait, tu es comme nous. Tu es « nous ». Tes réflexions sont nôtres. Tu agis comme nous agissons,
comme nous agirions. Tu te crois – et on te voit – Nègre ? Erreur ! Tu n’en as que l’apparence. Pour le
reste tu penses en Européen35.

Du reste, il devient lui-même un fonctionnaire colonial modèle jusqu’au


scandale de Batouala. Cette exemplarité dans la tradition de son père permet à
Maran de gravir les échelons de l’administration ; il milite politiquement pour
l’assimilation : avec Kojo Tovalou, il lance le bimensuel Les Continents où il
préconise la suppression de l’indigénat, du travail forcé et la fin de
l’autoritarisme de l’administration coloniale dans l’intérêt de la France et des
coloniaux. Cette position est d’ailleurs confortée par l’élection, en 1924, du
Cartel des gauches. Principal instigateur de cette victoire, l’assimilationniste
Édouard Herriot redonne confiance aux Nègres francophiles.
Maran revendique et clame son identité française dans une lettre écrite à son
ami Culine en 1910, après avoir reçu une augmentation salariale : « Vous voyez
que le bonheur me sourit et que je sais le reconnaître... ... Tout ce bonheur qui
vient ne me fait pas oublier la France, la tant douce France, ni les amis, ni les

035
belles choses que vous aimez autant que moi, à présent36 ». Maran hérite
également du patrimoine colonial qui va s’ajuster à la situation coloniale dans
laquelle il sera placé, et à la situation littéraire qu’il recherche, à savoir devenir
un écrivain français. Or le seul trait distinctif qui constitue un atout pour lui,
c’est justement la couleur de son épiderme.


Une littérature pareille aux autres ?

C’est sa couleur qu’il va utiliser pour sa réussite littéraire, tant dans son
ouvrage Batouala, véritable roman nègre (1921) que dans la suite de sa
production littéraire, qui serait, selon Léopold Sédar Senghor, constituée
d’œuvres de commande. La préface de Batouala nous permet de déterminer au
mieux sa position littéraire et politique pour compléter les documents
épistolaires. En effet, dans cette préface qui scandalisa les autorités coloniales,
bien davantage que l’ouvrage en lui-même, Maran prétend ne livrer dans son
roman que des observations objectives, puisqu’il y aurait supprimé toutes les
réflexions subjectives. Après une critique de la civilisation européenne,
l’administrateur s’empresse bien entendu de rendre hommage à la France :
« Honneur du pays qui m’a tout donné, mes frères de France, écrivains de tous
les partis37 ». Il explique que la question nègre est actuelle, comme le grand
nombre de publications et de discussions sur le sujet en témoigne. Ces écrits ont
le mérite de mettre en avant la violence dont sont sujets les Mélano-africains. Or
ces pratiques salissent l’honneur même de la France : « Ces excès et d’autres,
ignobles, conduisent ceux qui y excellent à la veulerie la plus abjecte. Cette
abjection ne peut inquiéter que de la part de ceux qui ont charge de représenter la
France38 ». Puisque des Européens coloniaux s’adonnent à des pratiques d’une
telle bassesse qui déshonorent la France, les écrivains français se doivent de
lutter contre ces abus pour leur pays :
Mes frères en esprit, écrivains de France, cela n’est que trop vrai. C’est pourquoi, d’ores et déjà, il
vous appartient de signifier que vous ne voulez plus, sous aucun prétexte, que vos compatriotes, établis
là-bas, déconsidèrent la nation dont vous êtes les mainteneurs.
Que votre voix s’élève ! Il faut que vous aidiez ceux qui disent les choses telles qu’elles sont, non
pas telles qu’on voudrait qu’elles fussent. Et, plus tard, lorsqu’on aura nettoyé les saburres coloniales,
je vous peindrai quelques-uns de ces types que j’ai déjà croqués, mais que je conserve, un temps
encore, en mes cahiers39.

036
Ce livre est couronné par les instances dites bourgeoises et que dénoncent les
surréalistes. La consécration du prix Goncourt augmente son capital symbolique,
qu’il réinvestit dans le militantisme politique afro-antillais, comme on l’a vu. De
là, peut-on émettre l’hypothèse que René Maran occupe une position
assimilationniste dans le microcosme littéraire afro-antillais en construction à
partir des années 1935, alors qu’il voulait intégrer le champ littéraire parisien ?
Léopold Senghor répondra à cette question. Au moment où celui-ci écrit, il ne
prétend plus lui-même à la réussite littéraire :
Revenu en France, Mère des libertés, René Maran eût pu poursuivre une carrière d’écrivain, qui ne
lui eût ménagé ni la gloire ni l’argent. Il lui suffisait d’être le fidèle d’une chapelle. La Gauche le
sollicita – en vain. C’était trop mal le connaître. Il refusa toutes les sollicitations, repoussa toutes les
pressions. Pour rester lui-même : un écrivain, fils spirituel de la France, mais un nègre. On ne le lui
pardonna pas, et il dut, pour vivre, écrire, trop souvent, des œuvres de commande, qui ne
correspondaient pas à son tempérament40.

On peut constater que, plus tard dans les années quarante, et dans le
microcosme littéraire afro-antillais, Maran sera considéré comme un « grand »
écrivain nègre du point de vue senghorien qui en célèbrera la francophilie et la
« négritude ». Maran occupe l’une des positions dominantes –
l’assimilationnisme politique et littéraire – qui lui vaudra de figurer aussi dans
La Revue du monde noir, revue qui donne les premiers contours d’un
microcosme littéraire afro-antillais à Paris.
Lorsque Maran publie son œuvre maîtresse, le microcosme littéraire afro-
antillais ne semble pas encore exister dans le champ littéraire parisien. Si l’on
observe sa configuration à cette époque, l’on peut voir que le champ littéraire
subit de profondes mutations avec la NRF, les auteurs du pôle conservateur du
champ littéraire, la littérature militante et engagée, ainsi que l’avant-garde
surréaliste.
Cette avant-garde montante, incarnée d’abord par le surréalisme de Breton,
Aragon et Soupault, rejointe ensuite par Desnos, Sadoul, Crevel et Éluard41,
proche de Valéry et du défunt Apollinaire, lance la revue Littérature en 1919,
année de parution des Champs magnétiques de Breton et Soupault. L’objectif
reste de faire table rase du passé en en subvertissant les modèles institués en
France et en opérant une rupture radicale avec l’art et la littérature. À partir
de 1924, le groupe surréaliste avec à sa tête André Breton et Louis Aragon,
représente l’hérésie littéraire. Dans son Manifeste du surréalisme (1924), Breton

037
défend une logique anti-institutionnelle et antilittéraire. Après avoir hésité
quelque temps, il rejoint le PCF qui, dans une sorte d’homologie structurale, au
même titre que les surréalistes représentent la révolution dans l’univers littéraire,
incarne la révolution dans la sphère politique. Le surréalisme pose l’équivalence
entre Rimbaud (poésie) et Karl Marx (politique), équivalence dans laquelle
s’inscrira le groupe Légitime Défense et, dans une moindre mesure, le futur
Aimé Césaire. Mais l’objectif de la révolution surréaliste, qui concède au PCF la
direction du processus révolutionnaire, est de ne pas perdre son autonomie
littéraire et artistique, et d’obtenir du Parti l’autorité pour incarner la révolution
dans le champ littéraire. Il subsiste néanmoins une incompréhension entre le
PCF et les surréalistes, étant donné que le PCF a une perception totalisante du
processus révolutionnaire et ne peut abandonner entièrement la sphère artistique
sans droit de regard, ce que refuse Breton.
Le groupe que ce dernier dirige tente de s’imposer en menant une stratégie de
subversion : il conteste les valeurs générales imputées à l’Occident (comme le
« rationalisme aigu ») et s’oppose au pôle conservateur du champ littéraire,
représenté par L’Action française de Charles Maurras et bien d’autres, tels que
Henri Massis. Ce pôle importe dans le champ littéraire les polémiques sur les
« mauvais maîtres » qui auraient contribué, par l’introduction de l’enseignement
moderne (culture scientifique qui alimente des courants romanesques comme le
naturalisme, le roman psychologique, etc.), à détruire les valeurs propres au
« génie français » (ordre, clarté, raison, classicisme, etc.)42. Le surréalisme quant
à lui remet en cause la conception de l’homme et propose des avancées sur les
« ambitions » et les « pouvoirs » de la poésie. Il se donne pour ascendance des
poètes comme Nerval, Lautréamont, Rimbaud et Jarry, discréditant à cette
occasion le genre romanesque qu’il estime compromis par son industrialisation.
Si le genre poétique est à désacraliser et n’est plus l’apanage des seuls initiés,
l’on peut par contre, grâce à lui, réconcilier la volonté de l’homme avec ses
désirs en donnant la parole à l’inconscient, d’où le travail sur le langage
(l’écriture automatique semble s’éloigner des conceptions artistiques du PCF).
On peut aussi voir dans les surréalistes les alliés objectifs d’autres hérétiques,
que Meizoz appelle les « romanciers de l’oral ». Ces derniers s’opposent aux
académiciens adeptes du roman psychologique, roman qui est aussi attaqué par
le pôle le plus conservateur du champ (Massis, Maurras...). Cette opposition se
manifeste par « l’institution du roman parlant ». Selon Meizoz, il existe un écart

038
entre la langue écrite et la langue orale. Cet écart est très commenté au XXe siècle
par les critiques et les écrivains : pour certains producteurs littéraires, l’oral
permet de tenir un discours de changement sur la littérature. Le roman parlant
introduit de l’oralité dans les récits narratifs, mais les critiques vont reprocher à
leurs auteurs de modeler la langue du narrateur sur celle du parler « populaire ».
Parmi ces casseurs du cloisonnement, Meizoz range Henry Poulaille, Louis-
Ferdinand Céline, Ramuz, Giono et les surréalistes. Ils s’opposent à la rhétorique
du roman psychologique – dont les auteurs sont souvent décorés de la Légion
d’honneur et bénéficient de gros tirages – et ils ont en commun la volonté
d’imposer le récit oralisé. Pour ce faire, ils rediscutent les jugements de valeurs
sur la langue, notamment la catégorie vulgaire/distingué déjà remise en cause par
le linguiste Charles Bailly, qui s’interrogeait sur l’unité de la langue littéraire et
revalorisait la variation linguistique stigmatisée par l’école. Ainsi la langue
devient un enjeu important car « [l]a langue unique étant une visée politique, ou
un fait historique, écrit Meizoz, tout choix dans la variation inhérente à la langue
est assimilable à une “prise de position” dans le champ littéraire43 ».
L’oralisation notamment de la voix narrative revient à donner fictivement la
parole à un homme du peuple dans le roman. Apparaissent, dans la voix, des
marques sociolectales et idiolectales/dialectales condamnées par le bien-écrire.
De plus, le récit oralisé est doté à la fois d’une postulation démocratique et
vériste (ou fidéiste), postulation qui pousse les auteurs à faire de
« l’authenticité » un critère de valeur romanesque, notion qui elle-même devient
un enjeu de distinction, à savoir que les agents littéraires tentent de s’en servir
pour marquer leur différence44 : « Il s’agit de prouver que l’on est celui qui peut
dire, et faire se dire légitimement un groupe social jusqu’ici demeuré objet de
discours45 ». Ainsi émerge le leitmotiv du peuple-vie (la vie et le populaire
contre la bourgeoisie) : il s’agit d’un réservoir d’où peut surgir un discours neuf
contre un discours littéraire estimé conventionnel. Or, face à ce programme
d’authenticité, La NRF lance l’esthétisme comme critère de distinction. Le
discours des romanciers à l’égard de leur esthétique devient de ce fait
ambivalent, car certains oscillent entre l’argumentation fidéiste (noter tel quel ce
qu’ils entendent) et l’argumentation esthétique (transposer en tant qu’artiste le
parler populaire).
La NRF46 est liée à l’éditeur Gallimard ; elle a été fondée en 1908
principalement par André Gide et Jean Schlumberger qui ont fait appel à leur

039
ami Gaston Gallimard47 pour créer une société d’éditions de La Nouvelle Revue
française vers 190948. Ce n’est qu’à partir de 1912 qu’ils publient d’autres
auteurs que les membres fondateurs, comme Saint-John Perse, Fargue, Rivière,
Martin du Gard, Valéry Larbaud, etc. En 1919, le prix Goncourt de Marcel
Proust lui octroie davantage de prestige ; à partir de là, Gallimard devient une
haute instance de légitimité qui rallie des écrivains à la place de Grasset
davantage tourné vers la grande production49.
Gallimard est le lieu du compromis, avec le label de la NRF qui se situe entre
le (néo) classicisme et l’audace moderniste. Les collaborateurs dotés de
sensibilités politiques diverses sont neutralisés, car ils sont réunis sous la
bannière de la défense de la littérature. Gallimard demeure dans l’ensemble le
bastion de l’abstention politique pour représenter le « meilleur » de la littérature
sans exclure les engagements individuels. Cette abstention politique reste vraie
jusqu’à ce que les polémiques suscitées par la reconstruction de l’identité
nationale dans l’entre-deux-guerres s’introduisent dans le champ littéraire à
travers le débat sur le « génie français » et le rôle social de l’écrivain que nierait
la NRF. Ainsi le pôle conservateur (le bon goût) lance une campagne contre la
revue dirigée par Gide en érigeant l’auteur des Nourritures terrestres en
« mauvais maître » responsable de la décadence française50.
Ajoutons que l’introduction dans le champ littéraire de la problématique de
l’engagement n’est pas que le fait du pôle conservateur, elle est aussi le fait de
facteurs exogènes tels que la Révolution de 1917. En effet, l’engagement
s’inscrit dans le sillage d’octobre 1917 ; le PCF avec l’URSS jouent un rôle dans
le débat et orientent l’espace des possibles. Il s’agit d’une part des agents les
plus dominés dans le champ littéraire, des agents dont le discours tend à se
politiser et à dénoncer l’académisme et le conformisme du pôle conservateur ;
d’autre part, il s’agit des agents temporellement dominés, et dont le discours
privilégie le contenu sur la forme (jugement moral). C’est ici que s’élabore la
notion de responsabilité de l’écrivain51 ; c’est aussi ce pôle qui aura tendance à
se laisser séduire par le communisme révolutionnaire, car quiconque veut
s’inscrire dans le mouvement révolutionnaire doit être cautionné par les
dirigeants communistes. Il s’agit d’une mise en cause de l’autonomie du champ
littéraire. De plus, l’entre-deux-guerres voit se multiplier les revues communistes
ou communisantes : L’Humanité, Clarté (1922) de Barbusse, Mondes, Commune
(1933), Ce soir (1937) et bien d’autres encore52. Ces revues vont répondre aux
organes du pôle conservateur du champ intellectuel en France.

040
Le débat sur les liens entre révolution et littérature a surtout lieu au Congrès
de Kharkov en 1930 puis au Congrès international pour la défense de la culture
(1935). La question centrale porte sur la compatibilité entre la modernité
littéraire et la révolution politique, et deux camps se dessinent. Le premier
rassemble d’un côté les écrivains philo-communistes comme les surréalistes, qui
font une analogie, on l’a vu, entre innovation esthétique et révolution politique,
et, de l’autre côté, les communistes pour qui la modernité littéraire serait une
conception élitiste de la culture, et l’élitisme coupe nécessairement l’écrivain des
masses. Dans cette mouvance philo-communiste, on peut ranger Barbusse,
autodidacte au même titre que Poulaille issu des milieux populaires, lequel
pratique surtout une sorte de littérature prolétarienne53. La provenance modeste
de Barbusse se manifeste, par exemple, dans Le Feu (1916), à travers, la langue
populaire qu’il exploite sans aller contre le principe de cloisonnement énonciatif.
Barbusse produira un effet de licitation54 sur les écrivains, qui vont oraliser la
voix narrative (par exemple Ramuz et Céline).
Le changement véritable dans ce débat arrive avec la nouvelle politique
culturelle à Moscou. Entre 1928 et 1931, Jdanov régente l’esthétique officielle
du stalinisme, le réalisme socialiste qui s’accompagne de l’élimination des
éléments dits du « vieux monde » (religion, professeurs, écrivains, techniciens,
ingénieurs...). Il s’agit en bref d’une sorte d’esthétique du « retour à l’ordre55 ».
C’est le retour à l’étude directe du réel, à la tradition, au savoir-faire, aux racines
traditionnelles et nationales. Depuis 1932, le réalisme socialiste s’étend et suscite
le débat.
En France métropolitaine, le réalisme socialiste correspond surtout à une
tendance du « réalisme français » et au dispositif du PCF dans sa lutte contre
l’ennemi. Au XIIe Congrès, Thorez rappelle les bases du réalisme social, selon
lequel l’art est un instrument politique au service de la classe ouvrière. De ce
fait, il a vocation à être militant, didactique, pédagogique et utile. L’œuvre doit
nécessairement disposer d’un contenu politique et social et doit être un art de
parti (avec un esprit de parti).
Depuis 1937, Aragon défend le réalisme socialiste en s’appuyant sur Staline et
Jdanov. Selon l’auteur des Beaux Quartiers, l’art est national du point de vue de
la forme, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans les conditions nationales de l’art
français. Il est aussi socialiste du point de vue du contenu, par opposition à l’idée
que le réalisme socialiste est une théorie soviétique, ce qui invaliderait son

041
application en France56. Aragon adhère au principe du retour aux formes
classiques du réalisme romanesque tout en lui donnant ses lettres de noblesse et
une légitimité littéraire. Cette idée d’Aragon, dont la théorie demeure par ailleurs
une importation des thèses jdanoviennes, sera reprise dans les années 50 par le
PCF, qui parlera alors de nouveau réalisme.
Sans adhérer au réalisme socialiste ou même au principe d’une littérature
engagée (surréaliste), Jean Guéhenno, Jules Romains, Georges Duhamel, etc.,
sont des produits de la méritocratie républicaine et adoptent une position
médiane entre la littérature militante et la littérature engagée57. Ils s’inscrivent
dans le réseau informel créé autour de Romain Rolland, pacifiste et prix Nobel
de littérature, directeur de la revue littéraire Europe (1923). Malraux est un
autodidacte qui, avec son roman La Condition humaine (1933), deviendra la
figure de proue du rassemblement antifasciste organisé par le PCF, d’autant plus
que ses romans interrogent la condition du « compagnon de route », et surtout de
l’intellectuel bourgeois rallié au PC58.
La droite littéraire située, on l’a vu, au pôle conservateur du champ littéraire,
est animée principalement par L’Action française. Souvent pamphlétaires
(Maurras, Daudet...) et moralistes, c’est à travers les catégories du « génie
français59 », « génie » associé à l’humanisme et à « la » civilisation60, que ces
représentants de l’Action française amènent le débat sur la responsabilité morale
de l’écrivain. Cela se traduit dans le champ littéraire par l’injonction classiciste
qu’ils opposent au romantisme comme nous l’avons déjà dit. Si le classicisme
est lié à la raison, à un style ordonné et à l’harmonie, le romantisme est lié à la
sensibilité, au subjectivisme relativiste qui exalte les passions61.
L’individualisme qui en résulte serait responsable de la décadence française,
amenée par le romantisme, et représentée par la figure de Jean-Jacques
Rousseau62. La figure contemporaine de cette décadence est André Gide pour
son ascétisme et son protestantisme éloignés de l’esprit français63.
Cette rhétorique extra-littéraire de L’Action française parvient à imposer
l’injonction maurrassienne du lien entre la pensée et l’action (moralisme). Ce
lien ébranle progressivement l’idée d’enfermement dans la tour d’ivoire64,
posture qui serait incarnée par Gide à la NRF, tenant de la littérature pure. Les
nationalistes parviennent à faire réagir la NRF dont le souci est de préserver
l’autonomie de la littérature. Pour ce faire, la NRF présente la recherche de la
vérité comme un moralisme de l’universel, supérieur à l’intérêt national65. Ce
recours à la politique devient un mode de démarcation des positions dans le

042
champ littéraire. Cette démarcation s’effectue aussi à travers la querelle éthique
au centre de laquelle la réappropriation de la notion de l’universel passe par celle
de l’humanisme, de la culture et surtout de la civilisation66.
L’Action française va donc identifier la civilisation à l’Occident, une
civilisation qu’il faudrait défendre car elle serait menacée par la tradition
romantique, les réformes scolaires, le culte de la science (identifié à une
importation étrangère, en l’occurrence allemande), le mysticisme oriental, le
rationalisme cartésien et kantien, l’intuitionnisme bergsonien, les prophéties sur
la décadence de l’Occident (par ailleurs identifiée à la vogue orientaliste)
diffusés en Allemagne par Spengler67, Hermann Hesse, Keyserling, etc. Ce
mouvement de défense de l’Occident attire inévitablement une fraction du
champ littéraire composé surtout par les héritiers des élites traditionnelles
menacées, les défenseurs des humanités classiques (de la culture littéraire et
philosophique), les tenants du conservatisme esthétique, les moralisateurs
populistes, les provinciaux relégués aux marges par le parisianisme68. Maurras
parvient à rallier les intellectuels à cette conception qui vise à défendre la culture
occidentale, culture fondée, d’après eux, sur les humanités classiques. Ce mot
d’ordre de défense facilitera le ralliement d’une partie de la droite française au
franquisme69. Par exemple, Georges Bernanos, formé par l’antisémitisme social
de Drumont, catholique ultra, antidémocrate absolu, se montre indépendant
d’esprit et dénonce les crimes commis par le franquisme. À l’inverse, Drieu La
Rochelle cède à la tentation fasciste.
À ces différents pôles du champ littéraire à Paris s’ajoutent les producteurs
littéraires qui pratiquent la littérature dite coloniale. Identifiés à la sphère de la
grande production, ils se trouvent en rivalité pour délimiter les frontières du
genre. Par exemple, des critiques tels que les Leblond70 considèrent que les
lettres coloniales doivent pénétrer la psychologie selon le point de vue
naturaliste, alors que d’autres comme Lebel71 pensent qu’il s’agit d’un
prolongement de la connaissance scientifique d’après le mythe positiviste de
l’imagination. Selon ce mythe, l’imagination littéraire servirait la science et
contribuerait au développement « de l’appréhension métropolitaine des cultures
dominées72 ».
En 1921, avec Batouala, Maran se distingue du roman colonial en intitulant
son récit « véritable roman nègre », ce qui suppose qu’avant, les récits n’étaient
pas authentiquement « nègres ». Outre le fait que l’image négative du Blanc dans
le roman va susciter la polémique, c’est grâce à l’introduction de l’authenticité

043
dans le roman que l’Africain émerge en tant que sujet grammatical. Et ce, dans
un contexte où la notion d’authenticité est, on l’a vu, un marqueur de différence
dans le champ littéraire parisien73.
Maran semble avoir deux possibilités pour s’assurer une visibilité littéraire :
soit intégrer le pôle conservateur du champ littéraire (les académiciens tenants
du roman psychologique, les auteurs proches de L’Action française et les auteurs
qui pratiquent le roman colonial), soit intégrer le pôle symboliquement dominant
mais temporellement dominé (la NRF, les surréalistes et les tenants du « roman
parlant »). Or l’auteur d’Un homme pareil aux autres est un ancien haut
fonctionnaire originaire de Guyane, totalement assimilé à la culture française
dont il ne remet pas en cause l’extension coloniale. Maran n’a rien en commun
avec les surréalistes qui utilisent la subversion dans le champ littéraire parisien,
de même que les Poulaille, Giono, etc., contre la littérature dite bourgeoise,
puisqu’il a le souci de s’intégrer à la France légitime, comme en témoigne le
soutien de l’académicien Henri de Régnier qui se situe au pôle conservateur du
champ littéraire. Pour entrer dans le champ, le francophile Maran ne peut
accepter la critique des surréalistes, qui se montrent favorables au primitivisme
parce que plus proche d’une certaine « irrationalité » attribuée à l’Africain contre
les valeurs européennes. Valoriser l’irrationalité l’éloignerait de la « France »
dans laquelle il veut se fondre, et à laquelle il attribue, comme valeur absolue, la
raison. Ainsi il se situe lui-même près du discours plus ou moins académique.
De même, le roman parlant qui remet en cause les catégories du bon usage
risquerait de le discréditer pour les mêmes raisons : lui, qui est « nègre », ne peut
se permettre une subversion langagière, ni d’ailleurs l’introduction de l’oralité
africaine ou antillaise, sous peine de se disqualifier du jeu littéraire. Le pôle
conservateur, souvent défenseur du bon usage, pourrait estimer qu’il s’agit d’un
handicap dû à une incapacité d’écrire. Sans oublier qu’il ne se sent proche ni des
Caraïbes, ni de l’Afrique, mais de la France métropolitaine. Cependant, le débat
amorcé (1919-1939) autour du roman parlant lui donne l’occasion de rediscuter
la notion d’authenticité, qu’il reprécise selon ses catégories ; c’est ce qui lui
permettra de rompre en 1921 avec le roman colonial. Maran bénéficiant du
changement de l’opinion, devenue relativement « favorable » au Nègre à Paris,
transpose l’image populaire du Noir rieur et enfant dans sa production
romanesque, image perçue à travers le prisme de l’assimilationnisme.
C’est, nous semble-t-il, ce souci de l’authenticité et cette valorisation de la
France qui constituent le prisme à partir duquel il se bâtit une identité dans le

044
macrocosme social et dans le microcosme littéraire, identité qui passe par une
reformulation de ses rapports à l’Afrique. Ceux-ci se manifestent dans
l’expérience des relations entre colons et colonisés, l’expérience de la terre, des
mœurs africaines, etc. Ces expériences multiples font sens grâce à ce que nous
appelons le schème de la violence. La lecture de certains de ses textes tels que
Djogoni, Batouala, Un homme pareil aux autres (Journal sans date), Djouma,
chien de brousse, nous donnera l’occasion de montrer la correspondance entre
cette position assimilationniste et sa pratique littéraire.

1 Le CAI – service de renseignements politiques sous le contrôle général du ministère des Colonies – fut
créé en 1919. Ce service, à la façade officiellement philanthropique, a pour mission de surveiller et d’aider
au rapatriement et à « l’intégration » en France des personnes originaires des colonies, mais en réalité, il
s’occupe surtout de leur surveillance. Cette création répond aux inquiétudes du ministre des Colonies pour
qui trois dangers menacent l’intégrité du territoire national : les agents allemands, les Bolcheviks qui
seraient tentés de déstabiliser l’impérialisme européen à travers ses colonies, et les protestataires islamiques
et pan-nègres.
2 Philippe Dewitte, Les Mouvements nègres en France. 1919-1939, préface de Juliette Bessis, Paris,
L’Harmattan, coll. « Racines du présent », 1985, p. 25.
3 Émile Derlin Zinsou et Luc Zouménou, Kojo Tovalou Houénou : précurseur 1887-1936. Pannégrisme
et modernité, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 43.
4 Ibid., p. 46.
5 Ibid., p. 50-51.
6 Ibid., p. 57.
7 Ibid., p. 59.
8 Ibid., p. 63.
9 Kojo Tovalou Houénou, L’Action coloniale, 24 février 1924, cité par Émile Derlin Zinsou et Luc
Zouménou, Kojo Tovalou Houénou..., op. cit., p. 66.
10 Il s’agit de Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque. Le commerce à travers le Sahara fait de
l’emplacement de ces communes des lieux de coexistence entre islam et catholicisme. Puis le mouvement
colonial s’implantera davantage là où il fera du profit. Il fondera alors son implantation sur l’assimilation et
le catholicisme. C’est dans ces Quatre Communes qu’apparaissent les premières assemblées locales après la
Révolution française, car les colons présents là-bas y payaient des impôts et commençaient à exiger la
reconnaissance de leurs droits de citoyen. Ces droits seront étendus aux natifs de ces Communes. Pour plus
de précision, voir Mamadou Diouf, Histoire du Sénégal. Le modèle islamo-wolof et ses périphéries, Paris,
Maisonneuve & Larose, 2001, p. 135-156.
11 Philippe Dewitte, Les Mouvements nègres..., op. cit., p. 35 et sq.
12 Ibid., p. 34 et sq.
13 Ibid., p. 70.
14 Ibid., p. 53.
15 Ce titre est emprunté à l’ouvrage de Frantz Fanon paru en 1952 (Peau noire, masques blancs, Paris,
Seuil, 1971) sur lequel nous reviendrons plus tard.
16 Plus précisément, il a été déclaré à Fort-de-France, mais il est né dans le bateau qui conduisait ses
parents à leur lieu d’affectation en Martinique. Pour sa biographie, voir le travail de l’abbé Boniface

045
Musoni, René Maran et son œuvre, mémoire de licence présenté à la session de juin, Université catholique
de Louvain, 1962.
17 Lettre de René Maran citée par Charles Kunstler, « Le cœur, l’esprit et la raison chez René Maran »,
Hommage à René Maran, Paris, Présence Africaine, 1965, p. 47.
18 Lettre de René Maran citée par René Violaines, « Mon ami René Maran. Sa vie et son œuvre à travers
ses lettres et mes souvenirs », ibid., p. 18.
19 Lourdes Rubiales, « Notes sur la réception du Goncourt en France », Francofonía 14, 2005, p. 127.
20 À ce sujet, voir Pierre-Philippe Fraiture, « Batouala : un vrai roman d’un faux ethnographe ? »,
Francofonía 14, 2005, p. 23-37.
21 Lourdes Rubiales, « Notes sur la réception du Goncourt en France », op. cit., p. 138.
22 Lettre de René Maran citée par Charles Kunstler, « Le cœur, l’esprit et la raison chez René Maran »,
ibid., p. 65.
23 L’abbé Boniface Musoni s’appuie sur une lettre de Maran à M. Mualdes. On l’a retrouvée dans les
papiers de l’écrivain après sa mort. Elle serait postérieure à 1923. « Je me cache si peu de ce que l’on me
reproche que c’est pour déclencher une enquête que j’ai écrit la préface de Batouala. En 1921-1922, une
mission d’inspection séjournait à Fort-Archambault, poste sis à 130 km de Fort-Campel. En ce moment-là,
la campagne contre Batouala battait son plein. Des journaux comme Le Temps, des revues comme La
Renaissance me jetaient à plein nez la mort de Mongo. J’avais demandé à rentrer en France pour venir me
défendre. Par l’intermédiaire de M. Gratien-Candace, député de la Guadeloupe, j’ai cette lettre en ma
possession – Monsieur Albert Sarrault, ministre des Colonies, refusa de m’accorder cette permission. Bien
plus, et j’ai la conviction que les renseignements que l’on m’a donnés à ce sujet sont exacts, ordre fut donné
à la mission d’inspection de refuser de déférer aux demandes d’enquête que je pouvais formuler. » (extrait
cité par l’abbé Boniface Musoni, René Maran et son œuvre, op. cit., p. 46-47). Voir aussi la lettre adressée à
son ami Fraisse que Lourdes Rubiales a retrouvée. Dans cette missive Maran écrit : « Et j’ai été condamné
à 25 francs d’amende, avec le bénéfice de la loi de sursis, sous le prétexte d’avoir frappé un indigène qui est
mort peu après des coups que je lui avais portés » (Lettre inédite de René Maran à André Fraisse,
Francofonía 14, 2005, p. 11).
24 Léopold Sédar Senghor, « L’Humanisme et nous : René Maran », L’Étudiant noir 1, 1935, p. 4.
25 René Violaines, « Mon ami René Maran... », Hommage à René Maran, op. cit., p. 15.
26 Lourdes Rubiales, « Notes sur la réception du Goncourt en France », Francofonía 14, 2005, p. 125.
27 Pour une nomenclature de ses opuscules, voir Hommage à René Maran, op. cit., p. 307-308.
28 Lettre de René Maran citée par René Violaines, « Mon ami René Maran. Sa vie et son œuvre à travers
ses lettres et mes souvenirs », ibid., p. 17-18.
29 Nous n’avons pas vérifié s’il y a une parenté entre Jeanne Lafon et Henri-René Lafon.
30 Lettre de René Maran citée par René Violaines, ibid., p. 20.
31 Albert Darnal, « René Maran. Cet homme pareil aux autres », Hommage..., op. cit., p. 77.
32 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999, p. 107.
33 Sur cette question, voir notamment Véronique Porra, L’Afrique dans les relations franco-allemandes
entre les deux guerres : enjeux identitaires des discours littéraires et de leur réception, Frankfurt, IKO-
Verlag, 1994 ; et Lourdes Rubiales, « Notes sur la réception du Goncourt en France », Francofonía 14,
2005, p. 123-145.
34 Par exemple, Philipe Dewitte, Les Mouvements nègres en France..., op. cit., p. 42. et Guy Ossito
Midiohouan rapporte ces propos de Maran (L’Idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression
française, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 63) : « la France est mon pays, enfin je l’aime de si exclusif amour
que s’il venait à disparaître, vivre me serait à charge ».
35 René Maran, Un homme pareil aux autres, Paris, Albin Michel, (1925) 1947, p. 151-152.

046
36 Lettre de René Maran citée par Manoel Gahisto, « La genèse de Batouala », Hommage..., op. cit.,
p. 99.
37 René Maran, Batouala, véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, 1921, p. 11.
38 Ibid., p. 14.
39 Ibid., p. 13.
40 Léopold Sédar Senghor, « René Maran. Précurseur de la Négritude », Liberté 1. Négritude et
humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 407-411. C’est Senghor qui souligne.
41 À partir de 1920, le groupe collabore avec Tzara jusqu’à la rupture de 1923.
42 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 108-109.
43 Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant (1919-1939). Écrivains, critiques, linguistes et pédagogues
en débat, préface de Pierre Bourdieu, Genève, Librairie Droz, 2001, p. 27.
44 Cf. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 585. Pour
Bourdieu, la logique du fonctionnement des champs de production de biens culturels et les stratégies de
distinction (au principe de leur dynamique) font que les produits de leur fonctionnement sont prédisposés à
fonctionner différentiellement (comme instrument de distinction) entre les fractions et les classes. Dans les
luttes internes, les producteurs sont convaincus de n’investir dans leur pratique que des intérêts spécifiques
et peuvent se vivre comme totalement désintéressés et étrangers aux fonctions sociales qu’ils remplissent
toujours en répondant aux attentes de telle ou telle classe ou fraction de classe. Voir aussi Pierre Bourdieu,
« La production de la croyance », Actes de la Recherche en sciences sociales 13, 1977, p. 3-43.
45 Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant (1919-1939)..., op. cit., p. 470.
46 Sur André Gide et la NRF, voir Auguste Anglès, André Gide et le premier groupe de La Nouvelle
Revue Française, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 3 vol., 1986.
47 Pour une biographie voir Pierre Assouline, Gaston Gallimard. Un demi-siècle d’édition française,
Paris, Gallimard, 2006 (1re éd. Ballard, 1984).
48 Élisabeth Parinet, « Albin Michel », dans Henri-Jean Martin, Roger Chartier et Jean-Pierre Vivet
(dir.), Histoire de l’édition française. Tome IV. Le livre concurrencé 1900-1950, Paris, Promodis, 1986,
p. 206.
49 Anna Boschetti, « Légitimité littéraire et stratégies éditoriales », dans Henri-Jean Martin, Roger
Chartier et Jean-Pierre Vivet, Histoire de l’édition française..., op. cit., p. 494.
50 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 128-129.
51 Ibid., p. 103-106.
52 Cf. Dominique Berthet, Le PCF. La culture et l’art (1947-1954), Paris, La Table Ronde, 1990.
53 Paul Aron, La Littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900, Bruxelles, Labor,
1995.
54 Jérôme Meizoz, L’Âge du roman parlant..., op. cit., p. 24. Le dialogue romanesque est soumis à une
parole citante avec les guillemets et les italiques. Au XIXe siècle, cette parole citante correspondait au
rapport social distancé par rapport au registre dit populaire. La parole de la rue n’aura pas de position
autonome jusqu’en 1930, année qui correspond au cloisonnement des voix d’après Meizoz (p. 23). Par
conséquent, le narrateur lettré orchestre en suivant les codes traditionnels de la rhétorique et en observant et
décrivant les spectateurs du dehors. C’est dans ce contexte qu’est publié Le Feu (1916) de Barbusse qui
ouvre la voie pour la transgression du cloisonnement énonciatif. C’est en cela qu’il produit un effet de
licitation (dans le sens que cela devient « licite » ou « autorisé ») sur les autres producteurs littéraires.
55 Régine Robin, Le Réalisme socialiste. Une esthétique impossible, préface de Léon Robel, Paris,
Payole, coll. « Aux Origines de notre temps », 1986, p. 37.
56 Voir à ce sujet le dossier Le Réalisme en France numéros coordonnés par Paul Aron, Frédérique
Matonti et Gisèle Sapiro, Sociétés & Représentations, 15, décembre 2002.

047
57 Benoît Denis, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, coll. « Points Essais »,
2000, p. 247.
58 Ibid., p. 251 et sq.
59 Cette catégorie est érigée par les Lumières en catégorie universelle du fait de la domination culturelle
et linguistique de la France auprès des élites en Europe, le génie français apparaît toujours comme une
catégorie de l’universel. Cf. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 107.
60 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 107.
61 Ibid., p. 122.
62 Sur cet auteur, cf. Christian Destain, Jean-Jacques Rousseau : l’au-delà du politique. De la solitude
des origines humaines à la solitude autobiographique, Bruxelles, Ousia, 2005.
63 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 128.
64 Ibid., p. 142.
65 Ibid., p. 143.
66 Idem.
67 Auteur du Déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, traduit de
l’allemand par M. Tazerout, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 1931-1933.
68 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 145.
69 Ibid., p. 154.
70 Cf. Pour la littérature coloniale en Belgique, voir Pierre Halen, « Le Petit Belge avait vu grand ». Une
littérature coloniale, Bruxelles, Labor, coll. « Archives du Futur », 1993 ; Pierre-Philippe Fraiture, Le
Congo belge et son récit francophone à la veille des indépendances sous l’empire du royaume, Paris,
L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2003.
71 Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931.
72 Cf. Jean-Marc Moura, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, PUF, 1998.
73 Cf. le débat des tenants du « roman parlant ».

048

Du schème de la violence au schème de l’amour : l’Afrique
maranesque et l’authenticité « nègre »

C’est en Afrique que René Maran écrit ses premiers textes en s’inspirant de
son expérience d’administrateur. Il compose dans les années 1910 une première
nouvelle qu’il appelle d’abord Le Roman d’un métis et qu’il propose au Paris-
Journal de Gérault Richard. Ce journal publie des pages littéraires animées par
Charles Morice et Georges Le Cardonnel. Mais ce récit est refusé. D’ailleurs,
Maran le qualifie lui-même d’exotique dans une lettre envoyée à Gahisto
en 1912 : « Hier, dit-il, j’ai mis le point final à mon récit exotique. Vous avez
raison. Je l’appellerai “Djogoni” sans plus. “Le roman d’un métis” est un titre
trop long1 ». À la même période, il confirme à son éditeur Léon Bocquet le début
de l’écriture de Batouala : « Aujourd’hui dimanche 3 novembre, j’ouvrais
minutieusement le premier chapitre de “Batouala le Mokondji”2 ».
Avec ce premier roman, l’écrivain qui avait tenté une percée en poésie à
travers ses deux recueils : La Maison du bonheur et La Vie intérieure, prend une
autre orientation en optant pour le genre romanesque. On peut s’interroger,
d’une part, sur les raisons de ce revirement et plus particulièrement sur
l’adoption du roman dit colonial ; d’autre part, sur le choix différent des sujets :
le roman a pour référent l’Afrique et la poésie l’Hexagone. En 1912 déjà, son
ami Manoel Gahisto faisait le constat que : « Toutes les acquisitions coloniales
de son auteur [de René Maran, auteur d’un poème qu’il commente] seront donc
destinées à la prose, il ne variera point là-dessus3 ». Maran écrira en effet, dans
les années suivantes, des romans au centre desquels se trouve l’Afrique,
démarche inaugurée avec Djogoni puis dans Batouala. Ce dernier livre est assez
significatif, compte tenu de son succès au moins institutionnel. C’est grâce à ce
roman que Maran acquiert sa légitimation d’écrivain français mais « nègre »,
alors que son souhait était de n’être qu’écrivain français.

Il s’agira de voir, dans ces productions, comment il utilise les atouts en sa
possession pour jouer le jeu littéraire. Depuis qu’il est administrateur colonial,
l’Afrique se trouve au cœur de son propos, bien qu’il la perçoive à travers ses
catégories francophiles4.

049

Violence coloniale et métissage

L’évocation de l’Afrique passe à travers l’expérience du rapport des Français
aux mœurs des populations dominées. Ce rapport peut être sporadiquement
affectueux : par exemple, l’administrateur Marthiens et sa femme se découvrent
un attachement pour leur domestique, Djogoni Akanda, un métis estimé non
seulement pour sa maîtrise du français, mais aussi parce qu’il diffère de
l’ensemble des populations dites « indigènes5 ». Cette affection paternaliste
débouche sur l’adoption symbolique de Djogoni.
L’expérience de l’Afrique peut être également basée sur un écart entre le
Français et l’Africain. L’écart prend la forme de pratiques violentes, celles de
certains fonctionnaires à l’endroit des populations dominées, notamment lorsque
Marthiens reçoit une lettre du gouverneur général. Elle l’informe de la
persistance d’un foyer de soulèvement contre l’ordre colonial dans certains
villages reculés de l’AEF. La fiancée de Djogoni, elle-même métisse, est
originaire de ces contrées agitées. Marthiens craint qu’on lui confie le soin de les
réprimer.
Que de sang lui faudrait-il voir verser avant d’éteindre les discordes ! Somme toute, ces rancœurs
n’étaient-elles pas justement attisées ? Pourquoi poursuivre ces agglomérations forestières, éprises de
liberté et de bravoure, puisqu’elles défendaient leur pays de l’étranger ?
[...]
Il en vint à maudire sa destinée. Mais, intérieurement, par habitude, il s’humiliait déjà, résigné à
toutes les inconséquences d’un métier librement choisi...6.

Ensuite, le gouverneur indique à l’administrateur comment traiter ces


populations africaines en révolte. Il lui enjoint de se méfier des
empoisonnements, de brûler leurs villages et de les traiter comme des enfants.
À six heures, à peine introduit, et dès qu’il se fut assis, [...] le Gouverneur-Général lui développa la
marche à suivre...
Il allait, aux confins de forêts de lianes en torpeur, heurter des hordes de nègres. Ces ramassis
autochtones, sauvages, insultés, primitifs, fétichistes dans l’âme, essaieraient sans doute sur lui,
comme sur bien d’autres, leurs maléfices indirects. Que pouvait-il craindre, lui, colonial endurci, de
leur « yaros » nocif ? En surveillant bien sa nourriture, il ne pouvait pas être empoisonné...
D’ailleurs, ces « bondjos » râblés, ces anthropophages n’étaient que des enfants. Il fallait donc les
traiter comme tels, et les amuser, afin de les orienter vers le mieux. (...) Il ne fallait point toutefois
imiter certains de ces vieux agents des Sociétés Équatoriales. Ceux-là tuaient, affamaient ou
suppliciaient de pauvres chairs à torture. Ils exagéraient, bien qu’ils eussent d’éminentes protections
métropolitaines...

050
Au reste, il n’aurait à dispenser sa valeur que sur la partie politique [...]...
Par exemple, il faudrait faire évacuer les plus infimes villages pour les brûler, ou les brûler d’abord
pour les faire évacuer ensuite, les deux méthodes étant excellentes au même chef...7.

Ou encore, lors du mariage de Djogoni, l’évêque rappelle le triste sort des


métis en général – mélange entre quelques rares qualités européennes et les vices
africains – et de Djogoni en particulier, qui a été victime d’un abandon parental.
De là, l’évêque interroge la responsabilité des parents français, ce qui permet au
narrateur de critiquer l’attitude des Français d’Afrique8.
Cette violence est atténuée par la liaison qui se noue et qui aboutit à un
mariage entre Djogoni et la métisse Mouhinda-Matété. Mais tous deux sont
partagés, dans la perspective du narrateur, entre deux tendances : l’une les
pousse vers la « civilisation » (blanche), l’autre vers un comportement instinctif
(nègre)9.
Le même atavisme explique la désertion du domicile conjugal par Mouhinda.
Cette absence déçoit Djogoni, ce qui fait écrire au narrateur qu’« [à] vrai dire,
elle perdait sa belle pudeur d’âme d’autrefois, qui faisait d’elle une Française
née en terre étrangère. Elle retournait à sa petite enfance ignare et sauvage. Elle
subissait à nouveau l’emprise de son pays et de ses aïeux10 ». Mais sous ce
manquement se dissimule le tourment provoqué par les massacres français de
certains villages, dont celui de ses parents. Mouhinda se voit obligée de
« regagner sa terre d’origine »11 selon les coutumes.

Violence, coutumes ataviques et nature sauvage

Maran aborde également le rapport à l’Afrique par l’évocation d’expériences
telles que la paresse de Batouala, chef de village polygame. Elle constitue un
héritage ancestral, ce qui apparaît notamment dans les premières pages lorsqu’il
se lève en matinée :
Bâiller par-ci, se gratter par-là, sont gestes sans importance. Batouala, tout en les continuant, émit,
coup sur coup, maints renvois sonores. C’était là, chez lui, très vieille habitude. Elle lui venait de ses
parents. Ses parents l’avaient héritée des leurs. Les anciennes coutumes sont toujours les meilleures.
Elles se fondent, la plupart, sur la plus sûre expérience12.

Selon l’auteur, ces « anciennes coutumes » qui seraient fondées sur une « sûre
expérience », n’en sont pas moins « désuètes » : « Contre l’usage, tout
raisonnement est inutile13 ». L’usage régit aussi les rapports sociaux : l’origine
des choses (le feu)14, l’approche de la mort et les liens maritaux. Dès lors,

051
conformément à la coutume, Batouala se voit obligé de prendre plusieurs
épouses, dont une certaine Yassigui’ndja, afin de s’assurer une descendance,
comme l’ont prévu les « traditionalistes puisant dans la sagesse héritée de leurs
ancêtres15 ». C’est donc la coutume qui autorise les hommes, dont Batouala, à
pratiquer la polygamie. La coutume règle l’ensemble de la vie sociale comme
l’organisation des funérailles16 ou le comportement individuel et collectif :
l’égoïsme17, une certaine inclination à la musique (après s’être levé, Batouala se
met à fredonner une chanson au coin du feu18 – si la musique est instinctive et
qu’elle traite de la femme, elle peut dès lors jouer sur l’appétence sexuelle de
Batouala : « [...] et par association d’idées tout aussi naturelle, il voulut remplir
ses fonctions de mâle, parce que, jusqu’ici, il n’avait jamais manqué de le faire
chaque matin, avant de se lever pour de bon19 »), la jalousie20, l’idée d’une
certaine cruauté des mœurs21 attribuées aux Africains prompts à pratiquer encore
l’ordalie en guise de justice.
Mœurs surannées, égoïsme, appétence sexuelle, jalousie, toutes ces
caractéristiques sont consolidées par la coutume. Mais les rapports des
personnages à la terre africaine sont également renforcés par la coutume : Maran
exprime le rapport à la terre à travers ses nombreuses descriptions de la faune ou
de la flore et des manifestations naturelles (vent, pluies torrentielles,
charognard) ; tout cela précise l’expérience de l’Afrique, une Afrique dont les
habitants sont associés à l’animalité.

Violence interne et violence externe

La tentative de proximité avec l’Afrique se fait aussi à travers une double
violence. Une violence interne, celle qui est propre à l’Africain. Le chiot de
Batouala disparaît, et ce dernier en attribue la responsabilité à l’une de ses
femmes, Yassimali. Elle s’emporte et injurie son mari. Dans une rage folle,
Batouala la bat « à coups de pied, à coup de poing, à coup de trique22 ». Cette
violence masculine est récurrente dans Djouma. Batouala donne le frère du chien
Djouma, Yavrr, à sa femme Yassigui’ndja. Les autres épouses protestent ! C’est
alors qu’il leur distribue aussi des coups de triques23. Ailleurs, le sergent Boula
arrive dans le village avec ses miliciens pour avertir ses habitants qu’il leur
faudra payer l’impôt en récoltant le caoutchouc. Le village vide, les femmes se
moquent de lui : « Furieux de cette irrévérence, Boula cracha d’abord par terre,

052
en signe de dégoût injurieux, puis les menaça du poing24 ». Son compagnon, le
sergent Sandoukou les menace à son tour : « Commandant Morokam’ba, disait-
il... Pas content, nom di Dié !... pas content... Colère trop... M’bis, tous salauds,
tous sales nègres... Plantations... Caoutchouc – l’impôt... Porteurs... prison...
chicotte, nom di Dié !...25 »
À la violence masculine contre les femmes s’ajoute celle du « tribalisme »,
selon la perception maranesque, qui montre l’hostilité des clans (par exemple les
M’bis) contre certains villages qui les environnent, villages qu’ils pillent et
dévastent26.
Il y a également et surtout la violence externe, celle subie par le Nègre et
perpétrée par l’ordre colonial. Elle concerne surtout l’exploitation du colonisé
par le colonisateur. Le Nègre accomplit les tâches les plus rudes sur ordres du
Blanc : construction de route, portage, etc.
On construisait des routes ? Il fallait des nègres pour construire ces routes. Les factoriens avaient-ils
besoin de caoutchouc ? Il fallait des nègres pour récolter ce caoutchouc [...] Les caisses, les insatiables
caisses du gouvernement réclamaient-elles de l’argent ? Il fallait des nègres pour payer l’impôt, – des
nègres, partout et toujours...
Le nègre était bon pour aller en prison. Le nègre était bon pour les prestations. Le nègre était bon
pour le portage...27.

Le caoutchouc est le symbole de la domination coloniale. Dans les villages,


les chants et les danses disent la souffrance qu’entraîne pour le Noir la récolte de
caoutchouc. Bissibi’ngui danse et chante leur souffrance28. Mais, au final,
Batouala irrite le commandant car il n’a pas fourni assez de caoutchouc. Le
fonctionnaire colonial ne le sanctionne pas29. Cependant, les miliciens qui
accompagnent le commandant profitent de l’insécurité linguistique30 entre
Batouala et le commandant pour abuser de Batouala. Ce dernier proteste et les
miliciens traduisent ses paroles à leur supérieur lui laissant entendre que ce chef
de village l’a insulté. Le fonctionnaire colonial s’irrite et ordonne qu’on le mette
en prison.
Blême, le Commandant s’était levé. De tout ce que le sergent Sillatigui venait de lui dire, il ne
retenait que ces mots : Batouala l’avait insulté.
Les traits convulsés de rage, il marcha sur le chef m’bi qui, abruti, ne comprenait plus rien à ce qui
lui arrivait, le prit violemment par le bras et, les yeux dans les yeux, lui jeta d’une voix rauque, qui peu
à peu s’exaltait jusqu’au cri.
[...]
Quinze jours de tôle à ce salaud !... Et cent francs d’amende... Tu entends, Batouala ?... Cent francs
d’amende et quinze jours de prison !... Oui, cent francs d’amende... Parce que, si tu ne me les as pas

053
payés à la fin de ta peine, je pourrai te coller quinze jours de plus...
Sur ce, ouste !... Qu’on me débarrasse de ce vilain nègre...31.

On s’aperçoit que Maran continue d’exploiter les mêmes expériences


(violence interne et externe, coutumes caduques, etc.) unifiées et régulées par le
schème de la violence, que dans ses romans précédents. Dans Un homme pareil
aux autres, il tentera néanmoins de rééquilibrer la violence par l’expérience de
l’amour.

Violence, amour, souffrance et haine

Dans ce roman autobiographique32, paru pour la première fois en 1925 sous le
titre de Journal sans date, puis republié en 1947 sous celui d’Un homme pareil
aux autres, l’Afrique est présente sous un double aspect. D’abord dans
l’évocation explicite du rapport du Blanc au Noir : cette autobiographie, narrée
par le fonctionnaire colonial Jean Véneuse, évoque le récit d’un Nègre, non point
un Nègre des colonies, mais celui que les Français « ont formé à leur image33 ».
D’emblée, Véneuse se considère comme faisant partie de cette catégorie
d’assimilés dont la société française peine à reconnaître les qualités intrinsèques,
quand elle les juge en fonction de la couleur de leur épiderme.
De ce fait, si le rapport du Blanc au Nègre francisé est certes fondé sur
l’assimilation, il conduit toutefois à une déception. Par exemple, Véneuse va
occuper son poste de fonctionnaire colonial dans la souffrance, la solitude et
l’ennui, aggravés par l’expérience de l’éloignement comme il l’indique lui-
même : « Ennui sans imprévu, solitude sans aventure, immensité seulement, et
regrets d’une intelligence trop sensible qui se replie sur elle-même devant
l’hostilité de la lumière et les hypocrites mensonges de la civilisation, il n’a
guère connu que cela34 ».
Selon le narrateur, ce sentiment morose est dû à la voie discriminatoire
empruntée par une certaine société française. Plus loin, au moment de
l’embarquement sur le bateau, après avoir salué une dernière fois ses amis,
Véneuse tombe en montant sur la passerelle, sur une vieille connaissance,
Divrande. Ce dernier, agréablement surpris de le rencontrer, lui demande de
veiller sur Clarisse Demours, une jeune femme qui part rejoindre son mari au
Tchad. Véneuse accepte cette « mission ». Divrande fait remarquer à Clarisse
que Véneuse est « [u]n bon garçon, [...]. Volontiers chagrin et taciturne. Mais

054
très serviable. Vous pouvez vous fier à lui. Vous verrez. C’est un nègre comme
on voudrait qu’il y eût beaucoup de blancs35 ».
Véneuse est profondément tourmenté et l’amertume semble omniprésente
dans ses pensées. Lorsqu’il écoute son ami d’enfance, Pierre Coulonges, qui lui
fait le récit de sa vie et de son mariage, Véneuse divague et soudain se fait la
réflexion suivante : « Il a pu se marier, lui. Il a mon âge. Et voilà des années
qu’il a pu faire ce que je voudrais faire, et qui m’est défendu. Car je ne suis
qu’un nègre, moi. Et un nègre n’a pas le droit de s’évader de sa race36 ». Le
principal obstacle à cette « évasion » serait le regard méprisant et l’arrogance
affichée de ces Français d’Afrique. Outre Coulonges, Clarisse Demours, alors
devenue son amante, n’accepte pas que Véneuse se perçoive toujours à travers la
couleur de sa peau, une couleur qui serait un obstacle au mariage mixte. Mais
Véneuse continue d’insister sur les difficultés que peut causer le regard de ces
Français des colonies37.
Lorsque la violence ne caractérise point ce rapport, c’est le pouvoir qui le
marque38, par exemple dans l’instrumentalisation de femmes africaines,
approchées sexuellement mais, semble-t-il, à des « fins hygiéniques ». Véneuse,
pris lui-même dans ce jeu, tente de différencier son comportement à l’égard de
sa maîtresse africaine, Adidja, de celui d’autres fonctionnaires39. Pris dans la
contradiction qui consiste à faire ce qu’il dénonce lui-même, Véneuse tente de
s’en libérer en précisant que sa liaison avec Adidja, une jeune femme de seize
ans, a permis à cette dernière d’acquérir sa liberté40. Cependant, ce rapport du
Blanc au Nègre peut s’avérer positif lorsqu’il concerne les Français de France,
comme en témoigne la rencontre avec, entre autres, Andrée Marielle, Clarisse
Demours, Madame Coulonges ou encore son ami d’enfance, Pierre Coulonges.
C’est ce dernier qui incarne le mieux cette bonne relation entre Nègre francisé et
Blanc parce qu’il reconnaît Véneuse comme son égal41.
Par ailleurs, le rapport de Véneuse à l’Afrique, marqué par la déception due
aux agissements des Français d’Afrique, constitue un obstacle à son engagement
affectif à l’égard d’Andrée Marielle. Progressivement, cet obstacle est surmonté
grâce, comme le laisse entendre Maran, à l’expérience de l’amour. Amour
multiple qu’incarnent des figures de femmes européennes avec lesquelles
Véneuse entretient une liaison amoureuse ou amicale. Dans le paquebot, avant
de s’endormir, il déclare : « Je sens que je souris à des visages, à une image :
Monna, Mme Demours, Andrée42 ».
La première figure est Clarisse Demours. Cette jeune femme, mariée à un

055
fonctionnaire colonial pour des raisons socio-économiques, n’éprouve pas
d’attachement pour ce mari souvent absent. Elle s’en détourne en séduisant
Véneuse. Ils entretiennent une idylle principalement érotique, car Véneuse aspire
à un amour davantage charnel. La deuxième figure, présente tout le long du récit,
est incarnée par Andrée Marielle. Il s’agit d’une sorte « d’amour idéal », en ce
sens qu’Andrée correspond à l’épouse, plus qu’à un flirt (Mme Demours). Par
exemple, en observant la foule du paquebot, Véneuse se sent dédoublé et dit :
« Et... Moi, je me sens bien loin, là-bas, à Paris, auprès de celle que je n’aurais
pas dû quitter, que j’aurais dû emmener avec moi43 ». Pendant la traversée, ses
pensées les plus intimes vont à la même Andrée44.
L’amour ne suffit cependant pas pour l’unir à Andrée, car leur différence
raciale constituerait, aux yeux de Véneuse, un obstacle majeur : « Voilà
pourquoi, ô mon amour, vous m’avez toujours vu distant et mélancolique. Voilà
pourquoi je n’ai jamais rien osé vous avouer, malgré nos éloquents silences, nos
serrements de mains et vos regards45 ». Ce sentiment, causé par l’attitude des
Français des colonies le retient de s’unir à Andrée malgré les encouragements de
ses amis.
L’Afrique est donc évoquée dans cette autobiographie à travers la déception
de Véneuse dont la couleur de peau l’attache à ce continent et s’érige en obstacle
à son bonheur. Il se trouve exclu en son propre pays, puisque Noir. C’est ici que
l’amour au sens général du terme, c’est-à-dire l’amour philia (l’amitié) qui
l’attache à ses amis (les Coulonges, notamment) et l’amour agapè (l’amour) aux
deux jeunes femmes, Clarisse Demours et Andrée Marielle, permet de conserver
le lien entre le Nègre français qu’est Véneuse et la « France blanche ». On peut
comprendre l’importance de l’amour en tant qu’expérience familière dans ce
texte, car sa fonction principale est d’unir. C’est d’ailleurs en ce sens que
s’exprime Jean Véneuse au début de son récit : « Le livre que voici n’est, au
fond, que le voyage d’une race à une autre et d’un cœur à un autre cœur. Puisse-
t-il, par sa simplicité sans apprêt et son dépouillement, imposer silence aux
préjugés, aux sophismes et aux partis pris, qui cherchent à transformer les arrêts
changeants de sciences trop souvent faillibles en autant d’impératifs
ethniques46 ». Par l’amour qui unit les Français noirs (c’est-à-dire assimilés) et
les Français blancs, Véneuse veut montrer qu’il est « un homme pareil aux
autres », autrement dit un Français parfaitement assimilé et capable d’éprouver
les sentiments les plus complexes, comme il l’indique lui-même :

056
Je ne sais plus qu’une chose : c’est que le nègre est un homme pareil aux autres, un homme comme
les autres, et que son cœur, qui ne paraît simple qu’aux ignorants, est aussi compliqué que peut l’être
celui du plus compliqué des Européens.
J’aime Clarisse. J’aime Mme Coulonges. Et c’est Andrée Marielle que j’aime. Elle seule, pas une
autre47.

Si, d’ailleurs, Véneuse est certes perçu différemment, il fait néanmoins partie
des Français. Par exemple, lors d’une conversation sur les rapports entre femme
et homme, un certain Moynac déclare :
C’est curieux, énonce-t-il sur un ton sentencieux, comme les nègres sont bien vus, en France, depuis
la guerre ! Surtout de nos femmes. Elles raffolent littéralement de nos frères noirs. Je ne dis pas ça,
Véneuse, pour vous désobliger. D’ailleurs, vous n’êtes pas un vrai noir, vous. Ni par la peau, ni par
l’intelligence, ni par la culture. Somme toute, vous êtes des nôtres. Ceci dit, on ne peut nier que bon
nombre de Françaises sont au mieux avec vos congénères48.

C’est en ce sens que va la lettre envoyée par son ami, Coulonges, pour
l’encourager à épouser Andrée.
En fait, tu es comme nous. Tu es « nous ». Tes réflexions sont nôtres. Tu agis comme nous agissons,
comme nous agirions. Tu te crois – et on te voit – Nègre ? Erreur ! Tu n’en as que l’apparence. Pour le
reste tu penses en Européen. D’où il est naturel que tu aimes comme aime l’Européen. L’Européen
n’aimant que l’Européenne, tu ne peux guère épouser qu’une femme du pays où tu as toujours vécu,
une fille du bon pays de France, ton vrai, ton seul pays49.

Bref, Véneuse, c’est-à-dire René Maran, est bien « un homme pareil aux
autres ». Or, l’expérience de l’amour est encore convoquée dans un autre roman
autobiographique de Maran, Le Cœur serré50. Il s’agit de l’amour philia, c’est-à-
dire l’amitié cultivée entre Lindre et les Bordelais. Cette fois, l’auteur y pousse
la volonté d’assimilation plus loin. Dans ce roman axé sur l’enfance et
l’adolescence de Georges Lindre à Bordeaux où il est laissé par ses parents,
fonctionnaires français en Amérique du Sud, le protagoniste principal de Maran
n’est plus noir, comme dans Un homme pareil aux autres, mais blanc. En effet,
Lindre, surnommé Jo, se trouve en vacances en compagnie d’une jeune
adolescente comme lui. Elle lui confie un secret qu’elle lui murmure à l’oreille :
« Elle hésita néanmoins quelque peu encore, écrit Maran. Puis, confuse, la main
sur les yeux, elle bredouilla à l’oreille de Jo quelque chose qui fit rougir ce
dernier violemment51 ». Maran poursuit : « Jo garda, quelques jours durant, on
ne sait trop quel dégoût de cette révélation. Il lui suffisait d’y penser pour en
rougir52 ». On le voit, le fait de « rougir » fait de Lindre un homme pareil aux

057
autres, c’est-à-dire un Blanc. Lindre, double de Maran, devient un homme
complexe : il peut souffrir de la séparation d’avec ses parents partis au Pérou.
C’est alors l’amour qui va unir Lindre à la France à travers ses amis du lycée de
Bordeaux et de Talence : Degorde, Marthon, etc.
En dernière analyse, l’expérience de l’amour domine, dans ces deux romans,
une expérience multiple (amour philia et agapè, violence des Français des
colonies...) à travers laquelle Maran perçoit son rapport à l’Afrique. C’est le
schème de l’amour qui unifie et régule cette expérience multiple en en devenant
la condition de possibilité. Dans Un homme pareil aux autres, ce rapport repose
effectivement sur la déception inspirée par les Français d’Afrique, puisque ceux-
ci établissent une discrimination entre Français noirs et blancs, mais celle-ci est
tempérée par l’amour de Véneuse envers Andrée notamment ; au contraire, dans
Le Cœur serré, il repose sur l’absence même de l’Afrique au profit d’une
désintégration du Français nègre qui devient totalement Blanc tel que l’est Jo
(uni à la France à travers ses amis bordelais). Dans cette perspective, nous
rejoignons les observations sur le couplage entre Blanc et Noir qui s’effectue
sous la forme d’une opposition53. Cette antinomie sera également reprise par
divers auteurs africains qui, toutefois, la modifieront en fonction de la période
historique. Seulement nous avons vu que cette antinomie n’en est pas forcément
une de façon systématique, puisque le schème de l’amour chez Maran vise à unir
l’expérience de l’alliance entre Blanc et Noir francisé. De la même manière,
nous verrons que le témoignage autobiographique de Bakary Diallo dans Force-
Bonté mettra l’accent principalement sur l’aspect positif du rapport entre Blanc
et Noir, éliminant totalement le schème de la violence qui domine dans la
production maranesque et dans celle de Césaire et Glissant au détriment, chez
ces derniers, du schème de l’amour comme nous le verrons plus loin. Mais
avant, nous essaierons d’expliciter le statut des trois schèmes transcendantaux
(violence, parenté et amour) de l’expérience chez René Maran.


Violence, parenté et amour : une réalité du mélange

C’est principalement par les expériences de la violence et de l’amour que
Maran perçoit son rapport à l’Afrique. Il s’agit d’une violence multiple : la
violence (externe) des Français des colonies (Djogoni), la présence française

058
négative (Batouala), le mépris des Français des colonies pour les Français noirs
(Un homme pareil aux autres) ; la violence (interne) des Africains (Djouma,
chien de brousse). À cette violence interne et externe s’ajoute l’expérience des
mœurs dites africaines (parenté) – coutume caduque, ordalie, violence conjugale,
appétence sexuelle, etc. (Batouala, Djouma, chien de brousse) – qui complète la
composition de l’Afrique maranesque. Le schème de l’amour permet d’unifier et
de réguler le Tout (relations de domination entre la France et l’Afrique) en
tentant l’union des Français noirs et des Français des colonies avec les Français
de Métropole. Dans cette optique, les colonisés demeurent absents de ce projet
unificateur puisqu’ils ne sont pas des Français « noirs », mais des « indigènes »
aux mœurs caduques.
Rapport à l’Afrique de Maran
Productions Expériences familières Schèmes
Djogoni Violence Figure de l’administrateur VIOLENCE
coloniale (Marthiens)/du métis
(Akanda)/caducité des mœurs
Affection Figure de Djogoni/Mouhinda
pour les
métis
(assimilé)
Batouala Coutume Ancêtre/Paresse/polygamie/ PARENTÉ
caduque égoïsme/appétence sexuelle/ordalie
(négative)
Faune/flore Vent/pluie/tornades/animalité = nature
sauvage
Violence Mépris contre les Africains
coloniale
Djouma, Violence Masculine contre femmes/auxiliaires VIOLENCE
chien de coloniale coloniaux (figure du milicien : sergent
brousse Boula)/tribalisme (interne)
Travail forcé/récolte
caoutchouc/portage/arbitraire du

059
fonctionnaire (figure du commandant)
Coutumes Intelligence élémentaire du
Nègre/hérédité coutumière/
tempérament artiste (danse/ chant)
Un homme Assimilé Méprise des fonctionnaires coloniaux AMOUR
pareil aux vs Métropolitains
autres (Coulonges/Clarisse/Andrée)
Difficultés du mariage avec femme
blanche (Andrée)
Complexité sentimentale (aime
plusieurs femmes)
Donc, chez Maran, opère principalement le schème de la violence, combiné
avec les schèmes de l’amour et de la parenté. L’évocation de cette triple Afrique
(violence interne, violence externe et coutume caduque) permet à Maran de
préciser le sens qu’elle doit prendre dans sa production littéraire. En effet, le
continent sera situé par des lieux (topologie), et particulièrement des villes
(Brazzaville, Kinshasa...) et des villages (Yakidji, Soumana, Bandapou,
Tamandé, Yabada...) bordés par des rivières ou des fleuves (la Bamba, la Déla,
la Déka, le Congo...) qui marquent une temporalité rythmée aussi par l’eau des
pluies. Ceci permet à Maran de souligner l’importance de l’eau, l’un des
principes qu’il mobilise pour expliquer le fondement de ses rapports au monde54.
Outre la topologie et la temporalité marquée par l’eau, Maran introduit dans
son récit (mythologie) l’expérience de la quotidienneté en Afrique qui permet
d’établir une proximité avec ce continent rendu familier grâce à la violence,
l’amour et la parenté. À ces lieux et à ces récits, s’ajoutent des figures nommées
(généalogie, anthropogonie, théogonie...), censées caractériser le continent et en
particulier l’Oubangui-Chari (N’gakoura, Iili’ngu, le boundjou, l’auxiliaire noir
comme Sandoukou ou Boula, Djogoni...).
Cette triple structure (topologie, mythologie et généalogie) détermine
l’Afrique maranesque qui devient un mythe55 négatif, puisqu’il s’agit d’un
continent violent aux mœurs caduques. Néanmoins, la narration de l’expérience
de l’Afrique, rappelons-nous, est aussi fondée sur le schème de la parenté qui
vise à assurer une mémoire du passé africain tel que Maran le perçoit –, d’où
l’évocation de coutumes surannées (ordalie, violence conjugale...), d’éléments

060
relevant de l’Invisible (N’gakoura ou bien Iili’ngu). Les schèmes nous
permettent de voir qu’à travers cette triple structure, Maran tente de régler
d’abord le rapport de l’écrivain métropolitain à l’Afrique en fixant
« l’authenticité » comme norme pour tout écrivain soucieux de traiter du
continent dans sa production ; c’est-à-dire qu’au cœur de toute production
littéraire doit se situer un rapport de proximité avec ce continent que
caractérisent la violence de la domination coloniale et les coutumes ancestrales
et caduques, d’où l’usage du schème de la violence et de la parenté.
Ces schèmes nous permettent de voir que Maran56 règle ensuite son rapport
avec l’Afrique, à travers lequel il définit son identité culturelle. Le discours
maranesque sur l’Afrique peut renvoyer également à une hiérarchie au sommet
de laquelle se situent les Français dont la culture serait supérieure à celle des
Africains. Maran distingue les Français des colonies – dévalorisés car violents
envers les Africains et méprisant envers les Français noirs – de ceux de la
Métropole (valorisés) auxquels il s’identifie, puisqu’il voudrait être un « homme
pareil aux autres », autrement dit être considéré comme un Français de
Métropole et un écrivain français. Il insiste sur sa spécificité (Français noir forgé
à l’image du Français blanc) en tant qu’homme noir, mieux à même de traiter de
l’Afrique, grâce à la proximité épidermique et une expérience authentique sur le
terrain (en tant qu’administrateur) qui l’autorisent à redéfinir le rapport à
l’Afrique, une Afrique qu’il aimerait plus assimilée.
Du point de vue maranesque, l’assimilation est possible, d’abord parce qu’il
en est l’incarnation – éduqué à Bordeaux, il pense en français, est capable de
sentiments complexes puisqu’il a contracté un mariage avec une Française et
n’est noir que de peau ; ensuite, parce qu’elle permettrait à l’Afrique de
s’extraire de la caducité de ses coutumes qui l’exclut de la civilisation légitime.
Le schème de l’amour nous permet de voir comment Maran pense ce rapport à
l’Afrique, une Afrique totalement assimilée à la culture légitime ; d’où la mise en
scène d’un amour possible entre Française métropolitaine et Français noir (par
exemple, l’attachement de Véneuse pour Andrée Marielle) et d’une affection
possible entre Français et Africains – rappelons-nous, dans Djogoni,
l’administrateur Marthiens et sa femme qui se découvrent un attachement pour
leur domestique, Djogoni Akanda, un métis qu’ils estiment et pour sa maîtrise du
français et parce qu’il diffère de l’ensemble des Africains.
En bref, le schème de l’amour permet à Maran de réguler son rapport à
l’Afrique et à la Métropole par l’union de ce qu’il perçoit comme étant des

061
contraires (Noir/Blanc), mais en assimilant le Noir au Blanc. Il ne s’agit point de
métissage, mais d’une réalité du mélange57 dans laquelle le Noir s’assimile
totalement à la culture légitime, et ce à travers l’expérience de l’amour ; la
combinaison entre le schème de la violence et celui de la parenté donne
l’occasion à Maran de réguler le rapport à l’Afrique de l’écrivain métropolitain.
Il s’écarte ainsi des écrivains coloniaux tels que Mille et Trautmann, les frères
Tharaud, Gaston Joseph qu’il estime éloignés de la réalité africaine au même
titre que Lucie Cousturier. Il les délégitime parce qu’ils n’auraient aucune
proximité réelle avec l’Afrique telle qu’il la perçoit à travers ses catégories de
perception et d’appréciation forgées en Métropole. Tandis que lui, fort de la
proximité épidermique et historique, ainsi que de son expérience en tant
qu’administrateur colonial, peut deviser de l’Afrique et de ses mœurs en toute
légitimité tout en espérant devenir un écrivain français métropolitain. Cette prise
de position littéraire amène alors certains de ses concurrents à ouvrir le débat
dans le champ littéraire parisien : Mille et Trautmann, Bakary Diallo, André
Gide, les frères Tharaud et, dans une moindre mesure, Lucie Cousturier.


Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (1) : relecture du schème
de la violence

Lucie Cousturier et la figure du tirailleur

Si la conception de Maran s’écarte nettement de la démarche des Tharaud, de
Lucie Cousturier ou encore de Jean-Richard Bloch, c’est qu’il ne devise pas de
l’Afrique à partir du même point de l’espace social et du champ littéraire. Lucie
Cousturier, par exemple, est née à Paris en 1870. Devenue artiste-peintre néo-
impressionniste58, elle habite un petit village dans le Midi59 où elle s’adonne au
jardinage, à l’élevage et à la peinture. Elle mène une vie ordinaire et ne s’est
jamais intéressée à l’Afrique, jusqu’à ce qu’un contingent de tirailleurs
sénégalais s’installe près de sa propriété.
C’est à l’aube de ces années vingt que l’image de l’Afrique se modifie en
passant de celle d’une Afrique malsaine, voire morbide, à celle du Nègre enfant.
Ce changement se produit notamment dans l’art (la vogue primitiviste), dans les
sciences de l’homme et dans les lettres métropolitaines. Des inconnus chez moi,

062
ouvrage de Lucie Cousturier paru un an avant Batouala, est sans doute une
transposition littéraire de ce changement. Dans cet ouvrage, Cousturier traite de
son rapport à l’Afrique à travers les tirailleurs installés à côté de sa demeure. Sa
première réaction est la peur mêlée de colère, d’autant que leur installation a
nécessité la destruction de la végétation. Elle compare ces tirailleurs sénégalais à
la végétation :
Quand nous avons franchi, pour quitter un champ de bataille, les cadavres de deux grands oliviers, je
ne peux plus m’éloigner sans remords. Je me sens appelée en arrière par ma dernière vision. Les
victimes ne sont-elles pas mes amis ? N’est-il pas quelque chose à faire pour elles ? Je ne trouve que
de la haine à vouer aux soldats nègres qui les remplaceront60.

Elle se lance alors dans la narration des premiers contacts avec ces tirailleurs
qui, dans un premier temps, inspirent la peur (rumeur de viol, vol, maladie,
etc.) ; dans un second temps, cette peur se mue en sympathie : ils passent ainsi
du statut de « sauvage » à celui de « grand enfant » que l’on connaît.
pour des personnes qui n’ont jamais étudié les singes, tels les habitants des hautes campagnes de
Fréjus et de Saint-Raphaël, ce mot61, au contraire, offre un sens très précis, équivalent à l’homme
manqué.
C’est dans cette acception que les femmes l’appliquaient rageusement aux nègres avant leur arrivée ;
mais les femmes, même les plus ignorantes du monde, étant plus fines que les sous-officiers de l’armée
coloniale, elles renoncèrent, dès le premier bonjour échangé avec les étrangers, à dire : « ce sont des
singes » pour affirmer : « ce sont des enfants62 ».

On voit que cette sympathie pour le tirailleur se manifeste surtout, à en croire


Cousturier, chez la femme. À propos d’un tirailleur sénégalais qui se présente
dans tous les foyers pour proposer son aide, et dont le comportement paraît
étrange aux yeux des autochtones, la peintre dit : « il faut bien en conclure que le
soi-disant fou est, non pas tel Africain particulier, mais un bon nombre d’entre
eux, les plus simplement humains, ceux qui s’abandonnent à aimer, comme les
leurs, toutes les maisons humaines63 ». Une sympathie s’accroît et déborde le
cadre de l’observation. Cousturier organise alors des cours de français pour les
tirailleurs sénégalais qui passent à proximité de chez elle. Dans cette
circonstance, elle commente l’évolution linguistique de ses élèves avec lesquels
une certaine affinité s’est créée, ainsi que leur attitude générale. À la différence
de Maran, le but de sa réflexion sur l’Afrique n’est pas une redéfinition d’une
identité quelconque, mais davantage une démarche de sympathie, démarche dans
laquelle s’inscrira également l’Anthologie nègre (1921) de Blaise Cendrars.

063

Les frères Tharaud et l’expérience du chemin64 contre Batouala

Cette sympathie accordée désormais à l’Africain se retrouve également dans
l’œuvre des Tharaud intitulée La Randonnée de Samba Diouf, parue un an après
Batouala, qu’elle tente de concurrencer par le schème du chemin. De surcroît, les
frères Tharaud font partie de la même génération que Lucie Cousturier et René
Maran, en ce qu’ils sont nés dans les années soixante-dix. En effet, Jérôme
(1874-1953) et Jean Tharaud (1877-1952) sont nés à Saint-Junien d’un père
notaire. Tous deux étudient au lycée d’Angoulême. Jérôme va ensuite à Paris
fréquenter le collège Sainte-Barbe où il rencontre Charles Péguy. En 1894, il
entre à l’ENS en même temps que Péguy et y reste jusqu’en 1897. De cette date
à 1904, il est lecteur de français à l’université de Budapest. Son frère, Jean, après
son échec au concours d’entrée à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, essaie
sans succès de se diriger vers la finance. Ce double échec le résout à se consacrer
à la littérature. À Paris, entre 1897 et 1904, il est secrétaire de Barrès ; Jérôme
lui succèdera dans cette fonction.
Ensemble, les frères Tharaud publient dans les Cahiers de la Quinzaine.
Auteurs de nombreuses productions à caractère colonial, ils connaissent la
consécration à partir de 1906 en recevant, comme Maran plus tard, le prix
Goncourt pour leur roman Dingley, l’illustre écrivain. Lorsque la guerre éclate,
Lyautey les appelle au Maroc. Entre 1919 et 1939, ils sont reporters à L’Écho de
Paris, au Figaro et à Paris-Soir auxquels ils donnent le fruit de leurs nombreux
voyages. La consécration s’accomplit pour eux : ils sont décorés de la Légion
d’honneur, reçoivent en 1920 le Grand Prix de la littérature de l’Académie
française, et sont aussi élus à l’Académie française, en 1938 pour Jérôme et
en 1946 pour Jean Tharaud.
Des titres qui leur ont été décernés, ainsi que de leur production qui touche à
tous les genres romanesques, dont le roman colonial avec la Randonnée de
Samba Diouf, on peut déduire que les frères Tharaud occupent une position
temporellement dominante car ils sont engagés dans le pôle de grande
production : ils exercent des fonctions dans le journalisme, pratiquent le genre
romanesque65, sont institutionnellement consacrés avec le Goncourt. Ils
fréquentent les milieux barrèsiens et nationalistes, et sont, d’un point de vue
politique, réactionnaires. Faisant partie du réseau de Barrès dont ils ont été tous

064
deux secrétaires, ils ont pu bénéficier de sa notoriété pour entrer en littérature et
vivre du journalisme. Après le Goncourt, la notoriété de ces auteurs très
prolifiques s’est accrue et les a propulsés au rang de romanciers à succès. On
peut déduire que le volume de leur capital symbolique est très important compte
tenu de la reconnaissance contemporaine dont ils jouissent, ce qui nous laisse
penser qu’il y a homologie entre la position qu’ils occupent dans le champ
littéraire (pôle de grande production) et leur prise de position politique
(nationalistes, réactionnaires et favorables à la colonisation).
Avant La Randonnée de Samba Diouf, ils avaient déjà cosigné une vingtaine
d’ouvrages, parus principalement chez Plon, maison d’édition alors confirmée.
L’élaboration de La Randonnée de Samba Diouf procède des notes prises,
disent-ils, à partir des aventures de voyages que leur a narrées André Demaison.
C’est du moins de cette manière qu’ils présentent les événements dans le propos
introductif de leur roman. Cette préface permet de déceler leur position quant à
la colonisation française, notamment lorsqu’ils rapportent les propos de
Demaison qui estime que, dans le langage des Africains, il y a la marque d’une
civilisation, mais simple : « Un beau langage est un chef-d’œuvre collectif et
inconscient. Ces Noirs ne parleraient pas ainsi s’il n’y avait derrière eux une
civilisation très simple, mais une civilisation tout de même...66 » Et ce sont des
pensées de Demaison, disent les deux écrivains, qu’ils ont voulu s’inspirer pour
écrire le récit d’un « bon paysan de là-bas ».
Que notre Samba Diouf porte son témoignage en faveur de sa race, avec la dignité d’un bon paysan
de là-bas. Nous vous dédions sa randonnée, que sans vous nous n’aurions jamais écrite. Acceptez ce
livre comme un miroir où vous retrouverez vos pensées et tant de souvenirs de votre vie d’autrefois, et
aussi, nous l’espérons bien, le visage de vos deux amis67.

Proches des milieux du pouvoir colonial dont Lyautey fait partie ou de ceux
de la littérature coloniale, les frères Tharaud semblent diverger sensiblement de
la position politique de Maran. Ce dernier est un patriote versé dans la
francophilie critique et les frères Tharaud sont réactionnaires. Comme Maran, ils
partent de l’idée que l’Afrique possède une civilisation, mais élémentaire. La
différence entre eux et lui se situe dans le rapport à l’Afrique. Et comment
s’exprime cette position du point de vue littéraire ? À partir de l’œuvre
mentionnée, on peut se demander si, en tant que sujet littéraire, l’Afrique des
frères Tharaud passe par les mêmes dispositifs que l’Afrique maranesque et
sinon en quoi elle diffère de celle de Maran. Comme Maran, les frères Tharaud

065
mettent en avant dans ce récit le rapport des Africains aux « Blancs », ici
surnommés « Toubabs ». À la différence de ce qui se passe dans Batouala et
dans d’autres romans maranesques, cette relation est perçue positivement à
travers la fascination des villageois pour la technique des « Toubabs » dans les
affaires militaires68.
En parlant avec les anciens, le même Samba, qui s’apprête à faire un long
voyage pour aller chercher son héritage au pays des Foulahs (sa destination),
apprend qu’autrefois voyager était périlleux mais qu’à présent, grâce à ce qu’il
appelle la « pacification française », voyager est plus sûr. C’est en ces termes
que parle un ancien, Bakari Silla69. L’argument de la pacification de l’Afrique
grâce à la colonisation, et celui de l’éradication de l’esclavage, souvent énoncés
dans les discours favorables à l’Empire colonial70, sont ainsi repris et assumés
par le roman. Ils reviennent dans les propos de l’administrateur du cercle, qui,
après la réception d’un télégramme relatif au recrutement de soldats africains
pour l’effort de guerre, justifie cette mesure en parlant de « bienfaits71 » de la
colonisation française : fin de la discorde, fin de l’esclavage72, etc.
Outre la pacification et l’élimination de l’esclavage, la France a également
apporté l’instruction, incarnée par le caporal Lamine Cissé dont les
connaissances sont attribuées à l’enseignement des pères missionnaires ; c’est lui
qui explique au régiment du 113e bataillon sénégalais la présence de vignes dans
les campagnes françaises73. De par son savoir, il constitue une sorte de médiateur
entre le régiment sénégalais engagé dans la guerre et le pouvoir français,
puisqu’il fait aussi office d’interprète. Comme détenteur d’un savoir, il gagne le
respect de ses compagnons sénégalais. C’est à lui qu’ils confient leur lassitude.
Ils souhaitent aller au combat et, pour ce faire, ils demandent à Lamine Cissé
d’aller le rapporter aux responsables militaires français. L’un des soldats lui dit :
Je ne veux donc rien t’apprendre, Capolar, à toi qui as mangé le pain des Toubabs, qui sais lire dans
leurs livres et qui connais bien des choses qui nous sont cachées. Ta peau est noire comme la nôtre,
mais tu approches du savoir des Toubabs. Je ne veux donc pas t’enseigner le chemin que tu dois
suivre74.

Le respect des « Toubabs » ne résulte pas seulement de la pacification, de


l’instruction ou de leur lutte contre l’esclavage, mais aussi du fait de leur
puissance, qui semble manifester une origine divine et qui laisse admiratifs les
tirailleurs sénégalais75. Explicitement encore, lorsque Samba revient d’Europe, il

066
dit aux anciens qu’il ne pourrait leur raconter tout ce qu’il sait parce qu’ils ne le
comprendraient pas76.
Ce respect généralisé de l’Africain à l’égard du Français est donc renforcé par
les deux déplacements qu’effectue Samba Diouf, de son pays vers la France puis
de la France vers son pays, parce qu’il fait l’expérience de la puissance des
Toubabs. Mais entre ces deux grands voyages viennent s’intercaler d’autres
cheminements plus éphémères dans le temps : celui que Samba Diouf fait avant
de se rendre au pays des Foulahs, vers les multiples villages grâce auxquels ses
connaissances s’accroissent. Arrivé au village de Karantaba, Samba Diouf
découvre l’existence de « braves gens » : « En vérité, dit Samba, je n’avais
jamais voyagé, mais je vois bien que si la terre est grande et si les hommes sont
dissemblables, il y a partout de braves gens... Mais la soif me tue77 ! » C’est en
ce village que Diouf se fait piéger et est envoyé faire la guerre à la place d’un
autre jeune homme du village. Il est donc détourné de son chemin initial pour un
autre chemin, comme l’indique ce dialogue entre le chef du village de Karantaba
et son ami :
- Cet étranger, dit-il, c’est Dieu qui nous l’envoie ! Comme ton fils, il est assez fort pour porter un
bœuf de deux mois sur sa tête. Et mieux vaut que ce soit un homme de Niômi qu’un garçon de chez
nous, qui traverse la mer pour aller chez les Toubabs.
- Tu dis vrai, ô ami, répondit Tambadou. Et cela, en vérité, est déjà venu dans mon esprit. Mais quelle
chose, je te demande, pourrait faire consentir cet étranger qui va chercher un héritage, à se détourner
de son chemin pour aller chez les Toubabs78.

Finalement livré au « manso », le commandant de cercle, Samba Diouf doit


parcourir un nouveau chemin. Il se trouve plongé dans la guerre des tranchées en
compagnie d’autres camarades africains. Il acquiert un autre type de savoir, un
savoir militaire : « C’était cinq mois de leur vie que ces Noirs laissaient derrière
eux, dans ce camp d’instruction enclos de tous côtés par la barrière des pins
maritimes79 ». Ce nouveau parcours dans la guerre les amène à découvrir la
France : l’étendue du paysage, les vignes, la campagne80, la guerre, puis
l’hôpital.
Ce rapport de l’homme blanc à l’homme noir est certes perçu positivement par
les frères Tharaud qui insistent sur le prestige du Blanc auprès du Noir : le
second place le premier sur un rang élevé, parce qu’il serait détenteur de
connaissances. Tandis que René Maran tente, au contraire, de dévoiler les écarts
de conduite du Blanc en Afrique à l’endroit des colonisés ; bien qu’il ne varie
pas sur l’idée de mission civilisatrice, il estime qu’elle ne peut souffrir

067
l’utilisation de la violence. C’est l’évocation de cette violence que les frères
Tharaud minimisent, en laissant entendre que, si violence il devait y avoir, elle
procéderait des rivalités entre Africains, d’où la nécessité de la présence
française qui les fait vivre ensemble (argument de la pacification). On comprend
dès lors pourquoi les Africains sont systématiquement présentés comme divisés
entre eux pour des raisons « ethniques ». Par exemple, au début du récit, quand
le télégramme arrive et que les villages parlent de la guerre, une comparaison est
faite entre la discorde des Toubabs et celle des Africains.
- Les Toubabs font la guerre aux Noirs ? demanda le tisserand, que le bruit de son métier avait rendu
un peu sourd.
- Non, c’est entre eux qu’ils font la guerre, répéta le colporteur.
- Être fils de la même mère ne veut pas dire qu’on s’entende ! opina sentencieusement le vieux Bakari
Silla.
- Les Toubabs sont tous blancs, remarqua le père des cinq filles (qui avait servi en qualité de matelot
sur les bateaux qui font de la fumée), mais ils ne se ressemblent pas. Ils ne s’aiment pas plus entre
eux qu’un Ouolof n’aime un Mandingue, ou qu’un Toucouleur n’aime un Soninké !81

Plus tard dans le récit, lorsqu’il est piégé par les Karantaba et emmené de
force au centre de recrutement, Samba Diouf répond à un soldat qui lui dit de
venir manger « la nourriture du Gouvernement » : « Je ne refuse pas de manger
la nourriture du Gouvernement ! [...] Mais je n’aurais pas voulu y être forcé par
ces bâtards, fils de bâtards, que sont les Mandingues de Karantaba82 ». Ou bien,
en énumérant les différents groupes en présence dans le 113e bataillon, les frères
Tharaud soulignent leur différence qui pourrait constituer une raison d’hostilité :
[...] tous ces Noirs qui pour des yeux non exercés se ressemblaient comme des frères, mais qui là-
bas, en Afrique, vivaient séparés les uns des autres par des milliers de kilomètres, et que séparaient
plus encore des différences de religion, de langue, de mœurs, de coutumes, d’habits, tous ces gens pour
lesquels toute différence quelle qu’elle soit est une raison d’hostilité, se trouvaient, ce matin-là,
rassemblés sur cette route, marchant au même pas, coude à coude, par la volonté des Toubabs83 !

Chez Maran, par contre, la division n’est pas collective, mais individuelle
(entre Batouala et son rival Bissibi’ngui). Le Blanc n’est pas autant admiré, mais
réduit à la figure du fonctionnaire corrompu et trahissant l’idéal républicain au
bout duquel il y aurait l’assimilation des peuples assujettis. Ce sont-là diverses
expériences de l’Afrique (relation entre Blanc et Noir, violence interne et
externe, amour, etc.) que viennent unifier et réguler les schèmes de la violence et
de l’amour comme nous l’avons déjà vu.

068
Si le rapport à l’Afrique est certes important, l’écart avec René Maran est
surtout sensible dans la régulation de la relation Blanc/Noir. Cette relation est
unifiée et régulée par le schème de la parenté (condition de l’expérience des
anciens, des coutumes dans Batouala) et par le schème de la violence (condition
de l’expérience de la violence des fonctionnaires blancs dans Djogoni) ; tandis
que chez les frères Tharaud, la relation Blanc/Noir est unifiée et régulée par le
schème du chemin, condition de l’expérience du voyage (comme l’annonce déjà
le titre La Randonnée de Samba Diouf). Il s’agit du chemin qui mène Samba du
village de Niômi au pays des Foulahs. Mais Samba n’arrive pas directement à
destination, parce qu’il est détourné de son chemin et se retrouve finalement
dans la guerre de tranchées en Europe.
Il y a non pas un chemin, mais plutôt de multiples chemins qui correspondent
au cheminement de la pensée de Samba, d’une connaissance élémentaire (la vie
de paysan) à une connaissance plus technique et moderne (la guerre des
tranchées) au contact des Blancs, c’est-à-dire de la tradition (non-savoir) à la
modernité (savoir). Ces chemins multiples sont donc métaphoriques et sans
existence objective dans le même esprit que le chemin parménidien84, parce qu’il
s’agit d’une met-hodos pour arriver à un savoir moderne (français), en
abandonnant le chemin du non-savoir (tradition africaine) selon l’habitus de la
macrostructure coloniale. Le texte des Tharaud rejoint ceux de Maran sur ce
point, en ce que le « savoir » africain basé sur des coutumes surannées (Maran)
devrait être dépassé par le savoir européen basé sur la tekhnè. Ainsi, Maran
souligne l’explication des mœurs qu’il attribue aux Africains, tandis que les
frères Tharaud, quant à eux, insistent sur l’hodologie qui permet de penser ce
passage d’un savoir vers un autre type de savoir. Mille et Trautmann ne suivent
pas ce chemin du moins en ces termes, parce qu’ils optent aussi, comme Maran,
pour le schème de la violence, pour mieux contre-attaquer l’auteur de Batouala.

Quand Mille et Trautmann ripostent par la violence

Une réaction plus énergique contre la position de René Maran viendra de
l’alliance des deux inconditionnels de la colonisation française en Afrique
subsaharienne, René Trautmann et Pierre Mille. En 1922, Pierre Mille fait partie
des voix les plus autorisées en matière coloniale, c’est d’ailleurs lui qui préface
l’ouvrage de René Trautmann, alors médecin majeur de Ire classe des troupes

069
coloniales. Né dans le Val-de-Marne en 1864, Mille étudie au collège Rollin puis
à la faculté de droit et à l’École libre des sciences politiques de Paris. Diplômé
d’études supérieures, au contraire de René Maran qui ne détient pas de titres
universitaires, la carrière de Mille commence dès 1890, lorsqu’il entre au journal
Le Temps. Il en devient le correspondant à Londres dès 1893 avant d’en être
licencié.
Il a su cultiver les amitiés nouées durant cette période, car c’est Paul Bourde,
ancien ami et collaborateur du Temps, qui l’aide à obtenir le poste de chef de
cabinet du secrétaire général du protectorat de Madagascar. Cette fonction lui
permet d’effectuer diverses missions en AEF et en AOF. En 1897, il devient
correspondant du Journal des débats en même temps que celui de la Revue des
deux mondes pour l’Afrique et le Moyen-Orient, jusqu’à ce qu’il puisse
réintégrer Le Temps en occupant la fonction de chef de la rubrique coloniale.
C’est au titre de spécialiste des lettres coloniales qu’il apporte sa contribution à
plusieurs revues dont Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques
fondées par Jacques Guenne et Maurice Martin du Gard. Membre fondateur de
l’Académie des sciences d’outre-mer, entre 1933 et 1934, il succède à Lyautey
qui en était le président. Mille acquiert successivement les titres de Grand
officier de la Légion d’honneur, de délégué au Conseil supérieur des colonies, de
membre de l’Institut français d’anthropologie et de président de l’Association
des écrivains coloniaux. Son œuvre est nombreuse et considérée par Lebel
comme faisant partie de la littérature coloniale. Il meurt en 1941.
Mille et Trautmann, loin d’être des assimilationnistes radicaux à l’instar de
René Maran, défendent une tout autre conception de la colonisation : ce que
révèle leur prise de position, comme on le verra plus loin. La querelle ouverte
par la publication de Batouala. Véritable roman nègre leur permet de préciser
davantage ce point de vue, Mille en tant que journaliste et Trautmann en tant que
médecin des colonies. Pour eux, le rapport à l’Afrique passe par une seule voie,
alors que Maran en privilégie plusieurs (la coutume, la terre africaine, la relation
Blanc/Noir). La voie que Mille semble adopter est celle de la relation entre
Blanc et Noir, en l’occurrence le Français et l’Aéfien. Il s’agit d’une relation
visible à travers notamment les critiques que Mille et Trautmann formulent à
l’encontre de René Maran.
Celles de Mille revêtent un double aspect, littéraire et politique. Sur le plan
littéraire, Mille insiste, dans la préface qu’il donne Au pays de « Batouala ».
Noirs et Blancs en Afrique, l’ouvrage de René Trautmann, d’abord sur ce qu’il

070
appelle les défauts de Batouala : dans une « langue peu soignée », Maran fait
raisonner les Nègres, alors qu’ils n’auraient qu’une pensée rudimentaire ; mais
ce qui fait la force du livre de Maran est de nous renseigner sur une psychologie
préhistorique, à savoir celle des Nègres. Mille souligne par là l’idée que les
Nègres ont bel et bien une psychologie mais rudimentaire parce que
préhistorique. Il le rappelle comme suit : « Ici nous nous trouvons devant la
description, d’après nature, d’une race tellement primitive qu’on peut dire
qu’elle nous offre quelque lumière sur la mentalité des races préhistoriques. Je
maintiens que c’est là un mérite, et fort original, qu’on ne saurait refuser à
Batouala85 ». Il souligne ensuite les omissions de l’ouvrage de Maran qui
laisserait accroire qu’il n’y aurait qu’un seul type de Nègres et de fonctionnaires
coloniaux en Afrique. Or, Mille, comme les frères Tharaud dans La Randonnée
de Samba Diouf, met l’accent sur la disparité des Aofiens et des Aéfiens, les
premiers étant considérés comme supérieurs aux seconds.
Le noir du Congo est, comme je le disais tout à l’heure, une espèce d’homme quasi-préhistorique, un
« sauvage », et même un sauvage que l’alcool a fait dégénérer. Il est à l’avant-dernier degré, en tous
cas, sur l’échelle des races humaines. Le noir de l’Afrique Occidentale lui est infiniment supérieur en
moralité et en intelligence. Il est agriculteur et, par conséquent, relativement travailleur, car la culture
exige un effort patient, régulier. Et enfin, partout où il est islamisé, c’est-à-dire dans la grande majorité
des cas, il est protégé contre les dangers et les tares de l’alcoolisme. Il y a plusieurs milliers d’années
d’évolution entre lui et ses cousins éloignés du Congo86.

L’idée directrice de Mille consiste à indiquer qu’il y a autant de différences


entre les Nègres qu’il y en a entre les fonctionnaires coloniaux ridiculisés et
critiqués par Maran87. Si, pour Mille, abus de pouvoir il a pu y avoir dans les
colonies, ceux-ci ne pourraient être attribués à l’ensemble des coloniaux, comme
René Maran le fait. La suspicion que ce dernier jette sur l’ensemble des
auxiliaires « blancs » de la « mission civilisatrice », poursuit Mille, ne
correspond pas à la réalité coloniale, puisqu’en AOF, où les Nègres sont plus
évolués que ceux du Congo, ladite mission a déjà fait ses preuves88. Malgré cette
omission, souligne Mille, le mérite de René Maran est d’attirer l’attention sur les
colonisés comme jadis Victor Hugo et Émile Zola le firent pour le peuple avec
Les Misérables et Germinal. Dès lors, ceux qui savent peuvent expliquer la
vérité sur la question coloniale. Parmi ces voix autorisées en matière coloniale,
Mille note, bien entendu, celle de René Trautmann dont il préface l’ouvrage.
Mille revient longuement sur l’ensemble des points évoqués par Trautmann. Il
reproche à Maran d’avoir étendu la portée de sa critique à l’ensemble de l’œuvre

071
coloniale de la France, là où il aurait fallu la limiter aux agissements individuels.
Là où Mille parle de « Noir de l’Afrique » et de « Noir du Congo », Trautmann
atomise les deux catégories : « À l’opposé de Batouala et de M. René Maran,
j’insiste pour prier le lecteur de ne pas généraliser et de se garder d’assimiler en
tous points un habitant du Haut-Oubangui à un Sénégalais, à un Dahoméen ou à
un Gabonais89 ». Dans sa généralisation abusive, Maran n’apporte aucune
preuve : « Il faut qu’il prenne la responsabilité de ce qu’il publie, écrit
Trautmann, et qu’il apporte les preuves de ce qu’il avance90 ». Sans oublier que
l’auteur de Batouala omet de préciser qu’il parle des « frustes populations du
Chari » aux « mœurs sauvages et primitives »91, dit Trautmann à l’instar de
Mille, alors que René Maran dit bien que son roman se situe en AEF92.
C’est dans l’expression de la psychologie de ces « primitifs » que Maran se
contredirait puisque, dans la préface, il présente le Noir comme incapable de
raisonner, mais que, dans le roman, il le fait parler et réfléchir. « Mais, renchérit
Trautmann, ce n’est pas toujours avec succès93 ». Or, déjà dans la préface, Maran
les présente comme doués d’intelligence94. Par l’intermédiaire de Batouala,
Maran remettrait en cause la légitimité de la présence française en Afrique, ce
contre quoi s’insurge Trautmann en tentant de démontrer la légitimité de la
présence en question. Trautmann s’appuie explicitement sur son expérience de
médecin colonial et le rappelle en ces termes en s’adressant à Batouala : « Je t’ai
parlé en toute sincérité, sans parti pris, comme devait le faire un vieux colonial
indépendant, qui vous connaît bien, vous, les nègres d’Afrique, pour avoir vécu
plus de quinze ans parmi vous, qui vous considère comme de grands enfants et
vous aime95 ». C’est à travers cette expérience qu’émerge, selon plusieurs
façons, un certain rapport à l’Afrique.
En premier lieu, Trautmann a une perception bipolaire des peuples d’Afrique
subsaharienne. En effet, pour lui comme pour Mille, il y a une différence entre
les « peuples noirs », alors considérés comme de « grands enfants », ceux d’AEF
étant inférieurs à ceux d’AOF. De plus, s’adressant à Maran par l’intermédiaire
du personnage de Batouala, Trautmann rappelle ironiquement que l’opinion de
Batouala n’est pas vraiment autorisée compte tenu de son ignorance96. Une
ignorance qui cantonne le Nègre dans l’infériorité intellectuelle. Celle-ci se
manifesterait après la puberté. En effet, dans l’enfance, dit Trautmann, le Nègre
dispose de facultés intellectuelles. Passé ce moment, il régresse en raison de son
milieu social : vie au village, organisation sociale, maladie, bien que certains
Nègres soient perfectibles comme ceux d’AOF97. Ses aptitudes sur le plan

072
individuel peuvent être étendues, comme le montrent les nombreux Nègres
auxiliaires de l’administration coloniale, « ingénieurs, médecins...98 ». Mais sur
le plan collectif, le Nègre serait inapte à l’intellectualisme et à l’art en général99.
De plus, le caractère du Nègre serait marqué par la vanité (beau parleur,
hâbleur, etc.), la paresse, la superstition (pléthore de sorciers et autres
féticheurs), les mœurs familiales qui seraient un obstacle à l’initiative
individuelle, l’absence de justice (pratique de la vendetta et de l’ordalie), les
vices innombrables (prostitution, alcoolisme, tabagisme, etc.), l’anthropophagie
(qui a toutefois décru grâce à la détermination française), la polygamie, le
« communisme » sexuel, etc. En somme, résume Trautmann :
La race noire est en retard sur les autres, sur la nôtre en particulier, d’un nombre respectable de
siècles.
Elle est perfectible, mais ne peut se perfectionner sans nous.
À nous de la diriger dans la voie du progrès ; à elle de se laisser conduire avec bonne volonté.
Le développement intellectuel et moral des noirs par d’autres noirs est une utopie. Le nègre n’aime
pas le nègre100.

Outre son incapacité intellectuelle et morale, la violence caractérise le Nègre.


Une violence empêchée par la présence française qui a lutté contre
l’autoritarisme des chefs de villages, trop occupés alors à faire la guerre à leurs
voisins, et qui a lutté contre l’esclavage. Comme les Français leur ont ôté cette
possibilité, les chefs de villages montent la population contre la présence de
leurs libérateurs101 mais cette présence contribuera à sortir le Nègre de la
violence et de la sauvagerie par une pacification forcée : « La civilisation ne
pénétrera au cœur de l’Afrique que si elle y est apportée par un peuple fort,
bienveillant, pacifique. Les dissensions intestines des nègres, reconnues par
Batouala, ne permettront jamais aux Africains d’évoluer, s’ils ne sont pas
maintenus “de force” en paix102 ». L’idée de pacification française est aussi
présente chez les frères Tharaud ; mais non point chez Maran, du moins de façon
aussi explicite.
Du fait de son infériorité, Batouala n’est, dès lors, pas à même de rejeter la
France dont le droit de colonisation ne peut souffrir aucune contestation, puisque
la République française n’est pas une puissance de domination, mais seulement
une puissance de tutelle. Elle vise simplement à conduire l’Afrique vers le
progrès103. Pour Trautmann, deux exemples prouvent la générosité de la
« mission civilisatrice ». Tout d’abord, l’octroi de la citoyenneté française aux
Nègres des « vieilles colonies », dont certains, comme Maran, se sont montrés

073
ingrats envers la France généreuse104. Puis, la suppression de la traite négrière et
l’abolition de l’esclavage, ainsi que le rappelle Trautmann à Batouala/Maran :
« Notre rêve à nous, qui avons aboli l’esclavage et supprimé la traite, ne peut
donc être de refaire de vous des esclaves ainsi que tu le donnes à penser105 ! ».
Malgré la générosité de l’abolition de l’esclavage, il demeure encore des Nègres,
comme Batouala, qui éprouvent quelques difficultés à admettre leur infériorité
intellectuelle, alors que celle-ci justifie la tutelle coloniale. Cette dénégation
constitue une sorte d’ingratitude à l’égard des bienfaits du Blanc à l’endroit du
Noir106.
Certains Blancs rêvent également d’une illusoire égalité de race. Trautmann
les récuse simplement107. Grâce à la tutelle française, l’Afrique centrale est sortie
de la barbarie la plus folle, mais si la France devait partir, comme le suggère
Batouala/Maran, l’AEF, contrairement à l’AOF et à l’Afrique maghrébine qui
sont plus avancées, retomberait simplement dans la barbarie, et l’on s’y mettrait
à « piller, supplicier, tuer ou réduire en esclavage tous [ses] voisins108 ».
S’il a une perception bipolaire des peuples de l’Afrique subsaharienne,
Trautmann voit en revanche la présence blanche en Afrique comme multipolaire.
Il s’y trouve une majorité d’Européens, en l’occurrence de Français, qui y
seraient victimes de désagréments (climat, maladie, précarisation des conditions
de logement, etc.). « Tel est un des côtés de cette “large vie coloniale” qui fait
sourire Batouala et fulminer M. René Maran109 ». Les Européens doivent se
résoudre à une « conservation » d’eux-mêmes et à un « développement de la
population indigène110 ». Malgré ces difficultés liées aux rigueurs du milieu, la
vie des colonies favorise le développement de la personnalité lorsque les
prétendants au départ sont plus jeunes. Dans les colonies, leur liberté et
l’initiative individuelle peuvent s’épanouir. Mais l’excès d’individualisme
développe chez certains des défauts qui les conduisent aux écarts dont parle
Batouala/ Maran111. Ce comportement négatif s’accentue au contact des
indigènes non civilisés, qui pervertissent les Européens. Ceux-ci deviennent
ainsi alcooliques, abrutis et veules, non pas en raison de la violence contre les
Nègres, mais au contact de ces derniers qui sont à la base déjà pervers112.
Outre les abus individuels, Trautmann concède à Maran l’existence de légers
dysfonctionnements dans le système colonial : augmentation inexpliquée de
l’impôt, abus du portage intensif, absence de voies ferrées, etc. Tout ceci peut
être surmonté facilement. Cependant, René Maran aurait grossi le trait : « Plains-
toi, c’est ton droit, mais n’exagère rien. Tu risquerais d’ailleurs, en grossissant

074
trop les faits, de passer pour un imposteur, même aux yeux des plus
crédules113 ». À ce sujet, comme Mille le dit déjà dans la préface, Batouala est
l’occasion de se rendre compte du fossé entre le Nègre et le Blanc, d’une part, et
du complexe d’infériorité qui anime Batouala/Maran, d’autre part : « La vérité,
Batouala, c’est que tu crèves de dépit de n’être pas Blanc ; que ta peau noire et
huileuse te dégoûte et qu’au mépris des plus cruelles souffrances tu te ferais, si
tu le pouvais, écorcher vif pour la troquer contre une peau blanche, quelle que
soit son odeur114 ! » Celui qui aimerait être blanc et qui stigmatise la peau
blanche a en plus été éduqué en France115. Pour discréditer l’approche
maranesque du système colonial, Trautmann va la qualifier d’approche
subjective, alors que la sienne serait objective...
Lorsque on veut faire œuvre de critique, il faut savoir s’abstraire de sa propre personnalité et juger
objectivement. C’est là une qualité qui semble manquer complètement à M. René Maran. Sous le
masque de « Batouala », l’auteur cache mal ses préférences et ses tendances personnelles. Veut-il
assouvir quelques vieilles rancunes ? Collégien, a-t-il souffert des quolibets que lui ont infligé – et
combien à tort ! – d’impitoyables camarades ? Plus tard, sa sensibilité, son cœur, ont-ils eu à pâtir du
pigment de sa peau ? Peut-être. Mais ce n’est pas une raison pour faire grief à toute race de l’injustice
de quelques-uns116.

En contestant cette objectivité, Trautmann tente de mettre à mal le fondement


même de la démarche de Maran qui, de son côté, s’affirme impartial : « J’ai
poussé la conscience objective jusqu’à y supprimer des réflexions qu’on aurait
pu m’attribuer117 ». Plus loin : « Ce roman est donc tout objectif. Il ne tâche
même pas d’expliquer : il constate118 ». L’objectivité de Trautmann résulterait de
sa longue expérience africaine, qui lui confère l’autorité pour parler de la
colonisation. Malgré la justesse de certaines observations de Maran, ajoute
Trautmann, l’auteur de Batouala n’a pas l’autorité nécessaire pour juger de
l’action coloniale en Afrique.
Si je me refuse à suivre l’écrivain noir dans sa manière d’interpréter la vie coloniale comme une
existence de paresse, de débauche et de dégradation ; si je dénie absolument à son héros « Batouala »,
et quelque peu à l’auteur, l’expérience et l’autorité nécessaires pour juger convenablement les Blancs
ainsi que leur système de colonisation ; [...] je reconnais bien volontiers que j’ai constaté [...] des
défauts et des lacunes dans notre œuvre de civilisation, si bonne qu’elle soit en général119.

Il termine en évoquant encore la position à partir de laquelle il tient discours et


qu’il estime impartiale : « Mon unique souci a été celui de l’impartialité la plus
complète vis-à-vis des Blancs comme vis-à-vis des Noirs. Je ne les ai pas

075
opposés les uns aux autres ; je les ai juxtaposés simplement, comme ils le sont
dans la vie120 ».
On le voit, Trautmann dénie à Maran toute légitimité pour deviser du rapport
de l’homme à l’Afrique. Ce rapport qu’évoquent Trautmann et Mille concerne
moins l’assimilation (les Français noirs, les couples mixtes ou encore les sang-
mêlé) que la violence interne. À l’instar des Tharaud, les deux coloniaux
insistent sur les dissensions entre Africains pour mieux justifier la présence
française – non divisée en Français des colonies et Français de Métropole – en
AOF et en AEF, seule possibilité d’atténuer les différences entre tous ces
peuples atomisés, puis unis par la France. Tandis que, pour Maran, la cause
même de l’exacerbation de ces différences réside dans le comportement nuisible
des Français des colonies qui discréditent la « mission civilisatrice » en se
rendant coupables de violence à l’endroit des Africains dominés.
Si, dans Batouala, Maran tente d’expliquer le comportement des populations
mélanodermes par l’expérience des coutumes ancestrales que trouble la violence
des Français des colonies, Mille et Trautmann, quant à eux, ridiculisent ces
coutumes en les qualifiant de « psychologie préhistorique » ou bien de « mœurs
primitives » qui seraient à la source de la sauvagerie et de la violence des Nègres
entre eux (traite négrière, esclavage puis servage). Dès lors, pour les deux
adversaires de Maran, la violence interne devient la condition de l’expérience de
l’Afrique, alors que chez Maran, il s’agit des coutumes (des ancêtres, etc.) et de
la violence multiple (interne et externe). Mille et Trautmann renversent donc le
schème de la violence pour critiquer l’usage qu’en fait Maran, en expliquant que
la vraie violence est celle que les Français ont réussi à éradiquer pour pacifier et
civiliser ces peuples d’AEF et non celle de quelques individus français. Mille et
Trautmann ont bien compris que le schème de la violence régule et unifie le
rapport de Maran à l’Afrique, mais à cette violence s’ajoute chez celui-ci le
schème de l’amour pour unir l’Afrique à la France. Bakary Diallo, en éliminant
la violence, va reprendre ce schème, en remettant ainsi en cause la présence de la
violence chez Maran.

Un exemple encombrant : Bakary Diallo ou la domination incorporée

Bakary Diallo voit le jour en 1892 dans un village peul du Sénégal. Après
s’être employé à devenir berger conformément à la tradition locale, il échoue

076
dans ce métier à la grande déception de son père. Le jeune Bakary abandonne
définitivement ce projet pour ne plus faire honte à sa famille, et part s’installer
en zone urbaine. Dépourvu de titre scolaire, il ne parle pas le français. La
situation et le « désir d’ailleurs121 » le conduisent à s’engager dans les troupes
coloniales vers 1911. Alors qu’il est devenu tirailleur sénégalais, son régiment se
trouve mobilisé au Maroc pour mettre un terme aux foyers de résistance à la
présence française. Cette « mission » à peine achevée, les tirailleurs sont appelés
pour aller défendre la Métropole contre l’agression allemande. Blessé à la
bataille de la Marne, Bakary Diallo va se faire soigner « à l’arrière ». Il est
décoré et se fait naturaliser français vers 1920. Contrairement à ce qu’il pensait,
les anciens combattants africains ne bénéficient pas de l’égalité de traitement
avec les anciens combattants métropolitains. Malgré ce revirement
gouvernemental, le tirailleur garde confiance en la bonté de la France. Lorsqu’il
quitte l’armée, il travaille comme portier dans de grands hôtels de Monte-Carlo.
Ses séjours dans le sud de la France lui font rencontrer l’artiste peintre Lucie
Cousturier qui donne des cours de français aux tirailleurs sénégalais. Bakary
aurait raconté son récit à celle-ci. On ignore si Cousturier et son ami, Jean-
Richard Bloch, ont écrit pour Bakary Diallo sa propre histoire. Toujours est-il
qu’un récit autobiographique paraît un an après, en 1926, sous le titre Un homme
pareil aux autres. Diallo vit alors à Paris dans une certaine indigence. Il rentrera
au Sénégal où il travaillera pour l’administration coloniale. Il y décèdera
en 1979.
La publication de son ouvrage se fait en 1926 par l’entremise de l’écrivain
engagé Jean-Richard Bloch, ce qui attire un peu l’attention sur l’ancien tirailleur
sénégalais. Jean-Richard Bloch, né en 1884 dans une famille bourgeoise, agrégé
d’histoire, enseigne jusqu’en 1907, avant de se consacrer pleinement à la
politique et à la littérature. Il milite au Parti socialiste unifié et fonde en 1910 la
revue L’Effort qui deviendra L’Effort libre. Ses premières publications ont lieu à
la NRF. Après la première guerre, Bloch, adepte du pacifisme et du sionisme,
manifeste son enthousiasme pour la naissance du Parti communiste.
Parallèlement à son engagement politique, il multiplie les publications littéraires,
notamment La Nuit kurde (1925), Sur un cargo (1924), Cacahouètes et bananes,
(1929), Les Chasses de Renaut (1927), etc. Par ailleurs, il devient directeur de
collection aux éditions Rieder et l’un des piliers de la revue Europe (1923).
Acteur incontournable du monde intellectuel parisien, il contribue à fonder le
Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, soutient les républicains

077
espagnols, se fait « compagnon de route » du Parti communiste. Après la
Seconde Guerre mondiale, il sera propulsé à la direction du PCF jusqu’à sa mort
en 1947.
En tant que directeur de collection aux éditions Rieder, Bloch parvient à faire
publier Bakary Diallo. Bloch insère avant le texte, intitulé Force-Bonté, un
avertissement qui disculpe Diallo de toute accusation de francophilie naïve.
Selon lui, cet ouvrage est une sorte de testament de la défunte Lucie Cousturier :
« Le livre que j’ai la fierté de publier aujourd’hui, dit-il, est comme le testament
spirituel de notre grande Lucie Cousturier. C’est elle qui m’a envoyé ce
manuscrit et fait connaître son auteur122 ». Il insiste ensuite sur le témoignage de
guerre que peut constituer cet ouvrage du tirailleur sénégalais. Il termine en
évoquant de façon euphémique la francophilie excessive de Bakary Diallo
comme un exemple de la haute estime imméritée qu’éprouveraient les Africains
envers les Français :
Qu’au moins notre cœur se serre en découvrant ici, dans son ingénuité, ce que les Africains de nos
colonies attendent de nous. Qu’au moins il naisse en nous, devant cette aveugle confiance, cette
ardente espérance, la résolution de mériter cet amour et cette admiration dont, au fond de nous-mêmes,
nous nous sentons si peu dignes123.

Cette « confiance aveugle » nous permet d’interroger le rapport de Bakary


Diallo à l’Afrique. Dans le roman autobiographique de René Maran, souvenons-
nous, il s’agissait d’un rapport négatif aux Français des colonies. Contrairement
à l’auteur de Batouala, Diallo ne marque pas de césure entre les Français des
colonies et ceux de Métropole. Il les présente et les considère dans leur unicité,
parce que l’ensemble incarnerait une sorte de « bonté française ». C’est
précisément ce que récuse Bloch en parlant « d’admiration » un peu imméritée,
ou René Maran en distinguant différentes catégories de Français. Dès lors,
l’évocation de l’Afrique dans Force-Bonté s’effectue à travers la relation
francophile de Diallo née de toutes les expériences que ce dernier a de la France.
Cette évocation prend un double aspect.
En premier lieu, il s’agit des personnes françaises rencontrées au cours de son
périple : le capitaine Coste, commandant des troupes coloniales au Maroc et dont
le visage est « plein de bonté124 », toute la famille Baudry dont « le cœur fut pour
moi une corolle de bonté125 », le personnel hospitalier qui l’aurait soigné : le
médecin-major Jacquement, « chef de service à la salle Trousseau, [qui] me
témoigne une extrême bonté126 » ; les dames de la Croix-Rouge127, le professeur

078
Sébilleau et sa parente Mme Wilfort128, le professeur Corlieu129, ainsi que
l’ensemble des Français avec lesquels il s’est lié d’amitié. Parmi eux, se trouvent
bien entendu Lucie Cousturier et Jean-Richard Bloch130.
En second lieu, il s’agit de l’armée française dont la cause serait
intrinsèquement juste ; dès lors, se battre pour elle serait un honneur, la
manifestation même de la bonté inhérente à la « mission française »131. Dans le
passé, grâce à son armée, la France aurait amené la paix dans une Afrique
miséreuse, esclavagiste et violente. Lorsque les soldats en discutent entre eux, un
de leurs semblables ne partage pas cette interprétation historique, mais ses
camarades s’empressent de le rappeler à l’ordre :
N’as-tu pas pensé aux misères que les Français ont rejetées loin de nous dès leur arrivée dans notre
pays ? Ceux qui furent délivrés par ces braves gens ne diront pas comme toi. Les villages toujours
brûlés, les troupeaux enlevés sans merci à leurs propriétaires, mille récoltes emportées par les guerriers
qui massacraient tout ce qu’ils avaient sous les yeux, les femmes séparées de leurs petits, les vieux
privés du bien-être et parfois mis à mort, n’auraient pas dit comme toi s’ils pouvaient parler132.

Et Bakary Diallo de renchérir : « En effet, [...] durant qu’Alassane Dicko


parlait, il me semblait voir des pillages, des vols [...] des chevaux montés
poursuivant des troupeaux et, surtout [...] des esclaves attachés aux queues des
chevaux sur de vastes et longues routes133 ».
Pourtant, cette même armée, il est discriminé dans le traitement des soldes,
alors qu’il a choisi de demander la naturalisation par « devoir ». Malgré ces
problèmes, l’ancien tirailleur garde confiance en la « bonté française » et n’en
tire aucune conclusion contre la Métropole.
Un décret disait que les indigènes décorés de la médaille militaire et de la croix de guerre pouvaient
se faire naturaliser Français, et je pensai que mon devoir était de demander ma naturalisation. Je
croyais aussi que, de sous-officier indigène je pourrais devenir adjudant français. Mais, en mars 1920,
quand, admis par décret aux droits de citoyen, je sollicitai la solde de mon grade, on me fit répondre
qu’au point de vue civil j’étais Français, mais qu’au point de vue militaire je ne l’étais pas134.

Il poursuit son propos en ne retenant pas les vexations dont il a été victime.
Tu connais la France, dans son intérieur général ; les injustices militaires que tu as senties ne sont
que des accidents de ta vie, comme cela arrive ; mais devant elles se redresse, haute et belle, la France
généreuse, sensible, poussant à l’extrême sa délicatesse et sa justice pour lutter contre toutes les
imperfections de la vie humaine135.

En somme, dans cette autobiographie, le rapport à l’Afrique chez Bakary


Diallo passe par l’expérience de la bonté, grâce aux rencontres avec des Français

079
et à son incorporation dans l’armée coloniale. Puisque la France est
intrinsèquement bonne, il n’y a dès lors pas deux France, comme chez René
Maran, mais une France qui agit avec bienveillance à l’égard de l’Afrique en y
diffusant sa culture spécifique. Ce point de vue, comme on l’a vu précédemment,
était plus nuancé chez René Maran. En fait, c’est Gide qui rejoindra davantage
Maran dans l’usage du schème de la violence pour réguler le rapport à l’Afrique.

Un allié objectif : André Gide et le schème de la violence

En effet, la même année paraissent Djouma, chien de brousse de René Maran
et Voyage au Congo (1927) de Gide. André Gide naît en 1869 dans une famille
considérablement fortunée. Son père, Paul Gide, appartient à une famille de
magistrats et lui-même enseigne le droit administratif d’abord à Grenoble puis à
la faculté de Droit de Paris136. Sa mère, la riche héritière Juliette Rondeaux,
s’occupe de l’éducation de son unique fils : elle l’élève dans une certaine
austérité137 calviniste. Malgré son origine sociale, André Gide suit un parcours
scolaire chaotique : il est renvoyé de l’école alsacienne, va ensuite à Montpellier,
fait un court passage à Henri IV avant d’être confié à un précepteur138. Il
décroche finalement son baccalauréat en 1889, mais ne suit pas la voie paternelle
et renonce à des études supérieures. Contrairement à René Maran, Gide vit en
rentier et n’a et n’aura jamais de souci financier139, comme l’indique également
l’un de ses nombreux biographes : « Toute sa vie, André Gide fut un rentier.
L’un des derniers de nos lettres140 ». Cette position sociale lui permet de se
consacrer pleinement à la littérature. Il écrit un premier ouvrage, intitulé Les
Cahiers d’André Walter en 1890. Des rencontres importantes (notamment
Huysmans, Mallarmé, Paul Valéry et Henri de Régnier, futur protecteur de René
Maran) l’introduisent dans les milieux littéraires symbolistes. D’ailleurs, ses
premiers poèmes sont de veine symboliste et sont « imprégnés de la facture d’un
Henri de Régnier141 » qui, par ailleurs, introduit Gide au Mercure de France.
Dès 1900, la production littéraire de Gide s’intensifie jusqu’à la fondation de la
Nouvelle revue française en 1908 avec l’aide de Gaston Gallimard, de Copeau,
de Ruyters et de Jean Schlumberger. Cette fondation se fait contre le
naturalisme, le symbolisme et le « bon goût » de l’Académie française142.
Pendant la première guerre, Gide ne publie rien. Vers 1925, il part au Congo
en compagnie d’un ami cinéaste, Marc Allégret. Ses moyens lui permettent de

080
s’y rendre pour le plaisir. Le ministère des Colonies lui confie une officieuse
mission d’observation. L’une de ses connaissances, proche des milieux du
pouvoir, lui facilite ce voyage : « Gide voyage pour son plaisir. Pourvu d’une
bien vague et officieuse mission d’observation par le ministère des Colonies,
l’écrivain doit à Marcel de Coppet, administrateur colonial, futur gouverneur du
Tchad, vieil ami de Martin du Gard – bientôt son gendre –, l’organisation de
cette expédition143 ». Il en ramène deux carnets de voyage intitulés Voyage au
Congo et Le Retour du Tchad. Il dédie son ouvrage à la « mémoire de Joseph
Conrad144 » décédé en 1924 et avec lequel Gide entretenait des liens privilégiés.
À l’occasion de sa mort, il lui a d’ailleurs rendu hommage dans la NRF et a
exprimé son admiration pour l’écrivain anglais : « Avais-je jamais su lui dire, ce
que je lui écrivis aussitôt, toute l’affection, l’admiration, la vénération, que,
malgré tant d’absence et de silence, je n’avais cessé de lui vouer ? De mes aînés,
je n’aimais, ne connaissais que lui145 ». Il l’avait découvert grâce à Paul Claudel :
« C’est Claudel qui me fit connaître Conrad. Je lui en garde reconnaissance146 ».
Depuis cette rencontre, Gide et Conrad étaient liés d’amitié et n’avaient cessé de
dialoguer. L’auteur de l’Immoraliste termine son propos par l’éloge suivant :
D’autres que moi diront l’enseignement que l’on peut puiser dans son œuvre, puisqu’aussi bien c’est
aujourd’hui la mode de chercher partout des leçons. Je crois que celle de Conrad est on ne peut plus
profitable en un temps où d’une part l’étude de l’homme tend à détourner les romanciers de la vie, où
d’autre part l’amour de la vie tend à discréditer la littérature. Nul n’avait plus sauvagement vécu, que
Conrad ; nul ensuite, n’avait soumis la vie à une aussi patiente, consciente et savante transmutation
d’art147.

Outre la lecture de La Mentalité primitive, ouvrage de Lucien Lévy-Bruhl,


paru un an après Batouala, la fréquentation des écrits de Conrad oriente le
rapport de Gide à l’Afrique. L’auteur des Cahiers d’André Walter y fait de
nombreuses descriptions de l’environnement naturel, mais aussi et surtout livre
ses commentaires sur les Africains qu’il a rencontrés. Ainsi, au début de son
voyage, le navire arrive à Conakry et ne peut repartir à cause du mauvais temps ;
Gide en profite pour aller visiter la ville. Il livre ses impressions, d’abord
esthétiques, sur les Africains rencontrés lors de son itinéraire. Au sujet d’un
jeune Africain qui les embarque en pousse, Gide déclare : « Le commissaire qui
nous mène à terre nous avertit que nous ne disposons que d’une demi-heure, et
qu’on ne nous attendra pas. Nous sautons dans un pousse, que tire un jeune noir
“mince et vigoureux”. Beauté des arbres, des enfants au torse nu, rieurs, au
regard languide148 ». Plus loin sur les Moroubas, l’auteur note toujours : « Départ

081
vers deux heures pour les Moroubas. Beau temps. Peuple très beau ; enfin des
peaux nettes et saines149 ».
Ensuite, sur la capacité intellectuelle des Africains, Gide rejoint le point de
vue de Mille et Trautmann. Selon lui, les Nègres disposent, certes, d’une
capacité intellectuelle, mais elle demeurerait inférieure : ils ne saisiraient pas la
relation de cause à effet. À ce sujet l’écrivain relate ceci :
Je tâche d’interroger le chef d’un village où nous nous arrêtons, homme stupide (comme le chef du
village précédent et du suivant) qui tend un livret où je lis de nouveau : « Chef incapable, n’a aucune
autorité sur ces gens ». Cela se voit du reste. Impossible d’obtenir une réponse à ma question :
« Pourquoi n’a-t-on pas récolté le manioc en temps voulu ? » En général, le “pourquoi” n’est pas
compris des indigènes ; et même je doute si quelque mot équivalent existe dans la plupart de leurs
idiomes. Déjà j’avais pu constater, au cours du procès à Brazzaville, qu’à la question : « Pourquoi ces
gens ont-ils déserté leurs villages ? », il était invariablement répondu « comment, de quelle
manière... ». Il semble que les cerveaux de ces gens soient incapables d’établir un rapport de cause à
effet ; (et ceci, j’ai pu le constater maintes fois dans la suite de ce voyage)150.

Il renvoie à une note de bas de page écrite après son voyage : « Ce que
confirme, commente et explique fort bien Lévy-Bruhl, dans son livre sur La
mentalité primitive, que je ne connaissais pas encore151 ». Pourtant, ce penseur
avait déjà une grande notoriété depuis au moins 1922.
Lorsque Gide affirme qu’« [e]n général, le “pourquoi” n’est pas compris des
indigènes ; et même je doute si quelque mot équivalent existe dans la plupart de
leurs idiomes152 », il rejoint la réflexion lévybruhlienne sur un autre point : le
primitif n’a pas la même conception de la causalité. Il négligerait les « causes
secondes » au profit des « causes mystiques ». Par exemple, il cherche dans
l’apparence, non pas la raison métaphysique à l’instar de Malebranche, mais les
puissances occultes. Entre autres, lorsque l’homme meurt, la cause en est
attribuée à la sorcellerie. Le Blanc (désigné par le Nous) penserait différemment.
Nous considérons les causes secondes comme efficientes, et nous nous préoccupons donc de
déterminer l’enchaînement réel des causes et des effets qui aboutit à un certain résultat. Pour la
mentalité primitive, sans qu’elle ait jamais réfléchi au problème du nexus causal, elle sent l’efficience
dans la puissance (naturelle ou surnaturelle) qui engendre l’effet, celle-ci seule est responsable, et seule
a besoin d’être recherchée : d’où divination et ordalie, seule forme raisonnable de l’enquête et de
l’instruction, étant données les prémisses qui sont dans l’esprit des gens.
Là est donc la raison de l’indifférence de la mentalité primitive qui ne voit pas quel intérêt il y aurait
à déterminer la série d’antécédents qui a abouti à tel fait, ou si l’on préfère comment la puissance
surnaturelle en jeu a procédé, si elle a employé un ou plusieurs instruments et, dans l’affirmative,
lesquels153.

082
Gide reprend cette idée de Lévy-Bruhl dans une note ultérieure où il décrit un
lac. Il se méfie du propos des indigènes selon lequel aucun crocodile n’y aurait
jamais attaqué un homme : « Il y a quantité de crocodiles dans cette partie du
lac, nous dit-on ; mais, chose étrange, ils ne s’attaquent jamais à un homme154 ».
Pour justifier son scepticisme, son commentaire renvoie explicitement à Lévy-
Bruhl :
C’est du moins ce qu’affirment les indigènes [que les crocodiles de ce lac n’attaquent pas les
hommes]. Mais Lévy-Bruhl me met en garde (La mentalité primitive ; chap. I ; 4). Pour l’indigène,
l’accidentel n’existe pas ; la notion même du fortuit ne peut l’atteindre ; le crocodile est
« naturellement inoffensif », et, s’il lui arrive de croquer un homme, c’est qu’un sorcier le lui a
livré155.

Les agissements du Blanc ou de son équivalent, les compagnies


concessionnaires, attirent l’attention de l’écrivain sur certains points du rapport
entre populations leucoderme et mélanoderme. Ce lien prend la forme d’un abus
manifeste des premiers à l’égard des seconds. Singulièrement, il affirme au sujet
du procès Sabry, que « [m]oins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît
bête »156 ; un administrateur inexpérimenté entrerait dans cette catégorie : il
aurait eu recours à la violence pour compenser son absence d’autorité157. Les
auxiliaires de l’administration coloniale sèment tout autant la terreur sur
certaines populations. Un chef de village, Samba N’Goto, le rapporte à Gide158.
Malgré l’accumulation de tous ces témoignages sur la « violence coloniale »
en AEF, Gide, comme Maran, ne remet pas en cause le principe de colonisation.
Il nous livre son sentiment à ce sujet : « Il ne me suffit pas de me dire, comme
l’on fait souvent, que les indigènes étaient plus malheureux encore avant
l’occupation des Français. Nous avons assumé des responsabilités envers eux
auxquelles nous n’avons pas le droit de nous soustraire159 ». À la différence de
Maran, il individualise les agissements des administrateurs en parlant
d’exception pour éviter de jeter le discrédit sur l’ensemble des fonctionnaires
coloniaux160.
La violence ne se limite pas à l’atteinte à l’intégrité physique, elle est aussi
verbale. Gide en donne un exemple : selon lui, pour que l’Africain soit bien
disposé à l’égard du Blanc, il doit être considéré correctement. C’est ce qu’il
s’évertue à faire avec ses domestiques. Dès lors, il ne comprend pas les raisons
qui poussent certains Blancs à n’être pas aimables : « Je continue de croire, et
crois de plus en plus, que la plupart des défauts que l’on entend reprocher

083
continuellement aux domestiques de ce pays, vient surtout de la manière dont on
les traite, dont on leur parle161 ». Il poursuit son opinion dans une note de bas de
page162 qui révèle le fondement de sa pensée. Celle-ci se base sur la perfectibilité
du Nègre. Ce dernier serait malléable, mais tout dépend de l’orientation du
Blanc163.
Outre la violence de certains Français (fonctionnaires, commerçants, colons),
la relation franco-africaine passe par plusieurs échanges commerciaux
représentés par les grandes compagnies concessionnaires, la politique des grands
travaux (construction de chemin de fer) : les employés des grandes compagnies
jouent un rôle considérable en AEF. Ils corrompent les tenants de la « mission
civilisatrice » et commettent des abus à l’encontre des Africains au nez et à la
barbe des mêmes représentants. Gide rend visite à un agent de la Compagnie
forestière et découvre leur méthode.
À M’Baïki, visite à M.B..., représentant de la Compagnie Forestière. Nous trouvons, assis sous sa
véranda, devant des apéritifs, deux Pères missionnaires.

Que ces agents des Grandes Compagnies savent donc se faire aimables ! L’administrateur qui ne se
défend pas de leur excès de gentillesse, comment, ensuite, prendrait-il parti contre eux ? Comment,
ensuite, ne point prêter la main, ou tout au moins fermer les yeux, devant les petites incorrections
qu’ils commettent ? Puis devant les grosses exactions ?164

La Forestière se trouve à la source des maux des indigènes, parce qu’elle ruine
le pays en ne respectant pas, notamment, les prescriptions médicales. C’est ce
que rapportent à Gide un médecin et un représentant d’une autre compagnie.
Le Docteur nous parle longuement de la Compagnie Forestière, qui trouve le moyen, nous dit-il,
d’échapper aux sages règlements médicaux, éludant les visites sanitaires et se moquant des certificats
pour tous les indigènes qu’elle recrute de village en village et dont elle forme les groupements
« bakongos » à son service ; d’où propagation de la maladie du sommeil, incontrôlable. Il considère
que la Forestière ruine et dévaste le pays. Il a envoyé à ce sujet des rapports confidentiels adressés au
Gouverneur, mais est convaincu que ceux-ci restent embouteillés à Carnot (dont, faute de personnel
administratif, Nola dépend provisoirement), de sorte que le Gouverneur continue d’ignorer la
situation165.

Gide ajoute le portage qui sévit à cause de l’insuffisance du réseau routier en


Oubangui-Chari. Mais, précise-t-il, l’initiative de certains gouverneurs, dont
celle de Lamblin, a permis d’éradiquer ce fléau166. Il y a également la réquisition
des Aéfiens pour les travaux publics (construction de chemin de fer, etc.). Dès
lors, les populations susceptibles d’être mises à la tâche désertent les villages en

084
se réfugiant dans la forêt. C’est ce que croit Gide lorsqu’il atteint plusieurs
villages désertés167. Toujours selon Gide, les Aéfiens sont, parfois, mal logés
quand ils ne perdent pas la vie après leur participation aux travaux publics168.

Dans Voyage au Congo, l’Afrique est évoquée selon plusieurs modalités : les
relations franco-africaines, les exactions individuelles, et celles des grandes
compagnies concessionnaires, enfin la difficulté des travaux publics.
L’expérience de l’Afrique chez Gide est donc basée sur la violence. Le fondateur
de la NRF précise qu’elle est le fait d’individus, ce qui n’est pas le cas de Maran,
pour qui la violence est le fait d’une majorité de Français des colonies.
Toutefois, l’écrivain de la NRF, comme Maran, adhère à l’idée d’infériorité
intellectuelle du Nègre, un sentiment que corroborent les travaux de Lucien
Lévy-Bruhl. C’est pourquoi la présence française en AEF est légitime, parce
qu’elle est à même de civiliser le Nègre, mais sans violence. La similitude avec
René Maran apparaît sur ce point : en épousant quasiment le point de vue du
dominant sur beaucoup d’aspects, Gide se rapproche de l’auteur de Batouala
devenu alors un « homme pareil aux autres ». C’est cette proximité objective que
Maran soulignera plus tard dans sa préface à une réédition de Batouala en 1937 :
« Je n’ai eu qu’en 1927 les satisfactions morales qu’on me devait. C’est cette
année-là qu’André Gide a publié Voyage au Congo » (p. 18). Puis il finit en
rappelant qu’en écrivant Batouala, il n’a fait que son « devoir d’écrivain
français » (p. 18). Ainsi, chez André Gide comme chez Maran, la violence est
condition de l’expérience de l’Afrique, c’est-à-dire que le schème de la violence
régule et unifie son rapport à l’Afrique.

Le rapport à l’Afrique comme enjeu littéraire

C’est en tout cas cette position-là qui, comme on l’a vu, crée un débat dans le
microcosme parisien avec les Cousturier, Tharaud, Mille et Trautmann. L’enjeu
principal en est le rapport à l’Afrique maranesque. C’est sur cela que porte la
discussion. En effet, la position adoptée par Lucie Cousturier vise à privilégier la
figure du tirailleur en mettant en relief l’expérience de sa propre rencontre avec
ces soldats à travers lesquels elle peut créer une proximité avec l’Afrique dans sa
production littéraire. Les frères Tharaud, eux, vont insister sur le fait qu’ils
partent de l’expérience d’André Demaison pour parvenir à une plus grande

085
proximité avec l’Afrique. Leur Afrique est caractérisée par l’expérience du
voyage de Samba Diouf, qui le mène finalement en Métropole où il fait
l’expérience des guerres de tranchées. Ensuite Samba Diouf reprendra son
périple vers le pays des Foulahs. La pratique hodologique, chez les frères
Tharaud, remet en cause l’Afrique maranesque en montrant que le « Blanc »
n’est pas autant méprisé en Afrique que le laisse entendre Maran. Au contraire, il
est apprécié pour avoir pacifié le continent (dissensions africaines) et délivré les
habitants de l’esclavage avant de les instruire et d’accroître leurs connaissances.
Ce sont ces mêmes arguments que vont utiliser les Mille et Trautmann, forts
de leur expérience africaine authentique, pour se positionner relativement à
l’Afrique maranesque. Pour ce faire, ils mettent en relief la violence interne à
l’Afrique, ce qui leur permet d’y justifier la présence française (pacification,
lutte contre l’esclavage, instruction, etc.) et de réduire la violence coloniale à des
dérapages individuels, dus justement au contact de ces Africains déjà pervertis.
Gide, quant à lui, se contentera de rejoindre Maran contre Mille et Trautmann et
Bakary Diallo. Ce dernier efface la violence coloniale au profit de ce qu’il
appelle la « bonté française », du moins dans l’orientation que lui ont donnée ses
parrains Lucie Cousturier et Jean-Richard Bloch. En bref, on voit que l’Afrique
maranesque fait débat dans le microcosme parisien, puisque même Gide,
défenseur de l’esthétique pure, adopte une position similaire à celle de Maran.


Stratégie maranesque et syndrome de Véneuse

À travers le cas de René Maran, nous avons pu rencontrer un paradigme de
l’écrivain afro-antillais des années vingt et trente, dont les propriétés sont les
suivantes : naissance en outre-mer, études en métropole, volonté de s’assimiler,
manifestation d’une francophilie exacerbée, admiration de la République,
patriotisme hexagonal, etc. On a vu que Maran venait de la petite bourgeoisie
antillaise qui s’est développée après l’abolition de l’esclavage en 1848 « et qui,
après la parenthèse du Second Empire, s’est affirmée, dès les débuts de la
Troisième République, à travers la fonction publique169 ». Brièvement dit, son
parcours est le suivant : détenteur d’un baccalauréat classique, il n’est toutefois
pas en possession d’un diplôme d’études supérieures, et se trouve contraint de

086
suivre la voie de l’autodidaxie tout en étant fonctionnaire colonial imprégné de
l’idée de « mission civilisatrice » qu’il s’efforce de diffuser.
Politiquement, l’auteur de Batouala est un assimilationniste dont le
patriotisme s’est renforcé avec son expérience dans les colonies – mépris de
certains fonctionnaires à son encontre, écarts de conduite, etc. C’est cette
expérience qui l’amène à s’insurger contre les méthodes coloniales de
fonctionnaires, et ce au nom de cette France dont il attend la reconnaissance.
Littérairement, Maran tente d’abord d’intégrer le champ littéraire parisien en tant
qu’écrivain métropolitain, mais l’insuccès des premiers recueils poétiques
l’amène à réajuster sa stratégie à la demande concernant les « Français noirs ».
C’est ainsi qu’il va convertir le capital acquis grâce à son expérience africaine,
perçue et appréciée à travers le prisme de ses catégories francophiles, et
s’essayer au roman colonial. Il choisit de traiter du rapport à l’Afrique au
moment où ce dernier est devenu un enjeu littéraire et politique en raison de la
transformation du champ par le moralisme maurassien notamment170.
Dans la nouvelle intitulée Djogoni, Maran définira ce rapport à l’Afrique par
le truchement d’une expérience familière perçue en tant qu’africaine. Pour
rendre compte de la démarche maranesque, notre lecture des textes essaie de
dégager l’idée que le rapport à ce continent est déterminé par plusieurs
expériences empiriques. Il s’agit, on l’a vu, des relations entre Blanc et Noir en
Afrique, qui sont faites tantôt de violence et tantôt d’affection. Elles deviennent
alors les conditions de possibilité de son Afrique, autrement dit des schèmes de
la violence et de l’amour qui viennent réguler et unifier ces différentes
expériences. De plus, Maran y insère l’idée d’un atavisme dans le comportement
des Africains, atavisme persistant malgré les tentatives françaises de civilisation.
C’est cet atavisme qu’il accentue dans Batouala en traitant principalement du
problème de la coutume toujours perçue négativement : la tradition serait à la
source de nombreuses caractéristiques que le narrateur attribue aux protagonistes
africains (paresse, polygamie, égoïsme, appétence sexuelle, etc.) qui, par
ailleurs, vivent dans une nature à la fois effrayante et fascinante. Cette approche
de l’expérience africaine l’amène à mettre à l’arrière-plan les critiques formulées
à l’encontre des Français des colonies. Or, comme dans Djogoni, le « Noir »
demeure instinctif et à civiliser, mais par des fonctionnaires plus respectueux de
l’idéal de la France. Comme la violence et l’amour, les coutumes caduques et
l’atavisme deviennent la grille de lecture par laquelle Maran voit l’Afrique. C’est

087
ce que nous appelons le schème de la parenté qui régule et unifie le rapport
devenu négatif à l’Afrique des ancêtres.
Avec Batouala, Maran émerge dans le monde littéraire métropolitain. Il s’est
effectivement appuyé sur ses amis issus du réseau bordelais et sur ses amis
parisiens comme Bocquet. Ce dernier lui permet de faire connaissance avec
certains agents dominants dans le pôle conservateur du champ littéraire, comme
l’auteur prolixe Henri de Régnier, membre de l’Académie française. Celui-ci
aide le jeune prétendant à remporter en 1921 le prix Goncourt pour son roman,
précédé d’une préface très polémique, dans laquelle, d’ailleurs, Maran le
remercie : « Henri de Régnier, Jacques Boulanger, tuteurs de ce livre, je croirais
manquer de cœur si, au seuil de la préface que voici, je ne reconnaissais tout ce
que je dois à votre bienveillance et à vos conseils » (p. 9). Cette tentative
générique de subversion par le scandale médiatique correspond à un attentat
symbolique dans la fraction du champ dominée par les lettres coloniales. Elle
contribue à modifier sensiblement le droit d’entrée dans l’univers en question.
Avant 1900, en effet, les contacts entre Africains et Européens se limitaient au
passage de voyageurs, de militaires et d’expéditionnaires, lesquels exprimaient
davantage le point de vue du dominant. Mais Batouala va contribuer à rompre
avec cette perception en donnant le ton d’un autre rapport à l’Afrique axé sur la
présentation du Blanc et du Noir en faisant critiquer le premier par le second.
Sa médiatisation provoque une grande polémique au sujet de l’image négative
du Blanc, image à laquelle ce livre renvoie. La controverse171 révèle des
oppositions entre Blanc et Noir, entre métropolitains et coloniaux – eux-mêmes
divisés entre fonctionnaires et « broussards » –, enfin entre Blancs français et
Blancs allemands172. D’après Porra, c’est sur cette base que l’Africain émerge en
tant que « sujet grammatical ». Néanmoins, Porra n’oublie pas de mentionner les
autres facteurs explicatifs de cette visibilité littéraire : l’intervention des
tirailleurs sénégalais, la tenue et la médiatisation des premiers congrès sur la race
nègre, la prétention à l’authenticité des textes de Maran, etc. La notion
d’authenticité renvoie à deux explications : l’une, interne : parce que l’on est
Nègre, on est capable de tenir discours sur les Nègres ; l’autre, externe : parce
que l’on a acquis une compétence en Afrique, on est capable de parler des
Nègres. Batouala joue sur les deux interprétations ; la peintre et écrivain Lucie
Cousturier, Gaston Joseph ou Mille et Trautmann adoptent soit la première soit
la seconde. Ainsi Lebel fixera en 1931 l’authenticité comme nomos des lettres
coloniales. Selon lui, pour qu’une littérature soit coloniale (autrement dit

088
authentique), l’écrivain doit dépayser le lecteur physiquement « c’est-à-dire,
écrit-il, pour restituer le milieu physique exact (car il ne s’agit plus ici de
descriptions fantaisistes), il faut savoir voir173 » ; Lebel ajoute l’accessibilité à
tous ou le « bien écrire174 » qui le rapproche des tenants du bon goût de
l’Académie française ; enfin, il s’agit aussi de dépayser le lecteur moralement en
lui faisant voir « l’âme coloniale175 » (observer l’Européen installé dans la
colonie, montrer ses réalisations) et en lui restituant la mentalité des indigènes.
Tels seraient les principes de la littérature coloniale que n’aurait pas respectés
Maran, puisque Lebel ne l’introduit pas dans sa liste des auteurs coloniaux,
Maran s’étant aliéné la fraction coloniale du champ littéraire. Seuls quelques
auteurs remplissent les conditions pour être des écrivains coloniaux176 : les
réunionnais Marius et Ary Leblond, Robert Randau né en Algérie, « l’écrivain
indigène177 » Bakary Diallo.
Cependant, le débat sur l’authenticité s’inscrit, comme on l’a vu, dans un
contexte général, avec l’avènement de ce que Meizoz a appelé « l’âge du roman
parlant » où émerge une parole oralisée et censée représenter la réintroduction du
peuple dans les productions littéraires. C’est particulièrement vrai pour ce qui
concerne Céline, Ramuz, Poulaille, la littérature prolétarienne178, etc.
Avant le Goncourt, René Maran était considéré comme un auteur mineur voire
inexistant. Le pôle de grande production le légitime en lui octroyant le Goncourt,
et le consacre écrivain « nègre ». Il doit cette légitimité au fait qu’il s’est
rapproché des premiers mouvements dits nègres. Cette place lui est contestée
notamment par les frères Tharaud qui, dans La Randonnée de Samba Diouf, vont
mettre en évidence un rapport positif entre Blanc et Noir à travers l’expérience
d’un « voyage à l’envers », celui qui mène Samba Diouf de l’AOF à la
Métropole. Ce voyage se décompose en de multiples chemins qui ouvrent
chacun à un savoir sur les bienfaits de la présence française en Afrique –
pacification de l’Afrique, éradication de l’esclavage, instruction, etc. C’est à
travers cette perception très positive que les frères Tharaud, cautionnés par
Demaison, devisent de leur rapport à l’Afrique en précisant que, si violence il
devait y avoir en AEF, elle serait le ressort des dissensions internes.
L’intervention française aurait alors éliminé toute la violence interne. Un point
de vue que partagent intégralement Mille et Trautmann dans Au pays de
« Batouala ». Noirs et Blancs en Afrique. Les deux auteurs accentueront cette
violence interne là où Maran insiste sur la violence des Français des colonies,
comme il le fera un peu différemment dans Un homme pareil aux autres.

089
Avec ce roman, le rapport à l’Afrique passe toujours par l’expérience des
relations entre Blancs et Noirs en Afrique, expérience que régule le schème de
l’amour. Cette fois, Maran limite la violence française au mépris des
fonctionnaires français pour les « Français noirs » dont fait partie Véneuse. Mais
le rapport demeure positif quand il s’agit des Français de Métropole. Ce sont
ceux qui, à ses yeux, représentent le mieux la France, d’autant que cette France-
ci s’incarne singulièrement en la personne d’Andrée Marielle dont Véneuse est
épris. Malgré cet amour, ce roman donne une image négative de la peau noire
des Français originaires d’Outre-mer. Cette couleur de l’épiderme constituerait
un obstacle majeur à son désir d’être un « homme pareil aux autres » – c’est-à-
dire pareil aux dominants leucodermes. Mais ces deux contraires peuvent être
réunis grâce à l’amour.
Cette dissociation ne semble pas être suivie par l’ancien militaire, Bakary
Diallo. L’auteur de Force-Bonté met en évidence l’unicité des Français animés
d’une certaine bonté à l’égard des Africains et de lui-même en particulier. Maran
semble encore rejeter cet aspect dans Djouma chien de brousse, lorsqu’il
invoque à nouveau la violence des Français des colonies, complétée cette fois
par la violence interne. De la sorte, il rejoint Mille et Trautmann sur ce dernier
point et sur un autre : l’atavisme du Nègre, manifesté par une intelligence
élémentaire. C’est ce dernier point de vue que partage l’auteur de Voyage au
Congo. Néanmoins, Gide restreint la violence aux compagnies concessionnaires
ou à quelques individus isolés, tout en soulignant la « mentalité primitive » qui
caractériserait le Nègre. Il convoque alors Lévy-Bruhl pour appuyer cette idée.
En bref, on voit que la pratique littéraire de Maran s’inscrit dans un ensemble
d’autres.

Violence des Français des colonies, atavisme africain, tels sont les éléments
qui caractérisent l’Afrique maranesque et que sa production souligne. Ces deux
expériences familières lui permettent également d’émerger dans le champ
littéraire puis dans le champ littéraire afro-antillais en construction. L’auteur de
Batouala impose une plus grande proximité avec l’Afrique qu’il s’est inventée à
travers les expériences de la violence, de la parenté et de l’amour qui en
deviennent les conditions de possibilité ; il impose donc des schèmes qui
régulent et unifient ces différents types d’expériences par lesquelles il croit
établir une plus grande proximité avec ce continent.

090
Maran, on s’en souvient, avait pour objectif principal d’intégrer le champ
littéraire parisien en devenant écrivain français, mais ses multiples tentatives ne
lui ont pas permis de le faire. Il a alors opté pour une tout autre stratégie qui
rencontre parfaitement les possibles dans le champ littéraire (littérature
coloniale, roman parlant, etc.). Cette stratégie vise à mettre en relief sa
spécificité de « Français noir » : parce qu’en tant que Noir, il demeure plus
crédible pour traiter de l’Afrique de façon « authentique » ; parce qu’en tant que
fonctionnaire colonial, il en a une plus grande connaissance que nombre de
métropolitains. Ainsi, le point à partir duquel Maran tient discours lui permet de
deviser des relations entre Blancs et Noirs en Afrique pour définir finalement un
nouveau rapport à l’Afrique qui se fonde sur l’authenticité dans le champ
culturel afro-antillais en construction.
Cette prise de position littéraire semble correspondre à la position spécifique
des dominés dans l’espace social. En l’occurrence, il s’agit de la position d’un
dominé (« Français noir ») qui, bien qu’intégralement assimilé voire même
patriote, souffre de la discrimination raciale des métropolitains. Parallèlement, il
a un regard négatif sur ses semblables de peau, précisément pour manifester sa
francophilie exacerbée en se distanciant d’eux, c’est-à-dire en les rejetant dans
son monde distal (ce qui lui est le plus éloigné). Ce phénomène qui consiste à
intégrer la norme du dominant leucoderme, nous proposons de le résumer par
l’appellation « syndrome de Véneuse » ; il s’agit, autrement dit, de la souffrance
qui résulte de la position assimilationniste pour les originaires des colonies. Ce
sont précisément les agents antillais et africains à Paris porteurs de ces
symptômes qui contribueront à redéfinir le rapport à l’Afrique que le schème de
la violence régule et unifie dans les productions littéraires précédentes.

1 Lettre de René Maran citée par Manoel Gahisto, « La genèse de Batouala », Hommage..., op. cit.,
p. 106.
2 Ibid., p. 115.
3 Ibid., p. 116.
4 Marie-Hélène Koffi-Tessio, « Djogoni, le roman d’un Métis ou l’inanité de la mission civilisatrice »,
Francofonía 14, 2005, p. 41.
5 René Maran, Djogoni (Eaux-Fortes), Hommage à René Maran..., op. cit., p. 162.
6 Ibid., p. 169.
7 Ibid., p. 170.
8 Ibid., p. 177.
9 Ibid., p. 178.

091
10 Ibid., p. 179.
11 Ibid., p. 182.
12 René Maran, Batouala, véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, (1921 et 1938) 2001, p. 30.
13 Idem.
14 Ibid., p. 151.
15 Ibid., p. 56.
16 Ibid., p. 118-119.
17 Ibid., p. 151.
18 Ibid., p. 31.
19 Ibid., p. 32.
20 Ibid., p. 147.
21 Ibid., p. 75.
22 René Maran, Djouma, chien de brousse, Paris, Albin Michel, 1927, p. 37.
23 Ibid., p. 53.
24 Ibid., p. 56.
25 Ibid., p. 57.
26 Ibid., p. 68.
27 Ibid., p. 90-91.
28 Ibid., p. 163.
29 Ibid., p. 180-181.
30 Cf. Michel Francard et al., L’Insécurité linguistique dans les communautés francophones
périphériques, Louvain-la-Neuve, no des Cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, t. XIX, 1993. Il
s’agit de l’écart entre d’une part la représentation que se fait l’usager de la norme évaluative (l’éventail des
variétés légitimes et non légitimes) de la langue et d’autre part la norme objective (les propres pratiques de
l’usager). Lorsque nous parlons d’« insécurité linguistique », nous voulons souligner l’écart linguistique
entre Batouala et les traducteurs miliciens et le commandant. Ne parlant pas français, Batouala est contraint
de se faire traduire les propos du commandant. Ce dernier également doit se faire traduire les propos de
Batouala. Tous deux se font alors manipuler par les miliciens qui parviennent à en tirer profit.
31 René Maran, Djouma..., op. cit., p. 184-185.
32 Sur l’usage du genre autobiographique chez les écrivains originaires des colonies, voir János Riesz,
« Genres autobiographiques en Afrique et en Europe. Déterminismes historiques de l’histoire d’une vie et
rêve d’une autre vie », dans János Riesz et Ulla Schild (éd.), Genres autobiographiques en Afrique.
Autobiographical genres in Africa, Berlin, Dietrich Reimer, 1996, p. 9-32.
33 René Maran, Un homme pareil aux autres, op. cit., p. 11.
34 Ibid., p. 12.
35 René Maran, Un homme pareil aux autres, op. cit., p. 18-19.
36 Ibid., p. 33.
37 Ibid., p. 100.
38 Ibid., p. 126.
39 Ibid., p. 171-172
40 Ibid., p. 225.
41 Ibid., p. 30-31.
42 Ibid., p. 26.
43 Ibid., p. 16.
44 Ibid., p. 24-25.
45 Ibid., p. 26.
46 René Maran, Un homme pareil aux autres, op. cit., p. 13.

092
47 Ibid., p. 81.
48 Ibid., p. 86.
49 Ibid., p. 152.
50 René Maran, Le Cœur serré, Paris, Albin Michel, 1931.
51 Ibid., p. 69-70.
52 Ibid., p. 71.
53 Cf. János Riesz, « “Blancs et Noirs” – Quelques réflexions préliminaires », dans Susanne Gehrmann
et János Riesz (éd.), Le Blanc du Noir. Représentation de l’Europe et des Européens dans les littératures
africaines, Münster, Lit, 2004, p. 23.
54 Cf. La question de l’unité du fondement qui était déjà débattue dans la philosophie grecque,
notamment avec Anaximandre, Anaximène et Thalès de Milet. Elle a amené chaque penseur à prendre
position sur cette question. Ainsi, pour Thalès, toute chose s’explique par l’eau (il choisit cette option après
son voyage en Égypte où il a pu observer le Nil). Cf. Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la
philosophie européenne, op. cit., p. 77.
55 Pour ce qui est du « mythe », nous nous référons à la définition de Lambros Couloubaritsis (Aux
origines de la philosophie européenne, op. cit., p. 69). Cf. notre introduction générale.
56 Lorsque nous disons que « les schèmes permettent à X de », cela signifie que les expériences
familières que nous avons prélevées dans les productions des différents auteurs forment sens et ce sens,
nous le désignons par l’appellation de « schème » (parenté, violence, amour, chemin...). C’est ce qui nous
autorise à dire que le schème permet à l’auteur de... Et cela est d’autant plus compréhensible que le schème
est à la fois « résultat de l’expérience concrète » et « condition de toute expérience ». Cf. notre introduction
générale.
57 Par « réalité du mélange », nous soutenons que le rapport à l’Afrique de René Maran s’explique
surtout par le mélange d’entités hétéroclites (violence, amour et parenté) d’une manière un peu différente
d’Anaxagore. Chez ce dernier, la physique du mélange et de la séparation permet de penser la venue à l’être
et le dépérissement des choses. Cf. Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne, op.
cit., p. 152.
58 Roger Little, « Introduction », dans Lucie Cousturier, Des inconnus chez moi, présentation par Roger
Little avec une préface de René Maran, Paris, L’Harmattan, coll. Autrement mêmes, 2001, p. viii.
59 Lucie Cousturier, Des inconnus..., op. cit., p. 5-6.
60 Ibid., p. 8.
61 Le mot « singe ».
62 Ibid., p. 11.
63 Lucie Cousturier, Des inconnus..., op. cit., p. 15.
64 À partir de l’étymologie grecque hodos (chemin), nous parlerons de pratique hodologique pour
désigner l’usage du schème du chemin dans les productions culturelles des agents littéraires.
65 Comme le note Gisèle Sapiro (La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 94), à cette période de l’entre-
deux-guerres, les romanciers ont tendance à tirer leurs revenus des maisons d’édition et de publications
diverses, ce qui placent ces écrivains dans le pôle de grande production.
66 André Demaison cité par les frères Tharaud, La Randonnée de Samba Diouf, Paris, Plon, 1922, p. 4.
67 Jérôme et Jean Tharaud, La Randonnée de Samba Diouf, op. cit., p. 3-4.
68 Ibid., p. 20.
69 Ibid., p. 31-32.
70 Cet argument est devenu un lieu commun dans la période coloniale. Par exemple dans son Histoire de
la littérature coloniale en France (Paris, Larose, coll. « Les manuels coloniaux », 1931, p. 77), en parlant
de l’histoire coloniale, Roland Lebel écrit que « [l]a conquête coloniale, en effet, n’est autre qu’une vaste

093
pacification, dont profite le pays ». L’argument de la pacification fait donc partie du sens commun de cet
environnement époqual.
71 Jérôme et Jean Tharaud, La Randonnée de Samba Diouf, op. cit., p. 71.
72 Ibid., p. 109-110.
73 Ibid., p. 106-107.
74 Ibid., p. 161-162.
75 Ibid., p. 123.
76 Ibid., p. 280.
77 Jérôme et Jean Tharaud, La Randonnée..., op. cit., p. 79.
78 Ibid., p. 80-81.
79 Ibid., p. 101.
80 Ibid., p. 117.
81 Ibid., p. 18.
82 Ibid., p. 90.
83 Ibid., p. 105-106.
84 Lambros Couloubaritsis, Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, 1986, p. 43.
85 Pierre Mille, « Préface », René Trautmann, Au pays de « Batouala ». Noirs et Blancs en Afrique,
Paris, Payot, 1922, p. 11.
86 Ibid., p. 12.
87 Idem.
88 Ibid., p. 14.
89 Ibid., p. 42.
90 René Trautmann, Au pays de « Batouala ». Noirs et Blancs en Afrique, op. cit., p. 20.
91 Ibid., p. 25.
92 René Maran, Batouala. Véritable roman nègre, op. cit., p. 14.
93 René Trautmann, Au pays de « Batouala »..., op. cit., p. 42.
94 René Maran, Batouala..., op. cit., p. 9-10.
95 René Trautmann, Au pays de « Batouala »..., op. cit., p. 39.
96 Ibid., p. 24.
97 Ibid., p. 46.
98 Ibid., p. 62.
99 Ibid., p. 64.
100 Ibid., p. 247.
101 Ibid., p. 119.
102 Ibid., p. 249.
103 Ibid., p. 25-26.
104 Ibid., p. 26.
105 Idem.
106 Idem.
107 Ibid., p. 248.
108 René Trautmann, Au pays de « Batouala »..., op. cit., p. 28.
109 Ibid., p. 163.
110 Ibid., p. 159.
111 Ibid., p. 164-165.
112 Ibid., p. 165.
113 Ibid., p. 33.
114 Ibid., p. 37.

094
115 Ibid., p. 242.
116 Ibid., p. 242-243.
117 René Maran, Batouala..., op. cit., p. 9.
118 Ibid., p. 10.
119 René Trautmann, Au pays de « Batouala »..., op. cit., p. 244.
120 René Trautmann, Au pays de « Batouala »..., op. cit., p. 244.
121 Franck Michel, Désir d’ailleurs : essai d’anthropologie des voyages, Strasbourg, Histoire et
Anthropologie, 2002.
122 Jean-Richard Bloch, « Avertissement », dans Bakary Diallo, Force-Bonté, préface de Mohamadou
Kane, Paris, Les Nouvelles Éditions Africaines/Agence de coopération culturelle et technique, (1926) 1985,
p. 1. D’ailleurs, il est probable que Cousturier a beaucoup aidé Bakary Diallo à écrire cette autobiographie
comme le fait remarquer entre autres János Riesz (« Littérature coloniale et littérature africaine : hypotexte
et hypertexte », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen avec la collaboration de Katharina Städtler, Les
Champs littéraires africains, Paris, Karthala, coll. « Lettres du Sud », 2001, p. 120).
123 Ibid., p. 3.
124 Bakary Diallo, Force-Bonté, op. cit., p. 85.
125 Ibid., p. 102.
126 Ibid., p. 109.
127 Ibid., p. 110.
128 Ibid., p. 114.
129 Ibid., p. 119.
130 Ibid., p. 167.
131 Ibid., p. 76.
132 Ibid., p. 78-79.
133 Ibid., p. 79.
134 Bakary Diallo, Force-Bonté, op. cit., p. 149.
135 Ibid., p. 153-154.
136 Pierre de Boisdeffre, Vie d’André Gide. 1869-1951, essai de biographie critique, Paris, Hachette, t.
1, 1970, p. 29.
137 Claude Martin, Gide, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1995, p. 10.
138 Ibid., p. 52.
139 Ibid., p. 9.
140 Éric Deschodt, Gide, « le contemporain capital », Paris, Perrin, 1991, p. 10.
141 Roger Little, « René Maran, poète français, francophone, francographe », Francofonía 14, 2005,
p. 65.
142 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 382.
143 Pierre Lepape, André Gide, le messager. Biographie, Paris, Seuil, 1997, p. 334.
144 André Gide, Voyage au Congo suivi de Le retour du Tchad. Carnets de route, Paris, Gallimard, coll.
« Livre de Poche », 1927, p. 11.
145 André Gide, « Joseph Conrad », Nouvelle revue française. Revue mensuelle de littérature et de
critique 23, 1924, p. 659.
146 Idem.
147 Ibid., p. 662.
148 André Gide, Voyage au Congo, op. cit., p. 17.
149 Ibid., p. 83.
150 Ibid., p. 123-124.
151 Ibid., p. 123.

095
152 André Gide, Voyage au Congo, op. cit., p. 124.
153 Lucien Lévy-Bruhl, « Participation et causalité », Les Carnets de Lucien Lévy-Bruhl, préface de
Maurice Leenhardt, Paris, PUF, 1949, p. 175.
154 André Gide, Voyage au Congo, op. cit., p. 249.
155 Idem.
156 Ibid., p. 27.
157 Ibid., p. 28.
158 Ibid., p. 102-103.
159 Ibid., p. 113.
160 Ibid., p. 138.
161 Ibid., p. 142.
162 Ibid., p. 142-143.
163 Ibid., p. 143.
164 André Gide, Voyage au Congo, op. cit., p. 99.
165 Ibid., p. 132.
166 Voir Ibid., p. 88-94.
167 Ibid., p. 183.
168 Ibid., p. 224.
169 Bernard Mouralis, « René Maran et Gaston Monnerville : entre négritude et radicalisme »,
Francofonía 14, 2005, p. 102.
170 Cf. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit.
171 Cf. Véronique Porra, « L’invention de l’authenticité. Paroles d’Africains dans la fiction coloniale des
années 1920 », dans Susanne Gehrmann et János Riesz (dir.), Le Blanc du Noir. Représentation de l’Europe
et des Européens dans les littératures africaines, Münster, Lit, 2004, p. 41-58.
172 Pour approfondir cette question, voir aussi le livre de Chantal Metzger, L’Empire colonial français
dans la stratégie du troisième Reich (1936-1945), Bruxelles/ Bern/Frankfurt/M, P.I.E-Peter Lang, 2 vol.,
coll. « Diplomatie et Histoire », 2002.
173 Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale en France, op. cit., p. 82.
174 Ibid., p. 82-83.
175 Ibid., p. 83. Pour la littérature coloniale en Belgique, cf. Pierre Halen, « Le Petit Belge avait vu
grand »..., op. cit.
176 Pour Lebel, est auteur colonial un Français né aux colonies ou y ayant passé sa jeunesse ; un colonial
ayant vécu assez longtemps là-bas pour s’assimiler « l’âme du pays » ; un « indigène » qui s’exprime en
français.
177 Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale en France, op. cit., p. 86.
178 Cf. Paul Aron, La Littérature prolétarienne..., op. cit.

096

2

Préhistoire
d’un champ littéraire afro-antillais

Les mouvements culturels « nègres » à Paris sont encouragés par leur
rencontre avec la vogue de la Negro Renaissance états-unienne1, issue du clivage
avec le mouvement artistique du New Negro2. En effet, depuis la fin du XIXe, la
communauté afro-américaine cultive le symbole d’une France « terre des
libertés3 », où règnerait l’égalité dans les relations sociales, et qui reconnaîtrait
les mérites en dépit de la couleur de la peau. C’est surtout dans La Nouvelle-
Orléans que s’est constitué ce « capital sympathie » pour la France et
particulièrement pour Paris, grâce à un groupe de mulâtres et de quarterons, fruit
de liaisons amoureuses entre les riches planteurs et les mulâtresses exilées de
Saint-Domingue après la proclamation de l’indépendance de l’île en
janvier 1804. La Louisiane a vu naître une classe possédante, pour l’essentiel
mulâtre, qui, cependant, n’a pas accès à l’éducation aux États-Unis. Les enfants
mulâtres sont envoyés étudier en Europe et particulièrement en France
métropolitaine. « C’est ainsi qu’avant l’abolition de l’esclavage, écrit Fabre, un
groupe de mulâtres libres de La Nouvelle-Orléans, donne naissance à la première
coterie littéraire noire des États-Unis, dont la production est écrite en français4 ».
Parmi ces lettrés francophones de Louisiane, on peut compter Armand
Lanusse né en 1812 dans la Nouvelle-Orléans. Il fait ses études à Paris. À son
retour aux États-Unis, il est choqué par la ségrégation5, mais il reste partagé
entre la volonté de lutter contre les discriminations raciales et le loyalisme à
l’égard du Sud sécessionniste. Il publie une revue littéraire en langue française
(1843) avec l’aide d’un Français de Nouvelle-Orléans. Cet organe est destiné
aux mulâtres francophones de cet État6. Les collaborateurs de la revue y écrivent
des poèmes inspirés par le romantisme français7, mais la revue de Lanusse ne
dépassera pas le cadre restreint de La Nouvelle-Orléans. Autres exemples : ceux
de Camille Thierry (1807-1867), fils d’un négociant bordelais et d’une
quarteronne de Saint-Domingue, de Michel Séligny (1817-1874) ou encore de
Victor Séjour (1817-1874). Ce dernier arrive à Paris en 1836. Il écrit des pièces

097
de théâtre qui seront jouées à la Comédie-Française8 grâce à ses entrées dans
l’entourage de l’empereur, dont il connaissait le secrétaire. Il se lie également
d’amitié avec le mulâtre Alexandre Dumas (1802-1870) qui fait l’objet de
l’admiration des Afro-Américains pour ses origines « noires » – chaque
bourgeois afro-américain qui voyage en France se doit de rencontrer l’auteur du
Comte de Monte-Cristo (1844). Ainsi les touristes afro-américains rêvent-ils de
faire la connaissance de Dumas dès qu’ils arrivent en Europe, continent qui était
considéré comme la mère lointaine de la patrie américaine.
Par ailleurs, quelques militants afro-américains de la « cause noire » étaient
invités en Europe par les sociétés antiesclavagistes9. C’est le cas notamment de
William Wells Brown (1814-1884), ancien esclave marron qui écrit des romans
et des pièces de théâtre ; il participe au IIe Congrès de la Société des amis de la
paix dont le siège se trouve à Londres10. C’est également le cas de deux autres
anciens esclaves affranchis11, Frederick Douglass (1817-1895) et Booker
Tagliaferro Washington (1856-1915). Ce dernier est perçu comme un homme de
compromis car il milite surtout pour l’émancipation économique des Afro-
Américains. Une minorité d’Afro-Américains se rendent donc en France dans le
cadre privé ou invités par des associations abolitionnistes, ce qui leur donne
l’idée d’une France égalitariste.
Cette conception sera diffusée après la Grande Guerre de 1914-1918 parmi la
population afro-américaine12 grâce aux soldats noirs américains. Ces derniers ont
eu le sentiment d’être bien traités en France et mieux accueillis par les
populations françaises après que leur commandement a été transféré à des
officiers français, ce qui leur a évité d’être maltraités par les officiers américains
adeptes de la ségrégation raciale. C’est à cette occasion que le jazz se diffuse en
France, grâce à l’orchestre Jimmy Europe engagé pour tromper l’ennui des
soldats américains. Après la guerre, des soldats noirs publient leurs souvenirs et
certains restent à Paris13 pour échapper à la ségrégation raciale aux États-Unis où
des intellectuels afro-américains tentent de la combattre. C’est le cas notamment
de William Du Bois (1865-1963) et de Marcus Garvey (1887-1940).
C’est dans ce contexte d’après-guerre que se développent à New York
vers 1919 deux courants culturels, noir à Harlem et blanc à Greenwich Village,
qui vont s’influencer mutuellement. Les deux mouvements sont lancés par des
intellectuels progressistes qui viennent de la bourgeoisie afro-américaine
(Langston Hughes, Claude McKay, Zola Neale Hurston, Jean Toomer, Countee

098
Cullen...)14 et blanche (Du Bose Heyward, Paul Green15...). Les intellectuels de
Harlem s’opposent à la vieille garde incarnée par Paul Laurence Dunbar et
Booker T. Washington16 dont la lutte pour l’émancipation afro-américaine se
serait bornée à l’aspect économique et à l’acquisition d’une éducation
exclusivement professionnalisante. Ainsi la Harlem Renaissance naît grâce à
leur alliance avec les progressistes de Greenwich Village. C’est par ces écrivains
(Langston Hughes, Countee Cullen, Jean Toomer, John F. Matheus, Claude
McKay, Harold Jackman...) et artistes afro-américains (Freda Josephine
McDonald dite Joséphine Baker, Paul Robeson...) que le jazz se diffuse
davantage en Europe après leur arrivée à Paris dans les années vingt et trente17 ;
poussés par le mythe de la France « terre des libertés », ils viennent y chercher
une société meilleure incarnée pour certains par René Maran18. C’est là qu’ils
rencontrent la vogue de l’art nègre19 lancée notamment par Picasso et Blaise
Cendrars qui font la promotion du Nègre instinctif et spontané.
Cette vogue favorise l’épanouissement du roman dit nègre, une sorte de
littérature du ghetto et de la plantation sudiste, pratiquée par Langston Hughes et
Claude McKay. Aux États-Unis, ils choquent l’Amérique blanche et la vieille
garde afro-américaine. Cette nouvelle génération, plus radicale et communisante,
dont font partie les Countee Cullen, les Claude McKay et les Langston Hughes,
arrive en Europe à la fin des années vingt, au Quartier latin. Elle vient non
seulement au moment où les Antillais parisiens de La Dépêche africaine
assimilationniste découvrent à peine le New Negro, mais aussi au moment où
l’engouement pour les Nègres s’accompagne de l’arrivée d’une nouvelle
génération d’étudiants à Paris, dont quelques Africains et un grand nombre
d’Antillais. Ces étudiants antillais forment une sorte de microsociété
intellectuelle, assimilée et bourgeoise. Parmi eux, on trouve deux étudiantes en
lettres qui maîtrisent l’anglais, Paulette et Jane Nardal. Elles tiennent salon et
deviennent les pivots de la relation entre les Afro-Américains et les Français sur
les questions culturelles, pour lesquelles elles redoublent d’effort, notamment
dans La Dépêche africaine.


La Dépêche africaine : reformulation de l’enjeu sur l’identité
« nègre » de l’écrivain

099
La Dépêche africaine est fondée en 1928 par Maurice Satineau, membre du
Comité de défense de la race nègre (CDRN) qui s’est scindée en deux comme on
l’a vu plus haut. Dans cet organe, il préconise l’assimilation des hommes et
l’attribution de la citoyenneté restreinte aux « évolués », la mise en valeur des
colonies, etc. Réformiste, Satineau invite René Maran, Charles Bellan et Léon
Jouhaux à collaborer à la revue. Les pages culturelles échoient aux sœurs Nardal.
Ce journal devient le nouveau carrefour assimilationniste et entend faire le trait
d’union entre les Nègres du monde entier. Il est attaché à la présence française
dans le monde et particulièrement en Afrique, mais aussi à l’identité et à la
solidarité nègres naissantes. Avant 1928 – on l’a vu avec Maran –, rares étaient
les Antillais qui soulignaient leur appartenance historique à l’Afrique, comme le
fait le livre de Price-Mars, Ainsi parla l’oncle (1928). De plus, il s’agissait avant
tout de préconiser l’assimilation totale à la nation française (René Maran).
Maintenant, il s’agit plutôt d’assumer une dualité afro-latine, d’où le flottement,
en termes politiques, entre l’assimilation pure et la reconnaissance des
différences. Cette revue dénonce l’exhibition de Nègres au jardin
d’acclimatation, tout en voyant dans le Noir un être instinctif, spiritualiste et
sincère, au contraire du Blanc qui serait rationnel et matérialiste.
Ces propos s’inscrivent, comme on l’a vu, dans le sillage de la vogue nègre et
dans le thème de la plus « grande France », tel qu’on le retrouvera dans
l’Exposition coloniale de 1931. Si Dewitte interprète cette vogue comme la
manifestation du changement de l’image du Nègre, un changement causé par une
sorte de curiosité bienveillante et d’intérêt superficiel, les raisons évoquées pour
expliquer ce phénomène font l’économie de l’impact considérable de
l’anthropologie coloniale, qui a imposé l’image d’un Noir « authentique » et
infantile. La production scientifique réalisée par l’ensemble des agents
métropolitains et coloniaux à propos de l’Afrique, dans le cadre de la
colonisation, fonde l’africanisme des années trente. Cet africanisme est le fait de
chercheurs marqués par l’idéologie dite républicaine20, et dont la plupart sont
acquis aux idées de Mauss et de Durkheim – Delafosse21, Equilbecq, Griaule,
etc. Ils s’opposent à l’idéologie raciale d’un Gobineau et d’un Papillaut22,
idéologie à la base de la « sociologie coloniale », laquelle a elle-même pour but
de réifier les barrières entre les colonisateurs et les colonisés en essentialisant les
différences et en récusant toute possibilité d’assimilation des populations
africaines dominées.
Ces chercheurs s’appuient sur la construction d’une catégorie « indigène » qui

100
leur permet de refuser toute politique d’assimilation et de préconiser une
politique d’association fondée sur la hiérarchie des « races psychologiques ». Ils
s’opposent aussi au nationalisme de Lebon, Barrès, Maurras et Léon de
Saussure. Ils combattent également ceux qui, comme Harmand et Leroy-Baulieu,
perçoivent la colonie comme un pur espace économique et non politique.
Parallèlement, ces enquêteurs coloniaux recherchent la reconnaissance des
milieux scientifiques en échappant au contexte politique de leur recherche et
participent ainsi à la recomposition de la science de l’homme dont la création du
Musée d’ethnographie du Trocadéro est un exemple.
Ces enquêteurs coloniaux sont à l’origine du thème de « l’âme nègre » déjà
présent chez l’anthropologue Richard E. Dennett (1857-1921) dans son ouvrage
sur les Yoruba, At the Back of Black Man’s Mind (1909), dans lequel il se livre à
des interprétations sur l’origine de ce peuple à partir d’analogies linguistiques, ce
qui lui vaut une polémique avec Mauss et Durkheim. Bien que l’Afrique soit un
angle mort de la recherche faute de structure officielle, elle devient un lieu
d’engagement intellectuel23. Par exemple, Delafosse, dans sa synthèse en trois
volumes publiée avant la Première Guerre mondiale, Haut-Sénégal-Niger24, pose
les prolégomènes d’un africanisme méthodique. Pour ce faire, il fait de
l’ethnographie une discipline en préconisant, contre le géographe Brunhes,
professeur au Collège de France, la pluridisciplinarité et la primauté de l’enquête
de terrain.
Dans les années trente, les africanistes érigent une science impériale chargée
d’étudier l’Empire français. Trois facteurs ont rendu possible l’avènement de
cette science : le contexte de l’exposition coloniale internationale de Vincennes,
le changement de l’image de l’Africain redéfini dans la dépendance et condamné
à « l’authenticité » (âme nègre), la présence des tirailleurs sénégalais et
l’anticolonialisme du président américain Wilson. Ces quatre facteurs ont
encouragé des mobilisations panafricaines, parmi lesquelles l’initiative de Du
Bois avec la NAACP ou encore la contestation des violences françaises en
Afrique. L’africanisme des années trente propose la réponse suivante : sur la
base de sa scientificité, il invente d’abord une Afrique, il crée ensuite un « Noir
authentique ».
Cette constitution de l’africanisme en discipline résulte aussi et surtout de la
création en France et en Grande-Bretagne de sociétés savantes25 dont l’objectif
reste d’étudier les langues et les civilisations africaines pour parvenir à une plus
grande intelligibilité de ce qu’elles nomment la « mentalité africaine ». Ces

101
études sont censées rendre solubles les problèmes sociaux liés au fait colonial.
Pour ce faire, une alliance objective s’établit entre le monde colonial et le monde
savant en vue de relégitimer la colonisation, alors remise en cause par les
nouvelles puissances (l’URSS et les États-Unis). En France, la « construction de
l’Afrique comme objet digne d’intérêt scientifique a donc intimement partie liée
avec sa valorisation comme enjeu national26 ». Le monde savant et le monde
colonial deviennent interdépendants, car l’Afrique noire se trouve au bas de la
hiérarchie de légitimité des objets scientifiques (puisqu’on l’estime dépourvue
de grande civilisation). Or la création d’une société savante conduit à
l’anoblissement de l’œuvre coloniale de la France, ainsi qu’à l’anoblissement
symbolique des études sur l’Afrique dont le découpage du savoir s’effectue en
fonction de critères géopolitiques. La raison se trouve dans le fait que
« l’africanisme, revendiqué comme mode de savoir spécifique de l’Afrique
noire, semble avoir pour substrat une vision de l’Afrique comme totalité,
marquée par une unité fondamentale, qui ferait qu’en étudiant un village ou une
“ethnie”, on peut atteindre à une sorte d’Afrique essentielle27 ».

C’est donc le thème de l’unité fondamentale de l’Afrique noire basée sur une
« âme nègre » (« mentalité africaine »)28 qui préside aux démarches des premiers
« africanistes ». Cette unicité essentielle de l’homme noir correspondrait à
l’expression de l’harmonie entre la « race » et la civilisation noire. C’est dans
cette optique que les ouvrages29 de Frobenius et de Delafosse portent
respectivement les titres de Histoire de la civilisation africaine (1933) et Les
Civilisations négro-africaines (1925) ; sans oublier encore les écrits des
indigénistes dans la revue Outre-Mer30 (1929-1937), qui inventent une Afrique
liée au milieu par un déterminisme biogéographique dont le paysan serait la
quintessence atavique, d’où l’ouvrage de Delavignette, Les Paysans noirs. Ces
premiers africanistes qui ont voulu montrer la réalité d’un passé africain
complexe d’après la perception qu’ils en avaient, ont également intégré le
présent dans leur préoccupation de recherche. Ils ont fait de la connaissance des
langues africaines la voie d’accès à ce présent, ce qui « conduisit d’autre part à
accorder une grande importance à la question de l’oral en en faisant à la fois la
principale source de connaissance de nombre de sociétés africaines et une
caractéristique de leur organisation avec la création de la notion de “société
orale” qui se substituait à celle de “société sans écriture”31 ». C’est dans ce

102
contexte très général de constitution de l’Afrique en objet scientifique que se
déploie René Maran32 et qu’émerge La Dépêche africaine.
La Dépêche africaine, où écrit Nardal, ne reprend pas tel quel ce point de vue
africaniste et politique. À partir de la transformation sociale dans laquelle elle-
même se situe, elle développe un discours assimilationniste qui aborde la
question dite « nègre » davantage sous un aspect culturel. Comme déjà évoqué
plus haut, l’importance croissante de l’aspect culturel va conduire à la création
de La Revue du monde noir à partir de La Dépêche africaine. La Revue du
monde noir et ses parangons plus contestataires, Légitime Défense et L’Étudiant
noir, contribueront à transformer l’enjeu politique de l’identité politique de
l’homme noir en enjeu culturel de l’identité politique de l’homme noir à Paris.
C’est ainsi que se redéfinissent les enjeux dans le champ culturel afro-antillais en
construction.
La Dépêche africaine a approfondi la réflexion sur le métissage culturel et
l’identité nègre dans un contexte de résurgence des thèses gobiniennes (race
française) par l’action de Papillaut. Pour rendre compte de ce débat culturel
hérité de la condition historique des mélano-africains (traite négrière, esclavage
et colonisation), Paulette Nardal, le docteur Léo Sajous et Me Henri Jean-Louis,
tous antillais, fondent La Revue du monde noir (RMN) en octobre 1931. Cette
revue s’inscrit, grâce à l’africanisme, dans le contexte de revalorisation de
l’homme noir qui fédère les intellectuels antillais (Guadeloupéens, Martiniquais
et Haïtiens). Ses contributeurs sont pour la plupart membres des professions
libérales, bourgeois métis et parfois étudiants comme René Ménil. Les
thématiques abordées sont le racisme, le métissage, l’égalité des races contre
l’eugénisme. Le débat porte donc sur la « race » et la « culture nègre ».
L’avènement de l’identité nègre ne se fait pas avec la création de cette revue,
car Nardal avait déjà promu l’afro-latinité dans La Dépêche africaine. Avec la
RMN, l’on passe explicitement d’une identité afro-latine à une identité nègre qui
est plus fédératrice (pour les Noirs afro-américains, antillais et éventuellement
africains). En effet, les Antillais vivant à Paris n’ont que peu de possibilité de
positionnement culturel : soit l’adoption tel quel de l’héritage parisien, soit
l’investissement de leur capital culturel dans les problématiques spécifiques à
leurs conditions socioculturelles.
Dans le premier cas, ils risquent d’entrer dans une lutte inégale avec le milieu
littéraire parisien33, étant donné que celui-ci contrôle les institutions culturelles

103
légitimes. En se confrontant directement aux Parisiens, les Afro-Antillais
contribueraient par là-même à réduire leurs possibilités de reconnaissance,
qu’elle soit individuelle ou collective. Mais s’ils s’en détournaient totalement, ils
se fermeraient également les portes du Paris culturel. Dans le second cas, ils
peuvent investir leur capital culturel dans les problématiques nègres
(humanisation de la colonisation, glorification du passé nègre, etc.), dont le
terrain a été balisé par les mouvements politiques nègres et à partir desquelles ils
redéfinissent les enjeux qu’ils tentent de légitimer en tant qu’enjeux spécifiques
dans un jeu sui generis. Comment l’ensemble des agents afro-antillais des
années trente vont-ils se positionner face à cet enjeu ? Quel intérêt portent-ils au
« jeu » culturel34 ? C’est ce que nous proposons d’aborder en étudiant d’abord La
Revue du monde noir et ses épigones.


De La Revue du monde noir à L’Étudiant noir

Pour prendre position, les agents culturels nègres délimitent le champ dans
lequel ils vont s’employer à discuter la question de l’identité culturelle nègre, qui
demeure encore très politisée malgré l’effondrement des « mouvements
nègres ». Comme on l’a évoqué, les bases sur lesquelles ils peuvent s’appuyer
ont été jetées par ces mouvements et par René Maran, qui s’insère certes dans le
contexte de la recomposition des sciences de l’homme, mais aussi dans celui
d’une politisation du champ littéraire dans l’entre-deux-guerres. Depuis l’affaire
Dreyfus, l’option de « l’art pour l’art » a été effectivement discréditée et son
point culminant se situe vers 1934 avec le relatif rapprochement de Gide et du
PCF et le durcissement de la droite conservatrice35. Dès lors, la politique devient
un mode de démarcation des positions dans le champ littéraire36. Seules quelques
avant-gardes (comme les surréalistes) se démarquent par des conceptions
esthétiques. Si les écoles littéraires disparaissent, c’est dû à la domination du
roman depuis la fin du XIXe, qui a détrôné la poésie37. Ces écoles sont remplacées
par de nouveaux venus qui s’imposent sur une base identitaire – par exemple,
« l’identité nègre », la littérature régionaliste38, la littérature catholique39, la
littérature prolétarienne40, etc. « Si ces formes de regroupement traduisent le plus
souvent un rapport de force malheureux au sein du champ littéraire [...], note
Sapiro, elles s’accompagnent de revendications éthiques, voire politiques, qui

104
leur confèrent une plus large visibilité et leur permettent, en misant sur un public
ciblé, de se faire une place dans la production éditoriale41 ». C’est ainsi que
s’explique la floraison d’hebdomadaires politico-littéraires comme Europe,
Commune, Esprit, Réaction, Combat, Candide, la RMN, Légitime Défense,
L’Étudiant noir, etc. Ces revues accordent plus de place à l’actualité des années
trente. De plus, leur apparition est souvent liée aux stratégies des maisons
d’édition qui, grâce à la généralisation de l’enseignement, voient leur offre
éditoriale s’accroître pour de nombreux agents dont certains sont normaliens.
Pour un certain nombre de ces agents, le journalisme demeure la voie d’accès au
champ littéraire et reste un moyen de subsistance. La collaboration d’écrivains à
des quotidiens s’est donc banalisée, de même que sont banalisés les thèmes de
l’action. Ces derniers sont portés par une nouvelle génération d’écrivains qui
sont entrés dans le champ littéraire dans les années vingt, et qui se sont affirmés
dans les années 193042. Cette génération (Aragon, Breton, Éluard, Drieu La
Rochelle, Montherlant, Giono, Céline, etc.) favorise la mise à l’écart de l’option
de l’art pour l’art, que l’on retrouve aussi dans les revues dites nègres.
C’est dans ce contexte de transformation de l’offre politique dans le champ
littéraire que Paulette et Jane Nardal redoublent d’effort pour canaliser
l’ébullition intellectuelle afro-américaine à Paris (la Renaissance de Harlem).
Les sœurs Nardal profitent effectivement de l’élan donné par La Dépêche
africaine pour mobiliser en 1931 leur réseau antillais autour d’un projet
relativement centré sur les questions culturelles. Sur les ruines de La Dépêche,
elles fondent alors La Revue du monde noir43 qui adopte un discours moins
politisé.
Paulette et Jeanne Nardal sont nées dans une famille relativement aisée
en 1896 et 1900, d’un père ingénieur, Paul Nardal, et d’une mère au foyer,
Louise Achille44. Leur père a effectué une scolarité brillante grâce à une bourse
d’études. Ses filles suivent leur scolarité en Martinique. Nous savons que
Paulette Nardal y obtient un brevet supérieur puis un diplôme d’études
secondaires, équivalent du baccalauréat actuel, avant de devenir institutrice
en 1918. En 1920, elle gagne Paris pour y étudier l’anglais à la Sorbonne. Elle y
participe à la vie culturelle : sorties, théâtre, concerts, expositions, etc. Elle
fréquente surtout les lieux de concentration de la « Caraïbe parisienne ». Après
avoir obtenu son diplôme d’anglais, Paulette Nardal devient secrétaire
parlementaire du député Galandon-Diouf45 et entretient des liens d’amitié avec
les écrivains afro-américains de la Harlem Renaissance. Elle y introduit

105
également ses sœurs Andrée et Jeanne avec lesquelles elle tient un salon
littéraire dans son appartement de Clamart en région parisienne. Y participent
entre autres le sénateur haïtien Jean Price-Mars, René Maran, les jeunes
étudiants Léopold Sédar Senghor, René Ménil, Aimé Césaire, etc. Ainsi tous les
dimanches après-midi, on discute littérature et politique chez les sœurs Nardal.
C’est grâce à ces fréquentations qu’elles parviennent à fonder La Revue du
monde noir.
Le projet des Nardal est certes ambitieux et la direction de la nouvelle revue
l’articule autour de trois objectifs principaux :
Donner à l’élite intellectuelle de la Race noire et aux amis des Noirs un organe où publier leurs
œuvres artistiques, littéraires et scientifiques.

Étudier et faire connaître par la voix de la presse, des livres, des conférences ou des cours, tout ce
qui concerne la CIVILISATION NÈGRE et les richesses naturelles de l’Afrique, patrie trois fois sacrée de
la Race noire.

Créer entre les Noirs du monde entier, sans distinction de nationalité, un lien intellectuel et moral
qui leur permette de se mieux connaître, de s’aimer fraternellement, de défendre plus efficacement
leurs intérêts collectifs et d’illustrer leur Race, tel est le triple but que poursuivra « La REVUE DU
MONDE NOIR46 ».

Tribune de l’intelligentsia noire, organe de diffusion de leurs différentes


productions et moyen de souder les liens de la diaspora noire, cette revue
bilingue (français-anglais) est bien une nouvelle pierre ajoutée à l’édification
d’un champ intellectuel afro-antillais à Paris. Les différents agents, pour la
plupart antillais, vont se positionner sur ces questions ayant trait à l’identité
nègre à travers les différentes contributions. Le tableau ci-dessous nous montre
un panorama de ces contributeurs répartis selon les matières. L’on verra que les
matières liées à la question nègre révèlent la place importante qu’occupe le sujet
dans la revue, notamment à travers les contributions relatives à l’infériorité des
Noirs. Cette insistance témoigne certes de la volonté de réaliser les objectifs
précités ; toutefois, malgré la présence constante de cette préoccupation et au
regard de la composition des contributeurs, force est de constater qu’ils sont soit
antillais, soit afro-américains, parfois métropolitains et parfois originaires du
monde colonial belge comme Gaston-Denys Périer47.
À la lecture de la liste des noms dans ce tableau, on observe que le « monde
noir » dont parle la direction se limite aux Antillais et aux Afro-Américains

106
puisque l’Afrique n’est pas représentée. À ce stade de la réflexion, je vois deux
raisons partielles à cette absence africaine. La première est la limitation de
l’accès à la Métropole par l’administration coloniale qui craint que le contact
prolongé des Africains avec des intellectuels métropolitains ou des institutions
d’enseignement métropolitaines, devienne un facteur de trouble pour les colonies
à leur retour. Dès lors, le champ intellectuel des Africains est restreint à l’espace
public colonial, lieu de participation et de prise de position48.

107
La seconde est l’aspect élémentaire de la formation scolaire dans les colonies

108
françaises d’Afrique, dont l’aboutissement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale
est le CAP. Dans les Antilles françaises, depuis l’abolition de l’esclavage
en 1848, l’enseignement est organisé comme en Métropole. Ce qui explique, à
mon sens, la production d’intellectuels plus nombreux aux Antilles qu’en
Afrique subsaharienne (principalement en AOF, l’AEF étant relativement laissée
à l’abandon) à cette période. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, les Africains qui vont au-delà du CAP relèvent de l’exception et sont
appuyés par l’administration coloniale ; c’est le cas entre autres de Léopold
Sédar Senghor, de Birago Diop ou d’Ousmane Socé. Dès lors, les quelques
Aofiens qui parviennent à étudier en Métropole ne peuvent se constituer en
réseau. Et lorsque la possibilité d’une ascension leur est offerte, ils intègrent les
structures politiques métropolitaines ; c’est le cas de Blaise Diagne.
Avec l’absence manifeste d’une représentation africaine dans le réseau
parisien, c’est le point de vue d’agents issus directement de l’enseignement
français et dotés d’un statut social relativement élevé qui s’exprime dans La
Revue du monde noir. Les domaines qui touchent à la réflexion sur l’identité
noire, dont on peut répartir schématiquement les articles en matières politiques et
matières littéraires, sont investis par des personnalités confirmées dans la « petite
Caraïbe parisienne ». Ces dernières sont souvent détentrices de diplômes
d’études supérieures et dotées d’un statut social élevé : il s’agit d’avocats
(comme Me Jean-Louis), d’hommes politiques antillais (Price-Mars), de savants
internationalement reconnus (comme Grégoire-Micheli, Frobenius, etc.),
d’intellectuels (Nardal, Achille, etc.) dont certains ont fait leurs armes dans La
Dépêche africaine. Outre ces personnalités, la revue compte parmi les
participants des étudiants dont l’intervention se restreint à la publication de leurs
propres productions littéraires (Ménil, Léro, Monnerot) qui voisinent avec celles
d’auteurs confirmés (McKay, Hughes, Maran, F. Léopold, etc.). Ceci s’explique
par le fait que les agents du premier groupe, plus expérimentés, donnent à la
revue un peu de leur légitimité sociale (docteur ès lettres, avocat, etc.), ce qui
permet au débat sur le monde noir d’être pris au sérieux par l’ensemble des pairs
issus du même monde culturel. De plus, le débat et la revue sont rehaussés par la
reproduction de textes de savants reconnus tels que Frobenius ou Grégoire-
Micheli. Or les étudiants précités ne bénéficient d’aucune reconnaissance
institutionnelle, parce qu’ils sont entrants dans le réseau. Dès lors, les réponses à
la question de l’identité culturelle de l’homme noir sont apportées par des agents

109
antillais et pour la plupart non littéraires, en dehors de Paulette Nardal. Parmi ces
réponses, il y a celles qui tentent de définir une identité que j’appellerai
triangulaire.

Identité triangulaire et assimilation

Cette question comporte plusieurs éléments dont le plus saillant est l’idée de
l’infériorité du Noir par rapport au Blanc. L’examen du contenu de certains
articles nous éclaire quelque peu sur l’orientation de La Revue du monde noir.
Tout d’abord, ces articles acceptent, comme l’ensemble des agents de cette
période, la classification raciale de l’humanité en Noir, Blanc et Jaune. Mais ce
qui leur semble discutable, c’est l’idée d’inégalité entre ces catégories et
particulièrement entre Blanc et Noir. Profitant des discussions des savants
africanistes, ils remettent en cause le gobinisme en rejetant la thèse de
l’infériorité du Noir qu’ils estiment sans assises scientifiques. Toujours dans la
lignée de l’africanisme naissant, ils proposent une autre lecture de l’Afrique et,
au-delà, du monde noir. Pour eux, le dépassement du préjugé des « races » passe
par l’option d’un autre rapport à l’Afrique. Ainsi, Louis-Jean Finot suggère
d’accroître la proximité entre les hommes de toutes les couleurs en créant une
sorte de « patrie élargie », c’est-à-dire une solidarité entre les peuples qui
permettrait aux nations de faire face aux crises internationales ensemble et avec
l’Afrique49. Cette solidarité, poursuit-il, devrait prendre la forme d’une entraide
entre les nations riches et les nations pauvres si ces dernières souhaitent
surmonter les crises et par la même occasion pacifier et conserver l’équilibre du
monde. Dans cette perspective, ceux qui parlent encore de « race française »
manqueraient de clairvoyance, car la France serait le fruit d’un métissage entre
plusieurs « races ». Mais il ne s’agit pas du métissage entre Blanc et Noir50.
L’égalité des « races » que Finot préconise n’est pas anodine parce que, grâce
à l’exploitation du continent africain, elle constituerait un remède à la crise
économique que traverse la France. C’est pourquoi, affirme Finot, il est urgent
d’atténuer les préjugés contre les populations mélanodermes. « Qui oserait
soutenir aujourd’hui la thèse de l’infériorité mentale des Noirs de l’Afrique par
exemple51 ? », déclare-t-il, et il poursuit en explicitant cette conception d’une
Afrique perçue comme un remède à la crise européenne : « Solidarité entre la

110
France et l’Afrique, oui, voilà un point du programme qu’il faut réaliser, sur une
parfaite égalité de traitement entre blancs et noirs52 ».
Reprenant à son tour le terme de race, Émile Sicard, fraîchement diplômé de
philosophie, essaie à partir d’une posture innocente, d’expliquer que le préjugé à
l’encontre des « races noires » viendrait d’une erreur : l’opinion qu’auraient le
Blanc et le Noir l’un de l’autre est erronée. Cette erreur viendrait d’une
ignorance réciproque. Pour sortir de cette ignorance, il en appelle aux élites des
deux côtés pour un travail d’information53.
Pour le jeune philosophe, le problème des rapports entre Blancs et Noirs n’est
que le fruit d’un malentendu qu’il suffirait de surmonter par la connaissance
réciproque. Certes, Finot et Sicard s’opposent à l’idée de l’infériorité du Noir,
l’un pour des motifs utilitaristes et l’autre pour des raisons philosophiques, mais
tous deux acceptent l’idée de la supériorité de la civilisation française, modèle
indépassable vers lequel devrait tendre l’Afrique. La caution scientifique de cette
orientation est donnée par l’anthropologue Grégoire-Micheli, membre de
l’Institut international d’anthropologie. Pour lui, la classification gobinienne de
l’humanité en races noire, jaune et blanche, puis sa hiérarchisation en races
supérieure (blanche japhétide et germanique) et inférieure (jaune et noire), est
fragile, malgré l’argument craniométrique utilisé par Gobineau pour partager
l’humanité en brachycéphales (inférieurs) et dolichocéphales (supérieurs)
justement parce que ces deux types de crânes se trouveraient tant chez les Blancs
que chez les Noirs. Dès lors, le sérieux d’une telle classification n’est pas avéré,
comme Micheli le dit lui-même :
Bien que les savants et les hommes de sens qui nient l’inégalité des races humaines soient, chaque
jour, plus nombreux, le préjugé de races n’est pas facile à extirper. Les Nègres, tout particulièrement,
ont eu et ont encore à en souffrir. Souvent, la théorie de leur prétendue infériorité mentale est reprise
par des gens insuffisamment éclairés ou des savants routiniers, imbus de « préjugés sucés avec le lait »,
qui entraînent une aberration de leur sens critique54.

Grégoire-Micheli attribue la persistance du préjugé de l’inégalité des races


chez certains agents sociaux et intellectuels au fait qu’ils ont eu une mauvaise
expérience avec un Africain. À partir d’un cas individuel, ils extrapolent à
l’ensemble du peuple noir. L’anthropologue ajoute que le Nègre jouit des trois
grandes « facultés de l’âme » (l’intelligence, la sensibilité et l’activité) comme
tous les autres hommes : « Et, pour les peuples noirs, comme pour les peuples
blancs, joue la loi sociologique qui veut que les sentiments et les idées des

111
individus subissent l’influence des conditions sociales dans lesquelles ils
vivent55 ». Après avoir montré l’existence d’une égalité des races,
l’anthropologue concède que, malgré cette égalité et la cohérence des sociétés
africaines précoloniales, l’Afrique s’est toutefois figée par manque
d’oxygénation étrangère, idée présente également chez Maran et, poussée à
l’extrême chez Mille et Trautmann ; cette carence l’aurait maintenue dans un état
de retardement primitif. C’est ce que Grégoire-Micheli explique ainsi :
Et, si les sociétés de l’Afrique noire sont restées jusqu’à ces derniers temps en dehors du mouvement
des civilisations ; si elles se sont attardées dans leur évolution, c’est qu’elles se sont abandonnées à
l’imitation pure et simple de ce qui se faisait avant elles ; et qu’elles ont été hypnotisées par les
traditions et les coutumes ancestrales, dont les effets de stagnation n’ont pas été contrebalancés, à
cause de leur isolement géographique, par les techniques et les façons de penser et d’agir des sociétés
étrangères56.

Heureusement, en 1931, les Nègres, perfectibles, bénéficient de l’œuvre


civilisatrice occidentale, comme il l’affirme dans cet exemple à l’instar de René
Trautmann dans sa réponse à Batouala :
C’est que, comme les autres hommes, les Nègres sont perfectibles. Et bien que profitant depuis
relativement peu de temps des bienfaits de la civilisation, ils ont prouvé surabondamment, en
particulier dans les Amériques, qu’ils sont capables de réussir, dans toutes les branches de l’activité
humaine57.

Ils auraient une certaine facilité pour les arts et pour les langues. Pour appuyer
ce point de vue, Grégoire-Micheli en appelle à l’autorité de Delafosse :
Le professeur M. Delafosse, à qui il faut toujours se reporter quand il s’agit des manifestations
intellectuelles et artistiques des soi-disant sauvages de l’Afrique dit : « Il est impossible de ne pas
reconnaître que les Noirs africains sont remarquablement doués pour les arts. Leurs dispositions
musicales innées, les instruments qu’ils ont su créer et dont ils tirent souvent un parti surprenant, [...]
sont des preuves incontestables de facultés artistiques qui sont appelées à donner plus et mieux qu’elles
n’ont pu le faire jusqu’à présent58 ».

Ces agents, par leur participation à La Revue du monde noir, manifestent


certes leur négrophilie en rejetant la thèse de l’inégalité des races défendue par
Gobineau et Papillaut, et en saluant tel ou tel aspect positif des populations
mélanodermes. Ils demeurent cependant enfermés dans la perception coloniale
d’une Afrique sympathique, voire naïve et infantile, comme l’exprimaient Lucie
Cousturier ou les frères Tharaud59 dans leur ouvrage. Il s’agit là d’un indice de la
« culture coloniale », modifiée en l’occurrence par la structuration en cours du

112
champ culturel afro-antillais. Ces agents expriment leur refus d’une inégalité des
races, refus assorti d’un MAIS : « MAIS ils ont été, à un moment donné, écartés de
la civilisation et du progrès, retard que la France tente de combler par son œuvre
civilisatrice ».
Cette revue exprimerait-elle une contradiction entre, d’un côté, le rejet de
l’infériorité du Noir et, de l’autre, l’assurance du bienfait de l’extension de la
mission civilisatrice ? Ce n’est une contradiction qu’en apparence, car pour
nombre d’agents dont les catégories de l’entendement ont été structurées par
l’ordre colonial, les Africains eurent des sociétés cohérentes comme les sociétés
européennes, mais contrairement aux sociétés européennes, ils auraient été isolés
du vaste mouvement des contacts de culture, et seraient restés figés à un stade
d’évolution primitif que la France a déjà dépassé ; c’est en ce sens que l’on peut
également comprendre les propos de Grégoire-Micheli. C’est dire que la RMN
considère effectivement la colonisation comme un contact de culture au contraire
de ce que défendra Aimé Césaire dans les années cinquante.
Un autre aspect de la manifestation de cette pensée est l’insistance sur
l’inclination des populations mélanodermes à l’art et particulièrement à la danse.
C’est dans ce sens que vont les contributions de Louis-Thomas Achille. Ce
dernier insiste sur la thèse du tempérament artiste de ce peuple (« race
congénitalement artiste ») lorsqu’il écrit :
[...] en une race congénitalement artiste, toutes les branches de l’activité humaine sont pénétrées
d’art. L’émotion esthétique, ainsi toujours maintenue en éveil, comble l’individu d’un bonheur continu
qui le dispense souvent de s’épuiser à la recherche d’autres satisfactions. De là vient sans doute ce
« grand rire du Nègre » qui s’étend de sa naissance à sa mort, et de l’Afrique à l’Amérique. Ne
pourrait-on pas y voir enfin une explication partielle, s’entend, de la longue et mystérieuse stagnation
de la société africaine, dispensée de toute activité intense, dans l’ordre politique, économique ou
intellectuelle, par ce généreux et continuel gaspillage d’énergie humaine en manifestations artistiques
incessantes60 ?

Le lien intrinsèque étant ainsi établi entre l’art et les populations


mélanodermes, il tente de l’étudier dans ses formes diverses, notamment la
danse. Cette idée se prolonge dans un autre article où, après avoir essayé de
montrer la réaction particulière du Noir à la Beauté, due à cette disposition innée
pour les arts, la danse demeurerait, d’après Louis-Thomas Achille, le mode
favori de la création artistique pour le Noir : « Les faits viennent corroborer cette
déduction. Nulle race ne danse autant que la race nègre. Chez les Noirs tout finit,
non pas par une chanson, mais par un bal61 ».

113
Dans La Revue du monde noir, on voit également que l’inclination artistique
du Noir rejoint l’idée « d’âme nègre » promue par l’africanisme sans en être un
reflet puisqu’elle s’insère dans la logique propre au champ littéraire. Cette
inclination innée du peuple nègre aux arts d’une part, et l’idée de l’égalité des
races, nuancée par celle de l’apport de la civilisation française comme solution
au blocage primitif des Africains, d’autre part, permettent d’établir la position de
la revue relativement à la question de l’identité nègre. Cette identité
multinationale veut rassembler la diaspora autour d’une origine commune :
l’Afrique. Cependant, cette origine, qui sert de lien entre Antillais, Afro-
Américains et Africains, suppose l’élargissement des frontières de l’identité
française pour les Antillais acculturés et en mal de reconnaissance sociale et
culturelle. C’est pourquoi La Revue du monde noir tente de constituer une sorte
d’identité triangulaire, c’est-à-dire d’établir leur ascendance historique, d’abord
par rapport à l’Afrique, « patrie trois fois sacrée de la race noire62 », selon la
direction de la RMN, puis par rapport à la Métropole dont ils ont intériorisé à
l’école les structures de perception et d’appréciation du réel et dont ils attendent
de la reconnaissance, et enfin par rapport aux Antilles, leur origine géographique
et culturelle. Serait-ce une sorte de synthèse culturelle ? Pas seulement, car, par
la revalorisation des sociétés africaines qu’ils préconisent à l’instar des
africanistes, c’est leur ascendance et donc eux-mêmes qu’ils veulent mettre en
valeur, notamment en insistant sur les survivances de certaines traditions
artistiques africaines aux Antilles (danse, musiques, etc.). C’est peut-être ainsi
que l’on peut comprendre le propos de Paulette Nardal lorsqu’elle tente de
justifier le centrage de la RMN sur les questions nègres.
Nous avons pleinement conscience de ce que nous devons à la culture blanche et nous n’avons
nullement l’intention de l’abandonner pour favoriser je ne sais quel retour à l’obscurantisme. Sans elle,
nous n’eussions pas pris conscience de ce que nous sommes. Mais nous entendons dépasser le cadre de
cette culture pour chercher à l’aide de savants de race blanche et de tous les amis des Noirs, à redonner
à nos congénères la fierté d’appartenir à une race dont la civilisation est peut-être la plus ancienne du
monde. Bien informés de cette civilisation, ils ne désespéreront plus de l’avenir de leur race dont une
partie semble maintenant en sommeil. Ils tendront à ces frères attardés une main secourable et
s’efforceront de les comprendre et de les mieux aimer...63

L’objectif final de la RMN est de s’inventer une identité franco-antillaise en se


référant à l’Afrique, parce que toute mobilisation du passé antillais antérieur
à 1848 renverrait à la traite négrière et à l’esclavage. Cette référence pourrait être
un facteur de division entre Antillais et Métropolitains, maintenant les premiers

114
en situation de subordination par rapport aux seconds, qui justifieraient leur
domination de par cette situation historique. À partir de la Métropole donc, la
RMN insiste sur l’idée de Français à la peau foncée, fruit du mélange entre les
civilisations africaine et européenne. Néanmoins, c’est avec la seconde qu’elle a
le plus de proximité relationnelle et spatio-temporelle, étant donné qu’il s’agit de
la Civilisation dont les bienfaits (mission civilisatrice) consistent à éclairer les
peuples figés à un moment de l’histoire, en l’occurrence les peuples d’Afrique,
« ces frères attardés ».
Si l’on examine l’écho réservé à la RMN par la presse de l’époque et que la
RMN reproduit elle-même pour légitimer sa démarche, on peut constater que la
presse insiste davantage sur la position quelque peu assimilationniste de la revue
et sur son identité triangulaire. En effet, Philippe Zara, dans la Dépêche
tunisienne du 24 décembre 1931, veut faire écho à la présence noire à Paris ; il
en attribue la cause à la bienveillance latine qui contraste avec le rejet dont les
Afro-Américains sont victimes en Amérique, et à l’opinion publique française
qui lui semble très favorable aux questions nègres. Il donne pour exemple la
présence de Blaise Diagne dans les organes du pouvoir de la République, celle
de Joséphine Baker au music-hall, l’ordination d’un missionnaire africain, le R.
P. Faye, à Notre-Dame de Paris. De plus, dit-il, c’est le directeur de la Revue
mondiale, L. I. Finot qui accueille la RMN. Après ce constat, Zara rappelle que
ces « intellectuels noirs » s’adressent à un public qui dépasse celui des « Noirs
français » : cette entrée dans l’activité parisienne d’une équipe d’intellectuels
noirs est un fait assez important, d’autant plus que, dans la pensée de ses
rédacteurs, la « Revue du monde noir » doit atteindre une portée universelle, et
ne s’adresse nullement aux Noirs français exclusivement64. De plus, la RMN
permettrait de réfléchir au continent africain, encore mystérieux, au contraire de
l’Asie, continent de « l’homme jaune ».
L’énigme asiatique est une chose très vieille, le secret d’une race mûre avec lequel nous sommes
familiers sans pouvoir le saisir. L’homme jaune est un homme dans la force de l’âge sinon vieux. Il
sait infiniment de choses. L’homme noir nous attire au contraire par sa naïveté – j’aurais volontiers dit,
par sa candeur ! – Il possède le charme, la ruse et les mille subtilités de l’enfance65.

Et Zara d’ajouter qu’il faut saluer cette présence et faire en sorte que « cet
éveil se dirige dans le sens des amitiés françaises, vers la tradition latine,
enrichissant celle-ci d’un apport humain d’une valeur indéniable66 ». On le voit,
ce sont bien les trois dimensions de l’identité triangulaire dont j’ai parlé

115
précédemment que le journaliste de la Dépêche tunisienne a perçues, à savoir
l’intérêt pour le continent africain, pour la France métropolitaine et pour les
Antillais (intellectuels noirs).
Paulette Nardal, dans le dernier numéro, compare ce libéralisme français à la
politique américaine à l’égard des Afro-Américains pour affirmer que si les
Afro-Américains sont davantage tournés vers l’Afrique, c’est qu’ils sont
méprisés par l’Amérique blanche, tandis que les Antillais sont davantage tournés
vers la France que vers l’Afrique parce que la France voudrait en faire des
Français. Ces deux tendances se répercuteraient par exemple dans les littératures
respectives. Après avoir évoqué l’histoire des lettres afro-américaines, dont les
auteurs ont abouti à l’acceptation de la couleur de leur épiderme, elle en vient
aux lettres antillaises dans lesquelles elle classe Alexandre Dumas et José-Maria
de Heredia. Ces deux auteurs illustreraient à eux seuls l’orientation
exclusivement hexagonale des lettres antillaises à un moment donné de
l’histoire. Mais, précise-t-elle, dans cette relecture de l’histoire des lettres qu’elle
propose, la question nègre n’apparaît qu’avec l’initiative de René Maran dans
Batouala, dans les revues Les Continents et La Dépêche africaine. Dans « ce
journal, écrit Paulette Nardal, se dessine déjà le mouvement qui va culminer
dans La Revue du monde noir67 ». Elle reproche aux revues antérieures à la RMN
de n’avoir pas étudié la question nègre en elle-même pour réhabiliter la
civilisation africaine, ce que viennent d’entamer des étudiantes en anglais, c’est-
à-dire elle-même et ses amies. Elle finit par annoncer que dans les prochains
numéros, elle publiera les œuvres littéraires d’étudiants qui traitent davantage de
ces questions, c’est-à-dire les étudiants de Légitime Défense.
En bref, la RMN met en exergue l’idée de l’égalité des races, tout en
concédant à la France le rôle de guide de l’Afrique dans la voie de la
« civilisation ». Consensuelle et francophile sur le plan politique à l’instar de
René Maran, elle l’est également sur le plan littéraire puisqu’elle met en avant,
d’une part, l’initiative littéraire d’auteurs réputés français afin de bénéficier de
leur prestige (insistance sur leurs origines antillaises, ce que personne ne peut
contester) et, d’autre part, celle d’un René Maran, considéré comme un auteur
légitime de la littérature nègre à l’époque, orientation qui sera, par la suite, mise
à mal.

Première contestation de la triangularité

116
C’est cette position assimilationniste et consensuelle que contestent les
étudiants antillais qui, en 1932, année où disparaît la RMN, vont fonder Légitime
Défense (un seul numéro paraîtra). Au départ, ce numéro devait paraître dans
L’Étudiant martiniquais, organe de l’Association des étudiants martiniquais en
France68. Mais le ton de Légitime Défense a déplu aux autres membres de
l’association qui ont exclu de leur groupe les rédacteurs du pamphlet. Une partie
des contributeurs de cette nouvelle revue, principalement rédigée par des
étudiants, a collaboré à la RMN (cf. tableau).
Légitime Défense
Collaborateurs présents dans la RMN René Ménil
Étienne Léro
Jules-Marcel Monnerot
Collaborateurs absents de la RMN Thélus Léro
Michel Pilotin
Maurice Sabas-Quitman
Auguste Thésée
Pierre Yoyotte
Simone Yoyotte
Ils sont pour la plupart originaires de Martinique. Parmi eux il y a René Ménil
né en 190769 et Étienne Léro né en 1910. Ce dernier fait des études de lettres et
de philosophie au lycée Schœlcher en 1927, puis, l’année suivante, s’inscrit à la
Sorbonne70 ; Jules-Marcel Monnerot, né en 1903, partage les idées marxistes de
son père (Jules Monnerot : 1874-1942). Il étudie aussi au lycée Schœlcher avant
de se rendre en Métropole au lycée Henri IV puis à la Sorbonne. Il obtiendra un
doctorat d’État ès lettres avant de virer à l’extrême-droite71 à la fin des années
quarante. Ces trois-là ont tous publié dans la RMN. Les autres, Thélus Léro,
Michel Pilotin, Maurice Sabas-Quitman, Auguste Thésée, Pierre Yoyotte et
Simone Yoyotte sont des étudiants. C’est Étienne Léro qui administre la revue.
Si l’on se reporte au tableau ci-dessus, on peut observer que trois collaborateurs
de la RMN étaient marginalisés dans le secteur de la poésie, à l’ombre des
traductions des grands poètes afro-américains, et qu’ils n’étaient pas concernés

117
par la réflexion sur l’assimilation, celle-ci étant confiée aux collaborateurs plus
autorisés et plus âgés. Le dernier propos de Paulette Nardal laissait entendre les
premiers signes de contestation de ces étudiants à qui elle promettait, dans son
article, de publier davantage d’écrits sur les questions nègres.
Il est à remarquer qu’un certain nombre de nos jeunes amis semble être arrivé spontanément à la
dernière phase que nous avons notée dans l’évolution intellectuelle des Noirs américains. S’ils
continuent à traiter des sujets purement occidentaux, c’est aujourd’hui dans une forme extrêmement
moderne et ils s’essaient en même temps à mettre en valeur des thèmes raciaux caractéristiques ainsi
que nos lecteurs pourront le constater dans une série de très curieux poèmes que nous allons bientôt
publier72.

Par la formulation euphémisée d’« un certain nombre de nos jeunes », Nardal


veut sans doute désigner ces jeunes dissidents qu’on trouve à la base de Légitime
Défense et qui semblent n’avoir plus de proximité avec la RMN. Ils ont pour but
de marquer leur différence à l’égard de cette revue. D’abord, sur le plan
politique, ils soulignent l’aversion qu’ils éprouvent à l’encontre de la
bourgeoisie antillaise, c’est-à-dire aussi des membres de la RMN. Par exemple,
Jules-Marcel Monnerot critique et dénonce l’hypocrisie de cette bourgeoisie, sa
préciosité pseudo-naturelle et sa tendance à l’assimilation : « Leur désir de “ne
pas se faire remarquer”, dit-il, de “s’assimiler” peut, étant donné qu’ils
promènent partout les marques indiscutables de leur race, conférer un caractère
tragique à leurs moindres démarches73 ».
À leurs yeux, les maux de cette bourgeoisie seraient son assimilation à la
Métropole, ses codes sociaux conservateurs, ainsi que ses penchants capitalistes.
Légitime Défense préfère les valeurs de l’imagination et du communisme dans sa
version marxiste-léniniste : « Nous croyons sans réserve à son triomphe [celui du
communisme] et ceci parce que nous nous réclamons du matérialisme
dialectique de Marx, soustrait à toute interprétation tendancieuse et
victorieusement soumis à l’épreuve des faits par Lénine74 ».
Ensuite sur le plan littéraire, Légitime Défense insiste sur l’urgence d’une
littérature authentiquement antillaise, et néanmoins inclinée vers le surréalisme
de Breton.
Sur le plan concret des modes figurés de l’expression humaine, nous acceptons également sans
réserve le surréalisme auquel – en 1932 – nous lions notre devenir. Et nous renvoyons nos lecteurs aux
deux « Manifestes » d’André Breton, à l’œuvre tout entière d’Aragon, d’André Breton, de René
Crevel, de Salvador Dali, de Paul Éluard75.

118
S’ils préconisent ainsi une forme d’assimilation au surréalisme comme voie
d’investigation littéraire, ils dénoncent toutefois la littérature assimilée des
Antillais qui sont tournés vers des sujets propres à la France comme l’école
française le leur a appris ; dès lors, disent-ils, l’Antillais est habité par
l’expérience et l’histoire d’un autre peuple, en l’occurrence le peuple de la
France métropolitaine, comme l’écrit René Ménil dans sa contribution :
Il est certain que les livres dont l’Antillais est nourri ont été écrits dans d’autres pays et pour
d’autres lecteurs. Progressivement, l’Antillais de couleur renie sa race, son corps, ses passions
fondamentales et particulières, sa façon spécifique de réagir à l’amour et à la mort, et arrive à vivre
dans un domaine irréel déterminé par les idées abstraites et l’idéal d’un autre peuple76.

Toujours selon l’auteur, le Blanc serait presque tenté de reprocher à l’Antillais


les qualités qu’il lui reconnaissait autrefois, comme de « se laisser aller au génie
de sa joie, de sa danse, de sa musique, de son imagination77 ». Mêmes les
Antillais les plus assimilés, ou les plus bourgeois, encourent le reproche
d’adopter des formes de vie déformées et truquées.
Sur le plan esthétique, dit Ménil, l’intellectuel antillais se trouve en retard car
il compose des vers d’un autre temps. Ce serait le cas entre autres de Gilbert
Gratiant et son poème intitulé « Poèmes en vers faux ». Ces auteurs pratiquent
une littérature qui n’exprime pas ses propres sentiments, mais ceux d’autrui.
Ménil prend l’exemple de René Maran, chez qui il n’y a pas le sentiment du
coupeur de canne, de la solitude du Noir dans le monde, de la révolte contre
l’injustice, etc. Pour sortir de cet état, Ménil propose de s’inspirer de la
psychanalyse et du surréalisme. Dans le même registre, Étienne Léro rappelle
que la majorité des Antillais est illettrée, ce qui explique l’origine bourgeoise de
l’écrivain antillais et la médiocrité de cette poésie de langue française qui est liée
à l’ordre social. Ainsi, note-t-il, les médecins, les professeurs, les avocats, etc.,
acquièrent une notoriété dans le milieu bourgeois mulâtre grâce à une poésie qui
se réduit à imiter la poésie française. Ce qui lui fait dire : « D’être un bon
décalque d’homme pâle, lui tient lieu de raison sociale aussi bien que de raison
poétique78 ». Il illustre son propos en prenant comme exemple Daniel Thaly ou
encore le malheureux Gilbert Gratiant qui écrivait aussi des poèmes dans la
RMN. Et Léro d’ajouter :
Une indigestion d’esprit français et d’humanités classiques nous a valu ces bavards et l’eau sédative
de leur poésie, ces poètes de caricature dont je ne vous citerai que quelques noms : Vieux et Loravia en
Haïti, Lara en Guadeloupe, Salavina, Duquesnay, Thaly, Marcel Achard en Martinique79.

119
Outre Henri Flavia-Léopold, il fustige une fois de plus Gilbert Gratiant ; en
revanche, en plus du surréalisme évoqué par Ménil comme remède, Léro, à
l’instar de la RMN, donne en exemple d’excellence les poètes afro-américains
(Langston Hughes, Claude Mac Kay, etc.). Or, à la lecture des pièces poétiques
qui se trouvent dans la revue, Légitime Défense ne réalise pas davantage le
souhait d’une littérature tournée vers des sujets propres aux Antilles. Ses
contributeurs sont eux-mêmes issus, comme ils le notent, de « la bourgeoisie
française de couleur » et surtout sont le produit de l’école française, malgré
l’énergie avec laquelle ils contestent ladite bourgeoisie. Dès lors, ils ne diffèrent
de la RMN ni sur l’origine sociale ni sur l’étendue de l’assimilation, mais
seulement sur les références aux assimilateurs. La RMN tentait de se faire une
respectabilité auprès des groupes politiques et littéraires « routinisés », c’est-à-
dire ceux qui détiennent les instances de légitimation politique et littéraire, la
Légitime Défense tente, quant à elle, de séduire l’avant-garde métropolitaine
(surréaliste et communiste). Pour éviter d’être seconds parmi les premiers,
dominés parmi les dominants, toutes deux s’adressent directement au monde
noir dont elles reconnaissent la légitimité, mais pas à la même fraction de ce
monde. La RMN apostrophe la vieille garde, symbolisée entre autres par René
Maran né vers 1880, et la LD, la nouvelle génération née entre 1905 et 1915. Il
ne s’agit pas d’interpeller n’importe quelle jeunesse noire, mais plutôt la
jeunesse antillaise et bourgeoise à laquelle la RMN ne se référait pas
explicitement. L’autre jeunesse antillaise issue du prolétariat ne détiendrait pas
les moyens de comprendre la LD, ainsi que ses collaborateurs l’écrivent dans
l’avertissement.
À défaut du prolétariat noir à qui le capitalisme international n’a pas donné les moyens de nous
comprendre, nous nous adressons aux enfants de la bourgeoisie noire, nous nous adressons à ceux qui
ne sont pas encore tués placés foutus universitaires réussis décorés pourris pourvus décoratifs
pudibonds opportunistes marqués ; nous nous adressons à ceux qui peuvent encore se réclamer de la
vie avec quelque apparence de vraisemblance80.

On le voit, sur la question de l’identité nègre, la RMN insiste davantage sur la


triangularité, l’axe Antilles-Métropole-Afrique, tandis que la LD traite plus de
l’axe Antilles-Métropole et souhaite que les Antilles s’acheminent vers une
autonomie culturelle et identitaire par rapport à la Métropole. La RMN avait déjà
ouvert cette voie mais en insistant sur l’origine africaine qu’il fallait valoriser.
Politiquement, les deux revues restent assimilationnistes, car elles conservent le

120
référent métropolitain, mais selon des gradations différentes ; littérairement, elles
sont favorables à l’avènement d’une littérature typiquement nègre, toujours selon
des gradations différentes. La RMN, sur le plan esthétique, est ambivalente car,
d’un côté, elle soutient l’œuvre d’un René Maran et, de l’autre, elle prône
l’initiative des poètes afro-américains ; la LD, non sans contradiction également,
prône une littérature non mimétique de la littérature française, mais elle fait
allégeance au surréalisme métropolitain opposé à la littérature bourgeoise. Ces
contradictions ont bloqué les deux revues encore axées sur l’assimilation,
laissant alors la voie libre pour une redéfinition de la triangularité que la LD
contestait.

Redéfinition de la « triangularité »

Ce sont ces contradictions que tentent de résoudre d’autres étudiants, issus
pour la plupart de l’Association des étudiants martiniquais, dont un jeune
Martiniquais, Aimé Césaire, étudiant à l’École normale supérieure, est devenu le
président. L’Association publie un journal corporatif qu’elle rebaptise
L’Étudiant noir. Journal de l’Association des étudiants martiniquais en France,
et dont le premier numéro est daté de mars 1935. L’Étudiant noir bénéficie
d’abord des réflexions sur la question nègre apportées par La Dépêche africaine,
à partir desquelles la question est devenue culturelle ; la revue bénéficie ensuite
des débats et de la redéfinition de l’enjeu identitaire entrepris par La Revue du
monde noir et Légitime Défense. Si l’on observe ce tableau, on constatera que ne
subsiste aucun membre de Légitime Défense.
AGENTS RÉCURRENTS DU RÉSEAU EN 1935
Revue du monde noir Légitime Défense L’Étudiant noir
Paulette Nardal Jules-Marcel Monnerot Paulette Nardal
Jules-Marcel Monnerot Étienne Léro Gilbert Gratiant
Étienne Léro René Ménil
René Ménil
Gilbert Gratiant

121
Seuls restent encore deux collaborateurs de la RMN, Gilbert Gratiant, qui avait
été très critiqué par Légitime Défense, et Paulette Nardal, qui promettait des
réformes avant l’extinction de la RMN. Un élément nouveau distingue
L’Étudiant noir de la RMN et de Légitime Défense, c’est la présence d’un
Africain dans son équipe rédactionnelle. Il s’agit du jeune Aofien Léopold Sédar
Senghor, originaire du Sénégal comme le tableau ci-dessous nous le montre.
L’Étudiant noir
Collaborateurs André Midas
Aristide Maugée
Aimé Césaire
R. Sauphanor
L. S. Senghor
Henry Éboué
Paulette Nardal
Léon Sainville
Gilbert Gratiant
Charles Branchi
Le but du journal est la défense des étudiants martiniquais en Métropole ; il
tente ainsi de défendre leurs intérêts en intervenant auprès des autorités
administratives. Le souci qui occupe en ces moments-là les étudiants
martiniquais reste la question des bourses. Ces bourses sont menacées
d’interruption par l’administration, ce qui peut précariser ces étudiants en
Métropole. Pour pallier ce manquement, ils sollicitent l’intervention du sénateur
de la Martinique, M. Lémery, et du président du Conseil général de la
Martinique, M. Lagrosillière. Mais, n’obtenant que partiellement satisfaction, ils
critiquent à demi mots l’action des représentants de la Martinique : « Bref, on
nous dit et on nous répète que le sort des étudiants est provisoirement réglé. Nos
espoirs ont été tant de fois déçus, que nous ne pouvons nous défendre d’un
certain scepticisme81 ». Quand il ne s’agit pas des bourses, le journal parle des
différentes activités de l’association, notamment des réunions des étudiants
martiniquais. En somme, le journal contient tout un aspect corporatif qui ne
concerne que les étudiants martiniquais. Mais cet aspect corporatif est
contrebalancé par les réflexions d’ordre plus général, qui concernent l’ensemble
du microcosme noir parisien, ce qui constitue un point commun avec les deux
autres revues. Ces réflexions occupent une place dans une rubrique intitulée

122
« Les idées et les lettres », dans laquelle se situent les différents textes qui, cette
fois, à défaut de constituer une synthèse des deux premières revues, marquent la
volonté de sortir de la contradiction dans laquelle étaient enfermées la RMN et la
LD. L’Étudiant noir tente à son tour de trouver une réponse à la question de
l’identité nègre. Pour ce, trois voies sont tracées.
Celle qu’emprunte le jeune Aimé Césaire part de l’hypothèse radicale que
l’assimilation est négative pour le Nègre car elle conduit à la violence. En
imitant le Blanc, le Nègre assimilé s’attire le mépris du Blanc qui préfère le
modèle à la copie. Le Nègre, ne saisissant pas la cause de ce mépris, se met à son
tour à haïr le modèle. C’est ainsi que Nègre et Blanc entrent alors en conflit.
C’est pourquoi, dit Aimé Césaire, il faut rejeter la vieille garde assimilationniste.
Il est donc vrai que l’assimilation, née de la peur et de la timidité finit toujours dans le mépris et
dans la haine et qu’elle porte en elle des germes de lutte : lutte du même contre le même, c’est-à-dire,
la pire des luttes.
C’est pour cela que la jeunesse noire tourne le dos à la tribu des Vieux.

La tribu des Vieux dit : « assimilation », nous répondons : résurrection82 !

Outre la violence qu’elle génèrerait, l’assimilation empêcherait d’être soi en


instaurant une certaine passivité. Or, dit Césaire, après le temps de la passivité
(la tragédie de l’esclavage et de l’assimilation), la jeunesse veut vivre, c’est-à-
dire passer au temps de l’action, autrement dit de l’émancipation (qui est
créativité donc action).
La jeunesse Noire veut agir et créer. Elle veut avoir ses poètes, ses romanciers, qui lui diront à elle,
ses malheurs à elle, et ses grandeurs à elle ; elle veut contribuer à la vie universelle, à l’humanisation
de l’humanité ; et pour cela, encore une fois, il faut se conserver ou se retrouver : c’est le primat du
soi83.

Dès lors, termine-t-il, être soi implique la lutte contre l’assimilation des
assimilés, « les frères égarés qui ont peur d’être soi », et celle des assimilateurs,
« ceux qui veulent étendre leur moi84 ».
Pour Césaire, l’assimilation est l’incorporation dans la norme et dans la
culture « blanche », qui empêche l’expression de la singularité. C’est dans cette
voie que la RMN s’était engagée sur le plan littéraire, mais non sur le plan
politique. Ici, Césaire reprend à son compte l’opposition à l’assimilation
politique en la radicalisant et en supprimant le référent français, contrairement à
Légitime Défense. Sur le plan littéraire, il adhère au principe, défendu par la

123
RMN et la LD, d’une littérature nègre qui assume la couleur de son épiderme à
l’instar des Afro-Américains, mais il donne un sens plus large au terme de
« Nègre » qui inclut cette fois l’Afrique, contrairement à la RMN qui était
centrée sur les Créoles des Amériques et les Afro-Américains, et à la LD, centrée
également sur les Antilles mais avec une allégeance au surréalisme de Breton.
Bref, le jeune Aimé Césaire sort de la difficulté dans laquelle s’étaient
engouffrées les deux revues précédentes, en éliminant simplement le référent
français pour préconiser une « littérature nègre », c’est-à-dire un nouveau tracé
des frontières du monde culturel afro-antillais.
Cette voie qu’emprunte Aimé Césaire, c’est celle du refus radical de
l’assimilation. Celle qu’emprunte Senghor, au contraire, tente une synthèse entre
l’assimilation et le désir d’émancipation. En effet, pour Senghor, sous l’artifice
et les conventions, demeure le Nègre qui est resté homme. À partir de lui, on
peut affirmer qu’il existe un humanisme noir dont le modèle serait René Maran,
alors que ce dernier est considéré par Césaire et la LD comme faisant partie de la
vieille garde afro-antillaise. Pourquoi retiennent-ils cet écrivain, ancien
administrateur colonial devenu militant ? Parce qu’il incarnerait à la fois la
culture classique gréco-latine et l’Afrique, enfouie au fin fond de son « âme »
malgré la transplantation, ce qui expliquerait les connivences entre lui et la terre
africaine dans Batouala et dans Djouma, chien de brousse. En effet, écrit
Senghor, René Maran « a regardé avec des yeux de “blanc”. Méthodiquement,
méticuleusement, il a pris des notes sur les aspects caractéristiques de la brousse
et de sa vie universelle. Oui. Sa culture européenne l’a préparé à la pénétration
rationnelle des langues et coutumes indigènes85 ». Dès lors la production
maranesque est aussi un bel exemple du style nègre : ton grave et sentencieux,
concision, etc. Mais ce style se rapproche de celui des gréco-latins : goût pour la
gravitas, concinnitas, le circuitus verborum, le héros tite-livien, homérien, etc.
De plus, continue Senghor, René Maran « use des allitérations, onomatopées,
redoublements et reprises de mots, de tous les procédés chers à ces artistes
“primitifs” et dont craquent les messages aériens des lin’gas86 ». Grand
connaisseur des cultures gréco-latines, René Maran a su les concilier avec la
culture africaine, parce qu’il ne les voyait pas comme antinomiques. Cette
double appartenance de René Maran (noir de peau et de culture française)
illustre parfaitement cette possibilité de synthèse. Ainsi, selon Senghor et
contrairement à Césaire, on peut être à la fois assimilé et être soi. De cette

124
manière, il sort lui aussi de l’ambivalence de la RMN, mais, en conservant le
référent français et le référent africain qu’il place à égalité.
Senghor et Césaire se rejoignent pourtant sur deux points : premièrement sur
l’élargissement à l’Afrique de l’idée de monde littéraire dit noir ; secondement
sur l’idée que l’homme noir, ou l’écrivain noir, doit être lui-même et accepter la
couleur de son épiderme comme le font la RMN et la LD. Les divergences
concernent les moyens d’y parvenir : pour être soi, dit Césaire, il faut
s’émanciper en rejetant totalement l’assimilation (contre la RMN, la LD et
Senghor), à quoi Senghor répond que s’assimiler ne suffit pas, qu’il faut
également assimiler la culture française et la concilier avec la culture africaine,
autrement dit être un écrivain afro-français, ce que n’exprimaient pas clairement
la RMN et la LD.
Enfin, une troisième voie est proposée par Léon Sainville qui tente de la tracer
à partir du cas martiniquais. Il s’interroge effectivement sur l’identité
martiniquaise. Pour lui, si une minorité martiniquaise bénéficie de la diffusion de
la culture française, tel n’est pas le cas pour la majorité qui ne sait ni lire ni
écrire, comme l’indiquait Légitime Défense. Cette majorité est-elle africaine ?
Malgré les quelques survivances culturelles liées à l’Afrique (danse, croyance
dans les quimboiseurs, etc.) et les apports français, ce peuple n’est ni africain, ni
européen ; c’est un peuple noir avec une spécificité propre. Dès lors, écrit
Sainville, « une littérature d’Amérique française, si elle veut être géniale, si elle
veut même être digne de ce nom, ne peut avoir pour objet que d’étudier ce
peuple, son tempérament, ses mœurs et ses coutumes, son travail, ses luttes87 ».
Et la fonction de l’écrivain martiniquais, en cela proche de l’injonction
coloniale, est de faire connaître et aimer ce peuple, ce qui serait la condition
d’une littérature nègre aux Antilles. Le seul exemple qui aille dans ce sens,
remarque Sainville, est Esquisses martiniquaises (1900) de Lafcadio Hearn, qui
n’est point un auteur martiniquais. Cette voie qu’emprunte Sainville est celle du
refus de l’assimilation (comme Césaire) et de la référence à l’Afrique historique,
contrairement à la RMN, à la LD, à Césaire et à Senghor, en préconisant un
recentrage sur la spécificité antillaise, jetant ainsi les bases sur lesquelles
s’appuiera aussi Glissant dans les années 50, non sans nuance comme on le
verra. C’est la même voie que choisit Gilbert Gratiant, selon lequel le
Martiniquais n’est pas plus Nègre que Blanc et n’a, à ce titre, pas plus de raison
de s’attacher à l’Afrique qu’à l’Europe88.
L’ensemble de ces positions sur l’identité nègre nous achemine vers une

125
interrogation portant sur les fondements mêmes de ces positions.


Une domination incorporée...

À la différence des deux premières revues, celle-ci semble proposer un monde
littéraire sans se subordonner à l’avant-garde française, ce qui ne la marginalise
pas relativement à cette avant-garde, mais la place en situation de concurrence
avec elle, d’autant plus que ses adhérents font partie d’une génération littéraire
qui s’oppose à celle de la défaite (de 1870). Cette « vieille garde » a tendance à
prendre moins de risques89 (René Maran, Paulette Nardal et la plupart des
collaborateurs de la RMN sont nés vers 1880 et préconisent l’assimilationnisme)
que les membres de la LD et de L’Étudiant noir (qui sont pour la plupart encore
étudiants et se rapprochent de l’avant-garde parisienne). Dès lors, l’opposition
que nous avons observée entre la RMN et la LD et L’Étudiant noir correspond à
l’opposition classique entre les tenants des positions dominantes dans la fraction
du champ qui leur est réservé et les hérétiques qui veulent renverser le rapport de
pouvoir en redéfinissant les enjeux dans le champ littéraire (le tableau ci-dessous
récapitule l’ensemble des positions et des prises de positions).
REVUES POSITIONS POLITIQUES PRISES DE
POSITION

La Revue Identité Tribune intellectuelle afro- Promotion


du monde triangulaire : antillaise (vieux) : littérature «
noir Afrique/Antilles bourgeoisie antillaise nègre » (René
/Métropole (Nardal, Sajou...) Maran + Afro-
Américains)
Assimilationnistes : Idée inclination
acceptation part française = du Noir pour
nécessaire à la civilisation l’art
africaine restée figée
(Afrique historique)
Rapport Blanc/Noir : égalité
des races (contre Gobineau)

126
Légitime Critique axe Tribune intellectuelle afro- Surréalisme
Défense Antilles/Métropole antillaise (jeune) : antillais
bourgeoisie assimilationniste
Communisme
L’Étudiant Éclatement de la Anti-assimilationniste Littérature «
noir triangularité (Césaire) nègre »
Synthèse entre assimilation + Promotion
« valeurs nègres » (Senghor) René Maran («
littérature nègre
»)
Voie propre des Antilles Littérature
(Sainville) antillaise
Dans cette tentative de redéfinition des enjeux au sein du nouveau champ
intellectuel « afro-antillais » encore en cours de structuration, on voit
qu’effectivement, même dans L’Étudiant noir, et malgré les tentatives de
Césaire, il demeure difficile d’échapper à l’idée de la répartition raciale des
groupes humains car l’ensemble des agents ont incorporé les dispositions
propres à l’ordre colonial. On peut dès lors parler d’homologie entre les
positions occupées dans le champ et les prises de positions politiques
(assimilationnisme ou non). En effet, la déshistoricisation et l’éternisation de ce
classement, centrées sur la hiérarchie des races, génèrent un principe de vision
correspondant, comme dans la division sociale des sexes90. Cette hiérarchisation,
qui est un principe de l’ordre du monde social dans la République coloniale, est
plus ou moins respectée et se perpétue dans le discours même des agents antillais
et africains ; c’est là une conséquence de la violence symbolique, manifeste dans
le vocabulaire de « race noire » utilisé par Maran et les revues étudiées.
L’utilisation fréquente qu’en font les agents laisse à penser qu’il y a une sorte de
naturalisation d’un état historique donné, comme celle qui est à l’œuvre dans la
justification a posteriori de la domination européenne, à travers notamment
l’injection d’un discours racialiste vantant la supériorité européenne sur
l’Afrique. Les propos qui suivent visent à l’examen de cette domination
« blanche » dont les processus ne varient que très peu de ceux de la domination
masculine.
La « domination blanche » a su s’immerger dans l’ensemble des oppositions

127
fondatrices de la société coloniale : Blanc/Noir, etc. Les attributs qui
caractérisent le dominé – le Noir est instinctif et a un tempérament artiste (danse,
musique, etc.) – et le dominant – le Blanc est civilisé et doté de la raison – se
soutiennent mutuellement, formant ainsi des structures de pensée qui
enregistrent les écarts comme des différences de nature tout en faisant exister ces
différences comme si elles étaient naturelles. De cette manière, la hiérarchie des
races paraît faire partie de l’ordre des choses, comme la domination masculine.
Comme l’indique Bourdieu : « La force de l’ordre masculin se voit au fait qu’il
se passe de justification : la vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a
pas besoin de s’énoncer dans des discours visant à la légitimer91 ». De la même
manière que l’ordre social va ratifier cette domination masculine au moyen de la
division sexuelle du travail, de la distribution très stricte des activités imparties à
chacun des deux sexes, la société coloniale va ratifier la domination « blanche »
par le truchement de la hiérarchie des races, des attributs sociaux de l’Africain
(l’instinct : danse, chant, etc.) et de l’Européen (la raison : la réflexion, le
progrès technique, etc.). De là, le monde social colonial va produire ce que
Bourdieu appelle un « programme social de perception incorporé »92 : le
corps93 de l’Africain va devenir une réalité colorée et sera dépositaire de
principes de vision et de division (nomos) racisants, de la même manière que le
monde social construit le corps comme une réalité sexuée et également
dépositaire d’un nomos.
On aboutit également à une causalité circulaire dans la mesure où le principe
de vision coloniale construit la différence raciale, cette différence raciale
socialement construite devenant le fondement et la caution en apparence
naturelle de la vision coloniale qui la fonde. On confère au Noir une inclination
pour l’art, précisément parce qu’il est Noir, donc instinctif. Ainsi, on est tenté de
voir, dans les prises de position de René Maran et d’autres agents afro-antillais,
une application à la domination blanche de dispositions qui sont le produit de la
domination, à l’instar des réactions des femmes94 envers la domination
masculine. Ils reconnaissent le caractère de leur assujettissement, ce qui
correspond à une incorporation de ces relations de pouvoir comparables à ce que
Bourdieu appelle la domination masculine. D’une façon générale, c’est la
caractéristique des dominés que d’appliquer les catégories construites du point
de vue des dominants aux relations de domination. Cette violence symbolique,
Bourdieu la définit comme suit :

128
La violence symbolique s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas
accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou,
mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui
et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation
comme naturelle ; ou, en d’autres termes, lorsque les schèmes qu’il met en œuvre pour se percevoir et
s’apprécier, ou pour apercevoir et apprécier les dominants (élevé/bas, masculin/féminin, blanc/noir,
etc.), sont le produit de l’incorporation des classements, ainsi naturalisés, dont son être social est le
produit95.

Les agents que nous avons essayé d’étudier semblent avoir bien incorporé
cette violence symbolique instituée par leur adhésion à la perception et à
l’appréciation du réel colonial tel qu’ils l’ont intériorisé à l’école. Ainsi
s’explique la difficulté qu’ils éprouvent à s’écarter totalement de ces structures
incorporées, y compris l’idée républicaine96, qui déterminent en grande partie
leur position dans l’espace social. Cette position est assimilationniste, c’est-à-
dire dominante dans la fraction « nègre » du champ intellectuel à Paris, mais
dominée dans le champ littéraire parisien. Dominés, ils ont tendance à aller vers
le pôle de production restreinte, que ce soit la RMN (avec les écrivains de la
Harlem Renaissance), la LD (avec les surréalistes) ou L’Étudiant noir qui
cherche une voie indépendante des deux autres en s’inventant une identité
spécifiquement nègre (des Antilles ou d’Afrique).
Dans la suite de notre propos, nous étudierons les stratégies d’émergence de
quelques prétendants révélés par L’Étudiant noir. Nous essaierons de montrer
comment ils se réapproprient les problématiques centrées sur « l’identité nègre »
pour émerger dans le champ littéraire parisien entre 1935 et 1945.

1 Pour une synthèse voir Michel Fabre, La Rive Noire, de Harlem à la Seine, Paris, Lieu Commun, 1985.
2 Le New Negro procédait de la découverte de la culture afro-américaine (jazz, charleston, sculpture
nègre) mise en évidence par les intellectuels « WASP ». Par exemple, Alan Locke publie une anthologie,
The New Negro (1925), et suscite la collaboration entre les avant-gardes blanche et noire aux États-Unis.
Ensemble, ils revendiquent l’appartenance à la nation américaine. La Negro Renaissance se dresse contre ce
mouvement en critiquant son académisme, mais aussi sa tendance à l’assimilation à une société qu’elle
estime être ultra-raciste. Ses représentants décident de partir à la recherche de leur africanité, tout en se
voulant américains.
3 Michel Fabre, La Rive Noire. Les écrivains noirs américains à Paris (1830-1995), Marseille, André
Dimanche, coll. « Rive Noire », 1999, p. 21.
4 Michel Fabre, La Rive Noire. Les écrivains noirs américains à Paris, op. cit., p. 23.
5 Idem.
6 Ibid., p. 24.

129
7 Ibid., p. 25.
8 Ibid., p. 27.
9 Ibid., p. 30.
10 Ibid., p. 33.
11 Ibid., p. 35.
12 Ibid., p. 43.
13 Idem.
14 Pour des notices biographiques sur ces auteurs, voir William L. Andrews, Frances Smith Foster and
Trudier Harris (éd.), The Concise Oxford Companion to African American Literature, New York, Oxford
University Press, 2000.
15 Michel Fabre, La Rive Noire..., op. cit., p. 51.
16 Ibid., p. 52.
17 Ibid., p. 71-72.
18 Cf. Anthony Mangeon, « La Réception littéraire et politique de René Maran par l’Amérique noire »,
Francofonía 14, 2005, p. 87-99.
19 Voir Kenneth E. Silver, Vers le retour à l’ordre. L’Avant-garde parisienne et la Première Guerre
mondiale : 1914-1925, Paris, Flammarion, 1991.
20 Par exemple, Paul Bourdarie, représentant de l’indigénisme français, et animateur de la Revue
indigène créée en 1906, rêve de réconcilier la colonisation et le républicanisme en proposant un programme
pratique pour remplir la « mission civilisatrice » au moyen du paternalisme et de la science sociale. Pour ce
faire, des travaux descriptifs, qui fondent ses revendications au nom des populations qualifiées
d’« indigènes », sont nécessaires.
21 Il commence sa carrière dans l’administration coloniale en gravissant très vite les échelons de la
hiérarchie administrative. En même temps, il mène une carrière savante de linguiste et d’ethnographe avec
le soutien du directeur du musée du Trocadéro, Hamy. Il participe à des publications collectives et occupe
une position centrale dans la recomposition de la science de l’homme en France. Cette position est
construite grâce à ses échanges avec les réseaux métropolitains et ses publications, d’une part, et ses
relations personnelles d’autre part. En 1922, il publie L’Âme nègre et Les Noirs de l’Afrique. Sur Delafosse,
cf. Jean-Loup Amselle et Emmanuelle Sibeud, Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie :
l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926), Paris, Maisonneuve et Larose, 1998.
22 Cette sociologie coloniale s’associe par défaut à l’ethnographie. Elle se cantonne à l’expertise de la
condition morale des indigènes et a partie liée avec la sociologie organiciste de Worms (qui assimile la
société à un organisme vivant. Cette idée sera battue en brèche après 1900).
23 Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes
en France. 1878-1930, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2002, p. 223.
24 Maurice Delafosse, Haut-Sénégal-Niger : le pays, les peuples, les langues, l’histoire, les civilisations,
Paris, Larose, 3 vol., 1912.
25 Par exemple en France : la Société des Africanistes (1930) et en Grande-Bretagne, l’International
Institute of African Languages and Cultures (1926). Pour une comparaison entre les deux sociétés, voir
Benoît de L’Estoile, « “Africanisme” et “africanism”. Esquisse de comparaison franco-britannique », dans
Anne Piriou et Emmanuelle Sibeud (dir.), L’Africanisme en questions, Paris, Centre d’études africaines
(EHESS), 1997, p. 19-42.
26 Benoît de L’Estoile, « “Africanisme” et “africanism”... », op. cit., p. 29.
27 Ibid., p. 38.
28 Voir l’ouvrage déjà cité d’Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique...
29 Voir Clemens Zobel, « Essentialisme et humanisme chez Léo Frobenius et Maurice Delafosse », dans
Jean-Loup Amselle et Emmanuelle Sibeud, Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie :

130
l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926), Paris, Maisonneuve et Larose, 1998, p. 137-143.
30 Anne Piriou, « Indigénisme, et changement social : le cas de la revue Outre-Mer (1929-1937) », dans
Anne Piriou et Emmanuelle Sibeud (dir.), op. cit., p. 43-69.
31 Bernard Mouralis, « Orientalisme et africanisme : Réflexions sur deux objets », dans Littératures et
sociétés africaines, mélanges offerts à János Riesz à l’occasion de son soixantième anniversaire, études
réunies par Papa Samba Diop et Hans-Jürgen Lüsebrink, Tübingen, Günter Narr, 2001, p. 26.
32 Cf. Pierre-Philippe Fraiture, « Batouala : un vrai roman d’un faux ethnographe ? », Francofonía 14,
2005, p. 23-37.
33 Comme nous l’avons vu plus haut, les frères Tharaud, Mille et autres auteurs du roman dit colonial, se
situent dans le pôle conservateur du champ littéraire, pôle qui intègre la fraction coloniale de ce champ. Dès
lors, lorsque nous parlons de « champ littéraire parisien », nous y intégrons aussi la fraction coloniale. Par
ailleurs, la réduction de l’espace des possibles à deux orientations n’invalide en rien la palette de nuances
entre les deux possibilités, mais nous donne seulement une tendance générale à un moment donné, puisque,
dans cette partie, nous n’étudions que la période comprise entre 1920 et 1935.
34 Sur la notion de « jeu » comme métaphore de la notion de champ, voir Pierre Bourdieu avec Loïc J.-
D. Wacquant, Réponses, op. cit., p. 73-75. Bernard Lahire file également la métaphore du jeu dans La
Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/Laboratoire
des sciences sociales », 2006.
35 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains (1940-1953), op. cit., p. 79.
36 Idem.
37 Ibid., p. 71.
38 Cf. Anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement régionaliste de langue française entre la
belle époque et la Libération, paris, PUF, coll. « Ethnographies », 1991.
39 Cf. Cécile Vanderpelen, Écrire sous le regard de Dieu : la littérature catholique belge dans l’entre-
deux-guerres, Bruxelles, Complexe, 2004.
40 Cf. Paul Aron, La Littérature prolétarienne, op. cit.
41 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 71.
42 Ibid., p. 78.
43 La Revue du monde noir. The Review of the black world. 1931-1932, collection complète, no 1 à 6,
préface de Louis-Thomas Achille, Paris, Jean-Michel Place, 1992.
44 Jack Corzani (dir.), Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane, Fort-de-France,
Desormeaux, vol. 6, 1993, p. 1775.
45 Idem.
46 La direction, « Ce que nous voulons faire », Revue du monde noir 1, 1931, p. 4.
47 Pour le monde colonial belge, voir Pierre Halen, Le Petit Belge avait vu trop grand..., op. cit.
48 Cf. Hans-Jurgen Lüsebrink, La Conquête de l’espace public colonial. Prises de parole et formes de
participation d’écrivains et d’intellectuels africains dans la presse à l’époque coloniale (1900-1960),
Frankfurt am Main, IKO-Verlag für Interkulturelle Kommunikation/ Nota Bene, coll. « Studien zu den
frankophonen Literaturen außerhalb Europas », 2003.
49 Louis-Jean Finot, « Égalité des Races », La Revue du monde noir 1, 1931, p. 5.
50 Louis-Jean Finot, « Égalité des Races », La Revue du monde noir 1, p. 9.
51 Idem.
52 Louis-Jean Finot, « Égalité des races », La Revue du monde noir 1, 1931, p. 10.
53 Émile Sicard, « Ignorance réciproque », La Revue du monde noir 2, 1931, p. 73.
54 Émile Grégoire-Micheli, « La mentalité des Noirs est-elle inférieure ? », La Revue du monde noir 2,
1931, p. 90-91.
55 Ibid., p. 92.

131
56 Ibid., p. 93.
57 Émile Grégoire-Micheli, « La mentalité des Noirs est-elle inférieure ? », op. cit. p. 94.
58 Ibid., p. 96.
59 Cf. supra.
60 Louis Thomas Achille, « L’Art et les Noirs », La Revue du monde noir 1, 1931, p. 60.
61 Louis Thomas Achille, « L’Art et les Noirs », La Revue du monde noir 2, 1931, p. 98.
62 La direction, « Ce que nous voulons faire », La Revue du monde noir 1, 1931, p. 4.
63 Paulette Nardal, « L’éveil de la conscience de race », La Revue du monde noir 4, 1932, p. 349.
64 Philippe Zara, « L’éveil du Monde Noir », repris dans La Revue du monde noir 4, 1932, p. 196.
65 Ibid., p. 196-197.
66 Ibid., p. 198.
67 Paulette Nardal, « L’éveil de la conscience de race », op. cit., p. 347.
68 Jack Corzani (dir.), Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane, op. cit., vol. 5, p. 1556.
69 Jack Corzani (dir.), Dictionnaire encyclopédique..., op. cit., vol. 6, p. 1701.
70 Jack Corzani (dir.), Dictionnaire encyclopédique..., op. cit., vol. 5, p. 1566.
71 Jack Corzani (dir.), Dictionnaire encyclopédique..., op. cit., vol. 6, p. 1730-1731.
72 Ibid., p. 349.
73 Jules-Marcel Monnerot, « Note touchant à la bourgeoisie de couleur française », Légitime Défense 1,
1932, p. 4.
74 Étienne Léro, Thélus Léro, René Ménil et alii, Légitime Défense 1, 1932, p. 1.
75 Idem.
76 René Ménil, « Généralité sur “l’écrivain” de couleur antillais », Légitime Défense 1, 1932, p. 7.
77 Idem.
78 Étienne Léro, « Misère d’une poésie », Légitime Défense 1, 1932, p. 10.
79 Ibid., p. 11.
80 Étienne Léro, Thélus Léro, René Ménil et alii, op. cit., p. 2.
81 Aristide Maugée, « La question des bourses », L’Étudiant noir 1, 1935, p. 1.
82 Aimé Césaire, « Nègreries. Jeunesse noire et assimilation », L’Étudiant noir 1, 1935, p. 3.
83 Idem.
84 Idem.
85 Léopold Sédar Senghor, « L’Humanisme et nous : René Maran », L’Étudiant noir 1, 1935, p. 4.
86 Ibid., p. 4.
87 Léon Sainville, « Un livre sur la Martinique », L’Étudiant noir 1, 1935, p. 5.
88 Gilbert Gratiant, « Mulâtres... pour le bien et le mal », L’Étudiant noir 1, 1935, p. 5-6.
89 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 82.
90 Pierre Bourdieu, La Domination masculine suivi de Quelques questions sur le mouvement gay et
lesbien, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1998, p. 8.
91 Ibid., p. 22.
92 Ibid., p. 23.
93 Voir le cas des sportifs africains sous l’ère coloniale, cf. Timothée Jobert, Champions noirs, racisme
blanc : la métropole et les sportifs noirs en contexte colonial (1901-1944), Saint-Martin-d’Hères, PUG,
2006.
94 Sur les liens entre race et sexe, voir Elsa Dorlin, La Matrice de la race : généalogie sexuelle et
coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui/genre & sexualité », 2006.
95 Pierre Bourdieu, La Domination masculine..., op. cit., p. 55-56.
96 Bernard Mouralis, République et colonies. Entre histoire et mémoire : la République française et
l’Afrique, Paris, Présence Africaine, 1999, p. 18.

132

3

Le « rastignaquisme » aofien :
Socé et Senghor lamantins1

En 1935, la valeur de la dotation (bagage culturel et ressources) des agents
littéraires a sensiblement augmenté grâce à l’acquisition de nouveaux diplômes.
Certains réinvestissent leurs capitaux dans le jeu littéraire tel qu’il est proposé
par L’Étudiant noir où ils vont redéfinir l’identité triangulaire selon trois
directions. Celles-ci correspondent aux différentes possibilités offertes aux
agents afro-antillais : soit le rejet de l’assimilationnisme – version Maran et
RMN – par la recherche d’une identité nègre fidèle à l’Afrique historique
(Césaire), soit l’acceptation de cet assimilationnisme par la conciliation avec les
cultures africaines (Senghor), soit enfin le rejet à la fois de l’assimilationnisme et
de l’Afrique historique au profit d’une culture proprement antillaise (Sainville).
C’est par rapport à ces trois orientations, elles-mêmes forgées en opposition à
l’assimilation maranesque et à la RMN, que je propose de relire certaines
pratiques littéraires de ces auteurs jusqu’en 1945. L’interrogation portera surtout
sur les modalités d’ajustement entre les productions littéraires et les positions de
chacun, autrement dit il s’agira d’étudier comment ces différents agents
envisagent le rapport à l’Afrique, non seulement relativement à l’orientation
maranesque et à celle de la RMN, mais aussi entre eux. Au final, je tenterai de
dégager la singularité de leur position (posture) à partir de la correspondance
entre leur trajectoire et leurs prises de positions littéraires.


Des parcours croisés – épisode 1 : dominés parmi les dominants

Socé, Diop et Senghor ont en commun de venir de l’AOF, en l’occurrence du
Sénégal, à la différence de Damas et Césaire. Économiquement, Diop et Socé
viennent de familles dont les ressources sont relativement normales pour
l’époque considérée. Le père de Birago est maçon et peut lui financer des études

133
à l’école française. On peut supposer que les parents d’Ousmane Socé avaient
suffisamment de ressources pour lui assurer un minimum d’études au Sénégal
parce qu’il semblerait qu’il n’ait bénéficié d’aucune bourse d’étude. À la
différence des deux Antillais, leurs parents n’exercent pas de métier intellectuel,
parce qu’ils n’ont pas eu accès à l’enseignement français, contrairement aux
parents (du moins aux pères) de Damas et de Césaire. À la différence de Damas,
Césaire, Diop et Socé, Senghor vient d’une famille dont la vie est aisée grâce
aux activités commerciales de son père2. Il a pu profiter de l’enseignement
catholique des Spiritains, puis de l’enseignement public. Sur le plan culturel
également, les trois Aofiens ont un parcours identique : apprentissage du français
et, de façon générale, acquisition du savoir à l’école faute d’être un héritier3 –
pour Birago Diop : lycée Faidherbe, armée française, Faculté des sciences de
Toulouse, puis Institut d’études vétérinaires de Paris ; pour Ousmane Socé :
école primaire supérieure Blanchot, école William Ponty, baccalauréat et Faculté
des sciences à Toulouse ; enfin pour Senghor : école des Spiritains, lycée Van
Vollenhoven, lycée Louis-le-Grand et Sorbonne. Les trois Aofiens exerceront
également des métiers intellectuels : professeur de lycée pour Senghor,
vétérinaire dans l’administration coloniale pour Diop et Socé.
Sur le plan social, les trois Aofiens font partie du microcosme littéraire afro-
antillais. Birago Diop arrive à Paris relativement tard : il intègre rapidement le
groupe de L’Étudiant noir. N’ayant que peu de proximité intellectuelle avec le
mouvement littéraire nègre à Paris, il dépend de ses amis afro-antillais. Ousmane
Socé, en revanche, appartient au groupe qui a formé L’Étudiant noir, comme
Senghor. Ce dernier a plus de relations que ses condisciples aofiens car
l’inscription en hypokhâgne l’insère dans un réseau qu’il sera amené à exploiter
plus tard4 – Pompidou, Mounier et la revue Esprit, Albert Bayet, etc. – ; il
fréquente les sœurs Nardal, la RMN, les différentes associations afro-antillaises,
René Maran, etc.

L’ensemble de ces agents est au fait de la problématique en vigueur dans ce
microcosme en construction, puisqu’ils en font partie. En effet, nous avons pu
observer que Senghor a participé activement, dès le départ, à la revue de
L’Étudiant noir où il introduit Diop et Socé – qu’il connaît par ailleurs, parce
qu’ils participaient aux débats en cours dans « l’espace public colonial5 ». Pour
ces trois agents, les possibilités sont réduites, car ils ne peuvent éviter de prendre
position sur le nomos maranesque. Celui-ci introduit d’une part la régulation et

134
l’unification du rapport à l’Afrique par les schèmes de la violence et de la
parenté qui permettent de deviser « authentiquement » de l’Afrique, et celui de
l’amour pour justifier l’assimilation littéraire et sociale de l’écrivain nègre des
années trente. L’Étudiant noir se démarque aussi de la RMN (l’Afrique n’y serait
pas assez revendiquée) et de Légitime Défense (qui effacerait l’Afrique de ses
préoccupations), en remplaçant l’option assimilationniste, par, on l’a vu, les trois
orientations personnalisées par Senghor, Césaire et Sainville.
Or, Diop, Socé et Senghor ont ceci de particulier qu’ils n’accèdent à
l’enseignement métropolitain qu’à partir du niveau supérieur, tandis que Maran
et les membres de la RMN s’y trouvent depuis leur enfance. Une fois en
Métropole, Senghor, Diop et Socé restent perçus comme originaires d’une
périphérie (AOF) peu dotée littérairement. Ils font partie des dominants parmi
les dominés aofiens (les « évolués »), mais des dominés parmi les dominants
métropolitains. En cela, ils ne peuvent être considérés comme des écrivains
français, au même titre que les surréalistes par exemple. Bien qu’ayant la
nationalité française6, leur couleur demeure un indice de leur extranéité et les
place dans une position intermédiaire : ni tout à fait africain (ou antillais), ni tout
à fait français.
Ils sont contraints de faire face au « dilemme de Ramuz7 » : soit ils affirment
leur différence (écrivain nègre) et, dès lors, se condamnent à la marginalisation
littéraire, soit ils s’assimilent au centre littéraire en reniant leur différence –
comme l’a tenté Maran –, et dans ce cas, augmentent leurs chances de parvenir
à une plus grande visibilité littéraire. En l’occurrence, pour nos trois agents, le
problème se pose de la manière suivante : pour dominer le microcosme littéraire
qu’ils contribuent à créer, ils doivent se distinguer de René Maran dont le nomos
est devenu dominant et persistant dans La Revue du monde noir. Mais ce nomos
est remis en cause par Légitime Défense qui le perçoit comme assimilationniste.
De là, on se rend compte que la position littéraire de ces auteurs est similaire,
dans la mesure où tous les trois tentent de subvertir les règles en vigueur dans le
microcosme afro-antillais, règles marquées par l’assimilationnisme à partir
duquel les agents devisent de l’Afrique. La difficulté pour eux consiste à rejeter
l’assimilationnisme politique et en même temps à éviter la marginalisation
littéraire en affirmant subtilement leur différence8. Dès lors, chacun va mettre en
avant sa différence en rappelant qu’elle n’est pas incompatible avec les normes
du champ littéraire parisien. On constatera d’emblée que leurs œuvres littéraires
vont reprendre le rapport à l’Afrique régulé et unifié par les mêmes schèmes

135
transcendantaux (de la violence, de la parenté, du chemin et de l’amour) que
ceux à l’œuvre dans la production littéraire de René Maran. C’est dans leur
usage et leur combinaison qu’apparaîtra la spécificité de chacun d’entre eux.


Parenté et pratique hodologique : réajustement de
l’« authenticité »

Ainsi la lecture que nous faisons des textes relatifs aux trois auteurs demeure
fidèle à la logique qui a toujours été la nôtre jusqu’à présent, à savoir le rapport
à l’Afrique. Il s’agit, par un certain prélèvement textuel, de donner à voir les
expériences familières pertinentes9 qui mettent en scène ce rapport à l’Afrique,
puis de montrer comment les schèmes peuvent réguler et unifier les expériences
africaines, avant d’émettre une hypothèse sur les raisons de l’usage du schème le
plus apparent, que l’on mettra en relation avec les schèmes présents chez
d’autres agents littéraires.
Nous avons vu jusqu’ici que, chez Maran, dominait l’évocation de la violence
en Afrique (violence des Français des colonies, violence des Africains, etc.).
C’est à travers le prisme de cette violence multiple que l’Afrique est perçue. La
violence devient donc la condition de l’expérience africaine en général. C’est
ainsi que chez Maran le rapport à l’Afrique est régulé et unifié par le schème de
la violence, dont l’usage est devenu un enjeu littéraire. C’est aussi ce rapport
qu’évoque Ousmane Socé dans Karim.

Afrique moderne et schème de la parenté : l’exemple de Karim

Un peu plus jeune que son condisciple Birago, Ousmane Socé Diop naît
en 1911 à Saint-Louis. Il fait ses études à l’école Blanchot, puis à William
Ponty. Il devient instituteur tout en préparant le baccalauréat. Celui-ci obtenu, il
arrive à Paris en 1931 pour entreprendre des études de vétérinaire. Il se trouve
dans la même promotion que Birago Diop10. En 1935, il publie son premier
roman, Karim, véritable roman sénégalais, à compte d’auteur, et en 1937,
Mirages de Paris avec les encouragements de ses amis.
Dans Karim, Ousmane Socé évoque le rapport à l’Afrique à travers
l’expérience de la tradition. Cette dernière apparaît principalement dans la

136
description d’une vie quotidienne raffinée en Afrique : les cérémonies et les
réjouissances fastueuses, les « fortes empreintes de la civilisation arabe11... »,
notamment la fête musulmane de la Tabaski12.
Cette recherche de l’élégance se double d’une générosité sans faille, attitude
des ancêtres nobles (les Samba-Linguère), à laquelle un homme raffiné doit
aspirer. L’ambition de Karim est de vivre en Samba-Linguère comme ses
propres ancêtres. Ainsi, pour distraire le jeune Saint-louisien et ses compagnons,
chez Marième, des griots jouent de la musique en espérant une récompense
financière selon l’usage traditionnel13.
Karim se montre très généreux. À la fin de la soirée, Marième le
raccompagne, lui et ses amis. À son retour, ses camarades la complimentent au
sujet de ce prétendant généreux : « En vérité, Marième, tu as un “samba-
linguère” ! Il a donné deux cents francs aux griots. Ses amis sont sans égaux et
dignes d’être ses compagnons14 ». À chaque visite qu’il fera à Marième, Karim
sera bien reçu : des griots sont là pour louer les amoureux, comme les ancêtres le
faisaient dans le passé ; dès lors, ces sortes de troubadours doivent être
rémunérés pour leur action.
« Marième, notre “Guère”15 !, qui veut être ton ami, doit être le nôtre ; nous sommes
inséparables ! »
Karim comprit l’allusion et, comme il est d’usage chez les sénégalais, donna cent francs, en digne
amoureux de la jeune fille dont on faisait l’éloge16.

Au-delà des ancêtres personnels de Karim, ladite générosité proviendrait


d’une coutume sénégalaise qui consiste à montrer publiquement sa prodigalité.
Karim et ses amis s’évertuent à vivre selon cet idéal du passé, malgré les
problèmes financiers susceptibles d’en résulter.
Karim le regrette amèrement mais, même en grande difficulté, il ne peut se
résoudre à abandonner cet idéal de samba-linguère qu’il considère comme un
legs de ses ancêtres17.

Cependant cette coutume se heurte principalement à la présence française qui
a introduit avec elle un autre mode de vie, identifié à la modernité. Cette dernière
prend la forme, notamment, de l’infrastructure coloniale (des rues, des ponts, des
églises, etc.). Ainsi, Karim passe par la « place du Gouvernement18 », le « pont
Faidherbe19 », près de « l’église », dans « Dakar, la grande capitale de l’Ouest
Africain français20 », dans une « voiture citröen21 », « rue Blaise-Dumont22 »,

137
près du palais du « Gouvernement où flotte le drapeau tricolore23 », sur la « route
Gambetta24 », « l’avenue William-Ponty25 », etc. La modernité est marquée
surtout par la présence de deux mondes, à travers les tenues vestimentaires
coloniale ou traditionnelle. Par exemple, lorsque Karim se promène dans Dakar,
il observe les passants, pour la plupart acculturés : « Parmi les passants,
beaucoup de noirs, vêtus de costumes européens ; ils cheminaient à côté d’autres
sénégalais qui s’obstinaient à garder le fez et le cafetan de cotonnade
traditionnels de leur civilisation négro-arabe26 ».
Mais Karim craint ce monde moderne qu’il estime hostile. Lorsqu’il rencontre
des membres de sa famille à Dakar, il a l’impression qu’il ne pourra point
s’entendre avec son oncle Abdoulaye, instituteur, et le lycéen Ibnou, tous deux
européanisés : « De prime abord, Karim sentit qu’il s’entendrait mieux avec
Ibrahima qui portait le fez et le boubou. Le bachelier, le maître d’école, à en
juger par leurs apparences européennes, lui seraient fermés dans leurs
conceptions des choses27 ».
Karim s’entretient avec son cousin Ibrahima, censé lui ressembler. Ce dernier
lui confirme que le lycéen et l’instituteur sont finalement des « Européens
noirs28 ». Ces « Européens noirs » sont aussi appelés les « évolués » et leur
acculturation va jusqu’au rejet de certains objets relatifs à leur culture d’origine.
Ou encore, il s’amourache d’une dénommée Aminata. Elle est illettrée car,
d’après le narrateur, « on » ne veut pas instruire les filles au Sénégal « malgré les
efforts de l’école française ». Sans doute que ce « on » fait référence à une
certaine tradition. Le narrateur propose alors d’étendre l’éducation (française) à
l’ensemble des filles pour faire avancer le Sénégal.
Au Sénégal, malgré les efforts de l’École française, on ne voulait pas instruire les filles : « Une
femme cultivée est une source d’infortunes conjugales ».
Il fallait donc un harem moral : enfermer l’esprit, instigateur du corps, dans la forteresse de
l’ignorance.
Seulement, l’expérience n’a jamais démontré que les femmes incultes fussent les plus fidèles.
Et, d’autre part, une évolution décisive de la Société ne pourra se faire sans le concours de l’élément
féminin.
À l’école française, la sénégalaise acquiert un bagage de connaissances qui la rendent plus
consciente de son rôle, capable de donner aux enfants les premiers éléments d’une éducation
rationnelle et d’introduire dans le ménage plus de bien-être et d’hygiène29.

Cette remise en cause de la tradition est également faite par des « Européens
noirs », comme Abdoulaye. Celui-ci se montre largement favorable à la
modernité. C’est ce qui apparaît, lorsqu’il donne à Karim quelques conseils

138
concernant la vie. Pour lui, si l’on peut certes s’adonner aux loisirs de son
milieu, il faut surtout se consacrer aux choses dites « utiles » :
Employer surtout une partie de nos loisirs à des occupations utiles : la lecture, les études. As-tu
remarqué que beaucoup de sénégalais n’ouvrent jamais un journal ou un ouvrage sérieux ? Ils croient
que l’instruction doit se terminer sur les bancs de l’école. Ils sont indifférents à ce qui se passe dans le
monde. Leur activité intellectuelle est à peu près nulle.
C’est vrai, acquiesça Karim : moi je suis de ceux-là et je sais que nous avons tort.
Oui, conclut Abdoulaye, nous ne pouvons pas, sans danger, nous confiner, immuablement, à des
manières d’être, de penser ou d’agir, compatibles seulement avec l’armature d’une société indigène qui
n’existe plus ; du moins qui est en décomposition et en pleine évolution30.

Mais très rapidement, Karim ne craindra plus cette modernité qui coexiste
avec la société traditionnelle. Par exemple, il se met à lire davantage à la suite
des recommandations de son oncle. Ses lectures sont « La Randonnée de Samba
Diouf », « Le Roman d’un Spahi », « Batouala31 »... Et il change d’amis en se
tournant vers ces « Européens noirs » qu’il craignait tant32, fréquente les
« salons » d’Abdoulaye où l’on discute politique et où tout le monde est
favorable à la modernisation du Sénégal par l’assimilation de la culture
française33. Et le narrateur d’ajouter :
Mais, par-dessus leurs discours, d’année en année, une civilisation métisse s’organisait, n’obéissant
qu’aux lois de la lutte pour la vie.
Une civilisation métisse dont l’élément étranger consistait en apports matériels et intellectuels,
nécessaires à notre adaptation dans le courant de vie mondiale, dont nous faisons désormais partie
intégrante34.

Dans ce roman déjà publié en feuilleton dans le journal colonial Paris-Dakar,


on peut observer que le rapport à l’Afrique passe par l’expérience de la tradition
bien ancrée dans le quotidien (fêtes, vie de Samba-Linguère).
Rapport à l’Afrique de Socé
Production Expériences familières Schème
dominant
Karim Ancêtre Vie des Samba-Linguère (recherche de PARENTÉ
l’élégance, générosité...)
Tradition (fête de la Tabaski, faste...)
Métissage Présence française (infrastructure
coloniale, Européens noirs, école...)

139
Cette tradition tenterait de coexister avec la modernité, représentée notamment
par les infrastructures coloniales, les mœurs européennes, etc. Cette cohabitation
se transforme en dualité à la source d’une culture métisse, faisant ainsi écho au
débat concernant les fusions de cultures que Socé avait entrepris dans l’espace
public colonial35. C’est également le cas pour Abdoulaye Sadji (1910-1965) qui,
contrairement à Ousmane Socé, vient d’une famille d’intellectuels : père lettré
spécialiste de théologie musulmane, école coranique puis française. Sadji fait des
études brillantes et devient instituteur au Sénégal. En parallèle, il participe à la
vie politique aofienne : débats dans l’espace public colonial, articles dans la
presse locale (Le Périscope, le Paris-Dakar et le Bulletin de l’enseignement en
AOF).
Pour Lüsebrink, cette presse aofienne accueille largement les premiers
écrivains africains. À partir des textes qui y sont parus, Lüsebrink montre les
formes de participation en son sein. Il s’agissait d’un lieu pour les débats relatifs
aux différents problèmes coloniaux (sociaux, politiques...). C’est dans cette
presse aofienne qu’apparaît la littérature orale grâce aux enquêtes lancées par les
autorités locales qui les ont confiées aux instituteurs africains (comme Sadji) ; on
y publie aussi le fruit des récoltes du folklore local ; cette presse marque
également les débuts d’une historiographie africaine dans le contexte colonial.
Elle sera ensuite fictionnalisée dans Doguicimi (1938) de Paul Hazoumé par
exemple, qui mêle histoire et fiction. Toujours sur incitation du gouvernement
fédéral, les Africains seront amenés à témoigner de leur culture, ce qui favorise
le discours autobiographique dans ces journaux (poésie, témoignage, etc.). En
bref, les Africains, et particulièrement les Aofiens, occupent un espace de
publication entre 1913 et 1960. Parmi ces agents, outre Abdoulaye Sadji, il y a
aussi Fily Dabo Sissoko et Fodéba Keita.
Fily Dabo Sissoko (1897-1964) fait partie des premiers intellectuels à publier
dans des revues européennes (Europe), bien que sa carrière reste essentiellement
africaine. Il compte à son actif divers articles dans la presse coloniale ouest-
africaine, des œuvres autobiographiques – Crayons et portraits (1953), La
Savane rouge (1962), etc. –, des essais – Les Noirs et la Culture (1950), Une
page est tournée (1952), – et de la poésie – Harmakis, poèmes du terroir africain
(1955), Sagesse noire. Sentences et proverbes malinkés (1953), Poèmes de
l’Afrique noire (1963). Il est surtout encouragé par des intellectuels relativement
paternalistes (Jean-Richard Bloch), des scientifiques (Maurice Delafosse ou bien

140
Gabriel Monod-Herzem) et des administrateurs coloniaux (Robert Delavignette)
de l’entre-deux-guerres36.
Dans ses ouvrages, Sissoko prône souvent le biculturalisme et le bilinguisme
pour les peuples d’Afrique, condition de leur entrée dans la modernité.
Jusqu’en 1960, Sissoko est francophile et préconise l’avènement d’une
Eurafrique. Mais, comme pour beaucoup d’intellectuels africains de l’époque,
l’anticolonialisme « impliquait la croyance en une France englobant à la fois la
métropole et les colonies d’outre-mer qui deviendrait égalitaire, émancipatrice
des peuples dont elle avait la tutelle, et en même temps multiculturelle et
multilinguistique – une conception qui donna une nouvelle dimension quasi-
visionnaire à la conception de la “Plus Grande France” propre aux dernières
décennies de la Troisième République37 ». C’est ce que semble partager dans une
moindre mesure Fodéba Keita (1921-1969), musicien et écrivain aofien. Et c’est
en somme ce débat de l’espace public colonial que Socé exporte en Métropole à
travers sa démarche.
On voit aussi que, contrairement à René Maran, la présence française n’est
plus incarnée par les Français des colonies intrinsèquement mauvais, mais par
des objets ou une infrastructure apparentés à la modernité. De la sorte, il y a
glissement de l’expérience des violences dans les colonies (régulée et unifiée par
le schème de la violence) à celle de la tradition (Afrique) et de la modernité
(Europe) qui devient le prisme à travers lequel Socé voit l’Afrique, c’est-à-dire
que la parenté unifie et régularise ces expériences de la tradition et de la
modernité. Ce n’est pas s’assimiler, mais assimiler réciproquement la culture de
l’Autre, c’est-à-dire se métisser, que préconise Ousmane Socé (né à Saint-Louis,
ville métissée) en faisant la promotion à la fois de la vie des ancêtres samba-
linguère et de la modernité apportée par la présence française. C’est également
cette idée qu’il poursuit dans Mirages de Paris, mais par une approche
hodologique, c’est-à-dire en utilisant le schème du chemin pour réguler et unifier
son rapport à l’Afrique.

Métissage et cheminement : l’exemple de Mirages de Paris

Dans ce roman de 1937, l’auteur va affiner ses idées relatives au métissage
culturel qu’il érige en grille de lecture de son rapport à l’Afrique. À ce sujet,
Ousmane Socé met en relief un élément particulier : le parcours de Fara du

141
Sénégal à la Métropole. Comme pour Samba Diouf, le personnage des frères
Tharaud, Fara parcourt le chemin qui le mène vers un autre type de savoir.
Cependant, multiple est ce chemin : il y a d’abord le chemin de l’école coranique
à l’école française dans son village natal. Les parents de Fara placent leur fils à
l’école coranique très tôt pour qu’il acquière un certain savoir lié à la religion
musulmane38.
Puis, son père décide de l’envoyer à l’école française. Pour ce faire, le père et
le fils parcourent ensemble le chemin vers l’école, et Fara fait le chemin de
l’enfance libre à une enfance contrainte à cause des exigences scolaires39.
Le petit Fara est ainsi arraché à la vie de brousse par une scolarisation de
douze années. Celle-ci accroît ses connaissances, l’amène à découvrir certains
pans des lettres françaises. Doté de la culture légitime, Fara se met alors à rêver
de la France, c’est-à-dire d’une nouvelle destination40.
Si cette destination, dite exotique, correspond, certes, à la Métropole, elle se
réfère davantage à sa capitale. Car Paris le fascine et cela grâce notamment aux
divers récits idylliques que lui racontent ses compagnons de voyage41.
Paris est d’autant plus désiré que Fara est déjà imprégné de sa culture, grâce à
son passage à l’école française où il a surtout acquis une compétence
linguistique qui le rend relativement francophile.
Le plus cher souhait de Fara était de voir cette France dont il avait appris, avec amour, la langue,
l’histoire et la géographie. Des noms de ville ou de rivière comme Angers et Lys, avaient des sonorités
magiques qui le troublaient. La senteur d’encre d’imprimerie d’un catalogue neuf qu’il s’attardait à
feuilleter, les parfums des objets de sa trousse d’écolier, venue de France, étaient aussi puissants dans
leur appel que les routes à perspectives infinies et les horizons de l’océan42.

La raison principale du voyage de Fara est la découverte spécifique de l’acte


de partir. Jusqu’ici, le premier parcours qu’il a effectué l’a conduit de la vie
traditionnelle à l’école coranique, puis de celle-ci à l’école française.
Le deuxième chemin est celui qui conduit vers la France. Fara s’embarque
dans un bateau avec également pour objectif de visiter l’Exposition coloniale
de 1931, toujours accompagné par ses rêves de découvrir un pays mirifique43.
Sur le bateau, un des amis de Fara, Mamadou, s’interroge sur la traversée en
bateau et l’ingéniosité technique des « toubabs » et manifeste ainsi son désir de
savoir44.
L’éloignement en mer crée en Fara un léger sentiment de regret. Il se demande
s’il reverra un jour sa terre natale. Avec ce voyage, il perd en stabilité, car le

142
doute se crée dans son esprit45. Ses certitudes commencent à être ébranlées,
parce que le doute qu’entraîne le voyage se transforme en crainte de ne plus
revoir son univers quotidien46. En même temps, il entend dans le navire une
discussion tenue par des colons français au sujet de la capacité intellectuelle des
Africains. Deux positions s’y expriment : l’une, incarnée par un enseignant,
affirme que les Mélano-Africains sont dotés d’une certaine intelligence, tandis
que l’autre, incarnée par un commerçant, infirme notamment le point de vue du
premier. Ainsi Fara apprend davantage sur les diverses représentations que les
colons peuvent se faire de l’Africain et de l’Afrique. Pour l’exprimer autrement,
le parcours du Sénégal à la France fait découvrir à Fara une certaine conception
du rapport des colons à l’Afrique. Par ailleurs, ce trajet n’est pas sans déception,
parce que Fara pensait être exposé à un climat clément, comme dans son pays
natal, mais il en va autrement à l’approche des côtes françaises47.
Le troisième chemin emprunté par Fara est interne à la Métropole : prise de
conscience de son étrangeté au milieu des personnes leucodermes48, découverte
du « monde nègre » (bals, dancings...)49, sentiment de déception face aux
réflexes coloristes à travers le regard que les passants jettent sur lui et son amie
blanche.
De plus, dans leurs sorties, des gens les dévisageaient d’une étrange façon ; chez les uns, c’était un
peu de surprise, comme si l’on rencontrait, en plein hiver, un monsieur tout de blanc habillé ; d’autres,
manifestaient de la tolérance ; chez tel spontané, on remarquait une réaction non dissimulée qui le
mettait en arrêt comme un chien qui découvre un objet intéressant ; il regardait de pied en cap et de cap
en pied, le nègre qui jouait « au bourgeois » avec une compagne blanche, lui décochait un ricanement
narquois ou essayait de le foudroyer d’un regard courroucé50.

D’autres, tel ce prétendant malheureux de Jacqueline, jalouse Fara jusqu’à


l’invectiver.
Fara et Jacqueline s’étaient aimés ainsi, sans prendre garde aux ennuis qui en résultaient. Le plus
sérieux incident fut créé par un blondinet aux yeux bleus, soupirant de Jacqueline depuis cinq ans ; il
avait su que la jeune fille l’avait délaissé pour un Noir.
Et les billets doux s’étaient transformés en billets de calomnie :
« Tu cours un grand danger, Jacqueline ; un monsieur qui a été au pays des nègres m’a dit qu’ils
sont tous malades ; et tu vas te contaminer ». « Contaminée par les maladies des Noirs51 ! »

Et le malheureux de renchérir : « “Toi si belle, te promener avec un nègre noir


et qui sent mauvais !...” Ces attaques échouèrent et le jeune blondinet ainsi que
son conseiller abandonnèrent la lutte52 ». Si le jeune Aofien doit faire face aux
regards obliques, aux invectives des passants, malgré la gentillesse de

143
Jacqueline, il souffre du dépaysement que renforce le climat gris et morose de
Paris. Ce déracinement vient s’ajouter au rejet dont il croit faire l’objet de la part
des Métropolitains53.
Sa déception est encore nourrie par un conférencier dit « fantaisiste » qui
traite de l’Afrique selon ses préjugés. Fara est allé l’écouter parler, surtout de la
« psychologie du Noir ».
Ce fut ahurissant lorsque le conférencier donna un aperçu psychologique du Noir.
« En France nous avons tendance à les traiter d’égal à égal, mais arrivé dans leur pays vous
découvrez la nécessité de les considérer “inférieurs”, “enfantins”, “candides et pervers”. Ils sont
facilement disciplinés et dévoués ; cependant il ne faut pas être trop injustes car ils sont capables de
vous “empoisonner”54 !... [ »]

Fara s’en indigne, dit le narrateur, d’autant plus que certains auteurs tentaient
de faire connaître le « Noir », mais étaient moins écoutés que ce reporter.
À la fin de la conférence, Fara était électrocuté sur sa chaise.
Pouvait-on parler avec autant d’imprudence de toute une race ?
Et dire que Delafosse, Robert Delavignette, René Maran et d’autres encore qui se donnaient
beaucoup de mal pour montrer les Noirs sous leur vrai visage étaient moins entendus du grand public
que ce fantaisiste55 !...

En France, il y a également le chemin qui mène le jeune Aofien chez les


parents de Jacqueline, laquelle décide de l’y introduire en vue d’officialiser leur
idylle56. C’est donc l’occasion pour Fara de livrer aux parents de la jeune femme
ses impressions sur la France, notamment au sujet des préjugés concernant les
Mélano-Africains.
Il dit l’ignorance des habitants d’ici sur les Noirs. Leurs amis qui sont en Afrique, pour la plupart, ne
parlent que des petits travers des Noirs et de leurs drôleries sur lesquels ils s’appesantissent
longuement, en font les traits dominants de leur caractère.
Le cinéma et la littérature viennent à la rescousse, produisent de « l’exotisme » et de la
« documentation » pour des effets préconçus. De sorte que ceux des Européens qui croyaient connaître
les Noirs étaient ceux qui les connaissaient le moins.
Le résultat paradoxal est que, devant un Noir, le monsieur pense avoir affaire à un grand enfant et le
Noir croit se trouver en présence d’un grand enfant blanc57.

Cependant, l’opinion de Fara n’intéresse guère les parents de Jacqueline.


Ceux-ci ne prêtent attention qu’à l’éloquence du jeune homme, alors perçue
comme la réussite de la « mission civilisatrice » en Afrique française.
« Il parle bien ! pensa Mme Bourciez ; dommage qu’il soit nègre ! » M. Bourciez se disait :
« Nous avons fait du merveilleux dressage en Afrique ».

144
[...]
Un abîme séparait Fara des époux Bourciez. Entre lui et les jeunes, il n’y avait qu’un fossé de
coloration d’épiderme ; certaines idées et certains sentiments communs formaient des ponts qui leur
permettaient de se répondre, par-dessus le fossé, en maints endroits58.

D’ailleurs, les Bourciez s’opposent formellement à l’inclination de leur fille


pour un « Nègre », aussi cultivé soit-il. Lorsque Jacqueline apprend à ses parents
sa liaison avec lui, elle se heurte surtout à l’hostilité de son père car « avec les
nègres on ne sait jamais59 ». Bien que plus « ouverte », la mère de Jacqueline ne
s’explique pas bien les sentiments de sa fille pour Fara.
Sans doute, elle ne s’expliquait pas que sa fille s’éprît d’un homme d’une autre race, d’un homme
que certains penseurs d’Europe avaient classé au rang des quadrupèdes et que de nos jours encore M.
Hitler considérait comme une espèce intermédiaire entre le singe et l’homme.
Sa fille était, certes, au courant des préjugés anciens et modernes à l’endroit des Noirs. Pourquoi
s’était-elle liée à lui60 ?

L’hostilité parentale amène Jacqueline à quitter la demeure familiale pour


aller vivre chez Fara ; il s’agit d’un autre cheminement vers l’apprentissage de la
vie en couple, mais un couple mixte. Le savoir acquis grâce à l’expérience de la
vie en France et du mépris des parents de Jacqueline encourage Fara à leur
résister.
Pourquoi l’avait-on dédaigné ? Il était sûr de valoir n’importe lequel des maris qu’aurait pu épouser
Jacqueline ? Parce qu’il était noir ? Qu’entendait donc là M. Bourciez ?
Préjugé, ignorance, injustice, hypocrisie !...
Pensant ainsi, Fara sentait du mépris dans le regard d’un passant, le quolibet d’un ouvrier, l’index
innocemment levé vers lui d’un tout petit ; les jets de mépris que l’Europe s’accordait à cracher vers
lui !...
Dans un sursaut d’orgueil, il se disait qu’il tiendrait tête à l’Europe ; il se poserait en homme sur
tous les plans de la vie et si, malgré tout, les préjugés le brimaient, son âme se poserait en égale et
continuerait à protester jusqu’au jour du jugement dernier61 !

Outre l’ensemble de ces chemins, il y a également ceux représentés par les


amis de Fara comme celui qu’emprunte Ambrousse, grand voyageur ; il y a
particulièrement celui de Sidia, étudiant en philosophie, qui tend à défendre les
cultures d’Afrique comme équivalentes qualitativement aux cultures d’Europe.
Par exemple, Fara vient lui annoncer la venue au monde de son enfant. Cette
nouvelle pose problème à Sidia qui considère le métissage biologique comme le
prélude de la fin de la « race noire62 ». Fara s’érige alors en défenseur du
métissage qui, selon lui, serait l’avenir du monde contre « l’idée de race pure »

145
que Sidia emprunte à Hitler63. Mais pour Fara, il est paradoxal de préconiser
l’idée « d’une race pure » alors que « tout est métis64 ». Ce métissage que prône
Fara contre Sidia aboutit à un échec. En effet, Fara et Jacqueline manquent leur
destination, parce que la jeune Parisienne meurt à la naissance de leur enfant
métis. Ce dernier est laissé aux parents de la défunte qui interprètent cet échec
comme le résultat néfaste du métissage. C’est ce que M. Bourciez dira plus tard
à un Fara silencieux. Il insiste sur le fait, comme Maran l’indiquait dans
Djogoni, qu’il vaut mieux ne pas sortir de sa « race ».
Je n’ai pas une mauvaise opinion de vous, poursuivit M. Bourciez, mais quoique jeune vous
connaissez le monde : les « convenances » veulent qu’on ne sorte pas de sa race pour se marier et
même de sa sphère sociale ; vous habitez un pays lointain... c’est pourquoi je me suis opposé à ce que
vous épousiez ma fille... je le faisais autant pour elle que pour vous car, croyez-moi, vous n’auriez pas
été heureux. Si vous vouliez l’être, ne compliquez pas votre existence ; il faut épouser une femme de
votre race et de votre pays... cela vaut mieux à tous les points de vue ; ceux qui agissent contre l’ordre
naturel des choses en pâtissent toujours65...

Finalement Ambo parvient à convaincre Fara de s’engager sur la voie du


retour en Afrique. Ce « retour au pays » est donc le dernier chemin qu’emprunte
le jeune Sénégalais. Son départ est causé par un échec (la mort de Jacqueline) :
« Il ne s’obstinerait plus à demeurer sur cette terre d’Europe où il ne serait qu’un
étranger. Il est vrai qu’il y comptait désormais un enfant, mais les parents de
Jacqueline avaient accepté de l’adopter. Il était lui, inutile à la sauvegarde de sa
frêle existence66 ». Il revient toutefois au pays natal en étant culturellement
métissé, ce qui correspond alors à une nouvelle identité, autrement dit à un autre
rapport à l’Afrique.
On voit que Mirages de Paris traite du rapport à l’Afrique à travers
l’expérience du cheminement, tout comme La Randonnée de Samba Diouf. Il y a
d’abord le chemin de l’école coranique à l’école française en Afrique, puis de
l’Afrique à la France. En Métropole, Fara parcourt de multiples chemins – les
rencontres avec Jacqueline, puis avec les parents de celle-ci, Sidia, Ambo, etc. ;
ces rencontres le font accéder à certains types de savoirs : l’amour avec
Jacqueline, la prise de conscience du réflexe coloriste, etc. Il sort déçu des
« mirages de Paris ». Il y a donc de multiples chemins qui correspondent au
cheminement de la pensée de Fara, d’une connaissance livresque (les mirages de
Paris) à une connaissance inspirée de l’expérience du déracinement. Ce
cheminement de sa pensée conduit Fara à adopter une position inspirée par le

146
métissage culturel et politique qu’il faudrait propager, comme il le dit à son ami
Sidia.
Le bonheur de tous, dit Fara, ne pourra dépendre que de l’effort courageux, obscur, persévérant de
chacun. La politique des députés du Sénégal tend à faire de ce pays une province française ayant les
mêmes droits et les mêmes devoirs politiques que les départements de la métropole ; même le jour où
cette politique aura abouti, il faudra néanmoins que chacun de nous, en son activité personnelle, soit
pénétré d’un esprit nouveau, un esprit qui comprenne les exigences de la vie moderne et s’y adapte,
sinon toutes les lois votées n’amélioreront rien. Ces lois peuvent faire un pays libre où ceux qui
veulent travailler sont protégés. Une fois cette atmosphère établie, si le citoyen moyen s’obstine à vivre
et à penser comme nos ancêtres de la tribu, l’effort des députés n’aura servi à rien. Ce sera comme un
champ fertile où l’on n’aura rien semé67.

C’est l’idée de métissage culturel qui devient la destination (dépassement des


traditions par la fusion culturelle) de l’itinéraire de Fara (de l’Afrique à
l’Europe), même s’il semble déboucher sur un échec. Ainsi, pour Socé, les
expériences du voyage et du savoir permettent d’établir une proximité avec
l’Afrique devenue métisse.
Rapport à l’Afrique de Socé
Schème
Production Expériences familières
régulateur
Mirages de Voyage École coranique => écoles françaises CHEMIN

Paris (savoir : culture légitime)


AOF => Métropole (savoir : rapport
colons/Afrique)
Paris (savoir : expérience du déracinement
+ discrimination ; métissage...)
Le schème du chemin vient alors réguler et unifier ces expériences en ce
qu’elles sont le mode de proximité du rapport à l’Afrique. La pratique
hodologique permet à Socé de s’inscrire dans la voie afro-antillaise tracée par
Senghor dans L’Étudiant noir, mais de s’écarter d’Abdoulaye Sadji.
On a vu aussi que Socé faisait usage du schème de la parenté dans le but
d’assurer une mémoire du passé (revalorisation des ancêtres samba-linguère),
fonction ancienne et fréquente de ce schème :
C’est que le système de la parenté est familier à l’homme et, dans le cas des sociétés archaïques, très
élaboré et bien organisé, assurant à la société une mémoire du passé, à laquelle est associé, par le

147
présent, le culte des ancêtres. Ne l’oublions pas, l’ancêtre n’est pas anéanti par la mort, mais se tient
présent dans l’invisible (dans l’Hadès, pour les Grecs)68.

En l’occurrence, pour comprendre « ce présent invisible (les ancêtres) », Socé


se réfère à un passé qui part d’une origine supposée ou hypothétique (le
descendant Karim), afin de montrer la richesse de ce temps ancien, c’est-à-dire
de l’Afrique. De cette manière, il s’écarte de l’Afrique maranesque teintée de
violence ou même de l’Afrique abstraite de la RMN. Il s’en éloigne également
dans la solution qu’il propose pour régler le rapport Blancs/Noirs en optant pour
un certain métissage, alors que Maran ou la RMN choisissaient l’assimilation.
Dans cette perspective, le schème du chemin permet de comprendre la quête
de ce métissage qui en est la destination, alors que Maran utilisait le schème de
l’amour pour unir en opérant une transmutation d’une des parties. C’est dans
cette optique que Socé se rapproche du Senghor métropolitain qui tente aussi une
réhabilitation du schème de la parenté.

Réhabilitation du schème de la parenté : l’exemple de Chants d’ombre

Né en 1906 à Joal au Sénégal, le parcours de Senghor est plus connu que celui
d’Ousmane Socé. Contrairement à Birago Diop et à ce dernier, Léopold Sédar
Senghor vient d’une ville située en dehors des Quatre Communes. Son père,
Basile Diogoye Senghor, alors propriétaire terrien et commerçant, travaille avec
de grandes maisons commerciales bordelaises ayant des intérêts au Sénégal69. En
outre, Basile Senghor descend des guerriers nobles, et à ce titre, jouit d’un
certain respect qui, selon Biondi70, lui permet de ne pas prendre la citoyenneté
française alors réservée aux seuls originaires des Quatre Communes. Jusqu’à
l’âge de sept ans, sa mère et son oncle socialisent Senghor. Après quoi son père
l’envoie apprendre le français chez les Spiritains, d’abord à Joal, puis à
Ngasobile. Le jeune Senghor se met à rêver à un avenir de prêtre ou de
professeur, pas à celui de commerçant. Pour ce faire, il étudie au collège
Libermann à Dakar. Il achèvera son cursus secondaire au lycée Van
Vollenhoven et décrochera son brevet de capacité en lettres classiques. Grâce à
l’intervention de son ancien professeur et inspecteur général de l’enseignement
de la colonie, l’hellénisant Aristide Émile Prat, il obtient une demi-bourse qui lui
permet d’accéder à l’université française à Paris en 192871. Mais il éprouve
quelques difficultés en Sorbonne. Un de ses enseignants lui recommande de

148
s’inscrire en hypokhâgne. À ce sujet, il écrira plus tard : « C’est à un professeur
de la Sorbonne – M. Ernout, je crois – que je dois la chance d’être entré au lycée
Louis-le-Grand72 ».
Louis Achille l’introduit aussi dans les cercles intellectuels de Paris dont celui
de La Revue du monde noir. Il fait alors la connaissance entre autres de Georges
Pompidou73 en Hypokhâgne. Ce dernier lui fait également découvrir les auteurs
du moment : Gide, Proust, Martin du Gard, Barrès et le socialisme comme cet
extrait en témoigne :
Mes meilleurs amis restent encore, aujourd’hui, mes anciens camarades de Khâgne. [...] Mais ils
m’ont, d’abord, introduit dans leur cœur et leurs soucis d’étudiants. Ils ont été mon introduction à la
France contemporaine : à son art, à sa littérature, à sa politique. Pourquoi ne pas le dire ? L’influence
de Georges Pompidou sur moi a été, ici prépondérante74.

Par ailleurs, Senghor reçoit l’appui de l’influent député Blaise Diagne,


notamment pour son inscription tardive en classe préparatoire et pour son
introduction dans les milieux politiques afro-antillais. Diagne le reçoit, chez lui,
le dimanche, en compagnie d’autres jeunes étudiants. Cet endroit peut être
apparenté à une sorte de salon où Senghor et d’autres jeunes Africains peuvent
s’informer de l’évolution de la politique française et du problème des colonies.
Malgré les trois années passées à Louis-le-Grand, Senghor échoue au
concours d’entrée à l’ENS. C’est une grande déception pour lui, parce qu’il
espérait devenir professeur au Collège de France75. Néanmoins, il entre à la
Sorbonne dont il sort diplômé d’études supérieures en lettres (classiques,
modernes et françaises). Dans ce même établissement, il s’inscrit à l’agrégation
de grammaire76 qu’il réussit en 1935. Entre-temps, il a acquis la nationalité
française (1933), toujours grâce à l’intervention du député Blaise Diagne, ancien
sous-secrétaire d’État aux Colonies (1931-1932)77.
Entre 1935 et 1939, Senghor enseigne le latin et le grec dans des lycées en
Métropole, tout en commençant des études approfondies qui sont censées lui
ouvrir les portes du doctorat. Ces études portent sur la poésie orale africaine en
sérère. Il s’inscrit aussi à des cours de linguistique et d’ethnologie africaines qui
lui permettent d’obtenir un certificat d’ethnologie.
Entre 1936 et 1945, Senghor se construit une notoriété dans les milieux
« aofiens » et parisiens. En effet, le Foyer France-Sénégal l’invite à donner une
conférence à la Chambre de Commerce de Dakar, qu’il intitule le « Problème
culturel en AOF78 » ; on lui propose aussi le poste de directeur de

149
l’Enseignement en AOF, qu’il refuse. De plus, l’écrivain catholique Daniel-
Rops, lui demande de rédiger pour sa collection de cahiers un essai que Senghor
intitule Ce que l’homme noir apporte. C’est pendant cette période qu’il compose
les premiers poèmes de Chants d’ombre et entre officiellement dans le champ
politique.
Mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, puis prisonnier dans les
stalags, il écrit la plupart des poèmes de son recueil Chants d’ombre pendant sa
captivité. Cet ensemble poétique paraît d’abord dans quelques revues, dont le
bulletin de L’Étudiant de la France d’Outre-mer (ÉFOM) du foyer des étudiants
coloniaux sous l’Occupation. Après sa démobilisation, Senghor retrouve ses
fonctions d’enseignant, donne des conférences et publie entre autres des comptes
rendus d’ouvrages dans l’ÉFOM. En 1944, il écrit trois recensions : la première
sur Le Pèlerinage aux sources, ouvrage de Lanza Del Vasto, la deuxième sur Les
Saô légendaires de Marcel Griaule et la troisième sur Les Pionniers de l’Empire
de René Maran.
Dans la première, Senghor, alors âgé de 38 ans, va insister sur l’auteur qu’il
qualifie d’humaniste doté d’une « intelligence latine79 ». Pour lui, le voyage
qu’effectue Lanza Del Vasto en Inde à la rencontre de Gandhi nous fait pénétrer
dans l’âme hindoue : « Ce qu’il y a de remarquable, c’est la sûreté avec laquelle
l’auteur nous conduit à travers le dédale de l’âme hindoue, c’est l’aisance avec
laquelle il défait ces nœuds que nous croyions inextricables80 ». Le deuxième
compte rendu met en avant l’idée qu’à travers l’étude du cas particulier des Saô,
peuple établi dans la région du Tchad, les Négro-Africains et les Négro-
Américains dans leur ensemble peuvent se connaître eux-mêmes. C’est pourquoi
Senghor la recommande aux étudiants coloniaux :
Je recommande aux étudiants coloniaux la lecture de ce livre qui est d’un écrivain, d’un ethnologue
et d’un Français. Particulièrement aux négro-africains et aux négro-américains. Je veux bien qu’on ne
mélange pas les..., je veux dire les balafongs et les pianos, les « cadets de noblesse » et les « esclaves
venus d’Afrique ». Encore faut-il savoir ce que c’est qu’un balafong et un négro-africain. Car, comme
disaient les latins, – j’allais dire : nos pères, – ea est et prudentia et utilitas. Il n’est pire ignorance que
l’ignorance de soi81.

Le troisième article concerne l’ouvrage de Maran. Il insiste sur la parfaite


démarche de cet « homme pareil aux autres » dans son dernier ouvrage relatif
aux grandes figures de l’empire français. Pour Senghor, l’une des qualités de
Maran est précisément d’avoir réussi dans son livre à ne verser ni dans le
dithyrambe, ni dans le dénigrement de l’empire, mais à faire de l’histoire :

150
Dans une entreprise de ce genre, il y avait un double écueil pour un écrivain d’origine coloniale.
D’un côté le plat dithyrambe, procédé favori de certains représentants des colonies dites « vieilles » ;
de l’autre, un dénigrement à la manière de certains « nationalistes indigènes », dénigrement qui pour
être subtil, n’en aurait pas été moins systématique et contraire à la vérité historique. Car il s’agit bien
d’histoire et non de « biographies romancées ». C’est Maran qui nous le dit82.

À l’instar de Maran, Senghor va ensuite souligner les qualités humaines de ces


pionniers qui auraient eu surtout l’ambition de servir leur pays : « la plupart de
ces pionniers forcent l’admiration parce qu’ils unissent en eux les plus grandes
qualités physiques, intellectuelles et morales83 ». Il poursuit : « Et de fait, ces
hommes de la Renaissance, ces chefs nous laissent une impression
d’incontestable grandeur. Parce qu’en dépit de leurs ambitions personnelles, ils
eurent l’ambition plus haute de servir leur roi, leur pays – et parfois leur
Dieu84 ». Mais la lecture de cet ouvrage, précise Senghor, pousse à s’interroger
sur l’identité française des peuples colonisés : « Comment pouvons-nous et
devons-nous être Français ? ». D’après Senghor, René Maran apporterait la
réponse dans ses autres ouvrages, car l’écrivain originaire de Guyane aurait su
concilier la culture française et l’héritage nègre tant dans sa vie d’écrivain que
dans son œuvre :
[...] être Français, pour lui, c’est moins faire de faciles déclarations de fidélité qu’aiguiser en soi les
instruments français : logique et clarté, sens du vrai et de l’humain, toutes qualités dont Maran fait
précisément preuve dans son dernier ouvrage. Mais encore être français, c’est, loin de renier ses
valeurs ethniques, employer l’instrument français à les cultiver. Encore une fois c’est un écrivain, non
un politique85.

Puis Senghor va insister sur le style de René Maran qui connaîtrait


parfaitement la langue française tout en exprimant l’« âme nègre » que
l’enseignant démobilisé désigne par la formule consacrée des « qualités
authentiques de sa race » : « force simple des images, sens du rythme et des
qualités sensibles, voire charnelles des mots assemblés. En un mot, sa phrase
unit l’ordre lyrique. Cet écrivain guyanais s’est retrouvé et réalisé en revenant
aux sources ancestrales86 ».
En somme, à travers ses interventions concises dans L’ÉFOM, Senghor fait
surtout observer qu’il existe une sorte d’authenticité, désignée notamment par
l’âme, en l’occurrence l’âme hindoue pour les Hindous ou bien africaine pour les
Aofiens. Bien plus, l’auteur de Chants d’ombre désigne les trois éléments
constitutifs de son nomos poétique qu’il aurait en partage avec René Maran, à

151
savoir le rythme, l’image et la mélodie. Ce nomos vise, lui aussi, à se rapprocher
de l’« âme nègre authentique » et constitue la retraduction littéraire de
l’authenticité que l’africanisme des agents métropolitains et coloniaux a créée.
L’on constate que Senghor a incorporé les structures de perception et
d’appréciation de l’ordre colonial, qu’il réajuste cependant aux catégories de
l’entendement littéraire lorsqu’il parle du rythme, de l’image et de la mélodie
comme des marqueurs de l’authenticité promue par René Maran. La
reformulation littéraire de l’authenticité, on le sait, réalisée par l’africanisme, fait
alors du rythme, de l’image et de la mélodie des hypostases de l’oralité, oralité
proprement nègre selon les catégories senghoriennes. Celles-ci s’accordent avec
les positions des premiers africanistes qui ont voulu montrer la réalité d’un passé
complexe africain d’après la perception qu’ils en avaient87.
En même temps, comme dans L’Étudiant noir, Senghor propose de suivre la
voie de la synthèse entre l’Afrique et l’Europe et persiste dans ce « chemin », car
le rapport à l’Afrique qu’il préconise s’exprime à travers les relations entre
l’Afrique et l’Europe. René Maran en serait la parfaite illustration ; c’est
pourquoi Senghor revient souvent sur cette figure littéraire qu’il annexe à ses
propres principes littéraires et politiques du moment, à savoir la recherche d’une
synthèse entre l’assimilation et la promotion de « l’âme nègre », recherche à
laquelle correspond une prise de position littéraire basée sur « l’authenticité
nègre » grâce au rythme, à l’image et à la mélodie.
Dès lors, Chants d’ombre acquiert une tout autre dimension, du moins dans
l’orientation qui est la nôtre, à savoir celle du rapport à l’Afrique. Dans ce
recueil, le rapport à l’Afrique passe effectivement par l’expérience de la terre,
des ancêtres, des morts, etc. Plusieurs poèmes vont en ce sens.

De ma tour de verre qu’habitent les migraines, les Ancêtres impatients
Je contemple toits et collines dans la brume
Dans la paix – les cheminées sont graves et nues.
À leurs pieds dorment mes morts, tous mes rêves faits poussière88

Ce même mécanisme du souvenir l’amène à se rappeler son enfance à Joal,
« la terre de mon sang », avec laquelle il tente d’établir une plus grande
proximité relationnelle.

J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la hauteur des remparts
Me souvenant de Joal l’Ombreuse du visage de la terre de mon sang89.

152

La proximité avec la terre d’enfance correspond aussi à une proximité avec
l’invisible, comme l’Esprit (Ancêtres, Esprit, Dieux...) dans « L’ouragan90 ». Il
s’agit aussi de la fraternité, cautionnée par l’Esprit et les ancêtres. Cette relation
fraternelle fait aussi écho à l’amitié avec Aimé Césaire91.
Parfois, le continent devient un lieu enchanté où le poète-narrateur invite à
écouter battre le « pouls profond de l’Afrique92 ». Les ancêtres sont ancrés dans
la terre, particulièrement dans la montagne Élissa93.
Outre les ancêtres94, la terre95 et la fraternité, il y a notamment les instruments
de musique (tamtam), la beauté, les huiles (...) comme dans « Femme noire96 »,
hypostase du continent africain dont le poète-narrateur chante la beauté sous
plusieurs formes. C’est dans cette terre des ancêtres qu’il se rappelle également
son enfance africaine comme un véritable paradis perdu. Le lieu de son enfance
(« au bord de la plaine dure et salée ») est aussi celui où se reposent « la grande
voie étincelante des Esprits97 ». Esprits (ancêtre98 ou mânes99) auprès desquels,
enfant, il trouvait refuge100.
Outre les ancêtres, les morts et la terre, le rapport à l’Afrique est également
caractérisé par l’expérience de la violence perçue à travers le prisme du poète-
narrateur. Notamment la violence ayant trait à la guerre en Europe, évoquée par
le « sang gratuit répandu le long des rues » et par le « sang des boucheries101 ».
Cette violence est aussi celle de l’assimilation au dominant leucoderme. Après
avoir voyagé, le poète-narrateur rencontre les princes qui lui délivrent leur
message contre l’assimilation (« Vous déclinez la rose [...] et vos Ancêtres les
Gaulois ») :
« Enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras ?
« Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos Ancêtres les Gaulois.
Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes.
[...].
« Vos filles, m’a-t-on dit, se peignent le visage comme des courtisanes
« Elles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race !
« Êtes-vous plus heureux ? Quelque trompette à wa-wa-wâ
Et vous pleurez aux soirs là-bas de grands feux et de sang102 ».

Mais le poète-narrateur ne reste pas dans la souffrance de la violence (guerre


et assimilation). Il en vient à proposer d’oublier les écarts de conduite de la
domination : violence, destruction environnementale, etc.

Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que le sel.

153
Voici que mon cœur fond comme neige sous le soleil.
J’oublie
Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires
Les mains qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent
Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent, les mains peintes poudrées qui m’ont giflé
Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine
Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de l’Afrique
Droits et durs, les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes.
Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses de chemin de fer
Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la Civilisation,
Parce qu’on manquait de matière première humaine103.

Cet oubli, quelque peu ironique puisqu’il sert de prétexte pour citer
l’ensemble de la violence subie dans le passé, amène l’évocation d’une autre
relation entre l’Afrique et l’Europe, relation qui peut être multiple et s’exprimer
par le rappel de lieux tant européens qu’africains (Sine, Gambie, Saloum, Seine,
Paris104, Verdun, qui est un lieu de souffrance en Europe105).
La relation entre l’Afrique et l’Europe passe aussi à travers la fraternité avec
les « mains blanches106 », avec les « frères aux yeux bleus107 ». Cette fraternité
débouche sur l’acceptation du lien entre l’Afrique et l’Europe, continent à « qui
nous sommes liés par le nombril » écrit le poète-narrateur, comme s’il s’agissait
d’un lien maternel.

Masques aux visages sans masque, dépouillés de toute fossette comme de toute ride
Qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc
À votre image, écoutez-moi !
Voici que meurt l’Afrique des empires – c’est l’agonie d’une princesse pitoyable
Et aussi l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril108.

De façon globale, on voit que le rapport à l’Afrique dans Chants d’ombre
passe d’une part par l’expérience de la proximité avec la terre, les ancêtres (ou
les morts ou les Esprits) et, d’autre part, par l’articulation entre l’Afrique et
l’Europe via la souffrance, la spatio-temporalité partagée (Paris, Sine, Verdun
durant la guerre, etc.) ainsi que la fraternité. Senghor complexifie davantage la
relation entre Blanc et Noir. Pour ce faire, il conserve l’expérience antérieure
proposée par Maran (par exemple la violence), mais l’auteur de Chants d’ombre
insiste surtout sur l’expérience de la terre de Joal où le poète-narrateur a passé
son enfance, sur les ancêtres, sur les figures africaines, etc.
Rapport à l’Afrique senghorienne

154
Production Expériences familières Schème
régulateur
Esprit, morts, Princes...
Terre
Terre, Joal, Paris, Sine, Verdun...
Chants Amitié Blanc/Noir (liens Europe/
Fraternité PARENTÉ
d’ombre Afrique)
Souffrance (violence blanche :
Souffrance
guerre)
C’est par ces expériences que Senghor perçoit l’Afrique dont la condition de
possibilité est la parenté. Ce schème unifie et régule son rapport à l’Afrique
devenu éminemment positif – contrairement à celui de René Maran. Ce rapport à
une Afrique positive se rapproche en quelque sorte de celui de Socé qui faisait
appel également au schème de la parenté pour réguler et unifier les expériences
des ancêtres Samba-Linguère, de la modernité, etc. Depuis la parution, en 1931,
des Paysans noirs de Robert Delavignette, l’approche coloniale a changé.
Comme Henri Labouret, Delavignette adhère à une autre conception de la
colonisation109 que celle mise en scène par René Maran, André Gide et Albert
Londres dans Terre d’ébène (1929). En effet, après la crise de la domination des
sociétés impériales, la réponse des factions progressistes du monde colonial
consiste à adopter une nouvelle politique. Il s’agit d’un mouvement européen de
réforme de la politique coloniale110, mouvement que ses représentants ont appelé
« l’humanisme colonial ». Celui-ci a pour but de transformer la société africaine
en appliquant une politique du juste milieu et en essayant de rapprocher l’Europe
de l’Afrique. Dans cette optique, la figure du commandant (fonctionnaire
colonial) devient positive car elle essaie de connaître les coutumes dites
indigènes (injonction coloniale)111 et de considérer les peuples colonisés comme
des associés112, à travers notamment la promotion du paysan noir113 qu’invente
l’humanisme colonial pour dépasser l’expérience de la violence114. Delavignette
le soulignera dans sa préface de 1946 en manifestant également la volonté de
rapprocher l’Afrique et l’Europe :
Il s’agit en effet de savoir si les Noirs, au lieu d’être traités comme la main-d’œuvre imperfectible
d’une Afrique primitive, méritent au contraire d’être considérés comme les véritables cultivateurs et
les possesseurs légitimes de leur sol, capables de fonder avec d’autres hommes et notamment avec
nous, Français d’Europe, une communauté nationale. Le livre des Paysans noirs répond oui115.

155
Ce rapprochement entre l’Europe et l’Afrique qui est aussi présent dans la
poésie senghorienne – on l’a vu avec l’expérience de la fraternité (amitié
Blanc/Noir) – renforcerait aussi la différence entre l’Europe et l’Afrique en
construisant une « altérité [...] plus familière aux cultures et sociétés
métropolitaines, la paysannerie noire116 ». À l’instar de Delavignette, ce contexte
de réforme du système colonial, où l’expérience familière de la terre (les paysans
noirs) est valorisée, constitue un terrain favorable pour l’introduction du schème
de la parenté qui régulerait et unifierait des expériences d’une Afrique plus
positive que celles présentes chez Gide ou chez Maran par exemple. Grâce à sa
transmutation du schème de la parenté, Senghor rejoint d’autres écrivains du fait
que chacun opère une transmutation des schèmes précédents.

Contre la violence : parenté et cheminement

Depuis La Randonnée de Samba Diouf, qui différait de Batouala, nous avons
pu observer l’introduction de la pratique hodologique pour réguler et unifier le
rapport à l’Afrique des producteurs littéraires. Aussi a-t-on relevé qu’Ousmane
Socé l’utilise largement dans Mirages de Paris. Damas la reprendra dans son
Retour de Guyane pour évoquer le rapport, non plus à l’Afrique
actuale117 comme Maran, la RMN et Socé, mais à l’Afrique historique. Si ce
schème transcendantal est présent dans le recueil Pigments ou dans le Cahier
d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, force est de constater que c’est bien
celui de la violence qui dominera ces textes, car la violence deviendra un schème
régulateur majeur du rapport à l’Afrique historique. Mais Senghor utilise plutôt
le schème de la parenté qui chez Maran régulait et unifiait des expériences
familières dévalorisées (les ancêtres, les coutumes caduques, etc.). La première
transmutation de ce schème s’effectue avec le Karim de Socé, mais c’est surtout
Senghor qui semble en généraliser la pratique dans son recueil de 1945, Chants
d’ombre.
C’est donc à travers ce schème que Socé et Senghor opèrent une critique de
Maran et de la RMN dans leur pratique littéraire, car son usage leur permet
effectivement de se distinguer de Maran et de cette revue tout en admettant le
nomos littéraire de l’authenticité. Celle-ci se réalisait grâce au rapport à
l’Afrique de Maran, rapport fondé sur l’expérience de fonctionnaire qui
l’autorise à deviser légitimement du continent. Senghor et Socé vont reprendre

156
cette nécessité d’une parole légitime en partant cette fois du schème de la
parenté pour revaloriser les expériences familières (mœurs, coutume, etc.)
dévalorisées par la pratique maranesque. Les deux jeunes prétendants repartent
des expériences (les ancêtres principalement) unifiées et régulées par la parenté,
dont ils dégagent le caractère positif en évacuant les expériences de la violence
maranesque qui pouvaient les mettre, du fait de l’actualité coloniale, dans la
polémique et discréditer leurs productions littéraires car celles-ci apparaîtraient
partisanes, donc à relativiser.
En reprenant la parenté, Senghor peut en particulier critiquer Maran
subtilement tout en le récupérant sans polémiquer, dans la mesure où il ne fait
que renverser la pratique maranesque du schème de la parenté pour réguler et
unifier un rapport à l’Afrique devenu positif. Concrètement, Senghor simplifie
d’abord la combinaison violence-parenté en la réduisant à un modèle empirique,
celui de la parenté, qui, ensuite, lui permet de transmuer l’axiologie d’une
parenté négative en parenté positive (le monde de l’enfance, Joal, etc.). C’est de
cette manière que l’auteur de Chants d’ombre retourne le rapport à l’Afrique
maranesque, ainsi que la régulation et l’unification de ce rapport, en accordant le
primat, non plus à la violence (Maran), mais au schème de la parenté. En même
temps, l’auteur de Chants d’ombre peut doubler Socé qui fait à la fois l’usage du
schème de la parenté et de celui du chemin pour réguler et unifier des
expériences multiples (le métissage culturel, les ancêtres, etc.), ce qui le
différencie de Senghor et de Maran car ces derniers usent très peu de la pratique
hodologique dans leur production littéraire.
En somme, à ce stade, la stratégie senghorienne consiste, on l’a vu, à
récupérer, d’une part la figure légitime de Maran, qu’elle assimile à son propre
nomos en construction, à savoir la synthèse entre l’assimilation et la valorisation
de « l’âme nègre », et d’autre part l’art poétique fondé sur cette âme (rythme,
image, mélodie), valeurs qui, selon, Senghor, étaient déjà présentes chez Maran.
Dès lors, la récupération senghorienne de Maran correspond au détournement
d’un ancien prix Goncourt, donc de l’accumulation d’un certain capital
symbolique. Senghor essaie de transférer les bénéfices de ce capital au profit de
son propre nomos en en éliminant les scories politiques (la polémique de la
violence dans les colonies).
On a vu en outre que Maran est très francophile, voire assimilationniste. Or
Senghor ne partage pas cette orientation, lui qui est originaire d’AOF et y a
grandi en partie. L’assimilationnisme maranesque ne peut conduire à la visibilité

157
littéraire et politique escomptée, puisqu’elle préconise l’assimilation totale à
l’identité française, ce qui pousse Senghor à adopter une autre solution pour sa
promotion littéraire ; or comment parvenir à la visibilité littéraire, si l’on a opté
pour la différenciation (être africain) tout en mettant en avant l’assimilation (être
français) ? Senghor va fractionner l’identité française en accentuant l’importance
de la langue (logique et clarté...), les principes de 1789, etc., qu’il tente de
réconcilier avec ce qu’il appelle les « valeurs ethniques ». La francophilie
exacerbée de Maran lui permet de légitimer la stratégie des « valeurs
ethniques » : celle-ci ne peut être contestée à l’auteur de Batouala. C’est ainsi,
on l’a vu, que Senghor peut écrire au sujet de Maran qu’« être Français, pour lui,
c’est moins faire de faciles déclarations de fidélité qu’aiguiser en soi les
instruments français : logique et clarté, sens du vrai et de l’humain, toutes
qualités dont Maran fait précisément preuve dans son dernier ouvrage. Mais
encore être français, c’est, loin de renier ses valeurs ethniques, employer
l’instrument français à les cultiver. Encore une fois c’est un écrivain, non un
politique118 ».
En annexant Maran, Senghor peut alors se distinguer des autres agents, en
l’occurrence de Socé. L’auteur d’Un homme pareil aux autres lui donne
l’occasion de n’être pas pareil aux autres écrivains et de fonder son propre
principe de délimitation de l’identité de l’écrivain afro-antillais, grâce
notamment à ses articles sur Maran qui lui donnent aussi une posture de
théoricien de la pratique littéraire. Mais, selon ce principe, est écrivain afro-
antillais celui qui, dans sa pratique littéraire, peut à la fois concilier son héritage
nègre (valoriser l’Afrique dans sa production : la terre, les ancêtres, les morts, les
princes, Joal, Sine, etc.) avec son héritage français (Verdun, Île-de-France...),
sans se désintégrer dans un assimilationnisme aigu. On voit donc qu’il y a
homologie entre sa position politique (refus de l’assimilation seule au profit
d’une synthèse entre la France et l’Afrique), sociale (fort capital scolaire
métropolitain) et sa prise de position littéraire (schème de la parenté pour unifier
et réguler les expériences positives des ancêtres, de la fraternité Afrique/ Europe,
etc.). Ainsi, Senghor et Socé s’inventent « Nègres » en louant les ancêtres et en
conservant le lien avec l’identité française telle qu’ils la perçoivent. Pour ce
faire, ils utilisent le schème de la parenté qui régule et unifie leur expérience
familière des ancêtres, par ailleurs différente chez Damas et Césaire.

158
1 Ce titre fait référence au texte fameux de Senghor « Comme le lamantin va boire à la source ». De la
même manière que le lamantin s’en allait boire à la source, Senghor et Socé prétendent boire à la source-
Afrique. C’est ainsi qu’ils espèrent accéder à la visibilité dans le Paris littéraire. De plus, nous parlons de
« rastignaquisme aofien » pour suggérer leur très grande ambition de conquérir ce Paris en mettant en avant
leur spécificité dite « nègre ».
2 Lilyan Kesteloot, « Césaire pauvre et l’enfant riche ou la bouteille à moitié vide et la bouteille à moitié
pleine », Soleil éclaté, mélanges offerts à Aimé Césaire à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire
par une équipe internationale d’artistes et de chercheurs, édités par Jacqueline Leiner, Tübingen, Gunter
Narr Verlag, coll. « Études littéraires françaises », 1984, p. 249-256.
3 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Paris, Minuit, 1969.
4 Romuald Fonkoua, « L’Afrique en khâgne : contribution à une étude des stratégies senghoriennes du
discours dans le champ littéraire francophone », Présence Africaine 154, 1996, p. 131.
5 Hans-Jürgen Lüsebrink, La Conquête de l’espace public colonial. Prises de parole et formes de
participation d’écrivains et d’intellectuels africains dans la presse à l’époque coloniale (1900-1960),
Frankfurt am Main, IKO-Verlag für Interkulturelle Kommunikation/Nota Bene, coll. « Studien zu den
frankophonen Literaturen außerhalb Europas », 2003, p. 5.
6 C’est aussi ce que subissent les Antillais, citoyens des « vieilles colonies », comme le rappelle Philippe
Dewitte (Les mouvements nègres en France..., op. cit., p. 264) : « le regard de l’Autre est toujours aussi dur
à supporter pour ces bourgeois antillais qui, s’ils sont acceptés dans les salons et les cafés du Quartier latin,
doivent affronter quotidiennement la rue parisienne, les lazzis faubouriens, la curiosité insistante des
Français. Aussi la majorité des Antillais rêve de se vêtir couleur de muraille, de se fondre dans la masse des
“Français de France” ».
7 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 246-248.
8 Sur cette notion, cf. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979,
p. 585.
9 Rappelons que notre lecture n’intéresse ni la stylistique, ni la poétique, ni l’analyse thématique, ni la
narratologie, ni l’imagologie, etc. Comme nous l’avons déjà indiqué dans notre introduction générale, il
s’agit de dégager les expériences familières qui sont unifiées et régulées par les schèmes transcendantaux.
Dans le cadre de notre approche, lire des textes signifie dès lors donner à voir les expériences familières
présentes dans les productions littéraires, en montrant dans un second temps comment elles forment sens,
quel est leur statut littéraire et éventuellement philosophique.
10 Robert Cornevin, Littérature d’Afrique noire..., op. cit., p. 139.
11 Ousmane Socé, Karim, roman sénégalais, Paris, Nouvelles éditions latines, 1948, p. 18.
12 Ibid., p. 38.
13 Ibid., p. 24.
14 Ibid., p. 25.
15 Selon Socé, il s’agit d’un titre de noblesse équivalent à « Notre Seigneur ».
16 Ousmane Socé, Karim, roman sénégalais, op. cit., p. 27.
17 Ibid., p. 34.
18 Ibid., p. 59 et 64.
19 Ibid., p. 60 et 64.
20 Ibid., p. 62.
21 Ibid., p. 65.
22 Idem.
23 Ibid., p. 67 et 69.
24 Ibid., p. 84.
25 Ibid., p. 80.

159
26 Ibid., p. 70.
27 Ibid., p. 71.
28 Ibid., p. 72.
29 Ibid., p. 90-91.
30 Ibid., p. 101.
31 Ibid., p. 102.
32 Ibid., p. 103.
33 Ibid., p. 105.
34 Ibid., p. 105-106 [souligné par Socé].
35 Béatrice Großkreutz, Le Personnage de l’ancien dans le roman sénégalais et malien de l’époque
coloniale. Un élément de continuité culturelle dans un univers ébranlé, Frankfurt, IKO-Verlag für
Interkulturelle Kommunikation, coll. « Studien zu frankophonen Literaturen Europas », 1993, p. 58.
36 Hans-Jürgen Lüsebrink, La Conquête de l’espace public colonial..., op. cit., p. 146.
37 Ibid., p. 160.
38 Ousmane Socé, Mirages de Paris, Paris, Nouvelles éditions latines, (1937) 1964, p. 10-11.
39 Ibid., p. 12.
40 Ibid., p. 14-15.
41 Ibid., p. 15.
42 Idem.
43 Ousmane Socé, Mirages de Paris, op. cit., p. 16.
44 Ibid., p. 18-19.
45 Ibid., p. 19.
46 Ibid., p. 20.
47 Ibid., p. 24.
48 Ibid., p. 30.
49 Ibid., p. 53.
50 Ibid., p. 48.
51 Ibid., p. 92.
52 Ibid., p. 93.
53 Ibid., p. 63.
54 Ibid., p. 67.
55 Ibid., p. 67-68.
56 Ibid., p. 88.
57 Ibid., p. 90-91.
58 Ibid., p. 91.
59 Ibid., p. 93.
60 Ibid., p. 94.
61 Ibid., p. 107-108.
62 Ibid., p. 146.
63 Ibid., p. 147-148.
64 Ibid., p. 148-149.
65 Ibid., p. 169-170.
66 Ibid., p. 176.
67 Ibid., p. 179.
68 Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne..., op. cit., p. 67.
69 Jacqueline Sorel, Léopold Sédar Senghor : l’émotion et la raison, Saint-Maur-des-Fossés, Sépia,
1995, p. 40.

160
70 Jean-Pierre Biondi, Senghor ou la tentation de l’universel, Paris, Denoël, 1993, p. 15.
71 Akatiwa Adjambo, Précis des humanités de Léopold Sédar Senghor. Une étude fondée sur
l’Enseignement en France de 1900 à 1945, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 153-154.
72 Léopold Sédar Senghor, « Lycée Louis-le-Grand. Haut lieu de culture », Liberté 1. Négritude et
humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 403.
73 La proximité entre Senghor et Pompidou, qui fait partie de la même génération que lui (né dans le
Cantal en 1911), s’explique par les dispositions communes des deux hommes : l’un est fils de grand
propriétaire terrien en AOF, l’autre petit-fils de paysan dans le Sud-Ouest. En plus, tous deux sont en
ascension sociale grâce aux pères : pour l’un, le père est devenu instituteur de la IIIe République, pour
l’autre les affaires ont prospéré grâce au commerce avec les sociétés bordelaises. Enfin, les deux agents ne
sont pas parisiens et leur entrée à l’École normale supérieure au début des années trente constituent pour
eux l’occasion de connaître la société et la vie culturelle parisienne ainsi que d’y nouer de profondes
amitiés. C’est sans doute là l’une des origines du rapprochement entre Pompidou et Senghor.
74 Léopold Sédar Senghor, « Lycée Louis-le-Grand. Haut lieu de culture », op. cit., p. 405.
75 Joseph Roger de Benoist, Léopold Sédar Senghor, témoignage de Cheik Hamidou Kane, Paris,
Beauchesne, 1998, p. 21.
76 Akatiwa Adjambo, Précis des humanités de Léopold Sédar Senghor..., op. cit., p. 178.
77 Jacqueline Sorel, Léopold Sédar Senghor : l’émotion et la raison, op. cit., p. 50.
78 Léopold Sédar Senghor, « Le problème culturel en AOF », Liberté 1..., p. 11-21.
79 Léopold Sédar Senghor, « Le Pèlerinage aux Sources par Lanza del Vasto », L’Étudiant de la France
d’Outre-mer. Chronique des foyers, Secrétariat d’État à la Marine et aux Colonies – Publication officielle,
5, janvier 1944, p. 15.
80 Idem.
81 Léopold Sédar Senghor, « Les Saô légendaires par Marcel Griaule », L’Étudiant de la France
d’Outre-mer. Chronique des foyers, op. cit., 6, février 1944, p. 15.
82 Léopold Sédar Senghor, « Les Pionniers de l’Empire de René Maran », op. cit., 8, avril 1944, p. 24.
83 Idem.
84 Idem.
85 Ibid., p. 25.
86 Idem.
87 Cf. Bernard Mouralis, « Orientalisme et africanisme : Réflexions sur deux objets », dans Littératures
et sociétés africaines, mélanges offerts à János Riesz à l’occasion de son soixantième anniversaire, études
réunies par Papa Samba Diop et Hans-Jürgen Lüsebrink, Tübingen, Günter Narr, 2001, p. 17-28.
88 Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre, Œuvre poétique, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1990,
p. 9.
89 Ibid., p. 10.
90 Ibid., p. 11.
91 Ibid., p. 12.
92 Ibid., p. 14.
93 Ibid., p. 14-15.
94 Ibid., p. 18-19.
95 Ibid., p. 23.
96 Ibid., p. 16-17.
97 Ibid., p. 28.
98 Ibid., p. 34.
99 Ibid., p. 41.
100 Ibid., p. 29.

161
101 Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre..., op. cit., p. 9.
102 Ibid., p. 19.
103 Ibid., p. 22.
104 Ibid., p. 9-10.
105 Ibid., p. 29.
106 Ibid., p. 22-23.
107 Ibid., p. 10.
108 Ibid., p. 23.
109 Romuald Fonkoua, « Robert Delavignette et Henri Labouret : Regards et approches du fait
colonial », dans Bernard Mouralis et Anne Piriou (dir.), avec la collaboration de Romuald Fonkoua, Robert
Delavignette, savant et politique (1897-1976), Paris, Karthala, 2003, p. 79.
110 Anne Piriou, « Les enjeux d’une “Afrique du juste-milieu” », dans Robert Delavignette..., op. cit.,
p. 187.
111 Ibid., p. 188. L’on retrouve également cette injonction chez le Belge Pierre Ryckmans (1891-1959),
dont l’un des credo était de faire connaître le réel de la colonie africaine (le Congo belge). Ses pendants
littéraires sont notamment les romanciers belges qui relèvent du genre colonial comme Georges Duncan,
Henri Cornélus, Marcel Tinel et Joseph Esser. Ces auteurs ont fait l’objet de l’attention de Pierre-Philippe
Fraiture, Le Congo belge et son récit francophone à la veille des indépendances sous l’empire du royaume,
Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2003.
112 Anne Piriou, « Les enjeux d’une “Afrique du juste-milieu” », op. cit., p. 190-191.
113 Ibid., p. 187.
114 Ibid., p. 189.
115 Robert Delavignette, « Préface à la réimpression des “Paysans noirs” », dans Les Paysans noirs,
Paris, Stock, 1946, p. 9.
116 Anne Piriou, « Les enjeux d’une « Afrique du juste-milieu », op. cit., p. 187.
117 Une Afrique inscrite dans l’actualité de la colonisation.
118 Cf. supra.

162

4

Du marronnage littéraire :
Damas et Césaire contestataires

Chez Damas et Césaire, comme on le verra, l’expérience familière ne recoupe
pas l’Afrique des Samba-Linguère ou des ancêtres, en raison notamment d’une
différence trajectorielle entre eux et les deux Aofiens. Cependant les deux
Antillais opèrent le même remerciement du schème de la violence tel qu’il était
utilisé chez Maran notamment. Ils redéfinissent ainsi leur rapport à l’Afrique par
la transmutation du schème de la violence. Il s’agit aussi d’une tentative de
démarcation par rapport à l’auteur de Batouala, que l’on observera d’abord chez
Damas.


Des parcours croisés – épisode 2 : Des terres d’esclavage à la
Métropole

Léon-Gontran Damas naît en 1912 en Guyane, d’un père employé aux
Travaux publics à Cayenne. Sa mère meurt un an après sa naissance ; Damas est
alors envoyé chez « Man Gabi », sa tante, qui lui procure une éducation
bourgeoise1. Il fait ses premières armes scolaires à l’école primaire de Cayenne,
puis il embarque pour achever ses études à Fort-de-France. En 1924, au lycée
Victor Schœlcher, Damas fait la connaissance d’Aimé Césaire. Il part ensuite en
Métropole au collège de Meaux jusqu’en 1929. Cette année-là, il monte à Paris
et s’inscrit à l’École des langues orientales tout en suivant des cours de droit
pour satisfaire ses parents. En 1930, il rencontre Léopold Sédar Senghor.
L’année suivante, il se met à fréquenter le Cercle littéraire de Paulette Nardal, et
participe à la diffusion de La Revue du monde noir2. En 1932, Léon Damas
revoit au Quartier latin Aimé Césaire son ancien condisciple qui vient d’arriver ;
il s’inscrit aussi à l’Institut d’ethnologie de Paris (Musée du Trocadéro). L’année
suivante, il rencontre Birago Diop dont il publiera des extraits dans son

163
anthologie Poètes d’expression française. Encouragé à écrire par le savant et
politique, Robert Delavignette3, il parvient à se faire publier dans la revue Esprit.
En 1934, il part pour la Guyane, chargé par son professeur du musée du
Trocadéro, Paul Rivet, « d’une mission ethnographique sur les survivances
africaines dans les Guyanes hollandaise et française4 ». Il en ramène des objets
afro-américains et afro-amérindiens, ainsi que son Retour de Guyane. En 1935,
Damas devient secrétaire de rédaction de L’Étudiant noir et, en même temps,
s’inscrit à l’École des hautes études. Sur le plan littéraire, en 1937, grâce aux
cotisations de ses amis (Senghor, Césaire, etc.), il publie à compte d’auteur son
recueil poétique Pigments, préfacé par le poète Robert Desnos. Vers 1938, en
compagnie de René Maran, Nicolás Guillén, Pablo Neruda, Langston Hughes et
Louis Aragon, Damas participe au Deuxième Congrès des écrivains pour la
défense de la culture. Son Retour de Guyane, édité chez José Corti, sort des
presses et l’administration guyanaise en achète quelques exemplaires afin de les
brûler. Parallèlement à ces activités, Damas achève sa formation à l’École
pratique des hautes études et fréquente de plus en plus les écrivains afro-
américains comme Mercer Cook et Countee Cullen.
De 1938 à 1939, le jeune écrivain est chargé du service de Radiodiffusion de
la France d’Outre-mer. C’est à ce moment-là que le gouvernement français
censure rétroactivement Pigments. En même temps, Damas continue de publier
dans les revues Esprit et Europe. Pendant la guerre, il est mobilisé puis très vite
démobilisé. Il participe aux programmes de Radio-Vichy5 où il lit des contes
guyanais comme l’écrit son biographe : « Après s’être laissé prendre au piège de
Radio-Vichy qui l’a invité à lire des contes guyanais sur ses antennes, il
démissionne sur les instances du poète guadeloupéen Jean-Louis Baghio’o
engagé dans la Résistance comme ingénieur électronique, pour truquer les
bureaux du Maréchal Pétain6 ». Il en démissionnera donc sur la demande du
poète résistant Jean-Louis Baghio’o7 en 1941. Après quelques collaborations
avec des réseaux résistants, il a des démêlés avec la « Gestapo qui l’arrête, la
Milice, les Waffen SS ou la police française8 ». Mais il parvient à publier chez
Stock ses contes guyanais, Veillées noires. À la Libération, Damas reçoit une
médaille pour avoir rejoint des groupes résistants pendant la guerre. De plus, la
maison d’édition Fasquelle lui confie une collection littéraire intitulée « Écrits
français de l’Outre-mer ». Cette position lui permet de faire publier des écrivains
afro-antillais ou de les recommander à d’autres maisons d’édition.
En 1946, Damas repart en Guyane. Le bateau fait escale aux États-Unis et il

164
en profite pour rendre visite à ses amis, tous membres de l’intelligentsia
américaine : par exemple, l’écrivain Richard Wright, le président de la NAACP,
des universitaires comme Mercer Cook, Charles Drew, le juge William Hastie,
Alan Locke, le poète Sterling Brown, etc. Lorsqu’il arrive enfin en Guyane, il
fait campagne avec René Jadfard contre Gaston Monnerville. Damas et Jadfard
s’opposent à la départementalisation alors que le député Aimé Césaire la
défendra. Jadfard est élu député de la Guyane. En 1947 paraît l’anthologie de
Damas : Poètes noirs d’expression française, 1900-1945. La même année, son
ami Jadfard meurt dans un accident d’avion. Il ne siège pas au comité de soutien
de la revue Présence Africaine, que vient de fonder Alioune Diop, car il pense
« qu’il s’agit encore là d’une “autre revue d’étudiants”9 ». En 1948, Damas se
fait élire député de Guyane à la place de Jadfard. En même temps, il publie ses
Poèmes nègres sur des airs africains. L’année suivante, l’écrivain guyanais
épouse Isabelle Achille, fille de son ancien professeur d’anglais au lycée
Schœlcher, Louis-Thomas Achille. En 1950, il dépense, comme son homologue
Aimé Césaire, beaucoup d’énergie dans la discussion des lois relatives à l’Outre-
mer.
Aimé Césaire voit le jour à Basse-Pointe au nord de la Martinique en 1913.
Son père, Fernand Elphège Césaire, est économe dans une habitation de Békés ;
sa mère Éléonore a une formation de couturière. Pour améliorer le sort de sa
famille, Fernand prépare des concours et des examens. Il entre aux contributions
indirectes et s’occupe de l’éducation de ses enfants. Pour assurer leur avenir, il
leur apprend notamment la maîtrise du français, comme l’indiquent les
biographes de Césaire : « Fernand sait l’importance de la maîtrise de la langue
française pour s’élever au-dessus de la misère, de la malédiction nègre. […]
Fernand second réveille ses enfants à 6 heures chaque matin, et les fait travailler
jusqu’à 7 heures 45 en calcul et en français10 ». Le jeune Aimé s’adonne très tôt
à la lecture. En 1924, il termine avec succès ses études primaires. Grâce à
l’octroi d’une bourse, le futur écrivain peut commencer des études secondaires
au lycée Schœlcher à Fort-de-France. La famille décide de s’installer dans la
ville où leur fils étudie aux côtés du Guyanais Léon-Gontran Damas11. Les deux
condisciples ont notamment comme professeur Gilbert Gratiant, l’écrivain
martiniquais qui sera très critiqué par Légitime Défense. En 1931, Aimé obtient
le baccalauréat et s’apprête à partir en Métropole.
Arrivé à Paris la même année, il est muni d’une lettre de recommandation de
son professeur de géographie, lui-même ancien élève de l’École normale

165
supérieure, Eugène Revert, adressée au lycée Louis-le-Grand12. Aimé Césaire y
passe quatre années de 1931 à 193513 en compagnie des fils de la bourgeoisie
française. À Paris, il participe activement à l’Association des étudiants
martiniquais dont il devient le président en 1934. L’année où son ami, Léopold
Sédar Senghor, réussit à l’agrégation de grammaire, il est reçu au concours
d’entrée de l’ENS. Césaire rencontre une Martiniquaise, sa future femme,
Suzanne Roussi. Née en 1915 dans la commune de Rivière-Salée, elle vient
d’une famille dont la mère était institutrice. Suzanne a étudié au pensionnat
colonial à Fort-de-France et l’a quitté bachelière en 1933. Elle arrive à Paris la
même année pour y faire des études supérieures. C’est dans la capitale qu’elle
rencontre Aimé Césaire. Ils se marient en 1937. En 1939, Césaire publie son
Cahier d’un retour au pays natal dans la revue Volontés avant de retourner aux
Antilles quelques mois plus tard.
En Martinique, Aimé et Suzanne Césaire enseignent respectivement au lycée
Schœlcher et au lycée de Bellevue. Césaire y a comme collègue l’ancien
membre de Légitime Défense, René Ménil, devenu depuis professeur de
philosophie. Le jeune normalien va former de nombreux lycéens : parmi eux,
Édouard Glissant et Georges Desportes. Contrairement à ce qu’indiquent les
biographes de Césaire14, Frantz Fanon n’en fera pas partie, comme le précise son
frère Joby Fanon15. Pendant cette période d’enseignement, l’amiral Georges
Robert16 contraint la Martinique à rester fidèle au régime de Vichy, malgré
l’hostilité croissante de la population. Avec le concours de leurs amis René
Ménil et Aristide Maugée, Suzanne et Aimé Césaire lancent la revue Tropiques
en 1941. C’est dans cette revue qu’il publiera ses premiers grands poèmes. Mais
les membres de la revue seront inquiétés par le régime de Vichy qui les jugera
subversifs. La revue sera interdite pendant une année et reprendra
de 1943 à 1945. André Breton, de passage en Martinique, la lit et entre en
contact avec Césaire. Cette rencontre ouvrira à Césaire les portes du champ
littéraire parisien, comme Sartre le fera pour Senghor.
En 1944, Pierre Mabille, conseiller culturel à Port-au-Prince, invite Aimé
Césaire à accomplir une tournée de conférences en Haïti : l’ancien animateur de
Tropiques en revient enrichi par l’histoire de la patrie de Toussaint Louverture.
Durant ce séjour, il compose sa première pièce : Et les chiens se taisaient. Il
redouble d’activité après son voyage : Aimé Césaire est invité partout dans l’île
pour donner des conférences. En 1945, une délégation de la section
martiniquaise du PCF le convainc de participer aux élections municipales puis

166
législatives : il se fait élire d’abord maire de Fort-de-France puis député de
Martinique et conseiller général du canton de Fort-de-France. Parallèlement à
ces élections, son ami Léopold Sédar Senghor est élu député du Sénégal à
l’Assemblée constituante, tandis que Léon-Gontran Damas contribue à faire élire
René Jadfard député de Guyane. Ces nouveaux députés s’illustreront dans les
réformes institutionnelles de l’Union française : Aimé Césaire défendra la loi de
départementalisation des colonies d’Amérique et de la Réunion, malgré les
nombreuses résistances des autorités françaises. Il se battra pour l’application
intégrale de cette loi.

Sur le plan du capital économique, Damas et Césaire sont issus de la « classe
moyenne » : leurs pères respectifs sont des fonctionnaires locaux. Celui de
Damas est fonctionnaire aux Travaux publics et celui de Césaire aux
Contributions indirectes. Grâce aux ressources paternelles, les deux Antillais ont
eu rapidement accès à la langue française et à une éducation d’inspiration
bourgeoise qui leur a permis d’assimiler la culture légitime – c’est-à-dire la
culture française. D’un point de vue culturel, ils ont un parcours identique :
apprentissage de la lecture à domicile, études dans les institutions scolaires
légitimes – pour Damas : lycée Schœlcher, École des langues orientales (cursus
inachevé), faculté de droit à Paris (cursus inachevé), musée du Trocadéro et
École pratique des hautes études ; pour Césaire : lycée Schœlcher, lycée Louis-
le-Grand, Sorbonne et ENS –, acquisition d’une stature d’intellectuel et
occupation de fonctions intellectuelles – Damas deviendra universitaire aux
États-Unis et Aimé Césaire professeur au lycée Schœlcher. Par rapport à
l’origine paternelle, on peut parler d’ascension sociale, car leurs pères n’avaient
jamais eu accès à l’ENS ni à l’École pratique des hautes études.
Damas et Césaire ont pu créer des liens d’amitiés dans le cadre du lycée
Schœlcher grâce à la bienveillance de certains professeurs influents comme
Louis-Thomas Achille, Gilbert Gratiant ou bien Eugène Revert. Ensuite, à Paris,
ils entrent en contact avec le microcosme afro-antillais en construction. Damas
arrive à Paris avant Césaire : il passe du temps dans le Cercle littéraire de
Paulette Nardal, distribue La Revue du monde noir, rencontre les Birago Diop,
les Léopold Senghor et les Ousmane Socé avec lesquels il participe entre autres
à L’Étudiant noir, le journal de l’Association des étudiants martiniquais
présidée par son ami Césaire. Ce sont ces mêmes amis qui l’aideront à publier
son premier recueil à compte d’auteur, Pigments. Grâce à ce microcosme afro-

167
antillais, Damas se tourne aussi vers les auteurs afro-américains. Il deviendra
bien vite à son tour un homme de réseau. D’ailleurs, les éditions Fasquelle lui
confieront une collection relative aux écrits d’auteurs « outre-mériens ». Sans
adhérer à l’assimilationnisme de la RMN ou de Légitime Défense, le jeune
martiniquais, Aimé Césaire, entre en contact avec des membres du microcosme
littéraire : Paulette Nardal, René Maran, l’Association des étudiants
martiniquais, etc., comme il le rappelle lui-même lors d’un entretien accordé à
Ngal. Il y déclare au sujet de son ami sénégalais : « Senghor aimait beaucoup
Maran et nous nous sommes rendus une ou deux fois chez lui17 ». Il poursuit :
Pendant que j’étais en Khâgne, il se passait des événements littéraires assez importants, par exemple
La Revue du monde noir. On ne peut pas dire que cela m’ait influencé. C’est là que j’ai vu pour la
première fois les poèmes de Langston Hughes, Alan Locke. On parlait beaucoup de Claude Mac Kay...
La revue était devenue assez mondaine et donc un peu superficielle et était dirigée par des gens un
petit peu salonnards. Les premiers numéros m’ont intéressé un peu du fait que c’était une revue du
monde nègre. C’était un progrès par rapport à ce qu’il y avait à la Martinique. Dire que ça a eu une
influence sur moi, c’est exagéré. C’était quand même le signe qu’il y avait là un bouillonnement dans
le petit monde nègre de Paris. J’ai très bien connu Paulette Nardal. La Revue du monde noir était
superficielle18.

Malgré ses réserves sur René Maran ou la RMN, on voit bien que Césaire a
fréquenté le microcosme afro-antillais et qu’il s’y est forgé des relations, dont
font partie également les Aofiens Birago Diop, Ousmane Socé et Léopold Sédar
Senghor. Il partage avec eux le fait d’être dominé parmi les dominants, mais
dominant parmi les dominés.

Du mimétisme littéraire au marronnage littéraire

Comme Socé et Senghor, Césaire et Damas viennent de la périphérie
dominée, en l’occurrence des Antilles-Guyane. Contrairement à l’AOF et à
l’AEF qui sont des colonies relativement récentes, les Antilles-Guyane sont de
« vieilles terres » d’esclavage. Le développement de la littérature dans les
Antilles s’est fait en parallèle avec la domination française. Cette domination a
commencé d’abord à Saint-Christophe, puis s’est étendue sur l’ensemble des
peuples caraïbes de Guadeloupe, de Marie-Galante, de Martinique et de Sainte-
Lucie. Au contact des nouveaux conquérants est né une sorte de pidgin franco-
caraïbe, substrat du futur créole, entre 1625 et 1685. Il sera légué aux premiers
esclaves nègres.

168
Jusqu’en 1685 donc, la période de défrichement de ces nouvelles terres se
poursuit avec l’arrivée continuelle d’aventuriers, d’exclus divers, etc. Le manque
de femmes européennes aidant, ils épousent des Caraïbes et des Africaines, ce
qui donnera naissance aux Mulâtres. Ce sont ces premiers mulâtres qui vont
s’adonner à la littérature à cette période. Or en 1685, c’est l’instauration du Code
noir qui installe l’esclavage dans la durée, la traite négrière étant liée à la
commercialisation du sucre de canne.
À la tête de ce commerce dans les Antilles se trouvent les premiers
descendants des défricheurs, les Békés. Ceux-ci se créent une nouvelle image,
celle du planteur riche et généreux, à la place de l’aventurier ou du repris de
justice exclus de France. Par exemple, Nicolas-Germain Léonard (1744-1793)
est un Béké de Guadeloupe en exil, qui s’adonne à l’écriture. Il devient
secrétaire d’ambassade à l’évêché de Liège dans l’actuelle Belgique
francophone. Octave Giraud est aussi un guadeloupéen en exil qui publie
en 1862 un recueil de poèmes : Fleurs des Antilles. En dehors de ces rares cas
« d’écrivains » dans la société coloniale insulaire, nous rappellent Chamoiseau et
Confiant, les belles-lettres demeurent quasi inexistantes, car la plume n’est
utilisée que pour la tenue de divers registres (état civil, commerce, livres de
compte, etc.).
Les esclaves de l’habitation du planteur vivent alors dans l’absence de
reconnaissance même de leur existence, en raison de leur condition. Ils n’ont dès
lors que le paroleur (le conteur créole) pour les représenter, et celui-ci doit
ruser19 pour dissimuler sa résistance, c’est-à-dire le « Cri ». Le colon de
l’habitation se vit comme exilé d’Europe, même lorsque cela n’est plus le cas, et
dès lors, pour lui, il n’y a de culture que métropolitaine. Totalement tourné vers
la Métropole20, c’est toujours avec un certain décalage qu’il est mis au courant
des innovations culturelles métropolitaines déjà banales là-bas. Mais l’esclave
est un Africain déporté qui a pour seul bagage le souvenir nébuleux d’une terre
devenue idéelle et mythique21, que le paroleur tente de reconstituer en un
langage fait de français de l’Ouest de la France (Normandie et Anjou), de
vestiges caraïbes et africains. C’est cet ensemble qui vient enrichir et informer le
créole.
Or, dans le système habitationnaire, le conteur créole ne peut délivrer de
message révolutionnaire pour la collectivité réduite en esclavage. Le personnel
littéraire des contes se trouve contraint à des stratégies de survie individuelle.
C’est ce qui explique que le conteur s’efface dans les contes pour faciliter la

169
réappropriation d’une parole où le mensonge devient central. Cette parole
proférée dans le système habitationnaire est largement tributaire de ce dernier.
L’effondrement de ce système emportera avec lui la parole en question lors de la
crise sucrière et de l’abolition de l’esclavage.
Le français devient alors une langue de survie pour les Antilles, après
l’abolition de l’esclavage (1848), d’où la généralisation de l’assimilationnisme
dans les Antilles françaises. Cette volonté assimilationniste entraîne
l’effondrement de la culture créole et le conteur se trouve réduit à imiter les
lettres françaises ou à tourner en dérision la langue française22. C’est dans ce
contexte que se produit ce que les deux auteurs appellent « l’exode de soi23 ».
C’est contre cette « exode » que réagiront notamment Césaire et Damas. En
effet, les écrivains de cette période d’assimilation sont totalement tournés vers la
Métropole et pratiquent le mimétisme littéraire. Celui-ci consiste notamment à
adopter les innovations esthétiques qui n’ont plus cours à Paris24.
L’autre tendance littéraire est la littérature doudouiste des mulâtres qui ont
étudié dans les écoles religieuses. Ils opèrent néanmoins un retour dans le monde
antillais en portant sur lui un regard exotique. Toutefois, l’ensemble de l’élite
lettrée est totalement orientée vers les modèles culturels métropolitains.
C’est cet assimilationnisme – fétichisation de la culture française, rejet de la
réalité créole et intériorisation de la domination leucoderme – que rejette en
partie Légitime Défense. En partie seulement, car ce groupe se réfère toujours à
la norme littéraire et politique du centre (le surréalisme et le communisme), on
l’a vu, sans l’amender selon sa spécificité antillaise. C’est le contexte dans lequel
écrivent Césaire et Damas à partir de 1935. Or les possibilités offertes à ces deux
auteurs sont réduites : soit s’inscrire dans le courant assimilationniste plus ou
moins poussé (mimétisme littéraire et doudouisme, René Maran) et plus ou
moins modéré (Légitime Défense et le surréalisme), soit adopter la voie de la
subversion totale. Or adopter la voie assimilationniste, c’est se condamner à la
marginalisation littéraire, du fait qu’ils ne feraient qu’imiter le centre sans
pouvoir se distinguer. Mais se distinguer en suivant la voie senghorienne de
l’Afrique mythique, c’est risquer de rester en retrait par rapport à l’auteur de
Chants d’ombre qui, du fait de sa provenance directement africaine, a une parole
plus autorisée sur l’Afrique que ne le pourraient avoir Césaire ou Damas. Dès
lors, comment emprunter la voie de la subversion sans se marginaliser par
rapport aux instances de légitimation du centre et comment se distinguer de
Senghor tout en évitant de l’affaiblir sous peine de s’affaiblir collectivement ?

170
Damas et Césaire vont opter également pour l’authenticité en évoquant non
pas l’Afrique, mais les Antilles. Il s’agira pour eux de définir le rapport des
Antilles-Guyane à l’Afrique, point à partir duquel ils vont redéfinir leur identité.
Autrement dit, le rapport à l’Afrique sera également régulé par un schème
transcendantal – dans le sens où il devient condition de l’expérience –, en
l’occurrence le schème de la violence qui permet de critiquer l’assimilationnisme
notamment maranesque.


Violence, traite et Afrique historique

Violence et assimilation : l’exemple de Pigments

Pigments est publié en 1937, la même année que les Mirages de Paris
d’Ousmane Socé. Le rapport à l’Afrique, tel que Damas l’exprimera un an plus
tard dans Retour de Guyane, passe par l’expérience de la violence de
l’assimilation. La violence y est profusionnelle et présente de multiples
hypostases dont l’expérience de la souffrance, conséquence de l’assimilation
précitée. Cette dernière semble surtout interne aux dominés mélanodermes et
peut être liée à l’assimilation, elle-même évoquée sous diverses formes ; c’est,
entre autres choses, l’éducation « petite bourgeoise » que le poète-narrateur
aurait reçue et qui, plus tard, fera l’objet d’une analyse de Fanon.

Ma mère voulant d’un fils très bonnes manières à table
Les mains sur la table
le pain ne se coupe pas
le pain se rompt
le pain ne se gaspille pas
le pain de Dieu
le pain de la sueur du front de notre Père
le pain du pain25

Cette éducation se manifeste à travers aussi l’intégration de normes scolaires
relatives à la culture française, alors culture légitime.

Ma mère voulant d’un fils mémorandum
Si votre leçon d’histoire n’est pas sue
vous n’irez pas à la messe

171
dimanche
avec vos effets des dimanches

Cet enfant sera la honte de notre nom
Cet enfant sera notre nom de Dieu

Taisez-vous
Vous ai-je ou non dit qu’il vous fallait parler français
le français de France
le français du français
le français français26

Loin de l’éducation « petite bourgeoise », la souffrance caractérise l’ensemble
du peuple des Antilles alors dans la misère.

Et l’abnégation étrange
des trays matineux
repus
qui rythment aux Antilles
les hanches des porteuses
en file indienne
me rappellent
les sabots
des bêtes de somme
qui martèlent en Europe
l’aube indécise encore27

Malgré l’acquisition de la culture légitime, le poète-narrateur aurait également
vécu dans la misère28. L’assimilation, c’est aussi la singerie vestimentaire
finalement rejetée par le poète-narrateur.

J’ai l’impression d’être ridicule
dans leurs salons
dans leurs manières
dans leurs courbettes
dans leur multiple besoin de singeries

[...]

J’ai l’impression d’être ridicule
parmi eux complice
parmi eux souteneur
parmi eux égorgeur
les mains effroyablement rouges
du sang de leur ci-vi-li-sa-tion29

172

Ce rejet de « l’attitude d’hyperassimilés30 » résulte d’une souffrance à
dimension historique, lorsqu’elle se réfère notamment à la traite négrière, à
l’esclavage ou à la colonisation ; dès lors, elle devient collective et spécifique
aux peuples originaires d’Afrique. C’est le cas, par exemple lorsque le poète-
narrateur se remémore ce passé douloureux (fouet, plantation, sucrerie) :

Va encore
mon hébétude
du temps jadis
de coups de corde noueux
de corps calcinés
de l’orteil au dos calcinés
de chair morte
de tisons
de fer rouge
de bras brisés
sous le fouet qui se déchaîne
sous le fouet qui fait marcher la plantation
et s’abreuver de sang de mon sang de sang la sucrerie
et la bouffarde du commandeur crâner au ciel31.

L’évocation de ce passé entraîne le rejet des symboles (les « mornes à
rhum32 ») qui lui sont attachés et pousse jusqu’à une révolte interne comme dans
« Blanchi » :

Ma haine grossit en marge
de leur scélératesse
en marge
des coups de fusil
en marge
des coups de roulis
des négriers
des cargaisons fétides de l’esclavage cruel33

ou au rejet de l’ensemble de la colonisation dans « Pour sûr » :

[...]
je vous mettrai les pieds dans le plat
ou bien tout simplement
la main au collet
de tout ce qui m’emmerde en gros caractères
colonisation

173
civilisation
assimilation
et la suite

En attendant
vous m’entendrez souvent
claquer la porte34

ou encore au rejet de figures qui selon lui incarnent le racisme comme « tonton
Gobineau » et « cousin Hitler35 ».
L’assimilation et la violence liées à l’histoire de la rencontre forcée entre
l’Afrique et l’Occident sont repoussées. Par conséquent, l’identité que le poète-
narrateur met en relief n’est point celle d’un assimilé, à l’instar du « syndrome
de Véneuse » chez Maran et dans la RMN, mais celle que préconisait le jeune
Aimé Césaire dans L’Étudiant noir, c’est-à-dire la référence à l’Afrique
historique qui serait un point de ralliement pour chaque « Nègre ». Ce fond
africain revêt de multiples configurations : la musique ou la danse notamment36.
Il peut être incarné également par la musique noire du Paris des années trente
(blues, jazz, etc.).

Trêve de blues
de martèlements de piano
de trompette bouchée
de folie claquant des pieds
à la satisfaction du rythme37

Ou bien les masques nègres38 en vogue dans les mêmes années trente. On le
voit, bien qu’il y ait eu arrachement à la terre africaine, les racines continentales
demeurent présentes grâce à la musique, la danse, le rythme, l’art, etc. C’est de
ce passé, à ses yeux foncièrement africain, qu’il a la nostalgie. Il accepte alors
d’y appartenir, malgré l’arrachement douloureux dont il a été historiquement
victime39. Puis le poète-narrateur en vient à énumérer ce qui caractérisait la
dimension culturelle propre à la terre africaine de laquelle il a été arraché.

Le sauront-ils jamais cette rancune de mon cœur
A l’œil de ma méfiance ouvert trop tard
ils ont cambriolé l’espace qui était le mien
la coutume
les jours
la vie
la chanson

174
le rythme
l’effort
le sentier
l’eau
la case
la terre enfumée grise
la sagesse
les mots
les palabres
les vieux
la cadence40

En bref, l’expérience de l’assimilation et de l’esclavage est récurrente dans la
caractérisation du rapport à l’Afrique. C’est à ces expériences de la violence que
Damas perçoit et apprécie l’Afrique. Il s’agit de la souffrance des dominés, liée à
l’assimilation ou à l’histoire de la rencontre forcée entre l’Europe et l’Afrique,
alors que chez Maran, il s’agissait de la méprise des Français des colonies. Pour
s’extraire de cette violence profusionnelle, Damas se réfère à l’Afrique
historique, devenue la base d’une refondation de l’identité nègre ; c’est pourquoi
ce recueil est un élément déterminant de son rapport à l’Afrique.
Rapport à l’Afrique damasienne
Schème
Production Expériences familières
régulateur
Éducation (culture légitime), misère,
Assimilation
singerie vestimentaire
Traite négrière, racisme (Hitler,
Pigments Violence VIOLENCE
Gobineau), esclavage, colonisation...
Afrique
Musique, danse, rythme, art...
historique
Ces multiples expériences familières (traite, colonisation, racisme, misère des
Antilles, etc.) sont donc les conditions de possibilité de l’Afrique, en ce sens
qu’elles sont unifiées et régulées par le schème de la violence, alors qu’Ousmane
Socé ou Senghor utilisent principalement les schèmes de la parenté. En
revanche, Damas continue à utiliser le schème de la violence dans Retour de
Guyane.

175

Violence et cheminement vers la Guyane

Publié un an après Pigments, Retour de Guyane propose une réflexion sur
l’expérience du voyage en Guyane. Ce pays serait simplement méconnu des
Métropolitains qui le verraient à travers un arsenal d’idées stéréotypées – bagne,
difficultés climatiques, maladie, fièvre, vol, corruption, etc. Or, grâce à cet
ouvrage basé sur son voyage au pays de Guyane, Damas tente de modifier la
sinistre réputation que traîne cette colonie en portant à la connaissance du plus
grand nombre sa réalité historicisée41.
Comme chez Ousmane Socé, l’expérience du chemin qui ouvre à un savoir
nouveau contre les stéréotypes métropolitains, en l’occurrence la connaissance
de la Guyane, acquiert une place importante dans cette production. Damas
exploite effectivement cette expérience familière (le voyage) au moyen d’une
remise en cause des préjugés sur ce pays. Pour ce faire, il réinsère d’abord la
Guyane dans une historicité, depuis son partage entre les puissances européennes
au XVIIe siècle jusqu’à la IIIe République. L’histoire l’amène à conclure que la
Métropole s’est toujours désintéressée de ce pays. Même les actuels députés de
la Guyane n’y porteraient aucun intérêt, précisément parce qu’ils sont assimilés.
Ce manque d’intérêt quasi historique a pour conséquence de créer des
frustrations au sein des populations de Guyane, ce qui, à terme, risque de porter
préjudice à l’Empire.
En vérité, la Guyane n’a pas de chance. Il ne semble pas que le système qui consiste à faire parler un
assimilé 1000 % au nom de colonisés doive de sitôt déceler son imperfection originelle. Toutefois, il
ne faudrait pas que le colonisateur, qui se montre toujours disposé à écouter avec la plus bienveillante
attention les requêtes des races dont il a la charge, montre quelque jour une surprise irritée contre la
victime de son défaut de clairvoyance, lorsqu’il s’apercevra qu’il a, pour toute colonisation, non pas
bâti la Guyane qui doit être, mais simplement créé un député de la Guyane. Il ne faut pas que l’homme
dans la rue, qui considère avec orgueil la santé morale de l’Empire français, société qui tolère dans son
système – sans inconvénients – un ministre noir, il ne faut pas que le Français de la Métropole se
retourne avec fureur contre toute la race noire que le « représentant » n’aura jamais représentée
sincèrement... lorsque quelque population, au hasard d’un caprice diplomatique, aura été conviée à
s’exprimer directement. Que le Français prête l’oreille à cet avertissement : il peut y avoir des Sarre
africaines et même d’autres Cuba en Amérique42.

Outre son incompétence, que Damas stigmatise, Gaston Monnerville, député


de la Guyane (entre 1932 et 1946)43, a également des tendances à l’assimilation.

176
Selon Damas, celles-ci ne serviraient point l’intérêt général guyanais, mais
l’intérêt particulier dudit député.
Il fustige ensuite la négligence de l’enseignement en Guyane, ainsi que sa
situation financière catastrophique. Damas en vient ensuite à parler de
l’assimilation proprement dite, qu’il rejette parce que, d’après lui, les députés qui
proposent de départementaliser la Guyane et la Martinique ignorent tout de la
situation de ces « vieilles colonies44 ». Pour ce qui concerne les députés
« noirs », dans leur majorité, ils ignorent aussi le problème « noir » en France.
Il est assez étonnant que les éléments de couleur installés au Gouvernement français soient si
ignorants de ce qui s’est passé et de ce qui se passe encore dans le pays qui comporte le plus de
citoyens noirs – assimilés cent pour cent.
Cette ignorance est un deuxième point contre l’assimilation45.

Par ailleurs, il est des « Nègres » qui se résignent à devenir blancs, alors qu’ils
ne peuvent échapper au « fond africain » qui subsiste en eux, une sorte de
reliquat de l’une de leurs origines. De ce fait, l’assimilation que préconisent
certains députés n’y changerait rien, idée qu’il formule ainsi :
Pour parler brutalement, en quoi une assimilation pourra-t-elle changer un état de choses qui est
capable de résister à des mesures autrement plus effectives ? N’y a-t-il pas à la base de tout ceci un
malentendu double ? D’une part, le futur assimilé attend de l’assimilation une égalité de traitement que
ne lui accordera pas la Métropole, mais dont elle lui demandera, d’autre part, un prix que l’autre ne
pourra payer : ils sont tous les deux d’accord pour essayer de blanchir le nègre, or cela ne se peut pas.
Toujours, quel que soit l’état des esprits, on se demandera : « Comment peut-on être Persan46 ? ».

Au fond, l’assimilation permet au dominant leucoderme d’acquérir une


certaine fierté car il peut se vanter de tenir pour égaux les dominés
mélanodermes.
Pratiquement, l’Européen ignore le nègre et, si paradoxal que cela puisse paraître, les fonctionnaires
de la rue Oudinot l’ignorent plus que tout autre. Disons tout de suite ici qu’il existe un petit nombre de
Français à Paris avertis de la question, le nègre n’opposant une face de brute ou le sourire vide de
Banania que lorsqu’il n’a pas confiance. Ignorant la texture de la masse à assimiler, le Français, avec
un certain élan, voit dans l’assimilation une réparation, la proclamation qu’il tient l’être en face pour
un égal. Ce couronnement de son œuvre n’est pas sans lui apporter une certaine satisfaction d’amour-
propre. Ce qu’il ne distingue pas très clairement, c’est que le colonisé, qu’il veut assimiler, est et peut
être un égal ; mais qu’il est autre47.

Puis Damas prend pour exemple Léopold Sédar Senghor, premier Africain
agrégé de grammaire, pour illustrer son idée.
Un Sérère, agrégé de grammaire, est un spécialiste éminent de la langue française, ou l’Université

177
ne signifie plus rien. C’est un honneur exceptionnel pour le pays et la culture qui peuvent, à ce point,
spécialiser un étranger. Pourquoi, diable ! Voudrait-on que pour ce prix notre Sérère abandonnât sa
qualité de Sérère, en admettant même qu’il le pût48 ?

Il poursuit en évacuant l’argument de l’adhésion massive des colonisés à


l’assimilation. Selon lui, ce serait l’apanage des vieillards qui voulaient
ressembler au Blanc. Or précisément, la véritable assimilation ne peut être
qu’économique et sociale : « Je laisse à penser s’il est plus facile de palabrer sur
l’égalité des races – bien qu’il n’en soit pas question – que sur le problème
économique et social, dont il doit être question49 ».
Avec ce Retour de Guyane, Damas, de même que Socé, détermine son
rapport à l’Afrique par l’expérience du chemin. Ce chemin mène à un savoir,
entre autres ici, à la connaissance de la Guyane. Ce savoir acquis lui permet
ensuite de s’opposer à l’assimilation de la manière suivante : puisqu’il revient de
Guyane et qu’il y a acquis une certaine expérience qui conduit à un savoir
(historique et politique), sa parole gagne en légitimité. Il est alors autorisé à
s’exprimer au sujet de ce pays. À travers le cas de la Guyane, Léon-Gontran
Damas traite notamment des dominés mélanodermes, surtout lorsqu’il aborde le
problème de l’assimilation. C’est ici qu’apparaît le schème du chemin, car pour
que puisse s’articuler à la fois l’acquisition d’un nouveau savoir (contre les
stéréotypes métropolitains) et une critique de l’expérience de l’assimilation
(résultante de la violence coloniale), Damas doit effectuer un parcours qui mène
à une destination (la connaissance de la Guyane). C’est ainsi que le parcours (le
chemin) fait la jonction entre deux types d’expériences dont la condition de
possibilité est le parcours entre la Métropole et la Guyane. Ainsi le rapport à la
Guyane est régulé et unifié par le schème du chemin, condition de l’expérience
du voyage (à la Guyane et du savoir qui en résulterait).
Le rapport à l’Afrique devient, dans son texte, un rapport historique lointain,
puisqu’il parle d’un « fond africain » chez l’ensemble des Nègres du monde, ce
qui constitue une orientation différente de celle de Socé, mais se rapproche de la
perspective défendue par Aimé Césaire d’abord dans L’Étudiant noir, ensuite
dans le Cahier d’un retour au pays natal.

Violence et souffrance des Antilles : l’exemple du Cahier d’un retour au pays
natal

178
Dans le Cahier d’un retour au pays natal paru pour la première fois dans la
revue Volontés en 1938, Césaire réoriente également la problématique du
rapport à l’Afrique, comme l’a fait Damas dans Pigments ou même dans Retour
de Guyane. Ce rapport acquiert une dimension historique, en ce que l’Afrique
devient un reliquat ontologique en chaque Nègre des Amériques ou originaire de
ce continent. Autrement dit, ce reliquat se mue en « fond africain » présent en
chaque Nègre, ce qui permettrait à ce dernier d’échapper à la souffrance générée
par la domination « blanche ». Cette souffrance est marquée dans le texte par la
présence de la violence, en l’occurrence à travers des images telles que
l’« eschare sur la blessure des eaux », « les martyrs » ou encore « les fleurs du
sang », etc. Le poète-narrateur est arrivé dans les Antilles et exprime son
sentiment au sujet de l’île.
Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs
qui ne témoignent pas ; les fleurs du sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des
cris de perroquets babillards ; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses
désaffectées ; une vieille misère pourrissant sous le soleil, silencieusement ; un vieux silence crevant
de pustules tièdes,
l’affreuse inanité de notre raison d’être50.

Cette violence prend aussi la forme de cris de « faim », de « misère », de


« révolte » ou de « haine51 », corruption, Église, préjugés52, etc.
Au bout du petit matin, la vie prostrée, on ne sait où dépêcher ses rêves avortés, le fleuve de vie
désespérément torpide dans son lit, sans turgescence ni dépression, incertain de fluer, lamentablement
vide, la lourde impartialité de l’ennui, répartissant l’ombre sur toutes choses égales, l’air stagnant sans
une trouée d’oiseau clair53.

Mais cette violence à la base de la souffrance du poète-narrateur l’amène à


transcender sa situation pour s’identifier à l’ensemble des dominés minorés et
exclus.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel moment le saisir le


rouer de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir
d’excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom

179
un chiot
un mendigot54

L’identification du poète-narrateur aux dominés l’érige en leur porte-parole.


Mon cœur bruissait de générosité emphatique. Partir... j’arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et
je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J’ai longtemps erré et je
reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».
Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : « Embrassez-moi sans crainte... Et si je ne sais que
parler, c’est pour vous que je parlerai ».

Et je lui dirais encore :


« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui
s’affaissent au cachot du désespoir55 ».

Cette identification le fait libérateur, à travers notamment la figure historique


de l’Antillais François Dominique Toussaint dit Toussaint Louverture, symbole
de « l’universalisme » révolutionnaire.
Ce qui est à moi
c’est un homme seul emprisonné de blanc
c’est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche
(TOUSSAINT, TOUSSAINT LOUVERTURE)
c’est un homme seul qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche
c’est un moricaud vieux dressé contre les eaux du ciel56

Après l’évocation de la misère des « damnés de la terre » et après s’être fait le


porte-parole de ceux-ci, voire leur libérateur, le poète-narrateur s’interroge sur
leur identité. Les éléments de réponses concernent l’Afrique originelle sous
l’appellation de « Congo ».
Qui et quels nous sommes ? Admirable question !

À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et
mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de larges
sacs à venin de hautes villes d’ossements
à force de penser au Congo
je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves
où le fouet claque comme un grand étendard
l’étendard du prophète
où l’eau fait
likouala-likouala
Où l’éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force les sangliers de la putréfaction dans la belle
orée violente des narines57.

180
L’évocation de l’Afrique originelle aboutit à celle de sa trace dans la culture
du pays natal. Le poète-narrateur se met à en énumérer certains traits (danses,
musique, etc.) :
je déclare mes crimes et qu’il n’y a rien à dire pour ma
défense.
Danses. Idoles. Relaps. Moi aussi

J’ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes

J’ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de chat musqué
J’ai lassé la patience des missionnaires
insulté les bienfaiteurs de l’humanité.
Défié Tyr. Défié Sidon.
Adoré le Zambèze.
L’étendue de ma perversité me confond58 !

À la souffrance et à la déclinaison de l’Afrique originelle succède l’évocation


de la mémoire douloureuse des dominés mélanodermes.
Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de
morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. Dans ma mémoire sont des lagunes. Sur leurs rives ne
sont pas étendus des pagnes de femmes.
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa
ceinture de cadavre !
et mitraille de barils de rhum génialement arrosant nos
révoltes ignobles, pâmoisons d’yeux doux d’avoir lampé la liberté féroce59

Cette mémoire, combinée à l’acceptation de la « trace africaine », permet de


s’accepter tel que l’on est :
Par une inattendue et bienfaisante révolution intérieure,
J’honore maintenant mes laideurs repoussantes60.

Plus loin, le poète-narrateur accepte finalement l’ensemble de son histoire,


ainsi que celle des transplantés africains dans son pays natal, on suppose les
Antilles.
Et puisque j’ai juré de ne rien celer de notre histoire (moi qui n’admire rien tant que le mouton
broutant son ombre d’après-midi), je veux avouer que nous fûmes de tout temps d’assez piètres laveurs
de vaisselle, des cireurs de chaussures sans envergure, mettons les choses au mieux, d’assez
consciencieux sorciers et le seul indiscutable record que nous ayons battu est celui d’endurance à la
chicote61...

181
Enfin, le poète-narrateur désigne cette « trace africaine » sous le vocable de
« négritude62 » qu’il décline en ces termes :
ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil
mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol


elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience63.

Cette « négritude », précise le poète-narrateur, n’exclut pas l’autre.


mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n’est point par haine des autres races que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle64

En somme, comme chez Damas, l’expérience de la violence dans le Cahier


d’un retour au pays natal prend surtout la forme de la souffrance humaine.
Celle-ci s’apparente à la blessure, la misère, etc. qui sont elles-mêmes la
conséquence de la violence de l’esclavage et de la colonisation. Le schème de la
violence va unifier et réguler ces expériences multiples qui deviennent les
conditions de possibilité de l’Afrique historique. Pour Césaire, il s’agit en effet
de faire passer la souffrance du monde distal (ce qui est le plus éloigné) vers le
monde proximal (ce qui est le plus proche) du champ littéraire afro-antillais en
en faisant un enjeu littéraire. Dans Pigments, il s’agissait principalement de
l’aliénation du Nègre – traite négrière, oppression coloniale, assimilation et
misère sociale. Après avoir rejeté ce statut, le poète-narrateur redéfinit l’identité
nègre au moyen de la valorisation du « fond africain ». Ce dernier constituerait
une des caractéristiques majeures de cette identité. Il traite également de la
violence en mettant explicitement en avant la douleur du déracinement, la
violence de l’aliénation, le drame historique des « Noirs » et les affres du doute,
comme il est unanimement admis.

182
À l’expérience du chemin comme cheminement vers l’acceptation de sa
« négritude », Césaire ajoute surtout l’expérience de la souffrance humaine,
comme mesure pour une réévaluation de l’identité des dominés en général et des
dominés mélanodermes en particulier ; dans cette perspective, la souffrance
devient une conséquence de la violence subie par les dominés totalement aliénés.
Pour ces derniers, le remède serait la valorisation du lien avec l’Afrique
historique dont ils porteraient la trace dans leurs cultures, et qui pourrait
constituer un point de départ pour un réveil du « peuple noir », d’où
l’importance de la figure de Toussaint Louverture. Aimé Césaire et ses amis
approfondiront largement cette trace africaine dans la revue Tropiques en se
reconnaissant dans l’héritage d’un certain nombre d’auteurs métropolitains. Ces
derniers font partie du panthéon littéraire parisien que Césaire détourne en le
réajustant à ses catégories littéraires. C’est le cas notamment de Lautréamont que
l’on retrouve dans ce passage du Cahier :
mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la face de
stupeur d’une dame anglaise qui trouverait dans sa soupière
un crâne de Hottentot65 ?

Il semble faire écho à celui de Lautréamont parlant de la « Beauté » de


Mervyn qu’il compare à toute une série d’images :
Il est beau [...] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et
d’un parapluie ! Mervyn, ce fils de la Blonde Angleterre, vient de prendre chez son professeur une
leçon d’escrime66.

Comme le fait remarquer Édouard Glissant dans sa lecture du Cahier, Césaire


retient de Rimbaud avant tout l’idée de voyance mais aussi et surtout l’idée de
débarquement, à travers l’introduction de l’expérience de l’esclavage et de la
colonisation (violence). Ce sont probablement ces passages de Rimbaud qui ont
séduit le jeune Césaire.
[...] j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous
êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ;
général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d’une liqueur non taxée, de
la fabrique de Satan. – Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont
tellement respectables qu’ils demandent à être bouillis. – Le plus malin est de quitter ce continent, où
la folie rôde pour pourvoir d’otages ces misérables. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham.
Connais-je encore la nature ? me connais-je ? – Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre.
Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquent, je
tomberai au néant.

183
Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !

Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller, travailler67.

La référence à Lautréamont s’insère dans un contexte général de promotion de


cet auteur par le surréalisme depuis les années vingt tant en France qu’en
Belgique68. On comprend dès lors qu’Isidore Ducasse et Rimbaud aient été déjà,
pour le Cahier, les modèles en provenance du centre que Césaire utilise dans sa
poésie pour se positionner dans le champ littéraire. C’est cette relation aux
poètes métropolitains que Glissant appelle une « poésie connivente »69. Ces
références seront travaillées dans sa revue Tropiques en Martinique.


Tropiques : une présence totale dans la modernité littéraire

Après la première publication du Cahier d’un retour au pays natal dans la
revue Volontés, Aimé et Suzanne Césaire retournent en Martinique pour y
exercer les fonctions d’enseignants de lycée. En 1941, le couple Césaire fonde,
avec l’aide de René Ménil, également enseignant au lycée à Fort-de-France, la
revue Tropiques, qui paraît à Fort-de-France entre 1941 et 1945, malgré la
censure de 1943 par le régime de Vichy. Bien qu’isolée en raison de
l’éloignement de la Martinique dû à la guerre mondiale, Tropiques axe sa
position littéraire sur ce que Casanova appelle le « méridien de Greenwich
littéraire70 », c’est-à-dire sur la modernité littéraire en vigueur dans le champ
littéraire parisien. De ce fait, elle traite beaucoup de la poésie et des écrivains
déjà valorisés par les surréalistes et Breton en tête, comme Rimbaud et
Lautréamont.
La création de Tropiques pendant le régime de Vichy en Martinique semble
s’inscrire également dans la lutte pour la réappropriation du patrimoine culturel
de la France, alors monopolisé par Vichy, via la promotion notamment de la
figure du paysan (travailleur de la terre). Dans cette situation de « crise
nationale », comme nous l’avons déjà vu plus haut, le champ littéraire parisien
s’est lui aussi repolitisé. La querelle des « mauvais maîtres » en est la
manifestation la plus immédiate, en ce qu’elle a contraint une majorité d’agents
littéraires à s’intéresser au rôle social de la littérature et à la responsabilité de
l’écrivain71. Nous avons vu aussi que cette repolitisation n’était pas le fruit de la

184
défaite de quarante mais qu’elle avait eu lieu une vingtaine d’années auparavant,
lorsque les dénonciateurs de la « France décadente » (Maurras, Massis, etc.)
accusaient les écrivains comme Gide d’être les « mauvais maîtres » qui auraient
conduit à la défaite française72. Après 1940, les rapports de force se renversent
dans le champ littéraire sous la double contrainte nazie et vichyste73 (logique
hétéronome) ce qui amène un discours accusateur (stigmatisation, médisance,
dénigrement et calomnie)74. Par exemple, les écrivains vichystes et
collaborationnistes dénoncent le moraliste catholique François Mauriac, la
maison Gallimard et l’homosexuel Gide, qu’ils perçoivent comme des
« intoxicateurs de la jeunesse ». En revanche, Péguy ou Céline sont promus,
comme étant les prophètes de l’esprit français, par les idéologues de la
Révolution nationale notamment. Dans cette optique, Tropiques ou Aimé
Césaire vont se réapproprier justement ce que Sapiro appelle le « thème de la
fidélité à la terre », la figure de Charles Péguy, par exemple, en les réadaptant à
la spécificité du champ littéraire afro-antillais en construction. En cela, Césaire
et Tropiques s’inscrivent dans le mouvement général de promotion de la logique
autonome, alors en pleine redéfinition dans le champ littéraire métropolitain.
La reconquête de l’autonomie du champ littéraire sous occupation étrangère passe par sa
réunification symbolique et par la réaffirmation de son particularisme national comme un
universalisme. La lutte pour la définition légitime de « l’esprit français » ou de la « pensée française »
va ainsi rassembler dans un même combat des écrivains fortement différenciés, des tenants de « l’art
pour l’art » aux communistes, en passant par les poètes et intellectuels catholiques dissidents. Un
combat pour la réappropriation des thèmes et des symboles accaparés par les idéologues de la
« Révolution nationale » d’un côté, par les thuriféraires de la construction « européenne » sous l’égide
de l’Allemagne nazie de l’autre : la vertu patriotique, les éléments de l’identité nationale, les références
historiques (Péguy, la culture médiévale), jusqu’au thème de la « fidélité à la terre », que marquera
l’adoption des noms de pays de France comme pseudonymes clandestins, mais aussi l’humanisme,
l’entente entre les peuples, l’Europe, etc.75.

C’est dans ce contexte de guerre que Césaire et Tropiques se réapproprient


alors la figure de Charles Péguy pour valoriser la « terre française » et ses
paysans, « l’âme française » :
Grand. Tel fut Charles Péguy.

Grand pour avoir aimé et compris son pays plus qu’aucun. Le seul poète National qu’ait eu la
France, nous dit Thierry Maulnier. À coup sûr, le plus immédiatement en rapport avec la terre
française, avec l’âme française, avec l’histoire française ; le seul à n’avoir point derrière soi un champ

185
de vaine rhétorique, mais la France laborieuse elle-même, mais ses « durs paysans », mais ses sûrs
ouvriers, mais ses hardis défricheurs76.

Si, pour Césaire, Péguy représente « l’âme française » ou bien l’« esprit
français » parce qu’il aurait plus de proximité avec le peuple représenté, le
domaine du folklore antillais serait aussi une variante de « l’esprit français »
dont serait éloigné le régime de Vichy. L’objectif est de créer une proximité
spatio-temporelle avec la Martinique, « peuple de misère77 », par l’intermédiaire
de la familiarité du folklore local, familiarité dont serait éloigné Vichy. À cette
fin, Césaire et Ménil insistent sur les grandes figures constitutives du folklore en
question, comme Ti-Jean, St-Jean Bango, Yé, dame Kélément, etc. Ils
reprennent les observations de Lafcadio Hearn qui parle de leur rêve de
bombance (boire et manger). Si, selon eux, ce rêve de bombance s’explique par
la misère, il en va de même de la peur au temps de la chasse aux marrons, qui a
donné la mythologie du Zombi. La révolte est présente dans ces contes, une
manière de réagir contre la répression coloniale :
Combien, au cours des siècles, de révoltes ainsi surgies ! Que de victoires éphémères ! Mais aussi
quelles défaites ! Quelles répressions ! Mains coupées, corps écartelés, gibets, voilà ce qui peuple les
allées de l’histoire coloniale. Et rien de tout cela n’aurait passé dans le folklore ? Vous connaissez le
conte de Colibri : Colibri, contre qui se liguent le Cheval, le Bœuf, le Poisson-Armé et Dieu lui-
même78.

Outre le folklore martiniquais que Césaire et Ménil revisitent, outre les


nombreux articles relatifs à la poésie dans les Antilles et dans le monde, outre la
publication de la plupart des futurs poèmes qui nourriront les trois premiers
recueils d’Aimé Césaire, la revue redéfinit aussi le rapport à l’Afrique en
explorant ce que nous avons appelé l’Afrique historique.

Suzanne Césaire et l’oubli de soi

Par exemple, Suzanne Césaire écrit un compte rendu sur Léo Frobenius dans
lequel elle souhaite surtout mettre en évidence la nécessité pour les Antilles de
s’interroger sur leur identité. Cette question est alors perçue à travers le prisme
de la base théorique proposée par Frobenius. Suzanne Césaire en retient d’abord
la définition de la civilisation, selon laquelle l’Homme serait un instrument de la
civilisation mu par une force antérieure à l’humanité appelée « la Païdeuma
fondamentale ».

186
Non l’homme ne crée pas la civilisation, non la civilisation n’est pas l’œuvre de l’homme. L’homme
est au contraire l’instrument de la civilisation, un simple moyen d’expression d’une puissance
organique qui le dépasse infiniment. L’homme n’agit pas, il est agi, mû par une force antérieure à
l’humanité, une force assimilable à la force vitale elle-même, la Païdeuma fondamentale79.

Cette « Païdeuma » serait créatrice de la civilisation et l’homme serait capable


de la saisir indirectement. Après cette tentative de définition, toujours en suivant
Frobenius, Suzanne Césaire étudie alors les manifestations de la Païdeuma,
c’est-à-dire la morphologie des cultures, une sorte de « métaphysique de la
culture80 », en évoquant entre autres l’exemple de l’Afrique où le phénomène est
double : d’une part, il y aurait eu la civilisation éthiopienne (liée à la vie
végétative) et, d’autre part, la civilisation hamitique (liée à la vie animale),
encore présente à l’état pur en Afrique. Pour l’auteure, avoir conscience de cette
manifestation permet de donner des solutions aux problèmes concernant
l’Homme en montrant, par exemple, que le progrès n’est pas linéaire : on ne
serait pas passé d’une barbarie primitive à une haute culture moderne. De plus,
et là est peut-être la raison première qui l’amène à reprendre les thèses de
Frobenius, elle réoriente ce travail en précisant qu’il invite à se connaître soi-
même, ce qui serait une urgence pour les Antilles : « Il est maintenant urgent
d’oser se connaître soi-même, d’oser s’avouer ce qu’on est, d’oser se demander
ce qu’on veut être. Ici, aussi, des hommes naissent, vivent et meurent ; ici aussi,
se joue le drame entier81 ».
À travers la « Païdeuma » et son application à l’Afrique telle que Suzanne
Césaire la rappelle, on voit se dessiner peu à peu la refondation de l’identité
nègre antillaise, déjà mise en place par Césaire dans un article de jeunesse82, et
que Tropiques pousse plus loin en tentant de lui donner une assise plus solide
grâce à la référence à Frobenius.
C’est toujours cette recherche de soi qui inspire un autre article de Suzanne
Césaire concernant les lettres antillaises. Selon elle, il y aurait dans les légendes
et les contes la présence d’un être souffrant et sensible, une sorte de « moi
collectif » encore absent dans les lettres martiniquaises. Suzanne Césaire
interprète cette absence comme un oubli de soi-même dont il y a lieu d’explorer
les causes. Or, en observant l’île martiniquaise, force est de constater que ce sont
les tropiques qui ont permis au peuple africain transplanté de s’adapter à cette
région du monde malgré les difficultés. Cependant, ce peuple n’aurait rien
produit et n’aurait même pas laissé en héritage la moindre survivance des arts

187
africains. Suzanne Césaire attribue alors cette carence à la brutalité de la
transplantation, à l’oubli des négriers et des souffrances des ancêtres africains, à
l’aliénation jusqu’au déracinement total, enfin à l’erreur d’avoir assimilé le style
de vie du colonisateur.
Or le Martiniquais serait typiquement éthiopien, c’est-à-dire lié à la vie
végétative car « [d]ans les profondeurs de sa conscience, écrit Suzanne Césaire,
il est l’homme plante, et s’identifiant à la plante, son désir est de s’abandonner
au rythme de la vie83 ». Cependant, le Martiniquais aurait oublié sa « nature
profonde » et serait alors en échec dans le monde, précisément pour avoir
privilégié la voie de l’assimilation (course à l’arrivisme, singerie du Blanc, etc.).
Ceci étant, le Martiniquais l’ignorerait sincèrement, ce qui lui laisse la possibilité
de prendre conscience de cette survivance africaine et de se lancer enfin dans sa
propre créativité.
Il ne s’agit point d’un retour en arrière, de la résurrection d’un passé africain que nous avons appris
à connaître et à respecter. Il s’agit, au contraire, d’une mobilisation de toutes les forces vives mêlées
sur cette terre où la race est le résultat du brassage le plus continu ; il s’agit de prendre conscience du
formidable amas d’énergies diverses que [nous] avons jusqu’ici enfermées en nous-mêmes. Nous
devons maintenant les employer dans leur plénitude, sans déviation et sans falsification. Tant pis pour
ceux qui nous croient des rêveurs84.

On le voit, Suzanne Césaire ne préconise pas un retour au passé, mais met en


évidence la nécessité de le connaître afin de prendre conscience de la diversité
culturelle qui fait l’originalité du Martiniquais. La méconnaissance de la
personnalité martiniquaise, qui comporte un héritage africain important, serait à
la base de la dépersonnalisation de la Martinique et de son manque d’originalité,
souligne Suzanne Césaire à la suite de Légitime Défense. Mais l’on remarque
que l’identité triangulaire est nettement mise à mal par Tropiques, qui privilégie
l’axe historique Antilles-Afrique, et non point celui de l’Afrique actuale, et ce en
s’inspirant largement des thèses de Frobenius, dont Tropiques publie un article
intitulé « Que signifie pour nous l’Afrique ? » dans le même numéro. Inspiré de
l’ouvrage du savant allemand, Histoire de la civilisation africaine (1933), cet
article vise à appuyer davantage l’idée de l’importance historique de l’Afrique.
En effet, il essaie de s’interroger sur l’héritage laissé par l’Afrique à l’humanité.
Frobenius exclut directement l’Égypte – thèse qui sera très combattue dans les
années cinquante et que nous aborderons plus loin lorsqu’en chemin nous
rencontrerons l’historien et physicien Cheikh Anta Diop – pour privilégier les
découvertes faites par les différentes pénétrations européennes en Afrique,

188
découvertes qui ont révélé selon lui un art propre à l’Afrique et animé par la
spiritualité85. Dans un autre registre, toujours pour mettre l’accent sur
l’importance de cette Afrique historique, Tropiques fait appel à l’historien
martiniquais Armand Nicolas qui parle de la traite négrière et de ses
conséquences86. On peut également signaler la reproduction du discours d’Aimé
Césaire rendant hommage à l’abolitionniste Victor Schœlcher87.
On voit que le rapport à l’Afrique passe par la prise en compte de l’Afrique
historique avec laquelle Tropiques tente d’établir une liaison pour définir
l’identité de l’écrivain antillais, en l’occurrence martiniquais, ce que le Cahier
d’un retour au pays natal avait déjà amorcé dans l’écriture et que viendra
sanctionner André Breton.

De la consécration surréaliste ou Césaire « grand poète noir »

Si cette revue permet à Césaire de rétablir une proximité avec l’Afrique, elle
constitue aussi le laboratoire de ses vues littéraires jusqu’à l’aube de la
Libération. Grâce à Tropiques, Césaire occupe l’ensemble du champ
martiniquais, laissé vide par la perte de vitesse de l’assimilationnisme littéraire
qu’il essaie d’éliminer. À cette fin, il s’inscrit d’emblée dans la modernité
littéraire représentée par les poètes légitimes du centre parisien, en sélectionnant
quelques auteurs métropolitains qu’il relit en fonction de la spécificité
martiniquaise, comme il l’a fait pour Péguy. Pour ce faire, il part du surréalisme
dont il accepte les principes littéraires et promeut systématiquement la figure
d’André Breton qui lui permet de se rapprocher du Paris littéraire.
La Première Guerre mondiale, la disparition d’Apollinaire « homme-époque »
ainsi que le succès croissant des surréalistes ayant complètement occulté la
révolution esthétique entreprise par la génération d’Apollinaire, Breton et son
groupe sont parvenus à imposer une conception différente de la poésie. Ils ont
remis en cause le principe de l’autonomie de l’art et ont ressuscité la conception
romantique du poète inspiré, la spontanéité et l’authenticité88, ce que reprend
Aimé Césaire en le réadaptant à la spécificité de ses dispositions.
La revue compte de nombreux articles relatifs à André Breton ou au
surréalisme, ce qui, pour Césaire (ou Tropiques), permet de justifier le parti pris
en faveur de la poésie. Le jeune normalien essaie également de se rapprocher du
monde antillais par la poésie. Suzanne Césaire part, comme lui, du postulat que

189
la poésie est une modalité de la connaissance, et ce notamment lorsqu’elle
évoque la figure de Breton : « Suprême récompense de la suprême science qu’est
la poésie89 ». Elle voit aussi en Breton « l’initiateur de la plus extraordinaire
révolution qui soit90 » et « le plus authentique poète français d’aujourd’hui91 ».
De plus, Breton représenterait la voix de la liberté d’expression politique et
artistique qui aurait dynamité les entraves qui pesaient encore sur la poésie92. Le
surréalisme offre donc aux Martiniquais la possibilité de rester fidèle à cet idéal
de liberté malgré le régime de Vichy93.
Quant à Aimé Césaire, toujours à l’instar du surréalisme, il remet en cause la
raison dans l’un de ses poèmes dédié à André Breton : « nous vous haïssons,
vous et votre raison94 ». Il reprend certains auteurs promus par Breton et en
ajoute d’autres qu’il relit à l’aune de son esthétique littéraire en construction.
Comme le surréalisme, Césaire assume l’héritage de Rimbaud, Baudelaire,
Lautréamont ou encore Mallarmé qu’il détourne à son profit. De la sorte, il peut
se référer à un legs commun sans apparaître comme l’épigone afro-antillais de
Breton qui, à son tour, voit en lui le prolongement du surréalisme dans l’univers
afro-antillais. Par exemple, Aristide Maugée inscrit l’auteur du Cahier dans la
lignée de Rimbaud, en faisant l’éloge de la voyance et de la prophétie de l’auteur
du « Bateau ivre » : « D’une telle poésie, écrit-il, A. Césaire est l’héritier95 ».
Maugée prendra soin de spécifier ultérieurement que l’apparition de Césaire est
indépendante du soutien surréaliste. Il présente le surgissement de Césaire
comme une chance pour la poésie, après « un siècle de conformisme et de néant
poétique96 ». Si, à cette époque, le directeur de Tropiques n’a pas encore d’autre
recueil poétique publié en dehors du Cahier d’un retour au pays natal, sa revue
essaie toutefois d’installer la figure d’un Césaire grand poète de langue française
apparu il y a vingt ans97. Maugée se hasarde à donner pour acquis un Césaire
déjà confirmé dans le champ littéraire : « J’ai l’honneur de saluer ici le premier
grand poète nègre qui a rompu toutes les amarres et s’en va sans se soucier
d’aucune étoile polaire, d’aucune croix du Sud intellectuelle, guidé par son seul
désir aveugle98 ».
Maugée tente ensuite de délimiter l’esthétique poétique à partir des poèmes
déjà parus dans Tropiques. La ligne directrice de la poésie césairienne serait en
premier lieu l’authenticité et le cri sauvage, langage propre à l’auteur qui intègre
en outre la nature tropicale de la Martinique dans sa production littéraire. En
second lieu, elle serait l’obscurité99 de l’idée et des mots. Cet hermétisme
placerait d’emblée Césaire dans la tradition mallarméenne et apollinairienne, à

190
travers l’usage d’un lexique particulier et de tours syntaxiques complexes.
Maugée justifie cela par l’impénétrabilité du sentiment qu’évoquerait l’auteur du
Cahier. Il indiquera ultérieurement que Césaire est un poète nègre dont le
caractère est marqué par la force d’envoûtement, la magie du son, le rythme,
« élément nègre par excellence100 », et le sentiment qui est « l’amour de sa
race101 », sentiment à ne pas confondre avec le racisme, prévient Maugée en
pensant à ces vers du Cahier :
mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je
n’ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle102

Césaire n’aurait ni rancœur, ni mépris des autres103, et, comme celle des
surréalistes, sa poésie contiendrait une dimension éthique :
Un homme s’est levé pour dire non. Il s’est trouvé un poète pour découvrir une humanité vraie, dans
notre île belle de tourmente. Poésie de vertige et d’amour, de courage et de sang.
A. Césaire est à la pointe d’une autre nouvelle104.

Si Maugée peut faire l’apologie de l’obscurité, c’est que depuis 1907-1908,


l’héritage mallarméen est réhabilité ; Apollinaire était dans cette veine lorsqu’il
défendait ses idées sur l’art contre le naturalisme et préconisait la dimension
sensible du signifiant, c’est-à-dire l’importance des mots dans l’invention
poétique105. Aimé Césaire lui-même consacre plusieurs articles à ces auteurs
hérités de l’avant-gardisme. Il voit dans l’œuvre de Mallarmé une gigantesque
aventure intellectuelle caractérisée par trois facteurs : premièrement, l’apologie
de l’impuissance ; deuxièmement la recherche du plaisir, où l’imaginé serait
dominant par rapport au vécu, et où le savoir existerait par opposition au
présent ; et troisièmement une approche métaphysique106. Il retient de
Lautréamont l’idée d’une poésie comme démesure ou excès107 ; par là, Césaire
semble rejoindre la position de Breton qui voyait en Lautréamont l’ancêtre de
son propre nomos littéraire, comme le soulignent Bertrand et Durand au sujet de
la réception de l’auteur des Chants de Maldoror par les premiers surréalistes :

191
En Lautréamont/Ducasse, c’est le sourcier d’une autre modernité qu’ils [Breton, Aragon et
Soupault] accueillent, ayant sapé par anticipation les principes qu’eux-mêmes s’emploient à révoquer :
le contrôle du langage, par le déferlement sans frein de l’énergie métaphorique et par l’écriture
automatique, préfigurée à leurs yeux dans la mention faite par Lautréamont du « développement
excessivement rapide de [ses] phrases » [IV, 254] ; l’individualité du génie créateur, par la pratique de
l’écriture collective, annoncée, pensent-ils, par la maxime ducassienne selon laquelle « La poésie doit
être faite par tous. Non par un » [P., II, 391] ; les frontières séparant la vie consciente et la vie, par la
destruction des valeurs morales et l’incorporation au flux verbal des forces sous-jacentes de la psyché,
qu’ils croient voir à l’œuvre dans la valorisation frénétique du Mal et l’érotisme violent dont les
Chants sont le lieu108.

Ces poètes de la démesure – auxquels Césaire ajoute Rimbaud et Breton –


incarnent pour lui un idéal qui donne la primauté à la conquête de soi-même,
conquête qui passe inéluctablement par la révolte109. En cela, elle devient une
modalité de la connaissance et cesse d’emblée d’être un divertissement.
La poésie se doit d’opposer le tout-fait, le tout-trouvé de l’existence et de
l’individu (la réalité, le logique et le prouvé) au tout-à-faire de la vie et de la
personne (l’image, le magique et l’arbitraire), à l’instar d’un Mallarmé ou d’un
Apollinaire pour lesquels la poésie crée notamment un univers artificiel et
illusoire par rapport au monde naturel. À l’idéal d’une poésie comme démesure
donc, « fièvre » ou « séisme », modalité d’exploration des « lointains
intérieurs110 » – qui sera également partagé dans les années cinquante par
Glissant qui préconise en même temps le tissage d’un lien entre ces deux
mondes (l’intention poétique) –, Césaire oppose ce qu’il appelle les « poètes de
la mesure ». Dans cette catégorie, il range Valéry dont la poétique serait désuète
et pleine d’intellectualisme ou encore Claudel, « jamais si fulgurant que quand il
cesse d’être catholique111 ». Anticipant les objections éventuelles, Césaire
prévient directement que son principe littéraire ne relève pas d’un « rajustement
de la littérature112 ».
En bref, la position littéraire esquissée par Césaire à l’aube de la Libération est
la défense de la poésie comme connaissance du monde et de soi-même, qu’il
tente d’articuler avec la dimension éthique. Dans cette optique, André Breton
apparaît comme un modèle pour lui. C’est d’ailleurs le pape du surréalisme qui
vient sanctionner positivement les prises de positions littéraires d’Aimé Césaire.
Ainsi, aux yeux de Breton notamment, l’auteur du Cahier d’un retour au pays
natal est un « grand poète noir ».

192
André Breton (1896-1966) vient de la petite et nouvelle bourgeoisie113. Sa
famille était très répressive sur le plan éducationnel, ce qui explique, en partie,
son orientation contestataire. Le milieu social d’Aimé Césaire était tout aussi
répressif, notamment dans l’apprentissage strict de la langue française
(assimilation), et, au-delà, de la culture métropolitaine, reléguant la culture
créole au rang de sous-culture – rappelons-nous le réquisitoire de Damas contre
cette assimilation dans Pigments.
Or, en tant que normalien, Aimé Césaire est bien plus doté de capital scolaire
que Breton ou même Damas. De plus, Césaire subit une double violence
symbolique. D’abord, la violence relative à sa provenance d’une société dominée
et stigmatisée par la Métropole, en raison de l’épiderme de ses habitants et du
poids de l’histoire ; puis, la violence issue de la coupure d’avec la masse
antillaise, du fait notamment de son capital scolaire très élevé (ENS), qui l’a
rapproché en quelque sorte des agents dominants, des experts de la culture
légitime. Son adhésion au PCF sera une tentative pour se rapprocher du peuple,
comme André Breton le fit à ses débuts ; il le quittera avec fracas. En somme, ce
qui rapproche Breton de Césaire, c’est, nous semble-t-il, cette rupture avec le
milieu d’origine : tous deux ont, dans l’ensemble, des dispositions proches, bien
que sur le plan scolaire, Césaire soit, bien plus que Breton, muni d’un capital
littéraire.
Le capital scolaire de Césaire (le jeune poète connaît parfaitement la culture
classique) aurait dû le séparer de Breton et le rapprocher d’Aragon114, mais ils ne
parviendront guère à s’entendre car, ayant été l’un consacré l’autre excommunié
par Breton – Aragon s’est mis à pratiquer le roman, la poésie rimée à forme fixe,
etc. –, leur orientation littéraire et leur trajectoire les séparent totalement, malgré
leur appartenance commune au PCF plus tard. Aragon verra toujours d’un très
mauvais œil le travail littéraire d’Aimé Césaire, bien plus doté de capital scolaire
et plus au fait du problème colonial, que lui-même a négligé en suivant la ligne
du Parti, alors que Césaire, consacré par Breton, l’ennemi de l’auteur du Crève-
cœur s’écartera du parti.
Pour Breton, consacrer Aimé Césaire, c’est rester dans la logique d’expansion
du surréalisme en faisant des jeunes agents littéraires ses épigones, auxquels son
nom restera attaché et qui assureront sa pérennité. De la sorte, Breton se
maintient avant-gardiste par transfert de capital symbolique, ce qui permet à son
mouvement de « métastaser » chaque fois dans les nouvelles formes de la poésie
contestataire contemporaine, en l’occurrence la poésie afro-antillaise. De plus,

193
pour Breton, il s’agit d’un investissement peu risqué, parce que Césaire est
facilement récupérable dans son propre nomos étant donné que la ligne défendue
par Tropiques ne s’écarte pas de l’héritage littéraire promu par Breton. Ce
dernier rejoint Césaire sur le plan politique puisque, dans Tropiques, il privilégie
l’engagement contre le pouvoir en place par une poésie en rupture avec la forme
traditionnelle.
Enchanté par sa rencontre avec Aimé Césaire, Breton voit en ce dernier une
valeur qui correspond, selon son expression, à un signe des temps à une époque
d’abdication générale devant les forces hostiles à la liberté créatrice :
Ainsi donc, défiant à lui seul une époque où l’on croit assister à l’abdication générale de l’esprit, où
rien ne semble plus se créer qu’à dessein de parfaire le triomphe de la mort, où l’art même menace de
se figer dans d’anciennes données, le premier souffle nouveau, revivifiant, apte à redonner toute
confiance est l’apport d’un noir115.

Breton poursuit son éloge de Césaire en insistant bien sur le fait que c’est un
« Noir » qui maîtrise le français, et qui apporte l’innovation en littérature en
faisant de la différence une valeur ajoutée :
Et c’est un noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un blanc pour la
manier. Et c’est un noir celui qui nous guide aujourd’hui dans l’inexploré, établissant au fur et à
mesure, comme en se jouant, les contacts qui nous font avancer sur des étincelles. Et c’est un noir qui
est non seulement un noir mais tout l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les
angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le
prototype de la dignité116.

Breton voit d’abord, en Césaire, un grand « poète noir », ce que l’on peut
traduire par « poète afro-antillais », avant de parler de « l’intensité de
l’émotion » qu’il croit avoir perçue dans sa poésie, notamment le Cahier d’un
retour au pays natal. Enfin, pour lui, le poète martiniquais est un poète engagé,
revendiquant l’émancipation des peuples dominés ; ainsi le « pape du
surréalisme » résout-il avec la poésie césairienne sa double préoccupation : à la
fois l’innovation poétique et l’engagement politique d’avant-garde.
Avec cette préface, publiée d’abord dans Tropiques en 1944, et qui va
consacrer Césaire à Paris, Breton atteindra son objectif puisqu’il servira plus tard
de référence à tout argument en faveur de la poésie césairienne : dans Présence
Africaine par exemple. Il aura alors permis au Cahier d’un retour au pays natal
de Césaire de bénéficier d’une « circulation moins confidentielle117 ».

194
1 Daniel Racine, Léon-Gontran Damas. L’homme et l’œuvre, préface de L. S. Senghor, Paris, Présence
Africaine, coll. « Approches », 1983, p. 25.
2 Ibid., p. 28.
3 Bernard Mouralis et Anne Piriou (dir.), avec la collaboration de Romuald Fonkoua, Robert
Delavignette, savant et politique (1897-1976), Paris, Karthala, 2003.
4 Daniel Racine, Léon-Gontran Damas. L’homme et l’œuvre, op. cit., p. 29.
5 Katharina Städtler relaie cette information qu’elle a repris à Daniel Racine. Cf. Katharina Städtler, « La
Négritude en France (1940-1950). À propos d’un champ littéraire colonisé en exil », dans Romuald
Fonkoua et Pierre Halen (dir.), Les champs littéraires africains…, op. cit., p. 201.
6 Daniel Racine, Léon-Gontran Damas..., op. cit., p. 32.
7 Hommage posthume à L.G. Damas, Paris, Présence Africaine, 1979, p. 33.
8 Idem.
9 Daniel Racine, Léon-Gontran Damas. L’homme et l’œuvre, op. cit., p. 35.
10 Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le nègre inconsolé, La Roque d’Anthéron,
Vents d’ailleurs, 2003, p. 27.
11 Ibid., p. 35.
12 Ibid., p. 39.
13 Ibid., p. 40.
14 Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire, le nègre inconsolé, op. cit., p. 87.
15 Joby Fanon, Frantz Fanon. De la Martinique à l’Algérie et à l’Afrique, préface de Roland Suvélor,
Paris, L’Harmattan, 2004, p. 76-77.
16 Jacques Adélaïde-Merlande, Histoire générale des Antilles et des Guyanes..., op. cit., p. 261-262.
17 Aimé Césaire entretien d’avril 1967 cité par Georges Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche
d’une patrie, Paris, Présence Africaine, 1996, p. 52.
18 Idem.
19 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles. Tracées antillaises et continentales de la
littérature. Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane (1635-1975), Paris, Gallimard, 1999, p. 39.
20 Régis Antoine, Les Écrivains français et les Antilles. Des premiers Pères Blancs aux Surréalistes
Noirs, Paris, Maisonneuve et Larose, 1978, p. 196.
21 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles..., op. cit., p. 41.
22 Ibid., p. 87-89.
23 Ibid., p. 89.
24 Ibid., p. 90.
25 Léon-Gontran Damas, Pigments – Névralgies, Paris, Présence Africaine, 1972, p. 35.
26 Ibid., p. 36-37.
27 Ibid., p. 31.
28 Ibid., p. 40.
29 Ibid., p. 41-42.
30 Léon-Gontran Damas, Pigments, op. cit., p. 23.
31 Ibid., p. 47.
32 Ibid., p. 49.
33 Ibid., p. 60.
34 Ibid., p. 53.
35 Ibid., p. 58.
36 Ibid., p. 13.
37 Ibid., p. 23.
38 Ibid., p. 27.

195
39 Léon-Gontran Damas, Pigments, op. cit., p. 44.
40 Idem.
41 Léon-Gontran Damas, Retour de Guyane suivi de Misère noire et autres écrits journalistiques,
préface de Georges Sebbag, édition établie par Sandrine Poujols, sous la direction de Marcel Bibas, Paris,
Jean-Michel Place, (1938) 2003, p. 27.
42 Léon-Gontran Damas, Retour de Guyane, op. cit., p. 78.
43 Ibid., p. 79.
44 Ibid., p. 126.
45 Idem.
46 Léon-Gontran Damas, Retour de Guyane..., op. cit., p. 128.
47 Ibid., p. 129.
48 Léon-Gontran Damas, Retour de Guyane..., op. cit.
49 Idem.
50 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, dans La Poésie, édition par Daniel Maximin et Gilles
Carpentier, Paris, Seuil, 1994, p. 9-10.
51 Ibid., p. 10-11.
52 Ibid., p. 13.
53 Ibid., p. 17.
54 Aimé Césaire, Cahier..., op. cit., p. 19-20.
55 Ibid., p. 21.
56 Ibid., p. 24.
57 Ibid., p. 26.
58 Ibid., p. 27.
59 Aimé Césaire, Cahier..., op. cit., p. 32.
60 Ibid., p. 34.
61 Ibid., p. 35.
62 À ce stade de la recherche, l’on sait que le mot apparaît pour la première fois dans cet écrit d’Aimé
Césaire. Il sera repris ensuite par Léopold Sédar Senghor qui lui donnera un autre contenu. Nous le verrons
plus tard. Sur l’histoire de ce mot, cf. Jack Corzani, « Négritude », dans Jack Corzani (dir.), Dictionnaire
encyclopédique des Antilles et de la Guyane, Fort-de-France, Desormeaux, 1993, vol. 6, p. 1788-1793.
63 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 42.
64 Ibid., p. 45.
65 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 20.
66 Lautréamont Isidore Ducasse, Les chants de Maldoror. Poésie et Lettres, Paris, Imprimerie Nationale,
1990, p. 306.
67 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Écrits poétiques et divers, introduction de Tristan Tzara,
Lausanne, Henri Kaeser, 1948, p. 227-228.
68 Paul Aron, « Les surréalistes belges, lecteurs de Lautréamont », dans Les Lecteurs de Lautréamont,
actes du quatrième colloque international sur Lautréamont (Montréal, 5-7 octobre 1998), textes réunis par
Jean-Jacques et Michel Pierssens, Cahiers Lautréamont : livraison 47 et 48, Montréal, 1999, p. 9.
69 Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin. Poétique V, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 2005, p. 119.
Georges Ngal a aussi abordé ce qu’il appelle « les influences de Césaire » dans Aimé Césaire, un homme à
la recherche d’une patrie, op. cit., p. 212-229.
70 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 127.
71 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 161.
72 Idem.
73 Ibid., p. 162.

196
74 Ibid., p. 167.
75 Ibid., p. 423.
76 Aimé Césaire, « Charles Péguy », Tropiques 1, avril 1941, p. 39.
77 Aimé Césaire et René Ménil, « Introduction au folklore martiniquais », Tropiques 4, janvier 1942,
p. 7.
78 Aimé Césaire et René Ménil, op. cit., p. 10.
79 Suzanne Césaire, « Léo Frobenius et le problème des civilisations », Tropiques 1, avril 1941, p. 27.
Nous nous servons de la réédition de 1978 dont voici la référence : Tropiques 1941-1945, Paris, Jean-
Michel Place, 1994.
80 Ibid., p. 28.
81 Ibid., p. 36.
82 Cf. Aimé Césaire, « Nègreries. Jeunesse noire et assimilation », L’Étudiant noir 1, 1935, p. 3 (cf. S2,
III, 2).
83 Suzanne Césaire, « Malaise d’une civilisation », Tropiques 5, avril 1942, p. 46.
84 Ibid., p. 48-49.
85 Léo Frobenius, « Que signifie pour nous l’Afrique », Tropiques 5, avril 1942, p. 62-70.
86 Armand Nicolas, « La traite des Nègres », Tropiques 8-9, octobre 1943, p. 49-61.
87 Aimé Césaire, « Hommage à Victor Schœlcher », Tropiques 13-14, 1945, p. 229-243.
88 Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, coll.
« Liber », 2001, p. 241.
89 Suzanne Césaire, « André Breton poète », Tropiques 3, octobre 1941, p. 31.
90 Ibid., p. 36.
91 Idem.
92 Suzanne Césaire, « 1943 : le surréalisme et nous », Tropiques 8-9, octobre, 1943, p. 16.
93 Ibid., p. 18.
94 Aimé Césaire, « En guise de manifeste littéraire », Tropiques 5, avril 1942, p. 7.
95 Aristide Maugée, « Aimé Césaire, poète », Tropiques 5, avril 1942, p. 13.
96 Ibid., p. 13.
97 Aristide Maugée, « Revue des revues – correspondances », Tropiques 6-7, 1943, p. 60.
98 Idem.
99 Maugée avait déjà fait l’éloge de l’obscurité dans la poésie en invoquant Mallarmé notamment. Cf.
Aristide Maugée, « Poésie et obscurité », Tropiques 2, juillet 1941, p. 7-12.
100 Aristide Maugée, « Aimé Césaire, poète », op. cit., p. 17.
101 Ibid., p. 18.
102 Aimé Césaire, Cahier..., op. cit., p. 45.
103 Aristide Maugée, « Aimé Césaire, poète », op. cit., p. 18.
104 Aristide Maugée, « Aimé Césaire, poète », op. cit., p. 20.
105 Anna Boschetti, La Poésie partout..., op. cit., p. 84.
106 Aimé Césaire, « Vues sur Mallarmé », Tropiques 5, avril 1942, p. 55.
107 Aimé Césaire, « Isidore Ducasse comte de Lautréamont. La poésie de Lautréamont. Belle comme un
décret d’expropriation », Tropiques 6-7, février 1943, p. 11.
108 Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, Les Poètes de la modernité. De Baudelaire à Apollinaire,
Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2006, p. 142.
109 Aimé Césaire, « Maintenir la poésie », Tropiques 8-9, octobre 1943, p. 7.
110 Ibid., p. 8.
111 Idem.
112 Idem.

197
113 Jean-Pierre Bertrand, Jacques Dubois et Pascal Durand, « Approche institutionnelle du premier
surréalisme (1919-1924) », Pratiques 38, 1983, p. 27.
114 Jean-Pierre Bertrand et al., op. cit., p. 33.
115 André Breton, « Martinique charmeuse de serpents. Un grand poète noir », Tropiques 11, mai 1944,
p. 121.
116 Idem.
117 Ibid., p. 122.

198

BILAN

Une double démarcation littéraire

Dans cette première partie, nous avons étudié la genèse de ce que nous avons
appelé la « rencontre forcée » entre la France et l’Afrique, avant d’aborder la
« souffrance et l’assimilation dans le Paris noir ». Ensuite, nous avons pu
observer qu’entre 1930 et 1945, grâce à l’acquisition de nouveaux titres
scolaires, la dotation de nos agents afro-antillais est bien plus importante que
celle d’un René Maran ou de certains membres de la RMN. Ils peuvent se placer
et se déplacer aisément dans le microcosme afro-antillais en utilisant ces
nouvelles cartes qui correspondent à des atouts spécifiques au parcours de
chacun d’entre eux.
À ce sujet, on a vu qu’il existait une proximité entre Damas et Césaire sur le
plan des ressources économiques, culturelles et sociales : tous deux viennent
d’une famille de la classe moyenne dont le père a occupé des emplois dans la
fonction publique ; ils ont ensuite fréquenté un grand lycée en Martinique (lycée
Schœlcher) avant de se rendre en Métropole pour y étudier dans l’enseignement
supérieur parisien – classe préparatoire, ENS, musée du Trocadéro, École des
hautes études, etc. – où les deux condisciples rencontrent les agents du milieu
afro-antillais. En revanche, deux des trois Aofiens, Diop et Socé, viennent de
familles dotées de ressources économiques moyennes, alors que la famille de
Senghor possède plus de moyens économiques que celles des deux autres. Tous
trois ont d’abord fréquenté les établissements scolaires aofiens – lycée
Faidherbe, école William Ponty, lycée Van Vollenhoven, etc. – qui demeurent
des institutions réservées à l’élite, comme les deux Antillais en Martinique,
avant d’étudier ensuite dans les écoles supérieures métropolitaines – faculté de
Toulouse, lycée Louis-le-Grand, Sorbonne, etc. –, tout en participant aux
activités culturelles du monde afro-antillais.
Malgré la différence apparente entre les cinq agents, force est de constater
qu’ils ont un parcours identique : écoles d’élite dans leur région d’origine, puis
arrivée en Métropole dans les institutions scolaires dominantes. Dès leur arrivée
en Métropole et grâce aux différentes relations forgées à l’école, dans les

199
Antilles et en AOF, ils sont tous actifs dans le monde culturel afro-antillais et se
trouvent donc dès l’origine au fait de la problématique qui caractérise le
microcosme en formation, ce qui va les amener à se positionner par rapport à la
« question de l’identité nègre ». Cette dotation au point de départ (situé en 1935)
aura augmenté significativement au point d’arrivée (situé en 1945) pour
l’ensemble des agents et aura des effets importants dans le microcosme littéraire
afro-antillais, redéfinissant les frontières de ce même monde, à travers entre
autres, la question de l’identité nègre, devenue, rappelons-le, un enjeu littéraire
sérieux pour l’ensemble des agents afro-antillais.
Du point de vue du capital global, Césaire, Damas et Senghor sont bien plus
dotés que Birago Diop et Ousmane Socé. Césaire, Damas et Senghor occupent
une position dominante dans le monde social afro-antillais grâce aux diplômes
dont ils sont titulaires ; en cela, comme je l’indiquais plus haut, ils sont
dominants parmi les dominés parce qu’il s’agit de titres scolaires rares parmi les
dominés, mais relativement courants parmi les dominants (les Métropolitains) du
champ intellectuel parisien. Néanmoins, ils investissent leur dotation dans le
monde littéraire afro-antillais, ce qui contribue à redistribuer les règles du jeu
afro-antillais.
Ces nouveaux titres scolaires deviennent alors un atout majeur pour ces cinq
agents, en ce qu’ils légitiment leur discours littéraire sur l’Afrique dont le terrain
avait déjà été balisé par les mouvements nègres, Maran, la RMN et les revues des
étudiants afro-antillais. Dans un premier temps, l’option choisie par Maran visait
l’assimilation totale, tandis que celle de Césaire la rejetait totalement, là où la
position du jeune Senghor tentait une synthèse entre l’assimilation et la
valorisation de l’Afrique. Contrairement à ses amis, Sainville privilégiait, quant
à lui, la recherche d’une voie propre aux Antilles.
Nos cinq agents vont se positionner en rediscutant ces propositions concernant
l’identité nègre perçue à partir de leurs rapports à l’Afrique. Jusqu’à présent,
notre propos visait à déterminer les indicateurs relatifs aux placements et
déplacements des agents afro-antillais à l’intérieur du champ littéraire parisien
dans lequel ils se sont forgé une singularité positionnelle (posture) que nous
avons abordée par le biais de l’évocation de l’Afrique dans quelques-unes des
productions littéraires ci-dessus. Il en ressort que les prises de position des
agents sur la question de l’identité nègre passent par la perception que se font les
agents de leurs rapports à l’Afrique. Ces rapports se caractérisent par ce que
nous avons appelé des expériences familières1 qui sont unifiées et régulées par

200
des schèmes transcendantaux. Ainsi, ils peuvent établir davantage de proximité
avec ce continent.
Dans Karim, Socé utilisait la modernité – présence dans le texte d’indices
relatifs à l’infrastructure coloniale, au métissage culturel etc. –, ainsi que la
tradition des anciens – les Samba-Linguère : recherche de l’élégance, etc. – qui
sont unifiées et régulées par le schème de la parenté, peu présent dans son
second ouvrage, Mirage de Paris. Ce dernier ouvrage informe sur l’expérience
du voyage, le voyage effectué d’AOF vers la Métropole avec des intervalles qui
constituent de multiples chemins correspondants à divers types de savoir mis en
confrontation : le savoir issu de l’Afrique et celui qui est issu de l’Europe.
L’ensemble de ces expériences (voyage, savoir...) est régulé et unifié par le
schème du chemin. Socé propose effectivement, comme solution au problème de
l’identité nègre, de mêler les cultures africaine et européenne pour aboutir au
métissage culturel.
Damas, dans Pigments, ne partage pas cette orientation. Il met en avant le
problème de la « souffrance humaine » et s’éloigne ainsi de la voie empruntée
par Socé qui la laissait en arrière plan en privilégiant la question du métissage.
Cette souffrance est essentiellement abordée par le refus de l’assimilation, de la
misère des Antilles, de la traite négrière, de l’esclavage et de la colonisation qui
sont diverses manifestations de l’expérience de la violence. Ce déploiement
l’écarte davantage de Socé parce que l’auteur guyanais configure l’expérience de
l’Afrique en un rapport douloureux à l’histoire. Cette douleur demeure présente
dans Retour de Guyane où est traitée, comme chez Socé, l’expérience du voyage
et du savoir, à la différence près qu’il s’agit du voyage de la Métropole vers la
Guyane alors que chez Socé, c’était de l’AOF à la Métropole. Ces expériences
sont alors régulées et unifiées par le schème du chemin. Dans l’œuvre de Damas,
ce voyage tente de battre en brèche le savoir erroné concernant la Guyane et de
montrer toute la richesse de ce pays (la trace africaine). Par là, Damas est plus
proche de « l’option Césaire » qui pousse au rejet total de l’assimilation au profit
de la valorisation de la trace africaine, c’est-à-dire d’une Afrique historique
plutôt qu’actuale, comme le fait Socé par exemple. Césaire lui-même emprunte
cette voie dans le Cahier d’un retour au pays natal où l’expérience de la
souffrance est évoquée, à l’instar de Damas dans Pigments. S’il utilise les
mêmes expériences (misères, révolte...) que son ex-condisciple, notamment la
misère des Antilles, Césaire ajoute la quête de la liberté présente chez Senghor
sous une forme différente.

201
Dans Chants d’ombre, ce dernier introduit trois expériences qui définissent le
rapport à l’Afrique : d’abord l’expérience des Anciens à travers les morts, la
terre, les Esprits, etc. ; ensuite celle de la souffrance humaine – guerre en
Europe, et une certaine assimilation ; enfin celle de la rencontre entre l’Afrique
et l’Europe, représentée soit par des lieux spécifiques aux deux régions – Paris,
Sine, Gambie, etc. –, soit par la fraternité entre « Blanc et Noir ». Senghor
demeure fidèle à l’option d’une voie médiane entre « assimiler la culture
française et conserver sa spécificité nègre ». Or cette option n’est point celle de
Césaire qui restera fidèle à lui-même dans les Armes miraculeuses, Soleil cou
coupé et Corps perdu : il y déploiera les mêmes expériences que dans le Cahier
d’un retour au pays natal, insistant, cette fois, sur la trace africaine à travers
l’expérience historique de la souffrance liée à l’esclavage, et sur son pendant, la
quête de la liberté. Mais cette expérience semblera absente chez Birago Diop,
alors concentré sur l’expérience du partage du savoir dans les Contes d’Amadou
Koumba. Par là, ce dernier se rapprochera principalement de Senghor qui, dans
Hosties noires, introduira les mêmes expériences familières que dans Chants
d’ombre, à savoir l’expérience des ancêtres, la souffrance et la synthèse entre
l’Afrique et l’Europe.
Les agents que nous avons étudiés ont opté pour des stratégies que l’on
retrouve souvent chez les agents issus d’espaces dominés. Ce sont celles que
rappelle Casanova à propos d’autres écrivains, à savoir l’assimilation ou la
dissimilation. Ce sont ces options qui semblent se dessiner pour nos auteurs,
lorsqu’ils privilégient telle ou telle norme littéraire (surréalisme, négritude, etc.)
en correspondance avec leur dotation. On peut en déduire que seuls les agents
issus des anciennes sociétés esclavagistes, les « vieilles colonies d’Amérique »,
évoquent l’expérience de l’esclavage et rejettent totalement l’assimilation tout en
privilégiant la trace africaine ; tandis que les agents originaires d’Afrique
subsaharienne traitent davantage de l’articulation entre l’Afrique et l’Europe, du
métissage culturel ou d’une Afrique traditionnelle.
Dès lors, l’Afrique de Césaire et de Damas diffère de celle de Senghor, Socé
et Diop, parce que les deux Antillais ont en commun les mêmes bases : même
origine sociale et culturelle, double culture antillaise et française. Mais,
considérés par la Métropole comme des citoyens de seconde zone, ils se tournent
vers une identité moins triangulaire en se réinventant Nègres des Antilles
originaires d’Afrique. Alors que les trois autres agents se trouvent directement
en prise, non pas avec la culture française ou africaine, mais avec la « culture

202
coloniale » à partir de laquelle ils recherchent une voie médiane entre l’Afrique
et l’Europe pour définir leur identité.
C’est cette légère différence dans les dispositions de base des cinq agents qui
s’ajusteront à la structure objective du monde littéraire parisien dans lequel va se
créer un microcosme littéraire afro-antillais. Pour émerger dans ce microcosme,
ils vont redéfinir leurs rapports à l’Afrique caractérisés par des expériences
familières qui sont unifiées et régulées par des schèmes transcendantaux. C’est
cette expérience familière qui fait le lien entre le microcosme en question et les
prises de position à l’aube de la Libération.

1 Pour les précisions sur ces notions, voir notre introduction générale.

203

5

Promotion d’une littérature engagée

À la Libération, le conflit au sein du CNE, né dans le contexte de
l’Occupation et alimenté par la liaison structurelle avec le PCF, crée un clivage
entre les moralistes (Mauriac, Guéhenno, etc.) et les défenseurs de l’art pour l’art
(par exemple Jean Paulhan) qui veulent prendre leur distance avec le parti. Or ce
dernier a fourni aux écrivains les moyens de reconquérir leur liberté
d’expression « par rapport aux instances de diffusion asservies et aux agents de
l’hétéronomie, cette dépendance est désormais perçue comme une menace pour
les gardiens de l’autonomie littéraire1 ». Mais ce conflit relève d’une
restructuration du champ littéraire en 1945, avec la relève générationnelle qui
met en scène une nouvelle génération issue de la Résistance. Cette nouvelle
génération littéraire – ceux qui sont nés entre 1900 et 1915 comme Sartre,
Vercors, Camus, Senghor ou encore Césaire – va mener une lutte de concurrence
avec les aînés – ceux qui sont nés entre 1880 et 1890 comme René Maran,
Duhamel, Mauriac, etc., et qui se sont affirmés après la Grande Guerre. La
nouvelle génération a acquis un capital moral qui lui permet d’une part de
redéfinir la notion de responsabilité de l’écrivain en dévaluant l’option de « l’art
pour l’art » incarnée par la défunte NRF2, et d’autre part, d’imposer de nouvelles
valeurs comme le patriotisme, la responsabilité de l’intellectuel, l’engagement
ainsi que la délégitimation de la droite idéologique3. Il s’agit d’une lutte pour la
transformation ou la conservation des rapports de forces constitutives du champ
littéraire4. La revue Les Temps modernes, créée par Jean-Paul Sartre en
automne 1945, incarne ce processus de changement, au côté du CNE qui
s’impose comme une nouvelle instance régulatrice du champ littéraire en
défendant sa corporation et en réglementant la profession littéraire sur des bases
éthiques. À cette époque domine surtout la figure de Sartre, célèbre, entre autres,
grâce à sa conférence intitulée « L’existentialisme est un humanisme », qui lui
assure en 1945 un succès mondain. « Du 1er septembre au 31 décembre de
l’année 1945, il ne se passa pas une journée qui ne vît dans la presse l’évocation,
le rappel ou la référence à Sartre et à l’existentialisme5 ».

204

De la domination sartrienne

La consécration de Sartre correspond effectivement à la transformation du
champ littéraire avec la domination de nouveaux agents (Camus, Nizan,
Malraux...) qui, depuis l’adolescence, ont bénéficié du système français, passant
de l’école (ils ont été boursiers) à l’État (ils sont devenus ensuite fonctionnaires).
Tel est le cas également pour les boursiers des autorités coloniales, Senghor et
Césaire par exemple. Sartre et consorts sont aussi « délivrés des liens –
économiques et affectifs, et d’éthos aussi – qui empêchaient les créateurs de la
génération précédente d’oublier leur appartenance à la classe dominante6 », du
fait qu’ils ont acquis une autonomie financière par rapport à leur famille
notamment. De plus apparaît un public fait de professeurs et d’étudiants en
lettres et en philosophie qui en font la promotion parce qu’ils sont dotés des
mêmes dispositions. Comme ces nouveaux agents, ils sont aussi nourris par la
conception de la figure de l’écrivain à la Flaubert, à la fois défenseur de l’art
pour l’art et artiste maudit qui se pense comme irréductible à une classe et à une
condition (d’où son Dictionnaire des idées reçues).
Mais la conversion de Sartre à la littérature engagée, pendant l’Occupation,
peut sembler s’inscrire dans une rupture avec cette disposition de l’écrivain à la
Flaubert (l’art pour l’art) qui refuse en bloc la société et ne sauve que l’art, dans
la droite ligne de la position des écrivains légitimes depuis le XIXe siècle. C’est,
on le sait, plus exactement depuis l’apparition en 1850 d’un champ littéraire
autonome, c’est-à-dire indépendant dans son fonctionnement d’autres univers
sociaux, en ce sens qu’il ne se soumet qu’à la juridiction des pairs, que cette
rupture est consommée. L’écrivain adopte vers 1850 une posture pour se
distinguer du social et de l’actualité (élaboration de règles spécifiques, clôture du
champ muni d’une logique propre, etc.) et instaure ainsi une vision de la
littérature appelée la « modernité ».
Toutefois cette position sartrienne se rattache aussi au romantisme, à l’époque
de l’affaire Dreyfus, des années du Front populaire et de la Résistance littéraire
sous l’Occupation qui, on le sait, dévalue l’option de l’art pour l’art. En effet, à
la fin du XIXe et au début du XXe siècle apparaît la figure de l’intellectuel,
représentée par des agents munis d’une compétence acquise dans d’autres

205
domaines, une compétence reconnue qu’ils investissent dans la production d’une
réflexion à caractère général et sociopolitique. Comme le souligne Denis, dans
les années vingt et trente, la fonction de l’intellectuel s’autonomise par rapport à
la sphère littéraire. Des difficultés surgissent alors, car l’autorité et le prestige de
la littérature sont concurrencés par un autre type de discours. Pour l’écrivain, et
plus particulièrement pour Sartre, il s’agit de savoir comment reconquérir avec
ses moyens spécifiques le terrain sociopolitique. C’est tout le sens de
l’engagement sartrien. Ainsi se crée une distinction entre l’intellectuel (celui qui
quitte la sphère littéraire) et l’écrivain engagé (celui qui reste dans la sphère
littéraire).
Un autre cas de conversion similaire est celui d’André Gide, représentant de la
« littérature pure » (l’art pour l’art), qui, dans les années trente, devient
compagnon de route du PCF. Mais à la Libération, le cas de Sartre et d’autres
producteurs littéraires (Camus, Malraux, etc.) concerne non pas l’engagement en
tant que tel, puisque ces producteurs se sont engagés dans la Résistance sous
l’Occupation, mais la clarification de l’orientation de cet engagement à cause du
changement de la morphologie sociale et l’avènement de l’électorat du PCF7, qui
les obligent en quelque sorte à accélérer la réflexion sur la clôture du monde
littéraire sur lui-même. Pour les intellectuels comme Sartre, adhérer au PCF peut
réduire leur autonomie intellectuelle du fait non seulement de la rigidité de ce
parti dans l’exercice de la pensée, dans la définition de l’art (réalisme socialiste
vs art bourgeois élitiste), mais aussi en raison de la difficulté du PCF à faire
accepter la réduction de l’homme à une classe. C’est pourquoi Sartre demeure
simple compagnon de route. Aimé Césaire, qui prend le train communiste dès les
élections de 1945 en Martinique, en descendra avec fracas onze ans plus tard,
dans les années cinquante, comme il s’en explique dans la Lettre à Maurice
Thorez, alors que Sartre n’adhère toujours pas au Parti.

« L’existence précède l’essence » : responsabilité et engagement

Le propre de la situation de Sartre est d’avoir vécu intensément ce rapport
avec le communisme comme Aimé Césaire, à la différence de Léopold Sédar
Senghor qui était lié à la SFIO, qu’il quittera lui aussi. Sartre fera d’ailleurs dans
ses écrits des allusions fréquentes à l’engagement, ce qui correspond, selon
Boschetti, à une transfiguration de la morale individuelle et de la nécessité

206
historique8. Le problème de Sartre est de savoir comment s’engager dans la
Révolution, sans entrer au PCF et tout en dépassant les positions de ce dernier.
Par exemple, dans L’existentialisme est un humanisme, il revendique une
distance philosophique par rapport au marxisme, qu’il considère comme un
« matérialisme mécaniste qui ne rend pas compte de la liberté humaine9 ». Dans
cette fameuse conférence, Sartre répond à la fois aux critiques marxistes et
catholiques, pour lesquelles l’existentialisme ne serait nullement un humanisme.
Selon les marxistes, dont Sartre résume la position, l’existentialisme aboutirait à
l’impossibilité de l’action dans ce monde en raison du désespoir qu’il met en
relief. Il se rapprocherait d’une philosophie contemplative réservée à la
bourgeoisie. En s’appuyant excessivement sur le Cogito cartésien, il s’empêche
d’aller franchement vers les autres. Pour les catholiques, que Sartre résume
également, l’existentialisme mettrait l’accent sur les mauvais côtés de la vie, au
point d’être à l’origine de la suppression des commandements divins et des
valeurs inscrites dans l’éternité10, ce qui fait que chacun pourrait faire ce que bon
lui semblerait. En somme, dit Sartre, pour ces deux courants, l’existentialisme
n’est pas un humanisme.
Sa réponse commence d’abord par une définition de l’existentialisme : « Nous
entendons par existentialisme une doctrine qui rend la vie humaine possible et
qui, par ailleurs, déclare que toute vérité et toute action impliquent un milieu et
une subjectivité humaine11 ». Pour lui, il s’agit de mettre en évidence le
dénominateur commun du courant existentialiste qui comprend une branche
chrétienne (Jaspers, Gabriel Marcel)12 et une branche athée (Heidegger et bien
entendu Sartre lui-même). Au sens philosophique et surtout populaire, cela se
résume par la célèbre formule : « l’existence précède l’essence13 », c’est-à-dire
qu’il faut « partir de la subjectivité14 ».
Autrement dit, l’homme existe d’abord avant de se définir15. L’homme n’est
pour ainsi dire rien au départ, mais devient quelque chose ensuite et est ce qu’il
se fait ; il est responsable de ce qu’il est16, mais aussi de tous les hommes.
Comme dit Sartre, « il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous
voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous
estimons qu’il doit être17 ». Notre responsabilité engage donc l’humanité entière.
C’est de cet engagement que procède l’angoisse, parce que l’homme qui
s’engage prend conscience qu’en se choisissant, il choisit aussi l’humanité
entière. Ce choix donne à l’homme le sentiment de sa totale et profonde

207
responsabilité. La mauvaise foi viendrait de la dissimulation de cette angoisse
qui fait partie de l’action, etc.

L’intellectuel « total »

Contre le PCF qui culpabilise les intellectuels non engagés dans un Parti,
Sartre soutient, dans Qu’est-ce que la littérature, l’idée que la littérature et la
pensée sont des actions en soi, voire même des formes suprêmes de l’action.
Comme le souligne Boschetti, « proclamer que la littérature est déjà
intrinsèquement politique est la meilleure façon de la dispenser de la politique au
sens strict où l’on voudrait l’enchaîner18 ». Ainsi Sartre préconise une
implication de la vie de l’auteur dans l’œuvre pour mieux le responsabiliser
devant la tentation d’une littérature désintéressée (par exemple Flaubert) où
l’écrivain serait irresponsable, dès lors qu’il se serait retiré de la société et de
l’histoire. Par conséquent « ce qui donne son prix à la liberté de l’écrivain, c’est
la responsabilité totale qu’elle implique : le pouvoir de dire et d’écrire ce qu’on
veut n’a de sens que si on l’exerce dans un but précis, qui dépasse la seule
volonté d’exhibition de cette autonomie reconnue de la littérature19 ».
La critique du marxisme et la réflexion sur la fonction de la littérature ne sont
certes pas neuves dans le champ littéraire parisien : elles correspondent aux
attentes du moment et permettent aux intellectuels de se faire une bonne
conscience révolutionnaire sans entrer au Parti, c’est-à-dire de bénéficier d’une
légitime prétention à s’engager et à agir politiquement et directement. Sartre en
est le modèle, d’autant plus qu’il concentre en ses mains tous les pouvoirs de
l’écrivain, du philosophe et du critique, tandis qu’Albert Camus, philosophe
« amateur », est un concurrent sur le seul plan littéraire, et Merleau-Ponty n’est
que philosophe. En rassemblant ces trois formes de pouvoir, Sartre apparaît
comme le paradigme de l’intellectuel « total20 ».
C’est cette ubiquité qui le rend imbattable parmi le petit groupe de concurrents en lice pour la
domination du champ à la Libération, dans une situation d’expérimentation sociologique, du fait de la
table rase produite par la guerre et par la disparition ou le déclin de la génération dominante
jusqu’à 193921.

À la Libération, Sartre peut donc imposer ses vues, après le laminage de la


droite littéraire qui s’est compromise dans la collaboration, jusque dans les
années cinquante avec l’apparition des hussards. De plus, la NRF, emblème de la

208
« trahison littéraire22 » depuis sa reprise par Drieu La Rochelle pendant
l’Occupation, s’est arrêtée et le groupe surréaliste quitte les avant-postes. Ce
vide permet à Sartre de créer Les Temps modernes en octobre 1945, qui, en
quelque sorte, remplace la NRF, et en même temps, assure à la maison Gallimard
la position dominante qu’elle avait avant guerre, comme le souligne Sapiro :
La rupture s’est opérée dans la continuité : Sartre accapare le capital symbolique accumulé par la
maison Gallimard et surtout la NRF pour annuler l’ordre littéraire que la revue avait institué dans
l’entre-deux-guerres ; mais, faisant fructifier ce capital en l’ajustant à la nouvelle demande dans le
champ intellectuel, il assure de cette façon la reproduction de la position dominante de la maison alors
même que celle-ci semblait menacée23.

La création des Temps modernes (TM) correspond donc à un changement


d’ordre littéraire, à savoir le passage du projet de la littérature pure (NRF) au
projet de la littérature engagée (Les Temps modernes) conformément à la
nouvelle donne dans le champ intellectuel désormais préoccupé par la
responsabilité de l’écrivain.
La configuration politique et sociale de la Libération et l’ambiance « révolutionnaire » qui règne
entraînent, en effet, un renversement total du cadre du débat sur la « responsabilité de l’écrivain. À la
faveur des luttes menées pendant l’Occupation, la nouvelle génération est en mesure d’imposer sa
propre conception de la « responsabilité de l’écrivain », redéfinie en fonction des enjeux qui ont sous-
tendu ces luttes24.

C’est dans ce contexte que la revue de Sartre devient dominante dans le


champ intellectuel métropolitain. Cette revue exerce un pouvoir d’attraction de
par sa relative suprématie sur les autres groupes d’intellectuels (Esprit, Critique,
etc.). À Paris, en dehors de l’orbite des Temps modernes, tout paraît marginal.
On comprend donc que, dans ce contexte d’hégémonie, Alioune Diop ait
demandé à Sartre de parrainer Présence Africaine en 1947.


Présence Africaine : configuration d’un champ littéraire afro-
antillais

L’entrée de Présence Africaine dans le champ littéraire parisien constitue pour
les Afro-Antillais l’aboutissement d’un long processus de fondation d’un champ
de débat spécifique, depuis les revues des mouvements nègres en passant par La
Revue du monde noir, Légitime Défense et jusqu’à L’Étudiant noir. Sa création,

209
en 1947, par le groupe le plus doté culturellement du champ intellectuel afro-
antillais vient formaliser davantage ce monde littéraire en lui traçant de
nouvelles frontières. Ce microcosme littéraire se compose principalement
d’Aofiens, en particulier des Sénégalais dont Alioune Diop s’affirme comme le
représentant consensuel, et se situe entre deux espaces : l’espace parisien et
l’espace public colonial à Dakar.
Le parcours d’Alioune Diop, né en 1910 à Saint-Louis du Sénégal, est
relativement identique à celui des agents originaires de l’AOF, que nous avons
rencontrés jusqu’ici. Il s’est d’abord rendu à l’école coranique, avant d’entrer à
l’école française à Saint-Louis où son oncle officiait en tant qu’instituteur.
En 1929, il a obtenu un baccalauréat classique (latin et grec) au lycée Faidherbe.
Le proviseur du lycée Roger Peyrefitte l’a encouragé à entreprendre des études
de lettres classiques en Métropole25. Après le service militaire effectué à Thiès,
Alioune Diop espérait faire des études supérieures en Métropole. Contrairement
à Senghor qui, en 1928, a pu bénéficier de l’aide d’Aristide Prat pour obtenir une
bourse d’étude, Alioune Diop, lui, n’a pas eu de soutien suffisamment influent
pour faire pencher la balance dans son sens. N’ayant donc pas de bourse pour
aller jusqu’en Métropole, il s’est rendu en Algérie à l’Université d’Alger dans
laquelle il s’est inscrit en lettres classiques en 1933, la même année qu’Albert
Camus, alors en philosophie, et avec lequel il s’est lié d’amitié. Cette amitié
l’aidera pour le parrainage de Présence Africaine26.
Contrairement à Aimé Césaire et à Léopold Sédar Senghor, Alioune Diop a dû
subvenir à ses besoins en exerçant la fonction de maître d’internat jusqu’à son
arrivée en Métropole vers 1937. Il y arrive muni d’un diplôme de lettres
classiques et y deviendra lui aussi maître d’internat. En 1939, comme Senghor, il
est mobilisé avant d’être démobilisé à l’Armistice à Marseille où il se trouvait.
C’est dans la ville phocéenne qu’il rencontre sa future belle-mère, Maria
Mandessi Bell, qui est mariée à Mamadou Diop Yandé, un cousin de Léopold
Sédar Senghor. Ce couple a eu plusieurs enfants dont Christiane Diop, la future
femme d’Alioune, et David Diop le futur auteur de Coups de pilon. Ainsi,
Alioune Diop est lié par sa femme au jeune poète David Diop et à Léopold Sédar
Senghor alors jeune enseignant.
À partir de 1943, Alioune Diop enseignera dans des lycées prestigieux – à
Louis-le-Grand, où il rencontre notamment Emmanuel Mounier, à Henri IV... Il
participe activement aux débats politiques et culturels dans la cité parisienne.
C’est à cette époque qu’il se convertit au catholicisme lors de son séjour à La

210
Flèche où il rencontre le père Maydieu qui l’aidera aussi à parrainer Présence
Africaine.
Alioune Diop est le principal fondateur de Présence Africaine (1947), de la
maison d’édition du même nom, et de la Société africaine de Culture27 (1956).
Tout aussi doté culturellement que Senghor et Césaire, il participe très tôt aux
débats dans le journal des étudiants coloniaux et se trouve au fait des
problématiques identitaires qui les préoccupent. Il reste à Paris et y crée un
organe, carrefour du monde intellectuel afro-antillais, comme le fut La Revue du
monde noir en son temps. Paris est un centre privilégié où tout le pouvoir
symbolique et politique de l’empire français28 se trouve concentré. C’est grâce
au danseur camerounais, Eyoum Moudio, homme de réseau29 connu du tout-
Paris, que Alioune Diop peut mobiliser les agents les plus en vue pour l’aider à
créer sa propre revue.
Dans ce contexte de l’après-guerre, comme l’a souligné en particulier
Boschetti, naissent également d’autres revues concurrentes des Temps modernes.
Peu d’entre elles ont survécu à cause de la concentration sans précédent, autour
des Temps modernes, d’un « capital intellectuel en la personne de son
directeur30 » et du fait aussi que la rédaction regroupait les représentants des
différentes formes de légitimité reconnues à l’époque. Sans aucun doute, la
revue « constitue un pôle irrésistible pour les intellectuels “libres”, non liés à une
orthodoxie31 ». C’est cette liberté qui permet à Sartre de faire partie du comité de
patronage de Présence Africaine aux côtés de Mounier, directeur d’Esprit,
d’Albert Camus, de Michel Leiris, etc. L’autre pôle dans le champ des revues,
bien que proche des Temps modernes, ne participe pas à Présence Africaine. Il
comprend les rédacteurs de Critique de Georges Bataille – Blanchot,
Klossowski, Koyré et Kojève –, ainsi que des représentants de la philosophie
universitaire comme Vuillemin, Lévinas, Jankélévitch, et Jean Wahl qui, plus
tard, dirigera le mémoire de maîtrise d’Édouard Glissant.
Pour la jeune revue, c’est la voie de l’équilibre que son directeur, Alioune
Diop, homme consensuel et catholique, recherche dans le champ intellectuel
parisien. Pour ce faire, il redéfinit l’espace des possibles pour les écrivains des
années cinquante. On peut en avoir un aperçu, notamment, dans l’examen de
l’origine de certains membres du comité de patronage. Ils viennent de deux
groupes concurrentiels dans les années quarante – les tenants de l’art pour l’art,
les défenseurs du moralisme patriotique, que Sartre a renvoyés dos à dos non

211
sans s’aliéner les deux camps32, et enfin des agents intermédiaires –, dont le
dénominateur commun est d’être des intellectuels « libres ».
Présence Africaine essaie de tenir l’équilibre entre les différentes tendances
des revues métropolitaines : elle rassemble les tenants de la littérature pure
(André Gide), en perte de vitesse, des universitaires africanistes (Rivet33,
Théodore Monod), la mouvance chrétienne et plus spécialement celle d’Esprit
(Emmanuel Mounier, le père Maydieu34, Léopold Sédar Senghor), le courant
représenté par Les Temps modernes (Sartre, Michel Leiris35, Albert Camus,
Aimé Césaire) et les écrivains afro-américains (Richard Wright), et aofiens (Paul
Hazoumé) ainsi que les Afro-Antillais (Aimé Césaire et Léopold Sédar
Senghor). Synthèse qui permet à Alioune Diop de faire bénéficier Présence
Africaine de la légitimité de ses agents consacrés, puisque la plupart des
membres du comité de patronage occupent des positions importantes dans le
champ intellectuel parisien : par exemple certains font partie du Comité national
des écrivains, d’institutions prestigieuses comme le musée du Trocadéro, etc.
Ces agents parisiens, Sartre en tête, peuvent en retour bénéficier du prestige de la
lutte pour la reconnaissance des peuples outre-mériens36, et ainsi ne pas manquer
le sens de l’histoire qui vise à la défense des dominés et de la spécificité de leur
identité dite « nègre ».

Alioune Diop et la double absence : retour sur « l’identité nègre »

La majorité du comité de patronage37 fait partie des milieux parisiens et parmi
eux Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor qui, depuis deux ans, sont élus
députés à l’Assemblée nationale. Leur seule présence dans le comité de
rédaction aux côtés des Métropolitains les plus légitimés dans le champ littéraire
parisien (Gide, Sartre, Mounier, Camus, Leiris, etc.) laisse penser qu’Alioune
Diop les considère déjà comme des auteurs importants, du moins dans le
microcosme afro-antillais. À ce sujet, la revue publie un extrait d’un poème de
Senghor, « Chants de l’initié » clairement dédié à son fidèle ami Alioune Diop.
Il en sera ainsi régulièrement lorsque Senghor publiera d’autres poèmes,
notamment le poème « Congo38 », dans cette même revue. Un autre élément est
la note de lecture d’un certain G. B. à propos de la reparution du Cahier d’un
retour au pays natal d’Aimé Césaire, avec la préface fameuse d’André Breton
sur laquelle insiste le compte rendu :

212
Dans l’édition récente faite par Bordas : Le Cahier du Retour est précédé d’une consécration de
Breton, déjà parue dans un des premiers numéros de Fontaine [...]. Le titre : « un grand poète noir ».
La dignité de « grand poète » n’est accordée que difficilement par le maître du surréalisme ; il faut des
garanties sérieuses39.

Leur coprésence dans la revue, alors que tout semble différencier ces deux
agents sur le plan idéologique et littéraire, vise à une sorte de compromis entre
les différentes tendances parisiennes. Pour ce faire, Diop souligne la non-
appartenance de la revue à quelque école particulière de pensée, ce qui fédère
l’ensemble des Afro-Antillais autour de l’insertion de l’Afrique dans le monde
moderne (qui devient le credo du jeune Eza Boto, futur Mongo Beti).
Cette revue ne se place sous l’obédience d’aucune idéologie philosophique ou politique.

Elle veut s’ouvrir à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté (blancs, jaunes ou noirs),
susceptibles de nous aider à définir l’originalité africaine et de hâter son insertion dans le monde
moderne40.

Les contributeurs favorables à ce projet d’insertion de l’Afrique dans la


modernité auront tout le loisir de s’exprimer dans les trois parties prévues à cet
effet : une consacrée aux études africanistes, une autre aux productions de ce
qu’Alioune Diop appelle le « monde noir » et une troisième réservée
particulièrement aux textes d’Africains, « la plus importante41 » à ses yeux.
L’objectif est de toucher la jeunesse d’Afrique. « En fondant cet organe, dit-il,
nous avons songé d’abord et nous nous adressons principalement à la jeunesse
d’Afrique. Elle manque d’aliment intellectuel. Peu d’échos lui parviennent de la
vie de l’esprit en Europe42 ». L’autre objectif est de redéfinir « l’identité nègre »
en privilégiant le métissage culturel. Selon Diop, ce qui fait la modernité
africaine c’est cette nécessité d’insertion dans la modernité contemporaine
compte tenu de la transformation identitaire des agents afro-antillais.
Ni blancs, ni jaunes, ni noirs, incapables de revenir entièrement à nos traditions d’origine ou de nous
assimiler à l’Europe, nous avions le sentiment de constituer une race nouvelle, mentalement métissée,
mais qui ne s’était pas fait connaître dans son originalité et n’avait guère pris conscience de celle-ci43.

Et il poursuit en précisant les raisons de ce déracinement : « Des déracinés ?


Nous en étions dans la mesure précisément où nous n’avions pas encore pensé
notre position dans le monde et nous nous abandonnions entre deux sociétés,
sans signification reconnue dans l’une ou dans l’autre, étrangers à l’une comme

213
à l’autre44 ». Autrement dit, Alioune Diop ressent bien ce que Sayad a appelé la
double absence. Corrélativement se pose la question de savoir comment
s’accommoder « de n’être présent que partiellement et, par suite, d’être, d’une
certaine manière, absent (moralement) là où on est présent physiquement45 ? »
Telle est la contradiction apparente face à laquelle se trouvent Présence
Africaine et Alioune Diop et, par extension, l’ensemble des agents afro-antillais
en tant qu’écrivains dans le monde des lettres parisiennes. À cette première
contradiction vient s’ajouter une autre que Sayad relève entre, d’une part, un
ordre communautaire de la société d’origine et, d’autre part, un ordre plutôt
« individualiste » qui se forme dans l’immigration46.
Cette double absence correspond à une double stratégie d’intégration du
champ intellectuel parisien en ce qu’elle tente à la fois de séduire Paris – en
insistant sur le déracinement comme marque de différence – et de dominer le
monde afro-antillais en en délimitant le limes. Autrement dit, il s’agit, pour
Présence Africaine, de comprendre le rapport à l’Afrique dans la lignée des
agents littéraires afro-antillais précédents, mais en y ajoutant la préoccupation
sartrienne de l’engagement, ce qu’il appelle de façon euphémique un « souci
éthique » qui lui permet en revanche de surmonter cette contradiction.
Engagement puisque, souvenons-nous, pour Sartre, penser est déjà agir. C’est
ainsi que nous pouvons lire la suite du propos d’Alioune Diop : « Un tel état ne
peut être toléré que si l’on s’est radicalement débarrassé du souci éthique. C’est
parce que nous refusons de renoncer à la pensée que nous croyons à l’utilité de
cette revue47 ». Ajoutons un autre élément sartrien : ce souci éthique rapproche
Présence Africaine du mot d’ordre prohumaniste car, si pour Sartre,
« l’existentialisme est un humanisme », pour Diop, il y a toujours lieu d’appuyer
sa foi « inébranlable en l’homme48 ».
Pour Présence Africaine, il s’agit de ratisser large comme La Revue du monde
noir, mais à la différence près qu’Alioune Diop tente de faire coexister au sein
d’un même organe un ensemble d’intérêts différents. Il s’y prend en repartant de
la problématique de « l’identité nègre », qu’il qualifie de « métisse » et qu’il lie à
la « modernité », toujours en référence au modèle sartrien et aux revues
métropolitaines dont le parti pris est « de ne laisser échapper aucune des
questions vitales, aucune réalité significative de leur temps (le titre des Temps
modernes est emblématique)49 ».
Grâce à cette volonté de demeurer au plus près de l’actualité, Alioune Diop
peut rejoindre la notion sartrienne de l’engagement qui devient un espace des

214
possibles pour les écrivains afro-antillais. C’est ainsi que l’on peut comprendre
aussi la lecture que fait Sartre lui-même de la jeune revue à laquelle il
recommande de traiter simplement de la vérité concernant les Africains, dont,
par ailleurs, on ne parlerait pratiquement pas.
Je souhaite que Présence Africaine nous peigne un tableau impartial de la condition des noirs au
Congo et au Sénégal. Point n’est besoin d’y mettre de la colère ou de la révolte : la vérité seulement.
Cela suffira pour que nous recevions au visage le souffle torride de l’Afrique, l’odeur aigre de
l’oppression et de la misère50.

C’est sur le traitement de « cette vérité » que Gide rejoint Sartre y ajoutant
également l’utilité d’une « présence africaine » davantage affirmée dans Paris. Il
insiste sur la nécessité de consacrer du temps à écouter l’Afrique après
l’exploitation, la condescendance et la pitié qu’on lui aurait témoigné jusque-là.
Selon lui, l’heure est à la compréhension, car l’Afrique a beaucoup de choses à
apprendre au « Blanc ». Bien entendu, il s’agit de l’art (musique et arts
plastiques), véhicule de « l’expression nègre », malgré l’usage de la langue
française qui pourrait dénaturer l’authenticité de l’émotion nègre.
Il importe dès lors de l’aider à prendre cette conscience de soi et cette confiance en soi qui lui
manquent encore ; cette assurance dans l’affirmation de ses vertus les plus spécifiques, sans souci de
notre approbation. Et je gage que c’est alors qu’il sera le mieux écouté. Ce que je lui souhaite, c’est un
Whitman51.

Gide invoque la figure d’un des piliers des lettres nord-américaines, Walt
Whitman (1819-1892) qui fait partie de son monde proximal. Il fait appel à cette
figure d’abord pour faire un jeu de mot douteux mais qui en dit long sur l’idée
qu’il se fait de la répartition raciale des groupes humains, ensuite parce qu’elle
incarnerait la « conscience de soi » à travers l’acceptation de sa différence
(l’homosexualité pour Whitman) : les Afro-Antillais devraient prendre
conscience d’eux-mêmes en se recherchant dans leur propre production littéraire,
à l’instar de Whitman, voilà ce que Gide semble nous laisser entendre.
En bref, Présence Africaine apparaît dans le champ littéraire parisien en
bénéficiant non seulement du réseau intellectuel de certains agents (Camus,
Sartre, Senghor, Césaire, Alioune Diop, etc.) et surtout du prestige d’Aimé
Césaire et de Léopold Sédar Senghor, mais aussi de l’accumulation du capital
symbolique du champ afro-antillais en construction depuis les années trente et de
l’augmentation sensible de la dotation scolaire des nouveaux agents arrivés à la

215
fin des années quarante (parmi lesquels Édouard Glissant et Mongo Beti), suite à
la réforme de l’enseignement instituée avec l’Union française.

1 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 558.


2 Ibid., p. 564.
3 Idem.
4 Ibid., p. 561-562.
5 Annie Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », (1985) 1999, p. 430.
6 Anna Boschetti, Sartre..., op. cit., p. 135. Senghor et Césaire font partie de la classe dominante du point
de vue outre-mérien, mais de la classe dominée du point de vue métropolitain du fait de leur statut de
colonisé.
7 Ibid., p. 139.
8 Ibid., p. 140.
9 Ibid., p. 145.
10 Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1996,
p. 22.
11 Ibid., p. 23.
12 Pour Gabriel Marcel, Mounier et Maritain, l’engagement manifeste une fidélité à soi-même en
insistant bien sur la personne. Et la réalisation de soi amène nécessairement à l’action et à la participation.
L’engagement demeure effectivement le point de rencontre de l’individu et du collectif, la personne traduit
en acte le choix effectué pour elle et pour autrui.
13 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, op. cit., p. 26.
14 Idem.
15 Ibid., p. 29.
16 Ibid., p. 31.
17 Ibid., p. 31-32.
18 Anna Boschetti, Sartre..., op. cit., p. 144.
19 Benoît Denis, Littérature et engagement..., op. cit., p. 46.
20 Ibid., p. 177.
21 Ibid., p. 176.
22 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 592.
23 Idem.
24 Ibid., p. 598-599.
25 Frédéric Grah Mel, Alioune Diop, le bâtisseur inconnu du monde noir, Abidjan/ Paris, Presses
universitaires de Côte d’Ivoire/ACCT, 1995, p. 43.
26 Ibid., p. 47.
27 Copie de la Société européenne de Culture dont Alioune Diop était le seul membre originaire
d’Afrique, la SAC est un nouvel organe à côté de Présence Africaine. Cet organe vise aussi à la défense et à
l’illustration des cultures des peuples d’Afrique subsaharienne. Son premier président fut le Dr Jean Price-
Mars. C’est la SAC qui organisera à Rome le IIe Congrès des écrivains et artistes noirs.
28 Bernard Mouralis, « Présence Africaine : Geography of an “Ideology” », dans Valentin-Yves
Mudimbe (dir.), The Surreptitious Speech. Présence Africaine and the politics of otherness 1947-1987,
Chicago and London, The University of Chicago Press, 1992, p. 4.
29 Frédéric Grah Mel, Alioune Diop..., op. cit., p. 74.

216
30 Anna Boschetti, Sartre..., op. cit., p. 187.
31 Idem.
32 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 624-625.
33 Ancien membre de la Résistance, Paul Rivet (1876-1958) est un homme de science d’obédience
socialiste. Il occupe une chaire d’anthropologie au Muséum d’histoire naturelle depuis 1928. Il est aussi
directeur du musée d’Ethnographie du Trocadéro dont il fut l’un des concepteurs. En 1949, il sera exclu du
Parti socialiste pour divergence de vue sur la question indochinoise et malgache. Concernant l’avenir des
colonies, il se montre favorable à une émancipation graduelle des peuples d’outre-mer.
34 Jean-Augustin Maydieu (1900-1955) vient de la bourgeoise bordelaise. Au départ, il collaborait avec
Mauras, avant de s’en séparer pour rejoindre la revue dominicaine et antimaurassienne La Vie intellectuelle.
Également ancien de la Résistance, il est un des fondateurs des Lettres françaises (1941) et du Comité
national des écrivains. Il est proche d’Esprit et des chrétiens progressistes.
35 Michel Leiris (1901-1990) est membre du CNE et l’un des directeurs des Temps modernes. Il a
voyagé en Afrique notamment avec la mission Dakar-Djibouti en 1931 et 1933.
36 Nous forgeons ce caractérisant à partir d’outre-mer, que nous pouvons comprendre comme « relatif à
l’outre-mer ».
37 André Gide, Aimé Césaire, Paul Rivet, Jean-Paul Sartre, Léopold Sédar Senghor, Théodore Monod,
Le père Maydieu, Michel Leiris, Albert Camus, Paul Hazoumé, Aimé Césaire, Emmanuel Mounier,
Direction de la « Revue internationale », Richard Wright.
38 Léopold Sédar Senghor, « Congo », Présence Africaine 4, 1948, p. 625-626.
39 G. B., « Cahier d’un retour au pays natal par Aimé Césaire », Présence Africaine 1, 1947, p. 177.
40 Alioune Diop, « Niam n’goura ou les raisons d’être de Présence Africaine », ibid., p. 7.
41 Idem.
42 Ibid., p. 8.
43 Idem.
44 Idem.
45 Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré,
préface de Pierre Bourdieu, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1999, p. 420-421.
46 Ibid., p. 421.
47 Alioune Diop, « Niam n’gouram... », op. cit., p. 8.
48 Ibid., p. 9.
49 Anna Boschetti, Sartre..., op. cit., p. 195.
50 Jean-Paul Sartre, « Présence noire », Présence Africaine 1, 1947, p. 29.
51 André Gide, « Avant-propos », Présence Africaine, op. cit., p. 6.

217

6

Senghor nomothète

À la Libération, Senghor réintègre ses fonctions d’enseignant. En même
temps, il prépare une thèse de doctorat en linguistique africaine, ce qui lui vaut
d’obtenir une bourse du CNRS pour aller au Sénégal y étudier la poésie sérère ;
c’est là-bas qu’il se lance dans la politique et se fait élire député du Sénégal.
Cette activité politique augmente son prestige littéraire que vient confirmer la
publication en 1948 de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de
langue française préfacée par Jean-Paul Sartre. En 1944, Delavignette le recrute
comme professeur à l’École nationale de la France d’Outre-Mer (ENFOM)1 où il
enseigne jusqu’en 1954 dans le contexte de l’Union française instituée par la
Constitution du 27 octobre 19462.


Assimiler Sartre, « non être assimilé » par Sartre

Dans ce contexte de domination du nomos sartrien axé sur l’engagement,
ignorer ce dernier c’est rester en retrait face à une telle hégémonie. Le problème
de Senghor consistera à partir du nomos sartrien pour ne pas rester à la marge. Il
tente de le concilier avec la problématique de « l’identité nègre » reformulée par
la conjoncture littéraire et politique de la fin des années quarante et du début des
années cinquante. Cela revient à assimiler Sartre sans en dépendre, c’est-à-dire à
trouver une voie médiane entre l’assimilation des normes du centre et
l’affirmation de la spécificité dite « nègre ». Or dans le passé, Senghor voyait en
René Maran l’exemple vivant de cette synthèse que lui-même tente d’effectuer
en l’instituant en nouveau nomos. Il réajuste ce nomos à la nouvelle
configuration politique et sociale, d’autant plus que, dans le climat de
restructuration du champ politique et littéraire métropolitain, peu d’Afro-
Antillais détiennent une production reconnue dans ces années d’après-guerre.
Comme Sartre, Senghor tire bénéfice en quelque sorte d’un certain vide

218
littéraire. Il acquiert un certain capital symbolique dans les milieux afro-antillais
(il parraine Présence Africaine), fort de ses deux recueils Chants d’ombre (1945)
et Hosties noires (1948) qui explorent le rapport à l’Afrique en utilisant toujours
des schèmes régulateurs de l’expérience.
Sa position littéraire dans la deuxième moitié des années quarante consiste
donc à prendre en considération la problématique en vigueur dans le champ
littéraire parisien pour s’y maintenir. C’est ce qu’il effectue en axant son nomos
sur le méridien du Paris littéraire dominé par Sartre. Celui-ci, rappelons-nous, a
jeté, dans L’Existentialisme est un humanisme, les bases philosophiques de la
notion de liberté et d’engagement que Senghor reprend à son tour en fonction de
la spécificité de sa stratégie littéraire. Par exemple, dans les années soixante, il
intitulera Liberté ses essais qui rassemblent ses articles écrits durant ces années
trente et cinquante – le titre du premier tome, Négritude et humanisme, rappelle
lui aussi le modèle sartrien –. Il estime qu’ils ont pour thème la quête de la
liberté :
C’est que les écrits ici réunis ont pour thème général la conquête de la Liberté, comme recouvrement
et affirmation, défense et illustration de la personnalité collective des peuples noirs : de la Négritude.
L’Indépendance nationale ne saurait avoir un autre sens3.

Dans ce contexte de l’engagement des écrivains parisiens dans le débat avec le


marxisme, Senghor accepte de se présenter sur la liste du maire au collège des
« évolués » auxquels le droit de vote est désormais accessible. Il y participe en
tant qu’ancien de la Ligue d’action universitaire républicaine et socialiste
(LAURS) – dans laquelle il a fait la connaissance d’Edgar Faure et de Pierre
Mendès France –, après un voyage au Sénégal où il a retrouvé le maire de Dakar,
Lamine Guèye, avocat et membre de la SFIO. Élu à l’Assemblée nationale,
comme son compagnon Aimé Césaire et bien d’autres (Félix Houphouët-
Boigny...), il mène une réflexion sur l’engagement politique et littéraire en
s’inspirant de Sartre. C’est sur cette base que nous pouvons dégager le lieu à
partir duquel il devise de la politique et de la littérature.

L’ambivalence d’une double appartenance : « Assimiler la France, non être
assimilé »

La position senghorienne, dans un premier temps, vise à critiquer le système
colonial (son racisme) dans le cadre du respect des institutions de l’Union

219
française. Il cultive alors l’ambivalence dans son rapport à la Métropole. En
effet, il défend l’idée d’une fédération franco-africaine, étape intermédiaire avant
l’autonomie. Ainsi, il laisse d’abord penser que, si le système colonial ne
s’humanisait pas davantage, il pourrait défendre, dans un avenir proche, l’idée de
l’indépendance, comme il l’affirme dans un entretien de 1946 :
[...] j’espère que les Français métropolitains, maintenant qu’ils ont connu les tourments de
l’occupation et des mesures racistes, comprendront mieux l’iniquité de leur système colonial, système
d’occupation fondé sur les droits du conquérant et impliquant un sentiment de supériorité raciale. Le
régime de l’indigénat établit des lois d’exception. Par exemple, chez nous, l’indigène est tenu de
« racheter sa tête » par un impôt. Tout cela doit disparaître4.

Autrement, le maintien de l’indigénat et l’absence d’évolution du système


colonial (le « régime d’occupation ») vers plus d’égalité justifierait, pour
Senghor, la conquête de la liberté par la force : « Je voudrais conclure en
assurant les Blancs de notre volonté inébranlable de gagner notre indépendance
et qu’il serait aussi sot que dangereux pour eux de vouloir faire marche arrière.
Nous sommes prêts, s’il le fallait en dernier recours, à conquérir la liberté par
tous les moyens, fussent-ils violents5 ». Mais, dit Senghor, il s’agit bien d’un
dernier recours. La marche vers l’indépendance doit passer par l’assimilation des
techniques modernes dans le cadre de l’Union française :
[...] en attendant une indépendance complète, nous préconisons la solution d’une fédération dans le
cadre de l’Union française, réalisable dès à présent. Cela nous permettrait d’assimiler rapidement
certaines techniques modernes et de préparer les cadres qu’exigera l’établissement d’une autonomie à
quoi nous sommes sûrs d’accéder6.

L’assimilation est surtout celle de la technique attribuée à l’Europe, et de


l’humanité attribuée à l’Afrique, selon la perception senghorienne exprimée à
l’Assemblée nationale en 1946.
Il est question, pour la métropole, de féconder ses terres au moyen des alluvions d’humanité que
nous lui apportons, et, pour nous, de nous servir de cet esprit de technique qui fait la grandeur de
l’Europe, et de la France en particulier, pour mettre en valeur nos richesses.
Il est question d’assimilation active de part et d’autre.
C’est pourquoi, encore une fois, je crois qu’il faut transcender la fausse antinomie assimilation-
association7.

Ce dépassement s’opère par une intégration mutuelle dans une fédération où


la France apporterait la fraternité et la technique européenne à l’Afrique, afin que

220
la seconde puisse s’émanciper. C’est ainsi qu’il justifie l’existence de l’Union
française.
Je voudrais [...] exposer ce que la France peut et doit nous apporter.
Il s’agit, en somme, d’une part d’allumer chez les peuples d’outre-mer cette flamme d’active
fraternité que l’on trouve dans le socialisme « révolutionnaire », d’autre part, d’inculquer cet esprit
d’organisation pratique qui a créé la technique européenne8.

Senghor développait davantage cette idée dans son article de 1945, « Vue sur
l’Afrique noire ou assimiler, non être assimilés ». Il y parlait de la fidélité du
colonisé à la France, alors même qu’il savait la République défaite en 1940. Or
malgré cette fidélité, l’administration locale a blessé le colonisé dans sa dignité.
Cependant, dit Senghor, le colonisé pouvait distinguer l’esprit de la Métropole
de l’administration locale. Ainsi, l’Afrique est restée fidèle à la « nation
défaite9 ».
La colonisation ne peut être justifiée par ses bienfaits : ce serait prendre le
résultat pour le but. La France devrait protéger ses intérêts en les conciliant avec
ceux des autochtones. Toujours selon Senghor, la colonisation, en plus d’être un
fait historique, conduit à un contact entre deux civilisations ; il s’agit de voir
comment le problème a été traité dans le passé. Les théoriciens de la colonisation
se partagent entre les partisans de l’assimilation et ceux de l’association. Après
avoir donné une perspective historique de ces deux courants, Senghor prend
position contre l’assimilation dont le risque, selon lui, serait de faire des
Africains de simples récepteurs de culture. Mais il rejette en même temps les
anti-assimilationnistes :
Car, s’il n’est pas tout à fait exact qu’une civilisation puisse assimiler un peuple donné – encore
faut-il retenir, de la définition, qu’assimiler n’est pas identifier, « rendre identique » –, par contre ce
même peuple peut assimiler cette civilisation. [...] Certes, nous, Négro-africains, sommes contre cette
fausse assimilation, qui n’est qu’identification. Mais nous n’en sommes pas moins défiants à l’égard
du courant anti-assimilationniste10.

Dans le souci d’éviter une confrontation directe avec son allié objectif qu’est
Aimé Césaire, il dissocie les deux notions « identifier » et « assimiler ». Il est
contre l’identification comme Césaire, mais il n’indique pas ce qu’est
« assimiler ». Il cultive ainsi l’ambivalence. Comme il le fit dans le journal
L’Étudiant noir, Senghor propose de dépasser l’antinomie, qu’il qualifie de
« fausse », entre assimilation et association : « Il faut transcender la fausse
antinomie “association ou assimilation” et dire “assimilation et association”11 ».

221
Il souligne plus loin l’importance de l’interpénétration des deux cultures, et la
nécessité, selon lui, d’une fécondation mutuelle, condition ultime pour la
persistance « d’un Empire français ». Telle est la définition de l’assimilation que
nous reconstituons à partir de son propos.
Il n’est pas question pour la Métropole, d’adopter les coutumes et les institutions indigènes. Elle
doit, néanmoins, en comprendre l’esprit : et peut-être [...] en pourra-t-elle tirer profit [...]. Il est surtout
question, pour la Colonie, de s’assimiler l’esprit de la civilisation française. Il s’agit d’une assimilation
active et judicieuse, qui féconde les civilisations autochtones et les fasse sortir de leur stagnation ou
renaître de leur décadence. Il s’agit d’une assimilation qui permette l’association. Ce n’est qu’à cette
seule condition qu’il y aura « un idéal commun » et « une commune raison de vivre », à cette seule
condition un Empire français12.

Dans cet après-guerre, son discours politique préconise le fédéralisme et un


certain socialisme modelé sur son nomos de la négritude. Au lieu d’un choix
entre association et assimilation, il prône les deux à la fois sans pour autant
parvenir à les théoriser comme un Aimé Césaire. La stratégie politique de
Senghor demeure ambivalente dans son orientation politique et littéraire, ce qui
lui permet surtout de n’être en conflit ouvert avec aucun courant, puisqu’il
adopte une posture nuancée, tout en intégrant toutes les objections. Ainsi, il
défend le fédéralisme à un moment où les idées d’indépendance sont encore
minoritaires en Métropole. On voit l’ambivalence de sa position qui, au départ,
préconise la fin de l’iniquité du système colonial sous peine de son
effondrement. Association et assimilation seraient alors le remède politique et
culturel à la persistance de l’empire français, grâce à la fédération franco-
africaine. Le caractère idéologique d’une telle entité devrait être le socialisme.
Or Senghor est catholique, et tente de concilier sa perception, certes étrange, du
marxisme, avec un catholicisme remodelé à sa perception de l’Afrique. Il parlera
alors de « socialisme africain ». Lorsque la conjoncture politique évolue, il se
repositionne en soutenant ouvertement l’idée que l’expérience de la
Communauté est une étape vers l’indépendance, alors qu’auparavant l’Union
française – ancêtre de la Communauté – devait permettre de faire subsister
l’empire français par la fécondation mutuelle13.
Dans certains de ses articles, ces préférences institutionnelles se manifestent à
partir de l’évolution du statut des colonies africaines. Par exemple, dans « La
décolonisation, condition de la communauté franco-africaine14 », il préconise
contre Léo Hamon, avocat du nationalisme « français » selon ses propres termes,
une Communauté franco-africaine (CFA) centrée sur un modèle confédéral,

222
idéal qu’il défend aussi dans un autre article intitulé « Indépendance nominale et
confédération15 ». La confédération revient à un respect réciproque des
personnalités française et africaine contre l’esprit d’assimilation de la gauche
métropolitaine (version Hamon) que Senghor a quittée discrètement, alors
qu’Aimé Césaire l’a fait avec plus de fracas. Selon Senghor, la fidélité de la
gauche à un certain esprit assimilationniste ne peut que le décevoir. Elle devrait
y renoncer et renouer avec l’esprit de la Révolution pacifique. Se faisant
africaine avec les Africains pour créer la CFA, elle a, d’après Senghor qui est
apparenté socialiste, un devoir de décolonisation.
Or, nous avons déjà fait allusion au fait qu’il est catholique et qu’il tente de
concilier catholicisme et marxisme. À l’instar de Sartre qui mène un débat avec
le marxisme, Senghor s’engage à son tour, mais en partant de sa spécificité afro-
antillaise. Sa proximité avec Esprit de Mounier, qu’a bien vue Fonkoua16,
l’ouvre à la philosophie personnaliste, et le rapproche des cercles de la
« démocratie chrétienne ». Ces derniers lui octroient la légitimité pour établir,
parallèlement à plusieurs philosophes personnalistes, une voie médiane entre le
marxisme et le catholicisme, par la reprise des conclusions proposées par Robert
Aron dans l’ouvrage Marx et le marxisme (1948). Il peut alors édifier une
approche personnaliste du socialisme dans son Afrique. De ce point de vue, l’on
comprend mieux sa position sur le socialisme. Selon Senghor, le socialisme ne
se limite pas à des slogans ; il est – il reprend là l’injonction de Marx et le
marxisme et reste toujours fidèle à son credo d’assimiler sans être assimilé – un
retour aux sources, un effort pour repenser les textes de base à la lumière de la
réalité négro-africaine. La religion y est-elle proscrite ? Selon lui, la religion fait
partie des valeurs culturelles négro-africaines. Ces dernières sont-elles
compatibles avec le marxisme ? Senghor répond n’être pas marxiste, si le
marxisme correspond à une métaphysique athée, mais être socialiste – dans la
tradition de Engels, Marx, des Utopistes et de leurs successeurs – au sens large
pour en retenir la méthode et les idées. Ainsi il s’écarte du marxiste Aimé
Césaire.
Poursuivant sa relecture de Marx, Senghor insiste sur l’idée que Marx et
Engels ont révolutionné la pensée politique et économique du XIXe siècle. Marx
est bien l’un des fondateurs de la sociologie moderne, étant donné que son
intérêt principal se porte sur le rapport entre les hommes, les choses, et les autres
hommes. Ce rapport se base sur l’aliénation, qui passe par la théorie de la

223
valeur – la valeur d’usage et la valeur d’échange – et du capital. Or, d’après
Senghor, l’économie de Marx n’est pas scientifique, si la science est
connaissance exacte et formulation des faits économiques en lois chiffrées.
Scientifique, elle l’est uniquement si la science est compréhension du réel, c’est-
à-dire si elle décrypte les ressorts qui sous-tendent les faits économiques. En
conséquence, il ne faudrait pas chercher chez Marx un exposé de lois
économiques : la réalité économique depuis Marx a profondément changé.
L’auteur du Capital aurait simplifié la lutte des classes en accordant trop
d’importance au déterminisme des choses au détriment de la liberté des hommes
et au détriment du pouvoir d’organisation de l’État capitaliste. Par exemple,
l’instauration d’une fiscalité « plus juste » aurait pu confisquer une grande part
de la plus-value, ce qui aurait permis la création d’une sécurité sociale.
De plus, Marx aurait eu une confiance aveugle en la conscience et en la
générosité prolétarienne. De nos jours, on voit le prolétariat européen et le
prolétariat colonisé s’opposer : si le niveau de vie du premier est plus élevé, c’est
au détriment de celui du second. Le Négro-Africain devrait y réfléchir lorsqu’il
s’inspire du socialisme, lance Senghor.
Par ailleurs, il considère que la pensée de Marx est profondément
philosophique, même si ce dernier s’en défendait ; elle est un dépassement de la
vision factuelle des choses par une vision « en profondeur des exigences
humaines ». Il s’agit « d’un nouvel humanisme, nouveau parce qu’incarné17 ».
La philosophie de l’humanisme est donc plus qu’une science économique : elle
est un humanisme parce que, pour Marx, l’homme primitif se trouve encore
proche de l’animal. Son travail est d’assimiler la nature. À mesure qu’il agit sur
la nature, il s’humanise en agissant sur sa propre nature – on passe de l’homo
faber à l’homo sapiens, ce qui introduit dans le travail la conscience et la liberté,
grâce notamment au sentiment artistique. En outre, dans son œuvre, Marx
exprime la dignité de l’homme sans avoir recours à la métaphysique, à la
religion, à la philosophie ou à la morale. Mais l’utilisation qu’il fait d’un lexique
d’indignation masquerait une éthique. Sans oublier la présence, dans Le Capital,
d’une tendance objective et d’une tendance subjective, la première réfutant la
deuxième. L’athéisme de Marx résulte de cette tendance subjective non
nécessaire à la « part positive de [son] œuvre ». Il s’explique par son milieu
familial, en ce qu’il constitue une réaction contre les déviations des chrétientés
historiques. Cette distinction habile permet à Senghor d’introduire son

224
catholicisme sans revendiquer son appartenance réelle à ce que l’on pourrait
appeler la « démocratie chrétienne ».
Après avoir parlé de la théorie de la connaissance (gnoséologie) de Marx, au
centre de laquelle se trouverait la matière dont les qualités sont définies et
découvertes progressivement par les sciences, Senghor aborde le mouvement
dialectique marxien qui va à l’encontre de la logique statique, tout en se
différenciant du mouvement dialectique de Hegel. C’est que pour lui, connaître,
c’est d’une part saisir la vérité ou s’approprier la matière en détail ainsi que la
réalité issue de la confrontation du sujet et de l’objet et, d’autre part, être
tributaire de la pratique. De la sorte, l’écrivain afro-antillais fait de cette
dialectique matérialiste un cadre qui permet de réfléchir et de connaître, une
confrontation entre le sujet et l’objet, une appréhension de l’objet par un sujet
actif dans son contexte spatio-temporel et dynamique dans ses relations avec la
réalité du monde.
Plus Marx évolue dans son œuvre, note Senghor, plus il adopte des positions
éloignées de la dialectique. Il s’appuierait de moins en moins sur la pratique au
point de refuser ainsi d’interpréter le monde pour le modifier. Il opterait pour un
déterminisme rigoureux, ce qui revient à opter pour une autre métaphysique,
apparentée à une religion : Marx emprunterait les concepts d’aliénation et de
justice sociale aux Pères de l’Église et aux théologiens du Moyen-Âge, d’où la
présence de prophéties dans certaines de ses œuvres. Senghor s’arrête ensuite sur
Pierre Teilhard de Chardin dont il approche la philosophie en plusieurs étapes :
la méthode, la méthode appliquée à l’homme, la matière, la dimension de la
composition de la matière, l’homme, la complexité, l’énergie, la vie et la liberté.
Ensuite, Senghor aborde la question de l’évolution, mais sans insister davantage,
alors que celle-ci est centrale dans la philosophie du père jésuite, comme le fait
remarquer Jules Carles18. L’auteur de Chants d’ombre met plutôt l’accent sur la
notion de « Matière » qui correspondrait à un phénomène de « corpusculisation »
allant dans deux directions opposées : (1) vers l’Immense sous l’action de la
gravité qui entraîne l’agrégation de la matière en spirales (galaxies) puis en
sphères (étoiles/ planètes) ; (2) vers l’Infime sous l’action d’une autre gravité qui
entraîne le centrage de la matière en s’individualisant. La complexité de la
Matière permet à Senghor de l’articuler avec la notion d’« Esprit », et montre les
difficultés supposées de Marx (ou du socialisme scientifique) et les solutions
possibles que Teilhard de Chardin y apporterait. Le père jésuite aurait repris ce
problème en engageant un dialogue avec Marx. Il part des concepts d’énergie

225
tangentielle (énergie matérielle et mesurable des physiciens) et d’énergie radiale
ou psychique. Ensuite, il renverse le matérialisme dialectique en subordonnant
l’énergie physique à l’énergie psychique, ce qui consiste à voir l’esprit dégagé
de la matière. Pour Senghor, l’esprit introduit la liberté au cœur de la matière
sans rejeter la dialectique. À partir de là, la foi peut être, selon lui, conservée.
À partir de l’apport positif de Marx dans sa pensée – la philosophie de
l’humanisme, la théorie économique et la méthode dialectique –, Senghor
propose de concrétiser tout cela en Afrique au moyen du syndicalisme et de la
planification, du fédéralisme, de la mutualité et de la coopération. De plus, il dit
n’être pas communiste, car il se soucie de la dignité humaine, de l’exigence de
liberté et des collectivités, notions présentes dans la pensée marxienne, mais
absentes dans le communisme et ses déviations, comme, par exemple, le
stalinisme... Pourtant, il refuse le capitalisme libéral et la libre entreprise. Il opte
pour une voie moyenne, c’est-à-dire un socialisme démocratique qui intègre les
valeurs spirituelles – dans la lignée des socialistes français, de Saint-Simon à
Blum. Cela répond aux exigences de « l’âme » négro-africaine et de l’homme en
général. Il fait observer encore que certains intellectuels, comme Henri Lefebvre
dans La Somme et le reste, Fougeyrollas dans Le Marxisme en question et Edgar
Morin dans Autocritique ont manifesté leur déception à l’égard du marxisme,
parce que le PCF a justement ignoré l’individu au profit de la collectivité et que
Marx a ignoré l’importance de la nation (indépendance) et de la révolution des
Négro-Africains.

Négritude et relecture du fonds littéraire parisien

À cette position politique d’une synthèse du socialisme et du catholicisme,
dans le cadre d’une fédération de l’Afrique et de la France, correspond une
position littéraire fondée sur une réévaluation de la norme en vigueur dans le
champ littéraire parisien. Senghor la reconsidère à la lumière de sa perception de
la spécificité nègre, comme il le fera notamment en proposant un « surréalisme
nègre » centré sur l’image-analogie et le rythme. C’est ainsi qu’il redéfinit le
nomos surréaliste, tout en conservant un regard sur la norme fixée par Les Temps
modernes de Sartre.
Par cette démarche, Senghor redéfinit un nouveau nomos, similaire à celui qui
a été élaboré par Césaire. Cette loi fondamentale dans le champ littéraire afro-

226
antillais détermine l’écrivain dit « nègre ». Désormais pour être considéré
comme « écrivain nègre », tout agent « doit » affirmer sa différence afro-
antillaise en réévaluant son rapport à la politique coloniale, rapport qui est fondé
sur l’association eurafricaine. Cette position, il la confirmera plus tard dans un
article favorable à l’écrivain Camara Laye contre Eza Boto19 :
Et les esprits chagrins de chez nous de se répandre en injures contre le jeune écrivain et de lui
reprocher, au nom de l’Afrique et d’un certain verbalisme gauchisant, de n’avoir pas fait le procès du
Colonialisme. Étrange critique, vraiment, que celle qui demande à l’artiste de faire non point œuvre
d’art, mais de polémique20.

Dans le même article il s’adresse, sans le nommer, à Eza Boto en ces termes :
Lui reprocher de n’avoir pas fait le procès du Colonialisme, c’est lui reprocher de n’avoir pas fait un
roman à thèse, ce qui est le contraire du romanesque, c’est lui reprocher d’être resté fidèle à sa race, à
sa mission d’écrivain. Mais, à la réflexion, on découvrira qu’en ne faisant pas le procès du
Colonialisme, il l’a fait de la façon la plus efficace21.

D’autre part, il doit réajuster la norme fixée par le centre en la reconsidérant à


la lumière de la « spécificité nègre » fondée sur « l’âme nègre » (émotion, culte
des ancêtres, etc.). Il détaillera celle-ci lors du Ier Congrès international des
écrivains et artistes noirs en 1956. Selon la conception senghorienne, combattue
par Cheikh Anta Diop, le Nègre est un sensuel doté d’une « odeur », « d’un
son », « d’un rythme » et « d’une forme » qui constituent un tout cohérent. « Il
sent plus qu’il ne voit22 ». La raison du Nègre, dit-il, n’est ni discursive, ni
antagoniste, mais synthétique. Il s’agit d’un autre mode de connaissance. « C’est
dire que le Nègre, traditionnellement n’est pas dénué de raison, comme on a
voulu me le faire dire23 ».
Pour Senghor, il existe une « raison blanche analytique par utilisation24 » et
une « raison nègre intuitive par participation25 ». Cette raison a des retombées
dans ce que l’auteur de Chants d’ombre appelle la « métaphysique nègre », qui
admet une existence centrée sur la vie qu’il qualifie d’« ontologie existentielle ».
Elle est la base de ce qu’il nomme la « force vitale » dans laquelle se trouve, au
sommet de la hiérarchie, un Dieu incréé et créateur ainsi que les vivants –
l’homme en qualité de personne (le chef de famille plus proche des ancêtres), la
faune et la flore. S’y associe la religion inséparable de l’art et de la littérature.
L’art et la littérature ne sont jamais séparés de l’activité sociale, et demeurent en
cela collectifs, et de ce fait, sont nécessairement engagés. Ils engagent aussi la

227
personne et la collectivité26. Ainsi, le style négro-africain est centré sur l’image-
analogie, le verbe concret et le rythme, « expression pure de la force vitale27 ».
On le voit, Senghor n’affirme pas de manière radicale, par rapport à la
production dite du centre, sa différence. Et cette stratégie subtile entre la
démarcation et l’identification aux valeurs centrales lui permet d’occuper une
position dominante dans le champ littéraire afro-antillais, qu’il voudra
distinguer, à partir de ce moment, du champ littéraire parisien. Pour ce faire, il
parlera par exemple de surnaturalisme « nègre » (d’essence métaphysique) et de
surréalisme « français » (d’essence empirique)28.
L’on voit aussi que cette différence ne s’affirme pas de manière radicale (au
sens d’une « hérésie littéraire »), mais s’appuie sur l’existence d’une « littérature
nègre » en Afrique, et détourne les ressources littéraires accumulées grâce à
l’ethnologie de Delafosse et de Frobenius qui ont mis en avant l’existence d’une
civilisation africaine. C’est pourquoi Senghor écrira :
Dans cette aventureuse quête du Graal-Négritude, nous nous faisions des alliés de tous ceux en qui
nous découvrions quelque affinité. Et pourquoi pas des Allemands, malgré Hitler ? Nous nous laissions
séduire à la brillante thèse de Léo Frobenius, selon laquelle l’âme nègre et l’âme allemande étaient
sœurs. N’étaient-elles pas, l’une et l’autre, filles de la Civilisation éthiopienne, qui signifie « l’abandon
à une essence païdeumatique », don d’émotion, sens du réel, tandis que la Civilisation hamitique, à
quoi s’apparente le rationalisme occidental, signifie volonté de domination, don d’invention, sens du
fait29 ?

Il reste fidèle à sa distinction entre le rationalisme qu’il attribue à l’Occident et


l’émotion propre à « l’âme nègre » qui a en plus le « don du réel ». C’est sur
cette base qu’il critiquera, en 1956, la position de René Depestre sur la poésie
nationale, lui reprochant de partir du réalisme inventé par l’Occident pour
l’Occident30. Il lui opposera le réalisme négro-africain, tout en récupérant
Depestre et phagocytant au passage les productions littéraires les plus légitimes,
comme celles de Victor Hugo et d’Arthur Rimbaud.
Actualité de Hugo parce que jeunesse de Hugo, tel était mon propos. Tout l’effort des artistes du
XXe siècle [...] a été de reconquérir l’innocence des Temps anciens, dans la mesure où l’enfant et le
« primitif » ont gardé la nudité et l’unité de la vision première, qui intégrait le sujet à l’objet. Rien ne
ressemble plus aux poèmes négro-africains les plus authentiques que certains textes surréalistes. Et
Rimbaud le Voyant s’écriait déjà dans Une saison en Enfer : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre
lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous, maniaques,
féroces, avares... Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller,
travailler. » Mon propos était de montrer que Victor Hugo, que les meilleurs critiques nous présentent
comme un « esprit irréductiblement primitif », était à l’origine de cet effort31.

228
Il en revient au Goncourt de René Maran qui lui permet de faire la synthèse
entre le nomos du centre et le sien propre en construction depuis les années
trente.
Bien sûr, notre auteur [René Maran] est situé dans l’Histoire de la littérature française. Romancier, il
garde quelque chose du naturalisme français ; poète, quelque chose du néo-classicisme de Mme de
Noailles et de Henri de Régnier. C’est pourquoi sa poésie date. Mais on y retrouve, malgré tout, les
dons nègres de l’image et du rythme, outre ce lyrisme, qui est la vraie source de la poésie : de la
Négritude32.

En caractérisant la pratique de Maran comme exemplaire des « dons nègres »,


Senghor l’annexe à son propre nomos. C’est ce qu’il fait aussi pour Ranaivo.
Selon lui, ceux qui reprochent à Ranaivo d’imiter la poésie française se trompent
dans la mesure où sa poésie est surtout madécasse, avec un style « proche de la
poésie négro-africaine33 » : économie des mots et subversion de la langue
française. Senghor a recours à une citation de Sartre pour justifier son point de
vue :
Ce n’est pas, en tout cas, Jean-Paul Sartre qui le blâmera, qui écrit, parlant des écrivains ultra-marins
dans le premier numéro de Présence Africaine : « Une langue étrangère les habite et leur vole leur
pensée ; mais ils se retournent en eux-mêmes, contre ce vol, ils maîtrisent en eux ce bavardage
européen et, finalement, en acceptant d’être trahis par le langage, ils le marquent de leur empreinte34.

Pour l’auteur de Chants d’ombre, Ranaivo, un peu à l’instar de René Maran,


synthétise à la fois le refus de s’assimiler et l’assimilation de la langue française
retraduite selon ce qu’il appelle « la sensibilité nègre ». C’est que Ranaivo ne se
serait servi que de la technique française qu’il transcende dans sa démarche en
usant de « l’image-symbole35 » et du « royaume d’enfance36 ».
En dernière analyse, Senghor part bien de l’impératif sartrien qui est proche
aussi de celui d’Alioune Diop. Il redéfinit l’identité dite « nègre » sur la base du
métissage, à savoir « s’assimiler, sans être assimilé ». Du point de vue politique,
cela correspond à sa solution fédéraliste dont l’objectif serait de permettre à
l’Afrique et à la France de s’enrichir mutuellement. La France formerait les
cadres de demain et opérerait un transfert de techniques dans le but de
l’autonomie. L’Afrique apporterait à la France plus d’humanisme, c’est-à-dire
« l’émotion propre à l’âme nègre ».
Du point de vue de sa pratique littéraire, Senghor se montre favorable à une
littérature qui part effectivement des normes sartrienne et surréaliste en les
ramenant à sa perception de l’Afrique. Il parlera alors de « surréalisme nègre ».

229
Sa production littéraire nous montre comment, dans sa pratique, il part bien de la
production du centre tout en se démarquant de cette dernière à partir du rapport
à l’Afrique, dans Hosties noires notamment.


Schème de la parenté et souffrance humaine

Ce recueil précède la publication de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre
et malgache en 1948, la même année que Soleil cou coupé d’Aimé Césaire. Dans
Hosties noires, le rapport à l’Afrique passe principalement par trois expériences,
les mêmes que celles qui étaient déjà présentes dans Chants d’ombre en 1944. Il
s’agit de l’expérience de la terre, celle de la fraternité, celle des liens du sang en
général, autant d’expériences liées à une forme de parenté.

Terre, fraternité et liens du sang

En effet, le poète-narrateur chante la mémoire des tirailleurs sénégalais en
mettant en évidence la fraternité existant entre lui et ces soldats, « frères de
sang ».

Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang37 ?

Cette fraternité résulte de la guerre et se trouve renforcée par les origines
(« mes frères noirs ») qui rapprochent le poète-narrateur des tirailleurs. C’est
pour qu’ils ne soient pas oubliés que le poète-narrateur rappelle le souvenir de la
« main chaude ».

Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes votre frère de sang
Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort38 ?

Cette proximité relationnelle fondée sur de multiples liaisons fait écho aux
liens du sang (« mes frères, mes sœurs »), au lien avec les ancêtres, etc. Le
poète-narrateur fait un catalogue de sa famille au sens large : les frères et sœurs,
la nourrice Ngâ, « mon père, homme du Royaume de Sine », les guerriers
(rapprochement à travers la souffrance commune de la guerre, des idéaux

230
communs, etc.). Tout ce monde se déploie dans un environnement édénique
(Royaume de Sine : calme, chant, musique des griots, etc.). Puis, le poète-
narrateur évoque une sorte de terre-mère mirifique (« L’Afrique [...] sous son
visage noir étoilé39 ») en nommant des lieux liés à l’Afrique (Afrique, Fouta,
terre, pays noir, etc.) et bercés par la tradition à travers laquelle se découvre une
intense proximité fraternelle. Celle-ci ira jusqu’à l’identification symbolique
avec le continent car le poète dit s’appeler « Afrika40 ». C’est dans cette Afrique
plurielle que le poète-narrateur place ses origines, de sorte que son attachement
au continent est plus que sentimental, il devient originel.

J’ai poussé en plein pays d’Afrique, au carrefour des castes des races et des routes41

À cet enracinement racial, hiérarchique et territorial, il ajoute la parenté. Cela
est confirmé par l’irruption des figures d’ancêtres (par exemple celle de Dyôb)
qu’il lie à l’Afrique.

Dyôb ! qui ne sais remonter ta généalogie et domestiquer le temps noir, dont les ancêtres ne sont pas
rythmés par la voix du tama
Toi qui n’as tué un lapin, qui t’es terré sous les bombes des grands vautours42

À la terre, à la fraternité des liens du sang et à la généalogie, Senghor ajoute la
souffrance humaine. Elle est la conséquence de la violence qu’ont subie les
tirailleurs, ses « frères d’armes ». Il tente de la diffuser par la figure du tirailleur
sénégalais, objet de tous les mépris qu’il fustige.

Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux
Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France43.

Pour Senghor, chanter les tirailleurs, c’est les insérer dans le présent des
ancêtres, en relation avec la société actuelle, alors que pour Césaire c’est
l’histoire qui rejoint son écriture, par des références plus actives à l’esclavage
passé. Cette absence d’historicité chez Senghor ne signifie pas absence de
mémoire. Grâce à la mémoire, il crée une proximité avec la souffrance humaine,
insaisissable de par sa complexité. Le poème « Aux tirailleurs sénégalais morts
pour la France » offre au poète-narrateur l’occasion de réhabiliter leur mémoire,
celle de ces figures absolues de la souffrance senghorienne (chrétienne) liée au

231
sacrifice de soi-même, à l’abnégation, à l’oubli de sa propre dignité et de tout
espoir de reconnaissance.

Il est là depuis quinze jours, qui tourne en rond, ruminant la nouvelle Grande Bêtise
Et le nouvel affront – son front qui sue ! – de son sacrifice payé en monnaie fausse.
Il ne demandait même pas les cinquante centimes – pas un centime

Seulement son identité d’homme, à titre posthume.
On lui a donné les vêtements de servitude, qu’il imaginait la robe candide du martyr
O naïf ! nativement naïf ! et la chéchia et les godillots pour ses pieds libres domestiqués44.

Puis, le poète-narrateur en vient à marquer la spécificité « africaine » à travers
cette souffrance commune à laquelle il s’associe.

Car nous sommes là tous réunis, divers de teint — il y en a qui sont couleur de café grillé, d’autres
bananes d’or et d’autres terres des rizières
Divers de traits de costume de coutumes de langue ; mais au fond des yeux la même mélopée de
souffrances à l’ombre des longs cils fiévreux45

Cette souffrance trouve en l’occurrence sa source dans le sacrifice des
tirailleurs, sacrifice sans aucun doute vain, mais que Senghor place dans un
contexte ambivalent, à cause de sa proximité avec la France. Cette ambivalence
se renforce par sa référence à Dieu qui elle-même se manifeste par une nouvelle
ambivalence qui laisse le lecteur dans la perplexité : Dieu doit-il pardonner à la
France pour tout le mal qu’elle a fait, à cause de son aveuglement, en détruisant
toute fraternité – tant celle qui liait les « Nègres » et les « Blancs », que celle qui
unissait les Africains ? Ou doit-il plutôt ouvrir les yeux à la France pour qu’elle
se repente des souffrances qu’elle a provoquées ? Entre ce qui est dit et ce qui est
indiqué, se révèle, d’une façon oblique, la force de l’ambivalence de son écriture
poétique.

Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père.
Oh ! je sais bien qu’elle aussi est l’Europe, qu’elle m’a ravi mes enfants comme un brigand du Nord
des bœufs, pour engraisser ses terres à cannes et coton, car la sueur nègre est fumier.
Qu’elle aussi a porté la mort et le canon dans mes villages bleus, qu’elle a dressé les miens les uns
contre les autres comme des chiens se disputant un os
Qu’elle a traité les résistants de bandits, et craché sur les Têtes-aux-vastes-desseins.
Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques
Qui m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, qui me donne de la main droite et de la main
gauche enlève la moitié.
Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement

232
Qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les
dogues noirs de l’Empire
Qui est la République et livre les pays aux Grands-Concessionnaires
Et de ma Mésopotamie, de mon Congo, ils ont fait un grand Cimetière sous le soleil blanc46.

Dans Chants d’ombre, il va encore plus loin dans l’explicitation de la
proximité. Le rapport à l’Afrique passe également par la communion entre
l’Afrique et l’Europe (le fédéralisme qu’il appelle de ses vœux dans son discours
politique) via la souffrance du poète-narrateur, alors tiraillé entre les deux
continents. Selon ce dernier, « l’Europe blanche » a fait souffrir les soldats
sénégalais avant de les mépriser en les abandonnant à leur triste sort. Après avoir
dévoilé le mépris dont sont victimes ces tirailleurs, il se défend de honnir la
France et met en avant la fraternité dont le peuple français a parfois su faire
preuve. On voit là le « réflexe catholique » de Senghor qui apparaît clairement
dans le sens d’une « universalité » alimentée par les principes de la révolution
française qui transcende les erreurs humaines.

Ah ! ne dites pas que je n’aime pas la France – je ne suis pas la France, je le sais –
Je sais que ce peuple de feu, chaque fois qu’il a libéré ses mains
A écrit la fraternité sur la première page de ses monuments
Qu’il a distribué la faim de l’esprit comme de la liberté
A tous les peuples de la terre conviés solennellement au festin catholique.
Ah ! ne suis-je pas assez divisé ? Et pourquoi cette bombe
Dans le jardin si patiemment gagné sur les épines de la brousse ?47

Cette ambivalence senghorienne correspond également à l’angoisse du
déracinement à partir duquel la fraternité fait place à une autre figure de la
parenté : la mère48. Cet entre-deux qui attise le déracinement le pousse à refuser
d’être un assimilé, de perdre totalement la part africaine de son identité, selon sa
perception des choses.

Mère, respire dans cette chambre peuplée de Latins et de Grecs l’odeur des victimes vespérales de mon
cœur.
Qu’ils m’accordent, les génies protecteurs, que mon sang ne s’affadisse pas comme un assimilé
comme un civilisé49.

Mais le refus de l’assimilation n’est pas le refus de la fraternité, selon le
poète-narrateur ; l’offrande à son Seigneur ne se limite pas à ses frères

233
sénégalais, mais également aux camarades et frères français, paysans de
France50.
Le rapport à l’Afrique passe par l’expérience des ancêtres visibles et
invisibles – la terre, les liens du sang, de la fraternité, etc. –, à laquelle s’ajoute
l’expérience de la souffrance humaine, incarnée par la figure du tirailleur
sénégalais. Toutes ces expériences de la parenté, qu’il puise dans sa
représentation de l’Afrique, et qui constituent des données incontournables de la
civilisation africaine, lui permettent de repérer des expériences analogues dans la
culture française : la fraternité qui lie les êtres humains souffrants sous la
pression de la guerre, mais aussi la fraternité universelle souhaitée par les
principes de la République française. Son idée d’un fédéralisme entre la France
et l’Afrique, à laquelle nous avons déjà fait allusion et sur laquelle nous
reviendrons plus loin, trouve peut-être ici un support. Ainsi nous constatons que
le schème de la parenté rassemble, en les réarticulant, ces deux expériences,
parenté et souffrance. Elles permettent à l’auteur de réguler ses rapports à
l’Afrique, une Afrique édénique où ces expériences sont les plus manifestes. Par
rapport à sa poésie de 1944 qui ne mettait pas en évidence la problématique des
tirailleurs, Senghor a accentué l’expérience de la souffrance humaine en
l’intégrant, grâce au schème de la parenté, aux rapports entre la France et
l’Afrique. Le point commun de ces deux périodes est « l’âme nègre » qu’il
s’évertue à accoler également aux poètes de son Anthologie.

Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française

Publiée en 1948 avec la fameuse préface de Sartre intitulée Orphée noir, cette
anthologie, après celle de Damas, permet à Senghor de prendre la tête du peloton
des écrivains afro-antillais en faisant le bilan de la poésie du champ. C’est le
caractérisant « nègre » qui fédère dans un même livre un certain nombre
d’auteurs originaires des colonies françaises d’Amérique et d’Afrique, comme le
tableau ci-dessous nous le rappelle.
On peut y observer que les auteurs sont originaires de deux zones
géographiques différentes – Antilles-Guyane et Afrique subsaharienne-
Madagascar – et que La Réunion ne s’y trouve pas représentée. Ces auteurs sont
pour la plupart afro-antillais et amis de Senghor. Parmi eux, on peut compter
Étienne Léro, ancien animateur de Légitime Défense, mort très jeune en 1939 ;

234
Aimé Césaire qui s’est illustré dans la revue martiniquaise – ce qui lui a valu
d’être considéré depuis comme un « grand poète noir » par André Breton –, et
qui a déjà publié quatre recueils de poésie ; Gilbert Gratiant, lointain
collaborateur de la RMN et de L’Étudiant noir, mais très critiqué dans Légitime
Défense qui lui reprochait d’être un auteur assimilationniste et « bavard » ;
Léon-Gontran Damas, ancien membre de L’Étudiant noir qui cependant s’est
mal ajusté à la nouvelle donne du champ en se tenant à l’écart de Présence
Africaine ; Birago Diop qui, jadis, confia à Damas et à Senghor ses contes pour
publication. Il y a également des amis de Senghor, comme Tirolien, Niger et
David Diop, qui ont écrit au moins un poème publié dans une revue. Les autres
relèvent de la catégorie d’auteurs relativement confirmés, mais qui ne sont pas
afro-antillais – selon l’acception qui est la nôtre. On y voit, d’une part, les
haïtiens Laleau, Roumain, Brière et Belance ; et, d’autre part, les Malgaches déjà
reconnus, comme Rabéarivelo, Rabémananjara et Ranaivo, qui ont publié
plusieurs recueils poétiques, parfois en langue malgache et traduits en français.
Pays Auteurs Recueils choisis
Gilbert
Gratiant Poème publié en revue
Étienne Léro
Martinique
Cahier d’un retour au pays natal
Aimé Césaire (1938), Soleil cou coupé (1948), Les
Armes miraculeuses (1946).
Guy Tirolien
Guadeloupe
Paul Niger Poème publié en revue
Antilles-
Léon Laleau
Guyane
Jacques
Bois d’ébène (1945)
Roumain
Haïti
Jean-F. Brière Nous garderons le Dieu (1944)
Luminaires (1941), Épaule d’ombre
René Belance
(1945)

235
Guyane Léon-Gontran Pigments (1937)
Damas
Les Contes d’Amadou Koumba (1947),
Birago Diop Leurres... et lueurs (non encore publié
en recueil)
Afrique
subsaharienne Chants d’ombre (1944), Hosties noires
L. S. Senghor
(1947)
David Diop Poème publié en revue
Jean-Joseph Presque-Songes (1934), Traduit de la
Rabéarivelo nuit (1935)
Jacques
Madagascar Poème publié en revue
Rabémananjara
Flavien
L’Ombre et le vent (1947)
Ranaivo
Toutefois, les auteurs saillants de cette Anthologie, et que Senghor voudrait
sans doute imposer par la quantité de poèmes repris, sont au nombre de cinq :
Damas, Césaire, Léro, Rabéarivelo et Senghor lui-même. En effet, en 1948,
Senghor a principalement à son actif deux recueils de poésie – Chants d’ombre
(1944) et Hosties noires (1947) – et occupe une place très importante dans cette
Anthologie, avec quatorze poèmes, au même titre que Damas (quinze extraits),
Césaire (treize extraits), Léro (dix extraits) et Rabéarivelo (douze extraits).
Quant aux autres auteurs, Senghor donne deux à cinq extraits de leurs œuvres.
Cet ensemble de poèmes est chaque fois précédé d’une note introductive écrite
par Senghor (sauf pour lui-même).
On ne peut déceler dans cette note introductive que peu d’allusions concernant
le rapport avec l’Afrique. Selon la perception senghorienne, ce rapport se reflète
dans l’expérience de la « négritude » qu’auraient faite ces différents auteurs dans
leur vie quotidienne. Les commentaires de l’auteur de Chants d’ombre qui
accompagnent la présentation de chacune de leurs œuvres insistent sur l’idée
qu’ils illustreraient à leur manière « l’âme nègre » ou bien la « négritude », ce
qui autorise Senghor à les regrouper dans un même ouvrage. Par exemple, pour
Damas, il en vient, après avoir rappelé son parcours scolaire, aux fréquentations

236
de ce dernier, qui se serait frotté à tous les « Nègres du monde entier concentrés
dans Paris ».
Il a fréquenté les quartiers et les milieux les plus divers, surtout les nègres de tous les pays du
monde, dont Paris est la capitale par excellence, parce que la ville blanche la plus fraternelle [...].
Étudiant pauvre, il a vécu avec intensité la tragédie intellectuelle et matérielle, la tragédie morale de sa
race51.

Puis, l’auteur de Hosties noires commente la poésie de Damas ; elle jouerait,


selon lui, sur le rythme plutôt que sur la mélodie et serait teintée d’humour :
« Humour nègre, dit-il, qui n’est pas, comme le trait d’esprit, jeu d’idées ou de
mots, affirmation de la primauté de l’intellect, mais réaction vitale en face d’un
déséquilibre inhumain52 ». Un autre type de réaction face à ce déséquilibre
inhumain serait celui de Césaire. Comme celui-ci puise son « inspiration » dans
le fond africain53, la passion animerait l’auteur martiniquais, notamment dans le
Cahier d’un retour au pays natal, et serait un modèle de l’expérience de la
souffrance à laquelle s’ajouteraient l’engagement politique (lutte contre
l’injustice, etc.), la singularité poétique et le surréalisme intrinsèquement nègre.
Cette trace africaine caractériserait également la poésie trébuchante de Léro
qui aurait voulu, par l’exploration du « Nègre » en lui, délivrer l’Antillais de
l’assimilation. Cependant la mort l’aurait empêché de réaliser son programme et
de donner une poésie plus « nègre » : « À côté de l’œuvre d’un Césaire, les
poèmes de Léro nous paraissent aujourd’hui des exercices d’école. Il faut y voir
plutôt des études. Je ne doute pas que, s’il eût vécu, il ne nous eût donné des
œuvres plus personnelles, plus nègres, du moins plus antillaises54 ».
Quant aux poèmes de Rabéarivelo, ils seraient l’expression de l’âme
malgache55, variante de l’« âme noire ». Comme l’indique Aimé Patri, dans une
note introductive sur Senghor, « l’âme noire » serait aussi « présente dans la
poésie senghorienne56 ».
En somme, le rapport à l’Afrique est visible dans cette Anthologie à travers
notamment la mise en évidence de « l’âme nègre » qui, d’après Senghor,
caractériserait tous les auteurs, parce qu’elle ferait partie de leur expérience
familière. Grâce à cette Anthologie, la notoriété de Césaire et des agents afro-
antillais se renforce.

Consécration sartrienne : « descente en soi-même » et « poésie orphique »

237
La consécration par Sartre des poètes de l’Anthologie choisis par Senghor se
fait en deux temps. D’abord ils occupent une large place dans un numéro des
Temps modernes57 qui annonce la publication de l’Anthologie de la nouvelle
poésie nègre et malgache de langue française, avec une préface abrégée de
Sartre. Pour cette prépublication, la revue en question retient des extraits de
Damas, Césaire, Roumain, Senghor, Rabémananjara et Rabéarivelo. Parmi ces
auteurs, seuls Senghor et Césaire bénéficient de deux longs extraits : « Couteaux
midi » et « Exvoto pour un naufrage », extraits de Soleil cou coupé ; « Femme
noire » et « Chant du printemps », issus respectivement de Chant d’ombre et de
Hosties noires. Ce sont ces deux auteurs qui sont mis en relief pour représenter
ce mouvement littéraire en pleine ascension grâce à la consécration sartrienne, et
qui, en même temps, illustre l’engagement de Sartre en faveur des dominés.
Dans la préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, celui
que Boschetti a appelé l’intellectuel « total », fort de sa légitimité, cautionne le
nomos senghorien (« l’âme nègre »), lui-même annexé à l’existentialisme
sartrien. Sartre ne remet pas en cause le corpus de l’Anthologie, choisi en
fonction des besoins de la négritude senghorienne qui essaie de parvenir à la
visibilité littéraire dans le champ intellectuel parisien. Par exemple, pour Sartre,
le Nègre est comme le travailleur blanc : il est victime de « la structure
capitaliste de notre société58 ». Mais la spécificité de cette oppression réside dans
le fait qu’il est noir et se voit donc acculé à l’« authenticité » (il se revendique
comme Noir contre le Blanc). Sartre nomme cette opposition le moment de la
« séparation » ou de la « négativité », qui correspond à un racisme antiraciste, le
« seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race59 ».
Reprenant les termes, certes introduits par Césaire dans le Cahier d’un retour au
pays natal, mais surtout assumés par Senghor, d’une sorte de retour sur soi, il
parle d’une prise de conscience de soi60.
Sartre voit deux aspects à cette « négritude ». L’aspect subjectif, qui a trait à
la « perception de l’essence noire en soi-même61 », et l’aspect objectif qui
recouvre les « traits communs aux civilisations africaines62 » (tam-tam, arts,
chants, danse de population africaine, etc.). « Ainsi reparaît la subjectivité,
rapport de soi-même avec soi, source de toute poésie dont le travailleur a dû se
mutiler. Le noir qui appelle ses frères de couleur à prendre conscience d’eux-
mêmes va tenter de leur présenter l’image exemplaire de leur négritude et se
retournera sur son âme pour l’y saisir63 ». Dans cette tentative de définition,
l’homme se réfère à l’essence, dans la mesure où il se définit dans le sillage

238
d’une existence préalable (il existe d’abord, puis se définit ensuite). De là, le
souci qui anime le poète de se définir « nègre » en manifestant « l’âme noire »,
surtout lorsque se produit la confrontation avec la « civilisation blanche64 ». Il se
dédouble en devenant « exilé de lui-même65 », car il se trouve en Europe, mais
pense à l’Afrique : ainsi son âme se trouve elle aussi exilée.
Cette focalisation sur l’Afrique ferait la spécificité de ces « poètes noirs » qui
plongent leurs racines dans l’« âme nègre » ou bien jusqu’« au pays natal ». En
cela, leur poésie serait orphique « parce que cette inlassable descente du nègre en
soi-même me fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton. [...] bref en
se montrant le plus lyrique, [...] le poète noir atteint le plus sûrement à la grande
poésie collective66 ». Et selon l’auteur de Huis clos qui paraphrase le Dasein
heideggérien67, Senghor, David Diop et Césaire illustreraient cette descente dans
la « négritude », « l’être-dans-le-monde du Nègre68 ».
Ce retour au « pays natal » dont parle Sartre donne une dimension autre au
« poète noir », dans la mesure où celui-ci intègre dans sa littérature l’expérience
de la souffrance (par exemple l’esclavage, les douleurs, etc.) qui caractérise son
histoire ; bref, sa poésie contient une dimension « authentique », à la différence
de « l’absurde agitation utilitaire du blanc ».
À l’absurde agitation utilitaire du blanc, le noir oppose l’authenticité recueillie de sa souffrance ;
parce qu’elle a eu l’horrible privilège de toucher le fond du malheur, la race noire est une race élue. Et
bien que ces poèmes soient de bout en bout anti-chrétiens, on pourrait, de ce point de vue, nommer la
négritude une Passion : le noir conscient de soi se représente à ses propres yeux comme l’homme qui a
pris sur soi toute la douleur humaine et qui souffre pour tous, même pour le blanc69.

Sartre met bien en évidence ce que nous avons appelé l’expérience familière,
en l’occurrence celle de l’esclavage chez Césaire en rapport avec la souffrance
humaine qui se trouve au cœur du rapport à l’Afrique de Sartre. C’est à travers
ce rapport que le « poète noir » atteindrait la dimension historique.
Cette expérience fondamentale de la souffrance est ambiguë ; c’est par elle que la conscience noire
va devenir historique. Quelle que soit, en effet, l’intolérable iniquité de sa condition présente, ce n’est
pas à elle que le nègre se réfère d’abord quand il proclame qu’il a touché le fond de la douleur
humaine. Il a l’horrible bénéfice d’avoir connu la servitude70.

On voit, dès lors, que Sartre opère un double mouvement : d’abord, il part du
corpus proposé par Senghor, ainsi que de l’étiquette de « négritude » ; ensuite, il
en fait une lecture en fonction de ses conceptions existentialistes et d’une
littérature engagée qu’il adapte au champ littéraire afro-antillais en formation.

239
Senghor, Césaire et les autres poètes se retrouvent légitimés dans le champ
littéraire parisien comme « poètes noirs » dotés d’une spécificité propre –
« l’âme nègre », une sorte de négativité à dépasser. Les représentants les plus en
vue de ce champ seraient Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire.
C’est leur conception des lettres qui les hisse au sommet des écrivains afro-
antillais, et, en même temps, augmente leur prestige symbolique. Ils sont
désormais célébrés comme les poètes de la « négritude », modèles par excellence
de l’écrivain afro-antillais à la fois engagé et solidaire d’une « authenticité »
certaine. Par exemple, dans le compte rendu que Michel Leiris fait de l’ouvrage
d’André Breton, Martinique charmeuse de serpents, il consacre quelques lignes
à Aimé Césaire en le présentant comme l’homme engagé en ce qu’il « incarne
aujourd’hui l’espoir de la masse martiniquaise71 », tout en le considérant comme
« le porte-parole du lyrisme du paysage martiniquais72 ». Aimé Patri,
collaborateur aux Temps modernes et à Présence Africaine, consacre un article à
« Deux poètes noirs en langue française ». Ce n’est pas un hasard qu’il ait
contribué à cette promotion car il a déjà écrit la note biographique sur Senghor
dans son Anthologie. C’est fort de ce prestige littéraire que Senghor publie
Éthiopiques.

Éthiopiques : nature et quotidienneté africaine

Senghor, qui est donc au sommet de sa notoriété depuis cette consécration, n’a
plus publié de recueil poétique. Il s’est consacré à son intégration politique dans
l’espace métropolitain et à ses interventions dans l’espace public colonial et
métropolitain. Dans Éthiopiques (1956), le poète-narrateur traite du rapport à
l’Afrique à travers l’expérience de la nature et de la quotidienneté africaines : la
faune et la flore, la musique, les récits, les légendes et les ancêtres. Tout cela
semble caractériser ce continent dans le même esprit qu’Hosties noires. Par
exemple, dans le poème « L’homme et la bête », le poète-narrateur configure73 la
complexité du monde africain en faisant surgir à la fois la temporalité (« Soir »,
« l’heure des peurs primaires »), et un espace spécifique dans lequel s’imbrique
le visible (« inanes faces de ténèbre à souffle », « palme », « eau », « tsétsés
stegomyas ») et l’invisible (« entrailles d’ancêtres74 »). Ce qui est le plus proche
du poète-narrateur, tant dans l’espace que dans le temps, se compose de la faune
et de la flore, et marque ainsi la proximité spatio-temporelle avec l’Afrique à

240
travers la proximité avec les choses évoquées. Dans le poème « Congo », le
fleuve Congo se trouve assimilé à la femme, mère de la nature africaine. Grâce
au verbe du poète-narrateur, cette nature prend vie ; de cette manière apparaît la
liaison quasi maternelle (« Mère de toutes choses... ») entre ce fleuve, lui et le
monde (« crocodiles », « hippopotames », « lamantins », « iguanes »,
« poissons », etc.)75. La proximité relationnelle se fait tant avec le monde
qu’avec les choses – l’Afrique dans son unicité, les monts, les crocodiles, les
hippopotames, les lamantins, les iguanes, les poissons, les oiseaux, etc. La
proximité est aussi celle qui concerne l’humanité, c’est-à-dire l’ensemble des
« damnés de la terre », parce que le poète-narrateur se fait Buffle.

Paissez faons de mon flanc sous ma récade et mon croissant de lune.
Je suis le Buffle qui se rit du Lion, de ses fusils chargés jusqu’à la gueule.
Mon empire est celui des proscrits de César, des grands bannis de la raison ou de l’instinct
Mon empire est celui d’Amour, et j’ai faiblesse pour toi femme
L’Étrangère aux yeux de clairière, aux lèvres de pomme cannelle au sexe de buisson ardent
Car je suis les deux battants de la porte, rythme binaire de l’espace, et le troisième temps
Car je suis le mouvement du tam-tam, force de l’Afrique future.
Dormez faons de mon flanc sous mon croissant de lune76.

La relation étendue au monde l’amène à se référer au spatio-temporel africain
(« rythme binaire de l’espace »), représenté ici par le mouvement du tam-tam,
« force de l’Afrique future ».
La proximité n’est pas que relative au futur, il s’agit aussi d’un rapprochement
avec l’histoire des ancêtres (« Guelwâr »/ « Beleup de Kaymôr ») que le poète-
narrateur aime à se rappeler lorsqu’il parle du « Royaume d’enfance ».

Oui tu es Guelwâr de l’esprit, il est Beleup de Kaymôr.
Politesse du Prince ! Et des présents sont pour t’attendre
Politesse du Prince ! Et sa récade est d’or.

Dyob ! lui ai-je dit, Beleup de Kaymôr ! Je te respire parfum de gommier, et proclame ton nom
Surgi du Royaume d’enfance et des fonds sous-marins des terres ancestrales77.

Dans « Chaka », cette figure est liée à la terre, à ce « Royaume d’enfance »
comme il le dit dans un dialogue avec une « voix blanche ».

Oui me voilà entre deux frères, deux traîtres deux larrons
Deux imbéciles hâ ! non certes comme l’hyène, mais comme le Lion d’Éthiopie tête debout.
Me voilà rendu à la terre. Qu’il est radieux le Royaume d’enfance !

241
Et c’est la fin de ma passion78.

On voit que, grâce à la fraternité (« me voilà entre deux frères »), s’établit une
proximité relationnelle entre Chaka et l’Afrique, car le « voilà rendu à la terre ».
Il confond toujours cette terre de l’enfance avec l’Éden79. La relation de
fraternité qui marque la proximité relationnelle et temporelle (« quels temps... »)
permet à Senghor d’introduire l’expérience de la souffrance humaine dans la
mesure où la mort et la vie sont ici mêlées. Mais s’il y a bien une proximité avec
la faune et la flore, celle-ci s’accompagne de la souffrance de l’Afrique qui est
alors perçue comme « domptée80 » à travers aussi la figure de Chaka. C’est,
néanmoins, au fleuve que le poète-narrateur demande de le délivrer de la
souffrance (« la nuit sans joie »)81 de lui servir d’exutoire.
Dans Éthiopiques, le rapport à l’Afrique passe aussi par l’expérience de la
terre – la nature (faune et flore), l’Éden, etc. –, à laquelle s’ajoute l’expérience
de la souffrance humaine, incarnée par la figure de Chaka (du Guelwâr, du
Beleup de Kaymôr, etc.). Ces expériences de la parenté toujours puisées dans sa
représentation de l’Afrique lui permettent de réguler ses rapports à l’Afrique,
grâce au schème de la parenté qui était aussi présent dans l’Anthologie et dans
Hosties noires.


Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (2) : parenté et nomos
littéraire

Si l’on examine Éthiopiques à l’aune de l’Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache de langue française, les deux productions se rejoignent sur
l’expérience de la terre (faune et flore) et sur celle de la souffrance de l’Afrique,
expériences régulées et unifiées par le schème de la parenté. Dans le premier
livre, comme dans le second, le schème de la parenté offre à Senghor la
possibilité d’opérer une critique de l’usage antérieur du schématisme (par
exemple chez Maran), tout en gardant l’idée d’une parole qui serait
« authentique » en ce qu’elle exprimerait « l’âme nègre ». L’usage de la parenté
chez Senghor vise singulièrement à mettre en valeur l’Afrique – nature, terre
(enfance, Éden), faune, flore, ancêtre (Chaka, Guelwâr, Beleup de Kaymar,
etc.) –, ce qui lui permet d’insérer l’Afrique dans le monde moderne en la

242
rendant présente selon l’injonction de Présence Africaine et de Jean-Paul Sartre.
La référence à ce dernier s’explique par le fait que l’expérience de la souffrance
des tirailleurs sénégalais et celle de la fraternité entre l’Afrique et l’Europe
rejoignent effectivement l’injonction sartrienne de l’engagement, tout en
conservant la spécificité afro-antillaise telle que Senghor la perçoit, centrée sur
« l’âme nègre » (négritude).
Dans cette optique, la liaison entre l’Europe et l’Afrique est articulée par le
schème de la parenté qui lui permet d’expliquer désormais cette relation, déjà
revendiquée par Présence Africaine et présente dans la poésie senghorienne à
travers les différentes expériences familières que nous avons déjà mentionnées.
Le schème de la parenté permet à Senghor de réguler et d’unifier le rapport à
l’Afrique redéfini à partir du métissage (Afrique/Europe). Il s’agira de louer les
ancêtres, tout en conservant le lien avec l’identité française, orientation qui est
certes étrangère à la démarche césairienne, mais qui lui permet d’édifier le mythe
d’une Afrique unitaire et édénique.

Afrique des ancêtres et mythe de l’Afrique

Le schème de la parenté permet à Senghor de préciser le sens que doit prendre
le rapport à l’Afrique dans les productions littéraires des agents afro-antillais, à
travers son inscription d’abord dans des lieux (topologie), en l’occurrence Saint-
Louis, le royaume de Sine, les cascades du Congo, le pays noir, l’Afrique, Fouta,
Éden, le pays natal, Joal, etc. ; ensuite dans des récits (mythologie), où Senghor
narre le récit des anciens guerriers africains ; enfin dans des figures cataloguées
comme les morts, les ancêtres, Dyob, Chaka, Guelwâr, Beleup de Kaymar, etc.
(généalogie). Tels sont les trois axes (également présents chez Césaire comme
on le verra) qui structurent le rapport à l’Afrique sur le plan du mythe. Il s’agit
d’un mythe d’un autre type, prospectif, en ce sens qu’il ne se caractérise pas par
le retour à un passé antérieur à la domination européenne, mais par la
construction d’une Afrique axée sur des valeurs spirituelles que Senghor associe
à la « négritude ».
Cette triple structure82 (topologie, généalogie et mythologie) permet aussi à
Senghor de souligner le réel constitutif du rapport de son Afrique au monde.
Comme le montre Couloubaritsis83, la pratique du mythe acquiert d’abord une
dimension cognitive : elle permet (à « l’Africain » tel que le perçoit Senghor) de

243
régler d’une part ses connaissances sur l’Afrique et d’autre part ses rapports à
l’Autre (l’Européen) à partir d’un monde commun (l’expérience de l’Afrique) en
voie de libération.
Pour Senghor, l’expérience de la parenté est aussi organisée par la familiarité
qui garantit une efficacité à sa production littéraire et essayistique. Cette pratique
du mythe oblige à un redressement qui départage fonctions et pouvoirs pour les
figures qui sont relevées par le mythe et qu’on retrouve dans le champ littéraire
afro-antillais. C’est par ce biais que la modernité africaine est censée rejoindre
ses plus anciennes traditions, connivence que cherche à exprimer le terme de
négritude, et dont se moquera Mongo Beti grâce à sa pratique hodologique. Cela
permet à Senghor de consolider sa place, fondée donc sur un nouveau nomos,
dans le microcosme afro-antillais.
Pour ce faire, Senghor utilise davantage dans son discours poétique le schème
de la parenté, mêlant Visible et Invisible ; dans son discours « philosophico-
politique », il essaie de réconcilier le Visible (la réalité sociopolitique africaine)
avec l’Invisible (la spiritualité ou la religion). En somme, le statut littéraire des
ancêtres lui permet de dire de façon familière le Visible et l’Invisible tels qu’il
les perçoit. Le statut de ces ancêtres renvoie à une hiérarchie qui départage le
pouvoir (position) dans le champ afro-antillais. Senghor devra partager ce
pouvoir avec d’autres agents comme l’historien Cheikh Anta Diop ou l’écrivain
Birago Diop.

Chemin, parenté et savoir : l’exemple de Birago Diop

Birago Diop84 naît en 1906 à Dakar, dans une famille modeste. Sa mère Sokna
Diawora est une ménagère traditionnelle et son père, Ismaël Diop, est maître
maçon. L’enfant fait sa première expérience scolaire à l’école coranique avant de
rejoindre l’école française en 1916. En 1920, Birago échoue au CEP mais
parvient à être reçu au concours des bourses. Les portes du lycée lui sont grandes
ouvertes : il opte pour le lycée Faidherbe à Saint-Louis. En 1925, le jeune
homme obtient son brevet de capacité coloniale, puis son deuxième baccalauréat.
Né dans l’une des Quatre Communes assimilées – Saint-Louis, Gorée, Rufisque
et Dakar –, Diop est théoriquement français et fait son service militaire en
Métropole. Après ce service national, grâce à un administrateur colonial, il
obtient une demi-bourse d’étude qui ne l’empêche pas d’hypothéquer la maison

244
familiale pour entamer des études à la faculté des sciences de Toulouse, et plus
particulièrement une formation de vétérinaire. En 1933, il devient docteur en
médecine, diplômé de l’École nationale vétérinaire. Il se rend à Paris pour
accomplir un stage à l’Institut d’études vétérinaires exotiques. À la Cité
universitaire, il rencontre Léopold Sédar Senghor qui l’introduit dans le groupe
de L’Étudiant noir.
Après ce stage parisien, Birago Diop se voit affecté comme fonctionnaire
colonial au Soudan. Le jeune vétérinaire fait de multiples expériences dans la
« brousse ». En 1942, sa mobilisation lui permet de se faire à Paris des amis
afro-antillais : il s’agit de Léopold Sédar Senghor, Alioune Diop, Léon-Gontran
Damas, ainsi que des pensionnaires du Foyer des étudiants coloniaux. À cette
époque, il écrit les premiers contes qui, plus tard, figureront dans son fameux
recueil. Birago Diop en confie d’abord le manuscrit à Sédar Senghor. En 1947,
le député du Sénégal l’enverra à un éditeur, mais le manuscrit sera refusé, puis
mis en réserve par Gontran Damas. Ce dernier finira par lui trouver un éditeur la
même année85. Dans son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache
paru en 1948, Senghor intègre quelques contes de Birago Diop. Ce dernier
recevra le Grand Prix littéraire de l’Afrique occidentale française.
Mais après la fin de la guerre, Birago Diop est successivement affecté en Côte
d’Ivoire, en Haute-Volta puis en Mauritanie. Il trouve encore le temps d’écrire et
publie ses Nouveaux contes d’Amadou Koumba (1958), préfacés par Senghor,
devenu chantre de la négritude, ou encore son recueil poétique Leurres et lueurs
(1960). Lorsque le Sénégal devient indépendant, le président Senghor le nomme
ambassadeur à Tunis. L’écrivain sénégalais publie d’autres Contes et lavanes
(1964) et commencera l’écriture de ses mémoires à partir de 1978.
Comme on l’a vu plus haut, ses contes paraissent grâce à l’appui de Léopold
Sédar Senghor et de Léon-Gontran Damas : Senghor a d’abord essayé de les
introduire auprès d’un éditeur, mais sa tentative s’étant soldée par un échec, il
les a confiés à Damas qui, en 1947, a davantage pénétré le milieu des lettres
parisien que l’ensemble de ses camarades afro-antillais, puisqu’il dirige au Seuil
la collection « Latitudes françaises ». Les contes sont publiés cette même année.
Selon Birago Diop, la source de ce recueil proviendrait de son expérience en
Afrique, où il aurait recueilli quelques histoires racontées par son oncle Amadou
Koumba qui lui a transmis la « sagesse des ancêtres » : « Amadou Koumba m’a
raconté, certains soirs – et parfois, de jour, je le confesse – les mêmes histoires
qui bercèrent mon enfance. Il m’en a appris d’autres qu’il émaillait de sentences

245
et d’apophtegmes où s’enferme la sagesse des ancêtres86 ». Birago Diop dit aussi
avoir recueilli des histoires lors de randonnées sur les rives du Niger et dans les
plaines du Soudan, loin du Sénégal.
Dans ces récits, il introduit le rapport à l’Afrique en insistant sur l’expérience
du savoir : il s’agit d’illustrer un aspect de l’Afrique à travers notamment la
maxime qui se dégage du conte et qui est laissée à une éventuelle méditation.
Autrement dit, dans ces histoires relatives à une certaine quotidienneté africaine,
une maxime finale vise à expliquer par l’imaginaire le rapport à l’Afrique de
façon générale, bien que chaque récit pris isolément traite de ce rapport à travers
l’expérience de la parenté. Par exemple, pour comprendre certaines
caractéristiques propres aux animaux, l’auteur les anthropomorphise, de sorte
que le monde animal représente certains traits humains (comme la ruse, la
perfidie, etc.). Ces animaux appartiennent à l’univers africain et en portent les
noms – par exemple, Leuk-le-Lièvre, Fari l’Ânesse, Golo-le-Singe, Diassigue le
Caïman, Nièye l’Éléphant, etc. –, ce qui leur donne une familiarité qui renvoie à
ce continent. Lorsqu’il ne s’agit pas d’animaux, les récits mettent en scène des
humains et leurs problèmes quotidiens (répudiation, polygamie, etc.).
Par rapport à Senghor, Birago Diop possède, semble-t-il, moins de
compétence linguistique : Senghor est grammairien et connaisseur des lettres
classiques. Birago Diop vient de la médecine vétérinaire ; Senghor, lui, pratique
l’écriture de façon professionnelle tant par ses interventions dans l’espace public
métropolitain que dans le champ littéraire afro-antillais. Il a en outre écrit trois
recueils de poésie qui sont des compositions propres, et a été salué par les pairs,
tandis que Birago Diop récolte et retravaille des contes déjà existants, et dépend
de l’esthétique senghorienne. Or ces deux auteurs recourent à ce qu’on peut
appeler un certain classicisme formel, comme le montrent ces exemples extraits
du recueil poétique de Birago Diop, Leurres et lueurs (1960).

Leurres et lueurs (1960)

La terre saigne
Comme saigne un sein
D’où coule du lait
Couleur du Couchant.
Le lait est rouge,
Du sable sourd du Sang,
Le Ciel pleure
Comme pleure un Enfant87.

246

Éthiopiques (1958)

Les sifflets des rapides traversaient mon cœur longuement, de longs déchirements de points de
diamants.
J’ai réveillé les concubines alentour.
Ah ! ce sommeil sourd qui irrite quand chaque flanc et le dos sont les plaies de crucifié
La poitrine succombe à de graves énigmes, et je meurs de ne pas mourir et je meurs de vivre le cœur
absent88.


Toutefois Senghor en fait un usage plus complexe ; sa phrase rappelle celle
d’un Saint-John Perse ou d’un Claudel (norme du centre), ce qui correspond
davantage à des compétences linguistiques et littéraires qui vont de pair, en
général, avec la formation et avec la position des agents issus d’espaces
dominés. Comparons les extraits suivants de Saint-John Perse et de Senghor.

Vents

... Eâ, dieu de l’abîme, les tentations du doute seraient promptes


Où vient à défaillir le Vent... Mais la brûlure de l’âme est la plus forte,
Et contre les sollicitations du doute, les exactions de l’âme sur la chair
Nous tiennent hors d’haleine, et l’aide du Vent soit avec nous89 !

Éthiopiques

Je te nomme Soir ô Soir ambigu, feuille mobile je te nomme.


Et c’est l’heure des peurs primaires, surgies des entrailles d’ancêtres.
Arrière inanes faces de ténèbre à souffle et mufle maléfiques !
Arrière par la palme et l’eau, par le Diseur-des-choses-très-cachées !
Mais informe la Bête dans la boue féconde qui nourrit tsétsés stégomyas
Crapauds et trigonocéphales, araignées à poison caïman à poignards90.


On peut se rendre compte que Senghor, comme Birago Diop, ne remet pas en
cause l’esthétique régulière de la langue classique, si ce n’est qu’il crée un
rythme propre à son discours poétique en l’accompagnant d’une
« africanisation » du lexique, plus visible encore dans d’autres de ses poèmes,
par exemple dans Nuit de Sine (kôras, « Mbogou couleur de désert », Guelwars,
Dyob, etc.). Cette spécificité lui permet de se distinguer, sans paraître ignorant
du lexique. Mais l’introduction d’un lexique africanisé s’accompagne en même
temps d’une surévaluation normative par Senghor. Birago Diop ne fait que le

247
suivre en usant d’un lexique africain aussi bien dans les contes que, parfois, dans
sa poésie.
Birago Diop, qui pratique lui aussi cette africanisation lexicale dans ses divers
récits, tire une sorte de maxime ou de leçon, qui met en avant, à travers
l’expérience familière – par exemple la lenteur de l’âne et la répudiation –, le
rapport à l’Afrique. Ce rapport est configuré par l’expérience du chemin et de la
parenté. Il s’agit du chemin parcouru avec le lecteur à travers ces contes, dont la
destination aboutit à un savoir authentique sur l’Afrique traditionnelle, parce
qu’il ne s’agirait que d’une adaptation relativement fidèle de la sagesse africaine
diffusée par son oncle Amadou Koumba. Le lecteur est censé accroître ainsi ses
connaissances, comme l’indique Birago Diop en employant l’image familière
d’une historiette narrée aux enfants avant le sommeil. Il en aurait eu l’expérience
en son Afrique natale où les anciens de sa famille lui racontaient de belles
histoires pleines de sagesse : « J’eus dans mon entourage d’autres vieilles gens,
et, en grandissant à leur côté, “j’ai bu l’infusion d’écorce et la décoction de
racines, j’ai grimpé sur le baobab”. Je me suis abreuvé, enfant, aux sources, j’ai
entendu beaucoup de paroles de sagesse, j’en ai retenu un peu91 ».
Abdoulaye Sadji, quant à lui, met l’accent sur la violence du métissage, bien
que le débat ne soit plus vraiment d’actualité à Paris. Nous allons voir qu’il
s’agit d’un effet d’hystérésis.

L’échec du métissage chez Sadji ou l’effet d’hystérésis

Abdoulaye Sadji (1910-1965), contrairement à Birago Diop et à Senghor,
vient d’une famille d’intellectuels. Il naît à Rufisque, dans l’une des Quatre
Communes, d’un père lettré, Demba Sadj, marabout spécialisé en théologie
musulmane. Demba Sadj a fondé une école coranique qui formait des talibés
chargés d’islamiser les localités sénégalaises92. Jusqu’à l’âge de 11 ans,
Abdoulaye fréquente cette école coranique, comme Birago Diop et Ousmane
Socé. Le jeune talibé ne manifeste pas d’enthousiasme particulier à apprendre le
Coran, ni à l’idée de devenir marabout à l’instar de son père93. Celui-ci l’inscrit à
l’école coloniale pour qu’il obtienne le certificat d’études primaires
élémentaires. Sadji réussit au concours d’entrée à l’école primaire supérieure
Blanchot à Saint-Louis en même temps que son camarade Mamadou Dia, futur
premier ministre du Sénégal après l’Indépendance.

248
Entre 1926 et 1929, il étudie à l’École normale William Ponty, où il se
consacre à l’écriture et rencontre Félix Houphouët-Boigny. De 1929 à 1931, il
enseigne en Casamance et se rapproche de l’animisme tout en se liant à plusieurs
femmes, dont il aura treize enfants. Comme Ousmane Socé, il obtient le
baccalauréat en 1932 et peut se rendre en Métropole y poursuivre ses études. La
mort de son père et l’obligation pour les diplômés de William Ponty de
s’orienter vers l’École nationale vétérinaire d’Alfort le contraignent à y renoncer
(Ousmane Socé s’est, quant à lui, appliqué dans ses études de vétérinaire, et par
ce biais s’est rapproché du monde littéraire afro-antillais). La situation familiale
de Sadji l’oblige à rester au Sénégal. Il y lit les auteurs afro-américains, ainsi que
Léo Frobenius.
Sadji s’engage dans le débat en cours dans l’espace public colonial en écrivant
dans les journaux de la presse locale tels que Le Périscope et Paris-Dakar, ainsi
que le Bulletin de l’enseignement en AOF. Ses écrits définissent le rapport à
l’Afrique par l’intermédiaire de la tradition, comme le Karim de Socé. Il publie
par exemple des chants traditionnels accompagnés de commentaires, dans le but,
d’une part, de dégager une signification ancienne et précoloniale de la
topographie, comme le rappelle Lüsebrink, d’autre part de conserver une
mémoire historique de la culture africaine. Quant au rôle de la littérature, elle
consiste à faire connaître le peuple colonisé au peuple colonisateur94. La plupart
de ses écrits ont été publiés sous la forme de feuilletons dans cette presse
coloniale, comme une partie de ceux de Socé (par exemple Mirages de Paris),
avant de paraître sous forme de livres. Cette participation à l’espace public
colonial est marquée notamment par le débat sur le métissage culturel,
entre 1930 et 1940, qui s’est exporté dans le monde afro-antillais, comme on l’a
déjà vu avec Ousmane Socé.
Le débat dans la presse coloniale comporte certes un enjeu politique,
notamment, dans les années trente, celui de la réorientation de la politique
éducative en AOF et en AEF pour créer un enseignement colonial adapté aux
colonies africaines ; il favorise aussi la discussion des théories raciales émises
par toute une tradition qui va de Gobineau à Hitler95. Ce dernier, dans Mein
Kampf, diffusé en Allemagne et en France dès 1933, opère une hiérarchie des
races (valorisant le Blanc et dévalorisant le Noir) et condamne tout mélange, car
ce serait une menace pour la pureté de la « race blanche ». Lüsebrink nous
rappelle ce débat sur le métissage culturel96 dans lequel apparaissent deux
positions : d’un côté, celle défendue par Ousmane Socé et de l’autre celle

249
d’Abdoulaye Sadji, Fily Dabo Sissoko et Léopold S. Senghor qui publie un
article intitulé « Le problème culturel en AOF » dans le Paris-Dakar puis dans
Le Périscope Africain en septembre 193797.
Sadji est, par ailleurs, de plus en plus proche des thèses anticolonialistes,
lorsqu’il écrit Nini en 1947, qui paraîtra sous forme de feuilleton dans Présence
Africaine, grâce à son ami Alioune Diop. Ce dernier lui présente Senghor98, avec
lequel Sadji se lie d’amitié et discute dans la presse locale au sujet des modèles
d’assimilation et du développement des langues africaines. Il devient instituteur
et continue de former de nombreux élèves tels que Lamine Diakhaté, futur
écrivain parrainé par Senghor. En 1948, grâce à l’appui de son ami Senghor,
Sadji peut aller faire un stage à l’École normale supérieure de Saint-Cloud à
Paris. Ce sera son seul séjour en Métropole. Il y est accueilli par Senghor et
Alioune Diop pour passer un concours auquel il échouera.
Abdoulaye Sadji publie dès 1947 son premier roman sous formes d’extraits
dans Présence Africaine99. Ce sont ces extraits qui serviront d’exemple à Fanon
dans Peau noire, masques blancs. Sadji vient du Sénégal et n’a pas fait une
carrière parisienne. On peut supposer que son roman est publié dans Présence
Africaine grâce notamment à Alioune Diop qui est à la recherche d’écrivains
africains pour asseoir sa revue, puisque Diop estime que la partie consacrée aux
textes d’Africains reste la plus importante à ses yeux. Il publiera Nini.
Mulâtresse du Sénégal sous forme de livre en 1951 et en fera la promotion à la
reprise de la publication par Présence Africaine en 1954, en même temps que les
romans Cœur d’aryenne du député congolais Jean Malonga et Ville cruelle
d’Éza Boto, futur Mongo Beti. Dans Nini, Sadji revient sur la problématique du
métissage culturel, déjà abordée par Ousmane Socé et remis au goût du jour par
Alioune Diop à un moment où il semble n’être plus autant d’actualité dans le
champ littéraire afro-antillais.
Dans Nini, le rapport à l’Afrique est essentiellement exprimé à travers
l’expérience de l’amour qui unit les contraires (blancs et métis). Cette expérience
se manifeste dans le besoin qu’éprouvent les Mulâtresses – la grand-mère
Hélène, la tante Hortense, Nini et Madou – d’être aimées par l’homme blanc via
lequel elles accèdent à la civilisation. Or, si l’expérience de l’amour offre un
espoir de rapprochement entre Blanc et Noir à travers le cas des métis, elle se
solde néanmoins par un échec, étant donné que la relation ne vise, pour les
Blancs, qu’à tromper l’ennui dans les colonies. C’est en outre de cet échec qu’est
issue Nini. On comprend que toute sa frustration vienne de cet entre-deux

250
inconfortable à la base de son être social, qu’elle ne peut assumer qu’en rejetant
l’élément responsable de son infériorisation : le Mélanoderme. Elle opte pour la
« civilisation européenne », qui la rejette par ailleurs, d’où sa haine à l’encontre
des Mélanodermes.
À l’instar de Maran, l’auteur présente les expériences de l’amour et de la
haine comme la condition de possibilité du rapport à l’Afrique, c’est-à-dire qu’il
s’agit, une fois de plus, du prisme à travers lequel Sadji perçoit et apprécie
l’Afrique. L’amour devient en cela un schème régulateur de l’expérience
familière (l’amour et la haine), et permet d’unir les contraires, malgré l’échec,
qui coïncide ici avec la désunion généralisée : Nini est abandonnée et sa grand-
mère meurt. Ainsi, elle subit ce que sa parente a vécu avant elle. On voit que
cette perspective aboutit à un échec, en ce que le métissage ne peut être que
source de problème dans la société coloniale. Sadji s’écarte de la position
défendue par Alioune Diop et Senghor dans le microcosme afro-antillais.
Sadji ne rencontrera pas de succès dans les milieux afro-antillais, malgré
l’actualité du sujet lancé par Diop dans Présence Africaine, parce qu’il en est
coupé dès le départ et n’en connaît que des bribes. En AOF, par contre, il
participe activement au débat dans l’espace public colonial. De plus, la
démarche de Sadji n’entre pas vraiment dans le projet senghorien du traitement
de « l’âme nègre », à partir duquel Sadji aurait pu lire autrement les rapports
Blancs/Noirs qu’il évoque. Il est en décalage avec la dynamique du champ tel
qu’elle s’annonce sous la domination senghorienne et césairienne. C’est l’« effet
d’hystérésis », que semble avoir bien ressenti Sadji qui, dans sa préface de Nini,
essaie de justifier le décalage entre son roman et les attentes du champ : « Des
hommes sérieux, intéressés à la question [du métissage], m’ont dit que Nini est
dépassé, mais je ne les crois pas. À mon avis ils ont simplement confondu deux
choses bien différentes : durée et actualité100 ». Ce décalage se manifeste
d’autant plus dans l’usage même qu’il fait du schème de l’amour, alors rarement
utilisé dans la production littéraire des agents afro-antillais. L’auteur de
Maïmouna favorise le schème de l’amour, une fois de plus dans l’optique
maranesque qui n’ouvre qu’à l’assimilation, alors que la parenté senghorienne
permet une liaison sans désintégration, du moins dans les intentions qu’il
affiche. Ces deux démarches sont totalement étrangères à l’historien Cheikh
Anta Diop qui repense le problème en dehors du domaine littéraire. Promu par
l’avènement concomitant du structuralisme, il historicise et modélise la parenté
dans les sciences humaines.

251

Le déplacement antadiopien : modèle historique et schème de la parenté

Cheikh Anta Diop naît au Sénégal en 1923 dans une famille relativement
modeste mais intellectuelle par son oncle maternel, Cheikh Ahmadou Bamba
(1851-1927). Ce dernier est auteur de poésie et d’ouvrages de doctrines
religieuses, philosophiques, éthiques, etc. À l’instar d’Alioune Diop, le jeune
Cheikh Anta est envoyé très tôt à l’école coranique, de l’âge de quatre ou cinq
ans jusqu’à sa onzième année. Comme Birago Diop et Ousmane Socé, il a vécu
très jeune dans un milieu mouride101. Cheikh Anta fréquente ensuite l’école
française de Diourbel puis le lycée Van Vollenhoven, à Dakar, où il obtient
en 1945 le brevet de capacité coloniale en mathématique et en philosophie. Au
départ, il se destine à un métier scientifique.
Il se rend à Paris en 1946 pour poursuivre ses études supérieures. Inscrit au
lycée Henri IV en classe de mathématique et en philosophie à la Sorbonne, il
bénéficie des enseignements de Gaston Bachelard102. Parallèlement à ces études,
il suit des enseignements en linguistique et en égyptologie. Après une année, il
change d’orientation en abandonnant l’étude des mathématiques pour se
consacrer à la philosophie, aux lettres et aux sciences à la faculté des sciences de
Paris, plus précisément en chimie générale et en chimie appliquée. Il suit aussi
des cours de chimie nucléaire et de physique nucléaire au laboratoire Curie de
l’Institut du radium dirigé par Frédéric Joliot-Curie103.
Il n’a pas le même profil que la majorité des agents afro-antillais, davantage
orientés vers les sciences humaines. Mais lui aussi mène des actions politiques.
Il milite dans l’Association des étudiants africains de Paris, qu’il a créée
en 1946. En même temps, il milite pour le Rassemblement démocratique africain
(RDA) présidé par Félix Houphouët-Boigny et devient le secrétaire général de
l’Association des étudiants du RDA. Au début de cet engagement politique, il
soutient Senghor pour son élection en tant que député du Sénégal, avant de
comprendre la position ambivalente de Senghor sur l’avenir de l’Afrique
subsaharienne – il est pour l’indépendance dès 1946, mais une indépendance
progressive : d’abord dans le cadre de l’Union française –, ainsi que sur la
négritude, qui fait renaître la culture africaine à partir de la langue française et de
l’association avec la France. Cheikh Anta Diop se fait, lui, le défenseur de
l’indépendance et d’une fédération d’États démocratiques africains, en partant du

252
fait qu’ils viennent de la base africaine commune qu’est l’Égypte pharaonique104,
hypothèse qu’il essaiera de défendre dans sa thèse de doctorat.
En 1949, il s’inscrit en Lettres à la Sorbonne pour préparer une thèse avec
Gaston Bachelard et Marcel Griaule. Mais ses promoteurs ne parviennent pas à
réunir un jury qui accepte d’examiner ses travaux car les thèses qu’il défend
n’entrent pas dans l’épistémè105 de l’époque. Il doit donc y renoncer. Alioune
Diop en accepte la publication et Aimé Césaire de courir le tout-Paris pour
trouver des intellectuels prêts à défendre ce livre, devenu célèbre en 1954 sous le
titre de Nations nègres et cultures. Grâce à cette publication, Cheikh Anta Diop
acquiert une notoriété dans le microcosme afro-antillais et parisien, ainsi que
dans le monde scientifique international.
À partir de 1955, il enseigne la physique et la chimie aux lycées Voltaire et
Claude Bernard à Paris en tant que maître-auxiliaire. En 1956, il se réinscrit en
thèse d’État de Lettres « avec deux nouveaux sujets qui ne portent pas
spécifiquement sur l’Égypte ancienne, mais s’intéressent aux formes
d’organisation des sociétés africaines et européennes et à leur évolution
respective106 ». Quatre années plus tard, il soutient sa thèse durant six heures et
termine avec la mention honorable, mais cela lui ferme les portes de
l’enseignement en raison des thèses dérangeantes qu’il défend107 ; sa notoriété
étant déjà faite, cela ne lui porte pas préjudice sur le plan scientifique, mais
seulement sur le plan universitaire, d’autant que Senghor (devenu président du
Sénégal) lui ferme les portes de l’université jusqu’en 1980, date du retrait
politique de l’auteur de Chants d’ombre, par ailleurs élu à l’Académie française.
Dans Nations nègres et culture, paru en 1954 dans la petite structure éditoriale
de Présence Africaine, Cheikh Anta Diop critique aussi bien la position
fanonienne formulée dans Peaux noires, masques blancs que l’usage de la
parenté chez Senghor. Ses compétences rares dans le microcosme afro-antillais
des années cinquante, lui permettent de porter le débat dans le domaine des
sciences humaines et de tracer de nouvelles frontières dans le champ intellectuel
afro-antillais à Paris.
On a vu que les rares auteurs de la deuxième génération à détenir des
diplômes en sciences étaient Birago Diop et Ousmane Socé, tous deux
vétérinaires. Fanon et Cheikh Anta Diop introduisent de nouvelles propriétés
dans le monde afro-antillais grâce à leur titre scolaire, et plus encore le second
que le premier, car Diop a bénéficié d’un enseignement scientifique et vient
d’une famille d’intellectuels afro-musulmans. L’auteur de Nations nègres et

253
culture a un double héritage scolaire : la formation à l’école coranique et les
discussions avec son oncle, grand mouride, d’une part, et celle de l’école
française d’autre part. Dès le départ, le rapport à l’Afrique de Cheikh Anta Diop
passe non seulement par l’expérience familière de la parenté, mais aussi et
surtout par un cadre conceptuel au carrefour de plusieurs disciplines, dont
l’anthropologie, l’histoire et l’égyptologie. C’est ainsi qu’il réoriente la
problématique de l’identité nègre en la sortant du domaine littéraire pour la
problématiser dans les sciences humaines, ce qui l’amène à critiquer le rapport à
l’Afrique, biaisé selon lui, des deux nomothètes, Senghor et Césaire, devenus
défenseurs d’un canon intellectuel et littéraire dans le monde culturel afro-
antillais de l’après-guerre, ainsi que d’autres intellectuels africains et européens.
Son rapport à l’Afrique est avant tout historique, comme l’atteste la thèse
qu’il défend dans Nations nègres et culture. Si la littérature d’un Césaire ou d’un
Damas pouvait générer une plus grande proximité avec l’Afrique grâce à la
poésie, l’essai de Cheikh Anta Diop repense cette proximité au moyen d’un
cadre conceptuel qui configure la complexité inhérente à ce rapport, c’est-à-dire
qu’il fait une incision dans la réalité complexe du rapport à l’Afrique. Il s’agit
du débat portant sur l’origine de la civilisation égyptienne. Selon la position
antadiopienne, l’origine nègre de cette civilisation expliquerait les autres
civilisations africaines que l’on connaît. Sa thèse attaque dès le départ celles des
milieux de spécialistes européens qui, pour expliquer l’origine des civilisations
africaines, avaient recours, selon lui, au « Blanc mythique responsable de ces
civilisations108 ». Cheikh Anta Diop essaie une démonstration autre : d’une part
il n’y a aucune trace de ce Blanc mythique, et d’autre part, pour lui, s’y référer
n’est qu’un moyen de dénier au Nègre toute capacité de création en l’aliénant
culturellement, ce qui n’a rien de scientifique et sert davantage le
colonialisme109.
Après avoir mis en lumière les motivations qui seraient à la base de la thèse
du « Blanc mythique », l’auteur pose le problème de l’histoire africaine. Il
constate que, pour ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest, les manuels occidentaux
la font débuter IIIe siècle avant Jésus-Christ et s’arrêter au royaume du Ghana du
IIIe siècle après Jésus-Christ. En dehors du IIIe siècle avant ou après la naissance
du Christ, il n’y aurait rien. En ce qui concerne l’Afrique centrale et australe, ces
manuels ne remontent que quelques siècles en arrière, et pour trouver des
sociétés nègres sans liaison entre elles. Pour Cheikh Anta Diop, c’est cette

254
absence de liaison entre ces sociétés africaines qui constitue l’une des pierres
d’achoppement. Il y a donc lieu de reposer le problème autrement en recherchant
une origine commune, c’est-à-dire la parenté entre les sociétés africaines. Il
formule alors l’hypothèse que leur origine commune est l’Égypte et l’Éthiopie –
cette dernière sera récupérée par Senghor avec le recueil Éthiopiques. C’est
précisément dans les arguments utilisés pour appuyer sa thèse que son rapport à
l’Afrique va se manifester à travers ce que nous avons appelé jusqu’à présent le
schème de la parenté, auquel Cheikh Anta Diop ajoute le modèle historique.
Ainsi, pour récuser la thèse de l’égyptologie moderne des années cinquante,
relative à l’origine blanche des Égyptiens, l’historien sénégalais déploie une
argumentation historique en recherchant d’abord le témoignage des historiens
contemporains des Égyptiens, à savoir les grecs (Hérodote, Diodore et Strabon)
et les latins (Pline, Tacite, etc.) qui disent que les Égyptiens étaient Nègres
comme l’étaient les Éthiopiens et les autres Africains, ce que reprend Senghor
dans Éthiopiques.
Par la suite, il fait appel au constat de Volney qui, malgré ses préjugés, fut
étonné au XVIIIe siècle de voir que les Égyptiens étaient noirs. À partir de là,
selon lui, les savants vont se diviser en deux groupes : ceux qui l’accepteront et
ceux qui refuseront cette vérité. Au XIXe siècle, le déchiffrage des hiéroglyphes
par Champollion-le-Jeune permet une meilleure compréhension de la société
égyptienne et fait réapparaître l’évidence d’une civilisation nègre. Mais, précise
Cheikh Anta Diop, cette évidence ne sera pas acceptée pour des raisons
idéologiques par les Champollion-Figeac, Chérubini, Maspero, etc.
Après quoi, l’historien sénégalais rétablit le lien entre l’Égypte et les sociétés
africaines en reconstituant la genèse du peuplement de la vallée du Nil, ainsi que
celle des sociétés nègres, ce qui, en même temps, contribue à expliquer la
naissance du « mythe du Nègre » – dessèchement du Sahara (vers -7000),
poussée vers le Haut-Nil, puis essaimage sur tout le continent. Quant à l’origine
locale de la civilisation que les égyptologues attribuent au Delta, Cheikh Anta
Diop la récuse car elle viserait à établir une origine méditerranéenne, c’est-à-dire
une origine blanche à la civilisation égyptienne (thèse du « Blanc mythique ») :
la civilisation égyptienne serait venue de la Basse-Égypte (Delta) vers la Haute-
Égypte. Or, dit-il, aucun document historique ne prouve cette origine nordique,
alors que nombreux sont ceux qui attestent l’origine sudiste tels que les textes

255
des Pyramides, Le Livre des Morts, etc. Sans oublier, rappelle-t-il, que le Delta
était insalubre et inhabitable110.
Cheikh Anta Diop s’appuie également sur des documents historiques pour
rejeter la thèse d’une civilisation égyptienne originaire de l’Asie, entre autres de
la Mésopotamie : « Ici, comme dans tout ce qui précède, il importe de distinguer
ce que l’on peut déduire de l’examen strict des documents historiques de ce que
l’on postule, par-delà ces documents – et à l’encontre de leur témoignage111 ». Il
donne quelques exemples fondés sur la cosmogonie phénicienne dont la base
serait nègre : « La cosmogonie phénicienne révèle, une fois de plus, la parenté
des Égyptiens et des Phéniciens, tous deux d’origine koushite, c’est-à-dire
nègre112 ». Cette idée de parenté est poussée plus loin par le jeune historien
sénégalais qui la retrouve également dans la création de la ville de Thèbes113.
Les Égyptiens seraient ainsi à la base d’un des berceaux de l’humanité à partir
de la région des Grands Lacs en passant par le Soudan pour arriver au Delta où
l’abondance des ressources a entraîné leur sédentarisation et la pratique de
l’agriculture. Cette combinaison a donné au Nègre, dit Cheikh Anta Diop, une
nature plus pacifiste, ainsi que le matriarcat, le totémisme et le monothéisme –
Dieu unique et incréé à la fois mâle et femelle, d’où la pratique de l’excision
pour éliminer le mâle en la femelle et de la circoncision pour tuer le côté femelle
chez le mâle. Au contraire, précise l’historien, la société eurasiatique a dû faire
face à une nature peu clémente et a donc été obligée de s’adapter sous peine de
mourir. Le nomadisme s’est alors développé et cette vie rude a favorisé l’esprit
de conquête et le patriarcat. Cette distinction antadiopienne introduit déjà
certains éléments sur lesquels l’auteur de Nations nègres et culture se basera
pour développer son idée de parenté entre l’Égypte et le reste de l’Afrique :
totémisme, royauté, cosmogonie et organisation sociale fondée sur le matriarcat.
Toujours dans le but d’expliquer la parenté entre l’Égypte et le reste de
l’Afrique, Cheikh Anta Diop étudie particulièrement la parenté entre le Soudan
méroïtique – c’est-à-dire l’Éthiopie ancienne qui correspond à la civilisation
soudanaise du Sennaar, de Méroé, de Napata – et l’Égypte. Le roi Sabaka, monté
sur le trône en 712, chasse Bocchoris de l’Égypte et est vu comme le
régénérateur de la tradition ancestrale (Nubie), preuve d’un lien entre l’Éthiopie
ancienne et l’Égypte114. Pour Cheikh Anta Diop, cette parenté se justifie du fait
que tous deux viennent de la même culture : ils sont les fils de Cham, Misraïm et
Koush, ils adorent les mêmes ancêtres (par exemple, Ammon, Dieu de toute
l’Afrique noire actuelle). De plus, la civilisation égyptienne trouve sa source en

256
Nubie, puis au Soudan, avant de redescendre vers la Basse-Égypte, ce que
reconnaissaient les Égyptiens eux-mêmes (originaires de la Nubie et du cœur de
l’Afrique) confirmant par là, précise Diop, l’antériorité de la Nubie par rapport à
l’Égypte, malgré les tentatives de rajeunissement de la Nubie par certains
égyptologues115.
Il donne aussi l’exemple de la parenté grammaticale entre l’égyptien ancien et
le wolof (valaf)116. Cette langue lui est familière, comme il l’indique lui-même :
« J’ai tiré les exemples de grammaire valaf de ce que je sais de cette langue qui
est la mienne117 ». Ceci lui permet de souligner sa proximité avec l’Afrique et de
réinscrire son étude dans le concret. Ainsi, à l’argument historique et
anthropologique s’ajoute l’argument linguistique. C’est-à-dire qu’il met en
présence à la fois le schème de la parenté (la parenté, ici entre la civilisation
égyptienne et le reste de l’Afrique) et le modèle historique, anthropologique et
linguistique. En cela, il rejoint Fanon sur le couplage du schème avec la notion
de modèle, bien qu’il y ait, semble-t-il, entre eux différence sur le modèle (Fanon
utilise la psychanalyse). Cette différence pourrait s’expliquer par la formation
multidisciplinaire de Cheikh Anta Diop qui d’emblée le distingue de Fanon et de
Senghor.
L’utilisation de ce modèle pluridisciplinaire se heurte à la difficulté
d’expliquer le paradoxe entre la situation passée d’une civilisation brillante et la
situation contemporaine du Nègre. Autrement dit, interroge Cheikh Anta Diop,
comment expliquer la régression culturelle des Nègres, alors qu’ils descendent
des Égyptiens ? L’historien sénégalais utilise son modèle pour surmonter cette
difficulté, ce qui laisse entendre que l’expérience de la parenté en tant que telle
demeure insuffisante dans une certaine mesure et que le modèle historique vient
la compléter.
Lorsque l’Égypte tomba sous le joug étranger, les sociétés nègres furent
totalement isolées de ce qu’il appelle la « mère-patrie ». Du reste, en dehors de
la vallée du Nil, le milieu naturel ne justifiait pas la recherche spéculative pour le
développement du progrès matériel ce qui va les pousser à développer davantage
l’organisation politique, sociale et morale. La rencontre avec l’Europe s’effectue
donc à un moment où le développement technique africain était relativement
moins avancé qu’en Europe pour des raisons liées au milieu naturel. Cette
faiblesse, dit Cheikh Anta Diop, l’Occident doté d’armes à feu a su l’exploiter118.
On le sait, cette lecture dévoile en même temps l’entremêlement du schème de
la parenté – la parenté entre l’Égypte et les autres sociétés nègres – et de la

257
modélisation, dispositif plus abstrait que la parenté. Il s’agit notamment du
modèle marxien selon lequel « [l]e mode de production de la vie matérielle
domine en général le développement de la vie sociale, politique et
intellectuelle119 ». En l’occurrence, les relations sociales Blanc/Nègre,
maître/esclave procèdent du renversement des rôles qui résulte des nouveaux
rapports techniques. Cette aliénation, terme utilisé également par la théorie
marxienne, a agi sur le Nègre instruit qui, à présent, résiste à l’idée d’une
Afrique civilisatrice du monde. Cheikh Anta Diop, comme l’a fait Fanon dans
Peaux noires, masques blancs, attaque ensuite les deux nomothètes, Senghor et
Césaire, rejetant l’idée formulée par Senghor d’un Nègre sensible et émotif et
d’un Blanc rationnel.
Il est fréquent que des Nègres d’une haute intellectualité restent victimes de cette aliénation au point
de chercher de bonne foi à codifier ces idées nazies d’une prétendue dualité du Nègre sensible et
émotif, créateur d’art, et du Blanc fait surtout de rationalité. C’est ainsi que s’exprime de bonne foi un
poète nègre africain dans un vers d’une admirable beauté :
« L’émotion est nègre et la raison hellène »
(Léopold Sédar Senghor)120

Ou celle exprimée par Césaire dans Soleil cou coupé qui, en évoquant
l’expérience relative à la mémoire de l’esclavage, laisse entendre que le Noir a
toujours été l’esclave du Blanc.

DEPUIS AKKAD, DEPUIS ELAM, DEPUIS SUMER
Maître des trois chemins tu as en face de toi un homme qui a beaucoup marché.
Maître des trois chemins, tu as en face de toi un homme qui a marché sur les mains, marché sur les
pieds, marché sur le ventre, marché sur le cul.
Depuis Élam, depuis Akkad, depuis Sumer.

Ailleurs il écrit :
Ceux qui n’ont inventé ni la poudre, ni la boussole,
Ceux qui n’ont jamais su dompter ni la vapeur, ni l’électricité
Ceux qui n’ont exploré ni la mer, ni le ciel...121
(Aimé Césaire)

On peut noter que l’auteur malmène particulièrement le nomothète Senghor :
il se montre ironique envers ce dernier, un « poète de bonne foi » dont le vers,
bien que véhiculant des « idées nazies », demeure d’une « admirable beauté ». Il
se montre plus bienveillant à l’égard de Césaire, comme l’atteste sa note de bas
de page après la citation du vers de l’écrivain martiniquais : « Cette citation,

258
écrit-il, n’atténue en rien la profonde admiration que j’ai pour l’auteur122 ». En
quelque sorte, d’après Diop, l’utilisation seule du schème de la violence ou de la
parenté peut conduire à commettre ce type d’erreur. Afin d’éviter cet écueil, le
schématisme doit être complété par la modélisation historique, entre autres ici le
modèle marxien, comme on a pu le voir plus haut. C’est sur ce terrain historique
que Césaire rejoint cependant Cheikh Anta Diop dans la mesure où l’histoire
revêt une dimension importante dans le rapport de ces deux auteurs à l’Afrique.

Or cette liaison entre schématisme et modélisation marxienne fait également
partie du processus de fondation d’un État fédéral africain dont le préalable est
l’unité culturelle. À cette fin, il y a lieu de réconcilier l’Afrique avec sa
géographie et son histoire contre les « manipulations et les géographies
coloniales », comme l’a très bien souligné l’historien sénégalais Mamadou
Diouf123. Ce dernier a aussi entraperçu l’importance de l’expérience de la parenté
à travers la réinsertion antadiopienne de l’Égypte dans l’Afrique. Toutefois,
précise Diouf, l’auteur de Nations nègres et culture ne « sort pas de la matrice de
la rationalité occidentale, tout en la détournant124 ». Cheikh Anta Diop resterait
« prisonnier des déterminations d’une histoire linéaire telle qu’elle est proposée
par la philosophie des Lumières125. Pour compléter la lecture de Diouf pour qui
le devisement antadiopien ne sort pas du champ des prises de position, il nous
semble utile de souligner l’importance de l’ajustement entre les idées
antadiopiennes et celles en œuvre dans le microcosme parisien sur lequel
s’appuie Cheikh Anta Diop. Ce dernier vise tout aussi bien l’affirmation d’une
différence, que la réinscription de la démarche scientifique dans une tradition
historique interrompue depuis Volney.
Autrement dit, Cheikh Anta Diop se démarque du monde intellectuel afro-
antillais et parisien tout en réinsérant l’Égypte en Afrique via le schème de la
parenté et le modèle historique. Il s’oppose en cela à Georg Wilhelm Friedrich
Hegel (1770-1831), défenseur de l’étrange idée d’une Afrique anhistorique, qui
sépare l’Égypte de ce qu’il appelle « l’Afrique proprement dite » (« la seule
vallée de l’Afrique qui se rattache à l’Asie »)126. L’auteur de la Phénoménologie
de l’esprit ajoute que « [l]’Afrique proprement dite, aussi loin que remonte
l’histoire, est restée fermée, sans lien avec le reste du monde ; c’est le pays de
l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance qui au-delà du jour de l’histoire
consciente est enveloppé dans la couleur noire de la nuit127 ». Dans cette optique,

259
l’Égypte ne peut faire partie d’une Afrique située en dehors de l’histoire
universelle et de la rationalité.
L’Afrique n’est pas une partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni
développement et ce qui s’y est passé, c’est-à-dire au Nord, relève du monde asiatique et européen.
Carthage fut là un élément important et passager. Mais elle revient à l’Asie en tant que colonie
phénicienne. L’Égypte sera examinée au passage de l’esprit humain de l’Est à l’Ouest, mais elle ne
relève pas de l’esprit africain ; ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est ce qui
n’a point d’histoire et n’est pas éclos, ce qui est renfermé encore tout à fait dans l’esprit naturel et qui
devait être simplement présenté ici au seuil de l’histoire universelle128.

L’élimination de l’Afrique de l’histoire universelle et de toute rationalité


permet aussi à Hegel d’appuyer sa revendication de l’origine euro-occidentale de
la philosophie dont le seul berceau serait la Grèce. Dès lors, toute forme de
pensée ailleurs que dans l’environnement européen procéderait d’une
exportation hellène ou bien relèverait d’une pensée préphilosophique. On
comprend aisément que la démarche de Cheikh Anta Diop s’oppose à cette
conception, incorporée selon lui par les « Nègres » eux-mêmes. Il faut donc
discuter cette interprétation historique à l’instar de ce qu’ont fait les Indiens
dans les années vingt et trente en se distinguant de l’interprétation britannique de
leur histoire. Toutefois, Cheikh Anta Diop ne peut se couper du centre, d’où
l’appel à l’autorité des figures respectées par le centre en question (Hérodote,
Diodore, Strabon, Pline, Tacite, Volney...), figures qu’il oppose par ailleurs à
ceux qu’il nomme les « falsificateurs de l’histoire » (Champollion-Figeac,
Chérubini, Maspero, etc.), ce qui nous fait dire que sa démarche est davantage
une stratégie de démarcation que l’emprisonnement dans une détermination
rigoureuse, comme le fera Césaire à sa manière.

1 Jean Clauzel, « La formation à l’ENFOM », dans Jean Clauzel (dir.), La France d’outre-mer (1930-
1960). Témoignages d’administrateurs et de magistrats, Paris, Karthala, 2003, p. 52.
2 « Titre VIII – De l’Union française », dans Les Constitutions de la France depuis 1789, présentation
par Jacques Godechot, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 402-405.
3 Léopold Sédar Senghor, « Introduction », dans Liberté 1. Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964,
p. 7.
4 Léopold Sédar Senghor, « Nous ne voulons plus être des sujets », Liberté 2. Nation et voie africaine du
socialisme, Paris, Seuil, 1971, p. 17.
5 Ibid., p. 18.
6 Idem.
7 Léopold Sédar Senghor, « Assimilation et Association », Liberté 2..., op. cit., p. 25.
8 Léopold Sédar Senghor, « L’enseignement. Base de l’évolution des peuples », ibid., p. 9.

260
9 Léopold Sédar Senghor, « Vue sur l’Afrique noire ou assimiler, non être assimilés », Liberté 1..., op.
cit., p. 39.
10 Ibid., p. 43.
11 Ibid., p. 44.
12 Ibid., p. 45.
13 Rappelons au lecteur que nous avons cité deux articles datés de 1945 et de 1946. Il ne s’agit donc pas
d’époques radicalement différentes dans le contexte colonial.
14 Léopold Sédar Senghor, « La décolonisation, condition de la Communauté franco-africaine », dans
Liberté 2. Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Seuil, 1971, p. 216-219.
15 Léopold Sédar Senghor, « Indépendance nominale et confédération », op. cit., p. 220-224.
16 Romuald Fonkoua, « L’Afrique en khâgne : contribution à une étude des stratégies senghoriennes du
discours dans le champ littéraire francophone », Présence Africaine 154, 1996, p. 130-175.
17 Léopold Sédar Senghor, « Nation et socialisme », dans Liberté 2..., op. cit., p. 241.
18 Jules Carles, Teilhard de Chardin. Sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, Paris, PUF,
coll. « Philosophes », 1964, p. 31.
19 Il s’agit du premier pseudonyme d’Alexandre Biyidi dit Mongo Beti.
20 Léopold Sédar Senghor, « Laye Camara et Lamine Diakhaté ou l’art n’est pas d’un parti », dans
Liberté 1..., op. cit., p. 155.
21 Ibid., p. 157.
22 Léopold Sédar Senghor, « L’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine »,
Présence Africaine, numéro spécial Ier Congrès international des écrivains et artistes noirs (Paris-Sorbonne-
19-22 sept. 1956), p. 52.
23 Idem.
24 Idem.
25 Idem.
26 Ibid., p. 60.
27 Idem.
28 Léopold Sédar Senghor, « Langage et poésie négro-africaine », dans Liberté 1..., op. cit., p. 159-172.
29 Léopold Sédar Senghor, « Le message de Goethe aux Nègres-nouveaux », ibid., p. 83-84.
30 Léopold Sédar Senghor, « Réponse », Présence Africaine 5, 1956, p. 80.
31 Léopold Sédar Senghor, « Jeunesse de Victor Hugo », dans Liberté 1..., op. cit., p. 128.
32 Léopold Sédar Senghor, « René Maran. Précurseur de la Négritude », ibid., p. 410.
33 Léopold Sédar Senghor, « Favien Ranaivo, poète malgache », Présence Africaine 2, 1948, p. 334.
34 Ibid., p. 335.
35 Idem.
36 Idem.
37 Léopold Sédar Senghor, Hosties noires, dans Œuvre poétique, op. cit., p. 55.
38 Ibid., p. 58.
39 Léopold Sédar Senghor, Hosties noires, op. cit., p. 62-63.
40 Ibid., p. 89.
41 Ibid., p. 68.
42 Ibid., p. 79.
43 Ibid., p. 55.
44 Ibid., p. 66.
45 Ibid., p. 61.
46 Léopold Sédar Senghor, Hosties noires, op. cit., p. 94-95.
47 Ibid., p. 56.

261
48 Ibid., p. 57.
49 Ibid., p. 59.
50 Ibid., p. 70.
51 Léopold Sédar Senghor, « Léon-G. Damas », Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de
langue française, op. cit., p. 5.
52 Idem.
53 Léopold Sédar Senghor, « Aimé Césaire », ibid., p. 55.
54 Léopold Sédar Senghor, « Étienne Léro », ibid., p. 49.
55 Léopold Sédar Senghor, « Jean-Joseph Rabéarivelo », ibid., p. 180.
56 « La poésie de Léopold Sédar Senghor, Sénégalais, exprime le côté de l’âme noire qui correspond à la
gravité et au recueillement plutôt qu’à l’exaltation et à la fureur extatique » (Aimé Patri, « Léopold Sédar
Senghor », ibid., p. 147).
57 Les Temps modernes 37, octobre 1948, p. 577-625.
58 Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et
malgache de langue française, Paris, Quadrige/PUF, (1948) 2002, p. XIII.
59 Ibid., p. XIV.
60 Ibid., p. XV.
61 Ibid., p. XV.
62 Idem.
63 Idem.
64 Idem.
65 Ibid., p. XVI.
66 Ibid., p. XVII.
67 Martin Heidegger, Être et Temps, traduction de l’allemand par François Vezin, d’après les travaux de
Rudolph Boehn et Alphonse de Waelhens (première partie) Jean Lauxerois et Claude Roëls (deuxième
partie), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1986, p. 86. Heidegger lui-même définit le
« Dasein » de la façon suivante : « Le DASEIN est l’étant qui en son être se rapporte ententivement à cet
être. Par là est indiqué le concept formel d’existence. Le DASEIN existe. Le DASEIN est en outre l’étant que
je suis chaque fois moi-même. Au DASEIN existant appartient l’être-chaque-fois-à-moi comme condition de
possibilité de la propriété et de l’impropriété. Le DASEIN existe chaque fois en l’un de ces modes, à moins
que ce ne soit sur le mode où ils sont indifférenciés » (p. 86). Voir aussi Pierre Bourdieu, L’Ontologie
politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1988.
68 Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », op. cit., p. XXIX.
69 Ibid., p. XXXIV.
70 Ibid., p. XXXVI.
71 Michel Leiris, « Martinique charmeuse de serpents, par André Breton avec textes et illustrations
d’André Masson, Paris, Sagittaire, 1948 », Les Temps modernes 40, février 1949, p. 364.
72 Idem.
73 Par « configurer » (ou « configuration »), nous comprenons le fait d’inciser la réalité complexe (même
si celle-ci est fictionnelle) pour la rendre accessible. Cf. Lambros Couloubaritsis, « L’ère de la
configuration », dans La Proximité et la question de la souffrance humaine..., op. cit., p. 85-116.
74 Léopold Sédar Senghor, Éthiopiques, dans Œuvre poétique, op. cit., p. 99.
75 Ibid., p. 101.
76 Léopold Sédar Senghor, Éthiopiques, op. cit., p. 105.
77 Ibid., p. 106-107.
78 Ibid., p. 118.
79 Ibid., p. 148.

262
80 Ibid., p. 101.
81 Ibid., p. 102.
82 Nous savons que la structure est quadruple chez Couloubaritsis, mais nous n’avons retenu que trois
éléments et n’étudions pas la chronologie (cf. notre introduction).
83 Lambros Couloubaritsis, « Statut cognitif et affectif du mythe à l’origine de la philosophie », Uranie.
Mythes et Littératures 9, Lille, Université de Lille, 2000, p. 10-18.
84 Pour des informations complémentaires, voir le premier tome des mémoires de Birago Diop, La
Plume raboutée, Paris, Présence Africaine/NEA, 1978 ; le lecteur pressé se reportera à Birago Diop,
écrivain sénégalais, Paris, Fernand Nathan, coll. Littérature africaine, 1964.
85 Robert Cornevin, Littérature d’Afrique noire..., op. cit., p. 75-76.
86 Birago Diop, Les contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, 1969, p. 11.
87 Birago Diop, Leurres et lueurs, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 81.
88 Léopold Sédar Senghor, Éthiopiques, dans Œuvre poétique, op. cit., p. 111.
89 Saint-John Perse, Vents, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « NRF L Pléiade », 1972,
p. 195.
90 Léopold Sédar Senghor, Éthiopiques, dans Œuvre poétique, op. cit., p. 99.
91 Léopold Sédar Senghor, Éthiopiques, dans Œuvre poétique, op. cit., p. 10.
92 Amadou Booker Washington Sadji, Abdoulaye Sadji. Biographie, Paris, Présence Africaine, 1997,
p. 15. L’Islam est présent dans cette région depuis sa conquête par des nomades almoravides au IXe siècle,
ce qui a fragilisé l’empire du Ghana au profit de l’empire du Mali dont le centre était le pays manding (cf.
Mamadou Diouf, Histoire du Sénégal..., op. cit., p. 45).
93 Amadou Booker Washington Sadji, Abdoulaye Sadji..., op. cit., p. 20-21. Voir aussi Abdoulaye Sadji,
« Littérature et colonisation », Présence Africaine 6, 1949, p. 139-141.
94 Amadou Booker Washington Sadji, Abdoulaye Sadji..., op. cit., p. 110.
95 Hans-Jürgen Lüsebrink, La Conquête de l’espace public colonial. Prise de parole et formes de
participation d’écrivains et d’intellectuels africains dans la presse à l’époque coloniale (1900-1960),
Frankfurt am Main, IKO-Verlag für Interkulturelle Kommunikation, coll. « Studien zu den frankophonen
Literaturen außerhalb Europas », 2003, p. 203-204.
96 Ibid., p. 203-218.
97 Ibid., p. 208-209.
98 Le premier chapitre est publié dans le premier numéro, Abdoulaye Sadji, « Nini (roman). Chapitre
premier », Présence Africaine 1, novembre-décembre 1947, p. 110 ; puis d’autres extraits dans les
numéros 2 (1948, p. 276-298), 3 (1948, p. 485-504), 4 (1948, p. 647-666) et dans le numéro 16 (1954,
p. 287-415).
99 Abdoulaye Sadji, Nini. Mulâtresse du Sénégal, Paris, Présence Africaine, 1988, p. 11.
100 Ibid., p. 8. C’est Sadji qui souligne.
101 Cheikh M’Backé Diop, Cheikh Anta Diop. L’homme et l’œuvre, Paris, Présence Africaine, 2003,
p. 26.
102 Ibid., p. 33.
103 Idem.
104 Ibid., p. 57.
105 Cf. Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences
humaines », 1969.
106 Cheikh M’Backé Diop, Cheikh Anta Diop..., op. cit., p. 33-34.
107 Ibid., p. 35.
108 Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture. De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes
culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Présence Africaine, 1954, p. 13-14.

263
109 Ibid., p. 14.
110 Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture..., op. cit., p. 156.
111 Idem.
112 Ibid., p. 170.
113 Ibid., p. 170-171.
114 Ibid., p. 221.
115 Ibid., p. 229.
116 Ibid., p. 234.
117 Ibid., p. 236.
118 Ibid., p. 53.
119 Karl Marx, Critique de l’économie politique, dans Philosophie, édition établie et annotée par
Maximilien Rubel, introduction de Louis Janover et Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Folio-
Essais », 1982, p. 488.
120 Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture..., op. cit., p. 55.
121 Ibid., p. 56-57.
122 Ibid., p. 57.
123 Mamadou Diouf, « Introduction. Entre l’Afrique et l’Inde : sur les questions coloniales et nationales.
Écritures de l’histoire et recherches historiques », dans Mamadou Diouf (dir.), L’Historiographie indienne
en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris/Amsterdam, Karthala et Sephis, coll.
« Histoire du Sud », 1999, p. 7.
124 Ibid., p. 8.
125 Idem.
126 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, traduction par J. Gibelin, Paris, J. Vrin, 1963,
p. 74-75.
127 Idem.
128 Ibid., p. 79-80.

264

7

Césaire nomothète

Devenu député de Martinique et maire de Fort-de-France, Césaire, comme
Damas et Senghor, a intégré le champ politique, davantage ouvert aux colonisés
après 1945. Cette intégration lui permet aussi de dominer le champ politique
afro-antillais. Il peut ainsi rejoindre l’avant-garde idéologique en vogue à Paris à
la Libération et même le Parti communiste français. Comme pour Sartre et de
Beauvoir, le PCF incarne pour lui le sens de l’histoire ; s’ajoute à cela l’héritage
de l’esclavage qui l’empêche de prendre une position médiane en le poussant en
quelque sorte soit vers la gauche, soit vers la droite. Une position centrale est
quasiment exclue dans son cas, à l’inverse de son ami Senghor, car cela le
rapprocherait du doudouisme ou des agents originaires des Antilles comme les
Nardal, Maran et autres assimilés.
L’adhésion au PCF lui offre la possibilité de ne pas manquer le « sens de
l’histoire » dont parlent Sartre et Beauvoir. En même temps, l’alignement
césairien sur l’avant-garde politique l’éloigne de la position senghorienne – sans
qu’il la critique explicitement, étant donné l’alliance objective entre eux dans la
lutte pour la reconnaissance littéraire et politique, position à partir de laquelle
Césaire va tenir discours tant au centre (Paris) qu’en périphérie (Martinique). Sa
position l’inscrit dans l’engagement sartrien de l’après-guerre, alors que Sartre
n’adhère pas au PC, ni Senghor d’ailleurs : en rejoignant le Parti le plus puissant
de France, Césaire s’assure une position dominante dans les Antilles et une
visibilité politique en Métropole.
Or le profil avant-gardiste adopté consiste en un réajustement politique sur la
spécificité du fait colonial, tout en conservant le lien avec « l’universel ».
Originaire des Antilles, Césaire garde à l’esprit l’expérience îlienne, notamment
celle de l’esclavage. C’est d’autant plus vrai qu’en 1948, la France célèbre le
centenaire de son abolition. En tant que député de Martinique et défenseur de la
départementalisation de l’île, Césaire prononce à cet effet un discours dans
lequel on peut lire sa position politique.

265

Esclavage et colonisation comme « fait social »

La commémoration de l’abolition de l’esclavage à la Sorbonne, aux côtés du
président Vincent Auriol et de Léopold Sédar Senghor, offre à Césaire
l’occasion de déterminer la ligne politique qu’il tente d’adopter. Le Bulletin
d’information de la France d’Outre-Mer insiste d’ailleurs davantage sur son
mandat politique que sur sa qualité d’écrivain1, car c’est à ce titre qu’il est amené
à s’exprimer en public ce jour-là.

« Tels sont les faits. Je les verse au dossier de la bourgeoisie »

L’orientation politique qu’il adopte définit aussi la position à partir de laquelle
il devise de son rapport à l’Afrique : c’est celui d’un Martiniquais conscient de
l’expérience de l’esclavage, expérience héritée de l’histoire. Comme Sartre et
Senghor, Césaire est devenu un écrivain engagé, et par ailleurs communiste.
C’est à partir de cette perspective adaptée à sa spécificité martiniquaise qu’il relit
notamment l’histoire de l’abolition de l’esclavage. Pour lui, le caractère
effrayant de l’esclavage au XIXe siècle est sa coexistence avec la science, la
poésie, la philosophie, etc., sans que cela semble gêner les grands penseurs de
cette époque. Césaire insiste sur la factualité de l’esclavage.

Et on les mutile. Et on les pend et on les vend.
Ce sont les nègres. Cela est licite, régulier. Tout est dans l’ordre.
Tels sont les faits.
Je les verse au dossier de la bourgeoisie2.

Cette idée sera aussi reprise par un certain Tersen dans un article intitulé
« Victor Schœlcher ». Malgré l’affaiblissement de l’esclavage dès 1848, le coup
final sera porté contre ce phénomène grâce au concours du peuple de Paris, ce
qui permet à Césaire de bien affirmer sa position politique qui accorde beaucoup
d’importance à l’action révolutionnaire menée par le peuple. C’est avec le
peuple qu’il tente d’établir un rapport de proximité relationnelle comme il a déjà
tenté de le faire dans Tropiques en explorant diverses figures de la culture créole.

266
[...] aux environs de 1848, un esprit probe ne saurait avoir de doute : pour abolir l’esclavage à ce
moment précis de l’histoire française, il fallait plus que la vague bonne volonté de quelqu’uns, il fallait
le concours révolutionnaire de la volonté d’un peuple et l’inflexible lucidité d’une politique3.

Il s’agit bien du peuple de Paris, celui de la Commune de Paris (1848) qui a su


faire preuve de générosité, malgré la misère de sa condition, et non pas de la
bourgeoisie à laquelle il attribue la responsabilité de l’esclavage. Tersen n’insiste
pas sur le peuple, mais attribue l’ébranlement de l’esclavage à la mutation du
capitalisme.
Ce n’est pas (ou du moins pas seulement) l’humanité outragée et indignée qui proteste. C’est le
capitalisme bien avisé qui s’informe et envisage de profondes mutations. En cela, la génération
de 1830 diffère totalement de celle de 1790 : plutôt que d’attaquer l’esclavage dans son principe, c’est
son efficacité qu’elle discute4.

Et pour Tersen, Schœlcher fait partie de cette génération de 1830. Par contre,
pour Césaire, c’est la pression populaire, conjuguée à l’habileté politique d’un
Victor Schœlcher qui sont la cause de l’abolition de 1848. Or Césaire voit bien
la contradiction, perçue aussi par Tersen, entre, d’une part, verser l’esclavage
« au dossier de la bourgeoisie », et, d’autre part, louer l’action abolitionniste du
« bourgeois » Schœlcher. C’est pourquoi il parle de la « lucidité politique » d’un
homme qui n’était justement pas disposé à porter son attention à cette question.
Il réinterprète donc la figure de Schœlcher, un homme décrit comme « passionné
de la justice », doté d’un « goût des principes » et d’une « persévérance
inlassable5 », il parle d’une « conscience », d’un homme « courageux » et d’une
honnêteté sans faille, qui « n’a jamais transigé6 ». Alors que Tersen ne voit chez
lui aucune philosophie de l’abolitionnisme.
Pourtant, prenons-y bien garde, et ceci pour éviter toute exaltation superflue. Schœlcher n’est pas un
très grand esprit ; ce n’est nullement un de ces hommes qui marquent leur place lumineuse dans
l’histoire des idées. On chercherait vainement dans ses écrits [...], une théorie, un système, une
philosophie (si l’on préfère) de l’abolitionnisme (nous nous permettons personnellement de ne pas trop
le regretter)7.

Or, dans un autre discours de 1950, Césaire verra en Schœlcher l’héritier


d’Henri Grégoire, l’abbé Grégoire, « un géant » dont la vie se confond avec la
Révolution de 17898, également « passionné de justice », animé d’une générosité
qui en fait le « premier militant de l’anticolonialisme9 » et qui s’est engagé dans
la politique pour défendre la cause des esclaves10. Dès lors, si le XIXe siècle n’a

267
pas su saisir l’importance de Victor Schœlcher, qui a toute sa vie combattu le
« sadisme colonial11 », un siècle plus tard, il faut réparer cet oubli et le
commémorer.
Victor Schœlcher. Si les hommes de 1848 étaient pardonnables de le considérer comme un homme
de second plan, s’ils avaient quelque excuse à ne pas saisir toute l’importance du décret d’abolition
du 27 avril, résultat de ses efforts incessants et fruit de ses travaux, nous qui bénéficions du recul d’un
siècle, nous serions impardonnables de sous-estimer l’homme et son œuvre12.

Puis Césaire rejoint Sartre en mettant en évidence l’humanisme de Schœlcher


dans le traitement du problème colonial, car cet abolitionniste a su rendre la
dignité à tous les hommes au même titre que l’abbé Grégoire avec la première
abolition de l’esclavage en 1791.
Je dis que l’immense mérite de Victor Schœlcher est d’avoir senti, d’avoir compris, d’avoir prouvé
qu’il n’y a pas de solution à ce problème tant que l’on n’a pas donné le primat à l’homme, à l’homme
indigène, la victime de ce heurt de deux mondes que constitue la colonisation, tant que l’on ne s’est
pas résigné à lui reconnaître une valeur plus éminente qu’à la canne à sucre ou au café, qu’à la graine
d’arachide ou au caoutchouc. L’immense mérite de Victor Schœlcher, ai-je dit, je devrais ajouter :
l’actualité de Victor Schœlcher13.

Il s’agit donc d’un « homme admirable14 », « d’une conscience15 » qui a su,


précise Aimé Césaire, arracher le décret d’abolition de l’esclavage en 1848, ce
qui est l’aboutissement d’une lutte entamée par l’abbé Grégoire notamment.
Émancipation non pas concédée, d’en haut, non pas octroyée dédaigneusement, mais émancipation
républicaine, émancipation révolutionnaire, sans « apprentissage » à la manière anglaise, sans
« éducation préalable », sans « travail forcé », sans limitation de droits16.

Pour Tersen, par contre, il n’y a pas lieu de « surdéterminer » l’action de


Schœlcher comme le fait Césaire car
[...] l’évolution économique condamnait inexorablement l’esclavage à disparaître, puisqu’il avait
perdu son efficacité économique. Personne n’étant historiquement indispensable, cette disparition
aurait eu lieu, même sans Schœlcher. Mais son rôle qui n’est pas mince, est d’avoir attiré l’attention de
l’opinion sur la question, et d’avoir choisi le moment opportun pour la réaliser [...]. Schœlcher a été,
pendant un court instant, mais combien décisif, l’homme dont l’action personnelle vient se conjuguer
avec la marche de l’Histoire et l’accélère17.

À l’occasion de cette célébration du centenaire de l’abolition de l’esclavage,


Aimé Césaire, alors député de Martinique, insiste sur la conjonction entre la
révolution populaire de 1848 menée par le peuple de Paris et l’habileté politique
de l’abolitionniste Victor Schœlcher, à ses yeux grand homme de principe. Cette

268
figure, comme celle de l’abbé Grégoire, lui permet de légitimer sa propre action
politique de par sa proximité avec le parti du peuple dont la politique affichée est
précisément l’égalité. En outre, elle lui permet aussi d’inscrire son action
politique dans la continuité de celle de l’abbé Grégoire, d’abord :
[...] l’ennemi contre lequel l’abbé Grégoire combattit toute sa vie n’est pas terrassé [.] Le préjugé de
couleur n’est point mort.
[...]
Que désormais donc, à tous les yeux, sur une de nos plus belles places publiques, éclate le nom de
Henri Grégoire, défenseur de nos droits et de notre dignité. Qu’il éclate ce nom, non seulement comme
le témoignage de notre reconnaissance au peuple de France, je dis bien le peuple, mais encore comme
le symbole de notre volonté inébranlable à nous Martiniquais de mener notre histoire (une histoire
dont, qu’on le sache, nous ne renions aucune page) au terme que lui a fixé, il y a deux siècles, la
prophétique étendue du regard de l’Abbé Grégoire : la Liberté vraie, et l’Égalité sans détours18.

Césaire s’inscrit ensuite dans la continuation de Schœlcher. Il s’agit de lutter


via le PC pour accorder davantage de droits aux peuples des Antilles et plus
spécifiquement aux Martiniquais, comme son action pour la
départementalisation semble le montrer. Il nous le confirmera plus tard dans un
entretien en décembre 2004 à Fort-de-France.
Tout mon effort a été de faire comprendre aux Martiniquais qu’ils sont des Antillais. Et qu’il y a la
France que nous aimons bien, mais que nous sommes avant tout des Martiniquais. Et qui dit
Martiniquais, et bien, c’est un peuple composite avec tant de mélanges de cultures. Mais la partie
essentielle du peuple martiniquais est formée d’Africains. Nous venons d’Afrique. Nous sommes des
fils d’hommes qui ont été faits prisonniers, arrêtés, embarqués, transplantés, fixés à la Martinique et
opprimés sous le joug. Voilà, il ne faut pas se faire d’illusion ! Et qui ont lutté pour obtenir leur
liberté19.

Il s’agit d’une position manifestement anticolonialiste, qui apparaît


explicitement dans le Discours sur le colonialisme en 1955. Césaire y défère
l’Europe à « la barre de la raison et de la conscience ». Pour lui, la civilisation
dite européenne ou occidentale, résultat de deux siècles de régime bourgeois,
demeure incapable de résoudre le problème du « prolétariat » et du colonialisme,
et elle est donc moralement atteinte.
En effet, l’Europe est moralement et spirituellement indéfendable devant les
masses européennes qui sont ses juges. Indéfendable, car sur le plan mondial,
des dizaines de millions d’hommes ont été faits esclaves en étant colonisés. Mais
les colonisés savent qu’ils ont sur les colonisateurs un avantage : leurs
« maîtres » provisoires mentent, et de ce fait, sont faibles. Ce mensonge porte
sur la colonisation et la civilisation car il y a, en la matière, une hypocrisie

269
collective qui pose mal la question du colonialisme afin de légitimer les
« odieuses » solutions qu’on y apporte. Césaire propose d’y voir plus clair en
portant l’interrogation sur le principe même de la colonisation qui ne serait ni
évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières
de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni
extension du droit, ni contact entre les civilisations. Le point positif de l’Europe
est d’avoir été un carrefour, un lieu géométrique de toutes les philosophies ainsi
qu’un lieu d’accueil de tous les sentiments, ce qui a fait d’elle un excellent
redistributeur d’énergie. Mais la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact les
peuples ? Césaire répond négativement comme il le fera dans son intervention au
congrès des écrivains et artistes noirs en 1956 ; pour lui, il y a une distance
infinie entre la colonisation et la civilisation. Il faudrait étudier comment la
colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir, à le dégrader et à
réveiller des instincts enfouis, la convoitise, la violence, la haine raciale, le
relativisme moral car, chaque fois que, dans les colonies, le mal est fait et qu’en
France on l’accepte, il s’agit d’une régression universelle et d’un ensauvagement
du continent jusqu’au jour où l’on s’en étonne et s’en indigne.
Que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a
légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-
là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir
dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne20.

Pour Césaire, nul ne colonise innocemment et impunément ; et une civilisation


qui justifie la colonisation est malade et moralement atteinte. Ainsi, il peut
répondre à sa première question concernant la définition de la colonisation :
« Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à
n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la
civilisation21 ». Puis, il s’appuie sur quelques exemples issus de faits historiques.
Leur but est d’illustrer l’idée que la colonisation déshumanise l’homme,
puisqu’elle se fonde sur le mépris de l’homme « indigène » et qu’elle est
justifiée par ce mépris même : « le colonisateur qui pour se donner bonne
conscience, s’habitue à voir dans l’autre, la bête, s’entraîne à le traiter en bête,
tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc
en retour de la colonisation qu’il importait de signaler22 ». Dès lors, les
destructions causées par la colonisation n’ont apporté ni la sécurité, ni la culture
et ni le juridisme. Ce face à face du colonisateur et du colonisé a entraîné au

270
contraire l’usage de la force, de la brutalité, de la cruauté et du sadisme. Il n’y a
donc eu aucun contact humain, seulement des rapports entre des dominateurs
(colonisateurs) et des dominés (la population indigène). Il n’y a eu aucun progrès
dans les colonies, on n’y a entendu que tempête et on n’y a vu que des sociétés
vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, des institutions minées... De là,
Césaire pose l’équation fameuse que colonisation égale chosification.
Faut-il pour autant retourner au passé antérieur à la colonisation ? L’auteur du
Cahier répond encore négativement. Cependant, la manière dont l’Afrique a été
mise en contact avec l’Europe est discutable : le contact s’est fait avec l’Europe
des financiers sans scrupules, qui, de plus, s’est servie des traditions locales dans
ce qu’elles avaient de plus pernicieux en en prolongeant artificiellement la
survie. Cette Europe-là est déloyale, parce qu’elle essaierait de légitimer a
posteriori l’action colonisatrice par les progrès matériels réalisés sous le régime
colonial.
Que l’équipement technique, la réorganisation administrative, « l’européanisation » en un mot de
l’Afrique ou de l’Asie n’étaient – comme le prouve l’exemple japonais – aucunement liés à
l’occupation européenne ; que l’européanisation des continents non Européens pouvait se faire
autrement que sous la botte de l’Europe ; que ce mouvement d’européanisation était en train ; qu’il a
même été ralenti ; qu’en tous cas il a été faussé par la mainmise de l’Europe23.

Si à l’heure actuelle, poursuit Césaire, la barbarie de l’Europe est loin, bien


que surpassée par la barbarie américaine, il faut se méfier des pseudo-
intellectuels, des justificateurs de la colonisation comme entre autres les
théologiens farfelus, le missionnaire belge Tempels et sa « philosophie bantoue
vaseuse », des historiens ou des romanciers de la civilisation, des psychologues
et sociologues avec leurs spéculations tendancieuses, etc. Tout cela manifesterait
une tentative bourgeoise de ramener les problèmes les plus humains à des
notions confortables et creuses comme le « complexe de dépendance » chez
Mannoni, « l’ontologie » chez le R.P. Tempels et la « tropicalité » chez Gourou.
Car enfin il faut en prendre son parti et se dire une fois pour toutes que la bourgeoisie est condamnée
à être chaque jour plus hargneuse, plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement
barbare ; que c’est une loi implacable que toute classe décadente se voit transformée en réceptacle où
affluer toutes les eaux sales de l’histoire ; que c’est une loi universelle que toute classe, avant de
disparaître, doit préalablement se déshonorer complètement, omnilatéralement, et que c’est la tête
enfouie sous le fumier que les sociétés moribondes poussent leur chant du cygne24.

Lorsqu’on conteste la supériorité occidentale, dit Césaire, des voix s’élèvent


comme celle de Caillois, et, avant la sienne, celle de Massis, lesquels

271
reprochaient à certains intellectuels (Michel Leiris, Lévi-Strauss et Mircea
Eliade) de préconiser trop d’égalitarisme entre Blanc et Noir, dit Césaire. Cette
pensée restrictive serait significative de l’état d’esprit de milliers et de milliers
d’Européens (la petite bourgeoisie occidentale) si loin de pouvoir assumer les
exigences d’un « humanisme vrai » et de vivre cet « humanisme vrai » à la
mesure du monde. La bourgeoisie a inventé les valeurs de l’homme, de
l’humanisme et de la nation, valeurs qu’elle a fourvoyées par son entreprise
coloniale qui a fait le vide autour d’elle en massacrant et dénaturant des
peuples25. Si l’Europe bourgeoise a sapé les civilisations et les patries, et ruiné
les nationalités et la racine de la diversité, aujourd’hui, le barbare moderne est
américain par sa violence, sa démesure, son gaspillage et son mercantilisme.
L’Américain accompagné de ses financiers et de son industrie, vient remplacer
les empires britannique et français, termine Césaire.
La limpidité du Discours sur le colonialisme a le mérite de nous épargner
davantage d’explicitation, dans la mesure où il nous livre clairement la position
anticolonialiste de Césaire qui attribue la responsabilité de la colonisation (=
chosification) à l’Europe dite bourgeoise. C’est cet anticolonialisme qu’il essaie
d’articuler à sa conception de la pratique littéraire et de l’intellectuel « nègre »,
résolument engagé. En cela, l’auteur du Cahier se différencie de Senghor qui,
rappelons-nous, croit en la possibilité d’association entre la société colonisatrice
et la société colonisée, association par laquelle la première féconderait la
seconde au moyen, par exemple, de son apport technique.

Fait colonial, illusion de Deschamp et rôle de l’intellectuel « nègre »

Pour Aimé Césaire, il s’agit, en tant qu’Antillais, de s’engager politiquement
et littérairement, sans se couper de l’ensemble des intellectuels afro-antillais
notamment. À cette fin, il développe une réflexion sur les liens entre l’ensemble
des Afro-Antillais, c’est-à-dire entre lui et les écrivains originaires d’Afrique à
Paris. Comme l’esclavage, la situation coloniale est, selon lui, un fait social total,
au sens où Durkheim l’entendait. C’est-à-dire que les faits sociaux « consistent
en des manières d’agir, de penser et de se sentir, extérieures à l’individu, et qui
sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui26 ».
Pour Césaire qui accorde une importance capitale à la factualité, il s’agit en
l’occurrence de la situation coloniale, dénominateur commun entre les Afro-

272
Antillais, tel qu’il le dit au Congrès des écrivains et artistes noirs organisé
en 1956 à l’initiative de Présence Africaine.
C’est un fait que la plupart des pays noirs vivent sous le régime colonial. Même un pays
indépendant comme Haïti est en fait à bien des égards un pays semi-colonial. Et nos frères Américains
eux-mêmes sont, par le jeu de la discrimination raciale, placés de manière artificielle et au sein d’une
grande nation moderne, dans une situation qui ne se comprend que par référence à un colonialisme
certes aboli, mais dont les séquelles n’ont pas fini de retentir dans le présent27.

Il lie ensuite le problème culturel « au problème du colonialisme » avant de


donner une définition de la culture dont l’objectif est d’établir le lien revendiqué
entre l’ensemble de la diaspora dite nègre. Il part de la définition qu’il attribue à
Mauss pour distinguer « civilisation » et « culture ». Pour Césaire, la
« civilisation tend à l’universalité et [que] la culture tend à la particularité ; [que]
la culture c’est la civilisation en tant qu’elle est propre à un peuple, à une nation,
partagée par nulle autre et qu’elle porte, indélébile, la marque de ce peuple et de
cette nation28 ». Et il ajoute :
[...] civilisation et culture définissent deux aspects d’une même réalité : la civilisation définissant le
pourtour le plus extrême de la culture, ce que la culture a de plus extérieur et de plus général ; la
culture constituant de son côté le noyau intime et irradiant, l’aspect en tout cas le plus singulier de la
civilisation29.

Si, selon Césaire, la civilisation relève de la généralité de la culture, et la


culture de la particularité de la civilisation, alors on peut parler d’une
« civilisation négro-africaine » qui s’étend de l’Afrique aux Amériques, où
vivent des foyers de « cultures noires ». Ce sont ces dernières qui sont
confrontées au problème du colonialisme. Césaire conserve quelques propriétés
relatives au « fait social » durkheimien dans les précisions apportées à la notion
de « civilisation » qu’il dit être, en un mot, un « phénomène social » résultant de
« faits sociaux » et de « forces sociales ». Par exemple, il conserve notamment la
coercition qui serait inhérente au fait colonial. Contrairement à un régime
« normal », le régime colonial tue nécessairement la puissance créatrice, « [o]u
ce qui revient au même [...] partout où il y a eu colonisation, des peuples entiers
ont été vidés de leur culture, vidés de toute culture30 ». Bien que la conférence de
Bandoeng demeure l’une des premières tentatives pacifiques de révolte contre
cette coercition, d’après Césaire, le régime colonial a néanmoins anéanti la
culture du peuple opprimé en en supprimant la faculté de renouvellement.

273
Toute culture pour s’épanouir a besoin d’un cadre, d’une structure. Or il est certain que les éléments
qui structurent la vie culturelle du peuple colonisé, disparaissent ou s’abâtardissent du fait du régime
colonial. Il s’agit bien entendu au premier chef de l’organisation politique. Car il ne faut pas perdre de
vue que l’organisation politique que s’est librement donné un peuple fait partie, et à un degré éminent,
de la culture de ce peuple, culture que d’autre part elle conditionne31.

L’importance que Césaire donne au régime politique lui permet de discréditer


le régime politique colonial qu’il combat en tant qu’intellectuel engagé, tout en
insistant bien sur son caractère factuel, contrairement à son ami Senghor. Aussi,
précise Césaire, parler de colonisation « positive » ou « négative », c’est être en
décalage avec les faits, piège dans lequel tomberait Senghor qui voit des
éléments positifs dans le résultat de la greffe coloniale.
[...] il n’y a pas une mauvaise colonisation qui détruit les civilisations indigènes et attente à la
« santé morale des colonisés », et une autre colonisation éclairée, une colonisation appuyée sur
l’ethnographie qui intégrerait harmoniquement, et sans risque pour la « santé morale des colonisés »
des éléments culturels du colonisateur dans le corps des civilisations indigènes. Il faut en prendre son
parti : les temps de la colonisation ne se conjuguent jamais avec les verbes de l’idylle32.

De là découlerait ce que Césaire nomme « l’illusion de Deschamp », du nom


du gouverneur Deschamp qui s’était également exprimé au Congrès des
écrivains et artistes noirs en 1956, en disant que la Gaule avait été colonisée par
les Romains et que les Gaulois n’en gardaient pas de mauvais souvenirs, propos
dans la droite ligne du poète latin, ancien préfet de Rome en 414 et originaire de
l’actuelle Toulouse, Rutilius Claudius Namatianus, auteur de De reditu suo sive
iter Gallicum33. Selon Césaire qui critique en quelque sorte la position
senghorienne, croire qu’il y aura des surgeons de la civilisation européenne par
effet de la colonisation demeure une illusion sciemment diffusée par les tenants
de la « mission civilisatrice » : « Or que nous enseigne l’histoire de la
colonisation ? Tout juste le contraire. Que la technique en pays colonial se
développe toujours en marge de la société indigène sans que jamais la possibilité
soit donnée aux colonisés de la maîtriser34 ». Invoquant la théorie du « don
sélectif » promue par Malinowski, Césaire, toujours contre la position, entre
autres, de Senghor, qui préconise la fécondation mutuelle entre l’Europe et
l’Afrique, rappelle que la civilisation européenne n’opère que des dons sélectifs
de sa civilisation de sorte qu’il n’y ait pas de changements social ni politique ;
« [...] dès lors qu’il ne s’agit jamais, écrit-il, d’une utilisation qui se prodigue, il
ne saurait être question de transfert de civilisation35 ».

274
Partant de ces deux arguments (illusion de Deschamp et don sélectif), une
civilisation européenne-indigène peut-elle exister ? demande Césaire. Sa
réponse, négative, réduira l’espace des possibles de la théorie de la Relation de
Glissant, comme nous le verrons dans notre ultime section. Elle met à mal, sans
le nommer, le métissage culturel préconisé par Senghor, puisqu’il s’agit d’un
allié objectif. Selon Césaire, la croyance en une société européenne-indigène
repose sur l’idée erronée que la colonisation est un contact de civilisation et que,
de ce fait, il peut y avoir emprunt mutuel de l’une à l’autre.
La vérité est très différente et [...] l’emprunt n’est valable que lorsqu’il est rééquilibré par un état
intérieur qui l’appelle et qui en définitive l’intègre au sujet qui l’assimile en le faisant soi ; qui,
d’extérieur le rend intérieur. La vue de Hegel trouve ici son application. Lorsqu’une société emprunte,
elle s’empare. Elle agit, elle ne subit pas36.

La colonisation, qui fait subir ses contraintes aux cultures dominées, ne


répond pas à un besoin, en ce sens qu’il n’y a pas d’harmonisation culturelle,
mais une juxtaposition des cultures. C’est ainsi qu’il ne peut y avoir de culture
métisse. « C’est parce qu’une culture n’est pas une simple juxtaposition de traits
culturels qu’il ne saurait y avoir de culture métisse37 ». Il faut une harmonie pour
qu’il y ait une culture qui soit la synthèse de différentes cultures. « Dans tout
pays colonisé, nous constatons que la synthèse harmonieuse que constituait la
culture indigène a été dissoute et que s’y est substitué un pêle-mêle de traits
culturels d’origine différente se chevauchant sans s’harmoniser38 ». De ce point
de vue, la culture coloniale est une « sous-culture » que l’intellectuel nègre doit
bien appréhender afin de préparer l’avènement des peuples dominés qui se
réapproprieront leur histoire pour assurer leur renaissance.
C’est cette position qui le pousse à quitter le PCF pour créer son propre parti
politique en Martinique – le Parti progressiste martiniquais (PPM)39. À cette
raison s’en ajoute une autre qui a trait au profond désaccord entre le PCF et
Césaire sur la politique coloniale : Césaire constate l’échec de la
départementalisation et son isolement à l’Assemblée nationale. Il change alors
de stratégie politique et adhère désormais à la thèse de l’autonomie qui vise à
installer une République fédérale avec des régions autonomes. C’est dans cette
atmosphère qu’il porte un coup fatal au colonialisme dans le Discours sur le
colonialisme que nous avons évoqué plus haut. De plus, vers 1955, il y a reflux
de l’engagement sartrien, ce qui oblige Césaire à se redéfinir différemment et lui
laisse plus de possibilité dans l’engagement pour les décolonisations en Afrique.

275
Césaire expose les motifs de sa démission du PCF dans la préface de la Lettre
à Maurice Thorez publiée en octobre 1956 et à laquelle Thorez répondra, ainsi
que Roger Garaudy, en novembre 1956 dans L’Humanité. Dans sa Lettre,
Césaire explique que sa démission du PCF, au-delà d’un desideratum personnel,
revêt une dimension collective en ce qu’elle rencontre les préoccupations de
Présence Africaine autour de la dénonciation de l’impérialisme culturel et de la
revendication de la libération spirituelle, culturelle et politique des peuples
dominés. Césaire, qui a perçu le discrédit que le rapport de Khrouchtchev a jeté
sur le stalinisme, saisit cette occasion pour quitter le PCF toujours
« autosatisfait ». De plus, à l’Assemblée nationale, Césaire n’a pas été soutenu
dans la défense de la loi d’assimilation qui était pour lui la continuité du combat
de l’abbé Grégoire et de Schœlcher. Selon Césaire, le PCF ne l’a pas soutenu
dans l’alignement des salaires et du régime de la Sécurité sociale entre les DOM
et la Métropole, ni même dans le maintien des liens avec l’Afrique40.
Mais plus encore, Aimé Césaire insiste sur le fait que le PCF nie la
« spécificité nègre ». Ce parti considèrerait la lutte des peuples colonisés contre
le colonialisme comme un fragment de la lutte du prolétariat contre le
capitalisme français, alors qu’il s’agirait d’autre chose. Le PCF, par sa rigidité
stalinienne, tendrait à diviser plus qu’à rassembler aux Antilles. Il faudrait
refaire le rassemblement anticolonialiste qui est divisé, à l’image des partis
métropolitains. Le PCF aurait subordonné à son assimilationnisme et à son
chauvinisme invétéré les forces communistes des DOM en croyant que
l’évolution à l’occidentale est la seule possible et en distinguant, à l’instar de
Staline, les peuples avancés des peuples attardés. Cette distinction, masquée par
son « fraternalisme » selon lequel le grand frère prend la main du petit (les
peuples colonisés) pour le conduire sur le droit chemin, se trouve au fondement
du paternalisme de gauche.
D’après Césaire, la société des (ex-) colonisés doit s’élever d’elle-même « par
croissance interne, par nécessité intérieure ». Dès lors, personne ne peut penser
pour ces peuples, pas même les partis progressistes qui ne doivent pas, dans leur
action, entrer en contradiction avec leur fin qui consiste à rendre la liberté aux
peuples colonisés. Ils ne doivent pas détruire les bases organisationnelles de
cette future liberté (les partis de gauche des DOM), c’est-à-dire, leur droit à
l’initiative (ou à la personnalité) que l’Europe conteste aux peuples colonisés.
Mais, dit-il, sa séparation du PCF ne l’éloigne pas pour autant du marxisme,
qu’il ne renie pas.

276
La défiance de Césaire à l’égard du PCF correspond à une défiance
généralisée du champ où s’exprime, vers les années 1955, un reflux de
l’engagement littéraire. C’est aussi à ce moment que se banalise la radicalité
sartrienne qui perd son hégémonie et ouvre ainsi un ensemble de possibles,
notamment pour les agents afro-antillais axés sur l’impératif sartrien de
l’engagement. La défiance envers le communisme soviétique parmi les
intellectuels, à la suite du dévoilement des crimes staliniens et de l’intervention
en Hongrie (1956), et surtout le déplacement du champ des possibles vers
l’anticolonialisme offriront à Césaire, plus qu’à Senghor, l’occasion de se
repositionner et de trouver un second souffle dans les années soixante41, par un
glissement vers le théâtre où il utilisera l’expérience de la mise en scène en
l’ajoutant à celle de la violence.
Pour en revenir à notre période d’investigation, il s’avère que la démission de
Césaire du PCF en 1956 répond aussi à la restructuration du champ intellectuel
parisien, avec la montée en puissance du structuralisme de Claude Lévi-Strauss,
qui évacue la question du sujet et de l’histoire, présente chez Sartre. Sur le plan
littéraire, elle répond également à la résurgence d’un certain formalisme
littéraire, théorisé par Roland Barthes avant d’être prolongé par le groupe Tel
Quel. Cette recomposition ouvre de nouveaux possibles littéraires : le réalisme
socialiste ou nouveau réalisme42 disparaît définitivement et laisse place au
nouveau roman axé sur le formel (Robbe-Grillet, Duras, Sarraute, etc.),
déplaçant le nomos littéraire de l’engagement vers un autre terrain. Pour les
écrivains afro-antillais, la recomposition s’accompagne de l’émergence de
nouveaux agents tels que Mongo Beti ou Édouard Glissant, qui vont tenter de
discuter le nomos césairien.

Nomos césairien : historialité et littérature

Césaire insiste sur l’engagement de l’écrivain « nègre ». Maintenant qu’il est
consacré, il ne se reconnaît dans aucune école, si ce n’est dans une filiation avec
les auteurs très dotés de capital symbolique, comme Senghor qui, lui, tente de se
différencier du surréalisme de Breton, alors qu’il n’est pas catalogué comme
surréaliste. Mais il s’agit pour l’auteur du Cahier d’établir une proximité
littéraire avec Breton, bien que le nomos césairien demeure proche de celui de
Senghor. Tous deux instaurent, ce que Bourdieu appelle un nouveau nomos :

277
[...] lorsque les défenseurs de la définition la plus « pure », la plus rigoriste et la plus étroite de
l’appartenance disent d’un certain nombre d’artistes (etc.) que ce ne sont pas réellement des artistes, ou
que ce ne sont pas des artistes véritables, ils leur refusent l’existence en tant qu’artistes, c’est-à-dire du
point de vue qu’en tant qu’artistes « vrais » ils veulent imposer dans le champ comme le point de vue
légitime sur le champ, la loi fondamentale du champ, le principe de vision et de division (nomos) qui
définit le champ artistique (etc.) en tant que tel, c’est-à-dire comme lieu de l’art en tant qu’art43.

Cette loi fondamentale détermine la pratique littéraire de l’écrivain afro-


antillais qui, désormais, pour être désigné ainsi, « doit », d’un côté, à l’instar de
Sartre, affirmer son engagement en réadaptant la norme du centre à sa spécificité
afro-antillaise, c’est-à-dire considérer l’esclavage et la colonisation comme des
faits sociaux à traiter dans les productions littéraires, et de l’autre, pratiquer une
littérature axée sur la modernité littéraire du centre, modernité qu’il réadapte en
proposant la « négritude ». Chez Césaire, il s’agit de l’Afrique historique comme
exutoire précisément à la souffrance de l’esclavage et de la colonisation. Bref, il
s’agit de réadapter la norme du centre parisien en la reconsidérant à la lumière de
la spécificité afro-antillaise.
Le débat sur la poésie nationale lancé par Aragon dans les Lettres Françaises
en 1955, n’est pas ouvert aux poètes afro-antillais, si ce n’est à René Depestre
qui se trouve dans la ligne d’Aragon. Or ce dernier occupe la position de « poète
national », grâce à la complicité de Paulhan44 sous l’Occupation. À cette position
correspond une prise de position littéraire centrée sur le travail théorique et
formel. Aragon s’est fait le théoricien de la subversion poétique45, contre la NRF
dirigée par Drieu La Rochelle46 et la conception de l’art pour l’art. Pour Aragon,
il s’agissait de privilégier la rime (contre le surréalisme de Breton) qui serait une
forme française47 en ce qu’elle procéderait de la fusion entre le nord et le midi de
la France ; il s’agissait aussi de rétablir ensuite les sources françaises de la
culture européenne48. On le voit, le débat sur la poésie nationale s’est déjà
amorcé sous l’Occupation et se prolonge jusque dans les années cinquante à
l’initiative de son principal représentant, Aragon, dont la position a en quelque
sorte séduit Depestre et obligé les autres agents afro-antillais à prendre part au
débat.
L’auteur de Traduit du Grand Large préconise de suivre le formalisme de
l’Europe pour créer une poésie nationale haïtienne. Aimé Césaire réplique une
première fois à Depestre, et à travers lui à Aragon, dans Présence Africaine
puisque les Lettres Françaises lui sont fermées. Césaire insiste sur le fait que
Depestre délaisse l’héritage africain pour tomber dans l’assimilationnisme, c’est-

278
à-dire qu’il s’éloignerait du nomos césairien en acceptant tel quel le formalisme
d’Aragon sans réadaptation. Césaire reproche à Depestre de « douter de la forêt
natale », c’est-à-dire de l’Afrique historique.

DEPESTRE
Vaillant cavalier du tam-tam
est-il vrai que tu doutes de la forêt natale
de nos voix rauques de nos cœurs qui nous remontent amers
de nos yeux de rhum rouge de nos cœurs qui nous remontent amers
se peut-il
que les pluies de l’exil
Aient détendu la peau de tambour de ta voix49

L’auteur des Armes miraculeuses est alors en voie de rupture avec le PCF et
recommande à Depestre de ne point prêter attention à Aragon et à son art
poétique, qu’il juge suranné, d’autant que ce serait ainsi mendier sa
reconnaissance.

Laisse-là Depestre laisse-là
La gueuserie solennelle d’un air mendié50

Césaire se montre hostile à Aragon en le nommant directement.

Au fait est-ce que Dessalines mignonnait à Vertières et pour le reste
que le poème tourne bien ou mal sur l’huile de ses gonds
fous-t-en Depestre fous-t-en laisse dire Aragon51

Depestre voit dans le poème de Césaire une querelle, dont il ferait les frais
entre l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal et Aragon. Car, dit-il dans sa
réponse, il n’y a jamais eu de compte rendu des livres d’Aimé Césaire, surtout
dans Les Lettres Françaises : « Est-ce faire injure à Aragon que de le croire
responsable du silence établi autour de Césaire52 ? », d’autant plus qu’Aragon
n’a pas ouvert Les Lettres Françaises « aux poètes noirs53 », à l’exception de
Depestre. On remarque toutefois que Césaire rejette surtout la norme du centre,
en recommandant à Depestre de « marronner » Aragon, comme il le dit. Le
rappel à l’ordre adressé à Depestre permet à Aimé Césaire de se démarquer et
d’attaquer Aragon, ancien surréaliste en rupture avec Breton. Aragon reprochait
implicitement à Césaire de n’avoir pas renoncé à l’hermétisme, témoignage
d’une attitude « petite-bourgeoise54 », alors que Césaire préconisait la liberté

279
absolue de l’art à l’instar de Breton. Il s’agit là d’un profond désaccord, qui
expliquera en partie la démission de Césaire du PCF l’année suivante.
Pour en revenir à notre propos, Césaire opte pour une démarcation subtile et
reproche à Depestre de vouloir axer sa pratique littéraire sur la norme d’un
Aragon. Il perçoit une contradiction dans l’intervention de l’auteur haïtien qui
voit dans la poésie haïtienne deux composantes l’une africaine et l’autre
française. Césaire lui reproche d’accorder plus d’importance à l’héritage français
sous prétexte d’un héritage africain trop hétéroclite. En cela, Depestre s’aligne
sur Aragon et tombe dans l’assimilationnisme55. Depestre utiliserait
effectivement des formes toutes faites de la rhétorique internationale (sonnet
européen) pour créer une « poésie nationale », d’autant que « [d]’une manière
générale, il s’avère extrêmement difficile de définir le national en poésie56 ». La
position de Depestre est formaliste en ce qu’il pense qu’il y a une forme
préétablie dans laquelle le poète n’a plus qu’à entrer. Or, selon Césaire, « [l]a
vérité est tout autre : le poème est une portion de la vie, un afflux de vie qui
s’installe dans la réalité sonore et trouve, invente de lui-même son équilibre57 ».
Césaire prévient directement l’objection en rejetant également l’apriorisme
d’une forme qui serait empruntée à l’Afrique : « Si l’apriorisme d’une forme
traditionnelle arbitrairement empruntée à l’Europe me semble grave, j’en dirai
tout autant – et ici, ce n’est pas à Depestre que je m’adresse – de l’a-priori d’une
forme traditionnelle empruntée à l’Afrique58 ». De ce point de vue, il n’y a pas
de « poésie nationale » et il importe « que la poésie soit – et c’est tout59 ». Mais
elle se doit d’être authentique en retrouvant le fonds africain pour les poètes
afro-antillais, en effet « c’est par cette authenticité qu’elle sera africaine,
antillaise car elle vient de loin60 ».
Dans la revue Tropiques, on l’a vu, Césaire axait déjà son nomos sur la
modernité littéraire en vigueur à Paris. Dès lors, on comprend aisément que, par
rapport à la production du centre, Césaire, à l’instar de Senghor, n’affirme pas sa
différence de manière radicale : il évite ainsi la marginalisation littéraire. André
Breton, qui a vu en lui le prolongement du surréalisme pour les auteurs afro-
antillais, a bien insisté sur le fait qu’il s’agit d’un « grand poète noir ». Consacré
par le « pape du surréalisme », Césaire peut réinvestir ce capital symbolique
dans le microcosme littéraire afro-antillais en en devenant, avec Senghor, l’un
des plus grands, ce qui, par une sorte de retour de l’investissement, revalorise le
surréalisme dans le monde afro-antillais d’une part et fait de Césaire et de
Senghor les porte-parole les plus éminents des lettres afro-antillaises dans les

280
instances littéraires parisiennes et mondiales d’autre part, mais ils héritent des
ennemis de Breton, notamment Aragon.
La stratégie de Césaire lui permet d’occuper une position dominante dans le
sous-champ littéraire afro-antillais. Cette position est importante dans le champ
littéraire parisien dans lequel il distinguera, comme Senghor, un sous-champ
littéraire afro-antillais. Pour ce faire, il fait non pas de l’Afrique mais du rapport
à l’Afrique un enjeu littéraire à partir duquel il peut repenser le problème de
l’identité dite nègre. C’est ainsi que le rapport à l’Afrique acquiert une valeur
historiale, en ce sens qu’il devient pertinent du point de vue de l’héritage
littéraire à travers l’expérience de l’esclavage et de la colonisation.
On comprend mieux les raisons qui poussent Césaire à parler de l’esclavage et
de la colonisation, deux phénomènes qu’il intègre à sa définition de la
« civilisation nègre », étant donné qu’ils forment le dénominateur commun entre
lui et l’Afrique. L’intellectuel afro-antillais se doit de les introduire dans sa
production littéraire. C’est pourquoi, dans Tropiques, il invoquait déjà, à l’instar
de Breton, les figures de Rimbaud, Lautréamont, Frobenius, etc., bref des figures
hautement symboliques qui précisent sa négritude, et que l’on retrouve réfractées
dans sa poésie basée sur la subversion langagière. Le rapport à l’Afrique y passe
par l’expérience de l’esclavage ; l’Afrique historique demeure pour lui la voie du
salut. C’est à partir de ce continent que Césaire peut édifier une identité
d’écrivain afro-antillais, en l’occurrence martiniquais, ce que le Cahier d’un
retour au pays natal avait déjà amorcé dans l’écriture et qu’approfondissent ses
recueils poétiques.
Fidèle à notre démarche, nous allons maintenant solliciter le texte où nous
relèverons les expériences familières afin de les analyser.


Schème de la violence et « poésie solaire »

Césaire republie d’abord en 1943 le Cahier d’un retour au pays natal dans
une maison d’édition cubaine ; ensuite, en 1946, Les Armes miraculeuses
rassemble des poèmes qui avaient été pour la plupart présentés dans Tropiques
entre 1941 et 1945. Néanmoins, le monde afro-antillais ne le découvre
qu’en 1946. On a vu que c’est après guerre qu’il est révélé auprès du public

281
métropolitain, grâce à la préface de Breton, qui a aussi été signalée dans
Présence Africaine.
Après 1946, Aimé Césaire continue d’explorer l’expérience familière de la
« violence ». Celle-ci apparaît désormais, non pas explicitement comme chez
Damas, mais de façon plus hermétique selon le credo de Tropiques. L’axe choisi
dans le Cahier d’un retour au pays natal se trouve approfondi dans Les Armes
miraculeuses, recueil qui, par ailleurs, assume son orientation surréaliste après la
rencontre avec Breton, et donne plus de place à l’expérience historique de
l’esclavage et de la souffrance humaine qui en résulte, comme dans Soleil cou
coupé. Parue en 1948 aux éditions K, cette œuvre reprend le dernier vers du
poème « Zone » de Guillaume Apollinaire. Par ce titre, Césaire marque la
filiation littéraire qui l’unit à l’avant-garde valorisée en poésie et poursuivie par
le surréalisme, même si le surréalisme préconise une esthétique quelque peu
différente de celle de l’auteur d’Alcool61 ; l’auteur des Armes miraculeuses
accentue aussi l’expérience de la violence et de la souffrance au détriment de la
quête de la liberté et de l’espoir, qui était très présente dans Les Armes
miraculeuses. Cette expérience constitue bel et bien son rapport à l’Afrique,
comme dans le recueil de 1946. Corps perdu paraît en 1949 et reste dans la
même ligne que Soleil cou coupé. Le rapport à l’Afrique y passe toujours par
l’expérience de l’esclavage et de la souffrance, souffrance d’être « Nègre » dans
le monde colonisé. Ce lien se trouve également présent dans son recueil de 1960,
Ferrements, paru au seuil des indépendances.

Souffrance, esclavage et déracinement

L’Afrique historique supplante l’Afrique actuale, et ce, selon deux directions
déjà présentes dans Tropiques, comme on l’a vu : l’évocation de l’expérience de
la souffrance humaine et celle de la liberté. La première a trait à la souffrance en
tant que telle (« Nous dérivons à travers votre sacrifice62 »). Elle peut remonter à
la mémoire de l’esclavage et se manifester à travers la polysémie du mot
« fougue » qui renvoie soit à l’ardeur impétueuse soit à un mât. La deuxième
interprétation paraît plus plausible, quand on l’associe aux termes « chair vive »,
à l’auxiliaire « flagellé » et à « gaule » (bâton pour frapper, rame, etc.). Le tout
est toujours associé à la mer ou à la terre qui contient cette douleur de

282
l’esclavage, indiquée par une cascade d’actes violents (flagellé, sarcasme, épée,
gaule...).

les fougues de chair vive
aux étés éployés de l’écorce cérébrale
ont flagellé les contours de la terre
les ramphorinques dans le sarcasme de leur queue
prennent le vent
le vent qui n’a plus d’épée
le vent qui n’est plus qu’une gaule à cueillir les fruits de toutes les saisons du ciel63

Le souvenir de l’esclavage (« le bruit fort gravite pourri d’une cargaison ») le
lie en quelque sorte à l’Afrique historique avec laquelle il tente d’établir une
proximité relationnelle à travers l’histoire d’un passé douloureux : par exemple
le travail forcé dans « Depuis Akkad depuis Elam depuis Sumer ».

J’ai porté le corps du commandant. J’ai porté le chemin
de fer du commandant. J’ai porté la locomotive du commandant,
le coton du commandant. J’ai porté sur ma tête laineuse qui se passe
si bien de coussinet Dieu, la machine, la route – le Dieu du commandant64.

Et le poète-narrateur d’évoquer explicitement l’expérience de l’esclavage à
travers l’enfermement dans les cales.

Maître des trois chemins, Maître des trois rigoles, plaise
que pour une fois – la première depuis Akkad depuis
Elam depuis Sumer – le museau plus tanné apparemment
que le cal de mes pieds mais en réalité plus doux que
le bec minutieux du corbeau et comme drapé, des plis
amers que me fait ma grise peau d’emprunt (livrée que
les hommes m’imposent chaque hiver) j’avance à travers
les feuilles mortes de mon petit pas sorcier

Vers là où menace triomphalement l’inépuisable injonction
Des hommes jetés aux ricanements noueux de l’ouragan.
Depuis Elam depuis Akkad depuis Sumer65.

Ou bien dans ce passage rappelant le souvenir de l’esclave :

et toi c’est une vague qui à mes pieds t’apporte
ce bateau-là au fait dans le demi-jour d’un demi-sommeil
toujours je le connus

283
tiens-moi bien fort aux épaules aux reins

esclaves66

Ce souvenir est nettement lié à l’univers marin (« vague », « bateau ») : ici
« l’eau des criques boueuses67 », ailleurs, la mer à laquelle est associée la
souffrance « d’un Temps à nous moudre féroce68 ». Le marécage renvoie
explicitement à une cage. Ainsi l’expérience de l’esclavage débouche sur celle
de la souffrance humaine (ce « rapt »).

cage
et
marécage
c’est cet émouchet qui blasonne le ciel de midi de nos
noirs cœurs planant
ce rapt
ce sac
ce vrac

cette terre69

Cette souffrance configurée par la poésie via l’expérience de l’esclavage ou
celle du déchirement d’avec la terre originelle (« ce rapt/ce sac/ce vrac ») est
réduite à de « grands pans de rêve de parties d’intimes patries effondrées » après
le rapt et la mise en esclavage.

tant de grands pans de rêve
de parties d’intimes patries
effondrées
tombées vides et le sillage Sali sonore de l’idée
et nous deux ? quoi nous deux ?
À peu près l’histoire de la famille rescapée du désastre70

Cette mise en esclavage est une « douleur », venue « du fond d’un pays de
silence71 » logé au cœur du poète-narrateur72, ce qui provoque en lui l’angoisse
liée à « la noirceur de viscères de ce cri sans oubli »73. Il s’agit d’un désastre qui
prend la forme du déracinement de la terre originelle d’Afrique (« la berceuse
congolaise que les soudards m’ont désapprise74... »).

Au coin du tableau le désespoir
inférieur et ma gueule de primate caressé depuis
trois cents ans75.

284

Cela va jusqu’à provoquer une profonde déchirure en lui.

Tout ce qui jamais fut déchiré
en moi s’est déchiré
tout ce qui jamais fut mutilé
en moi s’est mutilé
au milieu de l’assiette de son souffle dénudé
le fruit coupé de la lune toujours en allée
vers le contour à inventer de l’autre moitié

Et pourtant que te reste-t-il du temps ancien76

Arrachement autour duquel un silence est né et qui aboutit toutefois à une
interrogation sur ce « passé muet77 ». Mais ce souvenir de la souffrance de
l’esclavage est aussi contrebalancé par le lien rétabli avec l’Afrique historique,
c’est-à-dire la proximité avec ce continent (« nègre nègre nègre depuis le fond »)
qui permet de faire exister les îles.

Afrique, Antilles et liberté

Dans cette souffrance humaine, résultat de la violence de l’esclavage,
s’imbrique la quête de la liberté. Le poète-narrateur l’évoque (le « paysage
déchu des gratte-ciel de verre déteint ») en l’associant au soleil, un soleil restauré
par l’Afrique des « amazones du roi de Dahomey ».

Entendez-vous parmi le vétiver le cri fort de la sueur.
Je n’ai point assassiné mon ange. C’est sûr.
à l’heure des faillites frauduleuses, nourri d’enfants occultes
et de rêves de terre il y a notre oiseau de clarinette,
luciole crépue au front fragile des éléphants
et les amazones du roi de Dahomey de leur pelle restaurent
le paysage déchu des gratte-ciel de verre déteint,
de voies privées, de dieux pluvieux, voirie et hoirie de roses brouillées
– des mains du soleil cru des nuits lactées.
Mais Dieu ? comment ai-je pu oublier Dieu ?
je veux dire la Liberté78

Cette liberté, qui constitue le deuxième axe par lequel passe le rapport à
l’Afrique, fait renaître un espoir. Après l’esclavage, c’est l’ouverture au monde,
symbolisée par le dépassement de la mer et la confusion du « Je » avec ce
monde. Nous découvrons une référence au problème de l’universalité que nous

285
avons rencontré chez Senghor où cependant il était traité dans le contexte de la
fraternité. Chez Césaire, c’est plutôt le schème de la violence qui prend le pas sur
celui de la parenté.

À mesure que se mourait toute chose,
Je me suis, je me suis élargi – comme le monde –
et ma conscience plus large que la mer !
Dernier soleil.
J’éclate. Je suis le feu, je suis la mer.
Le monde se défait. Mais je suis le monde79

Mais l’Afrique en tant qu’identité reconstituée devient le remède à cette
souffrance historique et acquiert une valeur éminemment positive. À travers ce
continent, le poète-narrateur essaie d’établir une proximité relationnelle par
l’intermédiaire du paysan.

Frappe paysan je suis ton fils
à l’heure du soleil qui se couche le crépuscule sous ma
paupière clapote vert jaune et tiède d’iguanes inassoupis
mais la belle autruche courrière qui subitement naît des
formes émues de la femme me fait de l’avenir les signes
de l’amitié80

Ailleurs, la Guinée est identifiée au soleil (« comme m’ébranle me frappe et
me dévore ton solstice81 »), alors symbole de la liberté ou de sa quête82.

La souffrance provoquée par la violence de l’histoire se trouve néanmoins
tempérée par la quête de la liberté, ce soleil auquel les événements historiques
ont coupé le cou, d’où le titre « Soleil cou coupé ». Césaire rejoint Apollinaire
qui, dans « Alcools », fait allusion aux différentes pérégrinations du poète-
narrateur alors pris dans la souffrance d’avoir perdu sa bien-aimée :

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé83

Aimé Césaire valorise le « soleil », c’est-à-dire la quête de la liberté, sa bien-
aimée à lui, qu’il met en scène dans sa démarche de poète-narrateur, à l’instar

286
d’Apollinaire qui met en scène la quête du bonheur (quête de l’amour) dans sa
poésie.


Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (3) : Visible et Invisible de
la violence

Le rapport à l’Afrique est présent, d’abord, dans l’évocation de son histoire,
fondée sur la douleur, en ce qu’elle représente la souffrance de l’esclavage ;
ensuite, dans l’ouverture que laisse entrevoir le poète vers le futur. L’acte
mémoriel permet ainsi d’espérer la liberté, comme certains extraits ci-dessus
nous l’ont laissé penser. Césaire réalise bien le programme mis en place dans
Tropiques, à savoir explorer la trace africaine.
Comme on l’a vu, sa position a beaucoup évolué dans le débat concernant
« l’identité nègre » sur le plan politique, et l’identité de l’écrivain afro-antillais
sur le plan littéraire. Son nomos, qui est devenu la référence légitime dans le
microcosme littéraire parisien, a modifié l’espace des possibles pour les
nouveaux entrants issus des départements d’outre-mer. Le schème de la violence
permet à Césaire de dire la traite et l’esclavage, c’est-à-dire la souffrance
humaine par laquelle passe le rapport à l’Afrique. Ce schème régule ce rapport,
en ce qu’il traite du visible et de l’invisible de l’expérience historique de
l’esclavage et de la colonisation. La violence, donc, car c’est ce qui semble être
le plus proche à la fois des Afro-Antillais originaires d’Afrique et de ceux qui
sont originaires des Caraïbes pour créer ce rapport de proximité avec
l’expérience de l’esclavage et de la colonisation. Le remède à cette expérience
douloureuse semble être l’Afrique historique, base d’une refondation de
« l’identité nègre », en l’occurrence antillaise, qui reposera en dernière analyse
sur le mythe d’une Afrique édénique chez Césaire.

Afrique historique et répartition du pouvoir dans le champ littéraire afro-
antillais

Le schème de la violence permet aussi à Césaire de préciser le sens de la
figure du dominé « nègre » par son insertion dans une topologie, en l’occurrence
les Antilles, et parfois l’Amérique du Nord, lieux de souffrance notamment pour

287
les esclaves déportés. Cette représentation du dominé s’insère aussi dans une
narration variable (mythologie) qui permet à Césaire de délimiter des figures
nommées telles que Toussaint Louverture, Delgrès (...) (généalogie) dans une
poésie qu’il conçoit comme une modalité d’accès à la connaissance du monde et
de soi-même.
L’option de la poésie, rappelons-le, survalorisée par les surréalistes au
détriment du roman, est reprise par Césaire. Ce dernier y voit aussi une modalité
de la connaissance d’un moi caractérisé par la traite, l’esclavage et la
colonisation (Afrique historique). Il distingue en effet la connaissance
scientifique qu’il estime sommaire en ce qu’elle nombre, mesure, classe et tue.
En cela, la science appauvrirait et serait famélique, car face à elle l’homme doit
sacrifier le désir, les peurs, les sentiments et les complexes psychologiques. La
connaissance par la poésie serait rassasiante et précèderait la connaissance
scientifique depuis que l’humanité existe : « L’erreur est de croire que la
connaissance a attendu, pour naître, l’exercice méthodique de la pensée ou les
scrupules de l’expérimentation84 ». Le grand tournant poétique se serait fait au
XIXe, lorsque la « France prose passa à la poésie85 ». Dès lors, écrit Césaire, tout
aurait changé car la poésie serait devenue une aventure promouvant la voyance
et la connaissance, incarnées par des poètes fétiches : Baudelaire, Rimbaud,
Mallarmé, Apollinaire et Breton. Baudelaire, car beaucoup de ses vers se
rapporteraient à l’idée d’une pénétration de l’univers ; Rimbaud, car il se pose
d’emblée en voyant ; Mallarmé, car il est « ingénieur de l’esprit d’importance
particulière86 » ; Apollinaire serait un grand travailleur et Breton exprimerait
parfaitement l’ambition poétique de la connaissance du monde.
La poésie serait connaissance du monde parce qu’elle demande une
mobilisation des forces humaines et cosmiques et le poème serait guidé par
l’expérience totale du moi, du soi, du monde et de la nature87. Cette expérience,
Césaire l’exprime en termes d’abandon à la vie première par laquelle le moi
pourrait s’épanouir.
Épanouissement de l’homme à la mesure du monde – dilatation vertigineuse. Et on peut dire que
toute grande poésie, sans jamais renoncer à être humaine, à un très mystérieux moment cesse d’être
strictement humaine pour commencer à être véritablement cosmique88.

Elle serait connaissance du monde parce qu’elle renverse l’ordre établi du


monde par l’humour et la métaphore, comme chez un Lautréamont par exemple.
Caractérisée par l’image révolutionnaire et distante, elle défierait les lois de la

288
logique (identité, contradiction et tiers-exclu). Elle étendrait le champ de la
transcendance et dépasserait le perçu par la dissolution des antinomies89. Dernier
point, qui rejoint la triple structure évoquée plus haut (topologie, généalogie et
mythologie) : la poésie serait un moyen pour remettre à jour la connaissance
millénaire enfouie en chacun d’entre nous, à savoir la proximité avec l’Afrique
historique, car en « ce sens, écrit Césaire, toutes les mythologies que culbute le
poète, tous les symboles qu’il recueille et redore sont vrais. Et la poésie seule les
prend au sérieux. Ce qui contribue à faire de la poésie une chose sérieuse90 », là
où la science répugnerait au mythe.
Ce qui ne veut pas dire que la science soit supérieure à la poésie. À dire vrai, le mythe est à la fois
inférieur et supérieur à la loi. L’infériorité du mythe est de précision. La supériorité du mythe est de
richesse et de sincérité. Seul le mythe satisfait l’homme entièrement ; son cœur, sa raison, son goût du
détail et de l’ensemble, son goût du faux91.

En bref, l’inclination césairienne pour la poésie s’explique d’une part par le


fait que ce genre littéraire a un capital symbolique très élevé, grâce notamment,
pour la période considérée, au surréalisme ; d’autre part, parce que la poésie est
une modalité de la connaissance par laquelle on parviendrait à une connaissance
du monde, d’un monde surtout intérieur et qui est caractérisé par le moi originel
de l’Afrique historique, là où la science achopperait nécessairement, du fait
qu’elle appauvrirait l’homme et répugnerait au mythe, comme on le sait. Césaire
établit ainsi son nomos, non seulement autour de l’engagement politique et
littéraire, mais aussi autour de l’idée d’une poésie comme connaissance qui
permet d’accéder à la triple structure du mythe à travers la figure du dominé
nègre.
On voit que c’est le long de ces trois axes (topologie, généalogie et
mythologie) que se crée en quelque sorte une autre pratique du mythe autour de
la figure du dominé nègre et, à travers ce dernier, autour de l’Afrique ; cette
pratique se caractérise non pas par un simple retour au passé antérieur à la
domination européenne, mais par la quête d’une Afrique historique (traite,
esclavage et colonisation) et édénique (base de l’identité antillaise, symbole de la
liberté...) – c’est ce qu’a bien compris Alioune Diop, qui reproche à Césaire de
faire « l’apologie systématique des sociétés primitives92 ». Cette triple structure
du mythe permet de mettre en évidence le réel constitutif du rapport du dominé
au monde. À partir de là, cette autre pratique du mythe acquiert une dimension
cognitive comme chez Senghor, étant donné qu’elle permet au dominé de régler

289
ses connaissances et ses rapports aux autres à partir d’un monde commun, passé
de la mesure (avant l’esclavage et la colonisation/ colonialisme) à la démesure
(esclavage et colonisation). Pour Césaire, l’expérience de l’esclavage et du
colonialisme acquiert un caractère familier qui garantit une efficacité à sa
production littéraire : cette autre pratique du mythe de l’Afrique édénique, base
de la refondation de l’identité antillaise, demande un redressement, assuré par le
schème de la violence (esclavage et colonisation), qui finalement permet à
Césaire de départager les fonctions et les pouvoirs dans le champ littéraire afro-
antillais à Paris, car le schème en question consolide le nomos littéraire césairien
centré sur la réadaptation des normes littéraires du centre et l’engagement de
l’écrivain contre le colonialisme et l’impérialisme.
Pour l’exprimer autrement, il s’agit d’une façon familière de dire « quelque
chose » d’un tout autre ordre. Cet autre ordre est la position de Césaire dans le
champ littéraire afro-antillais, à savoir la pratique littéraire au centre de laquelle
se trouverait le rapport à l’Afrique (esclavage et colonisation) et l’engagement
politique du producteur littéraire. Césaire prend le contre-pied notamment du
mimétisme littéraire des auteurs créoles et de la littérature doudouiste dans les
Antilles dont l’identité était assimilationniste (fétichisation de la culture
française...).
Cette fétichisation de la culture française accompagnée d’un rejet de la réalité
créole et de l’intériorisation de la domination leucoderme, en bref cet
assimilationnisme (incarné aussi par René Maran, la RMN, etc.) rejeté en son
temps par Légitime Défense, l’est de façon bien plus radicale par Aimé Césaire
et son ami Léon-Gontran Damas, comme on l’a vu. Césaire prend effectivement
le contre-pied de ces pratiques passées en se saisissant de l’identité du dominé
antillais, qu’il dote d’un statut universel (l’ensemble des « damnés de la terre »
pour paraphraser Fanon), et en subvertissant la langue. Par rapport à Senghor,
Césaire possède autant de compétence linguistique, puisqu’il est diplômé de
l’ENS et qu’il est également connaisseur des lettres classiques et modernes. De
plus, il pratique aussi l’écriture de façon professionnelle tant grâce à ses
interventions dans l’espace public métropolitain que dans le champ littéraire
afro-antillais. Auteur de nombreux recueils poétiques, il est aussi salué par ses
pairs tels que Breton. Contrairement à Senghor ou à Birago Diop ou encore au
doudouisme, Césaire n’utilise pas le classicisme de la forme.
Sa phrase défie la syntaxe classique, loin du vers à forme fixe d’un Aragon
par exemple ou du vers claudélo-persien d’un Senghor, et conformément à ses

290
compétences linguistiques et littéraires qui vont de pair avec sa formation et son
origine îlienne, et d’une manière générale, avec l’habitus des agents issus
d’espaces dominés. Contrairement à Senghor et à Birago Diop par exemple,
Césaire remet en cause l’esthétique régulière de la langue classique, au profit de
l’esthétique surréaliste, qu’il aménage selon sa spécificité îlienne. Ceci lui
permet de se distinguer, sans être accusé d’incompétence linguistique ou
d’imitation par les puristes, étant donné qu’il est déjà consacré « grand poète
noir » par Breton. Césaire accentue cette différence en recourant toujours plus à
l’hermétisme qui lui vaudra l’inimitié d’Aragon. Ce dernier perçoit son œuvre
comme le prolongement du surréalisme de Breton.
Aimé Césaire exprime aussi cette « différence » par le truchement de la
« négritude », en faisant de l’Afrique un horizon de référence positive pour
l’identité du « dominé antillais », comme il l’indique dans sa communication au
premier Congrès des écrivains et artistes noirs. En cela, un peu comme
Baudelaire dans un tout autre contexte littéraire, Césaire est nomothète aux côtés
de Senghor dans le champ littéraire afro-antillais, parce qu’il crée une mesure
afro-antillaise du monde, c’est-à-dire un lieu spécifique à partir duquel il tient
discours sur le monde. Cependant, cette mesure est subtilement critiquée par le
jeune Édouard Glissant, prétendant à la visibilité littéraire. Comme l’auteur de
Ferrements, il pratique la poésie dans un premier temps, mais il jouera Sartre
contre Césaire (consacré par Breton) en proposant clairement l’entre-deux, entre
la différence et l’inachevé, position que semble également adopter René
Depestre.

De la « poésie solaire » à la « poésie du grand large » : René Depestre entre
souffrance et liberté

René Depestre a un parcours peu différent des agents afro-antillais dont les
pays sont soumis directement à la Métropole. Il vient d’Haïti qui, quelques
années après l’indépendance, passe sous l’influence nord-américaine, mais dont
le centre culturel demeure Paris pour la plupart des intellectuels. C’est le cas
notamment pour Jean Price-Mars, ancien collaborateur de La Revue du monde
noir dans les années trente, que l’on retrouvera encore dans Présence Africaine.
René Depestre est plus jeune que Césaire. Il naît en 1926 à Haïti dans une
famille mulâtre. Son père, préparateur en pharmacie puis fonctionnaire des

291
Contributions, meurt très tôt. Pour subvenir aux besoins de la famille, sa mère
Djanire devient couturière dans un faubourg populaire de Port-au-Prince. Mais
Depestre demeure chez sa grand-mère à Jacmel où il va à l’école des Frères de
l’Instruction chrétienne93.
Depestre fait ensuite ses études à Port-au-Prince, dans un contexte
économique de pénurie. Il manque cruellement de livres au lycée Pétion où il
obtient le baccalauréat. Il est éloigné des milieux intellectuels haïtiens, jusqu’à la
sortie, en 1945, de son premier recueil de poésie, Étincelles, publié à compte
d’auteur après une souscription auprès de la bourgeoisie haïtienne. Ce recueil le
propulse au devant de la scène intellectuelle à Haïti, aux côtés des Léon Laleau,
Jean Price-Mars, Jean-François Brièrre, Clément Magloire Saint-Aude. Il
rencontre le représentant de la France libre à Haïti, Pierre Mabille, qui
l’encourage et lui fait rencontrer Aimé Césaire, André Breton et bien d’autres
écrivains de passage sur l’île. Très vite, Depestre publie un petit journal, La
Ruche, dont le succès populaire sera mal vu du gouvernement haïtien, qui en
interdit la parution. Dans ce climat quasi insurrectionnel, Mabille est expulsé et
Depestre jeté en prison où il compose un recueil poétique : Gerbe de Sang
(1946)94. Grâce à Mabille, Depestre obtient une bourse pour aller étudier en
France métropolitaine en compagnie de Jacques Stephen Alexis en 1946.
Il s’y inscrit à l’École des sciences politiques et en médecine. Il obtient le
diplôme de sciences politiques, mais pas celui de médecine car il a abandonné
ces études au profit de celles des lettres à la Sorbonne. Ce séjour parisien le fait
connaître auprès du PCF et d’Aragon, ainsi que dans les milieux afro-antillais,
grâce à Aimé Césaire, et il participe à la fondation de Présence Africaine95. Il
participe aussi au débat concernant la poésie nationale. Il répond principalement
à Aimé Césaire dont il a contesté en quelque sorte le nomos. Or sa prise de
position en faveur de la norme littéraire fixée par Aragon le met en porte-à-faux
avec Présence Africaine, ce qui l’oblige à revenir sur sa position sous peine
d’être taxé d’assimilationniste.
Depestre nuance sa position en précisant qu’il y a lieu, dans la forme et le
langage poétiques, de considérer les conditions historiques qui les déterminent96,
c’est cela qu’il faut nommer « national ». En parlant de « forme », l’on parle
« d’une assimilation insuffisante, poursuivie, à un étage encore idéaliste, encore
hégélien (et existentialiste chez certains) des rapports internes qui existent entre
les indices (la communauté de langue en est un) définissant la catégorie
historique qu’est la nation97 ». Ainsi, le caractère national est déterminé par les

292
conditions de vie et de développement historique propres à chaque pays, selon
Depestre. Or, sur son versant senghorien, la négritude « nie l’évidence de la
diversité des conditions matérielles d’évolution [et] considère la sensibilité
créatrice des noirs comme un bloc culturel homogène, sans frontières,
interchangeable dans les manifestations expressives. [De plus] parler de la
“poésie noire” en général, est un mythe aussi confus que la notion métaphysique
de négritude98 ». C’est cette négritude senghorienne qu’il attaque ouvertement,
selon une position qui est aussi partagée par Aimé Césaire, mais il l’attaque
tacitement car Senghor demeure un allié objectif au sein du champ littéraire afro-
antillais.
Depestre réexamine aussi le point de vue césairien, en précisant que
l’élaboration d’un art poétique en Haïti est totalement différente de l’héritage
français et africain qui sont présents sur cette île. En Haïti, l’héritage de
l’Afrique se fait par le truchement de la superstructure idéologique issue du
régime de l’esclavage et des rapports de productions sociales (vaudou, folklore,
artisanat, culture de la terre, partie de la langue créole haïtienne). L’héritage
français est encore présent en Haïti du fait que la langue française est encore la
langue officielle de ce pays, cela grâce à la bourgeoisie mulâtre qui méprise le
créole, alors que le français n’est plus « qu’un pauvre forçat en exil99 ». Et ce,
jusqu’à ce que cette langue suive une « cure d’oxygène réaliste dans la vie du
frémissement du petit peuple noir100 », grâce aux écrivains fondateurs du
mouvement indigéniste à la base du réalisme haïtien – Émile Roumer, Carl
Brouard, Normil Sylvain, Jacques Roumain, Price-Mars, etc. Ce rappel permet à
Depestre de justifier ouvertement son rejet de la négritude senghorienne sans
pour autant rejeter le lien avec l’Afrique historique. Il doit se réclamer de ce
mouvement indigéniste haïtien qui a, selon lui, réhabilité l’apport africain
pourtant rejeté par le pouvoir haïtien après l’assassinat de Dessalines.
Toutefois, indiquer cette filiation sans nuance risque de l’isoler de la
modernité littéraire afro-antillaise, représentée aussi par Aimé Césaire, son
parrain littéraire. Alors, Depestre fait de Roumain et de Price-Mars les premiers
ancêtres du réalisme, avant de souligner la nécessité, pour un art poétique
propre, de mener une réflexion sur la forme et l’usage poétique dans toute l’aire
linguistique. De ce point de vue, Depestre va à l’encontre de la position qu’il
attribue à Césaire, en suggérant que le contenu révolutionnaire et humain n’est
point suffisant pour faire une œuvre d’art car le fond et la forme sont liés.
Mais en 1950, Depestre est expulsé de France pour activités anticolonialistes

293
et immixtion dans les affaires intérieures françaises101. Il s’exile en
Tchécoslovaquie en compagnie de sa femme.
Cette expérience sème le doute dans son esprit au sujet du régime communiste
en Europe de l’Est et en Russie102. Il part alors en exil en Amérique du Sud où il
retrouve ses amis écrivains Nicolás Guillén, Jorge Amado, Juan Marinello, etc.,
avant de revenir en France en 1955. Grâce à l’intervention de Léopold Sédar
Senghor, alors membre du gouvernement d’Edgar Faure, Depestre obtient un
titre de séjour qui le protègera de l’expulsion103. Il retournera en Haïti à la prise
de pouvoir de François Duvalier puis, lorsqu’il verra qu’il s’agit d’une dictature,
il s’exilera à Cuba, sur l’invitation de ses amis écrivains, pour prendre part à la
Révolution cubaine menée par Fidel Castro. Durant son exil, Depestre a publié
Minerai noir chez Présence Africaine (1956) et Traduit du Grand Large (1952)
sur lequel nous allons porter notre attention.
Dans la production littéraire de Depestre comme dans celle de Césaire, est mis
en scène le rapport à l’expérience de la violence. Violence dont la résultante est
la souffrance collective à laquelle succède la quête de la liberté.

Oh ma Patrie avilie mon somptueux chagrin d’amour
O ma guitare rouée de coups
Pourtant ton grand et triste feu malgré ses liens de cuivre
Et ses clartés à genoux
Continue à tenir en émoi la verte jeunesse de la liberté
Et la mienne humble sève d’exil
Chantant chantant à tue-cœur
À la plus haute cime de ta fraîcheur enchaînée104.

Mais on voit tout de suite que la « fraîcheur enchaînée » demeure plutôt le
manque de liberté et non pas l’expérience de l’esclavage, alors qu’elle est chez
Césaire un fait social total qui est le moteur de la liberté. Depestre insiste
beaucoup sur cette quête et surtout sur les grandes figures comme Dessalines.

Déjà je me voyais en train de repriser maille après maille
L’écorce déchirée de ton espoir que jadis le fabuleux rouet de Dessalines
Fit jaillir en bleu tissu de révolte du plus pur sisal de la souffrance nègre105.

Une souffrance nègre mais qui, comme chez Césaire, s’étend à l’ensemble des
« damnés de la terre », et qui peut être transcendée par de grandes figures à
travers lesquelles se diffuse l’espoir de la Liberté. Ces figures sont Staline,

294
Maurice Thorez, Gabriel Péri, Henri Moulin, Palmiro Togliatti106, Willie Mac
Ghée107, Mao108.

O voix guéable de Staline !
Pour les enfants tu es feu d’or du mimosa
Pour les oiseaux tu es feuillage de peuplier
Que tu es maternelle avec l’eau de la Volga
Et patiente avec le pistil des blés d’hiver109 !

Ces figures correspondent, pour le poète-narrateur, à la lutte contre la violence
de la domination et le rapprochent de la quête libertaire.

O Haïti mon île émergée
Au milieu de mes flots les plus libres
Émergée parmi les mouettes les plus noires de mon âme
Émergée dans mon cœur pour être
La sultane de ses battements
Tu fus jadis passée au blanc féroce de Napoléon
Blanc de chaux vive !
Jusqu’au jour levé parmi les cicatrices du fouet
Le jour où Toussaint Louverture
Lava à l’eau filante de son épée
La large souillure du gouverneur110 !

Depestre met l’accent sur l’expérience de la quête libertaire pour Haïti,
contrairement à Aimé Césaire, qui insiste sur l’expérience de l’esclavage et de la
souffrance humaine et de façon minime sur l’expérience de la liberté, par le
truchement de plusieurs figures dont celle, déterminante et nationale, de
Toussaint Louverture. Césaire demeure pourtant la référence pour Depestre,
ainsi que pour d’autres écrivains afro-antillais tels que David Diop.

Les coups de pilon de David Diop

David Diop (1927-1960) naît à Bordeaux d’un père sénégalais et d’une mère
camerounaise. Il passe sa jeunesse entre la Métropole et l’AOF. Il étudie au
lycée Marcelin Berthelot à Paris et lit surtout les premiers ouvrages d’Aimé
Césaire, tout en écrivant quelques poèmes dont des extraits sont publiés dans
l’Anthologie de Senghor. Après le baccalauréat, il entame des études de
médecine qu’il abandonne pour préparer une licence ès lettres. Il se marie et
collabore régulièrement à la revue Présence Africaine d’Alioune Diop.

295
En 1950, David Diop enseigne les lettres dans les classes secondaires à Dakar,
tout en continuant sa collaboration avec Présence Africaine. En 1956, la maison
d’édition éponyme publie son premier recueil de poésie, Coups de pilon. Ce
recueil poétique fait de lui un écrivain engagé selon l’injonction sartrienne,
malgré la perte de vitesse de ce nomos à cette date. Il reste fidèle à Aimé Césaire
dans l’intensité de l’engagement de sa poésie et fidèle à Senghor dans
l’édification d’un véritable mythe de l’Afrique. Dans sa contribution au débat sur
la poésie nationale, David Diop manifeste d’emblée son accord avec Aimé
Césaire. Pour Diop, la poésie est nationale si le poète puise en lui le meilleur de
lui-même111, ce que Césaire appelait « l’authenticité » : « l’important étant au
départ ce que Césaire nomme le droit à l’initiative, c’est-à-dire la liberté de
choix et d’action112 ». L’Afrique est exactement privée de cette liberté à cause de
la colonisation et a recours aux moyens du colonisateur, à savoir sa langue (le
français). Toutefois, il faut éviter « l’assimilation et l’africanisme facile113 ».
Afin de parvenir à une véritable poésie nationale, il y a lieu de lutter contre le
régime colonial et de contribuer à la renaissance culturelle de l’Afrique.
Que nous importe alors que son chant, ample et dur, « chante en alexandrins ou en vers libres ;
pourvu qu’il crève les tympans de ceux qui ne veulent pas l’entendre et claque comme des coups de
verge sur les égoïsmes et les conformismes de l’ordre. La forme n’est là que pour servir l’idée114 ».

Après l’indépendance de la Guinée, en 1958, il enseigne la littérature à l’École


normale de Kindia, dans la Guinée de Sékou Touré avant de mourir dans un
accident d’avion à Dakar, en septembre 1960.
David Diop publie certains de ses poèmes dans Présence Africaine ; il est
membre de l’équipe éditoriale depuis un certain temps et beau frère d’Alioune
Diop. Avec Coups de pilon paru en recueil en 1956 – l’un des rares à paraître à
une époque où l’ensemble des nouveaux agents du microcosme littéraire afro-
antillais opte pour le roman, à l’exception des deux nomothètes Senghor et
Césaire, restés fidèles à la poésie –, David Diop revient sur le rapport à l’Afrique
par l’intermédiaire de l’expérience de la violence. Cette violence est multiple et
touche aussi à la révolte causée par l’expérience de la souffrance. En
l’occurrence, l’Afrique est confondue avec une figure féminine qui peut être
maternelle, et la voix de l’opprimé (le « nègre qu’on aveugla ») est celle de
l’Afrique, comme un « cri de violence ».

O mère mienne et qui est celle de tous
Du nègre qu’on aveugla et qui revoit les fleurs

296
Écoute écoute ta voix
Elle est ce cri traversé de violence
Elle est ce chant guidé seul par l’amour115.

Cette oppression provient de ceux que le poète-narrateur qualifie de
« vautours » qui seraient aussi représentés par ce qu’il appelle la « civilisation »,
« l’eau bénite », venues s’imposer aux dominés. Il s’agit du « sanglant
monument de l’ère tutélaire116 ». Ce monument qui renvoie à une histoire
douloureuse permet d’inscrire la démarche du poète-narrateur dans la voie qu’a
dessinée Aimé Césaire car c’est bien l’expérience de la violence qui se trouve
évoquée ici quand la suite du même poème fait référence à la « route » et au
« rythme monotone des Pater-Noster », c’est-à-dire aux travaux forcés et aux
missions chrétiennes dénoncées la même année dans Le Pauvre Christ de Bomba
de Mongo Beti.
De plus, l’expérience de la violence est incarnée par la figure du dominé, en
l’occurrence Dimbokro Poulo Condor, sorte de symbole de l’opprimé en Asie. Il
s’agit d’un « Vietnamien couché dans la rizière » qui partage le sort des dominés
d’Afrique desquels renaîtra l’espoir du combat, à savoir « le soleil » ou les
« jardins de la vie », ce qui rappelle l’évocation par Césaire de Toussaint
Louverture ou encore de Louis Delgrès.

Ils croyaient aux chaînes qui étranglent l’espoir
Au regard qu’on éteint sous l’éternelle sueur
Pourtant c’est le soleil qui jaillit de nos voix
Et des savanes aux jungles
Nos mains crispées dans l’étreinte du combat
Montrent à ceux qui pleurent des éclats d’avenir
Dimbokro Poulo Condor
Entendez-vous bruire la sève souterraine
C’est la chanson des morts
La chanson qui nous porte aux jardins de la vie117.

Cette image de la naissance d’un espoir à partir des opprimés du monde
revient notamment dans le poème « Vagues » où est louée la liberté « de
l’esclave », du « docker de Suez » et « du coolie d’Hanoï118 ». Ces « vagues
furieuses de la liberté119 » amènent le poète-narrateur à s’identifier aux opprimés,
comme Aimé Césaire dans le Cahier, à travers un « Nous » collectif qui oppose
l’hymne « insolite de l’Afrique en haillons120 » aux « muscles bandés121 ». Cet

297
hymne est celui qui déchire « les ténèbres établis pour mille ans122 ». Une autre
figure de cette souffrance est celle de Mambas.

Écoutez camarade des siècles d’incendie
L’ardente clameur nègre d’Afrique aux Amériques
Ils ont tué Mamba
Comme là-bas les sept de Martinsville
Comme le Malgache là-bas dans le crépitement blême des prisons123

À cette figure de l’opprimé répond la figure de l’oppresseur, que le poète-
narrateur nomme « le Blanc ». Ce Blanc est celui qui fait résonner le fouet sur le
« dos de sueur de sang124 » du Nègre, et qui l’injurie.

Tu n’es qu’un nègre !
Un nègre !
Un sale nègre !
Ton cœur est une éponge qui boit
Qui boit avec frénésie le liquide empoisonné du vice
Et ta couleur emprisonne ton sang
Dans l’éternité de l’esclavage125.

L’expérience de la violence, comme chez Césaire, trouve une solution dans
l’espoir d’une Afrique mythifiée. Cette part de mythification est évoquée
notamment lorsque le poète-narrateur confond l’Afrique avec la figure
maternelle comme on l’a vu plus haut. Elle peut aussi être une femme
charmeuse.

Négresse ma chaude rumeur d’Afrique
Ma terre d’énigme et mon fruit de raison
Tu es danse par la joie nue de ton sourire
Par l’offrande de tes seins et tes secrets pouvoirs126

Plus loin, la Négresse en question est confondue avec la figure
mythique127 des ancêtres qui sera pourtant fustigée chez Mongo Beti, dans Ville
cruelle notamment. Pour David Mandessi Diop, la femme, c’est surtout la
beauté, notamment dans ce poème en hommage à Rama Kam dont la beauté
renvoie à l’Afrique (fauve, mangue, panthère...). L’évocation de cette beauté
marque aussi la fidélité de Diop à Senghor et à son fameux « Femme noire ».

Me plaît ton regard de fauve

298
Et ta bouche à la saveur de mangue
Rama Kam
Ton corps est le piment noir
Qui soufflette mon désir128

Outre la beauté et la figure de l’ancien, il y a également la présence des
« guerriers dans les savanes » qui correspond aussi à une Afrique mythique.
Cette Afrique est porteuse d’une souffrance singulière, celle de l’esclavage.
C’est la réponse qu’une voix fait au poète-narrateur qui, comme chez Aimé
Césaire, s’en inquiète129.
En bref, dans ce recueil poétique domine l’expérience multiple de la parenté et
de la violence. D’abord, l’expérience de l’oppression coloniale représentée par la
figure du Blanc ou celle du dominé, tant Africain que Vietnamien. L’exutoire à
cette Afrique douloureuse et dominée est l’Afrique mythique des ancêtres, des
guerriers, de la beauté féminine comme chez Senghor. L’auteur rejoint en cela
l’injonction senghorienne et césairienne concernant l’engagement et le rapport à
l’Afrique. Si David Diop se montre engagé dans sa poésie, il n’en construit pas
moins une Afrique mythique, à partir des mêmes schèmes de la violence et de la
parenté qui viennent réguler et unifier ces expériences multiples et lui
permettent de rester ainsi fidèle au nomos césairien et dans une autre mesure à
celui de Senghor.

1 Bulletin d’information de la France d’Outre-Mer, Paris, ministère de la France d’outre-mer, 120,


janvier 1948, p. 23.
2 Aimé Césaire, « Commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage. Discours prononcé à la
Sorbonne le 27 avril 1948 », Œuvres historique et politique. Discours et communications, Fort-de-France,
Desormeaux, vol. 3, 1976, p. 407.
3 Aimé Césaire, « Commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage... », ibid., p. 408-409.
4 Tersen, « Victor Schœlcher », Paris, Présence Africaine 6, 1948, p. 16.
5 Aimé Césaire, « Commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage... », ibid., p. 410.
6 Aimé Césaire, « Hommage à Victor Schœlcher », Tropiques 13-14, 1945, p. 230.
7 Tersen, « Victor Schœlcher », op. cit., p. 17.
8 Aimé Césaire, « Discours d’inauguration de la place de l’abbé Grégoire. Fort-de-
France 28 décembre 1950 », Œuvres historique et politique..., op. cit., p. 419.
9 Ibid., p. 423.
10 Ibid., p. 426.
11 Aimé Césaire, « Hommage à Victor Schœlcher », op. cit., p. 231.
12 Aimé Césaire, « Commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage... », op. cit., p. 410-411.
13 Ibid., p. 411.
14 Idem.

299
15 Ibid., p. 412.
16 Ibid., p. 413.
17 Tersen, « Victor Schœlcher », op. cit., p. 20.
18 Aimé Césaire, « Discours d’inauguration de la place de l’abbé Grégoire... », op. cit., p. 430-431.
19 Aimé Césaire, entretien avec Buata Malela, « Ce crime est avant tout une affaire morale et sociale »,
dans Aggée C. Lomo Myazhiom (dir.), Esclaves noirs, maîtres blancs. Quand la mémoire de l’opprimé
s’oppose à la mémoire de l’oppresseur, Paris, Homnisphères, coll. « Latitudes noires », 2006, p. 177-178.
20 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 12.
21 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 16.
22 Ibid., p. 18.
23 Ibid., p. 23.
24 Ibid., p. 43.
25 Ibid., p. 55-56.
26 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988, p. 97.
27 Aimé Césaire, « Culture et colonisation. Communication au Congrès des écrivains noirs. Paris,
1956 », Œuvres historique et politique..., op. cit., p. 435.
28 Ibid., p. 437.
29 Idem.
30 Ibid., p. 440.
31 Ibid., p. 441.
32 Ibid., p. 444.
33 Césaire cite les vers suivants de cet auteur pour illustrer son propos (I, 63-66, édition de Alexandre
Bofinger (1998) figurant sur le site « Bibliotheca Augustana »
http://www.sfh_augsburg.de./~harch/augustuna.html (3 mars 2006) : « Fecisti patriam diversis gentibus
unam ;/ Profuit injustis te dominante capi/ Dumque offers victis proprii consortia juris/ urbem fecisti quod
prius orbis erat ». Nous en proposons la traduction suivante : « Tu as fait une patrie unique de différents
peuples ; sous ta domination, il était avantageux pour les [populations] injustes d’être conquises, et en
offrant aux vaincus d’avoir en partage ton propre droit, tu as fait une ville de ce qui était auparavant le
monde ». Il est sans doute aussi fait allusion ici à l’extension de la citoyenneté romaine. En 312, tous les
hommes libres de l’empire jouissent de la citoyenneté romaine.
34 Aimé Césaire, « Culture et colonisation... », op. cit., p. 446.
35 Ibid., p. 448.
36 Ibid., p. 450.
37 Idem.
38 Ibid., p. 451.
39 Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire..., op. cit., p. 194.
40 Luciano C. Picanço, Vers un concept de littérature nationale martiniquaise. Évolution de la littérature
martiniquaise aux XXe siècle – Une étude sur l’œuvre d’Aimé Césaire, Édouard Glissant, Patrick
Chamoiseau et Raphaël Confiant, New York, Peter Lang, coll. « Francophone Cultures and Literatures »,
2000, p. 34-35.
41 Ainsi, il publiera successivement une étude historique, Toussaint-Louverture. La Révolution française
et le problème colonial (1960), des pièces de théâtres – La Tragédie du roi Christophe (1964), Une saison
au Congo (1965) et Une tempête, d’après l’œuvre de Shakespeare. Adaptation pour un théâtre nègre
(1970). Il restera maire de Fort-de-France et député de Martinique jusque dans les années quatre-vingt-dix.
Son dernier recueil poétique Moi, laminaire date de 1982.
42 Voir Le Réalisme en France, numéros coordonnés par Paul Aron, Frédérique Matonti et Gisèle
Sapiro, Sociétés & Représentations 15, décembre 2002.

300
43 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art..., op. cit., p. 366.
44 Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains..., op. cit., p. 433.
45 Ibid., p. 436.
46 Ibid., p. 437.
47 Idem.
48 Idem.
49 Aimé Césaire, « Réponse à Depestre poète haïtien. Élément d’un art poétique », Présence Africaine 1-
2, 1955, p. 113.
50 Idem.
51 Ibid., p. 114.
52 René Depestre, « Réponse à Aimé Césaire (introduction à un art poétique haïtien) », Présence
Africaine 4, 1955, p. 57.
53 Idem.
54 Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Aimé Césaire..., op. cit., p. 162.
55 Aimé Césaire, « Sur la poésie nationale », Présence Africaine 4, 1955, p. 39.
56 Ibid., p. 40.
57 Idem.
58 Idem.
59 Idem.
60 Ibid., p. 41.
61 Anna Boschetti, La Poésie partout..., op. cit., p. 241.
62 Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses, dans La Poésie, op. cit., p. 78.
63 Ibid., p. 86.
64 Aimé Césaire, Cadastre, dans La Poésie, op. cit., p. 187. On peut observer dans ces poèmes une
présence active du schème du chemin à travers plusieurs références (chemin, j’avance...).
65 Ibid., p. 187-188.
66 Aimé Césaire, Ferrements, dans La Poésie, op. cit., p. 301.
67 Idem.
68 Ibid., p. 302.
69 Ibid., p. 302-303.
70 Aimé Césaire, Ferrements, op. cit., p. 304.
71 Ibid., p. 316.
72 Ibid., p. 319.
73 Ibid., p. 320.
74 Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses, dans La Poésie, op. cit., p. 96-97.
75 Ibid., p. 109.
76 Aimé Césaire, Cadastre, dans La Poésie, op. cit., p. 237.
77 Ibid., p. 238.
78 Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses, dans La Poésie, op. cit., p. 75.
79 Ibid., p. 80.
80 Aimé Césaire, Cadastre, dans La Poésie, op. cit., p. 191.
81 Ibid., p. 201-202.
82 Georges Ngal, Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, op. cit., p. 127.
83 Guillaume Apollinaire, Alcools suivi de Le Bestiaire et de Vitam impendere amori, Paris, Gallimard,
(1920) 2002, p. 10.
84 Aimé Césaire, « Poésie et connaissance », Tropiques 12, janvier 1945, p. 158.
85 Ibid., p. 159.

301
86 Ibid., p. 160.
87 Ibid., p. 162.
88 Ibid., p. 163.
89 Ibid., p. 167.
90 Ibid., p. 168.
91 Ibid., p. 168.
92 Alioune Diop, « Malentendus », Présence Africaine 6, 1949, p. 6.
93 Claude Couffon, René Depestre, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1986, p. 12.
94 Ibid., p. 26.
95 Ibid., p. 32.
96 René Depestre, « Réponse à Aimé Césaire (introduction à un art poétique haïtien) », Présence
Africaine 4, 1955, p. 43.
97 Ibid., p. 44-45.
98 Ibid., p. 45.
99 Ibid., p. 47.
100 Idem.
101 Claude Couffon, René Depestre, op. cit., p. 35.
102 Ibid., p. 44-45.
103 Ibid., p. 52.
104 René Depestre, Traduit du Grand Large. Poème de ma patrie enchaînée, Paris, Seghers, 1952, p. 10.
105 Ibid., p. 12.
106 Ibid., p. 15.
107 Ibid., p. 16.
108 Ibid., p. 21.
109 Ibid., p. 14.
110 Ibid., p. 30-31.
111 David Diop, « Contribution au débat sur la poésie nationale », Présence Africaine 6, 1956, p. 114.
112 Idem.
113 Ibid., p. 115.
114 Idem.
115 David Diop, Coups de pilon, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 9.
116 Ibid., p. 10
117 David Diop, Coups de pilon, op. cit., p. 13.
118 Ibid., p. 16.
119 Idem.
120 Idem.
121 Ibid., p. 18
122 Idem.
123 Ibid., p. 20.
124 Ibid., p. 36.
125 Ibid., p. 37.
126 Ibid., p. 14.
127 Idem.
128 Ibid., p. 43.
129 Ibid., p. 23.

302

BILAN

Un nouvel ordre littéraire afro-antillais

C’est bien le rapport à l’Afrique que nous retrouvons dans la démarche de
Senghor et de Césaire, que nous avons essayé d’envisager de façon relationnelle.
Leur émergence dans le champ littéraire parisien contribue à transformer
profondément le jeu littéraire afro-antillais par l’introduction de nouvelles règles
dans ce microcosme. Nous avons pu observer que, pour Senghor et Césaire, à
l’instar de Sartre, le problème majeur dans l’après-guerre est l’orientation de leur
rapport à l’engagement politique. Ces deux auteurs réarticulent cette orientation
avec la problématique de l’identité culturelle afro-antillaise dont la spécificité est
elle-même soulignée par André Breton et Jean-Paul Sartre dans leurs préfaces
respectives. Si préfacer Césaire et Senghor donne plus d’audience au nomos
littéraire des deux écrivains dans le microcosme afro-antillais, la démarche
profite davantage aux deux agents afro-antillais alors propulsés dans la
modernité du Paris littéraire.

À la Libération, ce même Paris est surtout dominé par la figure de Sartre (et
par sa revue Les Temps modernes) qui concentre tous les pouvoirs spécifiques. À
cette époque, l’auteur de l’Être et le Néant subit une cure de jouvence. En effet,
ceux de sa génération qui ont émergé dans le champ littéraire et ont été
consacrés dans l’entre-deux-guerres, ont en 1945 vingt ans de carrière et
semblent vieillis sur le plan littéraire1. Quant à Sartre, malgré ses quarante ans
en 1945 et son activité littéraire avant la guerre puis sous l’Occupation, il
apparaît comme un nouvel entrant tourné vers la jeunesse. Le retard qu’il a
accumulé en matière de modernité littéraire lui permet de se réajuster à la norme
contemporaine, grâce à La Nausée où il illustre son idée de contingence2. Sartre
transforme donc son retard en position critique d’extériorité par rapport à la
littérature, position à partir de laquelle il conteste les valeurs de la modernité
esthétique3. En même temps, il cherche à engager la littérature dans l’actualité
sociopolitique4, sans adhérer au PCF, parti dominant. D’où la réflexion de Sartre
sur la responsabilité de l’écrivain : du fait que ce dernier existe d’abord avant de

303
se définir et que son acte engage aussi autrui, il résulte que la littérature est
intrinsèquement politique. De cette manière, l’auteur de La Nausée se débarrasse
du problème du non-engagement.
Dans ce contexte de domination sartrienne, Alioune Diop (et Présence
Africaine) ne peut se marginaliser par rapport aux Temps modernes, sous peine
de manquer de visibilité littéraire dans le champ intellectuel parisien. Une des
meilleures façons d’exister puis de persister demeure l’obtention de la caution
des Temps modernes et ses alliés objectifs comme Esprit. Alioune Diop parvient
à un certain consensus qui lui offre la possibilité de rassembler des courants
différents, voire divergents, au sein d’un même organe culturel. De la sorte, il
peut cumuler le prestige des uns et des autres en assurant à Présence Africaine le
soutien permanent de camps antagonistes, mais favorables à la voie émergente
des dominés.
La seule spécificité afro-antillaise mise en avant par Alioune Diop est
l’insertion de l’Afrique dans la modernité par la redéfinition de l’identité
« nègre » sur la base du métissage culturel. En voulant œuvrer en faveur de la
modernité africaine qu’il caractérise d’humaniste, Alioune Diop rejoint
subtilement l’injonction sartrienne. C’est d’ailleurs ce qu’effectuent Senghor et
Césaire, dont la position politique peut être synthétisée dans le tableau ci-
dessous.
POSITION POLITIQUE SENGHOR CÉSAIRE
-
Réforme du système
Réforme du système colonial via
colonial (code de départementalisation des
l’indigénat + racisme) via Antilles françaises
Fédération franco- - Importance de l’esclavage
africaine : voie pour via figure de l’abbé
l’autonomisation de Grégoire + Victor
l’Afrique + transfert de Schœlcher = modèle du
technique combat politique de
Césaire
RAPPORT Colonisation :
À LA MÉTROPOLE Colonisation :
- fait social et historique total
(ANTICOLONIALISME) - fait historique => avec => ni bon ni mauvais
des bienfaits

304
- lié au problème culturel - lié au problème culturel ≠
= contact de culture : un contact de culture :
possibilité d’une destruction des cultures
nouvelle culture autochtones =
(métissage culturel) via impossibilité d’une
assimilation & nouvelle culture
association (métissage) car
juxtaposition de cultures
appauvries
Socialisme africain :
intégration du
Marxiste athée : membre du
MARXISME catholicisme dans le
PCF.
socialisme : proche de la
SFIO.
Senghor tente d’assimiler Sartre par l’acquisition du nomos de l’engagement,
mais en le réadaptant en fonction de son nomos littéraire et politique. Or sa
position politique cultive l’ambivalence. Il critique le système colonial – le code
de l’indigénat, le racisme qui en résulte, etc. – et il préconise en même temps une
fédération franco-africaine dans ce contexte d’affaiblissement des systèmes
coloniaux – au contraire, par exemple, de Félix Houphouët-Boigny qui se
montre hostile au fédéralisme franco-africain et au maintien de l’entité AOF-
AEF. Il est plus territorialiste que fédéraliste, car le pays dont Houphouët-
Boigny est originaire, la Côte d’Ivoire, pourrait se suffire à lui-même5 : « [s]es
performances reposaient sur le cacao et le café, qui lui garantissaient une balance
commerciale constamment excédentaire. [...] Le moins qu’elle pût [la Côte
d’Ivoire] attendre était une contribution conséquente du budget général à son
développement6. C’était loin d’être le cas. [...] Le déséquilibre indéniable et
persistant entre la richesse générée et les dépôts reçus pour son développement
répand en Côte d’Ivoire le sentiment que le territoire est la vache à lait de la
fédération7 ». Pour Senghor, en revanche, la fédération permettrait à l’Afrique
d’absorber la modernité européenne grâce au transfert de technique. Et s’il
devait y avoir un bienfait à la colonisation, ce serait l’apport de la technique
européenne. Le fondement de la position politique senghorienne repose sur
l’idée que la colonisation est un contact de cultures, malgré les violences et les
souffrances suscitées ; l’assimilation et l’association demeurent la solution à

305
l’antagonisme. Ainsi, Senghor dissocie l’assimilation de l’identification, et
n’efface qu’en apparence seulement l’écart qui le sépare d’Aimé Césaire, son
allié objectif.
Pour l’auteur de Ferrements, l’esclavage – absent chez l’Aofien Senghor – et
la colonisation constituent des faits sociaux totaux. Ils sont liés au problème de
la culture et sont un pont entre les « Nègres » du monde entier, dont l’héritage
commun est l’Afrique historique et sa civilisation. La culture en serait la
manifestation singulière, ce qui permet à Césaire de se dire de culture française.
Contrairement à Senghor, Césaire considère que la colonisation n’est ni bonne ni
mauvaise (illusion de Deschamp) si l’on part des faits. Constatant que la
colonisation ne résulte pas d’un contact de cultures, Césaire insiste sur l’idée
qu’elle a anéanti les systèmes politiques et culturels des peuples dominés en les
chosifiant. De plus, elle n’a opéré que des « dons sélectifs » qui font croire à
Senghor et à Alioune Diop en la possibilité d’une culture métisse eurafricaine –
alors qu’elle a généré une sous-culture – et au transfert de la technique
européenne.
Si Césaire marque clairement une position anticolonialiste qui l’amène à
soutenir la départementalisation des « vieilles colonies », c’est-à-dire, à l’époque
l’extension des mêmes droits pour les Antillais que pour les Métropolitains,
Senghor demeure plus ambivalent dans sa position. Son ambivalence est
également présente dans son rapport au marxisme qu’il essaie de concilier avec
son catholicisme, grâce à Mounier et à Teilhard de Chardin, d’autant que pour
lui, la religion occupe une place importante chez ce qu’il nomme le « Négro-
Africain ». Toutefois, les deux nomothètes accèdent au pouvoir et utilisent
diverses stratégies pour conserver leur hégémonie – création du PPM pour
Césaire, du BDS pour Senghor, etc. De plus, si Senghor cultive en apparence le
consensus, Césaire se montre plus polémiste.
Sur le plan littéraire, ces deux écrivains s’accordent pour modifier les règles
du jeu littéraire afro-antillais en redessinant les frontières du champ littéraire en
construction. Le droit d’entrée pour y accéder est élevé : du point de vue des
titres scolaires, tous deux sont anciens élèves du lycée Louis-le-Grand et
diplômés (en lettres de la Sorbonne pour le premier et de l’École normale
supérieure pour le second). Pour les agents originaires des colonies, ce sont des
titres rares, susceptibles de devenir des traits distinctifs, comme l’usage
linguistique le laisse penser dans leur production ; du point de vue du capital
symbolique, les deux nomothètes ont acquis un prestige dans le champ littéraire

306
parisien, grâce à Breton et à Sartre qui les annexent à leur nomos – surréalisme
pour Breton, littérature engagée pour Sartre. En revanche, ils réadaptent ce
nomos en fonction de leur spécificité afro-antillaise.
Senghor et Césaire pratiquent une littérature fondée sur la redéfinition du
rapport à l’Afrique, ce qui, littérairement, se traduit par une stratégie distinctive
que nous appellerons la « stratégie du Lamantin » pour Senghor, à savoir un
retour aux sources de « l’âme nègre » pour informer sa pratique littéraire fondée
sur le schème de la parenté ; tandis que l’héritage historique des Antilles
(l’expérience de l’esclavage) contraint Césaire à la radicalité littéraire (via le
surréalisme) et le pousse à rechercher une identité africaine pour les Antilles,
comme exutoire à la souffrance liée à l’expérience de l’esclavage et de la
colonisation régulée par le schème de la violence.
AUTEURS EXPÉRIENCES RÉGULATIONS SCHÈMES
Terre Figures du tirailleur (souffrance +
fraternité)/ Guelwar/Ancêtre/ Chaka
Famille
SENGHOR Lieux Royaume de Sine/nature/ Congo Parenté

Vie Tam-tam
quotidienne
Esclavage Figure de la souffrance (Nous/Je =
sang/révolte)/mémoire/canne/Nègre

CÉSAIRE Quête de la Soleil Violence


liberté
Guinée
Afrique
L’hérésie césairienne par rapport à la norme centrale, nous la désignerons par
la « stratégie du marronnage », à l’instar de l’esclave qui résistait à sa situation
en s’évadant de l’habitation loin dans les montagnes, à partir desquelles il
contre-attaquait le maître.
Cette double stratégie permet aux deux nomothètes d’accéder au champ
littéraire parisien en mettant en avant la spécificité de leurs origines – les sources
nègres, « l’âme africaine » ou bien l’Afrique mythique. Autrement dit, ils
« s’inventent nègres8 » et marquent ainsi leur alliance objective dans le champ
littéraire parisien.

307
C’est sur cette alliance qu’Aimé Patri insiste en essayant de montrer la
complémentarité des deux nomothètes malgré les différences liées à l’histoire :
Césaire est descendant d’esclaves, tandis que Senghor est fils de princes9, mais
tous deux ont une éducation européenne qui n’a pas pu effacer leur spécificité,
ce qui expliquerait qu’ils partent de « l’authenticité noire10 » pour créer, l’un une
« poésie solaire » (Césaire) – angoisse, épopée guerrière, satire vengeresse,
poésie de la démesure, de l’excès – et l’autre un « chant d’ombre » (Senghor) –
rythme lent du tam-tam, fidèle au passé de la mémoire héréditaire dans la
constante évocation des « ancêtres paisibles11 ». C’est cette spécificité qui
explique la différence entre les deux poésies qui tendent l’une vers le surréalisme
(Césaire) et l’autre vers le verset proche d’un Saint-John Perse, forme plus
rassurante que celle de Césaire12.
In fine, l’alliance objective entre Senghor et Césaire n’est pas sans effet dans
le microcosme afro-antillais, dans la mesure où elle cristallise l’attention des
prétendants sur ces deux modèles possibles de l’écrivain afro-antillais et modifie
l’espace des possibles : pour entrer désormais dans ce champ dominé par les
deux agents, il y a lieu d’être bien doté en terme de capital global, d’une part, et
d’introduire le rapport à l’Afrique dans sa production littéraire, d’autre part.
C’est ce que nous pouvons appeler « un nouvel ordre littéraire » par rapport
auquel Édouard Glissant et Mongo Beti vont prendre position avant de proposer
eux-mêmes des contre-modèles.

1 Benoît Denis, « Retards de Sartre », Études sartriennes 10, Bruxelles, Ousia, 2005, p. 195.
2 Vincent de Coorbyter, Sartre avant la phénoménologie. Autour de « La Nausée » et de la « Légende de
la vérité », Bruxelles, Ousia, 2005, p. 63-67.
3 Benoît Denis, « Retards de Sartre », op. cit., p. 203.
4 Ibid., p. 203-204.
5 Frédéric Grah Mel, Félix Houphouët-Boigny. Le Fulgurant destin d’une jeune proie (?-1960), Paris,
Cerap/Maisonneuve et Larose, 2003, p. 681.
6 Idem.
7 Idem. Souligné dans le texte.
8 Laurence Proteau, « Entre poétique et politique. Aimé Césaire et la “négritude” », Sociétés
Contemporaines 44, Paris, 2001, p. 15-39.
9 Aimé Patri, « Deux poètes noirs en langue française », Présence Africaine 2, 1948, p. 378.
10 Ibid., p. 380.
11 Ibid., p. 382.
12 Ibid., p. 385.

308

8

Une « oblique continuation1 » :
Édouard Glissant et le nomos
de la Relation

Ce moment de notre réflexion nous permettra de vérifier l’hypothèse d’un
Senghor et d’un Césaire paradigmes de l’écrivain afro-antillais de l’ère
coloniale ; ils ont émergé dans le champ littéraire parisien au moyen d’un
attentat symbolique, surtout représenté par l’instauration d’un nouveau nomos
qui a bouleversé le microcosme afro-antillais : ils y ont imposé, comme enjeu
majeur, la référence à l’Afrique mythique. Le débat qu’ils y ont mené a permis
l’éclosion de la revue Présence Africaine dans laquelle on assiste au
renforcement du nomos senghorien et césairien, ainsi qu’à la consolidation du
microcosme afro-antillais, malgré la contestation à laquelle doivent faire face ces
deux nomothètes. Dans cet après-guerre, l’avènement de nouveaux contestataires
est favorisé par la transformation de la politique vis-à-vis de l’enseignement
outre-mérien2, qui évolue vers une politique assimilationniste davantage
marquée par le primat de l’apprentissage du français. Elle ouvre un accès plus
grand aux bourses d’études supérieures à Paris pour pallier l’absence
d’université en Afrique et aux Antilles françaises3. Ces agents introduisent ces
changements dans le champ littéraire afro-antillais en redéfinissant leur rapport
à l’Afrique et à la Métropole à la lumière de leur propre structure de perception
et d’appréciation du réel et de la réalité. Ces transformations, concomitantes de
celles qui affectent le microcosme politique et colonial de la Métropole amorcent
également la prise en compte du processus de décolonisation comme horizon
probable dans le champ intellectuel afro-antillais à partir de 1955. C’est durant
cette période qu’émergent de nouveaux agents afro-antillais, tels qu’Édouard
Glissant et Mongo Beti, qui sont porteurs de nouvelles interrogations. Nous
essaierons d’examiner le débat ouvert par ces écrivains originaires des colonies
en tentant de dégager les stratégies qu’ils adoptent en fonction de l’espace des
possibles laissé par les deux nomothètes dans ce climat de recomposition
permanente du champ littéraire.

309
Nous traiterons aussi du cas d’autres écrivains que nous avons mentionnés
plus haut et nous reviendrons sur leurs productions littéraires. Nous montrerons
comment, malgré des différences de parcours, Beti et Glissant sont en relation
permanente, par le mode de pensée relationnel et le schématisme, même si a
priori ils semblent éloignés. Pour ce faire, nous étudierons d’abord leur
trajectoire respective, puis leurs positions politiques et littéraires, en
correspondance avec leur production littéraire, toujours appréhendées du point
de vue du rapport à l’Afrique régulé par des schèmes transcendantaux.


« Nous cognons contre l’Un souverain et frêle »

Né en 1928 dans la commune de Sainte-Marie en Martinique, d’une mère au
foyer et d’un père économe dans une habitation4, Édouard Glissant grandit dans
la zone industrielle du Lamentin. Comme Aimé Césaire ou Frantz Fanon, il
accède à la culture légitime lorsqu’il intègre l’institution scolaire où la violence
symbolique s’exerce dans le dénigrement du parler créole.
En 1938, il obtient une bourse pour étudier au lycée Schœlcher, à l’instar de
ses illustres prédécesseurs, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas. Parmi ses
enseignants, on trouvera les premiers agents en provenance de Paris, René Ménil
et Aimé Césaire, qui, par ailleurs, dominent largement le monde culturel
martiniquais avec la revue Tropiques. Le jeune lycéen Glissant se lie d’amitié
avec René Depestre, et milite en faveur de la campagne électorale de Césaire
en 1945, un an avant la départementalisation de la Martinique. En même temps,
Glissant crée avec certains de ses amis, nourris par la revue Tropiques, un
groupe de réflexion nommé « Franc-Jeu ».
En 1946, grâce à l’obtention d’une bourse, Glissant arrive à Paris pour étudier
à la Sorbonne. Il y fait l’expérience de la solitude dans un premier temps, comme
il l’indiquera dans Soleil de la conscience : il s’isole du monde, se rapproche de
Fanon, collabore d’abord à la revue Présence Africaine, puis,
de 1954 à 1959 aux Lettres nouvelles dirigées par Maurice Nadeau dont il est
aussi l’ami. Ces interventions seront reprises plus tard dans son essai L’Intention
poétique (1969). En 1953, il obtient une licence de philosophie et publie son
recueil poétique Un champ d’îles. Le jeune Martiniquais obtient un diplôme

310
d’études supérieures en ethnologie sous la direction de Jean Wahl5, ainsi qu’un
DES en lettres.
Toujours entre deux mondes, Glissant devient très rapidement membre de la
Société africaine de culture, sans négliger ses relations dans le microcosme
parisien où il se forge de solides amitiés littéraires parmi lesquelles Kateb
Yacine, Jean Paris, Jean Laude, Jacques Charpier, Henri Pichette, Maurice
Roche, Roger Giroux, Yves Bonnefoy, Roland Barthes et Maurice Nadeau. Sa
relation avec ces agents du réseau parisien montre dans quel entre-deux
permanent se trouve Glissant : entre les microcosmes afro-antillais et parisien.
Cette double appartenance est facilitée par sa situation personnelle (Antillais et
Français). Par exemple, un an après son deuxième recueil, La Terre inquiète
(1955), il devient, avec Barthes et Jean Duvignaud, membre du comité directeur
des Lettres nouvelles dirigées par son ami Maurice Nadeau. Il est bien entre deux
mondes, précisément parce que Césaire et Senghor dominent celui censé
représenter la spécificité des Afro-Antillais. Il publie la même année Les Indes
(1956), ainsi que son essai Soleil de la conscience (1956). Il participe également
au premier Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris (1956) et au débat sur
la poésie nationale. C’est à partir de cet entre-deux qu’il va tenter de
concurrencer Césaire, qui se trouve lui-même dans un autre entre-deux.
En 1958, il reçoit le prix Renaudot pour son roman La Lézarde, ce qui marque
sa consécration dans le microcosme littéraire parisien et, par transfert de
prestige, dans le microcosme afro-antillais. Un an avant son recueil Le Sel Noir
(1960), il fonde, avec l’écrivain Paul Niger qu’il a rencontré au deuxième
Congrès des écrivains et artistes noirs, le front antillo-guyanais pour
l’indépendance des Antilles-Guyane, alors qu’Aimé Césaire avait voté pour la
départementalisation, avant de batailler pour une large autonomie des Antilles.
Ce combat le rapproche des indépendantistes algériens. Mais ce front est dissous
en 1961 par de Gaulle qui expulse Glissant de la Guadeloupe pour l’assigner à
résidence en Métropole jusqu’en 1965. De retour en Martinique, il fondera
l’Institut martiniquais d’études (IME) en 1967, puis la revue Acoma6 publiée par
François Maspero en 1971, une sorte d’outil de recherche sur l’indépendance de
la Martinique.
Glissant a le même parcours que les deux nomothètes Senghor et Césaire :
lycée en outre-mer, études à Paris, introduction dans le monde culturel afro-
antillais – La Revue du monde noir, Légitime Défense et L’Étudiant noir pour
Senghor et Césaire ; pour Glissant Présence Africaine –, participation à la vie

311
culturelle de ce monde. Or à son arrivée s’opère une véritable consolidation du
microcosme afro-antillais autour de Présence Africaine dans le champ des
revues parisiennes qui, d’ailleurs, en cautionnent l’existence, notamment avec le
soutien des Temps modernes de Sartre et de la revue Esprit de Mounier. En cela,
nous voyons que le monde littéraire afro-antillais tend à se constituer en un sous-
champ du champ littéraire parisien, dans lequel l’espace des possibles est limité
pour l’auteur de L’Intention poétique.

En effet, pour lui, qui fut l’élève de Césaire, les chances de parvenir à la
visibilité littéraire se réduisent à deux possibilités : soit la fidélité à Césaire au
risque de demeurer l’éternel second de l’auteur du Cahier d’un retour au pays
natal dont il ne peut cependant ignorer l’apport littéraire, malgré le boycott
organisé par Aragon ; soit l’infidélité qui risque de le pousser à une
confrontation, avec pour conséquence la marginalisation ou l’isolement. C’est
pourquoi Glissant cultive une sorte d’entre-deux qui lui permet, non pas de
s’opposer au champ littéraire parisien ou au sous-champ littéraire afro-antillais,
mais de se démarquer des deux champs sans les rejeter totalement. En outre, il
opte pour l’engagement dans la ligne de l’anticolonialisme (sans adhérer au
PCF). Il s’agira donc, pour le paraphraser, d’une « oblique continuation7 ».
La position littéraire de Glissant apparaît davantage dans les différents écrits
parus dans les Lettres nouvelles entre 1954 et 1959, qu’il rassemblera
en 1969 sous le titre L’Intention poétique. Cet ouvrage nous offre l’occasion de
reconstituer la position littéraire et politique qu’il tente d’occuper dans le
microcosme afro-antillais. Elle situe Glissant en tant que « Noir antillais
descendant d’esclave8 » dans le monde dominant (métropole française) et dans le
monde dominé (« vieille colonie » martiniquaise). Il procède des Caraïbes, « un
condensé ethnique du monde9 » dont la diversité est elle-même le résultat d’une
violence : la traite et l’esclavage. Comme chez Césaire, son discours est
amplement marqué par eux, mais, à la différence de l’auteur des Armes
miraculeuses, son propos ne se caractérise pas principalement par la recherche
de la différence ou de l’inachèvement, mais se trouve entre la différence et
l’inachèvement, c’est-à-dire l’entre-deux, comme nous le rappelle Fonkoua dans
le passage qui suit :
Mieux que la notion d’« inachevé » utilisée par Benoist, l’« entre-deux » définit la situation générale
des Antilles françaises : ni tout à fait autres, ni tout à fait semblables, les îles françaises d’outre-mer,
devenues départements français, entretiennent avec la Métropole des liens de différence et de

312
ressemblance mêlées, d’éloignement et de rapprochement diffus, comme le suggèrent les caractères de
la géographie, les circonstances de l’histoire, la situation de l’économie, les réalités de la politique, les
caractères de la culture et les conditions de production de la littérature10.

Cet entre-deux définit la situation générale des Antilles françaises


(différence/ressemblance) et la position dedans/dehors de l’écrivain martiniquais
dans le microcosme afro-antillais et parisien. Il recouvre, dans l’approche qui est
la nôtre, ce que nous avons appelé l’antinomie de la proximité, où ce qui est
proche devient éloigné, aussitôt qu’on l’approfondit. La production littéraire de
Glissant se trouve en effet à la marge (éloigné) et à l’intérieur (proche), du fait
de la complexité des deux espaces que sont le centre (Paris) et la périphérie
(Martinique). Bien que toute comparaison ne soit pas toujours pertinente, on
peut dire qu’il s’agit d’une position similaire à celle de certains auteurs belges,
sauf que la relation franco-belge n’a pas été marquée par la traite, l’esclavage et
l’assimilation forcée. C’est cette perspective qui permet donc à Glissant d’établir
une mesure du monde, exprimée ici par son devisement du monde. On ne peut
l’explorer convenablement que si « l’on retient que sa position d’entre-deux
l’oblige à des jeux de médiatisations constants avec la pensée européenne pour
faire advenir un discours11... » sur la terre antillaise12. Celui-ci sera surtout
caractérisé par une critique de la pratique hénologique13 (pratique de l’Un) à
laquelle il oppose le Divers.

De l’Un au Divers

Dans les années cinquante, ce discours répond au nomos hégémonique mis en
place par Aimé Césaire, qui serait toujours pris dans la pensée de
l’Un14 puisqu’il remplace une racine unique (Occident) par une autre (Afrique).
Quant à Glissant, il tente de définir sa propre poésie, non pas par opposition à
celle de Césaire, mais bien par complémentarité, en y ajoutant une dimension
philosophique pour transcender la position du « maître ». À l’époque, influencé
par Jean Wahl et Sartre, il joue Sartre contre Breton, c’est-à-dire contre le
surréalisme césairien, afin de parvenir à une autre conception de la poésie qui
déboucherait sur la révolte par le langage15. L’auteur des Indes considère la
poésie comme la modalité d’accès à la connaissance du monde, ce qui est aussi
le cas chez Césaire. Cependant, pour l’auteur des Indes, l’accès à ce savoir, pour
former au moins un monde proximal, passe inéluctablement par le dépassement

313
de la pensée de l’Un qu’il distingue de l’unité : « Dépasser l’ambition extatique
de l’Un, c’est construire avec patience, sans renier l’éclat primordial, les paliers
d’une connaissance qu’on sait enfin approchée16 ». Si l’Un est « harmonique »,
« plein de lui-même », l’unité est « éprouvante » et « ardue à conquérir ». De
plus, l’Un « manque de rêve » et demeure exclusif, en ce qu’il ne s’enrichit pas
de la diversité : « Il faut à l’Un, à l’unique-du-monde-et-de-l’être, ce qui manque
aussi à l’unité concrète de la terre : le vent venu des rives, où tant de Nous
barattent un limon méconnu. Chaque tribu que l’on déprend, que l’on décrie,
nous sépare de l’harmonie17 ».
Par exemple, sous l’empire de l’Occident, l’Autre fut exclu par le Hegel des
Leçons sur la philosophie de l’histoire qui affirma que « l’Afrique n’est pas une
partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni développement et
ce qui s’y est passé, c’est-à-dire au Nord, relève du monde asiatique et
européen18 ». Il s’agirait d’une conception du monde-comme-solitude ou comme
imposition de l’Occident :
Car si à mon tour j’examine l’Occident, je vois que décidément il n’a pas cessé de concevoir le
monde comme solitude d’abord et comme imposition ensuite – de l’Occident. (Pour quoi la relégation
conceptuelle de l’Afrique loin de « l’histoire universelle » sera accompagnée et suivie d’une réelle
mise entre parenthèses de l’histoire africaine ; le non-développement constaté sera systématisé en sous-
développement profitable ; et le Nègre, considéré par Hegel comme être de l’innocence, sera fait par
Gobineau être de l’impulsion et par le colon être de l’indolence : les plus grandioses vues de la Raison,
impérative et non relationnelle, se dégradent insensiblement dans cette solitude que j’ai dite)19.

Contrairement à Hegel, Glissant propose un « Je » collectif par lequel il essaie


de fouiller son histoire, de comprendre son état au monde, par lequel il tente de
rompre avec le silence autour de l’histoire, et ce en vivant et criant l’actuel avec
les Autres. Cet actuel est le cri ou la souffrance qu’apaise une « poétique de la
durée » : « La poétique de la durée s’efforce d’apaiser l’hier fiévreux, de tramer
ce lointain devenir20 ».
Mais les ancêtres de « l’hier fiévreux » ne sont pas pour autant mythifiés à
travers une Afrique édénique, comme dans la poésie césairienne qui valorise
l’Afrique historique.
Et je ne soutiens pas que des communautés pures, innocentes, furent l’apanage de ceux
qu’aujourd’hui je nomme mes ancêtres, et dont je ne suis le descendant qu’après détour et voyage
(trouble condition de l’être). Je veux me garder d’encenser à tout coup ce qui m’est obscur et peu
connu21.

Glissant garde effectivement la racine (« ceux qu’aujourd’hui je nomme mes

314
ancêtres »), mais s’ouvre sur ce qu’il appelle la Relation contre l’Un tant africain
qu’occidental, là où, rappelons-nous, Césaire pensait qu’il n’était point possible
de parvenir à un métissage, compte tenu de la violence extrême de la
colonisation. L’auteur des Indes construit cette Relation en posant les premières
pierres de son édifice poétique et en replaçant la violence coloniale uniquement
dans l’historicité, et non plus comme Césaire dans l’actualité historicisée. De la
sorte, Glissant peut repenser la Relation, contre la conception hégélienne de
l’Autre, qu’il attribue à l’Un.

Le monde-comme-Relation et l’écriture

Dans la pensée hénologique, l’idée est celle d’un monde-comme-solitude. Il
devient ici monde-comme-identité par l’élargissement du particulier (ce qu’Aimé
Césaire appelait « l’extension de soi ») qui englobe le tout (extension du
particulier), tant chez le « découvreur » que chez « l’à-découvrir ». Or, précise
Glissant, naître-au-monde « [...] c’est concevoir (vivre) enfin le monde comme
relation : comme nécessité composée, réaction consentie, poétique (et non
morale) d’altérité. Comme drame inaccompli de cette nécessité22 ». Mais le
découvreur n’est pas dans la relation, parce qu’il n’a fait qu’un bout de chemin
entre le monde-comme-solitude et le monde-comme-relation. Lui, voit le monde-
comme-imposition, c’est-à-dire comme totalité sans relation (monde totalitaire).
[...] et vous, découvreurs. Car du monde-comme-solitude au monde-comme-relation, vous n’avez
parcouru que la part du chemin où, découvrant le monde, vous l’avez déterminé en monde-comme-
imposition, en drame univoque, puis en monde-comme-totalité mais hormis la relation ; oui en monde
totalitaire. Toutes formes particulières du totalitaire, dans et hors vos murs, proviennent de cette
conception du monde et s’en autorisent. La solitude au monde (l’identité projetée du monde et de soi)
fut développée par vous en solitude parmi les autres (en identité imposée du monde et de soi-même)23.

Si naître au monde, pour le découvreur, c’est arracher le consentement, et


pour l’à-découvrir, arracher l’écart, pour le poète c’est partager, c’est-à-dire
ouvrir la relation : « Quand le poète voyage aux infinis où il n’est nul pays, il
ouvre plus méritée la relation, dans cet espace d’un ailleurs absolu où chacun
peut tenter de le rejoindre24 ». C’est aussi avoir la conscience, la souffrance et
l’énergie de ce partage. Et la relation, c’est cerner « la masse du quotidien dans
son détail25 » car « la relation n’est pas prophétique, elle se joue à chaque jour du
monde26 ». Naître au monde, c’est aussi modifier le monde et l’homme qui le vit

315
(vouloir participer). Il s’agit bien d’un indice de position autour de
l’engagement. Mais cette position réadapte le nomos sartrien à la spécificité du
nomos que Glissant tente de constituer en se démarquant de celui d’Aimé
Césaire, alors consacré par Breton. En effet, pour l’auteur de l’Intention
poétique, la littérature est prérévolutionnaire en ce qu’elle prend en charge le
devenir d’une communauté particulière et prépare la rencontre des civilisations
et des entités uniques et totales27. Glissant « effectue en ce sens une certaine
synthèse entre la conception fanonienne de la littérature (activité mue par un
besoin révolutionnaire et de combat, “littérature nationale”), et l’analyse
sartrienne du fait littéraire (expression momentanée d’une révolte)28 ». Dès lors,
le but poétique est de se confondre avec la terre29, d’essayer de connaître cette
dernière en vue d’établir un « discours antillais30 » ou ce que l’on a appelé une
« parole martiniquaise de l’intérieur31 » qui se constitue en contre-discours de
ceux élaborés par les métropolitains. C’est à l’aune de cette position qu’il définit
ce que Glissant entend par écriture et œuvre.

L’intention32 ne résiste pas pour autant à l’« imaginé » et l’œuvre contient de
multiples intentions masquées, d’où l’idée que « l’imaginé déporte le propos, le
propos fixe peu à peu l’imaginaire et le somme33 ». Dès lors, ce qu’écrit
l’écrivain est un brouillon de ce qu’il va écrire, qui lui-même est une ombre de
ce qu’il devrait écrire – c’est l’écriture comme manque consenti qui diffère de
l’œuvre car cette dernière serait bornée :
À mesure que l’être s’approche de la réalisation de l’intention, il découvre que cette réalité créée
n’est pas à proprement parler celle qu’il avait ambitionnée, et que la vérité de l’intention mûrissait
moins dans la conscience intentionnelle que dans la masse inconsciente de données sous-tendues par
l’intention. L’œuvre qui réalise son propos dévoile un autre propos (caché) de l’auteur, et qui reste
ouvert : à accomplir. L’écrivain est toujours le fantôme de l’écrivain qu’il veut être34.

Dans cette optique, Glissant propose d’opérer un travail sur le langage qui doit
être un cri et une absence comme chez Aimé Césaire. L’auteur des Indes ne
présente aucune fidélité, ni une quelconque continuité avec la langue qui serait
liée à l’aliénation, mais entretient avec la loi linguistique un rapport
d’affrontement :
Les épurations académiques de la langue ne me concernent pas (ne me satisfont, ne m’indignent ni
ne me font sourire) ; me passionne par contre (pour ne pas dire, ô grammairien : en revanche) mon
affrontement à sa loi. Car les liens de mes collectivités à l’ensemble culturel qu’elle manifestait ont

316
été, quoi qu’on en dise, d’aliénation. Je n’ai à lui prouver fidélité, ni continuité, mais à la brusquer dans
mon sens : c’est ma manière de la reconnaître35.

Face au multilinguisme mondial, Glissant croit voir la fin des langues


« orgueilleuses » au profit des langages : « L’ère des langues orgueilleuses dans
leur pureté doit finir pour l’homme : l’aventure des langages (des poétiques du
monde diffracté mais recomposé) commence36 ». C’est ainsi qu’il forge son
langage poétique à partir de celui d’Aimé Césaire (subversion linguistique,
démesure, fièvre) en mettant en avant le créole, tout en se démarquant des
auteurs métropolitains. S’il part de la prise de position de son ancien professeur
de lycée, Glissant se démarque de ce dernier qui privilégie l’épopée inspirée des
grands classiques grecs et latins (Césaire est normalien et les a étudiés dans le
cadre de sa formation classique), tandis que lui adopte une écriture plus
immanente37 avec laquelle il se lance dans l’« aventure des langages ».

La poésie comme connaissance du monde

Cette aventure qui est aussi une ouverture vers l’Autre a des précurseurs dans
les lettres européennes et particulièrement françaises, selon Glissant qui, avec la
même tactique que Césaire dans son article « Poésie et connaissance » paru dans
Tropiques en 1945, revisite la production du centre du point de vue du nomos
qu’il tente de mettre en place : la poétique de la relation ou la poésie comme
connaissance. Après avoir passé en revue la démarche d’une série d’auteurs du
centre (Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Mallarmé, Valéry, René Char,
Chateaubriand, Segalen, Claudel, Saint-John Perse...), il en vient à Aimé Césaire
qui aurait réussi comme les autres à passer de « l’Un au Divers » et non de l’Un
au Multiple, ce qui serait toujours une autre manière de rester dans la pensée
hénologique.
Selon Glissant, le passage le plus marquant de l’Un au Divers est celui
d’Alejo Carpentier, du fait que les Antilles et l’Amérique du Sud présentent des
similitudes frappantes : mariage entre différents éléments culturels issus des
Africains, des Européens et des Indiens.
Antilles, Amérique du Sud : c’est même recours au passé (que l’on apprend à connaître enfin) [...] ;
c’est l’attache à la terre, le caractère non protestant de l’existence, l’immédiat des natures, la nécessité
de marier des éléments culturels africains, européens, indiens, dont il faut réussir sans dégât l’impact :

317
la vocation d’un universel organique (et non plus idéal). Aidant à ce travail, l’œuvre de Carpentier est
aussi une exploration de ses divers éléments38.

Le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, plus encore, atteint la
perfection en ce qu’il a permis de se lancer dans la quête de la liberté et dans
l’ouverture vers l’Autre. Néanmoins, les premiers ouvrages de Césaire donnent
trop dans « l’être fondamental », c’est-à-dire la négritude. La critique nuancée
que Glissant formule à l’endroit de son aîné montre cependant que la référence à
l’être fondamental se justifiait par une certaine réalité qui n’est plus.
Ici enfin, un projet dont on observera le double mouvement : se vouloir terre et arbre pour gagner sa
liberté ; être libre pour s’identifier à la terre et à l’arbre. La poésie est recherche convulsive vers « une
ombre de soi qui en soi fait des signes d’amitié ». Et si cet autre, intérieur, est celui qui sait, son
approche pourtant est difficile et ténébreuse ; on ne le réalise en soi que par étapes, déchirantes ou
euphoriques, selon les aléas du tâtonnement. La particularité de l’écrivain nègre a tenu en ceci : qu’il a
d’abord pris conscience de ce qu’entre lui et cet autre lui-même on maintenait par force des barrières.

Alors qu’on comprend l’importance d’une telle volonté de liberté, on peut être moins ouvert à cette
autre nécessité, d’une sorte de libération de l’être fondamental. On contestera la valeur de la replongée
aux forces obscures, on niera qu’il faille ici une identification postulée avec la terre et l’arbre ; on
imposera, même au niveau du poétique, une absolue clarté des raisons – bref, on s’indignera de
l’abandon et réclamera la retenue exercée : c’est en quoi se dessine une perfection dans les premiers
ouvrages de Césaire39.

Cette œuvre de Césaire était un « moment », un « cri » et une « organisation »


dont le but était d’ouvrir à la pleine conscience de soi en découvrant son pays et
le monde car « auparavant n’a existé que la nuit de l’esclavage, puis de la non-
connaissance (imposée) de soi. Voici l’homme enfin debout, et il se voit dans ses
frères40 ». En revanche, la découverte du monde entraîne une reprise de soi et un
surgissement sur la « grande scène du monde » avec les Armes miraculeuses.
Pour Glissant, il faut entendre par là les armes contre la tentative de
dénaturation. Grâce à ces armes, le poète parvient à un certain accomplissement.
On trouve ici l’idée d’une poésie comme connaissance et l’idée de l’homme
total, comme dans d’autres poèmes césairiens, notamment Soleil cou coupé où
sont évoquées la « réaction simple et la recherche des valeurs de libération41 ».
Or pour se libérer totalement, il est nécessaire que s’abolisse la négritude au
profit de la Relation.
En bref, la philosophie occupe une place importante chez Glissant. Ce dernier
l’a étudiée et connaît le mouvement de l’existentialisme sartrien via la
phénoménologie qui est issue de la remise en cause du cartésianisme avec Jean

318
Wahl. Ce dernier s’intéresse sincèrement au développement de la pensée
philosophique en dehors de l’Occident ; ses cours ont influencé Glissant, qui fait
son mémoire avec lui. Pour l’auteur des Indes, la pratique de « la poésie, bien
antérieure au voyage en Europe, n’était pas empirique. Elle était, comme chez
Wahl, la forme la plus adéquate pour exprimer l’inexprimable du déplacement
de l’esclavage et de la découverte d’un monde inconnu, les Indes, et de la
reconnaissance d’un lieu unique, le moi antillais42 ». Par conséquent, la poésie
afro-antillaise ne s’impose pas par les circonstances de la colonisation ni par une
violente opposition immédiate comme chez Césaire. Pour Glissant, la poésie
correspond à un mode d’expression par lequel un voyageur sans origine
reconnue par l’histoire établit une relation entre cette origine inconnue et un
monde à construire tout aussi inconnu. Glissant voit dans la réduction
phénoménologique la possibilité de penser l’impensable dans l’instant, de faire
surgir du chaos par la poésie toutes ses vérités instantanées, de relier un monde
inconnu du passé à un avenir encore plus inconnu.
La philosophie de l’existence de Wahl, qu’il reprend, permet à Glissant de
remplacer le marxisme par la phénoménologie et de dire les Antilles et les
sociétés issues des colonisations et de l’esclavage (comme chez Césaire). Elle lui
permet surtout de remplacer la Négritude par la Relation. La philosophie
apparaît « comme un mode de connaissance (totale) du monde43 » et la poésie
« comme une des formes (possibles) de son expression44 ». Dans cette optique,
on comprend que Glissant accorde le primat à la poésie comme mode d’accès à
la connaissance du monde, mais aussi comme modalité de changement de ce
monde en ce qu’il s’agit d’un cri qui n’empêche nullement la recherche
esthétique. Alors que le roman afro-antillais, selon lui, se cantonne dans
l’opposition entre la dénonciation du colonialisme – Eza Boto alias Mongo Beti,
Ferdinand Oyono et Abdoulaye Sadji – et une tendance plus esthétisante –
Camara Laye. Une combinaison des deux tendances du roman pourrait sans
doute générer un roman afro-antillais moderne, car ces deux tendances séparées
ne préparent pas à l’avenir puisqu’elles sont paradoxalement liées à la situation
coloniale qui les accule dans la dénonciation45. Or seule la poésie est un cri qui
permet précisément d’ouvrir sur l’avenir grâce à la Relation. Glissant pousse
ainsi plus loin le nomos césairien du primat de la poésie comme connaissance du
monde et de soi-même en y ajoutant la philosophie et en opérant ce que Paul
Aron appelle un « dysfonctionnement générique » (puisqu’il veut générer un
« roman du cri ») qui serait compatible avec son nomos de la Relation.

319

Une position politique euphémisée : mémoire collective et nation

À cette poétique de la Relation comme dépassement de la négritude
césairienne (et senghorienne) correspond une position politique. Glissant lie sa
pratique littéraire à une réflexion sur la nation. Selon lui, l’impuissance des
agents antillais à écrire procéderait de l’hésitation à bâtir une nation. D’où la
nécessité d’unir le peuple (« la volonté commune ») et d’en approfondir
l’histoire que la poésie doit considérer sans en être un simple reflet.
Nous voici par ici confrontés à une nécessité, qui n’est pas de chanter ingénument ou non la sagesse
populaire qui nous autorise, mais d’assembler une volonté commune, qui nous forgerait. L’œuvre ici
ne fait pas que traduire l’entour qui la constitue, elle s’arme et s’approfondit de soutenir cet entour et
de le dévoiler, s’autorisant pourtant et se nourrissant de lui46.

L’édification de cette nation appelle celle d’une « mémoire collective47 » qui,


en l’occurrence, se révèle douloureuse en raison de la traite et de l’esclavage.
La mémoire collective est notre urgence : manque, besoin. Non pas le détail « historique » de notre
passé perdu (non pas cela seulement) mais les fonds ressurgis : l’arrachement à la matrice Afrique,
l’homme bifide, la cervelle refaçonnée, la main violente inutile. Une évidence absurde – où misère et
exploitation se marient à on ne sait quoi de dérisoire – et où, perceptible pour nous seuls, se joue un
drame sans enjeu apparent, dont il dépend de nous qu’il devienne bientôt féconde Tragédie48.

La connaissance de ce passé fera surgir la conscience d’exister en tant que


peuple « composite, éparpillé [...]49 » dont le folklore assure la continuité50. Dans
cette optique, la pratique de la poésie est le moyen par lequel l’écrivain doit
s’employer à comprendre cette souffrance liée à la terre et à la mer (le paysage),
comme l’aurait fait Paul Niger.
La signification (« l’histoire ») du paysage ou de la Nature, c’est la clarté révélée du processus par
quoi une communauté coupée de ses liens ou de ses racines (et peut-être même, au départ, de toute
possibilité d’enracinement) peu à peu souffre le paysage, mérite sa Nature, connaît son pays.
Approfondir la signification, c’est porter cette clarté à la conscience51.

Du point de vue de la production littéraire, Glissant prolonge le schème de la


violence mis en œuvre par Aimé Césaire. Toutefois il y a obliquité, du fait que
l’auteur des Indes remplace l’Afrique par les Antilles ; car l’espace antillais
serait, selon lui, une terre à part entière et dont le fondement serait « dans la mer
génitrice, les affres du voyage, et les souffrances du transbordement de l’esclave

320
et de son exil, et non plus seulement cette dérivée que représente l’île par rapport
à la terre africaine52 ». Le continent africain ne devient plus qu’une trace certes
importante, mais dissoute par la traite et l’esclavage ; tandis que Césaire fait de
l’Afrique historique le point cardinal de l’identité des Antilles. De plus, Glissant
se situe dans une continuation des lettres françaises en discutant leur « mesure
du monde », mais toujours dans l’oblicité, là où Césaire se réclamait du
surréalisme ou se laissait cataloguer comme « surréaliste », tout en réadaptant le
nomos surréaliste.
Glissant rediscute le « devisement du monde » d’Alexis Léger alias Saint-
John Perse et de son poème Vents qui, pour l’auteur du Sel noir, s’inscrit dans la
tradition européenne d’un discours sur le monde, un monde perçu du point de
vue européen – par exemple celui inauguré par Marco Polo53, différent du regard
d’un Ibn Battûta54 – en sachant qu’Alexis Léger était un Béké guadeloupéen. Ce
dernier chanterait les Antilles à partir de sa sensibilité de fils de colon antillais55.
Ce monde est enchanté (le royaume d’enfance) et ne donne pas la parole à
l’esclave qui en est exclu. Glissant poursuit Claudel et Perse dans Les Indes56.
Mais aussi et surtout il confronte son « devisement » littéraire à celui de Césaire,
sans forcément se placer dans un rapport négatif d’opposition à lui. À cette
position de l’entre-deux correspond une orientation littéraire au centre de
laquelle se trouve la souffrance humaine comme chez Césaire, mais dont le
remède est l’antillanité. C’est ce que ce face à face avec les textes tente de
dévoiler.


Du schème de la violence à la pratique hodologique :
transmutation glissantienne

La première expérience littéraire de Glissant dans les années cinquante est
bien la pratique de la poésie, comme son aîné et concurrent direct, Aimé Césaire,
avec le Cahier d’un retour au pays natal. Parmi les premiers de ses textes
publiés dans une maison d’édition, se trouve Un champ d’îles centré sur les
Antilles et la souffrance humaine à l’œuvre dans ces contrées. Écrit en 1952, ce
recueil est le premier d’Édouard Glissant à paraître sous forme de livre, en
l’occurrence, aux éditions du Dragon en 1953. Un an plus tard, la Terre inquiète
paraît chez le même éditeur, ce qui singularise Glissant en l’inscrivant d’emblée

321
dans la marge et la sphère de production restreinte. En revanche, Le Sang rivé
qui rassemble des poèmes écrits entre 1947 et 1954 paraît en 1960 chez
Présence Africaine au moment où Glissant s’émancipe du nomos césairien. On a
vu que, chez Césaire, dominait le schème de la violence qui unifie et régule les
expériences de la souffrance humaine, de l’esclavage et de la quête de la liberté.
Cette souffrance demeure liée à la mémoire de l’esclavage dont le remède est
l’Afrique historique, malgré les erreurs historiques du poète que l’historien
Cheikh Anta Diop a soulignées. Dans Le Sang rivé, Glissant opère une
transmutation de ce schème en le déclinant lui aussi sous la forme de
l’expérience de la souffrance, elle-même liée à la mémoire.

Souffrance, mémoire et Antilles

L’ensemble de la production littéraire d’Édouard Glissant qui, dans le champ
littéraire afro-antillais, défie le cloisonnement générique de ses prédécesseurs en
liant poésie, roman et essai, évoque le rapport à l’Afrique paradoxalement par
l’absence de ce dernier comme référence majeure. Cette évocation s’effectue par
la médiation d’une expérience proximale pour l’Antillais qu’il est, à savoir celle
de la traite et de l’esclavage inscrits dans la mémoire de la terre et de la mer
(paysage) comme dans la poésie césairienne. C’est le cas, par exemple, dans le
poème « Les yeux la voix » où la mer fait surgir un douloureux souvenir.

Mers, mon silence à travers vous patiemment renaît57.
En jouant sur la sonorité de [mεr], ce vers suggère l’idée de « purification »
par l’eau (renaissance) et surtout celle de maternité (« mon silence renaît ») à la
suite de laquelle surgit son silence (le souvenir de la souffrance). Il s’agit d’un
souvenir ou d’une « mémoire rocailleuse58 ». Ce souvenir concerne la
douleur59 apparaissant dans le rapport à l’île qui réveille une blessure entre
absence et présence60. La mémoire désignée par la « récolte du passé61 » ou bien
par les « crêtes du souvenir62 », rappelle ce désespoir sous la forme d’un « passé
de névadas » dans lequel sont insérés les « errements », la « foule incendiée »,
« l’embarquement des rives63 », etc. Bref, la terre (« cette argile ») contient la
douleur évoquée plus haut, et dont la source est lointaine. Avant d’en prononcer
le mot, le poète-narrateur évoque toujours ce silence64. Puis il interpelle l’île
(« vous ») dont l’argile s’est transformée en une multiplicité d’éléments positifs :
forêts, effraie douce du langage, etc.

322

À ce champ d’îles transformé est associé le sang contenu dans la racine.
Lorsque le poète-narrateur vouvoie les îles, ce sang, symbole de souffrance,
devient paradoxalement une « source à la limite des halliers65 ». Ce « puits de
souffrance66 » est toujours celui du « pays de douleur67 », dit le poète-narrateur
pour qui le langage est un exutoire – les mots de la Démesure du Césaire de
Tropiques68... Associée à la terre, la parole « démesurée » fait ressurgir la même
mémoire douloureuse (« c’est une plaie ») enfouie dans les profondeurs de cette
terre69. Et le « voile de souffrance » s’inscrit dans le champ sémantique de la mer
à partir de laquelle surgit cette douleur historique devenue un héritage
« universel » « [c]ar pour la souffrance elle appartient à tous : chacun en a, entre
les dents, le sable vigoureux. L’océan est patience, sa sagesse est l’ivraie du
temps70 ». En même temps, cet océan incarne le temps, la patience et la sagesse,
précisément parce qu’il permet de revenir sur la douleur, à savoir « ces plaies et
les cicatrices de mes plaies, les nuits pâles71 » qui s’insèrent dans la mémoire
(« le souvenir »), elle-même issue de la mer. Seule la parole démesurée parvient
à libérer le souvenir des « victimes » :

Terre immobile et murée
Dans votre silence, fragile
Il n’est qu’un lieu pour vérité
Qui prenne la douleur, ô dolente

Il n’est qu’un lieu qui pour étai
Élise l’homme des collines
L’emplisse d’ardentes victimes
Lui enseigne la cruauté

Où est l’unique tant crié ?
Ce peuple meurt, êtes-vous son silence
Éternité d’orages devinée
Sur la souffrance72

La souffrance est incarnée par des « vagues de folie », ainsi que par « la race
blanche des frégates73 » qui en semblent être les sourciers. D’ailleurs, elle
poursuit son action en allant « sonner d’autres glas ». Cette douleur devient
« l’émoi du souvenir » et un « haut cri74 ». Fil conducteur de la poésie
glissantienne, la souffrance revêt plusieurs formes : de vagues de folie, elle se
transmue en un « cri » qui devient ensuite celui d’une « femme labourée » vivant

323
dans la misère75. Ce cri s’étend jusque dans le poème « Le livre des offrandes »,
où il est lié encore au sang et à la douleur76.

La terre à laquelle s’identifie la parole contient en son sein la mémoire, échos
sonores du pays lointain, probablement l’Afrique (« tam-tams », « brousse
profonde »). Toutefois, l’espace géographique suggéré n’est plus qu’une
« plaie » dans le souvenir du poète-narrateur. Il s’agit d’une sorte de souffrance
mémorielle que l’on trouve également dans le choix des titres des recueils de
Glissant : Un champ d’îles, Le Sang rivé et La Terre inquiète. À la différence de
Sang rivé où la célébration du paysage et de la terre est plus fréquente, La Terre
inquiète, comme Un champ d’îles, évoque davantage la souffrance dont nous
avons parlé jusqu’ici, dans la même tonalité que dans les recueils
de 1954 et 1960. La souffrance y est liée à la mer (« l’océan ») et, bien que liée à
la « race », elle concerne tout le monde.

Cette poétique glissantienne axée sur la souffrance entre directement en débat
avec Saint-John Perse, surtout dans « la volonté d’opposer au discours poétique
de Perse une autre poétique tout aussi dense de l’esclave et de sa pensée du
monde77 ». En effet, dans Les Indes, après le dénigrement et l’anéantissement
massif des Indiens, vient le temps de la traite dans la partie éponyme ; il s’ensuit
une souffrance incommensurable pour les esclaves qui, malgré la douleur et la
solitude, héritent d’une « terre somptueuse ». Cet héritage tombe comme un
espoir :
Ô Soleil ! ô travail séculaire sourdement mêlé de mer, et de cette couleur d’amour. Un homme
chaque matin ouvre les yeux sur la solitude où il se garde. Il a quitté les flamboyances, pleuré les
rêveries, abandonné la rare bleuité de ceux qui aiment et sont aimés. Il regarde, il s’émeut, le jour est
dru de rumeurs, que n’aura-t-il à remuer dans tout ce nœud de ruées indivises, dont il faut faire clarté.
Après la traversée, la solitude, et la colère des requins, s’ouvre bientôt un champ de terres
somptueuses, de misère et d’incendies, et de sang noir précipité. Il est de la race des choses mûres de
mûrir dans le feu lourd et l’encombre tumultueux. Nous avons fait un pas de terre dure, chacun
s’efforce maintenant de distinguer de ce Levant son pur Couchant ; il n’est question depuis connaîtrons
votre métrique et votre sens !... Et que se ferme, sur ce rêve où vous voilà enclos, avec les siècles et les
morts, que se ferme le Chant de Mort où l’Ombre aura régné78.

Un homme crie des mots, semble-t-il, douloureux, dans une atmosphère


marine (« flots », « les eaux ») et terrestre (« la boue des mornes »,
« l’argile »)79. Cet homme se confond avec le poète-narrateur qui se retrouve
dans cette souffrance. Il écoute la nuit, comme il l’indique lui-même, et se

324
remémore les « temps anciens », les « temps nubiles », les « trouées d’espaces »,
les « mâts » et le « sel80 ». Cet ancien temps n’est pas dissociable de la traite et
de l’esclavage, car les « mâts » et le « sel » nous orientent sur cette piste, si l’on
considère l’ensemble des recueils glissantiens. Il ne l’est pas non plus de la
déportation, même si celle-ci achemine le sujet (Je) vers une terre fertile
(« journée fertile »), c’est-à-dire vers un « champ d’îles » qu’il ne cesse de louer
par ailleurs sans faire fi de la souffrance : « la mort enclose », « le deuil81 », « le
silence82 », les « affres délires bêtes sourdes83 », au sang enraciné dans la terre
(« Là le matin suinte dans la roche un sang d’hier)84, à l’« esclave égorgé85 », des
chiens qui égorgeaient des esclaves (ainsi sera dévoré le nègre marron Macaïa
dans sa pièce de 1961, Monsieur Toussaint86) :

Les hommes, les lanciers, s’en vont. Et les chiens. Ô ville
Silence et mort te font si pure maintenant. L’esclave
Se penche vers ce cri de ton suaire, il dit qu’enfin
La mer appelle ! Et son écume est dans la main
Comme une roche où le vent met des aubes, un sel
Noir.

La mer sous l’éperon travaille. Un cri debout. La femme
Halée contre le vent insulte et mord et rit enfin87.

Cette terre ne renvoie nullement à l’expérience des ancêtres, à l’instar de la
pratique littéraire du premier Maran ou bien du Senghor de Chants d’ombre et
d’Hosties noires. Pour Glissant, il s’agit de célébrer davantage la flore (les
arbres, leurs feuilles...), la faune et l’univers aqueux – sans pour autant partager
le même esprit que Djogoni de René Maran où l’eau occupe aussi une place
importante. Cette eau concerne aussi l’eau des fleuves et l’eau des pluies (« pluie
tête », « eau pluie », ces « deux fleuves », « boue des ravines »...) qui viennent
réguler, non pas le rapport à l’Afrique comme chez Maran, mais le rapport aux
Antilles. De la sorte, Glissant précise l’orientation qu’il choisit par rapport à
celle du nomothète Senghor.
Chez Glissant, cette terre est donc associée au souvenir de la souffrance et à
l’espoir comme chez Césaire. À la différence près que, chez l’auteur de Soleil
cou coupé, l’espoir était l’Afrique ou la quête de la liberté (le « soleil »), tandis
que chez l’auteur de La Lézarde, l’espoir se présente sous forme de célébration
du pays, en l’occurrence la nature des tropiques perçue dans sa diversité
faunistique et floristique. C’est cette terre qu’il loue (« un été qui n’a pas de

325
printemps ») et qui ouvre à un espoir : comme chez Césaire, il s’agit de la
liberté, elle-même incarnée par des figures nommées, celles de Toussaint88,
Dessalines89 et Delgrès90. Elles ouvrent certes à la liberté, et permettent aussi la
naissance d’une « Inde nouvelle », dotée d’une tout autre raison, dite
« démesurée91 ».
Cette souffrance, conséquence de l’arrachement à la terre d’Afrique
(déportation) que j’ai essayé de relever dans les textes domine bien l’ensemble
des recueils poétiques de Glissant où elle est répétitive, comme on s’en est sans
doute rendu compte. Elle s’accompagne d’expériences négatives – la douleur, le
silence, l’acharnement des chiens contre les esclaves, etc. – et positives –
l’espoir de la « terre fertile, des champs d’îles (Antilles) – dont la condition de
possibilité (transcendantal) est justement la violence (schème de la violence).
C’est-à-dire que la violence crée à la fois la douleur/la souffrance et laisse
entrevoir un espoir (la terre fertile). Il s’agit du schème de la violence, une
violence similaire à celle évoquée par Césaire, mais sur un tout autre ton et avec
une optique différente. À ce schème de la violence, s’ajoute celui du chemin qui
vise à préciser la fonction de la poésie dans la démarche glissantienne.

La poésie comme met-hodos : connaissance et solitude

On a vu jusqu’ici que le rapport à l’Afrique chez Glissant passait par
l’expérience de la traite et de l’esclavage, articulée avec l’expérience de la
mémoire, aussi bien dans Champ d’îles que dans le recueil Le Sang rivé. Dans
l’essai poétique qu’il propose en 1956, Soleil de la conscience, Glissant use de
l’expérience du cheminement (multiple), que va réguler le schème du chemin,
pour mettre en œuvre ce rapport en revenant sur le langage, un thème déjà
esquissé.
Le schème du chemin met effectivement en scène l’expérience du « voyage à
l’envers92 ». Le poète-narrateur fait le chemin de la Martinique à Paris. Il s’agit
d’un cheminement de la pensée pendant lequel l’auteur acquiert du savoir. Ce
dernier a trait à la proximité avec la Métropole qui fait partie à la fois de son
monde proximal et de son monde distal. Cette forme d’antinomie de la
proximité, soulignée par Couloubaritsis « est due au fait que ce qui nous apparaît
comme proche et clair recèle en lui de l’inconnu et de la complexité qui aussitôt
l’éloigne de nous93 ». Ainsi, Paris est extérieur et familier à Glissant ; il porte sur

326
cette ville le regard à la fois du « fils » et de « l’étranger ». « Et déjà, inscrite
dans l’effort qui m’est particulier, je ne peux plus nier l’évidence que voici, dont
le mieux est de rendre compte de manière imagée : à savoir qu’ici, par un
élargissement très homogène et raisonnable s’imposent à mes yeux,
littéralement, le regard du fils et la vision de l’Étranger94 ».
Du point de vue du « fils », Paris étonne à peine le narrateur-poète à cause de
la familiarité qu’il en a grâce à ses lectures95. Du point de vue de l’Étranger, la
Métropole a un rythme propre qui se manifeste dans le rythme saisonnier (été et
hiver) et qui aboutit à une sorte de Mesure :
[...] la lente cadence des saisons saisit l’être d’un rythme nouveau. C’est alors que se fait jour, par
une sorte d’obscure sécrétion, la conscience du rythme qui vient signifier le rythme. Car le retour
périodique de l’hiver et de l’été est très propre à enseigner la Mesure. C’est-à-dire à accélérer, de
manière vertigineuse, ce travail de conscience qui anime tout savoir-vivre. Voilà que l’éclair même de
la vie se retourne et s’éclaire longtemps ; la Mesure est de connaissance96.

Ce savoir, ou cette « connaissance », lié à la proximité avec Paris, permet de


repenser l’art, comme il le dit, en reprochant à Paris de n’être pas capable
d’accepter « toute recherche d’un art97 ». Cette pensée reste inscrite dans
l’expérience propre du narrateur-poète qui se décline en « prose, chaos, mesure,
connaissance et poésie98 ». En même temps, elle se trouve éloignée de la « vérité
française99 », alors consignée dans ce monde distal100. L’inscription de Paris ou
de la France ou de l’Europe dans le monde distal permet aussi au narrateur-poète
d’aller plus loin dans le savoir. Après avoir découvert le rythme saisonnier, il
découvre le paysage en Europe : il associe la mer à la neige ou au froid, ce qui
renverse en quelque sorte l’exotisme101.
Cette connaissance ne lui fut pas donnée dès son arrivée, comme il le rappelle.
Il l’a donc acquise en venant en Métropole : « Je n’y avais pas pensé à l’arrivée
au Havre102 ». Mais de la Martinique, il la devinait à travers son monde proximal
îlien où la pluie occupe une grande place103.
Le paysage fait partie de ce que le poète-narrateur appelle la « connaissance ».
En outre, il se réfère aussi à l’histoire qu’il lie à la liberté. Cette référence à
l’histoire refait surface dans Le Soleil de la conscience ; elle avait déjà été
soulignée dans les recueils poétiques à travers l’expérience de la trace (africaine)
enfouie dans le silence de la terre, et qui ressurgit dans le « cri en cale104 ». Grâce
à l’histoire, l’art peut être redimensionné à l’aune de « l’éclatement de
l’éternité105 » de l’Europe, c’est-à-dire de la rencontre forcée entre l’Europe et

327
d’autres aires culturelles. La prise de conscience de l’histoire (« Passé » et
« Avenir ») permet une créativité nouvelle (« nouvelles formes à la sensibilité »)
et offre un accès au rêve mallarméen du « Seul poème » qui évoque la
« connaissance » ; de là, être poète c’est « assurer un manque éternel, celui de la
connaissance106 ». S’il a « désespéré de savoir », du fait de l’impossibilité
d’accéder à la totalité du savoir, il maintient néanmoins l’espoir de développer
une connaissance poétique qu’il imagine être tour à tour « embrasement »,
« mesure », « patience », « durée sourde », « souffrance et joie107 », etc. Ailleurs,
cette connaissance prend la forme de la science dans la note que l’auteur ajoute
lorsqu’il affirme s’extraire du silence grâce à la science108. Cette connaissance
procède bien de « l’expérience de l’Europe » :
Cette expérience de l’Europe a pris, comme on peut dire d’un vaccin ; et je ne m’en puis plus dédire.
Mais l’évoquer, c’est la connaître. Et cette connaissance (qui intervient après le déroulement, après
l’épreuve) est, seule, de libre choix. Elle introduit le sujet-objet dans le royaume de ses découvertes
futures. Une épreuve, oui ; à laquelle il ne me fut pas donné de me soustraire. Mais une connaissance,
oui ; et je ne savais pas auparavant qu’il fût possible de rejoindre si naturellement le cours. Comme si,
de toute façon, la place avait été marquée : la place en crise précisément, dans le moment de crise
précisément ; et elle ne pouvait qu’être là marquée109.

Le savoir acquis grâce à l’expérience du voyage à l’envers, on l’a vu, a


concerné le paysage (rythme saisonnier, neige), l’histoire et la connaissance
poétique. À ce savoir s’ajoute l’expérience de la solitude car, pour le poète-
narrateur, « Paris enseigne l’art d’être seul110 ». Or cette solitude donne la
possibilité de créer, de faire de l’art, de la poésie. De cette solitude procèdent
donc la poésie et la connaissance, dans un Paris où la concurrence entre
producteurs littéraires demeure féroce.
Si la proximité de l’auteur avec l’univers parisien lui fait prendre conscience
de la solitude, dimension propice à la création poétique (« Soleil de la
Conscience »)111, en même temps, la ville ouvre sur le monde et fait prendre
conscience de cet éveil112. Elle lui rappelle la position qu’il occupe et que Sibony
a appelée l’entre-deux113. À ce propos, l’auteur dit « geler entre deux océans114 »,
rappelant par là, l’expérience de « l’inachevé », à savoir la position dans Paris et
dans le monde afro-antillais (centre), ainsi qu’en Martinique (périphérie).
L’expérience du cheminement ouvre à une réflexion sur le langage qui prend
la forme de la « parole », des « mots d’hier » : « [...] je n’ose me lever encore.
Les hautes falaises que toujours tu portes en toi, ouvre-les pour une Parole,
ouvre une aube dans le roc115 ». Cette parole, la « Parole » qui était « Verbe »

328
chez Césaire, est indéniablement poétique comme on a pu s’en apercevoir dans
le cadre de l’expérience de la connaissance poétique. Elle prend la forme d’un
souhait pour « l’écriture chaotique » en concordance avec l’individu : « Ce que
je voudrais établir d’abord, c’est la quasi-nécessité d’un chaos d’écriture dans le
temps où l’être est tout chaos ; c’est-à-dire, comment l’expression suit la même
épure que l’individu. Mais pourquoi, et quand, l’être serait-il tout chaos116 ? »
Selon l’auteur, en vue de se lancer dans l’aventure « très collective » qui ouvre
sur plusieurs directions, avant de trouver son ordre, le langage permet d’accéder
au monde quelle que soit la langue maternelle117. Le langage devenu parole dans
le poème, s’il permet de voyager, devient positif ; autrement il demeure
négatif118.
Ce plaidoyer pour une esthétique autre de l’écriture (permettre au lecteur de
respirer et de voyager) rappelle aussi que l’acte créateur consiste à comprendre,
c’est-à-dire à accéder à la connaissance (l’histoire, le paysage, la connaissance
poétique, etc.), ainsi que l’implique l’expérience du chemin (de la Martinique à
la Métropole), sa condition de possibilité. Le cheminement domine aussi la
production glissantienne où les expériences du savoir sont unifiées et régulées
grâce au schème du chemin, et cohabitent avec le schème de la violence (la
souffrance de la traite et de l’esclavage). On constate aussi la disparition de
l’Afrique au profit d’une réflexion sur l’identité antillaise, une position qui
permet de se démarquer de celle d’Aimé Césaire pour qui, rappelons-nous,
l’Afrique demeure encore centrale en tant que remède à la souffrance de la traite
et de l’esclavage, et pour qui la poésie est aussi une modalité de la connaissance
du monde. Mais Césaire n’intègre pas pleinement l’expérience du chemin pour
parvenir à ce savoir, contrairement à Glissant.
En bref, pour Glissant, la poésie vise à la connaissance de la traite et de
l’esclavage par une poétisation de cette souffrance qui s’effectue dans le travail
sur le langage. Cette dimension nécessite un cheminement dont la
compréhension ou bien le savoir demeurent la destination première, malgré le
risque de l’échec, celui du Livre mallarméen ou de la poésie comme
connaissance totale. On voit dès lors que si l’expérience de la violence domine
dans la poésie glissantienne, elle ne peut être dissociée de l’expérience du
chemin ; elles sont présentes toutes deux dans son œuvre romanesque.

Souffrance humaine et cheminement

329

Le rapport à l’Afrique passe alors par la synthèse entre l’expérience de la
souffrance humaine et celle du cheminement qui aboutit à percevoir l’Afrique
comme la « terre d’arrachement ». L’expérience de la violence y est donc liée au
passé douloureux des personnages. Par exemple au début de La Lézarde,
Mathieu aperçoit Valérie et voit en elle un semblable déraciné « [c]ar, dit-il, elle
n’a pas de passé ni d’attaches ! Comme moi, comme moi. Elle brûle dans son
silence, et ses larmes ne signifient pas. Elle se consume dans son cri, et les
larmes évaporées soudain laissent à ses yeux une étoile très dure. Elle est pour
moi ! Son ignorance rejoint mon ignorance119... ».
Le « passé » et le « cri » étaient les indices de la souffrance de l’esclavage :
nous les avons déjà relevés dans sa poésie. L’expérience douloureuse s’entoure
de silence que le cri et les larmes révèlent. L’autre indice de la souffrance
humaine est le manque de racine qui, inéluctablement, conduit à l’admirable
question césairienne du « qui et quels nous sommes » : « Elle n’a pas de racine –
qui est-elle ? – mais elle a plongé dans notre source, elle a remonté le temps, et
connu cette puissance originelle120 ». La réponse est la connaissance impliquée
par le cheminement (« elle a remonté le temps »). Un cheminement que fait
Mathieu en tentant de dire et de comprendre cette douleur car il est historien et
« établit soigneusement les marches de notre histoire, il consigne des faits [...] ;
la précision le passionne, les morts lui parlent soigneusement121 ». En revanche,
Papa Longoué, « homme maître de la nuit et du temps122 », se fait le tenant de la
mémoire et d’une pratique orale de l’histoire, là où Mathieu tente de faire
l’histoire pour connaître et se connaître, comme il le laisse entendre à Thaël.
L’histoire de notre peuple est à faire (c’est mon travail : je mets à jour les archives de la ville, et
ainsi nous nous connaîtrons. Je me découvre parmi tant de papiers, de contes, de cris et de sang ! Car
notre histoire n’est pas un lot de faits à l’encan, ni un puits à margelle, un passé coupé de nous (où l’on
puise tranquillement). Et quand je dis le premier mot de ce passé, je dis le premier mystère des choses
qui en moi palpitent123 !...

Comme dans sa poésie, le passé de souffrance se rattache à l’univers marin,


notamment la mer par laquelle le groupe de Mathieu et Thaël espère vaincre et
se ressourcer pour renaître (destination)124. D’ailleurs, c’est à proximité de la
rivière la Lézarde que ces jeunes gens vont mandater Thaël pour supprimer le
représentant du gouvernement125. Cette rivière revêt pour Thaël une importance
capitale, car c’est autour d’elle que se joue l’avenir. Elle est l’avenir !

330
Elle ramasse toute la terre autour de la ville, elle comprend que cette ville et cette terre c’est la
même nourriture, c’est la même vie, et elle fait sa boucle, pour porter à la mer toute la ville et toute la
terre. Parce que la mer, c’est l’avenir, non ? C’est toujours ouvert, on vient, on part. Et la ville c’est ce
qui reste là, toujours présent, non ? Toute cette mesquinerie appelle vers ce qui est au-delà de
l’horizon, non ? Et ainsi la Lézarde, c’est ce qui empêche la ville d’être une ville, ce qui lui donne sa
chance, d’être quelque chose, au fond de la nuit. C’est la beauté126.

Pour comprendre cette souffrance et entrer dans l’avenir, c’est-à-dire parvenir


à la conscience de soi, les protagonistes parcourent le chemin censé les mener à
cette destination (la liberté). Un moyen leur apparaît aussitôt : attenter à la vie de
Garin, représentant du gouvernement. Autrement dit, il s’agit, pour eux, de lier
le passé (souffrance) à l’avenir (liberté) que leur suggère aussi la mer : « Nœud
des chemins, parcourant le pays, liant le passé à l’avenir, et l’homme à la femme
qu’il a nommée dans son cœur, et la rivière à la mer127 ! » Thaël et Garin font
alors un bout de chemin ensemble, avant que le premier ne précipite la mort du
second : « Alors Thaël et Garin suivent leur destin, au long de la rivière128 ».
Parallèlement au chemin de Thaël et Garin dans la forêt à côté de la rivière,
« Mathieu passe la frontière de la Lézarde ; il occupe un territoire presque
inconnu129 » : il parcourt donc son propre chemin ; de la même manière, les
autres aussi représentent chacun une voie, bien qu’ils aient la même destination
(la liberté) :
Quatre mouvements. Quatre chemins.
Vers l’ouest Mathieu, que suit Alphonse Tigamba.
Vers l’est Thaël et Garin au long de la rivière, mais c’est la mer qu’ils cherchent.
Vers le nord Valérie attirée par les montagnes ; Pablo la surveille (il ne sait pourquoi).
Vers le sud enfin Margarita et Gilles s’interrogent.
[...] Quatre mouvements. Mais une seule floraison souterraine, un vent qui se combat et par soi-
même contrarié trouve dans son contraire l’unique sens de son cri. Une racine acharnée qui, dans sa
prolifération même se barre et multiple doit se vaincre avant de pousser franc, à travers roches et
sables, vers la terre meuble qui l’appelle130.

Thaël n’accomplit pas son acte comme il l’aurait souhaité, puisque la mer
emportera Garin131 mais il aura au moins rempli sa mission : supprimer Garin. La
mort de ce dernier permet au groupe d’arriver à destination puisque, pour
Mycéa, « Tout fini, tout commence132 ». Ceci nous permet de dire qu’ils
atteignent en partie leur destination grâce au chemin parcouru, du passé
douloureux à l’avenir. Ainsi sont liés cheminement et souffrance humaine, deux

331
expériences dont les conditions de possibilités sont précisées par les schèmes de
la violence et du chemin.

Transmutation glissantienne des schèmes de la violence et du chemin

La souffrance humaine qui découle de la traite et de l’esclavage est suggérée
tout le long de ces poèmes et de ce premier roman. Les poèmes oscillent entre un
pôle négatif (la souffrance) – la mémoire qui renvoie au « sang », au « pays de
douleur », aux « vagues de folies », à la destruction des « Indes », au « sel », à la
« mer » et à la « terre » que révèle la parole – et un pôle positif (les Antilles) –
un « champ d’îles », les « forêts », le « pays », etc. Or, précisément, l’Afrique se
dilue dans cette violence familière dont la sortie probable demeure les Antilles.
Glissant introduit une sorte de démesure langagière – l’itération de la mémoire
et de certains mots ayant trait à ce passé historique – pour traiter de cette
expérience, ainsi qu’une réflexion poétique sur l’histoire et la mémoire, comme
d’aucuns l’ont montré par ailleurs. Cette problématique du langage s’insère
avant tout dans l’expérience familière de la traite et de l’esclavage dont le silence
est manifestement rompu par le langage.
Or la condition de la souffrance, de la connaissance du passé et de l’espoir des
Antilles demeure justement la violence (l’esclavage, la traite) et le chemin (celui
parcouru des Antilles vers la Métropole, du passé vers l’avenir). Au schème de
la violence s’ajoute donc celui du chemin, cheminement des Antilles vers la
Métropole qui est à la fois familière et inconnue dans sa complexité. Ce voyage
ouvre à un savoir lui-même inconnu (paysage, rythme saisonnier été-hiver,
neige, histoire, etc.) qui s’apparente à une connaissance familière – la pluie, la
solitude par laquelle on peut accéder à la création poétique en travaillant le
langage, etc. C’est, en bref, cette double dimension (violence et cheminement)
que l’on retrouve imbriquée dans La Lézarde et qui vient réguler et unifier le
rapport à l’Afrique ; celle-ci n’existe plus toutefois que comme une trace dans
cette démarche, alors que, chez Césaire, elle est un point cardinal de la réflexion.
Autrement dit, chez Glissant dominent les schèmes de la violence et du chemin
qui lui permettent de se positionner à l’égard de la problématique de l’identité
afro-antillaise telle que l’ont redéfinie les deux nomothètes.

332
Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (4) : Violence et pratique
hodologique comme stratégie de démarcation

Originaire des « vieilles colonies » en voie de départementalisation, l’auteur
du Soleil de la conscience doit faire face à Aimé Césaire qui occupe le devant de
la scène politique et littéraire dans le monde afro-antillais au même titre que
Senghor.

Contre « l’exode de soi » : souffrance et cheminement

Dans le débat concernant l’identité nègre sur le plan politique – lutte contre
l’impérialisme, volonté d’émancipation des peuples dominés dans le cadre ou
non de l’Union française, dont témoigne la démission de Césaire du PCF
en 1956, etc. –, et l’identité de l’écrivain « nègre » sur le plan littéraire, Césaire a
évolué dans sa position, comme on l’a vu. Sur le plan littéraire, le nomos mis en
œuvre par l’auteur des Armes miraculeuses, devenu la référence légitime tant
pour le monde afro-antillais que pour le monde parisien, réduit l’espace des
possibles pour le nouvel entrant issu des DOM. Il doit désormais se positionner
par rapport à Césaire, c’est-à-dire accepter ou rejeter le principe selon lequel tout
écrivain afro-antillais, en l’occurrence antillais, compte tenu de l’héritage
historique qui est le sien – celui du cri, des bateaux négriers, etc., – se doit de
renverser « l’exode de soi » qui se trouve à la base du mimétisme littéraire et qui
est responsable d’« une écriture de chrysocale au travers de laquelle on se
projette hors de son monde et hors de soi133 ». D’autre part, il doit se projeter
dans son monde (les Antilles) en évoquant la souffrance relative à la traite et à
l’esclavage, ainsi que la colonisation comme un fait social total. Ce que fait
Césaire, puisque le remède à cette souffrance demeure l’Afrique historique, ce
que lui reprochera Glissant comme l’avait déjà noté Fonkoua134. Pour dire la
traite et l’esclavage, c’est-à-dire la souffrance humaine par laquelle passe le
rapport à l’Afrique de plus en plus dilué chez Glissant, Césaire opte pour le
schème de la violence qui vise à réguler ce rapport en traitant du visible et de
l’invisible constitués par l’expérience historique de l’esclavage et de la
colonisation. Chez Césaire, ce schème demeure hégémonique jusqu’à ce qu’il
aborde le théâtre et qu’il lui préfère celui de la mise en scène135. Il utilise le

333
schème de la violence car c’est ce qui semble être le plus proche pour créer ce
rapport de proximité avec l’expérience douloureuse de l’esclavage et de la
colonisation.
Dans une sorte « d’oblique continuation », Édouard Glissant reprend ce
schème de la violence pour réguler également ce rapport douloureux à l’Afrique
et à l’Europe. Pour ce faire, il revisite le monde césairien qui est celui du devenir
personnel et historique, c’est-à-dire que l’auteur de l’Intention poétique ouvre
sur l’histoire de la traite et de l’esclavage tout en essayant de s’en démarquer.
Ainsi, le poète naît au monde en venant à la « lumière du soleil » et de « la
conscience136 ». Autrement dit, il naît « à l’Histoire (non subie)137 ». Dès lors, la
négritude, qui n’était qu’un moment de la lutte causée par l’oppression, est
amenée à s’abolir au moment où l’être parvient à la pleine conscience de soi
pour aboutir à la Relation.
La « négritude », si on l’entend comme réaction contre l’ennemi dénoncé, s’abolit aussitôt que l’être
est parvenu à la possession de soi, après la première tragédie et le premier cri. C’est ensuite au nom de
la totalité du vécu que cet ennemi est combattu. Et si on l’entend comme la qualité d’être nègre, elle
n’a jamais existé dramatiquement (sinon par ce combat premier) : c’est en connaissant cette qualité que
le poète connaît son universalité138.

Si l’œuvre de Césaire a permis cette prise de conscience de soi, cette œuvre


continue de se déployer dans la zone culturelle occidentale et n’est pas encore
intégrée à la littérature du pays comme le souhaiterait Glissant : « Ces œuvres de
Césaire prendront leur plein sens quand elles seront intégrées à une littérature du
pays même : à une proposition concertée d’échange avec l’Autre (avec tous les
autres), où l’échangé sera connu différent et convergent, libre et impliqué dans
cette liberté139 ».
Cette démarcation lui permet d’adjoindre ensuite au schème de la violence
celui du chemin, car, rappelons-nous, pour Glissant, la poésie est une modalité
de la connaissance (de soi en exode), comme chez Césaire. Glissant note alors :
Plus que la négritude totalisatrice, l’œuvre requiert l’enracinement totalisant. On ne s’enracine pas
dans des vœux (même qui clament la racine) ni dans la terre lointaine (même si c’est la terre-mère,
l’Afrique), parce qu’on recommence de la sorte un (autre) processus abstrait d’universel, là où
contribuer par sa richesse propre à la relation totale. Il faut marcher du vœu au réel : ce sera pour
épanouir un autre vœu140.

Cependant, le chemin qu’emprunte la poésie césairienne serait un « autre


exode de soi », car après avoir fait prendre conscience aux Antilles de leur

334
spécificité identitaire, Césaire y grefferait l’Afrique. Glissant rejette cette greffe
en proposant de suivre un chemin propre aux Antilles. Cette critique littéraire
qui n’est pas forcément une opposition à Césaire, mais une démarcation subtile,
sera d’ailleurs reprise plus tard, à la fin des années quatre-vingt, par Bernabé,
Chamoiseau et Confiant, lorsqu’ils reprocheront à l’auteur du Discours sur le
colonialisme d’avoir été marqué par l’extériorité africaine et surréaliste141.
À la différence de Césaire, Glissant considère que l’une des possibilités de
parvenir à cette connaissance est de combiner le schème de la violence avec celui
du chemin, d’où ses essais poétiques, qui permettent d’effectuer le cheminement
vers le savoir en question. Glissant introduit ce que Paul Aron appelle un
dysfonctionnement générique par rapport à Césaire, qu’il rejoint dans la pratique
de la poésie, mais dont il se démarque par la pratique de l’essai poétique puis du
roman, tout en conservant la même préoccupation : s’écarter du syndrome de
Véneuse.

Un contre-exemple de soi : le syndrome de Véneuse

Dans un contexte où les préoccupations du monde afro-antillais tentent de
rencontrer les aspirations d’un public métropolitain plus disposé à entendre
l’expérience propre aux individus originaires des colonies, traiter de ce qui fait la
spécificité de l’écrivain afro-antillais permet à ce dernier d’accéder plus
facilement à la visibilité littéraire en évitant de se faire reléguer au rang d’auteur
périphérique. Ceci explique en partie pourquoi Césaire se réclame de la tradition
de Rimbaud, de Lautréamont et des surréalistes, très estimés dans le champ
littéraire parisien.
Tout en traitant des Antilles, Glissant se réfère aussi à la littérature du centre
lorsqu’il pense et redéfinit la fonction de la poésie (quête de la connaissance).
Glissant refuse en effet l’inspiration du poète (Muse), inspiration qui serait une
rupture entre la fonction poétique et la quête de la connaissance. Si l’émergence
de l’idée d’inspiration dans le monde des lettres a pu empêcher la connaissance
par la poésie, il en attribue la cause au bannissement des poètes de la Cité par
Platon. L’auteur du Parménide les aurait confinés dans la « sensibilité », la
« grâce », la « fiction » et la « spiritualité », favorisant par là l’isolement de
l’homme dans l’intimisme total.

335
Or l’exploration de la « profondeur » (la réalité cachée et la totalité) ne s’est
opérée que depuis Baudelaire et Rimbaud, d’après Édouard Glissant qui reste
dans la lignée césairienne en reprenant ces références.
Vinrent avec Baudelaire l’exploration de la « profondeur », avec Rimbaud le temps de la
« Connaissance », et la Muse s’en alla.
Celui-ci, Rimbaud, fut donc en France un des ouvriers de la renaissance. « Rimbaud le premier, dit
Césaire, a éprouvé jusqu’à la nostalgie, jusqu’à l’angoisse, l’idée moderne des forces énergétiques qui
dans la matière guettent sournoisement notre quiétude... » Où l’on voit que se réduit la distance, non
pas tant du philosophe au poète que d’une conception à une poétique du monde. Pourtant il y eut la
malédiction142.

Rimbaud aurait senti la contradiction en lui entre la recherche de l’intimité


(individualisme) et l’ouverture sur le monde et sur l’autre. Dès lors, il postulerait
le Tout en supportant l’héritage individualiste. Toutefois, ce serait grâce à
Rimbaud que l’Occident aurait sollicité le monde, car l’Autre serait impliqué (en
la totalité) dans le Je de l’Autre : « Mais le vœu des poètes s’est évanoui dans la
sanglante conquête. Il faudra attendre l’acte combattant de l’Autre pour que le Je
occidental (outre la panique de partager et de se partager) se dépasse et refasse,
dans une neuve relation143 ».
Bien qu’il confonde Parole et attente de cette Parole, Livre et présentation du
Livre, Mallarmé poursuivrait le mouvement amorcé par Rimbaud. Il aurait en
effet rêvé d’une œuvre qu’il aurait fini par faire exister en cultivant l’absence
« jusqu’à faire de l’absence une présence, et en quelque sorte du défaut de poésie
l’objet et la fin de la poésie144 ». Là seraient le « drame » et la « grandeur » de
Mallarmé, d’autant plus que sa poétique se serait exercée dans le silence qui
précède le poème.
Glissant évoque ensuite Valéry qui se serait montré plus sensible à la fuite des
choses, visible dans la durée, ainsi qu’au paysage. Mais Glissant retient
davantage de Valéry l’idée de faire de la poésie une cohérence, une parole qui
s’organise :
Ce ne sont peut-être pas ces réussites qui nous conviennent le mieux : mais l’extrême tension avec
laquelle (acceptant les risques de l’entreprise) il voulut faire de la poésie une cohérence, une nécessité,
une parole qui s’organise et non pas qui surgit, une surprise concertée du monde et non pas un
éblouissement (précisément) sans écho145.

Outre la cohérence, il y aurait toujours, chez Valéry, des survivances de la


pensée hénologique que l’on retrouverait aussi chez Reverdy et René Char. Ces
deux derniers s’inscrivent dans l’optique du paysage – que Glissant définit

336
vaguement comme une « série d’un rapport toujours fugace », « un lieu où
tremble la formule » ou une « nécessité d’une relation au monde », alors que la
nation est « l’expression maturée et groupe de cette relation ». Quand la nation
opprime, elle méconnaît le monde comme relation consentie – en ce qu’il y a
chez Reverdy une solitude qui lui permet de pénétrer les objets, les matières et
les arbres, et sa poésie ouvre tout de même sur le quotidien « une lucarne sur le
monde146 ». Chez René Char demeurent « l’inquiétude » et la « fragilité ».
Mais le véritable passage de l’Un à l’univers se fait avec les grands voyageurs
comme Cook et Chateaubriand, et surtout Segalen. Ce dernier tente de
s’imprégner d’une manière totalement autre de sentir et de connaître :
« l’individu sort de lui-même, pour connaître cependant le dieu qu’il porte en lui.
Ce dieu est pour l’homme l’Autre, l’Étranger, la Force Inconnue ; sans cesser
jamais d’être le Même, le Connaissable, l’Intime147 ». Segalen essaie aussi d’être
l’Autre par l’expérience du voyage, ce qui discrédite l’exotisme-accident pour
constituer l’exotisme en valeur, c’est-à-dire que chaque être a la faculté de sentir
le Divers, a la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même et que tout
être se conçoit nécessairement autre qu’il n’est. Si Segalen souffre la
contradiction de Rimbaud et de Lautréamont (entre le désir du monde et le
confinement dans l’intimisme), en même temps il a le vœu du monde en lui :
« Le vœu du monde était en lui, en lui aussi, qui était, lui aussi, en avant du
monde148 ». Claudel en fait aussi partie bien que, selon Glissant, il impose la foi
comme condition de l’écriture poétique, tout en parvenant à faire abolir les
différences149.
Malgré cette abolition, la poésie claudélienne impose l’Un : le différent n’est
plus qu’une variété du Total, et non pas une modalité de l’être : « Seul l’Être est
semblable et différent. La recherche passionnée de la Nature de l’autre se dissipe
dans la certitude de la complémentarité naturelle de l’autre à soi en Dieu150 ». De
même chez Saint-John Perse, qui « fait sa maison de tout “l’Ouest”151 ».
Mais Glissant n’en reste pas là, puisqu’il tente de se démarquer de ces auteurs,
en regrettant également, malgré les tentatives d’ouverture au Divers, leur
persistance dans la pensée de l’Un parce qu’ils négligeraient la pratique
hodologique.
Le schème de la violence qu’il met en œuvre fait partie de l’héritage du monde
afro-antillais dont les premiers jalons ont été jetés par Maran, lequel s’inscrit lui-
même dans un ensemble de pratiques littéraires, surtout en ce qui concerne
l’utilisation du schème de la violence152 (Gaston Joseph, Gide, Mille et

337
Trautmann). Chez Maran, la violence est surtout celle des Français des colonies
ainsi qu’une violence propre aux Africains. Le schème de la violence permet à
Maran de s’opposer à une certaine littérature coloniale en attribuant la violence
aux Français des colonies, une violence qui vise, on l’a vu, à régler des comptes
dans le monde afro-antillais en construction : se voulant écrivain français, Maran
ne peut accéder à ce statut parce qu’il s’est mal ajusté à la demande du marché
des biens symboliques. S’étant dès lors concentré sur ce qui fait sa spécificité, il
revendique une place littéraire à partir de sa position de « Français noir », qu’il
fictionnalise dans Un homme pareil aux autres. Mais il acceptera toujours
l’assimilation politique et littéraire, ce que récusera fermement Aimé Césaire en
partant également du schème de la violence pour battre en brèche le syndrome de
Véneuse à l’instar de Léon-Gontran Damas. Cette volonté de lutter contre
l’assimilation politique et littéraire, représentée par René Maran, en brandissant
l’Afrique historique, les rapproche davantage de l’Afrique que des Antilles ou de
la Guyane dans un premier temps en leur permettant de se solidariser avec
d’autres écrivains afro-antillais tel que Léopold Sédar Senghor.
Si Glissant prend bien acte de l’assimilationnisme maranesque, il ne rejoint ni
Césaire ni Damas dans la solution qu’ils proposent contre ce syndrome. La
spécificité antillaise (la traite et l’esclavage), mise en lumière par Césaire, laisse
effectivement une possibilité à Glissant d’émerger, non comme praticien de la
littérature afro-antillaise, place occupée par Césaire, mais comme praticien de la
littérature antillaise au centre de laquelle se trouve la poésie comme mode
d’accès au réel. La légitimation de Glissant – dont la consécration se fait
en 1958 avec le prix Renaudot – advient effectivement grâce à la redéfinition du
rapport à l’Afrique historique qu’il ramène à un fait historique dépassé par la
déportation dans les Antilles. C’est surtout l’identité apparente entre sa poésie et
celle de Césaire qui l’inscrit dans une sorte de continuité qui, à l’analyse, est
davantage une démarcation subtile et une redéfinition de l’identité de l’écrivain
originaire des Antilles. Cet écrivain se doit d’être engagé pour l’indépendance
des Antilles et d’évoquer la traite et l’esclavage comme un fait social total.
Glissant opte pour l’indépendance, alors que Césaire s’en tient à la
départementalisation avant d’être gagné par la cause de l’autonomie
martiniquaise, sans jamais revendiquer l’indépendance. Édouard Glissant met
l’accent sur l’antillanité, qu’il brandit en se démarquant de la négritude
césairienne. Si Césaire se fait le porte-parole de la communauté antillaise,
Glissant travaille davantage la légitimité de son discours et ne se considère pas

338
comme le porte-parole de cette « communauté ». Pour lui, la voix du poète est
assujettie à celle de son peuple dont l’écriture essaie d’établir une « filiation
séculaire par l’histoire153 ». Glissant entreprend une réflexion sur le langage – sur
l’utilisation du créole qui informe celle du français –, et plus généralement sur le
rapport entre les Antilles et la Métropole. Cette réflexion se fait notamment
grâce à la pratique hodologique.

Cheminement et violence historiale

Le « voyage à l’envers » est déjà présent chez Ousmane Socé dans Mirages de
Paris. Il s’agissait du chemin de l’école coranique à l’école française en Afrique,
puis de l’Afrique à la Métropole où Fara parcourait de multiples chemins – les
rencontres avec Jacqueline, puis avec les parents de celle-ci, Sidia, Ambo, etc. ;
ces rencontres lui permettaient d’accéder à un savoir, tandis que chez Glissant,
c’est par le biais de la poésie que s’acquiert le savoir. Chez Socé, il s’agissait de
l’amour métis, de la prise de conscience du réflexe coloriste, alors que chez
Glissant cela relève de l’antinomie de la proximité – Paris est à la fois proche et
éloigné de par la complexité de la relation du poète narrateur à l’Europe. Le
point commun entre les deux auteurs est le chemin et le cheminement de la
pensée de l’Outre-mer à la Métropole. Mais Glissant combine le schème du
chemin à celui de la violence, grâce auquel il rejoint le nomos césairien
(évocation de la traite et de l’esclavage).
Contrairement à Socé, Glissant introduit la dimension mémorielle à travers la
mémoire de la traite et de l’esclavage, présente dans sa poésie. Cette dimension
mémorielle s’érige ensuite en une valeur historiale, c’est-à-dire que l’histoire
devient une problématique pertinente dans le monde littéraire afro-antillais
lorsqu’elle se trouve couplée à la fiction. Ainsi, Glissant prolonge la démarche
de Césaire et lui donnera progressivement une tournure théorique en introduisant
notamment le concept de la créolité et de l’antillanité. C’est sur ce dernier point,
l’instauration de l’histoire de la traite et de l’esclavage comme valeur historiale,
que Glissant se sépare de Fanon qui reste malgré tout un allié objectif dans sa
tentative de démarcation par rapport à Césaire.

Un allié objectif : Fanon entre violence et psychanalyse

339
Frantz Fanon naît en 1925 dans une famille de la classe moyenne à Fort-de-
France. Sa mère y tenait un petit commerce154. Elle l’envoie étudier au François
puis à Fort-de-France où il peut bénéficier de l’aura d’Aimé Césaire devenu
professeur de lettres au lycée Schœlcher. Fanon y obtient la première partie de
son baccalauréat alors que la Seconde Guerre mondiale éclate et que la
Martinique vit sous le régime de Vichy, représenté par l’amiral Robert. Au début
de la guerre, Fanon est animé d’un idéal d’engagement pour la défense de la
liberté155, ce qui l’amène à payer un passeur pour aller en Dominique le jour du
mariage de son frère Félix au Morne-Rouge. L’objectif est de rejoindre la France
libre en Algérie. L’opération réussie, il finira par regretter son engagement dans
la guerre comme il le dira dans sa célèbre lettre à son frère Joby.
Après la guerre, de retour en Martinique, il passe la deuxième partie du bac
en 1945 et peut retourner en Métropole s’engager dans des études supérieures.
Contrairement à Césaire et à Glissant, à vingt et un an Fanon est vétéran de
guerre. Mais comme Césaire et Glissant, il est plus un boursier qu’un héritier156.
Arrivé en Métropole, il choisit d’étudier la médecine à Lyon plutôt qu’à Paris
pour échapper au monde afro-antillais. En tout cas, l’une des raisons invoquées
par son biographe est sa rencontre avec une Lyonnaise. Or, à Lyon, se trouve
une forte proportion de Nord-Africains et plus singulièrement d’Algériens, ce
qui lui permet d’établir une plus grande proximité relationnelle avec cette
population plutôt qu’avec l’Afrique subsaharienne. À cet égard, il conservera
toujours une relation ambiguë avec Présence Africaine157. Bien qu’il réside à
Lyon, Fanon reste au courant des débats du monde intellectuel afro-antillais
comme en atteste son premier ouvrage issu de son travail d’étude.

Dans Peau noire, masques blancs, publié en 1952, Fanon rejoint Glissant en
rejetant explicitement le syndrome de Véneuse, qui pourtant était récupéré par la
négritude senghorienne. En portant le débat sur le plan psychanalytique, Fanon
essaie de compléter le schématisme. Il y adjoint la notion de modèle. Pour
Fanon, exprimer le rapport à l’Afrique (qui, chez Glissant, est devenu l’éloge
des Antilles) revient à introduire en plus l’expérience de la violence et de la
souffrance, et rejoindre ainsi le nomos césairien.
Dès lors, Fanon maintient d’une part la proximité avec l’Afrique, grâce à
l’expérience de la violence, et d’autre part, il s’en distancie par l’analyse
psychanalytique. Pour ce faire, en tant que médecin psychiatre, l’auteur de Peau
noire, masques blancs propose d’étudier le rapport à l’Afrique à partir du cas

340
particulier des Antilles, en essayant de comprendre le rapport du Noir au
Blanc158.

C’est ce que Fanon indique dans l’introduction de son ouvrage. Après y avoir
fait le constat d’un double complexe de supériorité chez le Blanc et d’infériorité
chez le Noir, complexe qui les enferme tous deux dans un cercle vicieux où le
Blanc se sent supérieur au Noir, et où ce dernier tente de démontrer au premier
sa richesse culturelle, intellectuelle, etc., Fanon fait appel à l’analyse
psychanalytique pour sortir de ce cercle vicieux en détectant les « anomalies
affectives responsables de l’édifice complexuel159 ». Cette détection pourrait être
assimilée à une tentative de prise de conscience des raisons qui président à un
rapport névrotique dont l’origine serait d’abord l’intériorisation de l’inégalité
économico-sociale du Nègre. Celle-ci se serait ensuite « épidermisée ». Dès lors,
l’aliénation du Noir n’est pas une question réductible à l’individu, elle trouverait
sa causalité première dans l’économico-social. La compréhension de cette
situation ouvre la voie à une possible désaliénation par la prise de conscience
qu’il propose. Mais d’aucuns, comme Mannoni, tout en partageant l’hypothèse
de base de Fanon qui attribue à la situation coloniale l’idée d’infériorité du
Nègre, tendent parfois à faire de l’infériorité (par exemple du Malgache) quelque
chose de préexistant à la situation coloniale. Fanon ne manque pas de préciser
son opposition à Mannoni160, et de montrer la contradiction de ce dernier qui,
d’une part, prétend que l’infériorité est inhérente au Malgache et, d’autre part,
souligne l’importance de la prise en compte de la situation coloniale161.

Selon Fanon, cette contradiction procède du fait que Mannoni n’a pas de
réelle proximité avec son objet, alors que lui possède ce qu’il appelle
prudemment l’« expérience subjective162 ». Il continue en précisant qu’il n’a pas
la prétention de l’objectivité, au contraire d’un Mannoni qui dissimule sa
subjectivité dans une posture scientifique163. Cette part de subjectivité
revendiquée lui permet d’insérer, en plus de la psychanalyse, comme je l’ai
évoqué plus haut, l’expérience familière de la violence par laquelle il tente
d’expliquer l’aliénation du « Nègre » en montrant à travers l’étude de quelques
cas antillais comment elle s’exerce sur ce dernier.
Le rapport à l’Afrique est perçu à travers le rapport du Nègre au Blanc. En
voulant s’assimiler au Blanc, comme René Maran qui voulait être « un homme
pareil aux autres », le Nègre est contraint par la situation coloniale d’intégrer les

341
valeurs culturelles de la Métropole et de rejeter sa noirceur. Cette sorte
d’assimilation absolue se manifeste à travers le rapport au langage par exemple.
Le Nègre deviendra Blanc s’il fait sienne la langue française : il parlera
différemment selon qu’il se trouve avec un Blanc ou un congénère, explique
Fanon, il méprisera le créole164.

L’auteur illustre ce propos par le poème de Damas « Hoquet » (Pigments)
dans lequel ce dernier s’insurgeait, nous l’avons dit, contre l’assimilation
linguistique, ou encore par le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire qui
dénonçait la misère des Antilles. On voit bien que Fanon se réfère à l’histoire
spécifique du champ littéraire afro-antillais, structuré principalement autour de
Présence Africaine, lorsqu’il illustre son propos en faisant référence aux
producteurs littéraires dominants de cette période. Un autre exemple de cette
assimilation totale viendrait du rapport de la femme antillaise nègre avec
l’homme blanc et de l’homme antillais/nègre avec la femme blanche. Le futur
auteur des Damnés de la terre indique qu’il n’est pas d’amour authentique entre
eux, étant donné le sentiment d’infériorité éprouvé par le Nègre. Pour la situation
féminine, Fanon analyse Je suis Martiniquaise (1948), le livre à succès165 de
Mayotte Capécia (1916-1955) qui raconterait l’amour qu’elle porte à l’homme
leucoderme aux yeux bleus, et son rejet du Nègre ou du Mulâtre. Selon Fanon, il
s’agit d’une manière d’espérer un peu de la blancheur de l’homme blanc et par là
d’essayer de rejoindre le Blanc. Et Fanon de conclure : « Quel que soit le
domaine par nous considéré, une chose nous a frappé : le nègre esclave de son
infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité, se comportent tous deux selon une
ligne d’orientation névrotique166 ».
Or, à la lecture de l’ouvrage de Capécia, l’on peut se rendre compte qu’il n’est
pas seulement question de l’homme blanc. L’ouvrage traite également de la
tentative de la femme pour se libérer de son environnement oppresseur dans
lequel l’homme « blanc » peut être un auxiliaire momentané. L’auteure promeut
donc la figure de Mayotte comme incarnation de la lutte contre la domination
masculine, en ce qu’il s’agit d’une figure qui cherche sa liberté et refuse de vivre
sous la dépendance de son amant André. Elle souhaite travailler167 et se montre
jalouse de son indépendance168. Elle refuse également d’être une mal-aimée et
rejette totalement son infantilisation169. En parallèle, la figure de Mayotte incarne
aussi l’incorporation de la domination coloniale, aspect qui a davantage retenu
l’attention de Fanon. Par exemple, Mayotte se découvre une grand-mère blanche

342
et en est fière, comme elle l’est de ne pouvoir aimer qu’un Blanc170. Pour elle,
Dieu et les anges ne peuvent être des Noirs171. Ou encore, lorsqu’elle accède à la
culture légitime, elle essaie de perdre son accent des îles172. C’est sans doute à
partir de là que Fanon s’engage dans cette analyse psychanalytique et tente
« d’exécuter » Capécia. Le tir est manifestement groupé, car, quelques années
plus tôt, Présence Africaine avait publié un compte rendu de Je suis
Martiniquaise qui enterrait définitivement Capécia, alors perçue comme
l’incarnation féminine du syndrome de Véneuse. Notons qu’elle vivait à Paris
depuis 1946 et que son livre paraissait la même année que le centenaire de
l’abolition de l’esclavage, désormais perçu par Césaire comme un fait social
total.
Une certaine Jenny Alpha est chargée d’en faire le compte rendu, ce qui
permet à Présence Africaine de dissimuler la violence symbolique en lui donnant
une caution féminine. C’est d’ailleurs sur cette caractéristique féminine
qu’insiste Jenny Alpha : « Je dois dire mon heureuse surprise ; ainsi, une fille de
mon pays s’émancipait assez pour écrire un livre à retentissement métropolitain :
“le livre de la Martiniquaise”173 ». Cette précaution prise, l’auteure annonce
directement sa déception car elle aurait mis beaucoup d’espoir en Mayotte
Capécia qui parle aussi du métissage. Finalement, après lecture, ce livre ne
contiendrait pas « l’âme de la Martinique », mais il aurait du s’intituler « Je suis
UNE Martiniquaise174 ». Il commencerait bien mais échouerait dans sa deuxième
partie par manque de vraisemblance : les Créoles ne parlent pas leur langue
authentique. Est-ce que ce livre ne devrait pas s’appeler « l’enfant du Blanc » ?
Capécia aurait dû prendre exemple sur Césaire, dit en substance Jenny Alpha,
symbole de « l’authenticité nègre ».
Car tout comme Aimé Césaire joue et écrit « noir » : « La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne
sera pas », Mayotte Capécia joue et écrit « Blanc » son « documentaire » antillais.
Mais alors que Césaire pense « nègre » avec une certaine envergure, elle pense, hélas, « petit
bourgeois », et alors, là, qu’importe le complexe175 ?

Si Aimé Césaire demeure bien le paradigme de l’écrivain afro-antillais qui


amène Jenny Alpha à montrer le contraste entre lui et Capécia, Alpha donne
aussi l’idée à Fanon de son interprétation psychanalytique en précisant que
l’auteure de Je suis Martiniquaise souffrirait d’un complexe d’infériorité car elle
est mulâtresse et amoureuse d’un Blanc : « Il lui faut le Blanc coûte que coûte,
écrit Alpha. Quel qu’il soit, il sera supérieur au noir ou au métis176 ». Jenny

343
Alpha termine en renchérissant sur le fait que ce livre met en cause la femme
créole et ne la reflète nullement. De plus, ajoute-t-elle, « Par un singulier hasard,
disons plutôt comme Valéry “par une chance extraordinaire qui se fortifie” vous
devez cette longue étude à mon amour de la vérité, et au besoin impératif que
j’ai d’affirmer ce qui vous manque : la Présence Africaine177 ».
Ce point de vue quelque peu sévère sur l’ouvrage de Mayotte s’inscrit, comme
on l’a vu, dans le débat qui occupe le microcosme afro-antillais et constitue une
prise de position dans ce champ littéraire. C’est à partir de cette position que
parle Fanon, et non pas seulement du point de vue masculin, comme l’a souligné
Makward178. Toujours est-il que l’exécution de Mayotte Capécia d’abord par
Jenny Alpha puis par Fanon correspond à l’élimination d’une prise de position
qu’ils perçoivent encore comme étant assimilationniste, à une époque où
l’assimilation fait l’objet quasi-unanime d’un rejet par les agents afro-antillais.
Dans ce contexte, la position de Capécia paraît caduque, comme celle de René
Maran dont le livre, Un homme pareil aux autres, est republié la même année et
que Fanon perçoit comme un autre exemple de névrosé. Son roman illustrerait le
cas masculin, rappelle Fanon, d’autant plus qu’il s’agit d’un roman
autobiographique.
Le problème est magnifiquement posé, car Jean Véneuse nous permettra d’approfondir davantage
l’attitude du Noir. De quoi s’agit-il ? Jean Véneuse est un nègre. D’origine antillaise, il habite
Bordeaux depuis longtemps ; donc c’est un Européen. Mais il est noir ; donc c’est un nègre. Voilà le
drame. Il ne comprend pas sa race, et les Blancs ne le comprennent pas. Et, dit-il, « l’Européen en
général, le Français en particulier, non contents d’ignorer le nègre de leurs colonies, méconnaissent
celui qu’ils ont formé à leur image179 ».

Fanon souligne que le drame de Véneuse, c’est celui d’être nègre. Sa lecture
se poursuit en insistant sur le fait que Maran tente de prouver au Blanc qu’il est
un homme, parce qu’il est doté d’un cœur aussi compliqué que celui des
Européens : Véneuse aime plusieurs femmes en même temps, mais celle qu’il
semble aimer le plus demeure Andrée Marielle. Cependant il flirte avec Clarisse,
etc. De plus, Véneuse/Maran est un sujet de type négatif agressif : il reste obsédé
par le passé puis se réfugie dans la frustration ou dans un sentiment d’échec
paralysant ; il ressasse sa déception et se montre amer et désabusé ; enfin, il est
égocentriste. À cela s’ajoute le caractère « abandonnique du sujet » qui rejette
l’amour d’Andrée Marielle jusqu’à ce qu’un frère blanc l’autorise en quelque
sorte à l’accepter parce que ce Blanc rappelle à Véneuse qu’il est européen à
peau noire et ne peut donc être qu’avec une Européenne180.

344
Avec ces exemples d’aliénation du Noir puisés dans les lettres afro-antillaises
et martiniquaises, Fanon fait preuve d’une grande connaissance des auteurs en
débat dans ce microcosme littéraire. Pour analyser la problématique de l’identité
nègre exprimée dans son rapport à l’Afrique, il se base sur deux éléments : le
schématisme et l’analyse psychanalytique, une sorte de dispositif abstrait qui lui
permet d’attaquer de l’extérieur le syndrome de Véneuse. Ce dispositif est
complété par son expérience personnelle – celle des références aux lettres afro-
antillaises et « l’expérience vécue du Noir ». Ainsi Fanon va-t-il parler de la
difficulté quotidienne d’être Noir dans le monde en raison du préjugé de couleur
qui aboutit au rejet du Nègre. Face à ce « préjugé de couleur », quelle attitude
adopter ? demande-t-il. Celle d’un Senghor se référant à une Afrique édénique,
celle d’un Césaire et de son Afrique historique ? Il opte pour la « méfiance » à
l’égard de ces deux options en critiquant surtout la représentation mythique de
l’Afrique (l’amitié Terre-Mère, le rythme, etc.) : « Le sacrifice avait servi de
moyen terme entre la création et moi – je retrouvais non plus les origines, mais
l’Origine. Toutefois, il fallait se méfier du rythme, de l’amitié Terre-Mère, ce
mariage mystique, charnel, du groupe et du cosmos181 ».
C’est là une attitude plus virulente que celle de Glissant contre les deux
nomothètes que sont devenus Senghor et Césaire, et à partir desquels Fanon tente
de se positionner également – outre le débat interne aux milieux des
psychanalystes (Freud, Adler, Mannoni...). Pour ce faire, il propose un autre
rapport à l’Afrique, basé à la fois sur un cadre conceptuel et sur une expérience
familière centrée autour de l’aliénation quotidienne du Nègre. Selon lui, la
compréhension objective (via la psychanalyse) et subjective (par l’expérience
personnelle) devrait aboutir à l’action, en vue de désaliéner le Nègre dans le
présent, non dans le passé, autre manière de critiquer le rapport à l’Afrique d’un
Senghor et d’un Césaire, qui auraient surtout fait référence à une Afrique
mythique, et manière également de refuser toute référence à un passé nègre en
inscrivant le Nègre dans l’actualité, contrairement à la valorisation de l’histoire
que font Glissant et Cheikh Anta Diop chacun dans sa discipline.
Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un
comportement humain.
[...]
Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée.
Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans
l’existence182.

345
La valorisation du passé nègre ne changera rien à la situation sociale urgente
des dominés. C’est pourquoi seule l’action présente lui semble porteuse.
Pour beaucoup d’intellectuels de couleur, la culture européenne présente un caractère d’extériorité.
De plus, dans les rapports humains, le Noir peut se sentir étranger au monde occidental. Ne voulant pas
faire figure de parent pauvre, de fils adoptif, de rejeton bâtard, va-t-il tenter fébrilement de découvrir
une civilisation nègre ?
[...] Nous serions très heureux de savoir qu’il exista une correspondance entre tel philosophe nègre
et Platon. Mais nous ne voyons absolument pas ce que ce fait pourrait changer dans la situation des
petits gamins de huit ans qui travaillent dans les champs de canne en Martinique et en Guadeloupe183.

C’est précisément sur ce dernier point que Glissant s’écarte explicitement de


l’auteur de Peau noire, masques blancs, puisque l’on a vu que l’histoire acquiert,
chez lui, une valeur historiale184 ; ils se rejoignent cependant sur l’usage du
schème de la violence, auquel Fanon a ajouté un dispositif abstrait (la
psychanalyse), alors que Glissant le combinera au cheminement. Plus tard,
l’auteur du Sel noir y ajoutera également le dispositif abstrait de la philosophie.
On voit que le texte premier de Fanon, Peau noire, masques blancs, redéfinit
l’identité nègre qu’il dit aliénée. Il se propose de la désaliéner en étudiant les
mécanismes à l’œuvre dans cette aliénation. Il fait allusion à l’exemple de René
Maran comme symbole du complexe d’infériorité. Parfaitement au courant des
forces en présence dans le microcosme afro-antillais, Fanon tente néanmoins de
se distinguer des trois nomothètes : d’abord de Senghor, en rejetant l’option que
propose ce dernier lorsqu’il se réfère systématiquement à la négritude ; ensuite
de Césaire et Damas qui préconisent la mise en évidence d’une Afrique
historique dotée d’une riche civilisation, voire d’une âme transhistorique encore
présente dans les Antilles. Selon Fanon, cette référence, bien qu’intéressante, ne
modifierait pas pour autant la situation présente des Nègres, ce qui l’amène à
négliger l’Afrique historique.
En bref, si Fanon détermine le rapport à l’Afrique par la violence et le cadre
conceptuel offert par la psychanalyse, afin de démystifier les rapports
Blancs/Noirs avant d’aboutir à l’action, Glissant envisage ce rapport grâce au
schème de la violence et du chemin, éléments qu’utilisera surtout le premier
Mongo Beti contre le nomothète Senghor.

1 Édouard Glissant, Le Sang rivé, dans Poèmes complets, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1994, p. 30.
2 Denise Bouche, « La France et la préparation de ses ressortissants d’outre-mer à la prise de
responsabilités par l’accès aux études universitaires », dans Charles-Robert Ageron et Marc Michel, L’Ère

346
des décolonisations, actes du colloque d’Aix-en-Provence, Paris, 1995, p. 456.
3 La première Université est créée à Dakar à partir de l’Institut des hautes études fondée en 1950.
L’Université de Dakar sera inaugurée par Léopold Sédar Senghor, alors ministre conseiller de la
Communauté pour les Affaires culturelles en décembre 1959. Cf. Denise Bouche, « La France et la
préparation de ses ressortissants d’outre-mer... », op. cit., p. 464.
4 Daniel Radford, Édouard Glissant, Paris, Seghers, 1982, p. 13. Voir aussi le site officiel de Glissant :
http://www.edouardglissant.com/enfance.htm.
5 Daniel Radford, Édouard Glissant, op. cit., p. 18-19.
6 Voir la réédition de la revue Acoma, dirigée par Édouard Glissant, Perpignan, Presses universitaires de
Perpignan, 2005.
7 Romuald Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXe siècle : Édouard Glissant, Paris, Honoré
Champion, 2002, p. 13-16.
8 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, thèse de doctorat, sous la direction
de Bernard Mouralis, Lille, Université de Lille 3, juin 1990, p. 470.
9 Mamadou Diouf et Ulbe Bosma, « Introduction », dans Mamadou Diouf et Ulbe Bosma (dir.),
Histoires et identités dans la Caraïbe. Trajectoires plurielles, Paris/Amsterdam, Karthala/Sephis, coll.
« Histoire des Suds », 2004, p. 8.
10 Romuald Fonkoua, Essai sur une mesure du monde au XXe siècle..., op. cit., p. 13.
11 Ibid., p. 16.
12 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 472.
13 Lambros Couloubaritsis, « Le statut de l’Un et du multiple dans la “métaphysique” », dans La
Métaphysique d’Aristote perspectives contemporaines, textes réunis et publiés par Michel Narcy et Alonso
Tordesillas, Paris/Bruxelles, Vrin/Ousia, 2006, p. 18.
14 La question de l’Un remonte notamment à la philosophie antique grecque. Pour ne s’en tenir qu’à
quelques figures représentatives, Platon l’introduit déjà dans le Parménide où il impose la métaphysique et
soumet l’ontologie à l’hénologie (Lambros Couloubaritsis, Histoire de la philosophie ancienne et
médiévale, op. cit., p. 322). L’autre grand penseur de l’Un est Aristote qui place l’hénologie au cœur même
de la métaphysique, liant la question de l’Un à la mesure de toutes les choses, selon des systèmes
d’« étalon », et renvoie à ce qu’il appelle les modes de l’unification, le tout, l’universel et les choses
nécessairement vues, ainsi que les attributs essentiels de l’Un (ressemblance, altérité, contrariété,
opposition, etc.). Mais la question de l’Un prend plus d’ampleur avec le fondateur du néoplatonisme, Plotin,
qui propose également une réflexion métaphysique sur la notion de l’Un (Lambros Couloubaritsis, Aux
origines de la philosophie européenne..., op. cit., p. 659). Plotin part de l’Un absolu (1re hypostase : l’Un)
pour arriver à l’Un-Multiple, c’est-à-dire l’Un qui comprend en lui-même du multiple (2e hypostase :
l’Intelligence et l’Être), et enfin à l’Un qui est dominé par la multiplicité (3e hypostase : l’Âme). Il s’agit de
trois façons différentes de manifester l’Un. Les thèses d’Aristote et de Plotin sont aussi des manières
d’apporter une solution au problème de la participation du Sensible à l’Intelligible (Lambros Couloubaritsis,
Aux origines de la philosophie européenne..., op. cit., p. 661). Dans son Histoire de la philosophie ancienne
et médiévale, déjà citée, Couloubaritsis montre que les multiples pratiques de l’Un traversent toutes les
pensées antiques et médiévales jusqu’au XIIIe siècle où Saint Thomas d’Aquin instaure une ontologie
généralisée. La question de l’hénologie n’est donc pas nouvelle. Elle a déjà été promue par les philosophes
antiques et médiévaux au détriment de l’ontologie, que l’on retrouve avec Heidegger qui lui assure une
destinée à laquelle participe, entre autres, Jean-Paul Sartre. C’est dans ce contexte philosophique
qu’Édouard Glissant essaie de penser ses prises de position littéraire et philosophique : il renverse à sa
façon la donne dans le monde des lettres afro-antillaises lorsqu’il privilégie l’ontologie au détriment de

347
l’hénologie qui, selon lui, on le verra, sous-tendrait les pratiques littéraires de Senghor et Césaire. On
retrouve bien ce renversement dans le vers extrait de Pays rêvé, pays réel (dans Édouard Glissant, Poèmes
complets. Le Sang rivé – Un champ d’îles – La Terre inquiète – Les Indes – Le Sel noir – Boises – Pays
rêvé, pays réel – Fastes – Les Grands chaos, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1994, p. 303) :
« Temps de l’humidité – terre unique – et de sorgo
L’Étant nubile dévole au feu ses îles
L’Être se boute aux proues de terre, il commande
Étonnés nous ramons à vif
Nous cognons contre l’Un souverain et frêle
En la Saison notre crier sans mire
Tré de mots dévalés de sécheresse en pile
Au ras des murs d’argile »
Pour aller plus loin sur la question de l’Un, outre les travaux de Lambros Couloubaritsis déjà cités, voir
notamment Bernard Collette, Hénologie et idée de système chez Plotin : étude sur les fondements et la
nature de la détermination du réel, thèse de doctorat, sous la direction de Lambros Couloubaritsis,
Université libre de Bruxelles, Bruxelles, 2004.
15 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 502.
16 Édouard Glissant, L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1969, p. 11. Souligné dans l’édition.
17 Ibid., p. 13.
18 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie..., op. cit., p. 79-80.
19 Édouard Glissant, L’Intention poétique, Paris, Seuil, 1969, p. 38.
20 Ibid., p. 41.
21 Idem.
22 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 20.
23 Idem.
24 Ibid., p. 22.
25 Ibid., p. 24.
26 Idem.
27 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 479.
28 Ibid., p. 479.
29 Idem.
30 Ibid., p. 480.
31 Idem.
32 L’écriture permet aussi de tisser un lien entre l’œuvre future et le monde présent – c’est ce
qu’Édouard Glissant nomme l’intention poétique – et d’ouvrir l’œuvre sur le monde en liant la poétique
signifiante – ce que signifie la matière ou la réalité – à la poétique de la profondeur – la réalité cachée et la
loi de relation de toutes matières entre elles (la totalité).
33 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 35.
34 Ibid., p. 36.
35 Ibid., p. 45.
36 Ibid., p. 47.
37 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 488.
38 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 139-140.
39 Ibid., p. 143.
40 Ibid., p. 144
41 Ibid., p. 146.
42 Romuald Fonkoua, Essai sur une mesure du monde..., op. cit., p. 50.

348
43 Ibid., p. 52.
44 Idem.
45 Édouard Glissant, « “Le Romancier noir et son peuple”. Notes pour une conférence », Présence
Africaine 16, 1957, p. 30.
46 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 185.
47 Ibid., p. 187.
48 Idem.
49 Ibid., p. 193.
50 Ibid., p. 194.
51 Ibid., p. 196.
52 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 489.
53 Marco Polo, Le Devisement du monde : le livre des merveilles I & II, texte intégral établi par A.-C.
Moule et Paul Pelliot, version française de Louis Hambis, introduction et notes de Stéphane Yerasimos,
Paris, La Découverte, 1994.
54 Ibn Battûta, Voyages. I. De l’Afrique du Nord à La Mecque ; II. De La Mecque aux steppes russes et à
l’Inde ; III. Inde, Extrême-Orient, Espagne et Soudan, traduction de l’arabe de C. Defremery, notes de
Stéphane Yerasimos, Paris, La Découverte, 1997.
55 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 520-521.
56 Cf. Romuald Fonkoua, Essai sur une mesure du monde..., op. cit. Avec Les Indes, c’est aussi une
remise en cause de Bartolomé de Las Cas, Très brève relation de la destruction des Indes, introduction de
Roberto Fernandes Retamar, traduit de l’espagnol par Fanchita Gonzales Batlle, Paris, La Découverte, coll.
« Littérature et voyages », 1996.
57 Édouard Glissant, Le Sang rivé, dans Poèmes complets..., op. cit., p. 13.
58 Édouard Glissant, Le Sang rivé, dans Poèmes complets..., op. cit., p. 13.
59 Édouard Glissant, Un champ d’îles, dans Poèmes complets..., op. cit., p. 56.
60 Ibid., p. 56-57.
61 Ibid., p. 64.
62 Idem.
63 Ibid., p. 57.
64 Idem.
65 Idem.
66 Ibid., p. 62.
67 Ibid., p. 61.
68 Ibid., p. 62.
69 Ibid., p. 65.
70 Édouard Glissant, La Terre inquiète, dans Poèmes complets..., op. cit., p. 78.
71 Ibid., p. 79.
72 Ibid., p. 92.
73 Ibid., p. 89.
74 Ibid., p. 90.
75 Idem.
76 Ibid., p. 91.
77 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 521.
78 Édouard Glissant, Les Indes, dans Poèmes complets..., op. cit., p. 147.
79 Édouard Glissant, Le Sel noir, dans Poèmes complets..., op. cit., p. 175.
80 Ibid., p. 175.
81 Ibid., p. 177.

349
82 Ibid., p. 185.
83 Idem.
84 Idem.
85 Ibid., p. 186.
86 Édouard Glissant, Monsieur Toussaint, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1998, p. 118.
87 Édouard Glissant, Le Sel noir, dans Poèmes complets..., op. cit., p. 190.
88 Édouard Glissant, Les Indes, dans Poèmes complets..., op. cit., p. 154.
89 Ibid., p. 154-155.
90 Ibid., p. 155.
91 Ibid., p. 164-165.
92 Romuald Fonkoua, Essai sur une mesure du monde..., op. cit., p. 33.
93 Lambros Couloubaritsis, La Proximité et la question de la souffrance humaine..., op. cit., p. 62.
94 Édouard Glissant, Soleil de la conscience, Paris, Seuil, 1956, p. 11.
95 Ibid., p. 12.
96 Idem.
97 Ibid., p. 13.
98 Ibid., p. 16
99 Idem.
100 Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998,
p. 141-142. Dejours aussi parle de monde intersubjectif (monde proximal) et de monde au-delà (monde
distal) pour caractériser le comportement de Eichmann à l’égard d’autres êtres humains.
101 Édouard Glissant, Soleil de la conscience, op. cit., p. 17.
102 Idem.
103 Ibid., p. 18.
104 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles..., op. cit., p. 39. Celui qui surgit en cale
suit une période de silence à la suite de laquelle vient un cri quand l’esclave africain quelconque aborde la
terre des Antilles.
105 Édouard Glissant, Soleil de la conscience, op. cit., p. 25.
106 Ibid., p. 34.
107 Ibid., p. 41.
108 Ibid., p. 47.
109 Ibid., p. 51
110 Ibid., p. 56.
111 Ibid., p. 56.
112 Ibid., p. 59.
113 Daniel Sibony, Entre-deux : l’origine en partage, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais » no 357, 1998,
p. 10-11.
114 Édouard Glissant, Soleil de la conscience, op. cit., p. 60.
115 Ibid., p. 14.
116 Édouard Glissant, Soleil de la conscience, op. cit., p. 15.
117 Ibid., p. 29.
118 Ibid., p. 33.
119 Édouard Glissant, La Lézarde, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1997, p. 42.
120 Ibid., p. 43.
121 Ibid., p. 74-75.
122 Ibid., p. 80.
123 Ibid., p. 83-84.

350
124 Ibid., p. 44.
125 Édouard Glissant, La Lézarde, op. cit., p. 47.
126 Ibid., p. 130.
127 Ibid., p. 108.
128 Ibid., p. 113.
129 Ibid., p. 117.
130 Ibid., p. 136.
131 Ibid., p. 146-147.
132 Ibid., p. 167.
133 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles, op. cit., p. 90.
134 Romuald-Blaise Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 489.
135 Le schème de la mise en scène (c’est-à-dire du théâtre) constitue un intermédiaire complexe qui est
lié à la modernisation de la pratique des schèmes. En effet, il concilie l’abstraction absolue avec le sensible
absolu, car parfois le schématisme peut être abstrait à l’instar de certains dispositifs tels que les modèles
mathématiques. La mise en scène, ou le théâtre, nous place dans l’entre-deux, du fait qu’il s’agit d’un
« modèle » de proximité concrète qui, en même temps, est métaphysique parce qu’il permet de construire
une grille de lecture de la réalité, en l’occurrence celle perçue par Aimé Césaire. En bref, il s’agit d’une
configuration de configurations, de là ce schématisme intermédiaire. Cf. Lambros Couloubaritsis, La
Proximité et la question de la souffrance humaine..., op. cit., p. 74-85.
136 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 147.
137 Idem.
138 Ibid., p. 148.
139 Ibid., p. 149-150.
140 Ibid., p. 149.
141 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris,
Gallimard/Presses universitaires créoles, 1989, p. 18.
142 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 60.
143 Édouard Glissant, L’Intention poétique, op. cit., p. 62.
144 Ibid., p. 64.
145 Ibid., p. 72.
146 Ibid., p. 81.
147 Ibid., p. 95.
148 Ibid., p. 103.
149 Ibid., p. 113.
150 Ibid., p. 114.
151 Ibid., p. 120.
152 Cf. notre démonstration.
153 Romuald Fonkoua, Les Écrivains antillais et leurs Antilles, op. cit., p. 493. Notons que cette
« filiation » face à laquelle se trouverait le « discours de représentation » de Césaire est aussi présente chez
l’auteur d’Un Cahier d’un retour au pays natal qui part également d’une historicité, mais que, sur cette
question, la différence entre les deux agents se situerait à notre sens dans l’orientation des effets de cette
historicité sur leur stratégie de pénétration du champ littéraire parisien : Glissant qui annonce clairement
être dans la marge (entre-deux), a donc besoin de cette filiation pour fonder sa démarcation, tandis que
Césaire l’utilise pour rejeter l’assimilationnisme politique en se redéfinissant une autre identité.
154 David Macey, Frantz Fanon. A biography, New York, Picador USA, 2001, p. 50.
155 Ibid., p. 88.
156 Ibid., p. 117.

351
157 Ibid., p. 155.
158 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, (1952) 1971, p. 7.
159 Ibid., p. 7-8.
160 Ibid., p. 68.
161 Idem.
162 Ibid., p. 69-70.
163 Ibid., p. 70.
164 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 15.
165 Christiane P. Makward, Mayotte Capécia ou l’aliénation selon Fanon, préface de Jack Corzani,
Paris, Karthala, coll. « Monde caribéen », 1999, p. 183.
166 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 48.
167 Mayotte Capécia, Je suis Martiniquaise, Paris, Corrêa, 1948, p. 148.
168 Ibid., p. 186-187.
169 Ibid., p. 146.
170 Ibid., p. 59.
171 Ibid., p. 65.
172 Ibid., p. 149.
173 Jenny Alpha, « Mayotte Capécia. Je suis Martiniquaise (éd. Corrêa) », Présence Africaine 5, 1948,
p. 886.
174 Idem.
175 Ibid., p. 887.
176 Ibid., p. 889.
177 Idem.
178 Christiane P. Makward, Mayotte Capécia..., op. cit., p. 16-17.
179 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 52.
180 Ibid., p. 53.
181 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 101.
182 Ibid., p. 186.
183 Ibid., p. 186-187.
184 C’est-à-dire qu’elle devient une historicité déterminante pour le champ intellectuel afro-antillais.

352

9

Mongo Beti et l’expérience de l’art social

Alexandre Biyidi Awala (1932-2001) naît à Akomètam, près de Yaoundé au
Cameroun. Ses parents sont des paysans traditionnels. Selon Djiffack, il
manifeste beaucoup d’affection pour sa mère dont le mari meurt très tôt en 1939,
peut-être assassiné par les auxiliaires de l’administration coloniale pour avoir
souvent contesté leur autorité1. D’aucuns y voient l’une des sources de Ville
cruelle où le héros Banda est très uni à sa mère mourante. C’est ce qu’affirme
par exemple Djiffack dans sa pétition de principe : « À dire vrai, la trame du
récit est déterminée par l’affection réciproque entre la mère et le fils2 ».
Alexandre Biyidi entame des études primaires dans l’école missionnaire du
village de Mbalmayo où il ne peut accéder à l’école publique, qui est réservée
aux enfants des chefs, des notables ou des agents de l’administration coloniale.
Face à la sélectivité de l’école publique, l’école missionnaire se montre efficace,
en ce qu’elle associe grandement les parents d’élèves au suivi de la formation de
leurs enfants. Son programme n’est basé que sur l’apprentissage du français et
néglige la culture générale, comme l’a confié Mongo Beti lui-même à Ambroise
Kom3. Mais la fréquentation de l’école coloniale contribue très tôt à le déraciner
puisque, dès l’âge de six ans, il est retiré de son milieu traditionnel. Il le
confirmera à Kom : « Le problème de la déculturation est un phénomène
évident. Je suis une bonne incarnation de cette dépossession et j’en suis très
conscient. Je suis entré à l’école très tôt. Cela ne veut pas dire que je ne connais
pas vraiment les deux cultures4 ». Toujours est-il que la culture légitime, c’est-à-
dire la culture française, demeure déterminante pour l’ensemble de ces jeunes
qui avaient pu accéder à l’école coloniale : « La culture des Blancs se payait très
cher, mais il est vrai aussi qu’elle nous fascinait, surtout nos parents5 ».
Après ces premières études, il se rend vers 1946 au petit séminaire d’Akono ;
il n’y reste que quelques mois, avant d’être renvoyé pour mauvaise conduite.
D’ailleurs, il en conserve de mauvais souvenirs. Il le dira à Kom :
[...] il y a un usage typique dans ces maisons-là : quand on mange, on ne parle pas ; on écoute
quelqu’un qui lit, qui est juché sur une estrade et qui lit un texte. En général, il s’agit de l’histoire des

353
Saints. [...] Le directeur de la communauté est là, assis à sa table, bien à l’écart. Il mange
tranquillement et, de temps en temps, quand le lecteur fait une faute, il l’arrête et le rabroue avec des
termes du genre : « Affreux Nègre ! Veux-tu recommencer cette phrase6 ? »

Son parcours le conduit au collège classique à Yaoundé – futur lycée


Leclerc –, où il passe son baccalauréat en lettres classiques en 19517. Les
programmes sont les mêmes qu’en Métropole. Parallèlement à la vie de lycéen,
il mène des activités politiques dans l’Union des populations du Cameroun
(UPC), parti dirigé par Ruben Um Nyobè. À cette période, il perçoit sa
formation comme une promotion, au même titre que les autres étudiants, même
si elle l’a installé dans la dualité culturelle : ils sont occidentalisés et admiratifs
du « Blanc », sans toutefois avoir le courage d’assumer le mode de vie
correspondant. Contrairement à ses amis avec lesquels il s’entretient de ce
problème, Biyidi en prend conscience très tôt et s’engage sur la route de la
modernité pour l’Afrique selon sa perception, tandis que d’autres n’auraient pas
osé franchir le pas :
Quand on étudie le grec, le français, le latin et toutes ces cultures-là, non seulement on est coupé
matériellement des siens, mais en plus, il ne faut pas oublier que c’est ressenti par un jeune Noir
comme une promotion. Il y a donc un certain mépris chez lui pour ce qu’il n’a plus, qui ne lui sert plus
à rien dès lors qu’il a accédé à quelque chose de plus beau. Ce n’est que plus tard qu’on s’aperçoit que
ce dont on a été sevré était très beau aussi. On redécouvre la culture africaine, même si certains
compagnons trouvaient que les Blancs avaient connu l’épiphanie et qu’on n’avait plus rien à inventer8.

Cette dualité l’amène à s’offusquer de l’archaïsme des modes de vie en


Afrique. C’est ce qu’il fustige dans ses premiers romans, ainsi qu’il le
confirmera à Ambroise Kom dans son entretien lorsqu’il aborde la question de
l’élite africaine :
La plupart se laissent récupérer très vite par la facilité de la vie africaine. J’appelle ça tirer le pays
vers le bas. La grande masse nous tire vers le bas, c’est-à-dire vers la perpétuation des modes de vie,
des modes de pensée et des mentalités traditionnels alors que la démocratie, la prospérité économique
exigent qu’au contraire, nous soyons tirés vers le haut9.

Sa promotion se poursuit : il bénéficie d’une bourse de l’Assemblée


territoriale du Cameroun. Elle lui permet de se rendre en Métropole pour y
entamer des études supérieures. Plus tard, Mongo Beti témoignera du climat de
ce moment, libéral selon lui, entre 1950 et 1956. L’administration, semble-t-il,
prodiguait plus de bourses d’études :

354
[...] pour le départ en France, la règle était que tous ceux qui avaient le baccalauréat avaient droit à
une bourse. C’était même démagogique et c’est l’Assemblée Territoriale qui avait voté cette loi pour,
prétendait-on, éviter tout racisme. Le mot d’ordre à l’époque, soit environ entre 1950 et 1956, était
d’éviter le racisme, la discrimination. [...] C’est comme cela que moi j’ai eu la chance inouïe de partir.
Comment aurais-je pu faire mes études en France avec des origines extrêmement modestes10 ?

Alexandre Biyidi arrive en 1951 en Métropole, où des amis camerounais


l’accueillent. Il ne rencontre aucun problème d’hébergement, ni de souci
financier puisqu’il est pris en charge. Il s’inscrit à Aix-en-Provence à la faculté
des lettres. Il y étudie pendant trois ans, avant de changer d’université. Il monte à
Paris, parce que, dit-il, il voulait faire de la littérature : « Je leur ai expliqué
pourquoi je changeais d’université. Je voulais écrire, faire de la littérature, et il
n’y avait des éditeurs qu’à Paris. Les gens ont fait preuve de beaucoup de
compréhension. Et le ministère a donc transféré mon dossier d’Aix à Paris, sans
problème11 ».
À Paris, il se trouve au cœur du mouvement littéraire engagé par Présence
Africaine. Son arrivée dans le centre parisien lui permet d’étoffer son réseau
social et culturel dans le monde littéraire afro-antillais dominé par Senghor et
Césaire. Il se rapproche de Présence Africaine où il publie des comptes rendus
de livres, ainsi que sa nouvelle Sans haine et sans amour, qui met en scène la
violence coloniale britannique. Momoto, après avoir pris conscience de la
soumission de l’homme noir à l’échelle mondiale, se révolte et décide de s’en
prendre directement aux auxiliaires noirs de la colonisation : « S’il haïssait les
Blancs, il méprisait surtout leurs amis noirs qui, à ses yeux, étaient des lâches,
des traîtres, des gens en qui leurs ancêtres ne se reconnaîtraient pas, s’ils
revenaient à la vie12 ». Après beaucoup d’hésitation, il tue un chef, avant d’être à
son tour exécuté par la Home Guard. Et l’auteur d’achever par ces mots : « Le
lendemain, on pouvait entendre annoncer à la radio : “Dans la nuit d’hier...
hôpital... chef indigène a été achevé par jeune kikouyou secte Mau-Mau... Le
chef avait été blessé la veille par les mêmes Mau-Mau. Le jeune a été pris et
exécuté... sur place... sans haine, sans amour...”13 ». Avec cette première
nouvelle très concise, il met en scène la violence coloniale et se positionne dans
un axe différent de la position hégémonique de Senghor où la parenté occupe
une place importante.
À Paris, il s’inscrit à la Sorbonne en lettres classiques vers 1955. Étudiant
engagé, dans un climat très propice à l’anticolonialisme, Biyidi continue de

355
militer dans l’UPC jusqu’à l’assassinat de son leader Ruben Um Nyobè en 1958.
Il se fait membre de la Fédération des étudiants d’Afrique noire française
(FEANF), puis de l’UNEK qu’il quittera avec éclat. Cet engagement
institutionnel le rapproche de Senghor et de Césaire, alors députés d’outre-mer.
Il adhère aussi à l’injonction sartrienne. En même temps, il poursuit sa lecture
des écrivains afro-américains qui constituaient des références valorisées par La
Revue du monde noir, L’Étudiant noir puis Présence Africaine. S’il a déjà le
CAPES en 1959, un an plus tard, il rencontre sa future femme Odile Tobner,
avant d’obtenir un DES en lettres. Ayant acquis la nationalité française du fait de
l’Union française, il se présente à l’agrégation en 1966 et l’obtient. Il va
enseigner en Bretagne, puis en Normandie.


Littérature engagée et promotion d’un art social

La plupart des agents africains à Paris se connaissent entre eux, en raison de
leur petit nombre et de l’hégémonie culturelle de Présence Africaine dans le
microcosme afro-antillais. C’est le cas entre autres d’Alexandre Biyidi et de
Ferdinand Oyono. Ce dernier est né en 1929 au Cameroun. Après des études de
base au Cameroun, il est envoyé dans un lycée provincial en Métropole comme
Olympe Bhêly-Quenum. Le baccalauréat obtenu, il entame des études de droit à
Paris, avant d’entrer à l’École nationale d’administration (ENA). Grâce au
soutien de son ami Mongo Beti, jeune prétendant, il parvient à publier ses
premiers romans Le Vieux Nègre et la médaille (1956), Une vie de boy (1957) et
Chemin d’Europe (1960). Avec Mongo Beti, Oyono ramène le débat autour de la
littérature engagée, ce qui fait écho à une évolution temporelle avec les
premières indépendances nationales. Sa carrière d’écrivain prendra fin lorsqu’il
rejoindra, à l’indépendance, le gouvernement d’Ahidjo pour lequel il fera de la
diplomatie en Europe et en Afrique.
C’est donc Mongo Beti, l’un de ses amis et de ses concurrents directs, qui met
Oyono en relation avec l’éditeur Julliard. Ce dernier avait demandé à Beti, qui
avait refusé de signer avec Laffont, de trouver un autre écrivain africain. Oyono
put ainsi publier son premier roman, Le Vieux Nègre et la médaille, d’autant plus
que, selon Beti, il y avait une certaine facilité à publier un livre dans les années
cinquante pour un écrivain africain, en raison du climat libéral de l’après-

356
guerre14 et de l’attente d’une littérature politisée, à cause de l’expérience
historique de la colonisation :
Quand nous sommes arrivés, les Camara Laye, Oyono et moi, les gens s’attendaient à ce que nous
leur apprenions quelque chose. Camara Laye ne leur a rien appris parce que lui, ce n’était pas sérieux,
ce qu’il faisait. Mais les gens comme Oyono, c’est quand même assez social. Personne n’avait jamais
décrit cette situation-là15.

D’un point de vue littéraire, Oyono et Beti introduisent la figure du boy et


démystifient le missionnaire. Ils prennent le contre-pied de l’Afrique mythique
mise en œuvre par Senghor et prolongée par Camara Laye, que Beti ne cessera
de traquer. D’ailleurs, l’auteur de Ville cruelle attribue les causes de l’hégémonie
senghorienne dans les années cinquante à la politique de censure répercutée dans
le monde de l’édition où un filtrage se serait opéré après l’humiliation française
dans les guerres coloniales en Indochine et en Algérie16. C’est ainsi que la
négritude senghorienne aurait été favorisée :
À partir de là, les éditeurs se sont alignés sur la stratégie officielle de la politique française. Ils ont
commencé à faire de la censure, à trier. Si tu étais senghoriste, ça passait bien. Il y avait deux grandes
écoles : Senghor d’un côté et Frantz Fanon de l’autre. Les éditeurs avaient l’ordre de faire passer les
écrits senghoristes quasiment comme lettre à la poste. En revanche, tout ce qui était classé anti-français
était mis sous éteignoir17.

C’est ce contexte dominé par la politique de Foccart à la fin des années


cinquante qui aurait ouvert un boulevard aux productions littéraires telles celles
d’un Yambo Ouologuem avec Le Devoir de violence (1968). D’où la difficulté
que Beti éprouve à trouver un éditeur dans les années soixante-dix, jusqu’à sa
rencontre avec François Maspero. Celui-ci s’inscrit dans la lignée des agents qui
mesurent la nécessité de mettre fin aux empires coloniaux. Or, l’audience de ces
intellectuels ne se fonde pas sur une compétence reconnue en matière de fait
colonial, au contraire de ceux qui la possèdent ; leurs contradicteurs se font rares
en dehors de Jules Romains, alors grand défenseur de la colonisation française.
À droite, le groupe des jeunes romanciers appelés les « hussards » se montre très
hostile à Sartre et aux communistes. Raymond Aron, d’obédience libérale,
demeure l’un des seuls à proposer de renoncer aux colonies. En bref,
« [j]usqu’en 1955 toutefois, répétons-le, la décolonisation ne fut pas un enjeu de
la dispute intellectuelle entre les maîtres à penser du pays. Les guerres coloniales
dénoncées par les intellectuels progressistes, le furent moins que la guerre de
Corée, et le “colonialisme français” moins que “l’impérialisme américain”18 ».

357
Mongo Beti a fréquenté l’école française qui l’a certes éloigné de l’Afrique : il
en a été arraché très tôt sur le plan culturel. Ce déracinement précoce lui a
permis d’acquérir rapidement les instruments légitimes du centre (lecture et
écriture) et de comprendre parfaitement les mécanismes en œuvre dans la
domination coloniale, contre laquelle il a essayé de lutter en s’engageant comme
militant anticolonialiste à l’UPC. Mais, pour un prétendant, peu nombreuses sont
les voies pour accéder au monde littéraire au début des années cinquante. Il y a
d’un côté la position totale de Césaire (écrivain poète et anticolonialiste), remise
en cause par Fanon, de l’autre celle de Senghor (défenseur de la « négritude »,
écrivain poète et favorable à une certaine Eurafrique). L’espace des possibles est
d’autant plus réduit qu’il ne peut concurrencer directement Césaire sur son
terrain (l’expérience de la violence coloniale aux Antilles) ; il peut en revanche
viser directement l’option senghorienne dans la mesure où sa production a trait
explicitement à l’Afrique.
Concrètement, pour parvenir à la visibilité littéraire, Beti doit réaliser un
attentat symbolique contre Senghor s’il souhaite se hisser à cette position aux
côtés d’un Césaire, dont il partage l’orientation politique et littéraire puisqu’il
préconise une littérature engagée. En même temps, il ne peut se heurter
frontalement à l’hégémonie senghorienne sans risquer la marginalisation, voire
l’ostracisation du monde afro-antillais. Le roman devient chez Beti une modalité
de sa contestation de la domination senghorienne (centrée sur la poésie). Sa
démarcation est subtile et est d’abord générique : il utilise le roman contre
Senghor (sans passer par la poésie, alors que Glissant poursuit Césaire sur le
terrain poétique et ne s’en distingue par la pratique du roman qu’à partir
de 1958. Ainsi Glissant et Mongo Beti se singularisent-ils en pratiquant des
genres négligés par les deux nomothètes. C’est ce que Paul Aron appelle un
« dysfonctionnement générique19 ». Cette contestation est d’autant plus voilée
qu’elle ne s’adresse pas directement à Senghor, mais aux agents restés fidèles au
nomos senghorien qu’il appellera plus tard la « négritude de papa20 ». C’est ce
que l’étude des schèmes dans sa production permet de montrer, en insistant bien
sur la correspondance entre cette position anticolonialiste et moderniste et sa
production littéraire.
Beti préconise surtout une littérature engagée, qu’il qualifie de « sociale »
lorsqu’il parle d’Oyono. Il s’agit pour lui de fustiger l’emploi du « totémisme »
par exemple, c’est-à-dire d’une modalité de l’expérience de la parenté, tel que le
fait Senghor via l’usage du schème du chemin. Contrairement à Glissant qui ne

358
s’inscrit pas dans un rapport d’opposition ouverte à Césaire, mais dans une sorte
de discontinuité dans la continuité, Beti se confronte à Senghor autrement que
dans une « oblique continuation ».
Encouragé par Alioune Diop qui voit en lui un écrivain prometteur, Alexandre
Biyidi publie Ville cruelle sous le pseudonyme d’Eza Boto, trois ans après son
arrivée en Métropole. À ce moment, il est présenté comme un « jeune auteur »
qui n’a à son actif qu’une nouvelle parue dans Présence Africaine :
Eza Boto est un tout jeune auteur. Il n’a encore jamais rien écrit si ce n’est une nouvelle, « Sans
haine et sans amour », que « Présence Africaine » a publiée dans un numéro précédent, « Les Étudiants
noirs parlent ».
Originaire d’Afrique Noire Française, il a vingt-deux ans et poursuit ses études dans une Faculté de
Lettres21.

Il est membre de la rédaction de la revue Présence Africaine et c’est à la


maison d’édition éponyme que le « jeune auteur » encore étudiant en lettres
confie la publication de son manuscrit en 1954. Mais, Biyidi est mécontent car
de nombreuses incorrections sont restées, comme il le dira plus tard à Ambroise
Kom : « J’étais en conflit avec Présence Africaine. J’étais très mécontent de la
façon dont ils avaient publié Ville cruelle. La première édition était pleine de
fautes, pleine d’incorrections dont certaines étaient mon fait, mais dont la plupart
étaient le fait de la fabrication22 ». Il profitera de cette occasion pour changer
d’éditeur.
Le Pauvre Christ de Bomba paraît pour la première fois chez Laffont en 1956.
Ce changement d’éditeur s’explique par le fait que Mongo Beti voulait entrer
dans la sphère de grande production pour accroître son audience et s’affranchir
de la tutelle d’Alioune Diop. Pour ce faire, il renonce au contrat signé avec
Présence Africaine pour envoyer son manuscrit aux grands éditeurs, Le Seuil et
Grasset entre autres. La plupart d’entre eux le refusent à l’exception de Laffont
et Julliard :
[...] je voulais aller chez un grand éditeur. Les artistes sont toujours ingrats. À force de me dire que
j’étais un grand écrivain potentiel, le fondateur de la revue et des éditions Présence Africaine, Alioune
Diop, m’a donné l’idée d’aller chez un grand éditeur. Donc pour mon manuscrit suivant, Le Pauvre
Christ de Bomba, je l’ai envoyé à cinq éditeurs au moins23.

Laffont accepte le manuscrit du Pauvre Christ de Bomba. Ce changement


d’éditeur modifie aussi la « posture » de Biyidi qui devient un romancier
professionnel susceptible de concurrencer Camara Laye, alors que chez Présence

359
Africaine, l’auteur de Ville cruelle passait encore pour un jeune étudiant. Pour
rompre avec cette image, Biyidi opte également pour un autre pseudonyme :
Mongo Beti. Celui-ci lui permet de réinventer son identité auctoriale en tentant
de faire oublier son premier roman. C’est dans le cadre de ce changement de
« posture » qu’il publie Le Pauvre Christ de Bomba où domine l’expérience
familière du chemin qui précise ses rapports à l’Afrique comme c’est aussi le cas
dans son troisième roman, Mission terminée.
Mission terminée paraît aux éditions Corrêa en 1957, dans la foulée des deux
œuvres de son ami Oyono : Le Vieux Nègre et la médaille (1956) et Une vie de
boy (1957) dont le récit se déroule aussi en Afrique à l’ère coloniale. Beti y met
en œuvre le rapport à l’Afrique où domine la pratique hodologique : le chemin
demeure multiple et symbolise toujours l’expérience du savoir. Ces deux
expériences (chemin et savoir) sont unifiées et régulées par le schème du chemin
par l’intermédiaire duquel Beti critique l’usage du schème de la parenté comme
dans Le Roi miraculé. Chronique des Essazam paru un an plus tard chez Corrêa
en 1958. Ainsi il tourne définitivement le dos à Présence Africaine, ce qui
contribue à le marginaliser du réseau afro-antillais dont la revue d’Alioune Diop
constitue le point cardinal. Contrairement à ses espérances, Beti n’atteindra pas
un public plus large du fait qu’il arrive à un moment charnière où ce qui
constitue encore le sous-champ littéraire afro-antillais se scinde progressivement
en deux, l’habitus de l’écrivain afro-antillais se réajustant au nouvel horizon
amorcé par les indépendances naissantes, indépendances qui ont accéléré de
nouvelles formes d’engagement littéraire et politique. Beti, comme Glissant, s’il
semble synthétiser cette tension résultant de l’ordre temporel et symbolique,
tente de se positionner comme écrivain afro-antillais et comme écrivain africain
tout en percevant vaguement la mise en péril de cette configuration du sous-
champ littéraire afro-antillais à Paris. D’où sa critique plus explicite contre
Léopold Sédar Senghor via le malheureux Camara Laye, qui, pour Beti,
représente le paradigme afro-antillais, héritier de l’ordre littéraire ancien qui
serait en décalage avec la nouvelle orientation à l’horizon de ces indépendances.
Avec sa dernière publication d’avant les indépendances, l’auteur de Ville cruelle
épuise la représentation du rapport à l’Afrique telle qu’elle était énoncée dans le
sous-champ littéraire afro-antillais.


Le cheminement vers la modernité africaine : transmutation

360
bétienne

Beti affirme une prise de position qui apparaît dans le rapport à l’Afrique
décrit par ses quatre premiers romans, publiés entre 1954 et 1958. Le rapport à
l’Afrique y passe par l’expérience du chemin mais celle-ci diffère largement de
celle de Socé ou de Glissant, qui se fait de l’espace dominé à l’espace dominant,
de la colonie à la Métropole. Dans les productions littéraires de Beti, le
cheminement demeure interne à l’espace dominé.

Chemin, savoir et destination

L’expérience du chemin ouvre sur un savoir qui peut être lié à la violence
coloniale. En effet, les protagonistes effectuent le chemin de leur village vers
une ville africaine (Banda dans Ville cruelle) ou inversement (Medza dans
Mission terminée) ou encore vers un autre village (le R.P. S. Drumont et son boy
dans Le Pauvre Christ de Bomba).
Pour Banda, l’objectif de ce parcours est de quitter le village pour aller « se
débrouiller à la ville ». Avant ce grand voyage, il doit parcourir un chemin
intermédiaire et atteindre une destination première : se marier pour faire plaisir à
sa mère avant qu’elle meure24. Il fait alors le chemin de son village à la ville de
Tanga pour vendre du cacao aux commerçants grecs25. Mais à Tanga, Banda
apprend à ses dépens l’existence de la violence coloniale, lorsque les agents du
Contrôle lui refusent son cacao et l’autorisation de le vendre aux Grecs :
« Mauvais, ce cacao... très mauvais. Au feu26 !... » Banda proteste, puis les
gardes régionaux le malmènent27 et il se fait embarquer au commissariat. Là-bas,
il craint de se faire souffleter par le commissaire. S’il venait à se défendre, il
serait perdu et ne pourrait jamais plus revoir sa mère, ce « symbole de la
souffrance28 ». Cette expérience lui a donc ouvert les yeux sur la violence
présente à Tanga.
Le chemin que parcourt Banda à Tanga mène à un savoir concernant cette
ville et la cruauté qui y règne. Il essuie d’entrée de jeu un échec ou une grande
déception. De plus, d’autres comme lui partagent ce sentiment tout en attribuant
leur échec à leurs femmes29. Il s’agit d’un échec collectif, partagé par les
mécaniciens, qui en arrivent à la violence contre leur patron, contre-exemple de
leur échec. Il représente la réussite du commerçant, en l’occurrence, du « gros

361
Blanc ». Ce commerçant est surtout représenté par la figure du Grec, assimilé à
un voleur30, ou bien à un simple quidam du système colonial, comme le
chauffeur de bus Kritikos31, dans Mission terminée. Par le truchement de ce
dernier, le narrateur repense la relation à la colonisation française en y ajoutant
le caractère complexe des différentes figures qui la constituent, comme le vieux
Tonga de Ville cruelle. Ce dernier apprend à se méfier des « Blancs », parce
qu’ils incitent la jeunesse africaine à mépriser leurs familles et à courir après
l’argent, avant de rentrer parmi les siens mépriser à son tour les « Noirs ».
— Ce que nous vous disons, nous les vieilles gens, c’est seulement ceci : « Ne quittez pas la voie de
vos pères pour suivre les Blancs : ces gens-là ne cherchent qu’à vous tromper. Un Blanc, ça n’a jamais
souhaité que gagner beaucoup d’argent. Et quand il en a gagné beaucoup, il t’abandonne et reprend le
bateau pour retourner dans son pays, parmi les siens qu’il n’aura pas oubliés un instant, cependant
qu’il faisait oublier les tiens ou tout au moins les mépriser. Un Blanc, ça n’a pas d’ami et ça ne raconte
que des mensonges : ils s’en retournent conter dans leur pays que nous sommes des cannibales ; est-ce
que tu me vois, moi, ou ton grand-père, ou ton arrière-grand-père, tous ceux dont je t’ai si souvent
parlé, mangeant de l’homme ? Pouah !... Ne vous laissez plus attirer par les Blancs. Que vous
apportent-ils ? Rien. Que vous laissent-ils ? Rien, pas même un peu d’argent. Rien que le mépris pour
les vôtres, pour ceux qui vous ont donné le jour32... »

Même dans l’expression de ce savoir, l’expérience du chemin est évoquée.


Lorsque Tonga, le vieux du village, illustre son idée pour Banda, ce dernier
acquiesce un instant, tout en étant stupéfait par ces propos méfiants.
[...] il devait reconnaître que le vieux Tonga avait bien raison, du moins en partie. C’est vrai ça, un
Blanc n’a qu’un ami, l’argent. Un Blanc ne cherche qu’à gagner beaucoup d’argent, le plus d’argent
possible. Même les missionnaires quand ils te causent de Dieu, c’est juste pour que tu paies le denier
du culte, ils sont seulement plus malins. Ouais ! ça c’est vrai, un Blanc, quand ça veut se faire
beaucoup d’argent, il ne faut pas se mettre en travers sur son chemin, sinon il t’arrive ce qui est arrivé
à Koumé. Pauvre garçon !... Pauvre frère d’Odilia33 !...

La réflexion de Banda s’étend aussi à la figure du missionnaire représenté


dans Le Pauvre Christ de Bomba par le R.P.S. Drumont. Ce dernier et Denis,
son enfant de chœur et par ailleurs son boy – personnage tout aussi présent chez
Oyono – effectuent un voyage, de la mission de Bomba au pays des Tala, dont le
but est l’évangélisation de ce peuple. Leur parcours débouche aussi sur des
chemins intermédiaires qui sont principalement perçus à travers le point de vue
de Denis. La visite de la « fameuse tribu des Tala34 » repose sur l’idée que ceux-
ci se sont mal comportés et, pour les gagner à Jésus-Christ, selon l’enfant de
chœur, le R.P. S. Drumont a d’abord décidé de les isoler pendant trois années
pour les « punir35 ». En cours de route, ils rencontrent une série de problèmes

362
avec les habitants des villages qui, d’après eux, ne se montrent pas suffisamment
assidus dans la pratique religieuse. L’expérience du cheminement comporte
donc, comme dans d’autres expériences du même type, plusieurs étapes au cours
desquelles les deux protagonistes principaux auront acquis un certain type de
savoir qui est dans l’ensemble négatif. Il s’agit de l’indifférence généralisée à
l’égard du christianisme, exprimée par des comportements en contradiction avec
les principes édictés par l’Église – persistance de la polygamie, savoirs
ésotériques (Sanga Boto), concubinage, irrégularité dans l’acquittement du
denier du culte, filles-mères, etc. –, par une défiance à l’égard de la religion,
identifiée aux pratiques commerçantes, puisque liée à la construction d’une route
qui va conduire aux travaux forcés, etc. L’action du « R.P. S. » cautionne en
même temps l’action violente de l’administration coloniale (travaux forcés,
violence sociale, etc.). Au final le « R.P.S. » manque son objectif (échec de son
évangélisation qui le pousse à rentrer en Europe) et Denis est lui-même détourné
de la voie qu’il croyait devoir suivre : il fait sa première expérience sexuelle et
apprend l’existence de la violence coloniale (travaux forcés, etc.). Le schème du
chemin vient réguler et unifier ces multiples expériences, en ce sens qu’elles
deviennent les conditions de ses rapports à l’Afrique.
Si Banda finit par atteindre son premier objectif, à savoir trouver de l’argent et
épouser une femme qui plaise à sa mère, il échoue toutefois à atteindre le second
qui était d’aller vivre en ville, parce qu’après le mariage, le couple va habiter
dans la famille d’Odilia36. Le « R.P.S. » a échoué non seulement dans son action
chrétienne en direction des Tala, mais surtout à Bomba dans sa propre mission
où s’est développée la prostitution des femmes de la « sixa37 » qu’il a fondée.
Tout le monde s’est livré à des pratiques sexuelles avec ces femmes et la syphilis
s’est ainsi répandue. Or tous les employés de la mission venaient de la route,
zone réputée pour n’abriter que de « bons chrétiens » aux yeux de Drumont. Ce
dernier, comme Denis, apprend l’échec radical de la mission d’évangélisation
aussi bien dans cette zone dite chrétienne qu’au pays des Tala38.

Chemin et dérision de la parenté

La pratique hodologique, on l’a vu, conduit certes à un savoir comme le
narrateur de Mission terminée l’annonce dans l’introduction du premier chapitre
« [a]u cours duquel le lecteur apprendra le voyage tumultueux du héros,

363
prodrome inquiétant à ses vacances aventurières39 ». Ce voyage favorisé par un
« nommé Niam » l’amène à en effectuer un autre : une « expédition périlleuse
dans un pays inconnu sinon hostile40 ». À travers le « nommé Niam, personnage
peu recommandable », il se moque des « liens du sang » (famille) et déconstruit
progressivement l’Afrique mythique incarnée par la tradition et que louent
Senghor ou Laye. Pendant ce voyage de l’école vers son village natal, Medza,
qui vient d’échouer au bac, s’amuse de la manière dont son camarade de classe,
un dénommé Daniel, tourne en dérision41 le savoir enseigné à l’école. Il estime
que ses ancêtres n’étaient pas gaulois, mais bantous. En même temps, cette
ironie lui permet de désacraliser les ancêtres aussi bien que le savoir apporté par
l’école42.
Arrivé au village, son projet (réviser pour ses examens) est contrecarré par
une mission qu’il doit remplir (ramener l’épouse Niam) et qui lui semble
« louche ». Il s’agit du deuxième chemin qu’il se doit de parcourir, en vue d’un
autre objectif et de nouveaux savoirs. Le lycéen discute alors pour éviter de
remplir la mission que l’on exige de lui. Mais sa piètre sortie oratoire est
directement contrée par le patriarche Bikokolo, autre représentant de la tradition,
qui lui fait part du savoir issu de la mythologie bantoue43. À cela s’ajoute le fait
que Medza est également détenteur d’un savoir scolaire mis en évidence par le
patriarche du village pour le convaincre de remplir cette mission.
Et tu ne soupçonnes même pas ta puissance ! Ta voix du tonnerre, sais-tu ce que c’est ? Tes
diplômes, ton instruction, ta connaissance des choses des Blancs. Sais-tu ce que s’imaginent
sérieusement ces bushmen de l’arrière-pays ? Qu’il te suffirait d’adresser une lettre écrite en français,
de parler français au chef de la subdivision la plus proche, pour faire mettre en prison qui tu voudrais
ou pour lui faire obtenir n’importe quelle faveur... Voilà ce que s’imaginent ces péquenots chez
lesquels nous t’envoyons44...

Le narrateur finit par atteindre sa destination première en retrouvant l’épouse


Niam. Mais, au fil du récit, cette destination est devenue secondaire au profit
d’une autre sur laquelle a ouvert son expérience en pays kala, celle d’avoir défié
l’autorité de son père grâce à son voyage45. Grâce à l’expérience du chemin, le
narrateur acquiert un certain type de savoir issu de l’école coloniale (modernité)
qui l’amène à contester à la fois la tradition (la figure du chef, la polygamie, la
métaphysique bantoue, etc.), en la tournant en dérision parfois, et la violence
coloniale. Le schème du chemin, équilibré par celui de la parenté, permet
d’effectuer un cheminement de la pensée vers une critique de la parenté
précisément, correspondant dans l’esprit de l’auteur au « colonialisme littéraire »

364
(Senghor et Laye). Ce cheminement, de son village natal à Kala, d’un savoir
scolaire et colonial vers un savoir traditionnel, débouche effectivement sur une
lecture critique des deux types de savoirs :
De cette confrontation de deux civilisations, il ressort une lecture critique de leurs tares respectives :
d’une part, le pouvoir de dépersonnalisation de l’institution scolaire, porte d’accès à la modernité, et,
d’autre part, l’institution de l’abjecte gérontocratie, assise de la tradition africaine46.

Mais ce savoir résulte de l’expérience du chemin qui est unifiée et régulée par
le schème du chemin, en ce sens que le cheminement devient la condition de
cette expérience. Dès lors, on ne peut réduire l’origine de ce savoir à une simple
confrontation entre deux civilisations, là où nous voyons l’œuvre du schème
régulateur. Cette critique aboutira toutefois dans le dernier roman de Mongo Beti
des années cinquante, Le Roi miraculé, où le schème de la parenté fait l’objet
d’une critique féroce, à travers la figure du vieux. L’attitude des vieillards est
récusée par Banda qui voit en eux des « amateurs de palabres et de censure47 ».
Pour ce faire, il mobilise le sens critique acquis à l’école contre ces vieillards et
le premier d’entre eux, Tonga :
Oh ! ça m’aura servi tout de même d’avoir été à l’école : j’y aurai appris, au moins, à ne pas me
laisser tromper par des vieillards. Certainement, aucun d’eux ne me veut du bien, j’en suis sûr. Ils
n’aiment pas les gens qui remuent et surtout si ces derniers s’avisent de ne pas en toute chose faire
comme eux. Ce qui leur plairait c’est que l’on dorme quand ils dorment, qu’on pleure quand ils
pleurent, qu’on rie avec eux, qu’on reste chez soi quand ils ne sortent pas, qu’on mène leur existence
misérable d’amateurs de palabres et de censure. Veut-on se rendre ne fût-ce qu’à Tanga ? Qu’on
demande néanmoins leur autorisation, et leur bénédiction et qu’on écoute complaisamment leurs
conseils aussi interminables qu’inutiles et stupides48.

Cette critique s’effectue par le truchement de l’expérience du chemin qui


aboutit à un savoir (celui qui a été acquis à l’école moderne), lui-même en
conflit ouvert avec l’expérience des anciens, précisément parce que le
protagoniste a acquis sa propre expérience. C’est ainsi que Banda préconise une
démystification des vieillards (« un père », « un oncle », etc.) qui, au bout du
compte, ne sont que des hommes49. Pendant que Medza parcourt le chemin de
Vimili à son village, il songe aux problèmes relationnels entre son cousin et sa
femme Niam. Celle-ci l’aurait trompé avant de retourner auprès de sa famille à
Kala. Mais, ironise Medza à propos de la tradition, en Afrique, l’adultère n’est
pas grave s’il y a un degré de proximité dans la tribu. L’épouse Niam n’a pas eu
d’enfant, ce qui lui a valu l’anathème de la mère de Medza, conformément à la
tradition bantoue.

365
Ce savoir lié aux ancêtres (« la métaphysique de nos pères bantous)50 », qui
renvoie donc à l’expérience de la parenté, est tourné en dérision par le jeune
Medza au cours de son cheminement. Cette critique de la tradition souligne
également le décalage entre Medza, pur produit de l’école coloniale, et l’Africain
« resté rivé à ses traditions51 » (la polygamie de son chef du village, ainsi que son
caractère despotique, qui l’amène à menacer ses administrés si ceux-ci ne
l’aident pas à doter sa nouvelle femme)52. Medza introduit ensuite une
explication contextuelle pour éclairer les « brimades administratives » qui
entrent en contradiction avec la réalité coloniale perçue en Métropole.
Oui, je sais ce que vous vous demandez : comment, depuis la révolution que fut la Constitution
d’octobre 1946, un chef pouvait-il encore menacer les citoyens de brimades administratives ? C’est ce
que vous vous demandez, n’est-ce pas ? et vous ne vous demandez que parce que vous êtes des gens de
la ville, de même que moi, qui me suis posé ces questions.
Mais je vais vous expliquer. [...]
En réalité, les menaces du chef se passaient aisément de tout rapprochement avec le bluff : les chefs,
aidés et conseillés par leurs supérieurs hiérarchiques, à savoir les administrateurs coloniaux, avaient
mis au point un système nouveau d’oppression, apparemment conforme à la légalité et qui leur
permettait, suivant un mécanisme routinier mais d’une précision désarmante, de tenir les populations
bien en main, et même, s’ils le voulaient, de les mettre en coupe parfaitement réglée. Par exemple,
toute une réglementation avait cours dans les circonscriptions de l’arrière-pays, qui tout en posant la
suppression des travaux forcés comme un principe de base, n’en contenait pas moins une disposition à
peine lisible suivant laquelle l’autorité était habilitée à réquisitionner les populations en cas de danger
public. La notion de danger public est déjà en soi sujette à contestation, à plus forte raison si
l’interprétation en est laissée au pouvoir discrétionnaire de l’administration coloniale53.

Mais à ces « vieux », en l’occurrence le chef, s’oppose la jeunesse, « cet âge


sans pitié », groupe indiscipliné qui sert d’épouvantail au chef. C’est encore cette
figure du chef qui est fustigée dans la Chronique des Essazam « tribu très fruste
éloignée de la modernité54 » qui se caractérise surtout par la caducité de ses
mœurs. Son représentant le plus pathétique serait le chef Essomba Mendouga,
« héritier d’un personnage légendaire, chef de la tribu du temps des
Allemands55 », qui est assimilé à un dictateur local bouffi d’orgueil. À cette
figure du chef, s’ajoute la descendance colérique des Ébibot56, l’importance
exagérée des aînés, la caducité de la coutume (ordalie, polygamie...), etc. Est
aussi mise en scène la domination coloniale à travers la figure de l’écolier (Kris)
et du missionnaire (Le Guen). Tout cela tend à prendre le contre-pied du mythe
de l’Afrique unitaire et idéale des ancêtres au profit d’une Afrique plus
complexe dans laquelle la parenté ne serait plus idéalisée.

366
La lecture de l’ensemble de ces romans nous montre que l’expérience du
chemin y est dominante, sauf dans Le Roi miraculé. Elle reste interne à l’espace
dominé, en l’occurrence l’Afrique, tandis que, chez Glissant, elle touche le
rapport entre l’espace dominé et l’espace dominant. On a vu que l’expérience du
chemin concernait, chez Mongo Beti, l’Afrique et plus précisément le rapport
entre le village et la ville – Ville cruelle, Mission terminée – ou entre un village
et un autre village – Pauvre Christ de Bomba. Les parcours ouvrent
systématiquement à un savoir critique sur la violence coloniale : incarnée par la
figure du commerçant grec, les autorités coloniales (l’administrateur colonial, les
agents régionaux...), les missionnaires (par exemple, Drumont et Le Guen...) et
l’école ; ces parcours donnent à voir la parenté dans Le Roi miraculé : figure du
chef de village comparée à un dictateur local, caducité de la tradition, dérision
du savoir traditionnel (métaphysique bantoue), etc.
Ce savoir permet d’interroger le rapport à la société africaine, ainsi qu’à la
société coloniale, sans toutefois les renvoyer dos à dos, car à travers le chemin,
Beti plaide pour une modernité littéraire africaine, éloignée du nomos senghorien
attaché au culte des ancêtres. Cette modernité consisterait à introduire une
critique sociale dans la production littéraire afro-antillaise en prenant le contre-
pied de l’Afrique édénique senghorienne grâce au schème du chemin. Dans la
démarche de Beti, l’usage de ce schème est différent de ce qu’en faisaient les
agents littéraires précédents. C’est par son intermédiaire qu’il va s’attaquer au
nomothète Senghor dont il essaie de se démarquer.


Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (5) : pratique
hodologique, savoir et parenté

Comme pour Glissant, le microcosme afro-antillais est dominé par Senghor
qui a imposé un nouveau nomos littéraire formulé comme suit : est écrivain afro-
antillais tout agent qui, dans sa production littéraire, évoque le rapport à
l’Afrique mythifiée (les Ancêtres, les figures nommées, etc.). C’est cela que
Senghor nomme la négritude. C’est particulièrement transparent dans la
présentation qu’il donne des écrivains de l’Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache, tous annexés à son nomos. Le jeune Eza Boto, ou Mongo
Beti, compte tenu de son expérience particulière – il vient d’un milieu paysan et

367
modeste, pourfendeur de la colonisation française, tandis que Senghor vient d’un
milieu commerçant par son père qui négociait avec des entreprises françaises et
bénéficiait du régime colonial –, et de la structure objective – la domination de
Senghor dans le microcosme afro-antillais –, incarne la jeune génération
d’écrivains afro-antillais : il est encore étudiant et a à peine vingt ans, tandis que
Senghor est un homme d’une quarantaine d’années, formé dans les années trente
et par ailleurs bien inséré dans l’establishment politique métropolitain.
Pour émerger sans rejeter l’idée abstraite de « négritude » qui constitue
l’espace des possibles pour les prises de position des écrivains afro-antillais, Beti
peut soit opérer une critique de Senghor soit lui demeurer fidèle en se plaçant
sous sa protection. En ce dernier cas, l’existence littéraire est assurée, mais liée à
Senghor aussi longtemps que le prétendant ne sera pas au sommet. Avec le
vieillissement littéraire, l’auteur inféodé risque de disparaître au profit de
Senghor.
Mongo Beti entreprend une critique de Senghor, sans pour autant l’attaquer ad
hominem. Il fustige l’utilisation du schème de la parenté tel que Senghor en use.
Or remettre en cause Senghor, c’est risquer la relégation hors du monde afro-
antillais dont il est l’un des principaux agents littéraires. Dès lors, le problème
auquel Beti est confronté est le suivant : comment bénéficier du prestige de la
négritude sans y être inféodé, alors qu’il ne partage point nécessairement
l’orientation politique et littéraire senghorienne étant donné ses engagements
politiques ? L’auteur du Pauvre Christ de Bomba reprend le schème de la
parenté utilisé par le nomothète Senghor en le détournant de son objectif
principal, à savoir créer une Afrique mythique. Comme Glissant le fait en
ajoutant au schème de la violence celui du chemin, Beti ajoute le chemin à la
parenté. Mais il procède à un renversement de la hiérarchie par une
amplification du chemin qui relègue la parenté au second plan pour mieux
critiquer l’usage de ce schème.
L’expérience du chemin permet effectivement aux personnages d’opérer un
cheminement de la pensée qui remet en cause justement l’expérience des
ancêtres, ainsi que celle de la colonisation, comme nous l’avons vu plus haut
dans notre lecture. Cette critique de la parenté met Beti dans une position
littéraire subversive au sein du monde littéraire afro-antillais, en ce qu’il
s’attaque d’abord à l’un des agents les plus légitimes (Senghor) en usant de l’art
romanesque, alors que Senghor pratique la poésie et l’essai (dysfonctionnement
générique). Opter pour le roman, c’est éviter la concurrence senghorienne par

368
une critique externe, et donc éviter de retarder sa propre visibilité littéraire. On
peut ajouter également que le roman semble plus pertinent à Beti dans la mesure
où ce genre ne connaît pas encore de grande figure dominante afro-antillaise, à
l’exception d’un René Maran dont le nomos s’est complètement routinisé et l’a
placé hors-circuit dans les années cinquante. De plus, grâce au roman, Beti peut
introduire un langage d’écolier (tous ses narrateurs sont de jeunes écoliers) pour
manifester cette expérience du savoir contre le langage classique d’un Senghor
notamment.
Autrement dit, la pratique hodologique permet à Mongo Beti d’attaquer la
pratique littéraire senghorienne. Pour ce faire, ses personnages, munis d’un
certain type de savoir, remettent en cause l’expérience de la tradition, et s’en
moquent, comme il se moque ouvertement de la domination coloniale (il garde
ainsi une proximité avec Césaire) à propos de laquelle Senghor reste prudent.
Pour Beti, le représentant de la tendance senghorienne semble être Camara Laye
qui devient sa cible privilégiée, d’autant plus que l’auteur de L’Enfant noir
connaît un succès manifeste et est soutenu par Senghor.

Le cheminement contre l’Afrique mythifiée

Le parcours de Laye Camara (1928-1980) se situe entre celui de Sembene
Ousmane et de David Diop. Il naît à Kouroussa en Guinée. Comme Sadji au
Sénégal, il rejoint l’école coranique avant d’intégrer l’école française à
Kouroussa. Après l’École technique Georges Poiret à Conakry, il arrive en
Métropole en 1947, l’année du lancement de Présence Africaine. Il y étudie pour
obtenir un certificat du Centre-École d’automobile. Ces premières études
réussies, comme Malonga au Congo ou Sembène Ousmane au Sénégal et en
Métropole, il entreprend divers métiers : travaux d’assemblage automobile,
ouvrier dans le transport public parisien, etc., et continue à étudier au
Conservatoire national des arts et métiers, puis au collège technique de
construction aéronautique et automobile. Mais il ne parviendra pas à obtenir le
diplôme d’ingénieur. Cet échec le jette dans le désarroi et le pousse en quelque
sorte à s’adonner à l’écriture, bien qu’il soit peu doté culturellement,
comparativement aux deux nomothètes et à leurs infidèles Glissant et Beti. Il
parvient à faire éditer son premier roman, L’Enfant noir qui demeure fidèle au
nomos senghorien.

369
Pour sa carrière d’écrivain, il inverse l’ordre de ses nom et prénom (Laye
Camara => Camara Laye). C’est sous cette désignation qu’il reçoit le prix
Charles Veillon pour L’Enfant noir (1953) qui connaît un succès important, mais
lui vaut l’hostilité d’un jeune étudiant, Alexandre Biyidi. Laye publie l’année
suivante Le Regard du roi (1954), avant de repartir en 1956 au Dahomey, puis
au Ghana et enfin dans sa Guinée natale en 1958. Sékou Touré qui vient de dire
non au référendum de de Gaulle pour le changement constitutionnel et
l’intégration dans la Communauté française, le nomme ambassadeur au Ghana.
De retour en Guinée, il occupe plusieurs postes ministériels, jusqu’à ce que ses
vues politiques divergent de celles de Sékou Touré, qui le pousse à l’exil au
Sénégal en 1963, chez son ami Senghor devenu président de la jeune
République.
En bref, Camara Laye est arrivé en Métropole faiblement doté du point de vue
du capital culturel et social, mais il a pu combler cette lacune en travaillant au
ministère des Colonies – ce qui le discrédite aux yeux de Mongo Beti. Candidat
à la consécration littéraire, il opte pour la stratégie senghorienne qui privilégie
aussi la dissimilation à travers la valorisation, notamment de l’Afrique mythique.
C’est ce que Laye fait d’abord dans L’Enfant noir, puis dans Le Regard du roi.
Cette stratégie se révèle rentable pour Camara Laye, parce que Senghor lui-
même le défend contre les attaques répétées d’Alexandre Biyidi dans Présence
Africaine.
Camara Laye qui, à la base, n’a pas la formation littéraire de Mongo Beti, est
toutefois un concurrent de celui-ci. Il en est à sa deuxième production littéraire
avec Le Regard du roi57. Cet ouvrage met l’accent sur le chemin, dans la lignée
de Mirages de Paris d’Ousmane Socé, sans traiter de l’assimilation ou du
métissage culturel en tant que tels, à l’instar de Socé ou de Sadji. Comme chez
Eza Boto, le chemin est interne à l’Afrique.
Moins polémique que ceux de ses prédécesseurs, le propos de Laye a trait à
l’immersion culturelle d’un homme blanc, Clarence, dans l’Afrique
traditionnelle. Clarence parcourt le chemin qui le mène d’Adramé à Aziana.
Entre Adramé et Aziana, Clarence et ses amis suivent de nombreux parcours
avant d’arriver à leur destination qui est la rencontre avec le roi. C’est dans le
cadre de ce cheminement vers le Sud que se manifeste le rapport à l’Afrique.
Clarence acquiert des connaissances. Notamment, après s’être évadé du tribunal
où il avait été jugé pour vol et contraint de devoir céder ses vêtements au
plaignant, il demande au mendiant pourquoi il n’a pas quémandé sa grâce et

370
pourquoi il l’a ainsi obligé à fuir, alors qu’il est innocent. Le mendiant lui
apprend qu’un droit ne se quémande pas58.
Il s’établit imperceptiblement une relation de subordination intellectuelle entre
le mendiant et Clarence : finalement, c’est Clarence le « Blanc » qui apprend du
mendiant, le « Noir ». On retrouve cette situation au moment où Clarence et ses
compagnons de voyage se perdent dans la forêt. Éreinté par la marche et le
manque de sommeil, Clarence s’interroge pour savoir s’il ne tourne pas en rond
depuis des jours et surtout si cet état ne procède pas d’une machination du
mendiant59. Après avoir fait plusieurs fois le même « trajet » sans arriver à
destination, il souhaite ardemment se reposer. Il interroge alors le mendiant,
sorte d’initiateur dans ce cheminement vers le Sud. Il souhaite savoir si, pour
accéder au roi, il faut errer longtemps.
Mais peut-être est-ce là justement une faveur qui ne s’obtient pas en dormant. Peut-être est-ce une
faveur qu’on obtient qu’après avoir erré longtemps dans la forêt. Et peut-être même n’est-ce pas
absolument une faveur, puisqu’il faut la payer.
— Serait-il vrai qu’une faveur s’achète ? dit Clarence au mendiant.
— Quelle question me posez-vous là ! M’avez-vous jamais vu rien obtenir sans quémander ?
Chaque homme reçoit selon ses mérites.
« Eh bien, peut-être suis-je sans mérites, pense Clarence. Mais quand ce cycle infernal sera
interrompu60... »

C’est toujours vers le mendiant que se tourne Clarence pour comprendre sa


situation d’errance. C’est encore au mendiant qu’il fait part de sa déception à
propos du Sud. Quand il était dans le Nord, il rêvait du Sud, de sa faune et de sa
flore luxuriante, mais il en est autrement. La discussion se déplace ensuite vers
les deux garçons qui les accompagnent. Le mendiant en souligne l’effronterie
qui, selon lui, ferait partie de leur apprentissage, ce qui met l’accent sur
l’expérience du cheminement comme dans les exemples précités61.
Le chemin parcouru par ces protagonistes ouvre bien à un savoir, à un
questionnement qui se fait dans un sens : Clarence peut bénéficier de
l’expérience du mendiant pour acquérir des connaissances sur le milieu et les
mœurs de cette contrée, ainsi que sur la vie en général, ce qui l’inscrit bien dans
l’immanence. Il s’agit d’une sorte d’apprentissage de Clarence. Mais cet
apprentissage suppose des erreurs et des corrections. Le mendiant corrige et
nuance certains propos de Clarence, surtout quand ce dernier ricane des propos
de son compagnon.

371
— Et à supposer que c’en fût une [que l’effronterie est une branche de l’enseignement], achève-t-il,
il n’est peut-être pas indispensable de la juger recommandable, ou de s’imaginer qu’elle puisse servir
plus qu’elle ne dessert.
— Voilà bien votre façon de parler ! dit le mendiant en haussant les épaules. Vous parlez avec la
précipitation et la légèreté des blancs. Comme vos pareils, vous êtes incorrigible. Mais, sachez-le, les
deux garçons ne seront jamais assez effrontés. Je vous en donne la raison : ils se sont mis en tête
d’entrer dans l’ordre des pages-danseurs du roi62.

Les premiers savoirs acquis en Afrique lui sont donc inculqués par un
mendiant. Clarence voudrait tant connaître le mystère de ce dernier et la raison
pour laquelle ils tournent en rond dans la forêt. En bref, il n’arrive pas à
destination : « Mais c’est un mystère très difficile à saisir. Chaque fois que
Clarence est sur le point de le voir s’éclaircir, le sommeil replonge tout dans la
nuit. Pourtant Clarence n’est jamais si près de comprendre qu’au moment où il
s’endort63 ». La situation finit par se débloquer, car les quatre personnages
atteignent une destination intermédiaire, le village d’Aziana, village natal des
deux jeunes garçons effrontés.
En ce village, Clarence acquiert de nouvelles connaissances après que le
mendiant l’a quitté et a été vendu au notable du coin. Son nouveau compagnon,
Samba Baloum, lui donne une femme, Akissi, pour s’occuper de lui.
Progressivement, il s’acclimate à la vie du village et accède à certaines
connaissances : il apprend que Samba Baloum a voulu le piéger en espionnant le
procès du maître de cérémonie que Samba Baloum a réussi à faire juger.
Le maître de cérémonies parlait d’une voix de tonnerre.
— Je n’ai rien dévoilé que l’homme blanc ne sût déjà, criait-il.
[...] Baloum était assis derrière le maître des cérémonies.
— J’affirme que l’homme blanc n’avait aucun soupçon, cria Samba Baloum. Mais je ne réponds pas
de ce qu’il pense actuellement.
— L’homme blanc n’est pas un sot, se reprit à vociférer le maître des cérémonies. Il fait
parfaitement la différence entre Akissi et les femmes du sérail qui lui rendent visite pendant la nuit.
D’ailleurs il suffit d’observer son attitude embarrassée à l’issue de ces visites64.

Plusieurs femmes étaient donc censées rendre visite à Clarence et partager sa


couche. Ce dernier découvre finalement la présence de métis dans la cour de
justice, mais n’établit pas de lien entre eux et lui. Samba Baloum lui donne alors
une tout autre explication pour ne pas éveiller ses soupçons.
— D’où viennent ces petits sang-mêlé ? demanda Clarence.
— Ce ne sont pas des sang-mêlé, dit Samba Baloum.
— Alors pourquoi sont-ils café-au-lait ?

372
— Beaucoup sont café-au-lait quand ils naissent, dit Samba Baloum. Ils foncent par la suite.
— Tu veux dire qu’ils deviennent noirs comme toi ?
— Tout juste ! Viens maintenant, car il y a plus d’une minute que tu regardes.
— Je regarde seulement les petits sang-mêlé, dit Clarence.
— Mais je t’ai dit que ce ne sont pas des sang-mêlé ! Allons, viens. Ne reste pas planté là.
— À quel âge noircissent-ils ?
— Le soleil les noircit. Mais à présent, viens. Je ne peux pas te laisser ici plus longtemps65.

Il n’apprendra que le jour de la venue du roi, par le maître de cérémonie, qu’il


a engrossé tout le sérail. De plus, il n’a rien fait pour mériter de voir le roi, selon
le maître de cérémonie qui lui dresse alors un bilan négatif de son séjour à
Aziana en ces termes :
Je vais te dire une bonne fois ce que j’ai à te dire, dussé-je y laisser mon derrière. Je vais te le dire,
que cela te plaise ou ne te plaise pas ; je vais dresser le bilan de ton attente et le bilan de ta conduite...
Ton attente, c’était des bavardages sans fin avec Pierre ou Paul ; c’était des beuveries à n’en plus finir
et le chapardage du vin du naba ; c’était les escapades avec les deux polissons et les paresseuses
stations à la forge ; c’était le tissage, de loin en loin, d’une malheureuse serviette-éponge et la jarre-
douche à la vue des passants ; c’était... Mais que n’était-ce pas, cette prétendue attente ?... C’était le
moulin ; c’était ta case, qui est comme un moulin ouvert à tout venant ; et c’était l’inavouable farine de
ce moulin ; c’était, la nuit, la sale promenade de deux limaces66 !

Ce bilan négatif de la présence de Clarence à Aziana revient à dire qu’il a


manqué sa destination car il se serait consumé dans les loisirs. Il ne peut dès lors
mériter une audience avec le roi. Le voyage dans ce Sud fait perdre à Clarence sa
stabilité ; il se met à déprimer et même à renoncer à rencontrer le roi, se pensant
« impur ». C’est ce regret qui finalement le fait accéder au roi. Celui-ci croise
son regard, précisément parce qu’il regrette son action et se sent impur. Ainsi,
Clarence atteint son but au moment-même où il a décidé d’y renoncer67.
Comme chez Socé, Damas et plus tard Beti, l’expérience du chemin domine
ce deuxième roman de Camara Laye. Ce dernier use de cette expérience, comme
les autres, pour traiter de celle du savoir, à la différence près que, chez lui, le
Blanc est mis en minorité dans ses connaissances car il est confronté à des
Africains aux connaissances nombreuses (le mendiant, Samba Baloum, Dioki la
sorcière, etc.). Ils le font accéder à un certain type de savoir en Afrique (mœurs,
etc.) et lui permettent d’atteindre son objectif. Contrairement à Mongo Beti,
Laye fait disparaître l’expérience de la violence coloniale et des colons au profit
d’une réflexion sur le savoir entre Blanc et Noir qui doit passer par un
cheminement précis, c’est-à-dire une ouverture sur les connaissances d’Afrique,
ce qui est moins polémique. De plus, Laye, par sa plume, ne raille pas la parenté

373
comme Beti le fera, parce que, dans le rapport Blanc/Noir, le premier apprend du
second, ce qui aux yeux de Beti les met dans un rapport d’égalité factice
précisément parce que Laye gomme le savoir sur la violence coloniale que devait
lui révéler l’expérience du chemin. Ce renversement nécessite alors une
valorisation de l’Afrique ainsi que de sa tradition pour valider ce schéma
prolongé de la littérature coloniale68 ; tandis que tourner en dérision la parenté
invaliderait la démarche du Blanc en immersion dans les cultures dites
africaines.

Dans la ligne de mire : L’Enfant noir et Le Regard du roi

La pratique romanesque de Mongo Beti se situe cependant aux antipodes de
celle de Camara Laye qu’il qualifie « d’écrivain médiocre » : il lui reproche sa
compromission avec le pouvoir colonial (car l’auteur de L’Enfant noir dédie son
deuxième roman à un administrateur colonial), et lui reproche de pratiquer un art
conformiste et peu « réaliste », comme il le dit dans une note de lecture au sujet
de L’Enfant noir. Beti « l’attendait donc au tournant », comme il l’écrit lui-
même tout en lui laissant une chance de se rattraper : « Le bon sens Africain qui
réprouve – aussi ! – l’improbité intellectuelle commande à Camara Laye de se
racheter. L’épreuve sera facile pour lui qui est si manifestement doué. Nous
l’attendons au tournant, c’est-à-dire à son deuxième livre69 ».
Comme annoncé dans sa première recension, Le Regard du roi fait l’objet
d’un compte rendu très sévère, rédigé à nouveau par un certain A. B. dont on
peut supposer qu’il s’agit d’Alexandre Biyidi (Mongo Beti) qui l’« attendait au
tournant ». Celui-ci lui adresse deux griefs : d’abord, Camara Laye a dédicacé
son ouvrage à un administrateur colonial, ce qui marquerait une certaine
complaisance avec la colonisation rejetée par Biyidi :
Ce second roman de Camara Laye [...] s’ouvre sur une pompeuse dédicace au haut-commissaire de
la République en A.O.F. : « En témoignage de respectueuse amitié ». Certains écrivains ont de ces
audaces !... Supposez un écrivain français dédiant son livre à un grand administrateur [...] ! Oh ! ne
cherchons pas une mauvaise querelle à Camara Laye70 !

Le ton ironique de Biyidi (« ne cherchons pas une mauvaise querelle à


Camara Laye ! ») semble inscrire d’emblée son propos dans la polémique. Il
reproche à l’auteur de L’Enfant noir l’invraisemblance de son récit : selon lui, on
y voit un Blanc tombé en Afrique par miracle, mais qui ne représente pas la

374
réalité des rapports Blanc/Noir en Afrique. On voit que, par ce reproche, Biyidi
introduit d’entrée de jeu la question du rapport à l’Afrique, enjeu majeur de cette
lutte pour la légitimité de l’écriture fictionnelle sur l’Afrique. Il aborde la
question du réalisme en littérature, notamment dans la discussion relative au
héros Clarence.
À vrai dire, c’est un Blanc extraordinaire ; car, contrairement à l’absolue totalité de ses pareils qui
vont en Afrique, et qui jamais ne s’y sentent dépaysés pour la très simple raison qu’ils transportent
toujours leurs univers avec eux, Clarence, lui, est pris de court, ce qui signifie, vous l’avez deviné,
qu’il vient à manquer d’argent. [...] Idée saugrenue parce qu’en général les Blancs qui sont en Afrique
et dont votre serviteur connaît un certain nombre, disposent d’autres moyens d’acquérir des millions71.

On le devine également, la critique de la dédicace de Laye permet de donner


le ton et dévoile la stratégie d’attaque de Biyidi. Laye lui donne l’occasion
d’attaquer la pratique littéraire senghorienne, en l’occurrence le rapport à
l’Afrique, indéniablement invraisemblable tel que Laye l’a traité. Le récit de
Laye donne à voir un « Blanc » pauvre et « pur » en Afrique. En outre, Biyidi
reproche à Laye de verser dans un mélange de genres étrange et surtout sans
épaisseur :
Une histoire à dormir debout, comme dirait l’autre. Sérail, serpents, sorciers, eunuques, mendiants,
naba, roitelet nègre, bracelets d’or massif, femmes-poissons, croupes exubérantes, seins généreux,
sang-mêlé, café-au-lait, fêtes au village, vin de palme, rien n’y manque. Mais tout est gratuit. Pourquoi
ceci plutôt qu’autre chose ? Engagé dans une telle voie, n’importe qui peut écrire n’importe quoi à
n’importe quel moment pour n’importe quelle raison72.

Pour Biyidi, Laye n’avait pas bien traité du rapport à l’Afrique dans son
précédent roman, L’Enfant noir, parce que le Blanc y était absent. Mais il se
corrige mal, car le Blanc qu’il propose demeure inconsistant et ne correspond
nullement à un quelconque Blanc existant.
« L’enfant Noir » voulait nous faire croire à une Afrique idyllique, mais qui n’était
qu’invraisemblable, parce que le Blanc n’y figurait point. Dans « Le Regard du roi », le Blanc est là, il
s’appelle Clarence, mais il est en carton. Il est naïf, docile, patient, curieux des êtres : autant dire que
jamais l’on ne vit son frère en terre d’Afrique. Impossible d’y croire73.

En revanche, précise Biyidi, à supposer même qu’il eût voulu traiter d’un
symbole plus que d’une réalité vraisemblable, Camara Laye a cependant échoué
dans son projet, si projet il y avait. L’auteur de cette critique regrette en outre,
malgré les erreurs nombreuses de l’auteur du Regard du Roi, que l’on trouve
encore des gens pour le classer dans la « littérature noire ». S’il plaît tant, c’est

375
qu’il doit rassurer, dit-il, en s’inspirant d’une réflexion de Jean-Paul Sartre qui
fait alors autorité dans Présence Africaine, en ce qu’il incarne le nomos de
l’engagement en littérature.
Si C. Laye plaît si aisément, c’est donc qu’il rassure ; partant, c’est que rien de ce qu’il apporte n’est
vraiment neuf : c’est donc qu’il est à ranger dans la catégorie de ces clercs dociles et ambigus dont
nous parlions plus haut et qu’il n’est point le premier de ces intransigeants qui auront peut-être assez
de tempérament et de talent pour s’imposer en dépit de la coalition des conditions contraires74.

Ces propos peu laudatifs à l’égard de Camara Laye dévoilent l’animosité


personnelle de Biyidi envers cet auteur dont le succès lui paraît suspect car
complaisant à l’endroit du pouvoir colonial. Alexandre Biyidi alias Mongo Beti
trouve l’occasion d’affirmer une conception différente des lettres afro-antillaises
dont l’un des enjeux75, rappelons-nous, est le rapport à l’Afrique. Afin de mieux
rendre compte de ce rapport, il préconise une sorte de réalisme littéraire, ainsi
qu’un travail de l’écriture, choses qui selon ses vues seraient absentes chez
Camara Laye. Ce réalisme impliquerait une sorte d’engagement de l’écrivain
dans les débats politiques du moment, en fonction du nomos de l’engagement
promu par Sartre. Mais, plus précisément, ce reproche est la remise en cause de
la pratique hodologique telle que Laye l’a utilisée. Elle ne permettrait pas une
critique de la parenté, et, au-delà, du nomos senghorien dont Beti conteste aussi
l’orientation de l’engagement – redéfini par Senghor et Césaire en fonction de
leur spécificité afro-antillaise. Il n’en aurait pas exploité toutes les possibilités,
comme l’introduction d’un personnage authentique qui intégrerait
authentiquement l’environnement africain.
Or Mongo Beti est favorable à une littérature résolument engagée et
anticolonialiste, ce qui le conduit à préconiser une peinture réaliste du fait
colonial contemporain – alors que Senghor, lui, demeure ambivalent dans ses
relations avec le système colonial. En matière littéraire, Senghor préconise une
esthétique dite négro-africaine fondée sur la revalorisation des ancêtres, du
moins dans la période considérée. Pour parvenir à ce réalisme, comme l’a
souligné Djiffack, Mongo Beti use de « l’allégorie de la connivence du
marchand, de l’administrateur européen et du religieux pour l’asservissement des
“indigènes”76 », dans l’ensemble de ses premières productions littéraires, qui
renvoient à la réalité coloniale sans toutefois la refléter puisqu’il y a
fictionnalisation : ces « allégories » trouvent leur explication dans l’expérience
du cheminement à l’œuvre dans ces romans.

376
La cible privilégiée de Mongo Beti, comme nous l’avons vu, est Camara Laye
précisément parce que celui-ci a opté pour la fidélité à Senghor qui le défendra
par la suite en répliquant aux comptes rendus négatifs d’Alexandre Biyidi dans
Présence Africaine. Ce qu’il lui reproche essentiellement, c’est d’utiliser des
procédés artificiels (par exemple le totem) et d’être le héraut de la tradition et du
colonialisme, alors que lui est militant upéciste et prend en considération la
réalité africaine en mettant en scène « l’expérience quotidienne des peuples
africains », comme il le répétera dans un article paru dans son discours prononcé
en avril 1981 à l’Université de Claramount en Californie et repris plus tard dans
sa revue Peuples noirs, peuples africains :
Je fis reproche jadis à feu Camara Laye, après ses deux premiers romans, d’évacuer
systématiquement toute préoccupation politique de son œuvre ; la politique, à cette époque-là, c’était le
combat que menaient les peuples africains contre le colonialisme, dans le sang et dans les larmes. Ce
combat imprégnait à ce point le vécu quotidien de nos peuples que je me demandais comment on
pouvait mettre des paysans guinéens en scène avec quelque souci de vérité, sans faire écho à ce drame
qui bouleversait toutes les dimensions de leur être77.

À Ambroise Kom, il tiendra le même discours sur Camara Laye, tout en


considérant qu’il ne s’agissait pas de critique littéraire, mais de position
politique.
Nous étions en pleine bataille pour l’indépendance. Or, en tant qu’étudiant militant upéciste, ce qui
m’a frappé dans L’Enfant noir publié en 1953, c’est qu’il n’est question nulle part de la lutte syndicale
qui est menée dans son pays au même moment par un certain Sékou Touré, qui n’est pas encore le
tyran que l’on sait. [...] Camara Laye parle abondamment de totems et de choses qu’on trouvait dans
les livres d’ethnologie. Moi, je n’ai jamais entendu parler de totems dans mon ethnie ici. Dans le
roman de Camara Laye, l’évocation du totem est faite de manière si artificielle que ce n’était pas
crédible. On avait l’impression que quelqu’un lui avait soufflé ça78.

Il s’oppose catégoriquement non pas à l’usage du schème de la parenté,


puisque lui-même l’utilise parfois, mais à l’utilisation qu’en fait Laye pour
évacuer l’expérience de la violence coloniale et plus particulièrement
l’engagement anticolonial, tout en avouant qu’il y avait un peu de jalousie dans
ce reproche : « Alors, peut-être qu’il y avait un peu de jalousie de ma part tant il
a eu de succès ! Moi, en tant qu’auteur qui n’a jamais eu de succès de librairie,
dès qu’un livre a du succès, je me méfie79 ». Cette jalousie prend racine dans le
fait que, pour Mongo Beti, l’auteur de L’Enfant noir a connu un succès de
librairie qui le rapprochait de ce que Bourdieu a appelé la logique de
l’économie80 – il aurait été davantage destiné à un public moins exigeant, ici,

377
autrement dit un « public colonialiste ». Dès lors, toujours selon Mongo Beti,
Camara Laye s’éloigne totalement de sa démarche par son « apolitisme affiché »
et surtout, comme Senghor, par un colonialisme déguisé en relation franco-
africaine, d’abord dans le cadre de l’Union française, ensuite dans celui de la
Communauté. Or précise-t-il, « tous les écrivains qui étaient vraiment
anticolonialistes étaient marxisants ou étaient proches des partis marxistes81 », à
l’instar d’Aimé Césaire. En tant que militant upéciste « dur », il ne pouvait avoir
aucune proximité relationnelle avec Camara Laye qui, lui, était proche du
pouvoir colonial, au même titre que Senghor qui devint même secrétaire d’État.
[...] les gens comme Camara Laye, non seulement n’étaient pas vraiment proches de nous – ils
n’étaient pas du tout militants –, mais ils étaient de l’autre bord. Camara Laye était de l’autre bord.
Camara Laye a été attaché dans un cabinet ministériel à l’époque de René Coty qui fut président de la
Quatrième République. Sans doute dans le gouvernement de Joseph Laniel, c’est-à-dire peu après la
parution de son premier roman en 1953, qui avait eu un énorme succès. C’était un ami des
colonialistes, Camara Laye. Donc je ne vois pas très bien pourquoi j’aurais été dans une fraternité avec
Camara Laye82.

Contre cet assaut anti-Laye dans Présence Africaine, Senghor, qui a bien saisi
la mise à mal de son nomos, réplique à la place de Laye : « Et les esprits
chagrins de chez nous de se répandre en injures contre le jeune écrivain et de lui
reprocher, au nom de l’Afrique et d’un certain verbalisme gauchisant, de n’avoir
pas fait le procès du Colonialisme. Étrange critique, vraiment, que celle qui
demande à l’artiste de faire non point œuvre d’art, mais de polémique83 ». Il
ramène la position de Beti sur l’art engagé à une simple polémique gauchisante.
Toujours dans le même article, Senghor détourne ensuite le débat de façon
habile sur le roman à thèse : « Lui reprocher de n’avoir pas fait le procès du
Colonialisme, c’est lui reprocher de n’avoir pas fait un roman à thèse, ce qui est
le contraire du romanesque, c’est lui reprocher d’être resté fidèle à sa race, à sa
mission d’écrivain. Mais, à la réflexion, on découvrira qu’en ne faisant pas le
procès du Colonialisme, il l’a fait de la façon la plus efficace84 ». Et Senghor
achève donc son propos en annexant Camara Laye à son propre nomos littéraire
que l’on peut qualifier de « négritude » senghorienne. D’une certaine manière,
c’est ce nomos que rejoint l’ouvrage de Niane qui est consacré à la figure de
Soundjata.

Dégât collatéral : Djibril Tamsir Niane

378
Né en 1932 à Conakry en Guinée, Djibril Tamsir Niane fait ses études
secondaires à Dakar, avant de se rendre à Bordeaux pour des études
universitaires. Il s’y consacre à une licence d’histoire en 1958, puis à un diplôme
d’études supérieures qui lui vaut de sillonner l’Afrique occidentale française
(surtout le Sénégal et le Mali) pour récolter son matériau historique, notamment
les récits des griots issus de la tradition orale. Un an plus tard, Djibril T. Niane
soutient son diplôme à la faculté des lettres de Bordeaux. Entre-temps, il a
envoyé son manuscrit à Présence Africaine à Paris. En 1960, paraît Soundjata,
ou l’épopée mandingue. Plus tard, certains de ces récits lui vaudront la prison
sous le régime de Sékou Touré, puis l’exil en France.
Dans Soundjata ou l’épopée mandingue, paru en 1960, Djibril Tamsir Niane
retrace la célèbre épopée de Soundjata, roi du Manding. Le rapport à l’Afrique
est vu par le prisme de l’expérience de la parenté. Dès l’entame de cette épopée
romanesque, le narrateur revient sur la généalogie de Soundjata en faisant le
catalogue de ses ancêtres à l’instar des griots chargés de perpétuer la mémoire
des exploits royaux. Cette anthropogonie permet de rattacher le héros aux
anciens, dont le premier était Bilali Bounama, un serviteur du prophète Mahomet
lui-même dans la ville sainte, ce qui octroie un statut religieux au pouvoir de
Soundjata. Dans l’ensemble du roman, l’expérience de la tradition est très
présente et constitue, dans notre perspective, le fil rouge de l’action de ce héros
qui doit reconquérir le territoire des ancêtres.
Cette expérience apparaît dans les gestes les plus anodins du quotidien. Ainsi,
lorsque un chasseur devin arrive au royaume de Maghan, le griot du roi lui
annonce qu’il s’est montré respectueux des coutumes, et mérite à ce titre d’être
l’hôte du roi : « Étranger, qui que tu sois tu seras l’hôte du roi car tu es
respectueux des coutumes, viens prendre place sur la natte à nos côtés ; le roi est
content car il aime les hommes droits85 ». L’étranger respectueux des coutumes
annonce au roi qu’il épousera une femme avec laquelle il aura un héritier. Ce
descendant donnera au Manding toute sa puissance, ce qui souligne le lien de
filiation directe entre Maghan et Soundjata : « Tu as régné sur le royaume que
t’ont légué tes ancêtres, tu n’as pas d’autres ambitions que de transmettre ce
royaume intact sinon agrandi à tes descendants ; mais Beau Maghan ton héritier
n’est pas encore né86 ». Ainsi après avoir trouvé Sogolon, Maghan l’épouse selon
le droit coutumier pour qu’il n’y ait pas de doute possible sur la légalité de sa
succession : « Le beau Maghan, le roi Naré Maghan voulut célébrer son mariage

379
avec toutes les formalités coutumières afin que les droits du fils à naître ne
pussent être contestés par personne87 ».
Outre les ancêtres et la coutume, les esprits, ou génies protecteurs, président
également à la destinée des protagonistes, notamment à celle de Soundjata qui
demande au génie de l’eau de lui donner la victoire : « Génie de l’eau, ô Maître
du Moghoya-Dji, maître de l’eau magique, je t’ai sacrifié cents taureaux, je t’ai
sacrifié cent béliers, je t’ai sacrifié cent coqs, tu m’as donné la victoire, mais je
n’ai pas détruit Kita ; je viens, successeur de Kita Mansa, boire l’eau magique, le
moghoya-Djigui88 ».
À la coutume, aux ancêtres et aux esprits, Niane ajoute les griots dont la
fonction est de transmettre l’histoire des rois, c’est-à-dire de perpétuer la
mémoire des ancêtres, comme le dit le narrateur qui lui-même est un griot89 :
« Les griots connaissent l’histoire des rois et des royaumes, c’est pourquoi ils
sont les meilleurs conseillers des rois. Tout grand roi veut avoir un chantre pour
perpétuer sa mémoire, car c’est le griot qui sauve la mémoire des rois, les
hommes ont la mémoire courte90 ». Grâce aux griots, la mémoire de Soundjata
est alors préservée.
Le rapport à l’Afrique passe par l’expérience des ancêtres, de la coutume, des
esprits, des griots, bref de la tradition unifiée et régulée par le schème de la
parenté, dans une fidélité exemplaire à la pratique senghorienne que nous avons
appelée la « stratégie du lamantin », en ce qu’elle prétend opérer un retour aux
sources africaines comme le lamantin s’en allait boire à la source de Simal.
Niane s’en retourne à la source non pas de Simal, mais de la tradition des griots
pour ressusciter l’épopée de Soundjata en survalorisant la positivité de la parenté
que raillait Beti comme le fera Oyono.

Deux alliés objectifs : Oyono et Quenum

Ferdinand Oyono a, davantage que Malonga qui appartient à la génération de
Senghor, un parcours scolaire proche de Mongo Beti. Le jeune Oyono publie
chez l’éditeur René Julliard Une vie de boy en 1956, la même année que Mission
terminée de Beti. Oyono revient sur l’expérience de la violence et demeure
fidèle à l’injonction réaliste de Mongo Beti qui, rappelons-le, reproche à Camara
Laye d’ignorer la réalité coloniale et de se montrer complaisant à l’égard du
pouvoir en place91, injonction qui le rapproche de Césaire, malgré ce
« dysfonctionnement générique ».

380
Pour en revenir à notre texte, le rapport à l’Afrique, on l’a vu pour le Vieux
nègre et la médaille, passe par l’expérience de la violence. Cette violence est
certes multiple comme l’est le chemin. Il s’agit d’abord de la violence propre à
une certaine autorité parentale (parenté), surtout celle du père que l’on retrouvera
aussi dans Mission terminée de Mongo Beti. En l’occurrence, le Père Blanc,
venu évangéliser le village de Toundi, a distribué du sucre aux enfants dont
certains se sont battus pour en recevoir. Cet incident a généré des querelles entre
les parents et le père de Toundi a battu son fils pour l’avoir obligé à se disputer
avec les voisins pour prendre sa défense. On apprend, grâce à cet épisode, qu’il a
l’habitude de corriger sa femme et ses enfants : « Je le connaissais, lui, mon
père ! Il avait la magie du fouet. Quand il s’en prenait à ma mère ou à moi, nous
en avions au moins pour une semaine à nous remettre. J’étais à une bonne
distance de sa chicotte. Il la fit siffler dans l’air et s’avança sur moi. Je marchais
à reculons92 ». Après avoir été gravement battu, il s’enfuit. Le soir, il regarde son
père et son oncle manger son plat préféré, un porc-épic. Mais son père ordonne à
sa femme de ne rien laisser pour leur fils parce qu’il est désobéissant. Et son
oncle de renchérir dans ce sens.
— Mangez tout, dit ma mère, j’ai gardé la part de Toundi dans la marmite.
Mon père se leva d’un bond et, à son bégaiement, je compris que ça allait barder.
— Apporte la part de Toundi ici ! cria mon père. Il ne mangera pas de ce porc-épic. Cela lui
apprendra à me désobéir.
— Tu sais, il n’a encore rien mangé depuis ce matin. Que mangera-t-il quand il rentrera ?
— Rien du tout, coupa mon père.
— Si vous voulez qu’il vous obéisse, ajoute mon oncle, privez-le de nourriture... Ce porc-épic est
fameux93...

La cruauté de son père, appuyée par celle de son oncle, lui donne envie de le
tuer : « Ma mère se leva et leur apporta la marmite. Je vis la main de mon père et
celle de mon oncle y plonger. Puis j’entendis ma mère pleurer. Pour la première
fois de ma vie, je pensai à tuer mon père94 ». Il finit par quitter la maison
familiale et va se réfugier chez le prêtre blanc qui l’accepte comme boy, malgré
les tentatives de récupération de son père. Cette violence interne (à la parenté) se
déplace à partir du moment où Toundi devient boy. Il va alors faire l’expérience
d’une tout autre forme de violence, celle qui est inhérente à la domination
coloniale et que l’on caractérisera improprement d’externe, bien que les
violences interne et externe soient enchevêtrées. Toundi acquiert une instruction

381
élémentaire (lire et écrire) grâce au père Gilbert qui néanmoins l’exploite et le
présente à tous les Blancs comme « son chef-d’œuvre ».
Il me présente à tous les Blancs qui viennent à la Mission comme son chef-d’œuvre. Je suis son boy,
un boy qui sait lire et écrire, servir la messe, dresser le couvert, balayer sa chambre, faire son lit... Je ne
gagne pas d’argent. De temps en temps, le prêtre me fait cadeau d’une vieille chemise ou d’un vieux
pantalon. Le père Gilbert m’a connu nu comme un ver, il m’a appris à lire et à écrire... Rien ne vaut
cette richesse, bien que je sache maintenant ce que c’est que d’être mal habillé95.

Si, à ce stade, la violence exercée à son encontre « se limite » aux différentes


tâches ménagères du père Gilbert, elle change de nature lorsque son
« protecteur » meurt. Toundi quitte la mission et se fait engager comme boy chez
le commandant de cercle, sur la recommandation du père Vandermayer (« Je
serai le boy du chef des Blancs : le chien du roi est le roi des chiens96 »). Il va y
connaître une autre violence. Par exemple, en allant vers le réfrigérateur lui
chercher une bière, Toundi perd sa casquette et le commandant lui décoche un
coup de pied dans les tibias97. La violence est quotidienne et s’exprime par des
injures contre les boys. Par exemple, le matin le commandant se plaint du
service de ses domestiques et lance son « “Bande de fainéants !” quotidien98 ».
Au service de cet homme, Toundi fait l’expérience de la violence de la société
coloniale. Par exemple, celle du notable grec Janopoulos qui lance ses chiens
contre les jeunes Africains99.
La violence quotidienne des coloniaux est aussi le fait des auxiliaires
coloniaux comme le chef traditionnel (parenté) Akoma, proche des Français (il
s’est déjà rendu à Paris). Lorsqu’il arrive à la résidence du commandant, il
insulte Toundi : « Fils de chien, m’appela-t-il, où est ton maître100 ? » Plus loin, à
l’occasion de la venue en Afrique de sa femme, le commandant a organisé une
réception de bienvenue. Toundi est au service des convives, mais un invité
profite de l’occasion pour se moquer du jeune boy.
— Alors, tu dors ? me dit le Blanc qui désinfecte Dangan, en me montrant son verre vide.
— Bonne mère ! reprit-il. On dirait qu’il a la maladie du sommeil ! Des yeux de toutes les couleurs
se braquèrent sur moi.
— Allons, Joseph ! Allons ! dit le commandant en frappant la table avec son briquet.
Je débouchai à tout hasard une bouteille de whisky. J’en versai dans le verre du Blanc. Je ne
m’arrêtai qu’après qu’il eut crié « Stop, top, top ! Stop ! Bonne mère de bonne mère ! », à plusieurs
reprises. Cela avait déchaîné une hilarité générale.
— Mon z’ami, dit Gosier-d’Oiseau en imitant faussement le petit nègre, nous pas buveurs
indigènes !
Les Blancs éclatèrent encore de rire.

382
— Vous savez, dit encore Gosier-d’Oiseau en tournant son long cou vers Madame et en levant le
bras dans ma direction, ces gens-là boivent au-delà de toute imagination101...

Cependant un instituteur tente d’expliquer le comportement dit africain. Mais


« [c]hacun, pour le contredire, raconta sa petite histoire personnelle avec un
indigène pour conclure que le Nègre n’est qu’un enfant ou un couillon102... » :
— Pauvre France !... dit encore Gosier-d’Oiseau. Les nègres sont maintenant ministres à Paris !
Où allait la République ? Chaque Blanc inventa quelque chose pour se poser cette question.
Ce fut M. Fernand qui, le premier, émit cette interrogation.
— Où va le monde ? reprit Gosier-d’Oiseau, en écho.
[…]
On reparla des nègres... Ah ! ceux-là alors ! Le péril jaune n’était pas encore écarté et déjà se
dessinait le péril noir... Qu’allait devenir la civilisation103 ?...

Sans oublier la violence des autorités coloniales qui arrêtent Toundi car elles
le soupçonnent à tort de vol. La police le violente au commissariat. Ceci montre,
bien entendu, le caractère arbitraire de cette violence racontée par Toundi lui-
même, à travers ce récit qui se situe dans la droite ligne de l’injonction réaliste
de Mongo Beti contre Camara Laye/Senghor. On y voit effectivement
fictionnalisée la violence coloniale, à travers le cas parlant de Toundi. Cette
violence s’insère dans la vie quotidienne, surtout dans l’expérience de la vie
d’un boy. Mais la différence entre les deux démarches est l’absence du schème
du chemin chez Oyono qui, lui, ne se moque pas de la parenté, mais la rejette
simplement en en montrant l’aspect le plus négatif – l’autoritarisme du père et
du chef local assimilé aussi à un dictateur local. C’est moins le cas chez
Quenum.

Un piège sans fin

Olympe Bhêly-Quenum, plus proche de David Diop, naît en 1928 à Ouidah au
Dahomey (Bénin). Il fait ses études primaires au Bénin de 1938 à 1944, comme
il l’indique lui-même sur son site internet104. Puis, il part au Ghana y étudier
l’anglais avant de rejoindre la Métropole en 1948, la même année qu’Édouard
Glissant. Il y fait ses études secondaires en Normandie et en Bretagne et obtient
le baccalauréat en lettres classiques et en philosophie. Il prépare le concours
d’entrée à l’École normale supérieure d’enseignement technique avant de
retourner en Normandie préparer et obtenir la licence ès lettres classiques

383
à 1’Université de Caen en 1955, puis une licence de sociologie et une maîtrise de
socio-anthropologie à la Sorbonne (Paris). À partir de 1955, Quenum devient
professeur de lettres classiques en Normandie puis en région parisienne. Il fait
des stages diplomatiques et obtient le certificat d’études diplomatiques à
l’Institut des hautes études d’outre-mer à Paris. En 1960, il publie chez Présence
Africaine Un Piège sans fin qui remporte un certain succès.
Olympe Bhêly-Quenum y met en avant le rapport à l’Afrique en explorant
l’expérience de la violence et celle de la souffrance. Il s’agit d’abord de la
violence coloniale, représentée par le rapport entre les « toubabs » et les
Africains. Par exemple, la liaison sentimentale entre un toubab et une Africaine.
Tertullien séduit la fille de Bakari et décide de l’emmener vivre en ville. Comme
elle tombe enceinte à plusieurs reprises, il finit par l’abandonner du jour au
lendemain avant de s’en retourner en Métropole. Ces rapports sont aussi les
relations entre le commandant de cercle et les colonisés. Ceux-ci sont embarqués
pour les travaux forcés. Le père de Bakari, qui est un notable, est sommé de se
joindre aux travailleurs. Il refuse et le commandant se rend chez lui pour l’y
forcer :
« Il paraît que tu as refusé d’obéir à mes ordres Bakari ? cria-t-il en haoussa qu’il parlait fort bien.
— Je n’ai jamais vu un homme de ma sorte s’abaisser au genre de travail que vous m’invitez à
accomplir, dit mon père avec un sang-froid qui dut vexer le toubab.
— Eh bien ! tu seras le premier à le faire !
— J’ai des travailleurs que je paye, ils peuvent me remplacer. » À ces mots, la cravache du
commandant cingla à six reprises le visage de mon père. Il voulut se défendre, mais les gardes
s’emparèrent de lui. Le commandant donna des ordres et ils déshabillèrent mon père, le mirent nu
devant tout le monde, puis le poussèrent dans sa chambre où ils l’obligèrent à mettre un des vieux
boubous qu’il enfilait pour aller dans ses champs105.

Cette violence physique s’accompagne d’une violence symbolique, puisque


l’exhibition forcée de la nudité de Bakari à tout le village le destitue de son rang
de notable, et montre aussi la puissance du nouvel occupant représenté par le
commandant de cercle. Celui-ci ne peut souffrir aucune résistance, même celle
d’un notable local.
Quoi ! vous froncez les sourcils, Monsieur Houénou ? Qu’Allah seul, ainsi que les esprits des gens
de Kiniba qui ont assisté à cette scène ainsi qu’à celles qui vont suivre soient mes témoins. La stricte
vérité : voilà mon but.
« Et maintenant, tu feras la corvée, comme tous les nègres. La feras-tu, Bakari ? »
Mon père demeurait muet. La cravache sifflait autour de sa tête nue.
« La feras-tu, imbécile, orgueilleux, vaniteux, vieux paon, la feras-tu106 ? »

384
Cette violence à la fois symbolique et physique génère alors la souffrance
d’avoir été humilié. Ce sentiment se diffuse et s’empare de Ahouna, son fils, qui
doit assister à la déchéance de son père sans la possibilité de l’aider.
Ma mère, déchirée par la douleur, n’eut même pas le droit de crier : les gardes lui imposèrent le
silence et elle en était réduite à pleurer sans ouvrir la bouche. Moi, incapable de supporter longtemps
ce spectacle de la déchéance de mon père, du seul être humain que, outre ma mère, je vénérais
vraiment, je m’enfuis dans la brousse où je lançai dans l’espace vide le cri de mon malheur et de ma
douleur107.

La douleur d’Ahouna s’accroît d’autant plus lorsqu’il observe son père


contraint de se plier aux ordres d’un garde noir, « un homme qui n’était même
pas ancien combattant108 ». Le garde somme Bakari de travailler, dès qu’il prend
un moment de répit109. Cette humiliation renouvelée est encore confirmée par le
fait que le commandant qui revient prend la défense de ce subalterne parce que
Bakari a sorti un poignard de son boubou. Les injures et les coups fusent.
« Alors, Bakari ; tu as voulu tuer Tiba ? »
Mon père ne répondit pas.
« Alors, réponds ! tu réponds ? Tu voulais le tuer, imbécile ! sale nègre ! tu voulais le tuer, hein ? »
criait-il en battant mon père sous mes yeux déjà inondés et aveuglés de larmes.
Et il l’a battu, battu, mais battu comme je n’ai jamais vu battre un homme. Mais mon père ne bougea
pas ; le commandant était hors d’haleine de l’avoir cravaché, suait, s’épongeait le visage avec son
mouchoir, remontait son pantalon110.

Après avoir été battu ainsi, Bakari se poignarde devant le commandant, les
gardes et son fils. Le commandant essaie alors de s’exonérer de toute
responsabilité en prenant à témoin ses propres gardes.
Soudain, je vis mon père lever sa dague, je criai en le montrant du doigt, mais avant qu’on eût le
temps de voir ce qui se passait, les jeux étaient faits !
Mon père avait déjà plongé la dague dans son cœur ! Le sang coulait avec furie, on se précipita vers
lui ; je le vis tomber, pareil à un de ces grands babouins que, d’un coup d’arc, je faisais choir du haut
de nos arbres fruitiers. Mon père gisait dans un petit lac de sang. Tout le monde fut soudain réduit au
silence, sauf le commandant qui vociférait des injures, prenant à témoin tantôt les gardes, tantôt les
travailleurs :
« Ah ! le salaud ! est-ce moi qui l’ai tué ? n’est-ce pas vrai, Tiba, que je ne l’ai pas touché ? Vous
tous ici, vous avez bien vu que c’est lui-même qui s’est poignardé ? Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi
qui ai tué ce salaud de Bakari111 ! »

On voit que la violence des toubabs a de multiples facettes. Elle est


symbolique (la déchéance du notable Bakari) et institutionnelle (les travaux
forcés, l’arbitraire du pouvoir). Par exemple, plus loin dans le récit, le prisonnier

385
Affognon porte la croix sur laquelle est attaché Ahouna en vue de son exécution.
La foule réclame sa mort et le R.P. Dandou n’en comprend pas les raisons. Alors
qu’il s’approche d’Affognon, celui-ci lui cède la croix et s’enfuit. Le
commissaire Mauthonier le retrouve aussitôt et le fait battre rudement par ses
gardes pour lui avoir répondu insolemment. C’est à ce moment qu’Affognon
s’écrie : « Non ! non ! Affognon ne veut plus que vous le battiez ainsi !
Affognon ne peut plus souffrir ! Il ne veut plus ! plus ! jamais plus ! Est-ce que
vous le comprenez ? – sa voix faiblit et baissa soudain comme dans un rêve –
Comprenez-vous ce que cela veut dire : ne plus vouloir souffrir ? Affognon n’a
pas demandé à naître...112 » Plus loin dans le récit, Affognon se suicide. Le
commissaire Toupilly découvre le cadavre et dit à son collègue Mauthonier :
« Ah, le salaud ! tous pareils ces sales nègres : quand ils ne tuent pas les autres,
ils se tuent. Les sociologues feraient mieux de réviser leurs laïus sur les nègres et
de se raviser, eux qui prétendent que ces grands singes sont incapables de
suicide ! vociféra Toupilly en marchant dans tous les sens d’un air agité113 ».
Mauthonier, plus modéré tente de le raisonner en lui expliquant que les Africains
« sont des hommes pareils à nous114... » Et Toupilly de répliquer :
Tu te trompes, Mauthonier ! Les nègres ne sont pas des hommes, ce sont des singes ; cette race est
l’énigme la plus cruelle et la plus troublante, mais aussi la plus terrible parce que la plus indéchiffrable
que la nature mette constamment devant la logique européenne. Notre monde et notre civilisation filent
vers l’échec, Mauthonier... Regarde par exemple ce satyre qui s’est tué sans que nous sachions encore
de quelle arme il s’était servi !115

Cette expérience de pure violence est traversée par celle de la souffrance


humaine qui lui est concomitante. Déjà présente en filigrane chez Ahouna, la
déchéance paternelle aidant, elle se transmet par diffusion. Après son mariage
heureux qui n’aura duré qu’un temps, c’est à sa propre déchéance qu’il assiste
après que sa femme s’est mise à le soupçonner d’avoir une maîtresse. Anatou
s’est en effet persuadée que son mari compose des chansons pour une autre
femme, car elle ne peut s’empêcher de voir en lui un séducteur permanent116.
L’insistance d’Anatou sur cette question, qui est pourtant le fruit de son
imagination, conduit Ahouna à partir. Pendant cette errance, il songe même au
suicide, comme l’écrit Quenum117. La souffrance, il doit ensuite la supporter en
prison. Bouillon, un codétenu, insiste sur le fait qu’il est là pour souffrir : « Tu es
ici pour souffrir, je te l’avais déjà dit118 ». Il lui martèlera l’obligation de souffrir.
Aucun secours ne peut l’aider à déroger à cette règle due à sa condition de

386
détenu : « Écoute : quand bien même j’aurais ce secours, je ne te le prêterais pas,
car il faut que tu souffres, il faut que tu comprennes le bagne, que tu lui donnes
un sens ainsi qu’à ta vie d’homme qui a perdu son être, dit Bouillon119 ».
On voit que c’est par l’expérience de la violence et de la souffrance humaine
que Quenum tente d’établir une proximité avec l’Afrique. Il s’agit surtout de la
violence quotidienne du pouvoir colonial (administrateur colonial, police
coloniale, Toupilly, Mauthonier, etc.) et de la souffrance humaine due à la
violence interne (perte de repères, etc.). Ces deux expériences sont régulées et
unifiées par le schème de la violence, toujours selon le même principe. En cela,
Bhêly-Quenum rejoint l’injonction réaliste de Mongo Beti, sans passer par le
cheminement. Malonga, au contraire, nuance la critique de Beti et d’Oyono en
montrant les aspects positifs et négatifs de la parenté dans son roman La
Légende de M’Pfoumou ma Mazono.

Malonga et l’expérience de la parenté

Le cas de l’écrivain congolais Jean Malonga (1903/1907-1985)120 est un
exemple significatif de l’écrivain aéfien en marge du microcosme afro-antillais :
en gardant un œil sur le méridien du Paris littéraire, en l’occurrence le monde
afro-antillais, Malonga fait partie des rares écrivains originaires de l’AEF,
particulièrement du Congo. Né près de Linzolo – et non pas à Brazzaville,
comme l’affirme Présence Africaine pour faciliter l’accès du public à
Malonga –, Malonga vient d’une grande famille de chefs. Après l’école
traditionnelle, il s’inscrit à l’école d’une mission catholique à Linzolo puis au
petit séminaire de Brazzaville121 sans parvenir à achever ses études de base
en 1919. Il ne décroche qu’un certificat d’études primaires en 1942 à l’âge
de 35 ans, alors que ses homologues de la même génération, Senghor et Birago
Diop par exemple, sont déjà universitaires et actifs à Paris. N’ayant pas la
possibilité d’accéder à la Métropole, Malonga investit sa maigre dotation dans
une carrière locale au cours de laquelle il occupe des fonctions administratives :
commis aux écritures (1921), infirmier (1922), etc. Sur le plan politique, il a été
membre de la section congolaise du RDA, le PPC (Parti progressiste congolais)
de Jean-Félix Tchicaya, père de l’écrivain Gérald Félix Tchicaya U’Tamsi. Il fait
office de rédacteur en chef du journal AEF-Nouvelles, l’organe de presse du

387
PPC. Il sera élu sénateur de la France d’outre-mer et membre du grand conseil
de l’AEF.
Jean Malonga a un parcours littéraire centré sur l’AEF. Il a été directeur de la
revue Liaison, créée par le gouverneur général de l’AEF entre 1951 et 1960.
Pour la période qui nous intéresse, Malonga a certes publié Cœur d’Aryenne
(1954) et La Légende de M’Pfoumou ma Mazono (1954) chez Présence
Africaine ; toujours est-il que sa stratégie vise avant tout une implantation
régionale, d’autant qu’il fait partie des rares écrivains aéfiens. Cette stratégie se
révèle rentable, parce qu’il obtient le Prix littéraire international de l’AEF
(1955). Si, dans le cadre de ses fonctions politiques, il s’installe à Paris
entre 1948 et 1955, « lors de son séjour en France, il ne fréquenta aucun cercle,
pas même Présence Africaine122 ». Mais Alioune Diop publie ses deux œuvres et
souligne la spécificité locale que l’auteur essaie de mettre en avant.
Contrairement à celle de Mongo Beti, la stratégie de Malonga consiste à
dominer le microcosme littéraire local, puis à publier à Paris. Seulement,
Malonga ne peut bénéficier de parrains littéraires issus du centre, comme Césaire
ou Senghor, d’autant plus qu’il est peu doté en capital social et ne vit pas
vraiment en Métropole, à l’inverse de Beti. Présence Africaine lui octroie une
visibilité littéraire tardive et éphémère à Paris en publiant d’abord Cœur
d’Aryenne. Jean Malonga, dont le parcours littéraire diffère complètement de
celui de Beti ou même d’Oyono ou encore de Camara Laye, publie son roman le
plus connu alors qu’il est député. Il fait partie de la génération senghorienne
mais il n’a pas connu un déracinement métropolitain aussi important que Beti ou
Oyono ou même Quenum. De plus, sa carrière est quasiment locale même s’il
bénéficie de la structuration du microcosme afro-antillais pour publier ses écrits
dont Cœur d’Aryenne et La Légende de M’Pfoumou ma Mazono.
Dans Cœur d’Aryenne, récit passé quasiment inaperçu comme ce sera le cas
de la Légende de M’Pfoumou ma Mazono paru en 1954, Malonga met en scène
l’expérience de la violence incarnée par la figure du colon. Le protagoniste
principal Mambéké sauve la petite fille Solange du colon Roch Morax,
entrepreneur en caoutchouc et en ivoire. Mais Mambéké est chosifié par Morax.
D’ailleurs ce dernier ne comprend pas comment un « nègre » qui n’est pas même
humain peut faire preuve d’autant d’abnégation123. Mambéké et Solange, qui
s’apprécient pourtant, ne peuvent ni se voir ni se parler, en raison du racisme de
la société coloniale, et leur relation aboutira à un échec. C’est donc la violence
coloniale incarnée par la figure de Morax qui domine ce récit.

388
Dans la Légende de M’Pfoumou ma Mazono, le rapport à l’Afrique passe par
l’expérience de la parenté, c’est-à-dire l’organisation clanique. Cette expérience
se résume entre autres aux liens du sang, scellés dans le mariage entre deux
clans. Le but est de marier Bitouala à Hakoula, la fille de M. Polo, l’une des
épouses du chef Bidounga. C’est ce qui apparaît au moment de la cérémonie
d’approbation de la liaison entre Hakoula et Bitouala « devant la société et les
Mânes124 ». On voit aussi que cette coutume enchevêtre le visible (la société) et
l’invisible (les Mânes) au cœur de l’expérience de la parenté. La coupe de vin de
palme scelle la liaison entre Hakoula et Bitouala et représente le nouvel
attachement de la première au clan du second, dirigé par l’oncle Mi N’Tsembo.
Dans l’échange cérémoniel entre Bidounga et Mi N’Tsembo, chefs respectifs des
deux clans, ce « lien du sang » est rappelé (à travers la linéarité maternelle,
« sang de mon Clan ») :
— Dans la vie, rien ne se brise ni ne se perd. Tout est relié par une chaîne qui n’a pas de fin. Votre
petite-fille, le maillon de cette chaîne, reprendra la place de notre mère dans notre clan.
— Hakoula, sang de mon Clan, répond Mi N’Tsembo qui s’adresse directement à sa petite-fille, ton
père dit : « Le sang revient au sang, l’eau à l’eau et la chair à la chair. » Tu es de mon sang, de ma
chair et de mon eau. Voici ton frère de sang, ton compagnon de vie, ton maître et seigneur. L’acceptes-
tu comme époux125 ?

Ce lien, étrange en apparence, aboutit à une fraternité de sang entre les époux.
Cette liaison n’est pas sans rappeler la parenté entre Osiris, « dieu de la
végétation et de la vie, mais aussi roi de Kemet126 », et Nephtys, sœur de ce
dernier avec lequel elle a eu Horus, comme le rappelle le philosophe Yoporeka
Somet. De la même manière, Hakoula et Bitouala sont perçus, non comme des
dieux, mais comme des frères et sœurs unis dans le mariage. Les Esprits et les
Mânes sont invoqués pour coopérer à la cérémonie : « Les sorciers et les voyants
accrédités lancent aux quatre vents les accords cabalistiques de leurs
instruments, pour amadouer les Esprits, ou remercier les Mânes venus manifester
leur coopération à la cérémonie127 ». Bidounga lui-même, au cours de la
cérémonie de mariage, cherche à « communier avec les Esprits » : « Bidounga se
lève de la peau de panthère qui occupe le centre du char rituel. Depuis son
arrivée ici, le chef, qui est un peu fatigué, ne s’est nourri que de noix de kola et
n’a pris comme boisson que la sève d’une certaine racine sacrée, ceci pour
communier avec les Esprits128 ». Esprit ou Mânes accèdent aux désirs féminins,
comme le laisse entendre Malonga : « Ce que femme veut, les Mânes le tolèrent,
en fermant les yeux129 ».

389
Ce sont aussi les Mânes qui président au comportement des sœurs de Hakoula,
restées « fidèles et soumises aux commandements des Mânes et aux règlements
du Clan130 », ou qui protègent Hakoula en fuite après qu’elle a commis un
adultère avec un esclave. L’Esprit de Mazonga veille alors sur elle en exil et
apprend à Hakoula qu’elle est enceinte de Bitouala : « L’Esprit de Mazonga n’a
pas pu se tromper en affirmant que Bitouala est l’auteur de sa grossesse. Cela est
vrai, se dit-elle, les esprits ne se trompent jamais131 ». Ailleurs dans le récit,
l’Esprit de la grand-mère de Ma Mazono, fils de Hakoula, fait savoir à ce dernier
que son père Bitouala est encore en vie, comme il l’indique à sa mère Hakoula :
« Il y a encore l’affirmation de l’Esprit de ma grand-mère qui me fait croire qu’il
est encore en vie132 ». Et c’est encore l’Esprit qui vit dans Mazono et le guide, à
travers le souffle de sa mère. Il hérite de la « spiritualité » et de la « Force » des
clans maternel et paternel, comme il le dit à sa mère : « Ton souffle et ta
bénédiction m’ont partiellement fait hériter de la spiritualité, de la Force de ces
deux clans133 ». L’Esprit apparaît aussi tout-puissant parce qu’il attribue la
qualité de chef à Mazono. Lorsque celui-ci fonde un royaume prospère, il en
devient le chef grâce à M’Poungou, le Tout-Puissant, transmetteur du pouvoir de
génération en génération.
Les pouvoirs dont ils [les chefs] disposent, transmis de génération en génération, leur viennent de
M’Poungou – le Tout-Puissant. Une certaine formation, souvent fort longue, est indispensable aux
chefs pour pénétrer le Monde Invisible, interpréter les oracles des Mages, défendre leurs peuples
contre tous les dangers aussi bien physiques que moraux. Plus un chef est imprégné de force, plus
directement il communie avec les autres forces du monde caché, plus il est écouté et suivi par ceux
dont il a la mission de diriger134.

Cet échantillon montre l’enchevêtrement du visible et de l’invisible, qui donne


une légitimité politique aux chefs en général et à Mazono en particulier.
Cependant, l’Esprit constitue une garantie morale contre toute dérive de ce chef,
de la même manière que la Maât représente l’équilibre du monde cosmologique
égyptien, entraînant par là « le strict respect de la fraternité qui suppose l’égalité
réelle de tous les êtres humains135 » ; ainsi, le chef Mazono tente de faire accéder
la cité qu’il a fondée à l’équilibre en communiant précisément avec les « autres
forces du monde caché ». Comme la Maât suppose le respect « des règles du
savoir-vivre ensemble et d’un certain nombre de principes moraux136 », Mazono,
grâce à l’inspiration des Esprits, crée une société fondée sur la fraternité et le
bannissement de l’esclavage, et accède ainsi à l’équilibre grâce aux Mânes.

390
Ici, c’est le royaume de la fraternité ; le mot esclave et tous ses dérivés ont disparu du vocabulaire. À
part la déférence due à son prestige personnel et le titre de Patriarche, d’Oncle, que lui donnent les
anciens serfs, Ma Mazono traite avec la même cordialité tous ses subordonnés137.

Ainsi, Ma Mazono critique la sévérité de la coutume en général et en


particulier à l’égard des femmes, comme sa mère Hakoula a pu en faire
l’expérience. Ayant commis un adultère, elle se trouve obligée de fuir le clan de
son mari pour éviter la mort. Elle apprend à son fils par exemple que toute
transgression de la loi peut conduire à la perte de la liberté ou à la mort138. Ma
Mazono, son fils, réprouve ces règles qu’il estime d’un autre temps. D’où sa
politique libérale en matière de mœurs. Il mène une politique abolitionniste dans
l’Afrique précoloniale à la veille de la conquête européenne. Il redonne la liberté
aux esclaves en utilisant paradoxalement le pacte de sang :
Sa politique demeure immuable : redonner le titre d’homme libre à l’esclave en l’unissant, par le
mariage, ce lien solide, aux plus puissantes tribus et familles du siècle. Des pactes de sang sont donc
ainsi conclus à la suite de ces mariages sensationnels et les principaux prisonniers ont regagné leurs
tribus respectives en laissant entre les mains de M’Pfoumou Ma Mazono quelques otages garants de
leur fidélité139.

Cela lui permet également de lutter efficacement contre la traite négrière de


Kimviri, souverain des Bakongo, qui voulait écouler les produits acquis par
l’échange d’esclaves avec les Portugais, mais la nouvelle politique imposée par
Ma Mazono l’en a empêché140. Cependant, l’abolition de l’esclavage par Ma
Mazono constitue une transgression à l’égard de la hiérarchie sociale préexistant
à ses réformes, à l’égard d’une certaine coutume, qu’il dénonce finalement en
générant des bouleversements sociaux. Avec ce récit, Malonga donne une leçon
d’histoire exemplaire pour ce qui concerne la parenté en en montrant le versant
négatif – la hiérarchisation sociale défavorable aux femmes et aux esclaves – et
le versant positif – la politique abolitionniste de Ma Mazono et le rétablissement
de l’égalité grâce au pacte du sang.
En bref, dans ce récit prévaut l’expérience de la parenté par laquelle passe une
certaine proximité avec l’Afrique. Seulement il s’agit, fait rare à souligner, de
l’Afrique précoloniale dont Malonga avec le Senghor des Éthiopiques est
quasiment l’un des seuls à parler parmi les écrivains afro-antillais. S’il met en
œuvre le schème de la parenté à travers une coutume parfois désuète – la
persistance de l’esclavage ou la sévérité de la coutume à l’égard de la femme –
ou la cohabitation entre le visible (la société) et l’invisible (les Mânes ou

391
l’Esprit), c’est aussi pour faire une critique de certains aspects négatifs de la
coutume. Il s’éloigne ainsi de la perception de l’Afrique traditionnelle d’un
Mongo Beti ou d’un Oyono en valorisant le schème de la parenté sans tomber
dans la survalorisation senghorienne, prolongée par Djibril Tamsir Niane.

1 André Djiffack, Mongo Beti. La quête de la liberté, Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces littéraires »,
2000, p. 37.
2 Ibid., p. 36.
3 Mongo Beti parle, interview réalisé et édité par Ambroise Kom, Bayreuth African Studies 54, 2002,
p. 24.
4 Mongo Beti parle, op. cit., p. 47.
5 Ibid., p. 48.
6 Ibid., p. 52-53.
7 André Djiffack, Mongo Beti..., op. cit., p. 57.
8 Mongo Beti parle, op. cit., p. 48-49.
9 Ibid., p. 49-50.
10 Ibid., p. 42.
11 Ibid., p. 44.
12 Eza Boto, « Sans haine et sans amour », Présence Africaine 14, 1953, p. 217.
13 Ibid., p. 220.
14 Mongo Beti parle, op. cit., p. 81.
15 Ibid., p. 82.
16 Yves Benot, Massacres coloniaux..., op. cit.
17 Mongo Beti parle, op. cit., p. 83.
18 C.-R. Ageron, « La décolonisation au regard de la France », dans Thobie J., Meynier G., Coquery-
Vidrovitch C., Ageron C.-R., Histoire de la France coloniale. 1914-1990, Paris, Armand Colin, 1990,
p. 438-439. Notons qu’en général les médias couvrent mal la colonisation à cause de leur méconnaissance
du sujet. De plus, le « parti colonial », groupe de pression très influent, décline parce qu’il n’a pas su
s’adapter au nouvel état de force dans le monde politique français, passé de la France des comités (IIIe
République) à la France des partis (IVe République). Ce lobby n’a pas su influencer les partis politiques, ni
mobiliser l’opinion métropolitaine.
19 Paul Aron, « Pour une description sociologique du symbolisme belge », dans Le Mouvement
symboliste en Belgique, Bologne, Università di Bologna, 1990, p. 61. Voir aussi Benoît Denis et Jean-Marie
Klinkenberg, La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord », 2005,
p. 133. Ce dysfonctionnement générique est aussi pratiqué entre autres par les symbolistes belges (comme
Maeterlinck, Verhaeren, ...) qui ont voulu émerger à Paris. Pour ce faire, ils ont investi des genres négligés
par leurs homologues français.
20 Mongo Beti, « Conseils à un jeune écrivain francophone... », op. cit., p. 112.
21 « Ville cruelle par Eza Boto », Présence Africaine 16, 1954, p. 9.
22 Mongo Beti parle, interview réalisé et édité par Ambroise Kom, Bayreuth, Bayreuth African
Studies 54, 2002, p. 77.
23 Mongo Beti parle, op. cit., p. 78.
24 Eza Boto, Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, (1954) 1971, p. 13.

392
25 Ibid., p. 14-15.
26 Ibid., p. 46.
27 Idem.
28 Ibid., p. 50-51.
29 Ibid., p. 74.
30 Ibid., p. 87. Plus loin dans le récit, Banda rêve qu’il a satisfait au contrôle et qu’il va vendre son cacao
au commerçant grec Pallogakis (p. 137).
31 Mongo Beti, Mission terminée, Paris, Buchet-Chastel/Corrêa, 1957, p. 15-16.
32 Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 124.
33 Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 124-125.
34 Mongo Beti, Le Pauvre Christ de Bomba, Paris, Présence Africaine, 1976, p. 15.
35 Ibid., p. 15.
36 Eza Boto, Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, (1954) 1971, p. 223-224.
37 Le mot vient de l’anglais « sister ». Dans le cadre de la colonisation allemande au Cameroun, on
parlait des « Schwesterstationes » [stations de bonnes sœurs]. Elles avaient été fondées par les pères
Pallotins. Cf. Aggée C. Lomo Myazhiom, Sociétés et rivalités religieuses au Cameroun sous domination
française (1916-1958), Paris, L’Harmattan, 2001, p. 119-128 ; János Riesz, « Ex fornicatione ortis. Les
“filles-mères” et la sixa dans Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti », Francofonía 11, 2002, p. 125-
142.
38 Voir ses commentaires dans Mongo Beti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 303-304.
39 Mongo Beti, Mission terminée, Paris, Buchet-Chastel/Corrêa, 1957, p. 11.
40 Idem.
41 Sur l’ironie, voir entre autres Boniface Mongo Moussa, Les Larmes de Démocrite. Essai sur la
représentation et la fonction du risible dans le roman africain d’expression française, thèse de doctorat,
sous la direction de Bernard Mouralis, Cergy-Pontoise, Université de Cergy-Pontoise, 1999.
42 Mongo Beti, Mission terminée.., op. cit., p. 14.
43 Ibid., p. 30.
44 Ibid., p. 31.
45 Ibid., p. 250-251.
46 André Djiffack, Mongo Beti..., op. cit., p. 172.
47 Eza Boto, Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, (1954) 1971, p. 130.
48 Idem.
49 Ibid., p. 131.
50 Mongo Beti, Mission terminée, Paris, Buchet-Chastel/Corrêa, 1957, p. 22.
51 André Djiffack, Mongo Beti. La quête de la liberté, op. cit., p. 170.
52 Ibid., p. 178.
53 Ibid., p. 178-179.
54 Mongo Beti, Le Roi miraculé. Chronique des Essazam, Paris, Buchet/Chastel-Corrêa, 1958, p. 7.
55 Ibid., p. 8.
56 Ibid., p. 169.
57 D’après Lylian Kesteloot (1981), Camara Laye lui aurait confié n’être pas l’auteur du Regard du roi,
mais que ce dernier roman aurait été écrit par un « Blanc ». Sur la restitution des faits, cf. Jean-Claude
Blachère, Négritudes. Les Africains et la langue française, Paris, L’Harmattan, 1993 ; János Riesz,
« Littérature coloniale et littérature africaine : hypotexte et hypertexte », dans Romuald Fonkoua et Pierre
Halen avec la collaboration de Katarina Städtler, Les Champs littéraires africains, op. cit., p. 115-134.
58 Camara Laye, Le Regard du roi, Paris, Plon, 1954.
59 Ibid., p. 92.

393
60 Camara Laye, Le Regard du roi, op. cit., p. 93.
61 Ibid., p. 97.
62 Idem.
63 Ibid., p. 102.
64 Ibid., p. 160.
65 Camara Laye, Le Regard du roi, op. cit., p. 164-165.
66 Ibid., p. 237-238.
67 Ibid., p. 253 sq.
68 János Riesz, « Littérature coloniale et littérature africaine : hypotexte et hypertexte », op. cit., p. 123-
125.
69 A.B., « L’enfant noir », Présence Africaine 16, 1954, p. 420.
70 Alexandre Biyidi, « Le Regard du roi, par Camara Laye », Présence Africaine, Paris, avril-
juillet 1955, p. 142.
71 Idem.
72 Ibid., p. 143.
73 Ibid., p. 144.
74 Idem.
75 Le rapport à l’Afrique constitue l’enjeu principal dans le microcosme littéraire afro-antillais, en ce
sens que les agents se positionnent chacun sur cette problématique au moyen des schèmes qui leur
permettent d’unifier et de réguler ce rapport par lequel ils définissent leur identité d’écrivain afro-antillais.
Dans cette optique, l’enjeu est le rapport à l’Afrique, et le moyen de prendre position par rapport à cet enjeu
est le schème (ou le schématisme). Cf. notre introduction générale.
76 André Djiffack, Mongo Beti. La quête de la liberté, Paris, L’Harmattan, coll. « Espaces littéraires »,
2000, p. 143.
77 Mongo Beti, « Conseils à un jeune écrivain francophone ou les quatre premiers paradoxes de la
francophonie ordinaire », dans Mongo Beti, Africains si vous parliez, Paris, Homnisphères, 2005, p. 112.
78 Mongo Beti parle, op. cit., p. 133.
79 Idem.
80 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art..., op. cit., p. 354.
81 Mongo Beti, « Conseils à un jeune écrivain francophone... », op. cit., p. 151.
82 Idem.
83 Léopold Sédar Senghor, « Laye Camara et Lamine Diakhaté ou l’art n’est pas d’un parti », dans
Liberté 1. Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 155.
84 Ibid., p. 157.
85 Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 18.
86 Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, op. cit., p. 20.
87 Ibid., p. 27.
88 Ibid., p. 129.
89 Il s’agit du griot Djeli Mamadou Kouyaté, porteur d’une tradition orale, il enseigne l’histoire des
ancêtres (p. 9-10).
90 Ibid., p. 78.
91 La rupture de leur amitié sera consommée au moment des indépendances lorsque Oyono rejoindra
l’équipe gouvernementale au Cameroun. C’est Oyono qui, dans les années soixante-dix, contribuera à faire
interdire Main basse sur le Cameroun de son ancien mentor littéraire Mongo Beti.
92 Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Paris, Pocket, 2004, p. 17.
93 Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 20-21.
94 Ibid., p. 21.

394
95 Ibid., p. 24.
96 Ibid., p. 32.
97 Ibid., p. 37.
98 Ibid., p. 41.
99 Ibid., p. 43.
100 Ibid., p. 56.
101 Ibid., p. 77.
102 Ibid., p. 81.
103 Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 82-83.
104 http://www.obhelyquenum.com/bio-biblio-critique.htm.
105 Olympe Bhêly-Quenum, Un piège sans fin, Paris, Présence Africaine, 1968, p. 52.
106 Olympe Bhêly-Quenum, Un piège sans fin, op. cit., p. 52-53.
107 Ibid., p. 53.
108 Ibid., p. 56.
109 Idem.
110 Ibid., p. 57.
111 Ibid., p. 58-59.
112 Ibid., p. 184.
113 Ibid., p. 206.
114 Olympe Bhêly-Quenum, Un piège sans fin, op. cit., p. 207.
115 Idem.
116 Ibid., p. 123.
117 Ibid., p. 157.
118 Ibid., p. 235.
119 Ibid., p. 236.
120 Abbé Emmanuel Vindou, « Jean Malonga. Esquisse biographique », dans Mukala Kadima-Nzuji,
Jean Malonga. Écrivain congolais (1907-1985), Paris, L’Harmattan, 1994, p. 159.
121 Ibid., p. 160.
122 Idem.
123 Jean Malonga, Cœur d’Aryenne, Présence Africaine 16, 1954, p. 165.
124 Jean Malonga, La Légende de M’Pfoumou ma Mazono, Paris, Présence Africaine, 1954, p. 24.
125 Idem.
126 Yoporeka Somet, « La pensée morale égyptienne du IIIe millénaire avant l’ère chrétienne », ANKH.
Revue d’égyptologie et des civilisations africaines. Journal of Egyptology and African Civilizations 12/13,
2003-2004, p. 21.
127 Jean Malonga, La Légende de M’Pfoumou ma Mazono, op. cit., p. 31.
128 Ibid., p. 33.
129 Ibid., p. 39.
130 Jean Malonga, La Légende de M’Pfoumou ma Mazono, op. cit., p. 63.
131 Ibid., p. 73.
132 Ibid., p. 93.
133 Ibid., p. 95.
134 Ibid., p. 107-108.
135 Yoporeka Somet, « La pensée morale égyptienne du IIIe millénaire avant l’ère chrétienne », op. cit.,
p. 18.
136 Idem.

395
137 Jean Malonga, La Légende de M’Pfoumou ma Mazono, op. cit., p. 106.
138 Ibid., p. 88-89.
139 Ibid., p. 152.
140 Ibid., p. 153-154.

396

BILAN

La stratégie du milieu

Nous avons essayé de reconstituer le point à partir duquel Glissant et Beti ont
défini leur pratique littéraire. La perspective qui consiste à se mettre à la place de
ces deux agents pour expliquer leur singularité positionnelle (ou leur posture),
sans toutefois verser dans « l’universalisation du cas particulier1 », peut se
révéler rentable. En effet, Glissant adopte une prise de position politique qui est
centrée sur l’indépendance de la Martinique, là où Césaire prône la
départementalisation puis l’autonomie. Beti aussi défend l’indépendance de
l’Afrique, là où Senghor préconise d’abord l’assimilationnisme politique puis
l’assimilation et l’association.
POSITION POLITIQUE GLISSANT BETI
- Réforme du système colonial - Réforme du système
via l’indépendance des colonial via
Antilles françaises. l’indépendance de
- Importance de l’esclavage via l’Afrique
l’exploration du passé pour - membre de l’UPC.
faire exister une nation
RAPPORT Colonisation : Colonisation :
À LA MÉTROPOLE - fait social et historique total => - fait historique lié au
(ANTICOLONIALISME) ni bon ni mauvais problème culturel :
- lié au problème culturel ≠ un possibilité d’une
contact de culture : destruction autre culture
des cultures autochtones = (africaine) via
possibilité d’une nouvelle l’intégration de la
culture (antillaise) fondée sur modernité.
la Relation (Divers) vs l’Un.
Sur le plan littéraire, Glissant fait la promotion d’une poétique de la Relation
qui prend en compte la diversité antillaise en se démarquant des lettres françaises

397
et de la poétique césairienne qui serait encore imprégnée de la pensée de l’Un.
Pour Beti, le roman réaliste doit fictionnaliser la violence coloniale contre
l’Afrique mythique promue par Senghor.
En somme, Édouard Glissant prend position par rapport à la pratique littéraire
césairienne. Comme Césaire, l’auteur de La Lézarde utilise abondamment le
schème de la violence auquel il adjoint celui du chemin, là où son allié objectif,
Fanon, ajoute le dispositif plus abstrait de la psychanalyse. Quant à Mongo Beti,
il se positionne par rapport à l’usage senghorien de la parenté en lui opposant le
schème du chemin pour réguler et unifier ses rapports à l’Afrique. La pratique
hodologique de Beti bénéfice du renfort de Ferdinand Oyono et Olympe B.-
Quenum qui, de leur côté, utilisent le schème de la violence pour remettre en
cause l’Afrique mythique de Senghor et de ses épigones littéraires comme
Camara Laye, Djibril T. Niane et, dans une moindre mesure, Jean Malonga.
AUTEURS EXPÉRIENCES FAMILIÈRES SCHÈMES
Sang
Plaie
Souffrance Esclavage VIOLENCE
Déportation
Traite
GLISSANT Antilles => Antinomie de la proximité (proche/
Métropole éloigné)
Paysage (rythme)
Histoire (figure de Papa Longoué +
Savoir Mathieu)
Poésie comme modalité de la
connaissance
Village => CHEMIN
Multiples destinations
Ville

Violence (figures : du commerçant

398
BETI Savoir grec/missionnaire/jeune écolier
scolaire (vs
PARENTÉ)

Violence de la tradition (figure du chef


Savoir des
traditionnaliste : Palabre/palabre/
anciens
polygamie)
On le voit, Glissant se démarque du nomos césairien et Beti s’oppose à celui
édicté par Senghor. Dans ces deux cas d’infidélité aux deux nomothètes, Césaire
apparaît comme l’allié objectif de Beti qui ne l’attaque pas, tandis que Senghor
semble être la cible plus ou moins déclarée de Beti, et la victime collatérale du
nomos de la Relation mise en relief par Glissant. Ce dernier déconstruit la
conception du métissage senghorien (fraternité franco-africaine) qu’il considère
comme étant une variante de la pensée hénologique. Dans cette perspective,
l’universalité promue par Césaire qui prend l’Afrique historique comme substrat
culturel pour une nouvelle identité antillaise serait aussi prisonnière de l’Un.
Glissant propose donc le Divers pour sortir du piège de l’Un qui, en vérité, serait
une conception du monde-comme-solitude. C’est à l’aune de ces positions
littéraires et politiques que nous pensons la stratégie littéraire de Glissant et Beti.

Leur stratégie d’émergence s’inscrit parfaitement dans l’ensemble des
stratégies d’auteurs observées déjà par d’autres chercheurs : en l’occurrence,
pour entrer dans le monde littéraire afro-antillais lui-même tourné vers le centre
parisien (les parrains de Présence Africaine et des deux nomothètes), Glissant et
Beti se trouvent aussi face au « dilemme de Ramuz2 ». Or Glissant et Beti sont
face à un problème double. D’une part, le monde littéraire afro-antillais est
dominé par Senghor et Césaire qui y sont parvenus en s’imposant d’abord dans
le centre parisien à partir duquel ils ont pu, par une stratégie d’assimilation-
dissimilation3, se hisser au rang de paradigmes de l’écrivain afro-antillais
reconnu par le centre (Breton et Sartre). D’autre part, ce centre reconnaît
davantage les modèles éprouvés tels que Senghor et Césaire.
Pour émerger dans le Paris littéraire, Glissant et Beti peuvent adopter une
double stratégie : à la fois séduire le centre, c’est-à-dire faire de l’entrisme – car
n’être reconnu que par le monde littéraire afro-antillais peut conduire à la
marginalisation par rapport au centre littéraire parisien et affaiblir leur légitimité
littéraire – et s’imposer également dans le monde afro-antillais – car ne séduire

399
que le centre peut conduire à une pratique littéraire perçue comme une littérature
d’assimilation et les discréditer auprès du monde littéraire afro-antillais. Dans
les deux cas, ils n’auraient point de légitimité littéraire. C’est pourquoi tous deux
adoptent une stratégie à la fois d’assimilation (en s’identifiant aux pairs tant du
centre que du monde littéraire afro-antillais) et de dissimilation (en se
démarquant de ces pairs originaires des deux espaces). C’est ce que nous
pouvons appeler la stratégie du milieu, que Fonkoua, dans le prolongement de
l’ouvrage de Sibony, avait désigné par le terme d’entre-deux littéraire, à la fois
dans la marge et dans le centre.
Cette stratégie aboutit à une tactique subtile pour les deux écrivains. Pour
Glissant, il y a assimilation quant aux lieux d’édition : il s’assimile au centre en
ne publiant qu’un seul recueil chez Présence Africaine et le reste dans diverses
maisons d’édition légitimes du centre ; assimilation quant au genre : comme
Césaire, et d’autres écrivains du centre, il pratique surtout la poésie ou l’essai
poétique entre 1948 et 1960 ; assimilation quant à l’usage des schèmes
empiriques : il use aussi de la violence comme chez Césaire ; mais il adopte la
dissimilation quant aux genres : pour la période considérée, Césaire utilise
surtout la poésie, tandis que Glissant y ajoute le roman et l’essai poétique ; et la
dissimulation quant à l’usage des schèmes empiriques : il use de la pratique
hodologique.
Pour Mongo Beti, il y a assimilation quant aux maisons d’édition (ce qui n’est
pas le cas pour les agents dont le parcours est principalement local, agents qui se
trouvent cantonnés à Présence Africaine) : il publie d’abord chez Présence
Africaine ensuite chez Stock, etc. ; assimilation quant à l’Afrique : il traite
directement du rapport à l’Afrique comme Senghor. Mais il y a dissimilation
quant au genre : Beti investit le domaine du roman et Senghor celui de la poésie ;
dissimulation quant à l’usage des schèmes empiriques : Beti use de la violence
quand Senghor convoque principalement la parenté.

1 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art..., op. cit., p. 466.


2 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 246-248.
3 Pour un aperçu succinct des stratégies possibles des écrivains, cf. Benoît Denis et Jean-Marie
Klinkenberg, La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Labor, coll. « Espace Nord », 2005,
p. 38-39.

400

Conclusion générale

Si l’on repense au vers lapidaire d’Aimé Césaire, « Qui et quels nous
sommes ? Admirable question ! », il nous semble bien résumer le
questionnement littéraire et philosophique qui traverse la production de
l’ensemble des agents que nous avons abordés dans ce propos, agents pour
lesquels poésie et pensée sont apparentées1. Ce lien entre l’activité de penser et
la pratique littéraire constitue l’horizon de référence d’une fraction de la
« multitude2 » sur laquelle nous avons porté notre attention.


De la « multitude » configurée

Il s’agit des agents de la « multitude » complexe, originaires d’Afrique
subsaharienne (AOF et AEF) et des Antilles sous domination française, agents
qui ont pratiqué la littérature à Paris entre 1920 et 1960, et que nous avons
abordés comme une unité en parlant conventionnellement d’écrivain afro-
antillais. Leur réalité complexe a déjà fait l’objet de nombreuses réflexions
depuis les travaux menées par les premiers historiens de ces littératures. Leur
approche a incisé, voire configuré la complexité du fait littéraire afro-antillais, ce
qui a certes donné à ce dernier plus de visibilité, tout en laissant à la recherche
actuelle la possibilité d’esquisser d’autres configurations, notamment le lien
entre « littérature et pensée » grâce à une approche relationnelle déjà mise en
œuvre par certains auteurs. Notons que la notion de « configuration » est déjà
présente par exemple chez Platon, Épicure, Heidegger ou Ricœur pour marquer
cette tendance qu’a l’homme à simplifier ses rapports au monde afin de parvenir
à une plus grande proximité avec ce dernier. De ce point de vue, cette notion
diffère totalement de celle de Norbert Elias qui l’utilisait pour nommer les
formes spécifiques d’interdépendance entre individus. La « configuration » telle
que nous l’entendons est opératoire pour appréhender le domaine intermédiaire
entre la complexité du réel inaccessible et la proximité la plus immédiate3 et ceci

401
peut toucher toutes les approches et tous les modèles aussi bien en science qu’en
littérature.
Parmi les configurations proposées par la recherche récente, on a vu qu’il y a
celles qui tentent d’appréhender la diversité des études littéraires dites
« francophones » en recherchant l’unité de leur corpus. Ce sont là des
configurations possibles pour articuler la complexité inhérente au fait littéraire
francophone. D’une façon plus précise, il s’agit de savoir comment l’unité du
corpus peut procéder du multiple4 correspondant et inversement. Il s’agit aussi
d’établir une configuration susceptible de conserver la dimension implexe des
lettres francophones, et qui aboutit à une plus grande proximité avec ce corpus.
Pour ce faire, cette configuration se doit de considérer prioritairement l’activité
littéraire des agents en faisant comme si ces derniers étaient des joueurs pris dans
le jeu littéraire avec d’autres sur un même échiquier. C’est la tâche que nous
nous sommes assignée en essayant de repenser ce fait littéraire complexe à partir
des agents afro-antillais à Paris.
Pour l’approcher, nous aussi avons dû l’inciser, le configurer. C’est pourquoi
notre choix s’est porté sur cinq agents paradigmatiques, à savoir René Maran,
Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Édouard Glissant et Mongo Beti. Ceux-
ci plus que d’autres, car ils incarnent les forces principales les plus actives dans
le microcosme littéraire afro-antillais et définissent le capital spécifique, la
norme de référence. Dans ce contexte, notre principal objectif a été de
comprendre leur stratégie d’émergence dans le champ littéraire parisien,
stratégie par laquelle ils essaient de répondre à la fameuse question césairienne
par laquelle nous avons amorcé cet exposé. Nous avons voulu saisir comment ils
se définissent une identité littéraire et sociale au centre de laquelle l’Afrique joue
un rôle positif et/ou négatif, attractif et/ou répulsif, lorsqu’elle n’est pas
simplement ignorée en tant qu’entité existante. Dès lors nous soutenons que
l’émergence de l’écrivain afro-antillais dans le champ littéraire parisien s’inscrit
dans une lutte symbolique pour sa légitimité en tant qu’écrivain. Le rapport à
l’Afrique, selon ses différentes manifestations, apparaît ainsi comme l’enjeu
principal de ces écrivains entre 1920 et 1960. C’est pourquoi les différences
perceptibles dans les productions respectives de chacun de ces auteurs peuvent
être marquées par la manière dont l’expérience de l’Afrique est régulée et unifiée
dans leurs écrits. Cette régulation et cette unification se réalisent à travers ce que
nous appelons des « modèles » empiriques ou « schème régulateurs » de
l’expérience.

402

Deux configurations de la proximité : théorie du champ et schème
transcendantal

Pour étayer cette proposition, notre argumentation s’est appuyée
principalement sur deux modes de configuration de la complexité du fait
littéraire, à savoir la théorie du champ et le schème transcendantal que l’histoire
littéraire vient éclairer. Bien entendu, il ne s’agissait pas d’étendre notre étude à
la construction systématique d’un champ littéraire en tant que tel, ni d’ailleurs
d’étudier ces concepts en eux-mêmes, mais d’exploiter leur fécondité dans notre
démarche.

Première configuration : la théorie du champ

La théorie du champ issue des travaux de Bourdieu et du prolongement qu’en
ont fait, pour ce qui concerne le fait littéraire, Paul Aron, Gisèle Sapiro, Alain
Viala, Jérôme Meizoz et bien d’autres, permet d’aborder les producteurs
littéraires à partir d’une approche relationnelle de leur propre univers, approche
qui transcende l’antinomie pérenne entre la lecture interne et la lecture externe
des productions culturelles. Adaptée à la spécificité de notre corpus, cette
démarche revient à examiner relationnellement les pratiques littéraires de
l’ensemble de nos agents, d’abord en mobilisant leur habitus ou leur disposition
dans leur variation temporelle, ensuite en tenant compte de leur ajustement aux
exigences du microcosme littéraire et de ses effets.
Cela revient à étudier les structures de leurs perceptions et de leur appréciation
du réel via le croisement de cinq indicateurs : l’origine sociale, la provenance
géographique, l’école, les relations sociales et les ressources économiques. En
parallèle, nous avons examiné ces dispositions qui nous permettent de
déterminer la position des agents dans le champ, c’est-à-dire dans le réseau où ils
sont, selon Paul Aron et Alain Viala, en relation avec un « ensemble d’activité et
[d’agents qui, eux-mêmes, ] sont liés à une pratique socialement repérable
comme spécifique et jouissant d’une autonomie (relative)5 ». En l’occurrence,
nous pouvons émettre l’hypothèse de l’existence d’un champ ou d’un
microcosme grâce à deux indices : les principales revues culturelles afro-

403
antillaises qui se sont constituées durant le processus colonial jusqu’à l’aube des
indépendances à Paris ; le développement d’un débat interne dont l’enjeu
principal est le rapport à l’Afrique, un rapport régulé et unifié, nous l’avons dit,
par des schèmes empiriques.
Dans l’éclairage de ces références méthodologiques, nous avons, dans un
premier mouvement, reconstitué la préhistoire de ce champ littéraire afro-
antillais à travers le cas paradigmatique de René Maran et celui des revues
culturelles – La Revue du monde noir, Légitime Défense, L’Étudiant noir et
Tropiques. Ceux-ci préparent l’avènement d’agents plus dotés de capital
symbolique. Ils ont accéléré la phase de composition d’un sous-champ littéraire
afro-antillais à Paris, dans la mesure où à la fois ils disposent d’une autonomie
relative par rapport au champ politique (métropolitain ou colonial) et ils sont en
relation avec d’autres agents liés au champ intellectuel à Paris – par exemple
avec André Gide, Jean-Paul Sartre, André Breton, Théodore Monod, etc. Ces
derniers ne sont pas absents du débat propre au microcosme littéraire afro-
antillais, notamment dans la revue Présence Africaine dirigée par Alioune Diop.
Dans un second mouvement, nous avons montré le processus de consolidation
de ce microcosme afro-antillais avec la création de Présence Africaine. C’est
dans cet univers littéraire qu’ont émergé Senghor et Césaire notamment. Ces
auteurs sont devenus incontournables pour les jeunes prétendants afro-antillais.
C’est grâce à leur légitimité nouvellement acquise et confirmée par les grandes
figures métropolitaines (Breton et Sartre) qu’ils parviennent à instaurer dans ce
champ une sorte de « loi fondamentale6 » qui détermine la pratique littéraire de
l’écrivain afro-antillais à Paris. Cette alliance objective entre Césaire et Senghor
fera l’objet d’une contestation subtile de la part d’Édouard Glissant et de Mongo
Beti. Ces derniers proposeront à leur tour un autre nomos, à savoir celui de la
Relation et de la littérature anticoloniale.

Seconde configuration : le schème transcendantal

Mais il y a plus, car cette contestation s’effectue dans le cadre d’une
transmutation des « modèles » qui régulent leur rapport à l’Afrique. Ces
modèles empiriques ou schèmes transcendantaux, nous les avons empruntés à
Couloubaritsis. Le schème régulateur, écrit-il, « forme une sorte de “dispositif
noétique simplifié” puisé dans le réel même et qui, selon un mode en quelque
sorte principiel, régit les interrogations posées par l’existence humaine dans ce

404
monde. Par “schème”, il faut donc entendre une sorte de “modèle” élémentaire
qui permet d’expliquer les phénomènes, l’expérience la plus immédiate de
l’homme7 ». Pour ne s’en tenir qu’à un exemple, les cultures archaïques vivent
dans un monde complexe où sont enchevêtrés le visible et l’invisible dont la
règle d’unification sociopolitique et culturelle se fait principalement par la
pratique de la parenté, ne serait-ce que parce que la parenté est un critère originel
d’organisation du rapport de l’homme au monde via la société. Son usage intègre
la pratique du mythe, car la parenté est l’un des lieux à partir duquel le mythe
s’articule (par exemple l’usage de références et de récits/contes/légendes...
généalogiques). Ainsi, pour dire l’invisible, la société archaïque a recours au
visible, en ce sens qu’elle fait comme si l’invisible était vu au moyen de
schèmes, comme la parenté, l’amour, le chemin, la violence, etc. Ils permettent
de configurer la complexité constituée par le visible et l’invisible sans perdre
l’ancrage des textes littéraires dans le réel.
La lecture que nous avons faite des textes de cinq auteurs a donc suivi une
logique qui est de déterminer le rapport à l’Afrique de chaque agent en fonction
de sa position dans le champ et de voir comment les schèmes peuvent réguler et
unifier les expériences devenues imaginaires. Le but est de montrer la
transmutation de ces schèmes chez chaque auteur et comment par leur entremise
se dévoile leur stratégie d’émergence dans ce champ. Or le dénominateur
commun entre toutes les stratégies adoptées est la démarcation. C’est en se
démarquant les uns des autres que ces producteurs redéfinissent leur identité
d’écrivain afro-antillais. La ligne de fracture est le rapport singulier de chacun
des agents à l’Afrique, rapport à travers lequel le problème de l’assimilation est
déterminant, mais ne constitue qu’une manifestation parmi tant d’autres. Bref, la
démarcation leur permet d’affirmer leur singularité tout en faisant de l’entrisme
total ou partiel, ce qui se traduit en termes littéraires par la réadaptation des
normes du champ parisien et afro-antillais à travers la transmutation des
schèmes. René Maran emploie les schèmes de la violence, de l’amour et de la
parenté pour établir le nomos de l’authenticité. Chez Senghor, le schème de la
parenté est dominant et constitue un retournement de la parenté maranesque.
Chez Césaire, la violence est utilisée contre Maran également. Chez Glissant, la
violence est redéfinie en fonction du schème du chemin. Enfin, Mongo Beti
utilise le schème de la parenté en ajoutant le chemin pour remettre en cause le
nomos senghorien. Dans tout cela, si les schèmes de la parenté et du chemin
favorisent une proximité, celui de la violence révèle la souffrance humaine

405
présente dans les différentes œuvres de ces auteurs ; c’est pourquoi nous parlons
de « spleen » pour exprimer les conséquences de cette souffrance. Celle-ci est
centrale dans l’analyse de leur rapport à l’Afrique. Enfin, il s’agit aussi de prises
de position inscrites dans un microcosme littéraire que nous devons considérer
en relation avec d’autres du même champ.
AGENTS POSITIONS SOCIALES ET PRISE DE POSITION SCHÈMES
POLITIQUES LITTÉRAIRE

Violence coloniale : figure de


l’administrateur, du colon, du
VIOLENCE
Assimilationniste milicien, tribalisme africain,
(francophilie travaux forcés, etc.
prononcée) Amour mixte : figure du
MARAN Français « noir », etc. (France AMOUR
+)
Caducité coutumes africaines :
Littérature « nègre » : liens du sang, paresse, ordalie,
authenticité (roman) polygamie/ nature sauvage :
faune et flore, etc. (Afrique -)
Cultiver sa « négritude
» en l’ajoutant aux
valeurs françaises =
Terre : esprit, morts, princes,
assimilation
Joal, Paris, Sine,
+ valorisation Afrique/
Verdun.../fraternité : amitié PARENTÉ
socialisme africain
Blanc/Noir/souffrance
(catholicisme
SENGHOR + socialisme via de
Chardin) : lié à la SFIO
Négritude littéraire : Fraternité : amitié Blanc/Noir
rythme, mélodie, image = liens Europe/Afrique (++)
analogie... = nouvelle
authenticité « nègre » Souffrance (violence blanche :
(poésie) guerre, colonisation)

406
Contre assimilation (vs Esclavage : figure de la
Maran) / athéisme + souffrance (Nous/Je = sang/
CÉSAIRE marxisme : lié au PCF révolte)/mémoire/
canne/Nègre
VIOLENCE
Négritude + surréalisme
Quête de la liberté :
: explorer Afrique
soleil/Afrique
historique (poésie)
Contre l’assimilation +
Souffrance : sang, plaie,
pour l’indépendance
esclavage, déportation, traite
des Antilles
Antilles => Métropole :
Antinomie de la proximité
GLISSANT Relation vs l’Un + (proche/éloigné)
Explorer les Antilles
(passé + présent) en Savoir : paysage (rythme),
entrant dans le Divers histoire (figure de Papa
(poésie) Longoué + Mathieu),
Poésie comme modalité de la
connaissance
Village => Ville :
Multiples destinations CHEMIN
Contre l’assimilation Savoir scolaire
+ indépendance de (vs PARENTÉ) : Violence
l’Afrique : lié à l’UPC (figures du commerçant
BETI grec/du missionnaire/ du jeune
écolier
Savoir des anciens/violence de
« Réalisme africain » :
la tradition (figure du chef
littérature engagée ou
traditionnaliste :
sociale (roman)
palabre/polygamie)

Dans le cadre de notre approche, lire des textes signifie donc donner à voir les
expériences familières qui y sont présentes et montrer comment elles forment

407
sens. En l’occurrence, le projet littéraire des agents est celui d’une mise en scène
du rapport à l’Afrique caractérisée par une multiplicité d’expériences
imaginaires qui sont la réfraction de la réalité sociopolitique, c’est-à-dire de leur
traduction littéraire dans le monde des lettres. Par exemple, la scolarisation de
certaines couches sociales défavorisées (paysanne et/ou populaire...) en France
métropolitaine a pu favoriser l’intégration dans le monde littéraire de certains
agents qui en étaient exclus auparavant. Cela a permis à ces derniers d’introduire
un autre rapport aux lettres en fonction de leurs dispositions telles qu’elles sont
définies dans le débat sur la « littérature prolétarienne », étudiée par Paul Aron,
ou encore dans le débat sur le « roman parlant » dont a traité Jérôme Meizoz. Il
est important d’ajouter ici que l’avènement des agents issus d’Afrique et des
Antilles a favorisé également l’introduction dans le champ littéraire de nouvelles
problématiques, telles que le rapport à l’Afrique comme enjeu littéraire, rapport
que chacun de ces écrivains se réapproprie différemment. Nous pouvons parler
de mises en scène d’expériences fondamentales que nous pouvons lire comme
des prises de positions en correspondance avec leur position dans le champ.
Pour établir cette correspondance, le schème régulateur nous sert d’outil
conceptuel. Il permet de lire la pratique littéraire, consciente ou non, des agents
en relation avec d’autres. En tant que condition de l’expérience, il apparaît
comme une prise de position anthropologico-littéraire chez chaque agent.
Cette double caractéristique que l’on peut résumer par l’idée d’empirisme
transcendantal de la proximité fait que le schème donne l’impression d’être à la
fois partout et nulle part, du fait qu’il procède de l’expérience. Malgré cette
difficulté apparente, nous pouvons définir quelques invariants dans la production
de nos agents : la hiérarchisation, la transmutation et l’ambivalence.
Ainsi les schèmes transcendantaux renvoient généralement à un statut
particulier qui est le partage hiérarchique des pouvoirs dans l’univers social et
littéraire via le sens que l’auteur attribue au rapport à l’Afrique. Ensuite, chaque
schème possède une spécificité et peut se transmuter, en fonction des catégories
de l’entendement littéraire de chacun des agents et de leur degré de sensibilité
aux déterminations externes. Par conséquent il y a une liaison entre l’habitus et
l’usage de tel ou tel schème ainsi que de son orientation. Enfin, le schème se
situe dans les prises de positions des agents en même temps qu’il constitue
l’instrument d’analyse de ces prises de positions ; en cela, il est juxtaposé au
mode de pensée relationnelle, ce qui nous fait dire qu’il est ambivalent.

408

Pensée proximale et littérature

L’analyse que nous proposons permet de comprendre comment nos agents
paradigmatiques adoptent une posture d’écrivain afro-antillais en vue d’établir
des degrés de proximité dans le rapport à l’Afrique. Chacun mobilise ses propres
pouvoirs spécifiques dans ce que nous appelons le sous-champ littéraire afro-
antillais. La légitimité qui y est acquise l’est d’abord dans le champ littéraire
plus général, en l’occurrence parisien, avant d’être ensuite investie dans le sous-
champ précité. Pour eux, il n’y a pas de distinction entre le « centre » et la
« périphérie » du fait que chacun fait partie à sa façon du centre, parfois même
en souhaitant s’en écarter. Les stratégies d’émergence s’adaptent certes à la
spécificité de ces champs et sous-champs.

In fine nous pouvons dire que l’émergence des écrivains afro-antillais
entre 1920 et 1960 dans le sous-champ littéraire afro-antillais s’inscrit dans une
lutte symbolique pour la légitimité littéraire dans le « Paris noir », centre au
cœur duquel le rapport à l’Afrique est l’enjeu littéraire principal. L’orientation
de ce rapport varie en fonction de l’usage que chacun d’entre eux fait de son
rapport à l’Afrique. Ainsi les schèmes régulateurs s’imposent-ils comme une
condition essentielle de leurs expériences multiples dans la composition de
productions littéraires qui relatent ce rapport à l’Afrique. Ces schèmes se
manifestent comme des éléments anthropologico-littéraires, définis par le texte
comme lieu de l’expérience humaine (la parenté, la violence, le chemin, l’amour,
etc.) réfractée, expérience qui peut être comparée et singularisée chez différents
écrivains. Ce qui nous semble faire la fécondité de cette tentative d’élucider les
proximités, les stratégies et les postures identitaires des écrivains afro-antillais à
Paris, c’est la rencontre, voire la conjonction des schèmes régulateurs et de la
théorie du champ qui elle-même met en relief la morphologie particulière des
schèmes. Ces derniers s’imposent à la fois comme condition et comme résultat
de l’expérience.

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2 Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, trad. de l’américain par Denis-Armand Canal, Paris, Exils
éditeurs, 2000, p. 474.
3 Lambros Couloubaritsis, La Proximité et la question de la souffrance humaine..., op. cit., p. 88.
4 Lambros Couloubaritsis, Aux origines de la philosophie européenne..., op. cit., p. 86.
5 Paul Aron et Alain Viala, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2006, p. 84.
6 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 366.
7 Lambros Couloubaritsis, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale..., op. cit., p. 38.

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428

Index des noms

Achille L.-T., 119, 156, 171, 174
Amossy R., 9
Apollinaire G., 32, 42, 199, 202, 203, 295, 300, 302
Aragon L., 42, 47, 111, 125, 170, 202, 204, 291-293, 304-306, 324
Aron P., 5, 334, 353, 373, 419, 420, 423

Baghio’o J.-L., 171
Baker J., 103, 121
Barbusse H., 45, 46
Bardolph J., 11
Barthes R., 289, 323
Belance R., 245
Bellan Ch., 104
Bertrand J.-P., 202
Beti M., 12, 23-25, 221, 224, 255, 262, 290, 311, 313, 320, 322, 334, 365,
367-375, 381, 383-387, 391-395, 399, 402, 407, 408, 412, 414, 416, 418, 420,
423
Bhabha H., 11
Bhêly-Quenum O., 402, 403, 406
Biondi J.-P., 155
Bloch J.-R., 66, 83-85, 94, 146
Bocquet L., 32, 36, 51, 95
Boschetti A., 214, 215, 219, 248
Boto E., 221, 235, 334, 374, 384, 387
Bourdarie P., 105
Bourdieu P., 9, 13, 14, 31, 134, 135, 290, 395, 419
Branchi Ch., 128
Breton A., 42, 111, 125, 130, 173, 194, 199, 200, 202-205, 221, 244, 250,
290-295, 302, 304-306, 315, 319, 327, 330, 415, 420
Brière J.-F., 245
Brown W.W., 102

429

Camus A., 211-213, 216, 218-221, 224
Capécia M., 360-362
Carpentier A., 332
Casanova P., 194, 209
Céline L.-F., 43, 46, 97, 111, 194
Césaire A., 8, 12, 21, 23, 24, 42, 62, 111, 119, 127-134, 137-139, 161, 166,
168-177, 181, 186, 187, 191-196, 199-209, 211-214, 218-221, 224, 227, 229-
231, 234, 239, 240, 244-250, 254, 265, 266, 270, 271, 273, 275-295, 299-313,
315-334, 336-338, 342, 345, 346, 350-353, 356-358, 360-365, 370, 373, 374,
385, 394, 396, 399, 408, 413-418, 420, 423
Césaire S., 172, 193, 196-198, 200
Chamoiseau P., 176, 352
Champollion-Figeac, 267, 273
Chardin T. de, 233, 318
Chérubini, 267, 273
Claudel P., 88, 203, 258, 332, 336, 355
Combe D., 12
Condor D. P., 311, 312
Confiant R., 176, 352
Cornélus H., 164
Couloubaritsis L., 5, 13, 15-17, 20, 254, 343, 421
Cousturier L., 66-68, 83-85, 93, 94, 96, 118
Crevel, 42, 125
Cullen C., 103, 104, 170

Damas L.-G., 138, 165, 168-175, 177, 178, 182-187, 191, 203, 204, 206-209,
244-247, 256, 266, 275, 294, 304, 322, 356, 360, 365, 390
Darnal A., 38
Dejours Ch., 344
Delafosse M., 33, 105, 106, 108, 118, 146, 150, 236
Delavignette R., 108, 146, 150, 164, 165, 170, 225
Demaison A., 37, 69, 93, 97
Dennett R. E., 106
Dépêche africaine (La), 104, 108, 109, 111, 114, 122, 128
Depestre R., 237, 291-293, 305-309, 323

430
Derrida J., 11, 21
Desnos R., 42, 170
Desportes G., 172
Dessalines J.-J., 292, 307, 308, 342
Dewitte P., 27, 105
Diagne B., 114, 121, 157
Diallo B., 62, 66, 82-86, 94, 97, 98
Diodore, 267, 273
Diop A., 171, 217-224, 238, 256, 261-265, 303, 310, 311, 316, 318, 374, 375,
408, 420
Diop B., 114, 138, 141, 155, 170, 174, 175, 207, 209, 244, 245, 255-257, 259,
260, 264, 265, 304, 407
Diop C. A., 198, 235, 255, 263-273, 337
Diop D., 218, 245, 249, 309-311, 314, 386, 402
Diouf M., 271
Djiffack A., 367, 394
Douglass F., 102
Drew Ch., 171
Du Bois W. E. B., 103, 106
Duhamel G., 47, 211
Dumas A., 102, 122
Duncan G., 164
Durand P., 202
Durkheim E., 105, 106, 284

Éboué H., 128
Eliade M., 283
Elias M., 418
Éluard P., 42, 111, 125
Esser J., 164
Étudiant de la France d’Outre-mer (ÉFOM), 157
Étudiant noir (L’), 23, 24, 35, 108, 110, 127-129, 133, 134, 136-139, 154,
160, 170, 174, 181, 186, 217, 229, 244, 256, 324, 370, 420

Fabre M., 101
Fanon F., 172, 178, 262, 265, 269, 270, 304, 322, 323, 357-365, 372, 373, 414

431
Fanon J., 173
Finot L.-J., 115, 116
Fonkoua R., 231, 325, 351, 416
Frobenius, 107, 114, 115, 196-198, 236, 260, 294

Gahisto M., 32, 36, 51
Garvey M., 103
Geffroy G., 36, 38
Gide A., 15, 32, 44, 45, 48, 66, 86-94, 98, 110, 156, 164, 165, 194, 213, 220,
221, 224, 355, 420
Glissant É., 12, 20, 21, 23-25, 62, 132, 172, 192, 193, 203, 219, 224, 287, 290,
305, 320, 322-325, 327-334, 336, 337, 339, 341-343, 346, 349-358, 364, 365,
373-376, 383-386, 402, 413-416, 418, 420, 423
Gratiant G., 125, 126, 128, 132, 172, 174, 244, 245
Green P., 103
Grégoire (abbé), 278-280, 288
Guéhenno J., 47, 211

Halen P., 5
Hastie W., 171
Hazoumé P., 146, 220
Hearn L., 132, 196
Hegel G. W., 233, 272, 287, 327, 328
Heidegger M., 215, 418
Heredia J.-M. de, 122
Hérodote, 267, 273
Hesse H., 48
Houénou K. T., 28, 29
Houphouët-Boigny F., 227, 260, 264, 317
Hughes L., 103, 104, 115, 126, 170, 174

Ibn Battûta, 336

Jackman H., 103
Jadfard R., 171, 173
Jankélévitch V., 219

432
Jdanov, 46, 47
Jouhaux L., 104

Kant E., 19
Keita F., 146, 147
Kom A., 367-369, 374, 395
Kunstler Ch., 32, 34

Lacan J., 11
Lafon A., 32, 36
Lagrosillière J., 129
Laleau L., 245, 306
Lautréamont, 43, 192-194, 200, 202, 294, 302, 332, 353, 355
Laye C., 235, 334, 371, 375, 385-387, 390-396, 399, 402, 408, 414
Lebel R., 49, 75, 96, 97
Légitime Défense, 23, 24, 42, 108, 110, 122-133, 136, 139, 140, 172, 174,
177, 198, 217, 244, 304, 324, 420
Leiris M., 219-221, 250, 283
Lémery H., 129
Léro E., 114, 123, 124, 126, 128, 244, 245, 246, 247
Lévinas E., 219
Lévi-Strauss Cl., 283, 289
Lévy-Bruhl L., 88-90, 93, 98
Locke A., 171, 174
Londres A., 164
Louÿs P., 32
Lüsebrink H.-J., 146, 261

Mabille P., 173, 306
Macaïa, 341
Makward Ch.P., 362
Malebranche, 89
Malraux A., 47, 212, 213
Maran R., 12, 18-21, 23, 24, 27-31, 33-42, 49-51, 54, 55, 57, 59, 61-66, 68,
70, 72-82, 84, 86, 87, 91, 93-99, 103-105, 108, 110, 111, 115, 117, 122, 125-
127, 131, 133-135, 137, 139-141, 147, 150, 153, 155, 158-160, 163-167, 169,

433
170, 174, 175, 177, 181, 182, 206, 207, 211, 226, 237, 238, 253, 263, 275,
304, 341, 355, 356, 360, 362, 363, 365, 385, 418, 420, 423
Marcel G, 215
Marx K., 42, 124, 231-234
Maspero F., 267, 273, 324, 372
Massis H., 42, 43, 194, 283
Matheus J. F., 103
Maugée A., 128, 173, 200-202
Mauriac F., 36, 194, 211
Maydieu (père), 218, 220
McKay Cl., 103, 104, 115
Meizoz J., 43, 97, 419, 423
Ménil R., 109, 111, 114, 123, 125, 126, 128, 172, 173, 193, 195, 196, 323
Merleau-Ponty M., 216
Mille P., 15, 33, 37, 66, 74-78, 80, 82, 89, 93, 94, 96-98, 117, 355
Monnerot J.-M., 114, 123, 124, 128
Monnerville G., 29, 171, 184
Monod-Herzem G., 146
Morin E., 234
Moudio E., 219
Mounier E., 139, 218-221, 231, 318, 324

Nadeau M., 323
Nardal (sœurs), 23, 104, 111, 112, 139, 275
Nerval G. de, 43
Ngal G., 174
Niane D. T., 397, 398, 412, 414
Nicolas A., 199
Niger P., 245, 323, 335
Nizan P., 212

Ouologuem Y., 372
Oyono F., 334, 371, 373, 375, 378, 398, 399, 402, 407, 408, 412, 414

Péguy Ch., 68, 194, 195, 199
Périer G.-D., 112

434
Pilotin M., 123
Pline, 267, 273
Plotin, 16, 326
Polo M., 336, 408
Pompidou G., 139, 156
Ponty W., 138, 141, 206, 260
Porra V., 96
Poulaille H., 43, 46, 50, 97
Présence Africaine, 23, 24, 171, 205, 217-220, 222-224, 226, 238, 244, 250,
253, 254, 261-263, 265, 284, 288, 291, 294, 305, 306, 308, 310, 311, 316,
321, 323, 324, 337, 358, 360-362, 370, 371, 374, 375, 386, 387, 393, 394,
396, 408, 415, 420
Proust M., 32, 44, 156

Rabéarivelo J.-J., 245-247
Rabémananjara J., 245, 247
Ranaivo F., 237, 238, 245
Régnier H. de, 32, 33, 36, 37, 50, 87, 95, 237
Revert E., 172, 174
Revue du monde noir (La), 23, 24, 42, 108-112, 114, 115, 118-124, 126-133,
136, 137, 139, 140, 155, 156, 165, 166, 170, 174, 175, 181, 206, 207, 217,
219, 223, 244, 304, 305, 324, 370, 420
Rimbaud A., 42, 43, 192-194, 200, 203, 237, 294, 302, 332, 353-355
Robert (amiral), 173
Robeson P., 103
Rolland R., 47
Romains J., 47, 372
Roumain J., 245, 247, 307
Rousseau J.-J., 48
Roussi S., 172
Rubiales L., 34
Ryckmans P., 164

Sabas-Quitman M., 123
Sadji A., 145, 146, 154, 260-263, 334, 386, 387
Saïd E., 11

435
Saint-John Perse, 44, 258, 320, 332, 336, 340, 355
Sainville L., 128, 132, 137, 139, 207
Sapiro G., 110, 194, 216, 419
Sartre J.-P., 15, 173, 211-217, 219-221, 223-227, 231, 234, 238, 244, 247-250,
253, 275, 276, 278, 289, 290, 305, 315-317, 319, 324, 327, 372, 393, 394,
415, 420
Satineau M., 104
Sauphanor R., 128
Sayad A., 222, 223
Schlumberger J., 44, 87
Segalen V., 332, 355
Séjour V., 102
Séligny M., 102
Senghor L. S., 8, 9, 12, 23, 24, 35, 40, 41, 111, 114, 128, 130-132, 137-139,
154, 155, 157-160, 163-168, 170, 172-175, 177, 183, 185, 206-209, 211, 212,
214, 218-221, 224-238, 240, 241, 243, 244-250, 253-267, 269-271, 275, 276,
284, 286, 287, 289, 290, 293, 294, 299, 303-305, 307, 308, 310, 311, 313-321,
323, 324, 341, 342, 350, 356, 363-365, 370-375, 380, 381, 384-387, 394, 396,
399, 402, 407, 408, 412-416, 418, 420, 423
Sibony D., 345, 416
Sissoko F., 146, 261
Socé O., 114, 138, 139, 141, 145, 147, 154, 155, 164-168, 174, 175, 178, 183,
186, 206-209, 260-262, 264, 265, 357, 376, 387, 390
Somet Y., 5, 409
Spengler O., 48
Spivak G., 11
Städtler K., 170
Staline J., 47, 289, 309
Strabon, 267, 273
Tacite, 267, 273
Tersen E., 277-279
Thalès de Milet, 64
Tharaud (frères), 15, 37, 66, 68-70, 72-74, 76, 79, 82, 93, 97, 118, 147
Thésée A., 17, 123
Thierry C., 102
Thomas d’Aquin, 326

436
Thorez M., 46, 288, 309
Toomer J., 103
Toussaint Louverture, 21, 173, 188, 192, 301, 309, 311
Trautmann R., 15, 33, 66, 74-82, 89, 93, 94, 96-98, 117, 355
Um Nyobè R., 368, 370

Valéry P., 42, 87, 203, 332, 354, 362
Viala A., 419, 420
Violaines R., 32, 33, 35-37
Volney, 267, 272, 273

Wahl J., 219, 323, 327, 333, 334
Washington B.T., 102, 103

Yoyotte P., 123

Zara Ph., 121, 122

437
Table des matières

Couverture

Présentation du livre

Présentation de la collection

Titre

Remerciements

Introduction générale

Les études littéraires « francophones » en débat

Théorie du champ et schème régulateur

Articulations

1 - René Maran ou le syndrome de Véneuse

De la « Caraïbe » parisienne : présence afro-antillaise et francophilie

« Peau noire, masque blanc » ?

Une littérature pareille aux autres ?

Du schème de la violence au schème de l’amour : l’Afrique maranesque et l’authenticité « nègre »

Violence coloniale et métissage

Violence, coutumes ataviques et nature sauvage

Violence interne et violence externe

Violence, amour, souffrance et haine

Violence, parenté et amour : une réalité du mélange

Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (1) : relecture du schème de la violence

Lucie Cousturier et la figure du tirailleur

Les frères Tharaud et l’expérience du chemin contre Batouala

438
Quand Mille et Trautmann ripostent par la violence

Un exemple encombrant : Bakary Diallo ou la domination incorporée

Un allié objectif : André Gide et le schème de la violence

Le rapport à l’Afrique comme enjeu littéraire

Stratégie maranesque et syndrome de Véneuse

2 - Préhistoire d’un champ littéraire afro-antillais

La Dépêche africaine : reformulation de l’enjeu sur l’identité « nègre » de l’écrivain

De La Revue du monde noir à L’Étudiant noir

Identité triangulaire et assimilation

Première contestation de la triangularité

Redéfinition de la « triangularité »

Une domination incorporée...

3 - Le « rastignaquisme » aofien : Socé et Senghor lamantins

Des parcours croisés – épisode 1 : dominés parmi les dominants

Parenté et pratique hodologique : réajustement de l’« authenticité »

Afrique moderne et schème de la parenté : l’exemple de Karim

Métissage et cheminement : l’exemple de Mirages de Paris

Réhabilitation du schème de la parenté : l’exemple de Chants d’ombre

Contre la violence : parenté et cheminement

4 - Du marronnage littéraire : Damas et Césaire contestataires

Des parcours croisés – épisode 2 : Des terres d’esclavage à la Métropole

Du mimétisme littéraire au marronnage littéraire

Violence, traite et Afrique historique

Violence et assimilation : l’exemple de Pigments

Violence et cheminement vers la Guyane

Violence et souffrance des Antilles : l’exemple du Cahier d’un retour au pays natal

439
Tropiques : une présence totale dans la modernité littéraire

Suzanne Césaire et l’oubli de soi

De la consécration surréaliste ou Césaire « grand poète noir »

BILAN - Une double démarcation littéraire

5 - Promotion d’une littérature engagée

De la domination sartrienne

« L’existence précède l’essence » : responsabilité et engagement

L’intellectuel « total »

Présence Africaine : configuration d’un champ littéraire afro-antillais

Alioune Diop et la double absence : retour sur « l’identité nègre »

6 - Senghor nomothète

Assimiler Sartre, « non être assimilé » par Sartre

L’ambivalence d’une double appartenance : « Assimiler la France, non être assimilé »

Négritude et relecture du fonds littéraire parisien

Schème de la parenté et souffrance humaine

Terre, fraternité et liens du sang

Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française

Consécration sartrienne : « descente en soi-même » et « poésie orphique »

Éthiopiques : nature et quotidienneté africaine

Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (2) : parenté et nomos littéraire

Afrique des ancêtres et mythe de l’Afrique

Chemin, parenté et savoir : l’exemple de Birago Diop

L’échec du métissage chez Sadji ou l’effet d’hystérésis

Le déplacement antadiopien : modèle historique et schème de la parenté

7 - Césaire nomothète

Esclavage et colonisation comme « fait social »

440
« Tels sont les faits. Je les verse au dossier de la bourgeoisie »

Fait colonial, illusion de Deschamp et rôle de l’intellectuel « nègre »

Nomos césairien : historialité et littérature

Schème de la violence et « poésie solaire »

Souffrance, esclavage et déracinement

Afrique, Antilles et liberté

Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (3) : Visible et Invisible de la violence

Afrique historique et répartition du pouvoir dans le champ littéraire afro-antillais

De la « poésie solaire » à la « poésie du grand large » : René Depestre entre souffrance et liberté

Les coups de pilon de David Diop

BILAN - Un nouvel ordre littéraire afro-antillais

8 - Une « oblique continuation » : Édouard Glissant et le nomos de la Relation

« Nous cognons contre l’Un souverain et frêle »

De l’Un au Divers

Le monde-comme-Relation et l’écriture

La poésie comme connaissance du monde

Une position politique euphémisée : mémoire collective et nation

Du schème de la violence à la pratique hodologique : transmutation glissantienne

Souffrance, mémoire et Antilles

La poésie comme met-hodos : connaissance et solitude

Souffrance humaine et cheminement

Transmutation glissantienne des schèmes de la violence et du chemin

Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (4) : Violence et pratique hodologique comme stratégie de
démarcation

Contre « l’exode de soi » : souffrance et cheminement

Un contre-exemple de soi : le syndrome de Véneuse

Cheminement et violence historiale

441
Un allié objectif : Fanon entre violence et psychanalyse

9 - Mongo Beti et l’expérience de l’art social

Littérature engagée et promotion d’un art social

Le cheminement vers la modernité africaine : transmutation bétienne

Chemin, savoir et destination

Chemin et dérision de la parenté

Débats et enjeux du rapport à l’Afrique (5) : pratique hodologique, savoir et parenté

Le cheminement contre l’Afrique mythifiée

Dans la ligne de mire : L’Enfant noir et Le Regard du roi

Dégât collatéral : Djibril Tamsir Niane

Deux alliés objectifs : Oyono et Quenum

Un piège sans fin

Malonga et l’expérience de la parenté

BILAN - La stratégie du milieu

Conclusion générale

De la « multitude » configurée

Deux configurations de la proximité : théorie du champ et schème transcendantal

Première configuration : la théorie du champ

Seconde configuration : le schème transcendantal

Pensée proximale et littérature

Bibliographie générale

Ouvrages généraux

Histoire générale et Histoire coloniale

Histoire littéraire et littérature générale

Diverses œuvres primaires et secondaires

Romans, poésies, contes, critiques...

442
Biographie, études littéraires...

Revues

Mongo Beti

Sources primaires

Sources secondaires

Aimé Césaire

Sources primaires

Sources secondaires

Édouard Glissant

Sources primaires

Sources secondaires

René Maran

Sources primaires

Sources secondaires

Léopold Sédar Senghor

Sources primaires

Sources secondaires

Index des noms

Table des matières

443

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