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Modern French Identities

Philippe Willemart

Les mécanismes
de la création
littéraire
Lecture, écriture, génétique et
psychanalyse

Peter Lang
Modern French Identities

« L’essai de Philippe Willemart redonne à la théorie littéraire toute sa saveur et


aux approches génétiques, trop souvent réduites à des listes descriptives, tout
un savoir. C’est pourquoi il me semble de fort bon aloi de le publier dans le
monde universitaire francophone. »
–Extrait de l’avant-propos du Professeur Michel Erman, Université de Bourgogne

« Ce livre-ci constitue un aboutissement du nouage entre littérature et


psychanalyse, recourt à certains concepts de la physique quantique et des
sciences cognitives d’une part, et annonce d’autre part une ouverture dont
il est ici question de préciser les coordonnées sans verser dans la certitude
positiviste. »
– Extrait de la préface de Michel Peterson, Montréal

Comment allier inspiration, tradition, culture et invention, d’un côté, et grain de


jouissance, Réel, rature et manuscrit, de l’autre. La roue de l’écriture, machine
inventée par l’auteur, aide à comprendre les rapports entre ces concepts à
partir de l’étude des manuscrits. L’homme, écrivain ou artiste, reste le centre,
mais plus assujetti que sujet, plus ouvert aux découvertes qu’organisateur.
L’écrivain se sentant, comme l’Œdipe de Bauchau, artiste et suppliant par
rapport à la langue choisie et non plus régent d’une écriture instrumentale,
scripteur enfin pour devenir auteur. C’est ce que l’auteur met en pratique,
utilisant les théories littéraire et psychanalytique pour étudier manuscrits de
Marcel Proust et d’Henry Bauchau

Philippe Willemart, professeur et chercheur en littérature Français à l’Université


de Sao Paulo (USP), est membre de l’équipe Proust de l'ITEM-CNRS et fondateur
du Laboratoire du Manuscrit Littéraire de l’USP. Ses travaux portent sur la
génétique des textes et sur la construction d’une théorie de l’écriture à partir
de l’étude des manuscrits de Gustave Flaubert, de Marcel Proust et d’Henry
Bauchau visant à saisir leurs processus de création. Il s’est également penché
sur les rapports entre les sciences et la littérature dès 1992. En 1985, avec
d’autres collègues, il a lancé l’Association des Chercheurs en Critique Génétique
(APML-APCG), qui a favorisé la diffusion de la critique génétique au Brésil et
qui rassemble aujourd’hui plus de 200 chercheurs disséminés dans tout le Brésil

www.peterlang.com
Les mécanismes de la
création littéraire
M odern F rench I dentities
Edited by Jean Khalfa

Volume 137

PETER LANG
Oxford • Bern • Berlin • Bruxelles • New York • Wien
Philippe Willemart

Les mécanismes
de la création
littéraire 
Lecture, écriture, génétique et
psychanalyse

PETER LANG
Oxford • Bern • Berlin • Bruxelles • New York • Wien
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Congress.
French translation of Psicanálise e teoria literária: o tempo lógico e
as rodas da escritural e da leitura, published by Editora Perspectiva,
São Paulo.

Cette publication a été soutenue par une subvention du Conselho


Nacional de Desenvolvimento scientiífico e tecnológico (CNPq).
Cover image: Vincent Van Gogh, The Starry Night (1889). Oil on canvas.
In the public domain.
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ISSN 1422-9005
ISBN 978-1-78997-737-0 (print) • ISBN 978-1-78997-738-7 (ePDF)
ISBN 978-1-78997-739-4 (ePub) • ISBN 978-1-78997-740-0 (mobi)

© Peter Lang AG 2020


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Table des matières

Liste des figures   ix

Michel Erman
Avant-propos   1

Michel Peterson
Préface : le manuscrit-sinthome   3

Introduction   7

Partie I Psychanalyse

hapitre 1
C
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ?   13

hapitre 2
C
La littérature, symptôme ou sinthome ?   29

hapitre 3
C
La lettre volée de Poe et le paillasson proustien   43

Partie II  Lalangue, sous-discours et génétique

hapitre 4
C
Comment se construit la signature ?   53
vi Table des matières

hapitre 5
C
La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue   65

hapitre 6
C
La virtualité des brouillons et la réalité de l’œuvre : rapports
étranges entre le virtuel et la réalité   75

hapitre 7
C
Deux modes de lecture du manuscrit : l’après-coup et la pensée
par détails   83

Partie III  Pratiques et théorie proustiennes

hapitre 8
C
Une logique sous-jacente à l’écriture des folios proustiens   99

hapitre 9
C
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de
Marcel Proust   107

hapitre 10
C
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup   121

hapitre 11
C
Le parlé coulé dans l’écrit : recherche de la sonorité dans
l’écriture proustienne   133

hapitre 12
C
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray   141
Table des matières vii

Partie IV  Pratiques et théorie dans l’œuvre de Bauchau

hapitre 13
C
Premières aventures d’un généticien aux prises avec les
manuscrits d’Henry Bauchau   155

hapitre 14
C
La création hors du temps : une écriture sans frontières   169

hapitre 15
C
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » : qu’apporte le
roman de Bauchau à l’Œdipe contemporain ?   183

Pour un dialogue entre les savoirs artistique, psychanalytique et


génétique   201

Bibliographie   203

Index des concepts    211

Index des noms   213


Figures

igure 1. La roue de l’écriture et les pulsions   25


F
Figure 2. La roue de la lecture   37
Figure 3. Table de déchets d’Acácio Cabral. Photographie de
l’auteur   76
Figure 4. Projection d’un navire d’Acácio Cabral.
Photographie de l’auteur   76
Figure 5. La bande de Möbius   118
Figure 6. Chronique de Nuremberg. Photographie de Jorge Hirata   120
Avant-propos

Composé de textes ayant fait l’objet de conférences ou d’articles de


revues, l’ouvrage de Philippe Willemart, connu en particulier pour ses tra-
vaux sur Proust, ne constitue pas moins un essai homogène, argumenté et
rédigé avec beaucoup de clarté, à propos de la création littéraire que l’au-
teur saisit à la jonction de la critique et de la psychanalyse. Ajoutons que
les chapitres ou parties théoriques trouvent échos et illustrations dans des
passages de critique en actes souvent très pertinents (par ex sur Proust).
Si je devais résumer l’ensemble en quelques mots, je dirais que cet essai ré-
interprète et approfondit la théorie ricoeurdienne de la mimèsis au filtre
du psychisme de l’écrivain aussi bien que de celui du lecteur. Au total, on
a affaire à un essai de haut vol toujours attentif à définir les concepts et à
éclairer les références, en particulier psychanalytiques, qu’il utilise.
La méthode de Willemart appartient à la génétique littéraire. Toutefois,
à l’inverse de bien des travaux rédigés dans ce domaine, celle-ci ne se confond
pas avec la vieille philologie ayant pour objet de relater les divers états d’un
texte. L’auteur travaille sur l’inconscient génétique et cherche à mettre au
jour des « étymons » psychiques (pour paraphraser Leo Spitzer) qui tra-
vaillent l’écriture, en particulier chez Flaubert, Proust, Quignard ou Bauchau.
La méthode de Willemart cherche donc à explorer les mécanismes de
l’écriture. Elle a pour axe principal une théorie génétique originale qui dis-
tingue et associe plusieurs instances : du scripteur qui semble à l’écoute de
lui-même et de sa psyché et ne cesse de retravailler le texte jusqu’au lecteur
qui se relie à celui-ci, le fait résonner, l’écoute etc.
Dans le contexte actuel de la critique universitaire plutôt atone, l’essai
de Philippe Willemart redonne à la théorie littéraire toute sa saveur et aux
approches génétiques, trop souvent réduites à des listes descriptives, tout
un savoir. C’est pourquoi il me semble de fort bon aloi de le publier dans
le monde universitaire francophone.

Pr. Michel Erman


Université de Bourgogne
France
Préface : le manuscrit-sinthome

Est-ce un hasard que Philippe Willemart en soit venu à sentir


la nécessité de revenir à la roue pour éclairer les engrenages qui réu-
nissent l’écrivain, le scripteur, le narrateur, le re-lecteur et l’auteur dans
la construction toujours instable de l’œuvre littéraire ? Je ne crois pas.
Inventée par les Sumériens vers 3500 av. J. C., la roue apparaît dans
l’humanité presque au même moment que l’écriture. Voilà deux technologies
qui ont fait basculer de la préhistoire vers l’Histoire et qui sont devenues
des figures privilégiées de l’évolution de l’être humain. Or, à lire la dizaine
d’ouvrages et les multiples travaux publiés par Philippe Willemart depuis
plus de trente ans, on se rend maintenant compte que leur dynamique in-
terne procédait d’entrée de jeu au dégagement d’une ingénierie pulsionnelle
qui allait rendre possible, au cœur de la relation de perfusion entretenue
par la littérature et la psychanalyse, la transmission et la démultiplication
des forces de l’écriture à travers les manuscrits. Il était donc logique que la
richissime figure de la roue – symbole entre autres de la vie, de la mort et
du temps – en vienne à constituer la machine permettant de construire une
théorie de la création littéraire et, plus largement, de la création artistique,
en nous empêchant de verser, par sa dynamique même, dans les mythes de
la naissance épiphanique du sujet ou de sa mort définitive.
Car la roue n’est pas apparue tout de suite, mais s’est plutôt imposée
au terme d’un parcours dont ce livre-ci signe sans doute un terme en même
temps qu’un tournant majeur parce qu’elle radicalise la notion de « texte
mobile », dont les dispositions et les variations qui y sont inscrites et s’en
dégagent ne cessent de bouger. Le texte mobile se révèle ainsi à même cet
objet complexe qu’est le manuscrit littéraire dans la mesure où ce dernier,
toujours déjà instable, sans origine absolue assignable, en appelle au grain
de jouissance de l’écrivain, l’amenant dans son trajet non-linéaire d’écriture
à devenir écrivain.
De là, il faut aller plus loin. En tant que créateur critique, Philippe
Willemart, ne pouvant bien sûr s’en tenir aux coordonnées euclidiennes du
4 Préface : le manuscrit-sinthome

texte, découvre que ce fameux grain de jouissance – le bout de réel, selon


Lacan – du texte se manifeste dans les interstices de la langue et qu’on peut
le représenter avec la théorie des cordes de la physique théorique. Accusera-
t-on notre homme d’imposture intellectuelle, comme ont pu le faire Alan
Sokal et Jean Bricmont en 1997, alors qu’ils accusèrent les chercheurs en
sciences sociales et humaines de faire une utilisation abusive et non rigou-
reuse des sciences « exactes » ? Nul besoin d’entrer dans ce débat dont les
retombées furent au fond bien modestes. Le fait est que Willemart, de con
côté, fait preuve d’une exactitude radicale en ce qu’elle obéit simultanément
aux lois de l’inconscient, de la littérature et des sciences dites exactes dans
toute leur relativité. Quand il se réfère à ladite théorie des cordes, déjà in-
troduite dans Au-delà de la psychanalyse : la littérature et les arts, 1998), c’est
parce qu’elle lui permet de penser les interactions élémentaires entre les cinq
instances (écrivain, scripteur, etc.) et de dégager les pulsions qui conduisent
à la constitution par l’auteur du texte mobile, orienté par la non-linéarité.
Or, si j’ai parlé plus tôt de ce livre-ci comme d’un tournant majeur, c’est
dans la mesure où il constitue un aboutissement du nouage entre littéra-
ture, psychanalyse et recours à certains concepts de la physique quantique
et des sciences cognitives d’une part, et qu’il annonce d’autre part une
ouverture dont il est ici question de préciser les coordonnées sans verser
dans la certitude positiviste. Poussant à ses limites la discipline fondée par
Jean Bellemin-Noël et approfondie par Almuth Grésillon, la critique gé-
nétique développée par Philippe Willemart et les chercheurs et étudiants
du Núcleo des Apoio à Pesquisa em Crítica Genética de même que par le
Laboratório do Manuscrito Literário da FFLCH de l’USP, ne renvoie pas
à un dispositif qui ferait des manuscrits, des avant-textes, des prototextes
et des brouillons les « sources » ou les lieux de vérité d’un processus voire
d’un traumatisme de naissance s’effectuant selon la diachronie orientée du
passé vers le futur et s’adressant à un lecteur du présent. Si l’inconscient
est bel et bien un insu (un-bewusst), la naissance du texte littéraire fait ré-
sonner l’impensé de l’écrivain, table sur un « insu génétique » qui met en
fonctionnement, ainsi que Philippe Willemart le montre à l’occasion de
ses lectures d’Herodias, de Flaubert, un univers en expansion virtuellement
infini et dont les informations-particules contribuent à « fonder » l’acte
littéraire et les images fractales générées par l’œuvre.
Préface : le manuscrit-sinthome 5

Quiconque accepte cette base de travail doit cesser, qu’il soit psycha-
nalyste, critique ou théoricien littéraire, de se poser en sujet du Savoir et
recourir à l’association libre s’il veut entendre l’analysant ou le texte. Au
lieu d’orienter la lecture, de la diriger, réduire, il convient de lire de manière
flottante. Dans une entrevue accordée pour Manuscrítica (nº. 18, 2010) à
Carla Cavalcanti et à Alexandre Bebiano, l’auteur de La roue de l’écriture
explique que c’est très tôt, dans la jeune vingtaine, qu’il apprit, alors qu’il
participait à un séminaire de dynamique de groupe inspiré de Carl Rogers,
comment faire avec la non-directivité. C’est dire que sa sensibilité au prin-
cipe d’incertitude et aux bifurcations, si nécessaire en littérature, s’est pour
ainsi dire forgée au cours d’une « expérience de terrain », si l’on peut dire,
laquelle se conjugua à son travail dans le champ de l’alphabétisation et, dans
les années 80, à l’exercice du métier de psychanalyste avant de se consacrer
uniquement à l’étude de la littérature et des arts à travers l’enseignement et
l’écriture théorique. De son premier ouvrage : Escritura e linhas fantasmá-
ticas, publié en 1983, à celui-ci, beaucoup plus ambitieux, tant sur le plan
de la synthèse de recherche qu’il propose, que sur celui de l’ouverture vers
les sciences à laquelle il invite, Willemart, lecteur et auditeur attentif de
Freud et de Lacan, s’est attaché à comprendre, sur la base du transfert, les
processus de création à partir de ce qui disparaît de l’œuvre, sa part raturée,
oubliée, mais qui ne cesse de revenir dans l’après-coup sous le coup du désir.
La perspective ouverte par Willemart ne se résume donc pas à la description
phénoménologique des campagnes d’écriture, mais à favoriser l’écoute de
la lité-rature dans tous ses états, inachevés et inachevables. Nous revenons
ainsi à cet espace où les frontières entre avant-texte et texte achevé, sujet
de l’écriture et auteur, production et réception, deviennent inopérantes et
appellent à de nouvelles lectures.
Est-ce un hasard que Jacques Derrida en soit venu à repérer que
Robinson, sur son île, avait « des problèmes cruciaux avec la roue », au
point où celle-ci « fut sa croix ». Commentant le texte de Defoe, Derrida
ajoute ceci, qui touche de très près à ce qui occupe Willemart au sujet de
l’ipséité se constituant dans l’apprentissage des lois de fonctionnement
d’une technologie, à savoir la roue : « Autant dire que Robinson avait des
problèmes avec le cercle, avec le cycloïde, donc avec le retour sur soi de la
roue et de la route, et non seulement avec le risque de revenir sur ses pas et
6 Préface : le manuscrit-sinthome

de prendre pour la sienne la trace de pas qui […] le plonge dans une médi-
tation ou dans une spéculation effrayée » (La bête et le souverain, 2, p. 118).
Or, n’est-ce pas précisément cette angoisse qui agitent avec la jouissance
les pulsions de l’écrivain, du scripteur, de l’auditeur, de re-lecteur et de
l’auteur ? Revenir sur ses traces, s’y perdre, n’est-ce pas là le principe même
de la répétition, du supplément d’origine, du principe du non-originaire
du texte mobile ? C’est à la suite d’un tremblement de terre que Robinson
développe la terreur fondamentale – Derrida dit : le phantasme fondamen-
tal, le phantasme du fondamental – qui l’éprouve : être enterré vivant : « il
ne pense qu’à être mangé et bu par l’autre, il y pense comme à une menace,
mais avec une telle compulsion qu’on se demande si la menace n’est pas
aussi caressée comme une promesse, comme un désir. » C’est peut-être là
que gît l’ombilic de la création, sa roue des limbes : du regard à la rature,
l’effacement de la trace guette toujours, comme son retour éternel dans sa
différance. La roue de l’écriture, n’est-ce pas la mise en mouvement de la
technique rotatoire de la littérature, sa loi de ré-invention auto-hétéro-bio-
graphique ? Bref, le manuscrit écrit d’une même trace la possibilité de la
création et la possibilité de la destruction. Il est donc, toujours, ana-chro-
nique, sin-thome de ce qui survit de l’irreprésentable.

Michel Peterson
Montréal
Introduction

L’image de la roue de l’écriture ne m’est venue qu’après plusieurs


essais pour comprendre comment marchait l’opération de l’écri-
ture.  Ces démarches et les images qui les accompagnent, sont rappor-
tées dans  Critique génétique  :  pratiques et théories (Willemart, 1997b,
195) que je résume. Nous savons que la rature fait jouer quatre instances,
celles de l’écrivain, du scripteur, du narrateur et de l’auteur auxquelles
j’ai ajouté plus tard une cinquième, celle du re-lecteur. Comment ima-
giner leur mécanisme ? Cherchant une figure frappante qui articulerait
leurs actions, je me proposais de les insérer dans une roue qui serait ac-
tionnée à chaque mouvement de l’écriture, mais cette figure fermée et
rayonnant la perfection servait peu à l’étude de la genèse ouverte aux
bifurcations et rarement conclue.
Ensuite, une doctorante Cristiane Takeda a suggéré deux images : celle
de la spirale et celle de la chaîne de l’ADN. La première illustrerait le mou-
vement des instances qui ne s’enferme pas sur lui-même, et qui, une fois le
cycle complété, pousse à la formation d’une autre volute, mais cette figure
suppose l’évolution et une ascension peu compatibles apparemment avec
la notion de genèse non linéaire.
La seconde qui a la forme d’une double hélice aurait l’avantage d’indi-
quer une écriture littéraire qui se modifie et se configure de forme différente
suivant les combinaisons. Sachant toutefois que la double hélice est assez
bien dirigée et que « évolution » dans le langage des biologistes, signifie
à peine « changement », je n’ai pas retenu cette figure.
Pourquoi ne pas associer la roue à la spirale ? Insérer les instances – écri-
vain, scripteur, narrateur, relecteur et auteur – dans une roue qui elle-même
construit la spirale de l’écriture, permet de considérer l’ensemble comme
un opérateur mathématique, puisqu’il change la fonction ou la valeur du
« texte mobile » (dont je rappelle la définition au premier chapitre) placé
au milieu de la roue chaque fois qu’il est mis en train en gardant toutefois
la valeur stable de la jouissance. L’opérateur vide le « texte mobile » de
8 Introduction

ses suggestions et le relance à son point de départ qui est le grain de jouis-
sance  recouvrant le bout de Réel.
L’écriture littéraire se constitue donc peu à peu et découle de ce jeu
entre les instances et le « texte mobile ». Différente de l’inconscient qui
ne cesse de ne pas s’écrire et saute continuellement de signifiant inconscient
en signifiant inconscient, l’écriture littéraire ne cesse pas d’être écrite par
les signifiants linguistiques durant les campagnes de rédaction jusqu’à ce
que l’auteur mette le point final à la dernière version. À ce moment et seu-
lement à ce moment, l’écriture littéraire, je dirai, totale, coïncidera avec
l’auteur qui signe le livre, auteur qui sera reconnu comme tel par la société.
La roue de l’écriture développée ensuite dans l’ouvrage précédent paru
dans Voix psychanalytiques chez Liber (Montréal), est reprise de nouveau
dans cet essai insistant sur les rapports avec le temps logique défini par
Lacan, montrant comment elle joue dans les manuscrits et dans les textes
publiés de Marcel Proust et d’Henry Bauchau. La roue de la lecture, quant
à elle, éclaire le chemin du symptôme au sinthome qui peut transformer le
lecteur, relève deux objets banals, une lettre chez Poe et un paillasson chez
Proust, qui deviennent des phares de lecture.
Dans la deuxième partie, différents concepts de critique génétique
sont précisés : la signature, le savoir génétique, l’inconscient génétique et
l’impensé de la langue ; les rapports entre le virtuel et la réalité ainsi que
les avantages de deux modes de lecture du manuscrit, la lecture après-coup
et la pensée par détails, sont soulignés ensuite.
Dans la troisième et la quatrième partie, sont analysés des textes de
Proust et de l’écrivain belge, Henry Bauchau.
La pratique des manuscrits proustiens révèle une logique sous-jacente
dans les manuscrits voisins et des processus cognitifs étonnants sur la per-
méabilité entre futur, présent et passé.  Ensuite, la même pratique pousse
le généticien à la recherche des processus de création à se méfier de la chro-
nologie des brouillons, à utiliser l’après-coup freudien dans la lecture et à
tenir compte en première instance de la sonorité du texte, premier moteur
de l’écriture proustienne. La pratique des manuscrits d’Œdipe sur la route de
Bauchau découvre deux genèses,  remet en cause le nombre de versions du
roman et saisit la distance entre le temps de la création et celui de l’écriture.
L’étude du texte publié, quant à lui, annonce un Œdipe contemporain
Introduction 9

transformé par l’art qui dépasse le personnage de Sophocle. Les roues de


l’écriture et de la lecture qui sous-tendent cet essai, aideront le lecteur, j’es-
père,  à saisir un peu mieux pourquoi et comment les écrivains et les artistes
travaillent et ce qui se passe en nous lorsque nous lisons.
Partie I
Psychanalyse
Chapitre 1

Comment comprendre le temps logique dans la roue


de l’écriture ?1

Imaginant comment travaillent l’écrivain et le critique, j’ai inventé une


roue de l’écriture qui tourne après chaque rature et où je distingue cinq
instances qui se suivent à chaque mouvement : les instances de l’écrivain,
du scripteur, du narrateur, de relecteur et de l’auteur, instances rattachées
à un grain de jouissance qui sous-tend toute l’écriture. Dans ce chapitre,
après avoir rappelé le concept de texte mobile et son articulation avec
chaque instance, je développerai l’avant-dernière étape de la roue, la relec-
ture, la confrontant à un texte de Lacan, Le temps logique et son assertion
de certitude anticipée. De la confrontation, je tirerai quelques conclusions
qui nous aideront à comprendre un peu mieux non seulement la roue de
l’écriture, mais comment fonctionne l’esprit de l’écrivain et le nôtre.

Le rapport du texte mobile aux instances

Dans toute activité, l’écrivain tout comme chaque homme cherche une
satisfaction qui peut devenir jouissance, c’est-à-dire, excès de plaisir. Je
soutiendrai donc que tout roman, poème, drame ou œuvre en général
est aiguillonné par un grain de jouissance sous-tendu de douleur, argu-
ment soutenu dans Littérature à partir de l’analyse de la petite musique
de Vinteuil de Proust (Willemart, 1999a). Le manuscrit expose ce mou-
vement. A mesure que le texte se construit et se défait par les ratures, les

1 Conférence donnée au cours pour doctorants de Roberto Zular du Département


de théorie littéraire de l’Université de São Paulo en 2010.
14 Chapitre 1 

suppressions ou les ajouts, il passe par la re-présentation et par le grain de


jouissance. J’ai appelé ce mouvement « texte mobile », la mobilité étant
rattachée au texte instable qui se fait et se défait, et le texte se référant en
même temps au grain de jouissance stable et à l’écriture arrêtée non revue
par l’auteur. Cette conceptualisation m’autorise à supposer un grain de
jouissance identique durant l’écriture de l’œuvre, qui disparaît à la remise
du manuscrit à l’éditeur, puisqu’il n’excite plus l’écrivain.
Le grain de jouissance ou le bout de réel de Lacan, conduit le jeu,
emmenant l’écrivain à se dire, à se dessubjectiver, pour renaître auteur.2
Nous sortons ainsi des contraintes kantiennes du temps et de l’espace,
trop dépendantes de la géométrie euclidienne et nous rattachons plus vo-
lontiers à la figure de la corde des physiciens, à plus de quatre dimensions.3
Isolé et oublié, le texte-corde cache toutes ses richesses, mais une fois
saisi par l’écrivain attentif à ce qui lui vient sous la main, à ce qui s’écrit, le
« se » pronominal indiquant en même temps, le dialogue avec le grand
Autre et soulignant l’instrument qu’il est devenu, le scripteur, « le texte
mobile » déploie ses multiples dimensions linéaires et non linéaires,
chaotiques ou non et déclenche l’écriture dans les manuscrits (Willemart,
1998, 113).

2 Ce concept a été développé dans Universo da criação literária. (1993b), approfondi


dans Critique génétique et Psychanalyse (2007) et repris dans L’Univers de la création
littéraire (Oxford, 2017).
3 « Dans les théories des cordes, ce que l’on pensait auparavant en termes de parti-
cules est maintenant représenté comme des ondes voyageant le long d’une corde,
comme les ondes d’une corde de cerf-volant en vibration ». Stephen Hawking, Une
brève histoire du temps (1998, 198) Notons cependant que depuis lors d’autres théo-
ries ont vu le jour comme celle des boucles quantiques, mais nous n’entrerons pas
dans les disputes entre physiciens, maintenant cependant la pluralité des dimen-
sions qui peuple la langue.
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 15

La roue de l’écriture et les pulsions

Voyons les mouvements qui découlent de la roue dont le lecteur trouvera


l’image un peu plus loin.4
Stimulé par la pulsion du regard, l’écrivain observe et sent. Il se laisse
impressionner non pas encore par la mémoire mais par ce qu’il perçoit
autour de lui et en lui. C’est la première étape du schéma freudien de 1896;
la perception enveloppe le regard externe, et j’ajoute, le regard interne ;
c’est le point de départ de cette faculté de réflexion au sens de refléter ; le
scripteur se fait miroir de l’espace qui entoure l’écrivain et qu’il contient ;
il se dispose et se met au service des impacts provoqués par les événements
en lui et hors de lui.
Imbibé comme une éponge par les événements ou sensible comme
une plaque photographique, l’écrivain passe ensuite à la seconde instance
et à la seconde pulsion.
Dans le second mouvement, poussé par la pulsion d’écrire, celle qui
ne cesse de ne pas s’écrire et suscite l’écriture, le scripteur transcrit ce qu’il
a impressionné comme le témoigne Henry Bauchau :

le rythme passionné dans lequel je suis entraîné durant un an, m’enseigne à reconnaître,
sous les paroles de mes personnages, mon son de voix, mes rythmes, les pulsions de
la langue et de mon corps. Quand je ne les entends pas, je saurai que je ne suis pas
dans ma vérité et que je dois m’arrêter et recommencer. (Bauchau, 1998, 12 et 13)

Dans le troisième mouvement, ajustant son désir aux dimensions du


grand Autre, c’est-à-dire, au symbolique auquel l’écrivain appartient, la
langue utilisée, les structures sociales, économiques, culturelles, politiques,
etc., conversant toujours avec le texte mobile, le scripteur se transforme en
une immense oreille et écoute, attentif au Tiers et à la tradition. Il exerce la
pulsion invocante qui écoute, transmet et raconte en écrivant.
Dans le quatrième mouvement, soulevé par une question ou le plai-
sir d’ajuster la pensée ou de dire plus, d’améliorer la construction d’un

4 La suite du texte a été déclenchée lors d’une conversation avec Roberto Zular du
département de théorie littéraire de l’Université de São Paulo.
16 Chapitre 1 

personnage, voulant remettre la surprise réservée aux lecteurs à plus tard5


et passant de l’explicatif à l’anecdotique6, le re-lecteur laisse opérer un im-
mense non-dit, constitué de toutes les possibilités non écrites sur la page,
mais inscrites dans le langage et rature. Ensuite, répétant l’écoute de la
même tradition et des mêmes tiers, il remplace la phrase, le mot, peut-être
un chapitre ou les ratures, et l’arrêt peut durer de quelques secondes à des
années, pour enfin, faire jouer la cinquième instance.
Dans le cinquième mouvement, l’instance de l’auteur confirme le mot, la
phrase ou la page, devient ainsi le porte-parole de la communauté dans laquelle
il vit et de tout ce qu’il représente et va de l’avant.

Le temps logique dans la relecture, dans la rature et dans la


réécriture

Ayant rappelé l’essentiel de la roue de l’écriture, j’aimerais approfondir le


quatrième mouvement qui, rapide apparemment, implique cependant
une large réflexion ébauchée depuis 19937 et qui s’appuie sur une parabole

5 Comme le héros essayant de baiser les mains de l’ambassadeur Norpois, qui n’ap-
prend la réaction offensée de Norpois que plus tard (Proust, 1987b, 469).
6 « Les longs passages explicatifs que Proust consacrait à l’actualité dans Jean Santeuil
disparaissent de La Recherche au profit d’anecdotes. L’entier matériau historiogra-
phique est anecdotisé tant par les personnages que par le romancier, et cette anecdo-
tisation semble avoir pour tâche, à tout le moins pour résultat, d’évacuer l’Histoire
du roman. Une étude suivie des fonctions de l’anecdote prouve toutefois que le
micro-récit assume simultanément deux fonctions distinctes, voire contraires. Pour
les personnages, il y va d’une stratégie d’escamotage, pour le romancier d’une tech-
nique d’inscription de l’Histoire. Grâce à l’anecdote, un élément pourtant réputé
secondaire, Proust indexe son récit au discours social de l’époque » (Guez, 2009).
7 « Si, d’un côté, Flaubert recommence chaque fois à réécrire le folio qu’il va barrer
d’une croix de Saint-André, d’un autre côté, avant de se remettre dans la succession
irréversible, il revient à son écriture, travaille en marge, rature et ajoute ; il se permet
autrement dit de “spatialiser” le temps, de faire de son folio une scène de théâtre à la
Mallarmé. Un temps différent a été introduit. Entre l’écriture et l’écrivain se noue un
rapport centré sur la recherche d’une vérité. L’auteur se cherche, ou mieux l’écrivain
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 17

racontée et commentée par Lacan en 1945. Il s’agissait des trois détenus à


qui le directeur de la prison propose une épreuve.

Vous êtes trois ici présents. Voici cinq disques qui ne diffèrent que par leur cou-
leur : trois sont blancs, et deux sont noirs. Sans lui faire connaître duquel j’aurai fait
choix, je vais fixer à chacun de vous un de ces disques entre les deux épaules, c’est-à-dire
hors de la portée directe de son regard, toute possibilité indirecte d’y atteindre par la
vue étant également exclue par l’absence ici d’aucun moyen de se mirer […] Car c’est
le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur qui doit bénéficier de la mesure
libératoire dont nous disposons […] Encore faudra-t-il que sa conclusion soit fondée
sur des motifs de logique, et non seulement de probabilité. (Lacan, 1966, 197–198)

Premier mouvement

Notez que je devrais révéler la roue peu à peu, mais le manque d’espace
m’oblige à la montrer d’une fois à la fin du parcours. Quand l’écrivain se
relit et ici je vais décomposer le mouvement très lentement, il observe
d’abord le silence. C’est « le temps du regard intérieur et de l’intuition
instantanée » écrite pendant le travail de la première instance sauf qu’il
doit compter avec ce qui est déjà écrit. Remarquons que cet arrêt est
marqué non pas parce que l’écrivain voit mais par ce qu’il ne voit pas.
Dans l’exemple de Lacan, les prisonniers devaient regarder les deux col-
lègues en face d’eux pour déduire leur couleur n’ayant pas de miroir pour
regarder dans leur dos.

recherche l’auteur. L’écrivain hésite, écrit des choses apparemment contradictoires


ou qui se complètent et puis, à un certain moment, pas annoncé et qui surprend,
quelqu’un tranche et conclut : la vérité est trouvée. Ce processus rappelle le temps
logique et l’assertion de certitude anticipée que Lacan décrit en trois temps : l’ins-
tant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure  ». Puis-je
affirmer qu’il y a des rapports entre l’instant de décision de l’auteur qui tranche et le
moment de conclure du temps logique, entre l’instance narrative qui intervient et le
sujet, je psychologique, qui se dégage du transitivisme spéculaire (Willemart, 1993
b, 81–82 et 2017, 61–62) ?
18 Chapitre 1 

Contrairement aux prisonniers, l’écrivain se sent libre pour consulter


ce qui a été fait et qui est devant lui : la page entière, le paragraphe ou la
phrase pour Flaubert, de même pour Proust si j’y ajoute les cahiers.
Orienté vers le futur comme tous ses contemporains et ne pouvant
se retourner comme les prisonniers, il n’est que la pointe d’un iceberg ou
le représentant d’un passé acquis par les lectures ou par la simple immer-
sion dans le milieu ambiant. Le symbolique lacanien8 l’entoure de tous les
côtés. Il devrait se laisser entraîner vers un passé, l’autrefois ou « le jadis »
de Quignard pour déduire ou traduire, – dirait Proust, ce qui est dans son
dos. Mais comment le faire ?
Retournons à la roue de l’écriture pour répondre. Quelle est la pulsion
qui va travailler dans la première instance ?
Le prisonnier exerce la pulsion du regard en lisant les disques qui
se trouvent sur les dos des deux autres. Ensuite, il essaye de comprendre
l’énigme et de trouver la réponse. Mais poussé par quoi ? Par la volonté
d’être libéré et de pouvoir jouir un peu mieux de la vie, supposons-nous.
L’écrivain arrêté devant sa page, pressé par la hâte et par son éditeur,
veut résoudre très vite son problème et attend une soi-disant inspiration.
Comment peut-il regarder en arrière sans se retourner ?
Soit, il imitera le narrateur de Rabelais, Alcofribas Nasier qui un jour
de pluie ne rencontrant aucune place en dessous de la langue du héros
Pantagruel, monte sur la langue pour y découvrir la nouvelle langue de
la Renaissance, de nouveaux légumes, de nouvelles villes et campagnes,
d’autres bandits, etc., et y resta six mois (Rabelais, 1955, 305). Relisant ses
brouillons, l’écrivain découvrira entre les lignes, le nom, le mot exact ou la
nouveauté cachée et la transcrira. Il devient alors scripteur au service de la
langue utilisée et connue, de ses lectures oubliées ou non, retrouve le secret
caché ou la clé de l’énigme et l’écrit avec hâte.9

8 Chez Lacan, le symbolique enveloppe toutes les structures dans lesquelles nous
sommes insérés depuis la naissance à commencer par la structure familiale et le
langage.
9 « Cette fonction de la hâte, à savoir cette façon dont l’homme se précipite dans sa
ressemblance à l’homme, n’est pas l’angoisse » (Lacan, 1991, 422).
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 19

L’écrivain pourra aussi se laisser travailler par la pulsion invocante, se


laisser emporter par la musique des mots qui facilement devient lalangue,
y entendre d’autres sons qui appellent d’autres associations, etc.
Ces deux solutions, l’écriture et l’écoute, ont été travaillées par deux
géants du XXe siècle : Jacques Derrida (Peterson, 2010, 99–100) et Jacques
Lacan qui se sont interrogés sur ce qui vient en premier lieu. La langue
écrite ou la langue entendue, l’écriture ou l’oral, le verbe écrit ou écouté ?
Devons-nous choisir entre l’écriture et le logocentrisme ?
Le logos-phonocentrisme, écrit Derrida, est « un système de répres-
sion logocentrique qui s’est organisé pour exclure ou abaisser, mettre au
dehors ou en bas, comme métaphore didactique et technique, comme
matière servile ou excrément, le corps de la trace écrite » (Derrida, 1967,
294). Lacan, à la suite de Freud, soutenait la primauté de la parole entendue
dans le processus psychanalytique (Lacan, 1991, 199).
Qu’est-ce qui va faire travailler la mémoire et son imaginaire ? Les
textes lus ou les paroles entendues ? Comment se situe notre civilisation
de l’image par rapport à l’écriture et à la parole ? L’image ne précède-t-elle
pas la parole et l’écriture et n’engendre-t-elle pas l’imaginaire ? Je laisserais
ces questions en suspens pour le moment.
Une troisième réponse recoupe les deux premières :

à celui qui les retranscrit, à la musicienne qui les chante, à la comédienne qui les ar-
ticule, au lecteur qui les suit sans les voir et s’absorbe dans leur signification, les mots
paraissent moins inintelligibles qu’à celui qui les écrit. Pour les écrire, il les cherche.
Comme ce couteau suspendu devant un bloc de glace qui le fuit, celui qui écrit est
un homme au regard arrêté, au corps figé, la main tendue, en suppliant vers des mots
qui le fuient. Tous les noms se tiennent sur le bout de la langue. L’art est de savoir
les convoquer quand il faut et pour une cause qui en revivifie les corps minuscules.
L’oreille, l’œil et les doigts attendent en rond comme une bouche, ce mot que le
regard cherche à la fois intensément et nulle part, plus loin que le corps dans le fond
de l’air. La main qui écrit est plutôt une main qui fouille le langage qui manque, qui
tâtonne vers le langage survivant, qui se crispe, s’énerve, qui du bout des doigts le
mendie. (Quignard, 1993, 12–13)

Dans ce premier mouvement, pourquoi les prisonniers se sont-ils ar-


rêtés ? Ils ne sont pas forcés à sortir de prison ou de raturer leur vie pré-
cédente, mais ils y sont encouragés par le directeur qui ne leur en dit pas
20 Chapitre 1 

le motif ; le lecteur n’en saura rien non plus. Le directeur joue le rôle du
grand Autre, qui se définit comme une espèce de réserve des possibilités,
toutes exécutables, qui supposent un saut dans l’imaginaire, de ce qu’ils
pensent qu’ils sont ou du petit « a » lacanien, au vide, à l’acceptation du
risque, à la confiance en soi et dans le directeur. Un pacte sous-entendu
provoque cette rature.
Pourquoi l’écrivain s’arrête-t-il dans sa relecture et sur ce mot, sur cette
expression ou sur ce chapitre ?
Encouragés certainement aussi par le grand Autre, bien que le pacte ne
soit plus avec une personne seulement, mais avec son public-lecteur, avec la
communauté dans laquelle il vit et avec l’ensemble de la tradition, littéraire
ou non, ses lectures, etc. Tout comme le prisonnier, il doit aussi oublier le
petit « a » et ce qu’il s’imagine être pour oser faire un grand saut au-dessus
de cette faille immense, entourée d’événements. Cela exige une poussée de la
libido-texte mobile, qui doit cependant passer par la pulsion d’écrire.
Mille choses peuvent provoquer cet arrêt, dans le texte et hors du texte : un
souvenir de lecture ou d’une personne aimée ou haïe, un paysage comme
celui qui a attiré l’attention de Flaubert qui dans une lettre du 17 août 1876
à Caroline, sa nièce, disait imaginer le regard d’Antipas du conte Hérodias,
glissant sur la mer Morte à partir de la vision qu’il avait de la Seine à Croisset
en Normandie. Cela peut être aussi l’action subite du grain de jouissance qui
veut se manifester ou la tentative de comprendre sa propre écriture – c’est le
même Flaubert qui se plaignait de ne pas pouvoir embrasser d’une fois tout
ce qu’il avait écrit pour continuer son roman.
Cela peut être aussi la structure des personnages, la pression indéfinie
du passé de l’écrivain, la logique précédente inconnue, un roman ou un conte
déjà écrit. Ou encore un « système d’anticipations, d’intérêts, d’hypothèses
sur le travail de toute une logique (Derrida, 1980, 530) ou une phrase sans
discontinuité sans possibilité d’arrêt qui ne permet pas le surgissement de
l’inconscient. Nous savons par Jean Petitot que

Dès le traitement périphérique de l’information encodée dans le signal optique, les


algorithmes visuels sont finalisés de façon essentielle par la détection de disconti-
nuités ou de petites ondes.10

10 « Depuis les travaux de D. Marr à la fin des années 1970, l’une des hypothèses qui
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 21

Le regard et l’inconscient partagent la discontinuité.


Nous avons un exemple dans le premier folio du manuscrit de Madame
Bovary où nous lisons une description trop longue qui fatiguerait le lecteur
si Flaubert n’avait supprimé plusieurs lignes :
Une heure et demie venaient de sonner à l’horloge du collège <Nous étions à l’étude>
quand le Proviseur entra dans l’étude, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un
garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient, se réveillèrent en
sursaut. il y eut ainsi que d’usage branle-bas subit /de dictionnaires ouverts/, de cahiers
remués, de livres atteints, de plumes qui grincèrent sur le papier, et chacun se leva comme
surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir et se tournant vers le maître d’études – “Mr
Roger” [lui dit-il à demi-voix], “voici un élève que je vous recommande. Il entre en
cinquième. Si son travail & sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où
l’appelle son âge.

Un autre exemple se retrouve dans Hérodias où la nécessité de refaire


l’Histoire pour l’adapter au récit pousse Flaubert à inventer une autre his-
toire du peuple juif.11

semble le mieux confirmée est que les cellules ganglionnaires de la rétine implé-
mentent une analyse en ondelettes du signal optique. L’intérêt principal de l’analyse
en ondelettes est de fournir un algorithme d’analyse du signal qui, contrairement
aux analyses classiques de type Fourier, est spatialement localisée et multiéchelle, ce
qui la rend adaptée à l’extraction de la géométrie encodée dans le signal. A chaque
échelle, le signal est lissé et les discontinuités qualitatives significatives en sont ex-
traites », Petitot. Modèles dynamiques en sciences cognitives. Notons également que
Hubel et Wiesel, prix Nobel de médecine de 1981, ont établi que la reconnaissance
d’objets se fait par étapes, depuis la rétine jusqu’au cortex inférotemporal : elle suit
le « chemin ventral ». Quand on regarde une chaise par exemple, le signal visuel
passe par des filtres successifs dans le cortex visuel primaire V1, puis dans les aires
suivantes V2 puis V4, et va finalement allumer dans le cortex inféro-temporal un
ensemble de neurones qui représente le concept de chaise. Lors de tâches visuelles
de routine, le signal se propage d’une traite en moins de 100 millisecondes. La rapi-
dité du signal est telle qu’elle rend impossible l’utilisation des nombreuses boucles
disponibles dans les connexions (Le Cun, 2019, 196).
11 « Le narrateur a opéré une coupe dans l’histoire du peuple juif, la période de 783 à
743 a.C ; il y distingue le prophète Amos qui devient objet de comparaison et qui
justifie la répétition de l’attitude d’un peuple. Enfin, et sans doute à son insu, il trace
un parallèle entre les deux chefs d’Etat, Jéroboam II et Antipas au désavantage du
22 Chapitre 1 

Enfin, les motifs se résument à la constatation d’une certaine cécité devant


un problème que l’écrivain ne sait pas résoudre immédiatement, ou bien d’un
manque qui provoque le fameux silence commenté par Serge Fingermann:
j’appelle silence ce que le mot n’atteint pas, l’impossibilité de dire, mais qui paradoxale-
ment est là […] C’est dans le silence que s’entendent les voix des dieux ? […] La parole
est limite, et les frontières du silence, limite du chaos ? […] Le silence est sentinelle
[…] Avec le silence, nous apprenons à voir dans l’obscurité. (Fingermann, 2007, 9–11)

Voir dans l’obscurité ou dans l’imaginaire, distinguer les mille com-


binaisons possibles entre ce qui est déjà écrit et ce qui va venir, différencie
l’écrivain des prisonniers qui n’ont à peine que « trois temps de possibilité
à partir desquels ils vont agir par exclusion ».
Cette énorme différence entre le dilemme des prisonniers et celui des
écrivains rappelle la phrase de Mallarmé :

Éviter quelque réalité d’échafaudage demeuré autour de cette architecture spontanée


et magique, n’y implique pas le manque de puissants et subtils calculs ; mais on les
ignore, eux-mêmes se font, mystérieux exprès. […] L’armature intellectuelle du poème,
se dissimule et tient dans l’espace qui isole les strophes parmi le blanc du papier ;
significatif silence qu’il n’est moins beau de composer, que les vers.12

second. Pour Antipas, la recherche d’un exemple dans le passé justifie une action
présente, répète le passé et abolit par conséquent la différence entre les deux temps
[…] Ces sauts successifs dans l’Histoire du peuple juif logifient une succession li-
néaire de faits et tracent une autre généalogie : Josué, Jéroboam, Antipas. D’autre
part, l’on sait que Josué, chef du peuple, jouait aussi le rôle de prophète, de “celui
qui parle à la place de Dieu”, et que ce n’est qu’à partir des rois Saül et David après
les Juges, que la fonction prophétique s’est distinguée de la fonction royale avec
Samuel, Isaïe, Elie, etc. C’est comme si Josué, chef ou roi ou prophète, engendrait les
rois Jéroboam II et Antipas, et, les prophètes Amos et Iaokanann, pour ne pas dire
Jésus, de même étymologie -Yahvé sauve- » (Willemart, 2017, 30 et 34).
12 « Je révère l’opinion de Poe, nul vestige d’une philosophie, l’éthique ou la méta-
physique, ne transparaîtra ; j’ajoute qu’il la faut, incluse ou latente. Éviter quelque
réalité d’échafaudage demeuré autour de cette architecture spontanée et magique,
n’y implique pas le manque de puissants calculs et subtils  ; mais on les ignore,
eux mêmes se font, mystérieux exprès. […] L’armature intellectuelle du poème, se
dissimule et tient dans l’espace qui isole les strophes et parmi le blanc du papier ;
significatif silence qu’il n’est moins beau de composer, que les vers » (Mallarmé,
vol. 2, 659).
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 23

Une autre manière d’entendre le silence, est de retourner à l’ombre


contraire à notre civilisation qui illumine le plus possible pour mieux re-
garder. « La passion de tout voir a pris la société tout entière. Les sujets
doivent avancer découverts dans un monde écrasé de clarté jusqu’à la trans-
parence » (Wajcman, 2010, 48).
En témoigne l’expérience de la grenouille rendue transparente du pro-
fesseur Masayuki Sumida de l’université d’Hiroshima (Wajcman, 2010,
48) qui permet de voir tous les systèmes physiologiques mais qui appli-
quée à l’homme, s’oppose à l’intimité, à la rêverie et au rêve protégée par
l’ombre.13 Pascal Quignard, quant à lui, va jusqu’à soutenir « la zététique
ou la recherche poétique secrète de l’obscur » (Quignard, 2010).

Second mouvement

Ensuite, vient le temps d’élaborer la réponse : « c’est le temps de la per-


laboration et du travail psychique qui permet au sujet de se dégager »
(Puskas, 2010, 124), s’il était en analyse. Le prisonnier doit trouver le
début de la résolution soit intuitivement soit par le raisonnement en re-
gardant ses deux compagnons. Le regard mène à la solution.
Pour n’importe qui, y compris l’écrivain, ce temps compte sur le travail
psychique et « les calculs puissants et subtils » signalés par Mallarmé et
où s’insèrent les ratures mentales et les mécanismes complexes de la vision.
Raturer six fois et revenir au premier mot, signifie pour Flaubert non
pas la trouvaille par essais et erreurs du vieux schéma de Pavlov, mais une
lutte entre ce qui passe dans l’esprit ou dans l’inconscient et le raisonnement.
Avant de comprendre, il faut être sensibilisé à ce qui est « soufflé » par
l’inconscient, ce qui suppose une attitude d’écoute qui exige de l’écrivain
une sensibilité plus grande que celle de ses contemporains pour capter le

13 « L’Association nationale pour la protection du ciel nocturne s’est constituée em


1995 pour relayer en France l’action internationale contre la pollution lumineuse »
(Wajcman, 50).
24 Chapitre 1 

début de la solution ou une mise en veilleuse du raisonnement qui rappelle


le débat proustien entre la sensation et l’intelligence.
Mais de nouveau, plusieurs solutions se présentent.
La première déjà citée, consiste à être à l’écoute de ce qui vient à l’es-
prit via l’inconscient par les lapsus parlés ou écrits du quotidien ou par les
rêves – Henry Bauchau rêve de ses personnages, en prend note et se laisse
mener par eux dans le récit.
La seconde est d’essayer de se rappeler quelques événements
sachant que :

la mémoire n’est pas celle du stockage de ce qui s’est imprimé dans la matière du corps.
C’est celle de l’élection, du prélèvement, du rappel et du retour d’un unique élément
au sein de ce qui a été stocké en bloc. L’oubli n’est pas l’amnésie. L’oubli est un refus
du retour du bloc du passé sur l’âme. L’oubli ne se confronte jamais à l’effacement
de quelque chose de friable ; il affronte l’enfouissement de ce qui est insupportable.
Retenir est l’opération qui consiste à organiser l’oubli de tous ce « reste » qui doit
tomber afin de préserver ce dont on souhaite le retour. […] La mémoire est d’abord
une sélection dans ce qui est à oublier, ensuite seulement une rétention de ce qu’on
entend mettre à l’écart de l’entreprise de l’oubli qui la fonde. (Quignard, 1993, 63–64)

La troisième solution utilise souvent la première sans le savoir. Elle


a été expérimentée par Flaubert et ensuite par Proust. C’est la preuve du
« gueuloir » qui exige de l’écrivain une action et une écoute : lire à haute
voix les diverses possibilités écoutant ce qui résonne le mieux. C’est insister
sur la musicalité et sur l’oralité de l’écriture. Cette qualité, cruciale pour un
écrivain, le distingue et nous distingue, nous critiques littéraires, des phi-
losophes, des historiens, des sociologues, des journalistes et des profession-
nels qui utilisent la langue comme instrument. La langue est notre trésor.
Pour résoudre le remplacement de la rature ou l’élimination du mot,
l’écrivain doit ou devra lire non pas seulement le nom, mais peut-être le
paragraphe, le chapitre, voire l’ensemble de l’œuvre. Chaque rature suppose
donc un énorme travail de l’esprit et de la voix et la capacité de l’écrivain,
consciemment ou inconsciemment de regarder l’œuvre déjà écrite (voir
Figure 1).
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 25

La roue de l´écriture et les pulsions

L’écrivain observe/sent le scripteur écrit


pulsion du regard pulsion de l’écrire

Texte mobile (grain


de jouissance+ texte)

Le narrateur raconte ce
L’auteur confirme qu’il entend (pulsion invocante)

le premier lecteur relit et rature

Figure 1:  La roue de l’écriture et les pulsions

Troisième mouvement

« C’est le moment de conclure dans lequel un jugement est porté, le “je”


pose un acte par lequel se manifeste ce qui va s’avérer le sujet inconscient
proprement dit, le sujet en acte » (Puskas, 2010).
Les prisonniers conclurent en regardant l’attitude des deux
autres : puisqu’ils n’avancent pas, ils pensent que les collègues ont un disque
blanc et lui aussi.
La solution parfaite.

Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble
quelques pas qui les mènent, de front à franchir la porte. Séparément, chacun four-
nit alors une réponse semblable. C’est ainsi que tous trois sont sortis simultanément
forts des mêmes raisons de conclure. (Lacan, 1966, 198)

L’écrivain n’a pas devant lui que des phrases et des mots déjà écrits sur
ses brouillons et s’il s’arrête un certain temps, il aura aussi des mots lus ou
26 Chapitre 1 

entendus ou des images dans son esprit. Il constatera que la force sonore
ou sémantique de l’un des mots affectera l’écriture puisque son intrusion
changera le sens de la phrase et des autres mots.
Je ne prends qu’un exemple dans le folio 21 du cahier XXI de Marcel
Proust. Le héros va pour la première fois au théâtre assister à Phèdre de
Racine, mais revient déçu du jeu de la grande actrice, la Berma. Cependant,
durant la mise en scène, il se laisse emporté par les applaudissements du
public bien qu’il se rende compte de son esprit grégaire dans la seconde
version des folios 21 et 22 recto et se dit : « j’ai partagé le vin grossier de
cet enthousiasme populaire ». Mais dans le texte publié, l’auteur lui fait
dire un mot de plus : « j’ai partagé – avec ivresse –, le vin grossier de cet
enthousiasme populaire ».
L’ordre syntaxique était déjà établi dans les versions précédentes, tou-
tefois, l’expression « avec ivresse » va contaminer le reste donnant à l’en-
thousiasme une connotation de perte de contrôle, ou pour le moins, d’état
hors du normal, accentuant par anticipation la déception qui suivra. C’est
comme si le héros se lamentait de ne pas pouvoir continuer dans cette
ivresse vécue au théâtre. Une fois la nouvelle expression découverte, tout
le contexte va suivre la solution jusqu’au texte publié.14
Parfois cependant, l’écrivain ne réussit pas à résoudre la difficulté ni
à trouver le mot, l’expression ou la phrase. Que faire ? Quignard répond
une fois de plus :
c’est quand le tout du langage tourne court, à proportion qu’il a failli, que le mot vrai
peut surgir. Alors ce mot dit plus qu’il ne signifie, et il montre plus qu’il n’exprime. Le
mot vrai est la clé qui déverrouille un espace beaucoup plus vaste que le pêne dans la
serrure qui se retire de la gâche, que la porte qu’il ouvre. C’est le mot retrouvé qui est
le sésame. Non pas en tant que mot, mais en tant qu’il restitue à la scène intransmis-
sible, qu’il ouvre au « bout » de la langue, qu’il engage au réel. (Quignard, 1993, 79)

Quignard veut-il dire que la scène intransmissible ou le coït parental,


appelée scène primitive dans la théorie psychanalytique, a sa place dans la
roue de l’écriture ? Lacan rappelle que

14 Voir le chapitre consacré à cette analyse dans la troisième partie.


Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 27

nous ne saisissons que des pulsions partielles dans le sujet, ce qui est confirmé par
Freud qui ajoute que la ganze Sexualstrebung, (représentation de la totalité de la
pulsion sexuelle) n’y est pas. (Lacan, 1973, 172)

Et il ajoute :

la pulsion génitale est soumise à la circulation du complexe d’Œdipe, aux structures


élémentaires et autres de la parenté, à quelque chose qu’on désigne comme champ,
insuffisamment, comme champ de la culture, puisque ce champ de la culture, juste-
ment, se fonde de ce no man’s land sans doute où la génitalité comme telle a à subsister,
mais où elle est dissoute sans doute, non rassemblée. Nulle part n’est saisissable, dans
le sujet cette ganze Sexualstrebung.15

La pulsion globale n’apparaîtra pas non plus sur la roue de l’écriture


qui sera mouvementée à peine par les pulsions partielles.
A quelles conclusions nous mène ce petit exercice de comparaison entre
le temps logique vécu par les trois prisonniers et celui suivi par l’écrivain ?
D’abord, le temps logique se vit à chaque rature, à chaque remplace-
ment et exige de l’écrivain l’attitude fondamentale d’attente de la réponse
qui viendra par les rêves, les lapsus et les Tiers, mais aussi par la relecture,
la mémoire sélective et le gueuloir qui mendiera les mots.
Ensuite, cette même attitude exige une confiance totale dans la langue
utilisée qui, comprenant tous les possibles, est toujours prête à actualiser
l’un d’entre eux.
Enfin, outre la confiance dans la langue, elle exige du temps qui fera
place au silence, à l’ombre et à l’intimité, vertus essentielles à la création
poétique.

15 Ganze : total ; Streben : tendre à, s’efforcer, chercher à atteindre un but … : le terme


de « die ganze Sexualstrebung », c’est-à-dire la tendance, les formes, la convergence
de l’effort du sexuel, en tant qu’il s’achèverait en Ganze, en un tout saisissable qui en
résumerait l’essence et la fonction (Lacan, 1973, 179).
Chapitre 2

La littérature, symptôme ou sinthome ?1

Comment la littérature passe-t-elle du symptôme au sinthome ? Je met-


trai entre parenthèses le travail de l’écriture et prendrai le point de vue du
lecteur que nous sommes tous quand nous lisons.
« Écrivain, lecteur, traducteur, est inconfondiblement le même »
(Quignard, 1990, 500). Tout écrivain est d’abord lecteur.
Pourquoi lisons-nous un roman policier ou un grand roman comme
Grande Sertão : Veredas ou A la Recherche du temps perdu ? Pour le plaisir
et la distraction, pour nous mettre au courant, – on en parle tellement –,
pour connaître l’histoire dont on a entendu parler ? pour l’entendre ? vu
que presque tout est maintenant enregistré.
Pour le peu d’entre nous qui en lisent, pourquoi lisons-nous ou écou-
tons-nous de la poésie ? Par goût de la musique de la langue, pour la pro-
fondeur qu’elle recèle, pour le changement de sens qu’elle imprime aux
mots, pour la surprise qu’elle nous réserve et pour sa capacité de « brosser
les mots » comme le souligne le poète brésilien, Manoel de Barros ?
Pourquoi allons-nous au théâtre ? Pour être au courant, par nécessité
professionnelle, pour purger nos passions si on en croit Aristote et rem-
placer le divan ?
Pourquoi enfin lisons des essais ? Pour répondre aux questions qui
surgissent de la philosophie, de la théorie psychanalytique ou littéraire, de
la sociologie, des sciences dures ou autres, de la politique, etc.
Ces réponses toutes vraies à un certain moment de notre vie ne sont
pourtant que superficielles si, d’une part, nous intégrons l’inconscient dans
la vie des lecteurs et spectateurs que nous sommes et si, d’autre part, nous
savons qu’elles appartiennent à une apparence, ou à une forme qui doit

1 Conférence prononcée au Forum lacanien de São Paulo le 28 juin 2010.


30 Chapitre 2 

être vue comme prolongement d’un noumène2 ou d’une matière3, si nous


suivons Husserl ou Petitot.

Le lecteur

Je reprendrai la roue de l’écriture, mais à partir de la position du lecteur


pour construire une roue différente, celle de la lecture et ainsi répondre à
la question de départ.
Il existe tout au moins deux positions du lecteur. Celle de l’écrivain
représentée par Pascal Quignard et qui n’est sans doute pas celle de tous les
écrivains et celle du lecteur commun que la majorité d’entre nous adopte,
je suppose.
Quignard lit pour écrire, but de peu de personnes, mais tout comme
la majorité d’entre nous, il lit entre autres pour comprendre l’être parlant ;
comment le fait-il ? C’est ce que j’essaierai de détailler et, ainsi d’apporter
quelques éléments de réponse à notre question de départ.
En premier lieu, Quignard lit pour entendre le « bruire » ou la source
sonore, origine de l’écriture. Il soutient que le langage recouvre une zone
d’oubli, qui n’a rien à voir avec le refoulé, mais avec la mémoire définie

2 Dans la perspective de Husserl, le noumène n’est effleurable qu’aux confins de l’in-


telligence, lorsque l’agitation des mots et des concepts cesse, lorsque l’intelligence
à l’état pur n’est qu’intuition silencieuse, ou lorsque les mots ne sont plus des mots
et alors toute tentative d’accéder au monde nouménal relève davantage de la poésie
et de l’art. Les phénomènes, sont les « objets » tels qu’ils nous apparaissent : maté-
riels (tables, mur, livre) ou immatériels (les faits, les émotions, les pensées), ils ont
un début et une fin, ils sont définissables. Le noumène est la réalité intemporelle,
indéfinissable, telle qu’elle est, on peut au mieux la percevoir, sans jamais pouvoir la
décrire avec des mots ou la cerner à l’aide de concepts (Wikipédia).
3  La mécanique doit décrire le mouvement comme manifestation spatio-temporelle
de la matière. Comme nature et existence, la matière possède certes une intériorité
substantielle. Mais celle-ci est inaccessible en tant que telle. Elle est nouménale. Elle
s’extériorise, s’externalise, dans le mouvement qui en est le phénomène.
La littérature, symptôme ou sinthome ? 31

comme la rétention de quelques souvenirs, qui recouvrent eux-mêmes une


zone obscure :

Dans la langue, dès qu’apparaissent des adjectifs nombreux, c’est le signe du sans
langage. C’est le symptôme qui trahit la part maternelle, qui signale la nostalgie du
réel d’avant le langage, qui indique le foyer rayonnant, c’est-à-dire, la scène violente,
c’est-à-dire, le réel d’avant la réalité, c’est-à-dire, le coït, c’est-à-dire, l’hyperesthésie.
C’est la nostalgie en acte de l’autre du langage, de l’objet introuvable, de l’image in-
transmissible et du nom sur le bout de la langue. (Quignard, 1993, 76–77)

Ce moment a-t-il à voir avec la Chose de Lacan ? Comme Quignard


se dit post-lacanien, cela vaut la peine de souligner la nouvelle perspective
inventée sans renoncer au passé lacanien4 et nous interroger sur « les liens
qu’entretient la musique avec la souffrance sonore » (Quignard, 1996, 16).
Si derrière chaque mot, chaque phrase, se trouve une source sonore plus
ample que la voix, comment l’entendre ? Comment distinguer « la trace
de l’inaudible dans l’écriture » (Quignard, 1996, 23) ? Comment entendre
« l’interruption des sens » (Cohen Levinas, 2005, 188) ? Chaque lecteur
entendra sa source. Ce sont les sirènes que chacun entend derrière les mots
et qui répètent dès l’enfance ou d’avant la naissance les :

Bruits, grignotements de mulot, de fourmi, goutte d’eau du robinet ou de gouttière,


respiration dans l’ombre, plaintes mystérieuses, cris étouffés, silence qui ne répond
pas soudain à la norme du son du silence du lieu, réveille-matin, branches battantes
ou crépitement de la pluie sur le toit, coq. (Quignard, 1996, 28)

4 « L’écriture baroque de Pascal Quignard, admirateur de Freud et de Lacan, se situe


après la psychanalyse. Orientée par la défaillance du langage qui fit pour l’auteur
trauma de jouissance, elle rend hommage à une tradition littéraire marginale qui
s’intéresse au fonds biologique silencieux abrité par la littera. Le Nom sur le Bout de
la Langue et Terrasse à Rome abordent par la voie de la fiction les berges du langage
et la lettre comme énigme au littoral du sens. Le savoir-faire de l’artiste, mis en écho
avec “L’instance de la lettre” (1957) et “Lituraterre” (1971) où Lacan fait apparaître
qu’une lettre détachée de la dimension signifiante peut faire creuset pour la jouis-
sance, éclaire à son tour les deux versants du transfert comme fiction et comme
“faire avec” le réel » (Paccaud-Huguet, 2005).
32 Chapitre 2 

Dans un colloque à Paris en juin 2010, Quignard définissait la litté-


rature comme le mystère de l’oralité silencieuse : « une voie du fond de la
gorge adressée à une autre voie du fond de la gorge » (Assouline, 2010).
En deuxième lieu, écrire pour Quignard, c’est « traduire dans l’œuvre
par la soumission à la parole des auteurs (préférés)5, lus en tant que traces de
l’obscur, dont la lecture se fera écriture » (Lepeyre-Desmaison, 2005, 337).
L’attitude fondamentale de Quignard est une attitude de soumission
au livre lu mais « cet assujettissement consenti est la ruse de la proie qui
sait quelle est une proie » (Lepeyre-Desmaison, 2005, 336) elle suppose que

la genèse de l’écriture est située dans un regard fasciné vers l’obscur, à la fois vague et
oublié […] L’écriture est la lecture in abstentia, lecture de ce dont le texte est trace.
(Lepeyre-Desmaison, 2005, 335)

En troisième lieu, écrit Quignard :

de vraies écoutes, je crois qu’il n’y en a que deux que connaissent les hommes : La
lecture des romans, car la lecture d’un essai ne suspend ni l’identité ni la méfiance.
La musique savante, c’est-à-dire les mélos6 composés par ceux qui sont passés par
l’initiation du langage individuel et silencieux […] L’énonciation disparaît, la récep-
tion vacille et se fond à la source, le trouble naît et la perte d’identité en témoigne.
(Quignard, 1996, 130)

5 Particulièrement de trois : Lycophron (III°S a-C, auteur d’Alexandra (Cassandre)),


Maurice Scève (poète français 1501–1564) et Léopold Von Sader-Masoch (écrivain
et journaliste 1836–1895).
6 La mélodie est donc proprement le chant du melos. Pour bien comprendre ce mot,
il faut se rappeler que melos originairement signifiait membre, et qu’on a, dès les
premiers temps, appelé ainsi les parties en lesquelles une phrase se divise. Ce sont
ces parties qui frappent l’oreille de manière à marquer une certaine cadence ; et la
mélodie était précisément le chant musical de cette phrase cadencée. Tous les autres
sens dérivent naturellement de celui-là (voy. MÉLOPÉE).
La littérature, symptôme ou sinthome ? 33

La construction de la roue de la lecture

Avec ces éléments, nous pouvons commencer à construire la roue nous


limitant cependant au roman lu. Mais avant cela, je voudrais souligner le
climat et le lieu de la lecture. Quand nous voulons lire, nous nous isolerons
si possible dans un espace fermé : le bureau, la bibliothèque, la chambre ou
bien dans un espace à peine mental puisque nous avons appris à lire dans
le métro, dans le bus et même au feu rouge et dans les embouteillages,
bloqué par le trafic. Même si « ceux qui lisent encore sont des fossiles »,
selon Quignard, je dirai, que, fossiles ou non, quand nous prenons un
roman, nous adoptons normalement la lecture individuelle et silencieuse,
celle « inventée » par Ambroise, évêque de Milan et maître d’Augustin
du IVe siècle après Jésus-Christ (Quignard, 1990b, 29).
La roue sera constituée peu à peu et ne sera montrée que plus bas après
le cinquième mouvement.

Premier mouvement

Le lecteur choisit un livre poussé par quelle pulsion  ? Pouvons-nous


parler de la pulsion du savoir ? Bien qu’elle soit annoncée quand Freud
commente la volonté d’un enfant de savoir d’où il vient, il s’agit ici d’un
désir de savoir rattaché à une rencontre avec le grand Autre, le S2.7 Dans
ce sens, y aurait-il un désir de savoir dans toute pulsion puisque toutes
supposent l’intervention du grand Autre ou d’un signifiant ?
La pulsion orale n’intervient-elle pas aussi dans le choix d’un livre in-
diquant la volonté d’avaler un savoir, non pas comme connaissance, mais
comme recherche d’une vérité parallèle à la volonté d’être avalé ou vampirisé,
soulignant ainsi la voix passive et active de la pulsion ?

7 Le S2 ou le savoir symbolique appelé aussi le Nom-du-père remplace et refoule le


désir pour la mère aymbolisé par S1.
34 Chapitre 2 

Par exemple, la volonté d’être Madame Bovary, Swann, Diadorim,


Riobaldo ou Brás Cubas, ou un personnage de feuilleton, etc., la volonté
d’être un ou plusieurs signifiants dans le cas de la poésie ou volonté de sentir
comme Phèdre dans le cas du théâtre. Volonté du sujet de « revendiquer
quelque chose qui est séparé de lui, mais lui appartient et dont il s’agit qu’il
se complète » (Lacan, 1973, 178).

Second mouvement

Nous lisons, exerçant la pulsion scopique, nous ne désirons pas à peine,


mais nous nous faisons personnage, situation, signifiant et devenons l’ob-
jet regardé.

Ce que le sujet cherche à voir, sachez-le bien, c’est l’objet en tant qu’absence. Ce que
le voyeur cherche et trouve, ce n’est qu’une ombre derrière le rideau. Il y fantasmera
n’importe quelle magie de présence. […] ce qu’il cherche, ce n’est pas comme on dit,
le phallus – mais justement son absence, d’où la prééminence de certaines formes
comme objets de sa Recherche. (Lacan, 1973, 166)

Troisième mouvement

Il se confond souvent avec le second mouvement, mais il y ajoute la pul-


sion invocante, ce qui fait la différence. Parfois, nous lisons à haute voix
comme Flaubert, coutume que Proust a reprise et qui pour nous est de
plus en plus possible puisque les grands textes sont enregistrés par des
acteurs ou des actrices et vendus comme tels ou diffusés gratuitement
sur l’internet. Nous nous laissons alors conduire par la musique des mots
qui facilement devient lalangue, en entendant d’autres sons qui appellent
d’autres associations, etc.
La littérature, symptôme ou sinthome ? 35

Cependant, je ne réussis pas à lire Lacan, Quignard ou Proust sans


m’arrêter, non pas par fatigue, ennui ou difficulté de compréhension, mais
parce que quelque chose a attiré mon attention ou m’a fasciné.
L’arrêt dans la lecture est pareil à celui d’un écrivain quand il rature. La
discontinuité constatée dans la lecture m’oblige à regarder d’autres réseaux
de signifiants et à donner un autre sens à ma lecture, c’est-à-dire pour re-
prendre une fois de plus Manoel de Barros, je m’arrête parce que je trouve
sans avoir trop conscience de cela, que je peux encore « brosser un peu
plus ce mot », cette expression ou la situation racontée.
Et si je n’arrête pas, cela signifie-t-il que l’inconscient n’intervient pas ?
Si l’une de ses qualités est la discontinuité ou la surprise, il ne nous ferait
pas sursauter, de fait.

Quatrième mouvement

L’arrêt de la lecture au quatrième mouvement va accentuer l’exercice de la


pulsion invocante. Souvent involontaire, ce mouvement n’est-il pas sem-
blable à ce qui arrive quand l’écrivain se relit comme premier lecteur de
ce qui a été écrit ? Non, c’est bien différent. Alors que l’écrivain face à sa
page, poussé par l’éditeur ou par la hâte de résoudre bien vite le problème
ou d’attendre une soi-disant inspiration, le lecteur ou se laisse emporter
par des associations ou furieux de ne pas pouvoir poursuivre, veut une
solution immédiate pour continuer surtout si c’est un roman et qu’il ne
veut rien savoir de ce qui l’a arrêté. Pareil à Swann qui écoute ému la petite
phrase de Vinteuil, mais ne veut rien savoir non plus de l’origine de son
sentiment de joie, le lecteur court jusqu’au point final pour savoir la fin de
l’histoire.
C’est l’avantage du feuilleton radiodiffusé ou télévisé. Interrompu
chaque jour, il force l’auditeur ou le spectateur à s’arrêter et à subir la ten-
sion de l’attente.
36 Chapitre 2 

Si, au contraire, le lecteur n’est pas pressé, il s’arrête, observe le silence


et attend. C’est le silence rappelé au chapitre précédent, que « la parole
n’atteint pas, c’est l’impossibilité de dire » (Fingermann, 2007, 9–11).
Voir dans l’obscurité ou dans notre imaginaire aiderait à distinguer
les mille combinaisons possibles entre le déjà écrit et la dernière phrase ou
l’épisode lu, mais ce ne sera pas nécessaire au lecteur. Pourquoi refuser la
clarté ? Parce que « l’ombre est essentielle à l’intime », à la rêverie et au rêve.
Qu’est-ce qui arrive à cet arrêt ?
Encouragé par l’écriture, le sujet lecteur revient au grand Autre, espèce
de réserve des possibilités, toutes exécutables, qui suppose un saut de l’ima-
ginaire, de ce qu’il pense être, de son petit « a », au vide. Cet arrêt agit
comme une rature ou comme une bifurcation inattendue qui conduit à un
retour inopiné dans le champ du grand Autre.
Nous pouvons supposer trente-six choses à cet arrêt : un rappel de lec-
ture ou de personnes aimées ou haïes, l’action subite du grain de jouissance
qui est déjà intervenu dans le choix du livre, la pression indéfinie du passé,
une logique intérieure inconnue, un livre déjà lu, un message inattendu de
la boîte de messagerie. Même si les motifs sont difficiles à distinguer, ils
sont tous motivés par une certaine cécité devant un problème impossible
ou difficile à résoudre.
Arrêté quelques secondes ou un jour voire plusieurs, tout comme
l’écrivain devant la rature, le lecteur se transforme, je dirai sans le savoir,
comme au théâtre dont les effets se font sentir des heures ou des jours
après la représentation selon Augustin d’Hippone comme la peste qui,
découverte, tue le malade avant qu’il n’ait pris le temps de se prémunir. Un
savoir inconscient masqué par les signifiants pénètre, s’insinue et modifie
l’imaginaire des lecteurs et arrivant à sa raison et à ses sentiments, change
ses références.
Comment expliquer ce mouvement ? Je reprendrai une fois de plus
Quignard :

Écrire (et j’ajoute -lire-), c’est entendre la voix perdue. C’est d’abord le temps de
trouver le mot de l’énigme, de préparer sa réponse. C’est rechercher le langage dans
le langage perdu. C’est parcourir sans cesse l’écart entre le mensonge ou l’Ersatz et
l’opacité inintelligible du réel, entre la discontinuité du langage voué à la dissidence
des objets dans l’identification des individus – la face vue par le miroir – et le continu
maternel, le fleuve, le jet d’urine maternel- la face en face. (Quignard, 1996, 94)
La littérature, symptôme ou sinthome ? 37

La roue de la lecture

Le lectur choisit um livre il plonge dans le texte


désir de savoir attitude féminine
ssocié à la pulsion orale pulsion scopique

Grain de jouiissance

O lecteur continue le lecteur écoute


ou abandonne pulsion invocante

Le lecteur s´ arrête, perd ses


références et, transformé, jouit

Figure 2:  La roue de la lecture

Lacan s’était déjà posé la même question :

pourquoi un homme normal, dit normal ne s’aperçoit pas que la parole est un pa-
rasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être
humain est affligé […] Il est certain que là-dessus Joyce nous donne un petit soupçon.
(Lacan, 2005, 95)

Cinquième mouvement

Le lecteur continue ou abandonne le livre (voir Figure 2).


Je situerai le surgissement du symptôme au troisième mouvement et
son impact au quatrième.
Si le lecteur abandonne la lecture et « reçoit le sinthome […] comme
contresens, détour, empêchement, entrave comme le souhaite le discours
38 Chapitre 2 

social »8, il agira comme Swann qui ne veut rien savoir du pourquoi de
son émotion et abandonnera ou continuera sa lecture comme un céliba-
taire de l’art.9
Si au contraire le lecteur lit à voix haute, entend par exemple l’équi-
voque de certains mots, accepte l’impact et l’introduit dans son discours
avec ses amis ou sur le divan, il aura quelque chance de savoir la vérité
que supporte le symptôme. Le texte tient la place du psychanalyste qui
envoie un message au lecteur, bien que je préfère dire que le texte est
demi-psychanalyste puisqu’il a besoin du discours de lecteur pour avoir
de l’effet.
Nous arrivons ainsi au sinthome, assez ambigu en français puisqu’il
a la même résonance que « saint homme » avec un résidu de péché en
anglais, sin, souligne Lacan.
Si nous écrivons « saint homme », nous pouvons entendre saint
Thomas d’Aquin que Lacan rapproche de Joyce puisqu’à la fin de sa vie,
selon Luther, Thomas comparaît La somme théologique, son œuvre princi-
pale, à du fumier (sicut palea) (Villers, 2008).
Avant de poursuivre, nous avons à nous mettre d’accord sur le concept
de sinthome citant quelques lignes du séminaire 23 de Lacan.

La bonne façon d’être hérétique est celle d’avoir reconnu la nature du sinthome qui
ne se prive pas d’en user logiquement, c’est-à-dire d’en user jusqu’à atteindre son réel,
au bout de quoi, il n’a plus soif. (Lacan, 2005, 15)

Le sinthome serait-il la voie royale pour atteindre et plonger dans


le Réel ? Freud avait définit le rêve comme étant la voie royale pour l’in-
conscient, Lacan déplace la stratégie et ajoute ou remplace le rêve par le
sinthome. Ne serait-il pas intéressant de comparer le symptôme chez Joyce
au rêve chez Freud ?

8 Brancion (2000, 2/177).


9 Ce concept de Marcel Proust définit les érudits qui savent tout, mais sont inca-
pables d’écrire une ligne ou de composer ou de peindre, etc. Ceci ne veut pas dire
que l’impact ne puisse opérer en sourdine et avoir de l’effet comme au théâtre selon
Augustin.
La littérature, symptôme ou sinthome ? 39

Revenons à notre sujet. Il y a pour les moins deux manières d’utiliser


le sinthome en littérature.
La première serait de profiter de l’équivocité de la langue en écrivant.
Joyce semble être le plus grand représentant de ce genre d’écriture avec
Finnegans Wake. Toutefois, nous ne pouvons affirmer que tout écrivain et
a fortiori tout poète utilise le sinthome de cette manière. Il a sans doute
plus de chance de rencontrer le pun ou l’équivocité dans la poésie ou dans
Grande Sertão : Veredas de Guimarães Rosa, mais beaucoup moins dans le
roman de Proust, de Machado ou au théâtre classique.
Autrement dit, le lecteur ne va pas s’arrêter ou raturer le texte seule-
ment dans les occasions rares où Proust ou Stendhal utilisent l’équivocité.
Tous les psychanalystes ou lecteurs de Lacan connaissent la seconde
manière d’utiliser le sinthome comme voie d’accès au Réel. N’est-ce pas
dans le discours analytique que n’importe quelle lettre, mot ou expres-
sion peut conduire à un arrêt et peut renvoyer le lecteur à un autre réseau
de signifiants et à un grain de jouissance ? J’appellerai cette manière la
bifurcation.10
N’importe quelle lecture peut être donc sinthome pour le lecteur, le
renvoyer à un grain de jouissance, le sien ou celui de sa communauté, et lui
donner un sens, c’est-à-dire le libérer.
Quand j’assistais à une messe pour l’enterrement d’un parent, je me
demandais où était l’équivocité de ces lectures bibliques. Pourquoi un fidèle
va-t-il s’arrêter et voyager en lui-même écoutant une lettre de Saint-Paul ou
un extrait de l’Évangile ? La réponse est venue assez vite. Parce que s’il réussit
à sortir de l’attitude passive moutonnière ou de l’attitude cartésienne qui

10 «  Il y a donc deux causes d’instabilité structurelle  :  la dégénérescence de points


critiques (ses points minima et maxima), correspondant aux catastrophes de bifur-
cation et l’égalité de deux valeurs critiques correspondant aux catastrophes dites de
conflit […] auxquelles correspondent deux types d’instance de sélection ou conven-
tion : celle du retard parfait selon lequel le système S demeure dans un état interne
(un minimum de fw) tant que celui-ci existe ; il n’y a donc catastrophe que lors-
qu’un minimum disparaît par fusion avec un autre point critique (bifurcation) et
la convention de Maxwell selon laquelle le système S occupe toujours le miminum
absolu de fw : il n’y a donc catastrophe que lorqu’un autre minimum devient à son
tour le mimimum absolu (conflit) » (Petitot-Cocorda, 1992, 12).
40 Chapitre 2 

veut comprendre la logique du texte, il va entendre un discours tout à fait


différent, sera téléguidé en direction d’autres réseaux et aura des chances
de découvrir un grain de jouissance. Il sera « bifurqué ».
Dans ce sens, je ne suis pas entièrement d’accord avec Lacan quand il
affirme brutalement dans ce même séminaire 23:

nous n’avons que ça, l’équivoque, comme arme contre le sinthome, l’équivoque […]
La seconde étape (de la supervision) consiste à jouer de cette équivoque qui pourrait
libérer du sinthome. En effet, c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation
opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne. (Lacan, 2005, 18)

Une chose qui résonne, oui, mais pas seulement par l’équivoque. Cela
peut être aussi par la ressemblance de scènes racontées : je lis le texte de la
madeleine de Proust et me souviens de scènes semblables dans ma vie ou
dans d’autres romans, ou bien je m’identifie à un personnage ou aux rela-
tions entre les personnages, etc. De toutes façons, quelque chose sera libéré
comme s’il était emprisonné, au moyen de la musique des mots.
La lecture sera sinthomatique si elle permet de conduire à un grain de
jouissance au moyen de l’équivocité ou de la bifurcation :

nous apprenons à l’analysant à épisser, à faire épissure entre son sinthome et le réel
parasite de jouissance. Ce qui est caractéristique de notre opération, rendre cette
jouissance possible, c’est la même chose que ce que j’écrirai comme j’ouïs-sens. C’est
la même chose que d’ouïr un sens. (Lacan, 2005, 73)

Lire est chercher un sens, une jouissance supplémentaire, un dire d’une


autre manière. Quand je rencontre un dit émergeant, je m’arrête et pense
rétroactivement à la vie vécue.
Donner un sens à une jouissance particulière ou à un grain de jouis-
sance est le but de tout écrivain et de tout lecteur. Une fois révélé le sens
différent, le grain de jouissance disparaît ou est repassé au lecteur s’il conti-
nue à se questionner.
Répondant enfin à la question du titre, la littérature est-elle symptôme
ou sinthome, je suggère que la littérature sera sinthome pour le lecteur dans
la mesure où il sera choqué, révolté ou surpris. À ce moment, il se sentira
élevé à la dignité de la Chose. Déplacé littéralement de sa lecture, ou bien
il jouira, ou pour le moins, il entreverra la jouissance, comme Moïse devant
La littérature, symptôme ou sinthome ? 41

le buisson ardent, ou bien il jouira d’expériences privilégiées comme celles


décrites par le narrateur proustien.11
Dans ces conditions, la littérature passera de symptôme (qui marque
« le rapport du lecteur à une structure signifiante qui le détermine » Lacan,
1966, 444–445), indice de quelque chose quand le lecteur choisit le livre,
au sinthome.
Ainsi marche la roue de la lecture qui complète celle de l’écriture et le
passage du symptôme au sinthome.

11 « je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la
serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n’avait aucun rapport avec
ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide
d’une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien
qu’à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c’est sur tout
autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne gardent rien d’elle, qu’on la juge et
qu’on la déprécie » (Proust, 1989, 448).
Chapitre 3

La lettre volée de Poe et le paillasson proustien1

Que dire au sujet de La lettre volée qui n’a pas encore été dit ? Dois-je
répéter à mon tour mon commentaire et celui d’autres lecteurs ? Répéter,
c’est-à-dire, selon la lecture lacanienne de la Wiederholungszwang, non
pas me soumettre à un automatisme, mais insister significativement.2
Insister sur quoi ? Mon insistance portera sur le rapprochement entre
littérature et psychanalyse. N’est-ce pas notre façon de jouir comme cri-
tique ? Comment lire La lettre volée et son commentaire par Lacan à partir
de ma position de critique littéraire ? Me demander à chaque phrase si
possible, comment faire le rapprochement avec la lecture critique à partir
de la psychanalyse.
Puis-je non pas appliquer à ma lecture, mais profiter de ce concept
d’insistance significative qui définit l’action de l’inconscient et ne vaudrait
que pour lui ? Il me semble que oui. Sachant que tout ce que nous faisons
ou écrivons, a un côté inconscient, c’est-à-dire, a à voir avec la jouissance,
je risque de toucher aussi à cette dimension en insistant significativement
sur tel ou tel élément.
Mais avant de souligner mon insistance, demandons-nous sur quoi
insiste Lacan.
Comment le savoir ? Heureusement, ce n’était pas la première fois
que Lacan commentait le texte de Poe. Il l’avait déjà fait dans le deuxième
séminaire consacré au « moi dans la théorie de Freud et dans la technique

1 Conférence prononcée à la Faculté de Philosophie, Sciences et Lettres de l’Univer-


sité de São Paulo en avril 2009 pour le groupe « Critique littéraire et psychana-
lyse », coordonné par Cleusa Rios Passos et Yudith Rosenbaum.
2 « L’au-delà du principe du plaisir est exprimé dans le terme Wiederholungszwang.
Ce terme est improprement traduit en français par automatisme de répétition, et je
crois vous en donner un équivalent meilleur avec la notion d’insistance, d’insistance
répétitive, d’insistance significative » (Lacan, 1978, 241).
44 Chapitre 3 

psychanalytique » en 1954–1955. Cette réécriture qui en fait n’en est pas


une puisque le premier texte est le fruit de la transcription d’un discours
oral construit à partir de notations éditées par Jacques Alain-Miller, nous
permettra de comparer les deux textes, le transcrit de 1955 et le manuscrit
des Écrits de 1966.
Cette insistance de Lacan à près de 10 ans de différence et la première
place donnée au conte dans Écrits de 1966, montre sans doute l’importance
qu’il attribue à ce texte et aux découvertes de la première interprétation.
C’est donc une analyse après-coup que nous lisons et selon ce que je sou-
tiens comme approche, nous partirons nous aussi de cette dernière écriture.
Remarquons d’abord la place donnée au conte en 1966.
Dans le Séminaire, La lettre volée occupe deux cours parmi les 14
de cette année, celui du 23 mars 1955 intitulé « Pair ou impair ? au-delà
de l’intersubjectivité, introduction à la Lettre volée » et celui du 26 avril
consacré entièrement au texte de Poe intitulé « La lettre volée » alors que
dans Ecrits, il est mis en première place comme si lecteur devait suivre cette
piste et comprendre l’œuvre de Lacan (que les Ecrits condensent jusqu’à
1966) à travers ce prisme ou ce filtre de la littérature : « A savoir le message
de Poe déchiffré et revenant de lui, lecteur, à ce qu’à le lire, il se dise n’être
pas plus feint que la vérité quand elle habite la fiction ».3
Quel filtre ? celui de la primauté de la chaîne symbolique sur l’imagi-
naire ou de celle du registre du Symbolique sur celui de l’Imaginaire. Plus
tard, Lacan valorisera le troisième registre, celui du Réel, qu’il a inventé et

3 « Nous lui ménageons un palier dans notre style, en donnant à la Lettre volée le
privilège d’ouvrir leur suite en dépit de la diachronie de celle-ci. A  ce lecteur de
rendre à la lettre en question, au-delà de ceux qui firent un jour son adresse, cela
même qu’il y trouvera pour mot de la fin : sa destination. A savoir le message de Poe
déchiffré et revenant de lui, lecteur, à ce qu’à le lire, il se dise n’être pas plus feint que
la vérité quand elle habite la fiction […] A cette place que marquait l’homme pour
Buffon, nous appelons la chute de cet objet, révélante de ce qu’elle l’isole, à la fois
comme la cause du désir où le sujet s’éclipse, et comme soutenant le sujet entre vérité
(jouissance ) et savoir. Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du
style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille
mettre du sien » (Lacan, 1966, 9–10).
La lettre volée de Poe et le paillasson proustien 45

ensuite le noeud borroméen quand il insistera sur la jouissance qui couvre


les trois registres.4
Ce ne serait pas le sens ou la compréhension qui importerait au premier
abord, mais le déplacement de la lettre affectant les cinq personnages : le
Roi, la Reine, le Ministre, le chef de Police et Dupin. Ils sont tous porteurs
de sens différent ou modifiable suivant un critère que nous n’aimerions pas
si nous étions à leur place. Ce n’est pas d’après leur identité sociale ou leur
fonction bien qu’ils soient distingués par elle dans le conte sauf Dupin
qui est le seul à avoir un nom. Ce n’est pas non plus selon leur identité
personnelle, ce qu’ils s’imaginent être ou de ce qu’ils pensent de leur moi.5
Ce n’est pas le fait qu’ils soient Roi, Reine ou Premier Ministre qu’ils sont
porteurs de sens, mais suivant leur place le long d’un axe qui leur fait répéter

4 « C’est ce qu’on appelle le symptôme à un certain niveau. A un autre, l’automa-


tisme, terme peu propre mais dont l’histoire peut rendre compte. Vous réalisez
à chaque instant, pour autant que l’inconscient existe, la démonstration dont se
fonde l’inexistence comme préalable du nécessaire, c’est l’inexistence de ce qui est
au principe du symptôme, c’est sa consistance même au dit symptôme, depuis que
le terme, d’avoir émergé avec Marx a pris sa valeur, ce qui est au principe du symp-
tôme, c’est à savoir l’inexistence de la vérité qu’il suppose quoiqu’il en marque la
place. Voilà pour le symptôme en tant qu’il se rattache à la vérité qui n’a plus cours.
A ce titre, l’on peut dire que, comme n’importe qui, qui subsiste dans l’âge moderne,
aucun de vous n’est étranger à ce mode de la réponse. Dans le second cas, le dit
automatisme, c’est l’inexistence de la jouissance que l’automatisme dit de répétition
fait venir au jour de l’insistance de ce piétinement à la porte qui se désigne comme
sortie vers l’existence. Seulement, au-delà, ce n’est pas tout à fait ce qu’on appelle une
existence qui vous attend, c’est la jouissance telle qu’elle opère comme nécessité de
discours et elle n’opère, vous le voyez, que comme inexistence. […] au nom de ceci
qui aurait certaine substance, la jouissance, la vérité en l’occasion, telle qu’elle serait
prônée dans Freud, il n’en reste pas moins qu’à vous en tenir là, ce n’est pas à l’os de
la structure que vous pouvez vous référer » (Lacan, 2000, 51–52).
5 «  Cette conviction dépasse la naïveté individuelle du sujet qui croit en soi, qui
croit qu’il est lui  – folie assez commune, et qui n’est pas une complète folie, car
cela fait partie de l’ordre des croyances. Évidemment, nous avons tous tendance à
croire que nous sommes nous » et « L’idée d’un développement individuel uni-
linéaire, pré-établi, comportant des étapes apparaissant chacune à leur tour selon
une typicité déterminée, est purement et simplement l’abandon, l’escamotage, le
camouflage, à proprement parler la dénégation, voire même le refoulement, de ce
que l’analyse a apporté d’essentiel » (Lacan, 2000, 20 et 24).
46 Chapitre 3 

le même contenu, c’est l’insistance de la chaîne signifiante, poussé par un


bout de réel représenté par la lettre dans le conte.
Imaginez que l’on vous dise, cher lecteur que votre importance dans la
société tient à votre place dans une chaîne comme étudiant de doctorat qui
vous conduira sans doute à être professeur et/ou chercheur, ensuite associé
puis titulaire, peut-être directeur de département ou de faculté, mais que
votre discours découlera de votre place, peu importe votre intelligence ou
vos qualités, cela vous plairait-il ?
L’effet de la lettre est double.
Premièrement, elle est porteuse d’une rupture entre le Roi et la Reine,
entre le chef de Police au service du Roi et son Roi, entre le premier Ministre
et le chef de Police, normalement au service du Premier Ministre et enfin,
entre le Premier Ministre et Dupin, soi-disant amis.
Deuxièmement, venant d’un amant et s’adressant à la Reine, empreint
donc de la dimension amoureuse, la lettre a le don de féminiser ses porteurs
et de leur donner une « odor di femina », dit le texte.6
En fait, c’est le contraire qui a lieu. Dès le départ, la lettre renverse la
position masculine et la transforme en attitude féminine, ce qui provoque
la rupture des pactes successifs qui commence avec ou qui exige l’aveugle-
ment du Roi, du Ministre et du premier Dupin. La lettre agit exactement
comme l’amour qu’elle représente et a le don de transformer le discours
initial qui ressemble au discours du Maître et qui devrait être celui du Roi,
du Premier Ministre et du Chef de Police en d’autres discours que ce soit
le discours universitaire, analytique ou de l’hystérique.
En d’autres mots, l’origine de la rupture est localisée dans le point de
départ nécessaire, une lettre qui brise les pactes et fait avancer les person-
nages sur la chaîne.
Demandons-nous qui a ce pouvoir de transformation ? Dans la
théorie lacanienne, c’est le S1, ce signifiant Maître qui annule ce qui vient

6 « Aussi bien l’aura de nonchaloir allant jusqu’à affecter les apparences de la mol-
lesse, l’étalage d’un ennui proche du dégoût en ses propos, l’ambiance que l’auteur de
la philosophie de l’ameublement sait faire surgir de notations presque impalpables
comme celle de l’instrument de musique sur la table, tout semble concerté pour-que
le personnage que tous ses propos ont cerné des traits de la virilité, dégage quand il
apparaît l’odor di femina la plus singulière » (Lacan, 1966, 35).
La lettre volée de Poe et le paillasson proustien 47

précédemment pour donner une autre sens au même discours ou faire tenir
au personnage un discours différent. La transformation des personnages
est due à cette néantisation de ce qu’ils croyaient être par leur introduction
dans la chaîne. Lacan rejoint Frege pour qui le passage par l’ensemble zéro
facilite ou autorise la progression.7
Si dans le conte de Poe, le bout de réel ou de jouissance qui montre le
bout de son nez dans la lettre, est visible et repérable, ce n’est pas toujours
le cas dans les autres textes que nous lisons.
Par conséquent, je me pose plusieurs questions.
Pouvons-nous dans les romans ou les contes que nous analysons poser
les personnages ou certains objets sur une chaîne et observer leur transfor-
mation indépendamment de ce qu’ils sont dans leur monde, de ce qu’ils
représentent ou de leur identité ?
Y a-t-il toujours une espèce de lettre qui joue le rôle d’attracteur ou de
filtre transformateur ? Pouvons-nous lire dans le roman analysé un corps
qui se constitue comme le nom d’un pays sur une carte géographique où
il se lit difficilement vu l’écart entre les lettres, corps qui ne sera lisible que
si nous savons en rassembler les morceaux et en montrer la cohérence ?
N’est-ce pas une lecture trop structurale qui appauvrit le texte ?
Je ne peux répondre à la place de mon lecteur dans ses analyses. Prenons
le cas de La Recherche qui probablement donnera une réponse.
Sans savoir ce rapprochement possible auparavant, j’avais remarqué
l’importance de plusieurs objets dans le Côté de Guermantes et avais décelé
le rôle d’un objet tout aussi banal qu’une lettre, mais qui, en principe, ne sert
que pour s’essuyer les pieds avant de penétrer dans une maison, le paillasson.
Peu importe son contenu ou sa matière, s’il est en fibre ou en coton, c’est
à la fois sa fonction et son symbole qui nous intéressent.
Autant la lettre est synonyme de message et relie deux personnes, autant
le paillasson signifie le passage entre l’extérieur et l’intérieur, le public et
le privé ou encore, entre un monde et un autre ; il est la marque d’un fran-
chissement ou d’une frontière entre un monde et un autre, il sépare et unit.
Un des plus grands désirs du héros de la Recherche est de participer au
monde des légendes et des châteaux qui entoure la duchesse de Guermantes,

7 Frege (1969, 200 et suiv.). Lacan a repris le concept zéro dans la séminaire 19.
48 Chapitre 3 

descendante de la duchesse de Brabant qui dominait Combray au Moyen-


Age. Le héros associe le Combray de son enfance à la pauvre Geneviève de
Brabant assassinée par Golo à l’époque des Mérovingiens, dont il voyait
l’histoire sur la lanterne magique.
Je pourrais donc dresser une chaîne ayant comme maillons, le héros, la
duchesse, son mari, les aristocrates énuméres dans le salon et voir les trans-
formations que subissent les personnages une fois que le héros a franchi
ce fameux seuil, invité enfin par la duchesse. Tous franchissent ce seuil en
enjambant le paillasson. Cependant à la différence du conte de Poe, les
transformations d’attitude ont lieu à peine dans la tête du héros, aucun autre
personnage n’en est affecté. C’est sans doute l’une des grandes différences
du conte de Poe avec le roman proustien. La complexité de l’homme s’y
dévoile dans chaque personnage qui a un nom et qui est caractérisé par
un discours.
Le héros appliquant l’effet du paillasson sur tous les invités, les trans-
forme parce qu’il les voit sous un autre angle. Toutes les actions se ramènent
à franchir ou non le seuil, éliminer ou non ses rêves à partir du paillasson.
Je ne raconterai pas la fin de l’histoire, mais cet objet foulé par le héros
le touche et l’oblige à se transformer. Lui montre-t-il aussi la prédominance
du symbolique sur l’imaginaire ou de la structure sur le sens qu’il donnait
à ce monde enchanté ? Est-il soumis à l’objet paillasson comme le Premier
Ministre à la lettre ? La jouissance sous-entendue à l’objet manifeste-t-elle
l’insistance significative ou l’automatisme de répétition inhérente à l’appa-
rition de l’objet ? L’oblige-t-il à se plier et à changer de position, que ce soit
de la masculine en féminine ou vice-versa ? Oui, d’une certaine manière.
Si je répondais, je donnerais la clef de l’énigme.
Qui gagne et qui perd à ce jeu du paillasson ? Qui gagnait et qui per-
dait dans La lettre volée ? Jouant sur l’observation scientifique, la Police
perd ; jouant à son tour, mais sur l’oubli, sur le semblant ou sur l’identité
subjective, le premier Ministre perd ; jouant enfin sur la vengeance qui est
du même ordre, le premier Dupin perd. Seul le deuxième Dupin gagne
sachant montrer au Chef de Police que rien ne se fait pour rien, qu’aucune
consultation n’est gratuite ; aussi, il reçoit la somme considérable de 50.000
francs-or contre la lettre.
La lettre volée de Poe et le paillasson proustien 49

En payant, le Chef de Police provoque deux choses : il annule d’abord


la dépendance de la Reine de son Ministre tout comme l’analysant qui paye
son analyste et ensuite, achète ou mieux rachète la jouissance de la Reine,
non pas en l’annulant, mais en la renvoyant à son destinateur.
Au jeu du pair et de l’impair, gagne celui qui fait l’imbécile ou qui suit
une démarche poétique ou un ordre chaotique et non celui qui s’identifie à
l’adversaire (identité subjective). Lacan se rapporte au calcul de probabilités
pour soutenir le déterminisme inhérent à la chaîne de l’insistance signifi-
cative de la jouissance/vérité et fait jouer ses étudiants pour les convaincre
de ce déterminisme ayant une apparence de hasard.
Combien de fois le héros se laisse-t-il prendre au jeu de l’amour pour
la duchesse sans que le lecteur ne puisse affirmer la résolution ? Nous de-
vrions énumérer ces occasions tenant compte des manuscrits qui préparent
la solution et soupçonnant le narrateur d’être au courant de la chaîne et de
ses relais, devançant Lacan par conséquent dans les faits, mais non dans
la théorie.
Sans doute était-ce le tort du héros qui s’identifiant à la duchesse, ne
pouvait envisager une autre solution. Une fois pris par le paillasson comme
Dupin ou le Premier Ministre par la lettre, tout change, il devient objet lui
aussi, il est frappé de l’effet paillasson et renvoyé à son destin qui n’a que
faire de son Imaginaire.
Où est dans ce cas la richesse de la littérature ? Non pas dans la consta-
tation de cette même loi qui affecte le conte de Poe, La Recherche et sans
doute beaucoup d’autres récits. Ce ne serait que la vérication de cette trou-
vaille théorique de Lacan.
La richesse de la littérature se trouve dans le chemin qui y mène aussi
varié que le nombre de récits qui existe et que le reste de l’essai montrera.
Partie II
Lalangue, sous-discours et génétique
Chapitre 4

Comment se construit la signature ?1

N’étant ni linguiste ni spécialiste en analyse littérale, je soutiendrai sur


ce concept de signature le point de vue de quelqu’un qui se penche sur le
manuscrit littéraire et particulièrement sur la figure de l’auteur, non pas
toutefois du point de vue du lecteur, mais de celui qui construit cette ins-
tance, l’écrivain.
Déjà Jacques Derrida déclarait que :

Le sujet de l’écriture n’existe pas si l’on entend par là quelque solitude souveraine de
l’écrivain. Le sujet de l’écriture est un système de rapports entre les couches : du bloc
magique (analysé par Freud), du psychique, de la société, du monde. A l’intérieur
de cette scène, la simplicité ponctuelle du sujet classique est introuvable. (Derrida,
1967, 335)

Je préfèrerai cependant ne pas parler de sujet, concept qui fait souvent


trop référence à la personne physique, mais d’une autre instance qui se
découvre dans le manuscrit. Saussure qui s’était intéressé à la poésie latine
entre autres, parlait déjà de signature, mais d’un autre genre.
Il y a quelques temps déjà, je soutenais une thèse, qui entre autres étu-
diait les manuscrits de Saussure édités par Starobinski (1971) du point de
vue de l’écriture (Willemart, 1997). Redécouverte par un éditeur canadien
et publiée ensuite (Willemart, 2008), j’en reprendrai certains arguments
pour confronter, assez hardiment dois-je dire, la thèse de Saussure à celle
de la génétique et montrer comment nous pouvons comprendre autrement
les anagrammes et les hypogrammes soi-disant volontaires des poètes latins
détectés par Saussure qui pourraient aussi recevoir le nom de signature¸
mais de signature sous les mots.

1 Texte construit à la demande de Federico Bravo pour un recueil sur La signature


paru en 2011 aux Presses universitaires de Bordeaux.
54 Chapitre 4 

La signature chez Saussure

À la recherche de lois régissant la poésie saturnienne, Saussure croit enfin


avoir trouvé la clef et dans une lettre datée du 14 juillet 1906, annonce sa
victoire totale sur le monstre :

c’est par l’Allitération que je suis arrivé à tenir la clef du Saturnien, […] Le résultat
est tellement surprenant qu’on est porté à se demander avant tout comment les
auteurs de ces vers […] pouvaient avoir le temps de se livrer à un pareil casse-tête.
(Starobinski, 1971, 21)

Saussure, se mettant à la place du poète ou de l’épigraphe, imagine un


véritable scénario préparatoire ou une initiation si l’on préfère : le poète se
revêt des syllabes et des combinaisons phoniques de toute espèce qui res-
sortent d’un thème – le nom propre choisi. Ce n’est qu’alors que le poète
compose observant la parité des lettres et laissant un résidu de consonnes
qui reproduisent celles du nom fixé à l’avance. Alliant les phonèmes et les
sons de ce nom, le poète laisse courir la plume qui file son texte au gré des
échos suscités.
Avouons que c’est supposer chez le poète une capacité comptable d’un
très haut niveau et une écoute musicale hors pair. Devons-nous donner
au poète tant de génie et de talents pour faire coïncider son nom et sa
signature ?
Poursuivant sa recherche, Saussure invente de nouveaux concepts. Dans
le cahier « Cicéron, Pline le Jeune, fin », il substitue le terme hypogramme
à celui d’anagramme parce que le premier a l’avantage de « souligner au
moyen du fard les traits du visage ». Le poète souligne un nom, un mot
« en s’évertuant à en répéter les syllabes, et en lui donnant ainsi une se-
conde façon d’être, factice, ajoutée pour ainsi dire à l’original du mot »
(Starobinski, 1971, 31).
Implicitement, Saussure fait référence à la femme qui se poudre, ou au
clown qui se déguise ou encore aux acteurs de théâtre qui se maquillent. La
poésie serait un masque qui couvre un original, ou, mieux encore, une signa-
ture dissoute dans la multiplicité des signifiants. Original-nom, métaphore
Comment se construit la signature ? 55

d’une personne, signifiants, métaphores d’un corps, le mot sous les mots,
la signature sous la signature.
La préférence de Saussure pour cette « seconde manière d’être »,
l’hypogramme, rappelle trois choses : les rejetons du refoulement origi-
naire dans la théorie freudienne, les éléments manifestes rattachés aux élé-
ments latents des rêves et, enfin, le moi défini comme étant une projection
du ça. Deux niveaux aux rapports métonymiques, d’engendrement ou de
projection sont distingués. Ces phénomènes ressemblent fort au rapport
existant entre le nom ou le thème et la poésie, sauf que pour Saussure, les
deux niveaux sont conscients.
Nous rapprochant de la psychanalyse, nous savons que lalangue avec
laquelle cohabite l’inconscient2, agit par homophonie et que son unité
minimum n’est pas très précise bien qu’il soit indispensable que ces unités
s’associent. Par ailleurs, Saussure souligne que toutes les syllabes allitèrent,
résonnent ou sont comprises dans une harmonie phonique. La musique des
sons dominerait autant lalangue que la poésie. Ce qui nous fait conclure
que même si les syllabes ne découlent pas d’un nom, même s’il n’y a pas de
refoulement originaire ou un autre signifiant qui, dans sa matérialité, joint
les syllabes entièrement ou en partie, l’association opèrera par le son. Ceci
révèle peut-être que dans une première étape, la présence d’un son en attire
d’autres qui se répercutent l’un sur l’autre et qu’ensuite, dans une seconde
étape, le nom ou le thème surgit.
La première étape qui se traduit en un premier son agréable ou déchi-
rant se verra confinée dans le mystère de la vie de l’écrivain et restera à jamais
inconnue (Cyrulnik, 2007) sauf si le poète essaie de reconstituer l’histoire de
la poésie où le signifiant émergerait « après-coup » ou rétrospectivement.

2 « Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. […] C’est parce
qu’il y a l’inconscient, à savoir lalangue en tant que c’est de cohabitation avec elle
que se définit un être appelé l’être parlant, que le signifiant peut être appelé à faire
signe » (Lacan, 1975, 127 et 130) et « Lalangue est faite de n’importe quoi, de ce
qui circule dans les latrines comme dans les salons. Le malentendu est à toutes les
pages, parce que tout peut faire sens, imaginaire, avec un peu de bonne volonté.
Malentendu est le mot juste. Il dit “dire” ou “Dieu”?, “croate” ou “cravate”? “Wat ist
das ?” L’homophonie est le moteur de lalangue. Et c’est pourquoi, j’imagine, Lacan
n’a pas trouvé mieux pour caractériser une lalangue que d’évoquer son système pho-
nématique » (Miller, 1975, 32).
56 Chapitre 4 

Le « hasard » sera pour d’autres la source de ce premier son. D’un écho


initial, naîtrait un nom qui reprend les consonnes, les voyelles ou les syllabes
puisées dans l’harmonie phonique et accentue la composante musicale du
nom qui se répercutera sur la signature. Celle-ci s’amplifie ainsi et conjoint
tous les efforts de l’écrivain pour arriver à sa dernière version.
Cependant, Saussure qui n’admet pas facilement le hasard, formule
la loi du « locus princeps » que le poète devait observer délibérément et
qui sera « le seul moyen décisif pour la preuve générale » parce qu’il n’est
pas soumis « au calcul des chances » (Starobinski, 1971, 50).
Le locus princeps ou mannequin englobe des groupes de mots qui com-
mencent par la lettre initiale et terminent par la lettre finale du mot-thème.
Le locus princeps parfait ajoute entre les deux lettres le syllabogramme
complet du mot-thème. Entre les vers 268 et 297 de l’Énéide de Virgile,
par exemple, Saussure retrouve dix mannequins « Priamides » et huit
« Hector ». Mais avant de relever ces derniers, il trouvait qu’Hector, de
par la pauvreté de ses syllabes, n’avait pas été choisi par Virgile, mais en-
suite, il écrit :

après-coup, je comprends que c’est la sollicitation que recevait inconsciemment mon


oreille vers Hector qui créait ce sentiment de « quelque chose » qui avait rapport
aux mots dans les vers. (Starobinski, 1971, 55)

Pour la première fois, Saussure admet la position du lecteur, sa position


de lecteur, et mitige un peu la loi que le poète s’obligerait à suivre en écrivant.
Cela confirme, de toute façon, que la « moyenne des impressions
acoustiques» se subordonne à un désir de rencontrer un nom précis, désir
qui peut être commun à plusieurs personnes ou même à un public mais qui
fera d’abord référence à un désir singulier.
Voulant prouver sa thèse à tout prix, Saussure parcourt non seulement
la poésie, mais la fiction et tous les genres d’écriture et conclut :

Les hypogrammes courent et ruissellent dans le texte de César. […] L’occasion et le


sujet des lettres (de Cicéron) – lettres d’affaires, lettres de badinage, lettres d’amitié,
lettres de politique –, plus que cela : l’humeur, quelle qu’elle soit, […] – tout cela
n’exerce aucune influence sur la régularité vraiment implacable de l’hypogramme
et force à croire que cette habitude était une seconde nature pour tous les Romains
Comment se construit la signature ? 57

éduqués qui prenaient la plume pour dire le mot le plus insignifiant. (Starobinski,
1971, 115–116)

Il concède cependant que ce n’était pas difficile pour ces Romains :

C’est à cette condition seulement qu’il ne constituât pas un gros casse-tête […] que
ce jeu a pu devenir l’accompagnement habituel, pour tout Latin […] de la forme
qu’il donnait à sa pensée, presque à l’instant où elle jaillissait de son cerveau, et où il
songeait à la mettre en prose ou en vers. (Starobinski, 1971, 119–120)

Saussure, pas encore convaincu, émet plusieurs hypothèses et se de-


mande si la « masse de syllabes » ne réalise pas inévitablement l’hypo-
gramme par hasard ? N’y a-t-il pas une homophonie indispensable pour
écrire deux vers quels qu’ils soient ? Il répond lui-même que non.

Les équivalences soit consonantiques, soit vocaliques […] semblent unanimement


fondées sur une règle beaucoup plus précise que la vague permission d’imiter, et
donnent toutes l’idée d’une balance régulière par chiffres.

Puis, il se tient à l’hypothèse mathématique et la renforce : « homo-


phonie réglée par chiffres dépendant de telle ou de telle considération –
par exemple l’implosivité de phonèmes ». Toutefois, lui-même réfute cette
hypothèse parce qu’elle n’est pas universelle.
Dans un autre cahier, il doute encore des hypogrammes, commente les
paradoxes de la théorie et admet le hasard comme cause, ce qui « aboutit
à un calcul général des chances» comme dernier recours (Starobinski,
1971, 128–131).
Dans d’autres cahiers encore, il subodore la possibilité d’une tradition
occulte ou de règles métriques non mentionnées dans les manuels et dé-
couvre des allusions chez Suétone et chez Martial mais, comme le souligne
Starobinski, un chercheur aussi scrupuleux que Ferdinand de Saussure ne
pouvait se considérer comme satisfait. Aidé par un disciple, il étudie Angel
Politien du quinzième siècle et y découvre même le prénom de l’amante
de Fra Filippo Lippi. Plus tard, il détecte une pluie d’anagrammes dans
une traduction en latin d’épigrammes grecs faite par Thomas Johnson,
professeur au King’s College de Cambridge de 1683 à 1695 (Starobinski,
1971, 137 à 139).
58 Chapitre 4 

Continuant sa recherche, il lit des poèmes de Pascoli, professeur à


l’université de Bologne, y retrouve des anagrammes et croit avoir enfin
découvert quelqu’un qui puisse lui dire s’il avait ou non l’intention d’
« anagrammer ». Bien qu’ayant répondu une fois, Pascoli cesse toute cor-
respondance dans la suite. «… le silence du poète italien ayant été interprété
comme un signe de désaveu, l’enquête sur les anagrammes fut interrompue »
(Starobinski, 1971, 146 et 151).
Les causes probables des anagrammes auraient été au départ une tradi-
tion littéraire inconnue, une intention poétique ou le hasard. Désapprouvé
par le poète italien, Saussure élimine les deux premières ; reste le hasard qui
ne dispense pas nécessairement la rigueur mathématique. Mais sans doute
y a-t-il une autre hypothèse que je vais poursuivre.
Saussure a remarqué une répétition binaire et, plus tard, la répétition de
noms dans le poème. Ensuite, il pressent une homophonie proportionnelle
qu’Antoine Meillet, son disciple, rapproche de l’écriture musicale de Jean-
Sébastien Bach (Starobinski, 1971, 159). L’homophonie proportionnelle
de la poésie et de la prose, sous-jacente au discours poétique apparent, tra-
duirait une structure et une durée des formes et des lois « dédiées à nous
rappeler directement, l’une, la formation de l’univers, l’autre, son ordre et
sa stabilité », si nous suivons Valéry dans Eupalinos (1960, 105).
Les artistes qu’ils soient écrivain ou architecte, recherchent l’harmonie
de leurs formes esthétiques respectives. Harmonie pas très distante de celle
du corps humain. Corps humain qui, à son tour, suscite le désir amoureux.
Désir amoureux relié à des signifiants qui meublent la poésie. Rechercher des
proportions qui produisait l’esthétique gréco-latine et pas spécialement la
métrique, nous dispense de fouiller dans les archives de l’éducation romaine.
Le désir amoureux qui, parce qu’il opère par le transfert et dans la totale
méconnaissance de l’écrivain, rappelait à l’auditeur à travers les noms de
dieux, de chefs ou de héros, ceux d’un père, d’une mère, d’un frère ou d’une
sœur, d’une femme ou d’une amante. La beauté et ces désirs matérialisés en
signifiants sous-entendraient la poésie et causeraient les mécanismes relevés
par Ferdinand de Saussure et la signature sous-jacente.
En second lieu, la même scansion poétique permettrait au public de
se situer à nouveau dans sa culture, lui rappelant autant le réel de l’univers
que les noms de ses héros et de ses dieux.
Comment se construit la signature ? 59

La poésie, la littérature et l’écriture ne se contentent pas d’énumérer des


signifiants dans une chaîne syntagmatique car elles condensent (dichten)
leurs sens d’une façon exemplaire selon les trois lois importantes du code
poétique relevées par Kristeva chez Saussure : « l’infinité du code poé-
tique, la dualité du texte littéraire, à la fois écriture et lecture et le réseau
de connexions qu’il constitue » (Kristeva, 1969, 175).
La littérature et en particulier l’écriture et la poésie se distinguent de la
langue de communication précisément parce qu’elles sont enracinées d’une
façon singulière dans la dimension inconsciente du langage. Autrement
dit, la richesse poétique, concentrant les effets de sens et connotant les
signifiants au maximum, permet l’apparition de lalangue à un plus haut
degré. La capacité du poète de questionner le langage et la culture ouvre
la vanne des sens et, comme une pluie tombant du semblant des nuages,
remplit le lecteur.
La poésie entendue ou chantée sera, pour l’auditeur, la composante
sonore de sa dimension inconsciente. Chaque auditeur, y compris le poète,
s’y miroitera et y écoutera une voix qui lui révèlera ses mystères.
Ainsi, inversons-nous les termes. L’intention poétique première exis-
terait, mais non au niveau immédiat de l’écriture, le poète n’écrirait pas ses
vers en vue d’accumuler des anagrammes voire des hypogrammes. Porté par
son désir du beau, de l’harmonie et de l’équilibre autant que par la langue
et sa musique, ancré dans sa culture et ses traditions autant que poussé à
les rénover, le poète écrit, peu importe ses origines latines, françaises, por-
tugaises ou autres.
Saussure recherchait les lois qui ordonneraient les anagrammes dans
une théorie littéraire appliquée par l’écrivain, alors qu’en réalité, l’écriture
combinait des noms ou même des discours donnant ainsi l’occasion au lec-
teur ou à l’auditeur de les lire. Les lois implicites découvertes par Saussure
et synthétisées par Kristeva n’affectent pas l’écrivain, mais valorisent « les
mots sous les mots ». L’écriture poétique n’a donc pas besoin d’une inter-
vention expresse du poète pour démontrer une seconde manière d’être, une
correspondance des éléments entre eux par paire et par rime et la présence
d’un sous-discours. Saussure qui, au début de ses recherches, ne s’inquiétait
pas de l’agent de combinaison des mots, a changé d’avis ou mieux, a été
amené à interroger le poète. Ne pouvant s’appuyer sur aucune théorie de
60 Chapitre 4 

la communication adéquate ni se limiter à son objet scientifique, Saussure


avait besoin d’une loi « subjective » et ne pouvait même pas soupçonner
son regard à lui au début de sa recherche. Pourtant, il était contemporain
d’Einstein qui était en train de découvrir l’importance de l’observateur dans
la théorie de la relativité bien près de chez lui.
L’analyse des anagrammes a écarté la nécessité d’un inconscient pour
justifier un sous-discours et les répétitions. Bien qu’il y ait des rapports pos-
sibles et nécessaires entre l’inconscient du poète et le fantasme dont le texte
est le gardien, l’auditeur (position que le poète, auteur des vers, assumera
en premier lieu), établira ses rapports possibles et nécessaires et distinguera
son sous-discours. L’auditeur, déterminé symboliquement à tel moment par
tel signifiant, entendra sa langue et son discours. Le chercheur Saussure
lisait, lui aussi, depuis sa place dans la chaîne symbolique. Par ailleurs, le
texte littéraire étant une production résultant de la combinaison des mots,
l’écrivain devient instrument de lalangue, de la langue et du langage. C’est
là l’avenir du concept de « scripteur » si valorisé en génétique et qui me
permet d’enchaîner sur la seconde partie non sans toutefois souligner la
dimension sonore de la signature très proche déjà de l’instance de l’auteur.

La signature dans le manuscrit littéraire

Étudiant les manuscrits de Flaubert et de Proust particulièrement, nous


constatons la différence évidente entre l’écrivain qui commence l’écriture
et l’auteur qui remet le manuscrit à l’éditeur. Ces deux instances s’op-
posent dans le temps et dans l’écriture, chaque rature approfondissant
progressivement la distance entre l’écrivain et la lente formation de l’au-
teur ; la signature qui signifie la remise du manuscrit à l’éditeur, s’élabore
donc peu à peu.
Comment cela apparaît-il dans le manuscrit ?
Au risque de me répéter, je reprends d’une autre façon les cinq instances
énumérées dans la première partie. L’examen du manuscrit distingue trois
instances de plus qui ajoutées aux deux premières, se relaient comme dans
Comment se construit la signature ? 61

une course : l’écrivain qui a une idée, le scripteur qui la met sur le papier ou
sur son écran, le narrateur qui la met en forme dans une histoire, le premier
lecteur qui relit et l’auteur qui la confirme. Toutefois, aucune de ces cinq
instances n’agit une fois pour toutes ; après chaque rature (Willemart, 2007,
204) qui se définit comme la porte d’entrée du futur et de la création, la
course à relais reprend.
Insistons sur l’instance de l’auteur. Parallèlement à la formation de
l’écriture, se construit la dernière instance qui approuve ou non le rempla-
cement opéré par le scripteur. L’auteur est donc le fruit de l’écriture et non
pas son « père ». Flaubert est engendré par Salammbô, Stendhal par Le
rouge et le noir, Racine par Phèdre, etc. Foucault repris par Inger Ostenstad3
l’avait déjà écrit sans toutefois connaître les manuscrits.
Différent du narrateur qui centralise le foyer narratif et cède la parole
au personnage, l’auteur refuse ou accepte, rature ou prescrit la proposition
du narrateur relue par le premier lecteur. L’auteur en formation n’est pas
mort comme l’affirmait Foucault, il n’est pas l’auteur fictif comme M. de
Renoncourt dans Manon Lescault (Genette, 1972, 239) même s’il se situe
à un niveau extra diégétique, ni l’auteur empirique ou l’écrivain délimité
par une biographie. Au cours des campagnes de rédaction, l’instance de
l’auteur, raturant et détruisant ce qui vient spontanément sous la plume
de l’écrivain, entre dans un processus de négation ou de dénégation des
origines, confirmant la sentence de Julien Gracq pour qui « le travail de
l’art n’engendre rien, il apporte en lui-même le rejet implicite de sa filia-
tion » (Gracq, Boie, 2001, 182). Le rejet de mots, de paragraphes, voire
même de chapitres, est semblable à la formation du sujet freudien qui,
par un processus inconscient de rejet et d’acceptation, se libère ou accepte
les qualités ou les manières de vivre et de penser provenant des gens de sa
famille. L’instance de l’auteur de la genèse qui surprend le chercheur du

3 (Pour) Michel Foucault « le lien du nom propre avec l’individu nommé et le lien
du nom d’auteur avec ce qu’il nomme ne sont pas isomorphes et ne fonctionnent
pas de la même façon  » p. 796–797. Il soutient que le nom propre «  Pierre
Dupont » réfère à une personne indépendamment des propriétés qui lui sont prê-
tées, tandis que le nom d’auteur « Shakespeare » est celui qui a écrit les œuvres
que nous attribuons à ce nom et que son identité serait autre si l’œuvre était autre
(Østenstad, 2009).
62 Chapitre 4 

manuscrit, se situe dans une extradiégèse qui plonge dans la pulsion d’écrire
et dans tous les genres de mémoire de l’écrivain, pour émerger ratissant la
culture du moment et du passé, et, convaincu par le narrateur, approuve
ou non l’écriture.
La cinquième instance, celle du premier lecteur a déjà été commen-
tée par Grésillon et Lebrave (1983, 9) et, ensuite par d’autres généticistes
(Willemart, 1993, 67, Salles, 1998, 43, Pino et Zular, 2007, 79–89), mais
je l’entends autrement aujourd’hui. Le narrateur se relit quand il reprend
l’écriture, avant de passer la parole à l’auteur. Se relisant, l’écrivain synto-
nise avec le public lecteur dont le narrateur proustien reconnaissait déjà
l’importance,

Car il y a plus d’analogies entre la vie instinctive du public et le talent d’un grand
écrivain, qui n’est qu’un instinct religieusement écouté, au milieu du silence imposé
à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu’avec le verbiage superficiel et
les critères changeants des juges attitrés. (Proust, IV, 472)

Pour arriver à la vie instinctive, l’artiste doit supprimer tout bruit


extérieur et se mettre à l’écoute de la vie d’une manière extrêmement at-
tentive, comme s’il écoutait un dieu qui profère la vérité. L’instinct parle,
annonce et exige l’écoute tel un oracle. Le talent consiste à avoir la dispo-
sition nécessaire pour exercer l’exigeante pulsion invocante et percevoir le
message. Il ne s’agit pas d’un projet esthétique et intellectuel provenant de
l’appartenance à un groupe comme celui de l’OuLiPo de 1960 s’opposant
à l’école précédente, mais d’une capacité aiguë d’entendre le message lancé
à la cantonade que l’écrivain capte et qui rejoint le désir du lecteur.4
L’exercice de cette instance dure habituellement quelques secondes,
parfois des années comme Valéry qui a travaillé La Jeune Parque de 1892 à
1917 (Valéry, 1960 I, 1621). Mais c’est seulement après cette intervention que
l’instance de l’auteur agit pour ratifier l’information ou la forme présentée.
La genèse du « premier lecteur » devrait intéresser ceux qui veulent
savoir comment marche notre esprit. Pourquoi ? Parce que l’écrivain dans

4 Alain Prochiantz distingue l’instinct, qui oblige l’individu à agir d’une certaine ma-
nière, pa exemple, le girassol qui incline ses fleurs en fonction de la position du
soleil, – de l’intelligence, qui profitant de l’indétermination du cerveau, ouvre de
multiples possibilités d’action. Machine-Esprit (2001, 167).
Comment se construit la signature ? 63

la position de scripteur est aux prises avec le langage, la tradition et tous


les intervenants extérieurs que j’ai appelés les Tiers, et n’est plus le maître
absolu de son écriture. En d’autres mots, la raison ou l’intelligence ne sont
plus les seules en jeu, mais sous l’action d’autres facteurs, le généticien as-
siste à une série d’atermoiements, de bifurcations souvent inexplicables.
Reprenant les cinq instances, l’écrivain, le scripteur, le narrateur, le pre-
mier lecteur et l’auteur, j’y ajouterai un verbe. Ainsi, l’écrivain « observe »,
c’est la première étape de la formation des idées, selon Condillac (1984)
bien que je préfèrerai tout comme lui et comme Proust, dire que l’artiste
non seulement observe, mais sent, la qualité de l’artiste se définissant par
son sentir et non d’abord par sa raison. La signature tient son origine de
la sensation.
Dans une seconde étape, une idée simple ou une représentation de la
langue de l’écrivain, venue de l’observation, se transforme en image d’elle-
même, c’est-à-dire, entre dans le langage, devient idée complexe et est ins-
crite par le scripteur, qui trace une marque sur sa feuille ou à l’écran. A partir
de cette première inscription, « le monde devient à peine représentation,
n’a plus de rapport à la réalité, les idées ne représentent plus les choses,
elles se représentent entre elles, comme le soutiennent les sensualistes ».5
Ensuite, le narrateur écrit et raconte, c’est la troisième étape, le premier
lecteur relit le mot, la phrase voire le chapitre, c’est la quatrième étape et
enfin, l’auteur confirme le remplacement ou le blanc et repasse la main à
l’écrivain : observer ou sentir, inscrire, raconter, relire, confirmer.
L’auteur ou la signature qui découle de l’étude du manuscrit littéraire
sera donc la somme logique de toutes les conclusions qui additionnées peu
à peu, formeront le texte ou la dernière version remise à l’éditeur.
L’une des sources majeures de la confirmation par l’auteur ne sera donc
pas comme Saussure le pensait, une règle préétablie qui dirigerait l’écriture
pour l’encourager à travailler des anagrammes ou des hypogrammes, un
sous-discours ou des mots sous les mots, mais l’écoute par le premier lecteur
de la phrase écrite par le narrateur. Le paramètre en sera donc la mélodie
à laquelle sera sensible l’auteur à la relecture. La signature qui donnera le

5 La description de la naissance de l’idée complexe selon Condillac, lue par François


Recanati dans Lacan (2000, 157) est très proche de la naissance de l’écriture.
64 Chapitre 4 

vernis de la phrase comme l’appelait Proust, tiendra donc plus de la pulsion


invocante sans mépriser toutefois la structure narrative.
Il reste encore des questions à résoudre à ce propos que j’énumère à
peine, mais qui tiennent plus des rapports entre la psychanalyse et la lit-
térature, plus exactement entre l’écrivain et son écriture. Sans doute inté-
ressent-elles d’autres lecteurs.
Les couches qui constituent l’être de l’écrivain, du biologique au psy-
chique, sont-elles réaménagées à chaque rature ou y a-t-il un réaménagement
global ? L’engagement de l’écrivain dans l’écriture fait-il de lui une autre
personne à laquelle il prête une partie de ses talents ou bien est-ce un seul
homme qui allie l’écriture à sa personne ?
Comment l’écrivain se détache-t-il de l’instance de l’auteur ; reprend-il
son autonomie une fois le livre remis à l’éditeur ? En d’autres mots, reste-t-il
des traces ou des effets de l’écriture dans son être psychique ?
Chapitre 5

La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue1

Dans ce qui suit, je redéfinirai trois concepts déjà commentés ailleurs qui
aident à comprendre la marche de la pensée dans son activité d’écriture
que ce soit celle de l’écrivain ou du critique  :  le savoir génétique, l’in-
conscient génétique et l’impensé de la langue (Willemart, 2011, 15–28)
pour examiner leurs rapports avec la mémoire de l’écriture.
Toutefois, auparavant, le terme de mémoire devrait être défini. Ivan
Izquierdo qui a étudié pendant plus de 40 ans cet aspect de la vie psychique,
envisage plusieurs sortes de mémoires dans leur relation avec les autres
phénomènes psychiques et rend cette notion très complexe. Je retiendrai
à peine l’une de ses définitions qui peut aider à comprendre la mémoire
de l’écriture :

Alors que le philosophe italien Norberto Bobbio, disait que « nous sommes ce dont
nous nous souvenons », j’ai l’habitude d’ajouter : nous sommes aussi ce que nous
décidons d’oublier. (Izquierdo, 2004)

Nous verrons en quoi cette mémoire nous aide à penser la mémoire


de l’écriture.
Pascal Quignard définit la mémoire d’une autre manière :

la mémoire n’est pas celle du stockage de ce qui s’est imprimé dans la matière du corps.
C’est celle de l’élection, du prélèvement, du rappel et du retour d’un unique élément
au sein de ce qui a été stocké en bloc. L’oubli n’est pas une amnésie. L’oubli est un refus
du retour du bloc du passé sur l’âme. L’oubli ne se confronte jamais à l’effacement
de quelque chose de friable : il affronte l’enfouissement de ce qui est supportable.
Retenir est l’opération qui consiste à organiser l’oubli de tout ce « reste » qui doit
tomber afin de préserver ce dont on souhaite le retour. C’est ainsi que revenir met

1 Conférence d’ouverture à la 3° Journée de critique génétique: Memória da escritura/


memória e escritura/ memória do escrito, 24 et 25 mai 2011. Université catholique de
Rio Grande do Sul (PUC).
66 Chapitre 5 

en place la pénurie et la dépossession. La mémoire est d’abord une sélection dans ce


qui est à oublier, ensuite seulement une rétention de ce qu’on entend mettre à l’écart
de l’emprise de l’oubli qui la fonde. (Quignard, 1993, 63, 64)

Les informations qui arrivent à notre esprit de tous côtés par les cinq
sens, passent par l’inconscient avant d’arriver à la conscience comme l’ima-
ginait Freud (1967, 455–460) qui essayait d’expliquer ainsi les phénomènes
du cerveau. Quignard parle d’impression dans la matière biologique, ce n’est
donc pas quelque chose d’aérien ou de spirituel, mais du corporel ; Freud
comme psychiatre, essayait lui aussi de rattacher le psychique au corporel
avec la théorie des pulsions.
Ainsi, nous rejoignons en partie les neurosciences. Les progrès dans
la description du cerveau au moyen de plusieurs techniques d’images et la
possibilité de tester les effets d’un médicament à une déficience localisée,2
ont conduit certains scientifiques à croire qu’ils arriveraient ainsi à l’origine
de la pensée. Cependant, malgré les techniques de mesure ou de captation
assez fine des mouvements du cerveau, ou des tentatives d’identification
d’un neurone à une image, la complexité du cerveau est telle que le passage
du neural au mental continue un mystère. L’étude par images confirme le
fonctionnement simultané de plusieurs zones du cerveau et contrebalance
les premières trouvailles du médecin Paul Brocas (Moura, 2006, 126) qui
avec beaucoup d’autres ont identifié la fonction des zones du cerveau, mais
n’ont pas pu dire comment marche la pensée (Changeux, 2004).
Convaincu que notre pensée et nos activités dépendent de l’ensemble
de notre esprit et non pas d’un gène spécifique, Denis Noble, l’un des pion-
niers de la biologie des systèmes, est clair :

le code ADN n’a pas de sens (il n’est qu’une séquence de bases) tant qu’il n’est pas in-
terprété fonctionnellement, tout d’abord par la machine cellulaire (cellule/protéine),
qui initie et contrôle la phase de transcription, ensuite par les système d’interaction
de plus haut niveau entre protéines, qui génèrent les fonctions physiologiques su-
périeures. Un gène est impuissant sans cette interprétation par le système. En lui-
même, un bout d’ADN est comme un mot privé du cadre sémantique du langage

2 Déterminer la quantité d’énergie utilisée par le cerveau par émission de positron


(TEP) ou percevoir les parties du cerveau qui travaillent durant une activité par la
ressonance magnétique (RMN) ou par magnétoencéphalographie (MEG).
La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue 67

dans lequel il est exprimé. Le système fournit le cadre sémantique et donne au gène
sa fonctionnalité propre, son sens. (Noble, 2007, 47)

« Retenir est l’opération qui consiste à organiser l’oubli de tout ce


“reste” qui doit tomber afin de préserver ce dont on souhaite le retour »,
rappelle Quignard. La mémoire aurait pour fonction d’organiser l’oubli et
de séparer les informations que nous voudrions retenir des autres qui nous
intéressent moins.
Je nuancerai l’affirmation de Quignard sur deux points. D’abord, j’in-
terpréterai « le vouloir préserver » comme relevant autant du conscient
que de l’impensé et ensuite, je donnerai une autonomie relative aux infor-
mations. Comment ?
Les informations se regrouperaient selon des critères de similarité
ou de simultanéité, de ressemblance et de temps et non pas seulement
selon notre bon vouloir. La mémoire ne dépendrait donc pas seulement
de notre volonté, mais de l’auto-organisation des informations dans notre
esprit. Concédons et reconnaissons donc une certaine autonomie à ce qui
se passe dans notre tête.
N’est-ce pas ce que nous observons ou constatons dans nos travaux ?
Nous ne pouvons écrire volontairement sur une recherche ou sur un sujet
quelconque et en finir le jour-même. Le temps murît bien des choses, si
nous laissons penser et travailler l’esprit, il suffira d’être suffisamment à
l’écoute pour devenir à notre tour instrument de la recherche et non pas
seulement son conducteur.
Prenons l’exemple de l’écrivain. La mémoire de l’écriture correspond-elle
à la définition de Izquierdo : « nous sommes aussi ce que nous décidons
d’oublier » ? Le « nous décidons » me gêne parce qu’il ne compte pas sur
la partie de la mémoire qui est là. Non pas que nous ne l’avons jamais su
ou qu’elle ne soit pas en nous, mais elle serait passée dans l’oubli et revient
sans que nous le voulions, appelé par un mot, un souvenir, une situation
comme dans La petite note de musique d’Yves Montand.3
3 « Trois petites notes de musique ont plié boutique au creux du souvenir.
C’en est fini de leur tapage. Elles tournent la page et vont s’endormir. Mais un
jour sans crier gare, elles vous reviennent en mémoire. Toi, tu voulais oublier
un p’tit air galvaudé dans les rues de l’été. Toi, tu n’oublieras jamais une rue, un
été, une fille qui fredonnait La, la, la, la, je vous aime chantait la rengaine La, la,
68 Chapitre 5 

L’écrivain a aussi une mémoire sélective qui se déclenche quand il a


élu son sujet, mémoire que j’ai appelée, la mémoire de l’écriture. Toutes les
informations accumulées dans son esprit sur le sujet choisi, fruits de ses
lectures, de ses annotations, de ses cahiers, de ce qu’il a vu, entendu ou senti,
arrivent en flotte et veulent entrer dans l’écriture. La mémoire de l’écriture
est donc constituée des informations qui touchent au sujet choisi, mais
qui ne sont pas encore transcrites ou mises en phrases. C’est une opération
de transfert entre l’esprit et le manuscrit ou l’écran qui se passe dans une
zone invisible qui travaille l’écrivain le temps qu’il se consacre à son sujet.
Que doit faire l’écrivain sinon les mettre sur papier ou sur son écran
une par une, pour les ordonner, voire les classer, sentir leur importance et
les développer au besoin, pour arriver à en faire un récit prenant pour le
lecteur. Par essais et par erreurs, il écrira, laissera jouer les personnages et
les faits au gré des circonstances pour écrire le roman. Ainsi il écrira énor-
mément, une moyenne de 5 fois plus de pages que celles qui seront publiées
comme pour Flaubert ou 96 cahiers de brouillons et de mise au net de 15 à
160 folios chacun pour 3.000 pages éditées pour Proust, etc.
Une sélection s’opère donc au fur et à mesure que le temps passe, 5 ans
en moyenne pour Flaubert, 7 à 15 ans pour Proust, sélection qui consistera
à se distancer de la mémoire de l’écriture constituée de tous les faits qui ac-
courent lors de la fixation du sujet à traiter, mais qui ne sont pas nécessaire-
ment écrits. Alors s’élaborera le savoir génétique et l’inconscient génétique.
Le premier sera travaillé en principe jusqu’au texte publié. Par exemple,
« A peine, la Berma est-elle sortie » sera remplacé dans le même cahier
21 de Marcel Proust par « la représentation finie » et ensuite par le texte
publié : « Le rideau tomba ». L’information : le rideau tomba, se souvient
de son origine et inclut les deux manières précédentes de le dire.

mon amour. Des paroles sans rien de sublime pourvu que la rime amène toujours
une romance de vacances qui lancinante vous relance. Vrai, elle était si jolie si
fraîche épanouie,et tu ne l’as pas cueillie. Vrai, pour son premier frisson, elle t’of-
frait une chanson à prendre à l’unisson. La, la, la, la, tout rêve rime avec s’achève,
le tien n’rime à rien. Fini avant qu’il commence le temps d’une danse, l’espace d’un
refrain. Trois petites notes de musique qui vous font la nique du fond des souvenirs,
lèvent un cruel rideau de scène sur mille et une peines qui n’veulent pas mourir »
(Montand-Mouskouri).
La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue 69

Le savoir génétique peut aussi disparaître définitivement ou réap-


paraître d’une façon très discrète dans le texte publié. Il fait partie d’un
non-savoir pour le lecteur, mais non pour l’écrivain qui les connaît, les
condense, les remet à plus tard ou les élimine, ni pour le généticien qui
déchiffre les manuscrits.
J’en cite deux exemples qui font partie de ce que Le Calvez appelle
la génétique de la disparition (Le Calvez, 2009, 274). Dans le manuscrit
d’Hérodias de Flaubert, nous retrouvons une histoire du peuple juif dif-
férente de l’Histoire, qui disparaît au cours des campagnes de rédaction,
mais n’est cependant pas oubliée puisqu’elle termine dans le conte publié
par une dispute entre deux personnages sous une phrase à peine, comme si
le texte publié était la métonymie du manuscrit (Willemart, 2017, 32). Le
Calvez rapporte un épisode aussi oublié du manuscrit de l’Education sen-
timentale qui « pour notre bonheur (de généticien) nous montre toujours
des ailleurs insoupçonnés de l’œuvre » (Le Calvez, 2009, 294).
Avec l’inconscient génétique, nous sortons de la science de l’information.

Ce concept n’est pas d’abord un espace circonscrit où s’engouffrent les informations


écartées, les mots raturés, biffés ou remplacés, mais un concept, donc une virtualité
qui autorise les généticiens à rêver et à y situer le réel du manuscrit. Paraphrasant René
Thom, nous dirons que cette entité imaginaire et virtuelle qui pourrait exister, donne
la possibilité d’y plonger le réel étudié et d’énoncer les contraintes qui pèsent sur la
propagation du réel au sein du virtuel. (Thom, 1989, 30) La mémoire documentaire
ne marche pas seulement au niveau de l’information intellectuelle que pourrait aussi
bien enregistrer une disquette, mais elle est de plus sensible au niveau des affects.
Un savoir a donc certainement fait partie de la conscience phénoménologique de
l’écrivain et a été utilisé au cours de la rédaction du conte ou du roman, mais même si
nous supposons une mémoire extraordinaire à notre écrivain, certaines informations
passent et d’autres pas. Un choix s’opère, et là où il y a choix, il y a nécessairement
des « raisons » qui tiennent du coeur, dira Pascal ou du désir et des pulsions, dira le
psychanalyste. […] Outre les motifs affectifs qui touchent n’importe quelle écriture
et qui n’apparaissent pas nécessairement, je vois aussi l’inconscient génétique comme
un ensemble de logiques souvent contradictoires qui s’articulent peu à peu dans les
manuscrits […] auxquelles le critique n’a pas normalement accès, mais qui agissent
à l’insu de l’artiste dans son art et du critique dans son texte. (Willemart, 2003, 150)
L’inconscient génétique est comme un disque dur fragmenté où les dossiers sont
dispersés dans l’immense étendue du disque de x giga bytes […] Le manuscrit ne
laisse pas soupçonner la logique qui le guide comme l’œuvre publiée qui suit l’ordre
70 Chapitre 5 

du récit ou de la représentation pour un tableau ou une sculpture ou de l’harmonie


pour la musique. Déchiffrant les Cahiers de Proust ou même les marges du manuscrit
flaubertien, le lecteur est désorienté et voit une pensée en formation, exactement une
pensée impensée en action. (Willemart, 2003, 154)

Alors que la mémoire de l’écriture est seulement agissante durant les


campagnes de rédaction quand elle déclenche d’une façon souvent inat-
tendue des phrases ou des faits nouveaux passibles d’intégration dans le
récit, le savoir génétique et l’inconscient génétique, sont toujours à la dis-
position du généticien à la recherche des processus de création ou de la
logique du récit. Ainsi, nous apprendrons la stratégie de Marcel Proust
pour la Recherche quand il retire des faits du manuscrit du premier volume
ou fait croire à certains pour les démentir ensuite ou les remettre dans les
derniers comme il le laisse entendre dans une lettre du 6 février 1914 à
Jacques Rivière :

Cette évolution de la pensée, je n’ai pas voulu l’analyser abstraitement mais la recréer,
la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre des erreurs, sans croire devoir dire que je les
tiens pour des erreurs : tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité.

La mémoire de l’écriture ne sera jamais définitive et continuera à ras-


sembler des informations qui s’auto-organisent dans les deux sens, ascendant
et descendant4, transformant l’écrivain en instrument de son écriture, ou en

4 « L’auto-organisation est habituellement pensée dans un seul sens : de bêtes petits


agents qui engendrent le tout, et cela s’arrête là. Ici, on met le doigt sur une double
boucle. Ce qui est important, c’est ce double sens entre deux niveaux. Ce qui ap-
paraît à un niveau supérieur, ce n’est pas seulement une espèce d’âme qui flotterait
dans un Nirvana désincarné, c’est bel et bien un agent causal qui va donc changer
de base pour ce qui est de ses possibilités de maintenance. Ce que l’on découvre
dans l’autopoïese est comme un thème wagnérien : un leitmotiv qui se répète à plu-
sieurs niveaux et que l’on rencontre par exemple dans la résolution du problème de
la conscience. Il faut entendre la conscience non pas comme simplement comme un
phénomène d’émergence du cerveau, mais comme une chose claire et démontrable
qui va agir, à partir du niveau d’un sujet conscient, au niveau concret et matériel
de l’activité cérébrale. Vous voyez là encore que c’est exactement toujours la même
révolution conceptuelle qu’il faut garder en tête. L’erreur de beaucoup, dans les
milieux de l’auto-organisation, est de ne conserver qu’un seul sens, l’ascendant, et
d’oublier le sens descendant » (Benkirane, 2005, 166).
La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue 71

scripteur. L’accumulation d’informations durera jusqu’à la dernière rature,


et parfois transbordera le roman, le conte ou le poème du moment. Une
fois dans la mémoire, l’information entre dans le système à la recherche
d’autres consœurs par des chemins inconnus de l’écrivain qui attentif à ce
jeu, traduit et/ou transpose sur la page ce qui lui convient. Elle exigera de
l’écrivain une écoute attentive à ce qui vient sous sa plume sensible non pas
à une inspiration mythique ou illusoire, mais à ce que lui disent les mots
qui précèdent et le contexte déjà écrit.
Comment saisir le travail de la mémoire dans les manuscrits des écri-
vains ? Autrement dit, dans quelles circonstances, l’écrivain abandonne-t-il
sa version, sa phrase initiale ou le mot pour bifurquer et intégrer un élément
ou souvenir non prévu dans son écriture ?
Visuellement, il est assez simple de répondre : au moment de la rature.
Mais pourquoi le fait-il ? Nous ne pouvons que spéculer sans grande preuve.
Un mot ou un ensemble de mots peut sans doute en appeler un autre ou
une image ou un souvenir. Mais est-ce suffisant ? Je ne le crois pas.
Même si apparemment, dans les manuscrits de A l’ombre des jeunes filles
en fleur, « je partageais le vin grossier de cet enthousiasme populaire »
appelle dans un cahier inconnu, entre le cahier 21 et la version publiée ou
directement sur le dernier texte, « avec ivresse », nous recherchons plus que
le simple ajout d’une circonstance à travers un mot proche sémantiquement
de ce qui précède ; nous y lisons une nouveau sens ou un ajout de sens.
L’étude des cahiers concernés dans la troisième partie de cet essai
montre que l’ordre des séquences était déjà clair dans l’avant-dernière ver-
sion. Cependant, l’expression « avec ivresse » va non pas réordonner le
texte, mais le contaminer en donnant à l’enthousiasme une connotation de
perte de contrôle, ou pour le moins, d’état hors du normal et accentuant
par anticipation la déception du héros qui suivra la représentation de la
pièce. La comparaison déteint sur la déception. C’est comme si le héros
regrettait de ne pas pouvoir continuer à vivre ce climat d’ivresse en restant
indéfiniment au théâtre. L’ajout d’un mot épaissit le sens. L’axe sémantique
ne dépend donc pas de l’axe syntagmatique et s’en sert au contraire.
L’écrivain ne fait pas appel à un souvenir et force le critique à admettre
que la mémoire de l’écriture ne se limite pas à des souvenirs ni à des images,
mais inclut des mots proches sémantiquement de la phrase déjà écrite.
72 Chapitre 5 

Cet exemple converge vers ce que tous les généticiens soutiennent, à


savoir que le sens premier ne découle pas forcément d’une version précé-
dente, mais bien de la dernière version. Rétroactivement, je peux relire les
versions antérieures qui prennent un autre sens si je connais la dernière.
La lecture après-coup me donne le sens ou, selon la formule lacanienne,
« l’après fait antichambre, pour que l’avant puisse prendre rang » (Lacan,
1966, 197).5
Nous pouvons donc penser que la circonstance « avec ivresse » faisait
déjà partie de la mémoire de l’écriture et a profité de la dernière copie pour
s’insérer dans l’écriture et transformer le sens global de la page.
L’impensé comprend la grammaire orale, le ton et la mélodie de notre
voix, trois éléments que nous utilisons le plus souvent sans le percevoir étant
insérés dans le langage et imitant nos proches dès la naissance (Girard, 2007
et Dupuy, 2016). J’y ajouterai le rythme étudié dans la troisième partie à
partir de la phrase proustienne.
La mémoire de l’écriture n’est donc pas seulement le rappel de souvenirs
ou d’images, mais cultive et maintient des réserves entre autres de rythmes
qui s’imposeront peu à peu dans l’écriture.
Quelques questions restent encore sans réponse et méritent cepen-
dant quelques commentaires. La mémoire de l’écriture étant une mémoire
virtuelle d’événements ou de souvenirs, se rattache au thème choisi par
l’écrivain ne fusse que par un bout qui attirera l’entièreté du souvenir. Cette
mémoire doit cependant compter elle-même sur la richesse des mots qui
eux-mêmes, ont toute une histoire et dont les sens se multiplient suivant
le contexte de la phrase ou même du livre où ils sont insérés.
Le terme le plus commun qui soit, la table, que Ponge a pris pour titre
de l’un de ses livres, peut me rappeler autant les tables de mon enfance que
celle du collège, de l’université ou de chez moi. C’est bien le mot table et non
l’image qui me rappelle les lieux de ces tables familières dont l’image change
au fur et à mesure que l’un des lieux où j’ai vécu défile dans mon esprit.
Dans ce sens, les mots ont une mémoire mais rattachée à celui qui se
souvient ; cette mémoire est donc particulière ou privée et non partageable.

5 « Ce qui se réalise dans mon histoire, n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il
n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur
de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir » (Lacan, 1966, 300).
La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue 73

Cependant, une table réelle vue chez un antiquaire ou chez un ami, peut
aussi me rappeler non pas les mêmes tables, mais celles qui lui ressemblent
et par association, celles que le mot me rappelle. Autrement dit, le mot
autant que l’image appelle la chaîne de tables où j’ai mangé, étudié, fait
l’amour, etc., mais le mot semble plus puissant parce qu’accessible à tous,
tout en ne me dispensant pas de l’image.
Les deux concepts-espaces, l’impensé et à la mémoire de l’écriture, se
recouvrent parfois, mais l’écriture se chargera de les séparer, de faire passer
les informations de l’un à l’autre dans un premier moment pour ensuite les
utiliser dans le texte.
Chapitre 6

La virtualité des brouillons et la réalité de


l’œuvre : rapports étranges entre le virtuel et la réalité1

Pour illustrer les rapports complexes entre le virtuel et la réalité, je partirai


des photos d’une œuvre d’Acácio Sobral2 prises dans une exposition tem-
poraire à la « Casa das onze janelas » [la maison aux onze fenêtres] que
j’ai visitée en 2009 à Belém do Para, capitale de l’État du Para au Nord du
Brésil (voir Figure 3).
Sur la première image, nous voyons la table pleine de restes de construc-
tion ou déchets de bois, fragments, dirait Benjamin ; ruines ou chantier,
dirait Quignard (2010, 12) qui apparemment ne signifient rien.
Cependant, la seconde image, mise à la page suivante, laisse deviner
un projecteur placé parterre qui illumine la table pour dessiner sur le mur
le profil d’un bateau. Retenons les mots, déchets ou restes qui éclairés for-
ment le profil d’un navire virtuel. N’est-ce pas extraordinaire, au sens de
sortir de l’ordinaire ?
Est-ce seulement du recyclage de l’art ? A première vue, nous y voyons
une métaphore du manuscrit des écrivains ou des ébauches des artistes qui
accumule des déchets matériels dans les brouillons ou les cahiers, c’est la
réalité empirique, mais qui projette dans le futur une œuvre encore vir-
tuelle, qui, cependant, demandera de plus l’intervention du projecteur et le
temps de la lumière pour éclore, alors que nos manuscrits exigent souvent
des années pour exhiber la dernière version. Apparemment, l’œuvre ou sa
forme définitive naît à la vitesse de la lumière, alors que l’œuvre plastique
ou littéraire sur ordinateur apparaît de la même façon, mais mettra des
mois voire des années pour en arriver là (voir Figure 4).

1 Intervention au X°Congrès international de l’Association des Chercheurs du ma-


nuscrit (APCG) : Materialité et virtualité dans le processus créateur en novembre
2010 à l’Université Catholique du Rio Grande do Sul à Porto Alegre (PUC-RG).
2 Acácio Sobral (1943–2009): <http://www.acaciosobral.com.br>.
Figure 3:  Table de déchets d’Acácio Cabral. Photographie de l’auteur

Figure 4:  Projection d'un navire d'Acácio Cabral photographié par l'auteur


La virtualité des brouillons et la réalité de l’œuvre 77

Si nous ralentissons le temps d’apparition de l’œuvre, que verrons-nous ?


Bien différent de la toupie citée par Proust dans Le côté de Guermantes qui
vue au ralenti, permettait de voir les couleurs et les dessins qui en font un bel
objet, l’observateur pourrait non pas voir directement les milliers d’ondes
électromagnétiques invisibles qui parcourent cet espace de quelques mètres
à une vitesse de 300.000 km/s, mais les voir réfractées éventuellement dans
un objet, et admiratif pourra s’exclamer : que c’est beau !
Mais à quoi cela avancerait-il pour moi critique de voir ces ondes ré-
fractées si mon but est de décrocher un sens ou de me laisser atteindre par
l’objet au-delà de l’aspect physique du manuscrit, si c’est bien ça que nous
recherchons en déchiffrant notre matériel.
Allons-nous suivre Gérard Wajcman qui se moque des

physiciens, ingénieurs, opticiens, techniciens des laboratoires du Prado (qui par le


Google) croient nous faire voir de l’art, et (qui) en vérité nous donnent à voir une
vision “scientifique” des tableaux”? Ils s’imaginent dévoiler les secrets de l’art parce
qu’ils nous montrent tous les détails des Ménines de Vélasquez, par exemple, mieux
que si on y était, mais ils sont en vérité eux-mêmes à côté de leur sujet. […] (en) se
donnant l’illusion d’arracher la vérité (par le nombre de pixels) à la peinture alors
qu’ils ne donnent qu’une vérité de l’image. (Wajcman, 2009, 65)

Le virtuel déplacerait dans ce cas le but de l’art en faisant croire à une


vérité réelle, c’est-à-dire, « scientifique », mais est-ce le but de l’art, est-ce
notre but ? Ce que nous faisons, – déchiffrer, classer et publier les manus-
crits –, n’est-ce pas agrandir l’espace de création du livre publié pour en
voir les détails et la composition et pour éventuellement offrir une autre
interprétation? Ce n’est qu’une première réponse. Le virtuel ou les manus-
crits ne sont-ils qu’un leurre qui détourne le public sur la vérité de l’œuvre ?
Wajcman s’étonnait quand il participait à : « un colloque au Louvre sur
l’actualité de la recherche autour de la Sainte Anne de Léonard de Vinci »
(Wajcman, 2009, 60) où oubliant que pour de Vinci, « la peinture est
cosa mentale, une chose de l’esprit, on ne s’occupe que de technologie et
de sciences, de toutes ces machines qui voient et dispensent de penser
puisqu’on attend d’elles qu’elles nous fassent voir directement la vérité »
(Wajcman, 2009, 61).
78 Chapitre 6 

N’est-ce pas aussi ce qui nous tente avec nos manuscrits, nous occupant
de zoom, de reproduction, de microfilms pour faire voir plus et mieux et
souvent deviner sous la rature l’écriture de l’auteur ?
Wajcman distingue la vérité de l’image qui s’opposerait à celle de l’art,
du faire croire au public à une vérité technologique le dispensant de trou-
ver celle de l’art. Comme si « zoomer » un tableau de Vinci satisfaisait
le spectateur et le détournait d’en recevoir le choc esthétique qui pourrait
le bouleverser.
Je repose la question pour nous. Notre travail de généticien favorise-t-il
ou détourne-t-il le lecteur d’une expérience esthétique éventuelle ? Notre
chance peut-être est que nos travaux ne sont pas accessibles au grand public.
Mais même s’ils les étaient ou pour nous-mêmes, le virtuel ainsi visible nous
touche-t-il plus que le texte publié ? Nous passons des heures à débattre
avec des collègues ou à deviner seul dans la solitude du bureau, ce qu’il y
a en-dessous de la rature, à la virgule ou au jambage près. Le faisons-nous
pour avoir un document qui aidera à comprendre un peu plus le texte
publié et par quels détours l’auteur en est arrivé là ou pour pouvoir dire dans
un esprit assez positiviste, « la transcription est intégrale, vous savez ! »?
Mais revenons à la présentation de Sobral. Son virtuel ne donne pas
d’explication scientifique de la composition de l’œuvre, mais en laisse voir
le mécanisme final au point que le lecteur commun pourra penser à un
lien direct entre l’œuvre de l’auteur et l’écrivain invoquant l’inspiration ; le
généticien, quant à lui, sait le nombre et le volume de pages entre les deux
instances, espace qui marque l’objet de nos travaux, mais réfute aussi les
arguments de ceux qui prétendent voir un lien direct entre le premier ins-
tant de la création et l’œuvre comme si ce déclic mental expliquait l’œuvre.
Soutenir cette hypothèse serait répéter Jean-Paul Weber qui « expli-
quait l’œuvre entière de Mallarmé par la persécution d’un oiseau hypothé-
tique jeté hors du nid » (Weber, 1960 et Mauron 1962, 213). Ce serait nier
le temps et situer l’écrivain dans un monde éthéré hors temps et hors espace.
Ce serait oublier que l’œuvre remise à l’éditeur ne tient que pour très peu
de l’origine, qu’elle a besoin de temps parce qu’à tout moment l’inventeur
peut créer et innover, aidé en cela par sa mémoire, ses proches, par la com-
munauté qui l’entoure et par la tradition qui le soutient.
La virtualité des brouillons et la réalité de l’œuvre 79

Et pourtant, ici, les restes engendrent directement l’œuvre comme si l’ori-


gine expliquait entièrement l’œuvre et donnait raison aux défenseurs du lien
intrinsèque entre l’œuvre et le premier jet et leur étude pour une modélisation
des processus de création. N’est-ce pas oublier que les résidus, subissent un
ordre qui les distingue d’un pur assemblage ?
Si au départ, ces morceaux de bois étaient seulement des restes d’autres
objets, sans doute ramassés chez un menuisier des environs ou des propres
œuvres de Sobral, leur position a été modifiée et de tas informe sont devenus
une forme apparemment chaotique, mais de fait ordonnée et étudiée pour
engendrer le profil du bateau. La forme a engendré un sens.
Les morceaux de bois sont comme des lettres qui isolées ne signifient
pas grand-chose, mais remises dans une syntaxe, deviennent signifiantes
ou peuvent être lues et acquièrent ainsi la dignité d’une œuvre d’art. C’est
comme si les morceaux de bois appartenaient au registre du Réel lacanien,
le quittaient ou en étaient arrachés pour entrer dans les registres de l’Imagi-
naire et du Symbolique et signifier. C’est donc l’ordre ou la forme ou la mise
en rapport qui constitue ici l’idée créatrice et non les restes en eux-mêmes.
A noter cependant que la forme n’est pas donnée d’une fois, mais qu’elle
a dû susciter pas mal de recherches pour répondre au désir de l’artiste de
vouloir représenter un navire sur le mur. Mais est-ce cela qu’il voulait au
départ ? Nous ne pouvons le savoir et le déduisons après-coup. De même,
Flaubert n’avait pas un plan déjà tracé quand il a commencé Mme Bovary
ni Picasso ne savait au départ qu’il allait peindre Les demoiselles d’Avignon
de la façon dont nous la connaissons ; la vidéo de Clouzot à laquelle je me
suis déjà référé, nous en convaincra.3

3 Tel um matador confronté au taureau, l’artiste s’approche de son tréteau. Pablo


Picasso, l’artiste le plus influent du XX° siècle, est en train de faire de l’art, et Henry-
Georges Clouzot, le fameux cinéaste français (Les Diaboliques, Le salaire de la
peur), fait un film. En 1955, Clouzot réussit à convaincre son ami Picasso à faire
un documentaire d’art, où il enregistrerait le moment de sa mystérieuse créativité.
Pour le film, le maître a créé vingt toiles. Utilisant une encre et un papier spécial,
Picasso a créé rapidement de fantastiques dessins que Clouzot filme de l’autre côté
de la toile, capturant la création em temps réel. Quand l’artiste a decidé de peindre
à l’huile, Clouzot a changé la couleur du film et a utilisé la technique de l’animation
en stop-motion. Par contrat, toutes les toliles peintes ont été détruites quand le film
80 Chapitre 6 

Nous devons donc oublier la vision de l’artiste volontaire qui sait ce


qu’il veut dès le début et apprendre que même s’il a une idée préconçue,
cette idée changera au cours de son travail. Tout comme « la chenille ignore
le papillon dont elle construit la coque de métamorphose » (Quignard,
2009, 135), ainsi l’écrivain et l’artiste du livre et de l’œuvre d’art.
Il est donc inutile de vouloir rechercher autant le premier moment
de la création que son ADN comme certains cognitivistes le voudraient
quand « ils espèrent découvrir quels sont les composants biochimiques,
les impulsions électriques et les régions actionnées quand Picasso a peint
Guernica ».4
Les brouillons de la forme chez Sobral s’ils existent, doivent être assez
nombreux tellement les pièces le sont. J’ai voulu le savoir du propre artiste
et lui ai envoyé un message par mail mais qui est resté sans réponse ; j’ai su
par après qu’il était décédé en 2009. Pas de chance! Il ne nous reste qu’à
spéculer! Nous pouvons donc imaginer ou bien les milliers de calculs exigés
pour projeter exactement la forme qui s’est découverte comme celle que
nous voyons, ou bien les nombreux essais et erreurs jusqu’à parvenir à un
but virtuel au départ.
Un spectateur non averti pourrait dire que l’œuvre est tout à fait vir-
tuelle puisqu’elle n’est ni touchable ni matérielle et n’est qu’une ombre
chinoise formée de cette base matérielle. Contrairement aux œuvres qui
commencent par le virtuel de l’ordinateur, celle-ci terminerait aussi par le
virtuel et l’on pourrait tracer le chemin génétique de l’œuvre : du virtuel
par le matériel au virtuel.
Question fausse toutefois, puisque l’œuvre ne semble pas être seule-
ment le navire projeté au mur, contrairement à la première impression du
départ, mais l’arrangement des déchets qui a exigé du temps et du travail,

a été fini. Le gouvernement français a déclaré ce documentaire, trésor national en


1984 (Clouzot, 1956).
4 «  Ils espèrent découvrir précisément quels sont les composants biochimiques,
les impulsions électriques et les régions actionnées quand, disons, Picasso a peint
“Guernica”. Utilisant la tomographie par résonnances magnétiques (MRI), les cher-
cheurs monitorent ce qui arrive dans le cerveau des gens durant les tâches créa-
tives. Mais les images des signaux brillant dans les lobules frontaux ont conduit les
scientifiques à réexaminer la manière dont la créativité est mesurée en laboratoire »
(Cohen, 2010, 1–2).
La virtualité des brouillons et la réalité de l’œuvre 81

l’ombre chinoise n’étant qu’une conséquence. Si les étincelles de la créa-


tion arrivent à « une minute affranchie de l’ordre du temps », comme le
souligne le narrateur proustien, le travail lent de l’écriture, ici de la mise en
ordre des déchets, implique pas mal de temps, de ratures et de brouillons.5
Les cognitivistes ont beau vouloir retrouver l’énigme de la créativité au
milieu du cerveau (Cohen, 2010, 1–2), ils ne peuvent y parvenir qu’à travers
la production du cerveau qui pour nous se manifeste dans les manuscrits.
Je tiens à souligner encore que Sobral a su joindre à l’œuvre ce qui habi-
tuellement est considéré comme déchets pour la rendre à la fois matérielle
et virtuelle. Si les phrases ou les mots raturés vont ou allaient à la poubelle
habituellement en littérature, ici les déchets sont valorisés et marquent
leur place dans la constitution d’une œuvre, une place indispensable de
notre point de vue génétique qui leur retire leur qualité de provisoire, ha-
bituelle dans les écrits. La virtualité, pourrai-je dire, est inamovible et sans
elle l’œuvre n’existe pas. C’est donc un autre sens ou une autre fonction
du virtuel que nous déduisons et qui est applicable aux œuvres étudiées.
Elles ne sont complètes que si elles incluent les brouillons. Dans ce cas,
pour nous aussi, le virtuel et le matériel ont mains liées et ne peuvent être
étudiés séparément.
L’œuvre de Sobral est donc un modèle d’intégration du matériel et du
virtuel sans doute, pas comme nous le pensions au départ, mais original
pour le moins.
Dernière connotation du virtuel. Indirectement, Sobral donne aussi
une définition de la mémoire, si nous l’entendons comme un virtuel en

5 « Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nou-
veau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans êtres actuels, idéaux sans
être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se
trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais
ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui
est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la
sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit
confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas conte-
nir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de “mort” n’ait
pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? »
(Proust, 1988, 451).
82 Chapitre 6 

attente, et va à l’encontre de celle de Quignard qui la voyait non pas comme


appartenant à un cycle long, mais comme :

celle de l’élection, du prélèvement, du rappel et du retour d’un unique élément au


sein de ce qui a été stocké en bloc. […] Retenir est l’opération qui consiste à organiser
l’oubli de tout ce « reste » qui doit tomber afin de préserver ce dont on souhaite le
retour. (Quignard, 1993, 63–64)

La sélection des restes de morceaux de bois pour construire l’œuvre


symbolise la mémoire de rétention qui garde à peine ce qui peut servir pour
un futur projet. Dans ce sens, le virtuel de la mémoire s’est traduit dans
la réalité des bouts de bois ; autre paradoxe où le virtuel devient matériel
pour engendrer du virtuel.
Chapitre 7

Deux modes de lecture du manuscrit : l’après-coup et


la pensée par détails1

Si la génétique a pour but la recherche des processus de création et si elle


veut se distancer de la philologie qui essaie de retracer le parcours du ma-
nuscrit au texte ou du moins, en trouver l’origine, l’un des moyens suggé-
rés sera la lecture après-coup, c’est-à-dire, la recherche partirait du texte
publié pour déboucher sur le manuscrit. Ce mode de lecture découle de
l’hypothèse supposant que le manuscrit, les rejets et les brouillons quels
qu’ils soient, mènent au texte publié et qu’il est donc possible de retra-
cer le chemin de l’un à l’autre pour en dégager une logique qui se dessine
peu à peu à travers les ratures et les remplacements. Le texte publié com-
manderait ainsi après-coup le travail du scripteur et de l’auteur à l’insu de
ces instances. Cependant, ce mode de lecture n’est pas sans danger que je
soulignerai au fur et à mesure. Voyons d’abord quel est l’usage de ce mode
dans la clinique freudienne d’où il tient son origine.
L’analysant raconte son histoire à partir de ce qu’il ressent dans son
aujourd’hui et trouve ainsi un sens à de nombreux événements de son passé.
Freud donne en exemple l’histoire sa patiente :

Emma est actuellement hantée par l’idée qu’elle ne doit pas entrer seule dans une
boutique. Elle en rend responsable un souvenir remontant à sa treizième année (peu
après la puberté). Ayant pénétré dans une boutique pour y acheter quelque chose,
elle aperçut les deux vendeurs (elle se souvient de l’un d’eux) qui s’esclaffaient. Prise
de panique, elle sortit précipitamment. De là l’idée que les deux hommes s’étaient
moqués de sa toilette et que l’un d’eux avait exercé sur elle une attraction sexuelle.
[…] L’analyse met ensuite en lumière un autre souvenir qui, dit-elle, n’était nullement
présent dans son esprit au moment de la scène I, présence, du reste, que rien ne vient
confirmer. À l’âge de huit ans, elle était entrée deux fois dans la boutique d’un épicier

1 Ce texte a pour origine le projet de pós-doc de Samira Murad qui s’appuie sur
l’après-coup freudien, élaboré en juin 2012 et auquel j’ai répondu par ce texte.
84 Chapitre 7 

pour y acheter des friandises et le marchand avait porté la main, à travers l’étoffe de sa
robe, sur ses organes génitaux. Malgré ce premier incident, elle était retournée dans
la boutique, puis cessa d’y aller. (Freud, 1973, 364)

Le premier événement ne prendra sens qu’après de nombreuses années


à partir du récit d’Emma chez Freud quand elle se rendra compte de la gra-
vité de l’incident. Il n’y a pas eu de hasard, mais une détermination du sens
après-coup. Emma n’a pas seulement mis les événements de son passé dans
un certain ordre, mais elle leur a donné un sens qui lui évitera désormais
la répétition. Elle prend en considération les événements, s’y reconnaît et
se libère de la peur d’entrer dans les magasins. Son désir peut de nouveau
reprendre la route.
Dans le champ littéraire, Jacques Rivière, voulant s’opposer au roman
psychologique soutenait le roman d’aventure et rejoignait Freud à sa
manière :

L’aventure, c’est ce qui advient, c’est-à-dire ce qui s’ajoute, ce qui arrive par-dessus le
marché, ce qu’on n’attendait pas, ce dont on aurait pu se passer. Un roman d’aventure,
c’est le récit d’événements qui ne sont pas contenus les uns dans les autres. A aucun
moment on n’y voit le présent sortir tout fait du passé ; à aucun moment le progrès
de l’œuvre n’est une déduction. Chaque chapitre s’ouvre en excès sur le précédent, non
pas en ce sens qu’il est plus intense, plus violent, plus bouleversant ; mais simplement
les événements qu’il raconte, les sentiments qu’il décrit, débordent ceux du chapitre
précèdent. Ils viennent les prolonger, les porter plus loin, ils leur font suite ; mais ils
ne peuvent en aucune façon s’y réduire ni en résulter. […] Aussi le sens de l’œuvre
n’est-il pas tout de suite bien déterminé ; il change à mesure qu’elle croit ; il n’y a pas
de flèche pour indiquer où elle va ; elle se forme peu à peu ; elle s’améliore ; elle se
corrige. Ce n’est jamais le passé qui explique le présent, mais le présent qui explique
le passé ; je ne veux pas dire simplement qu’il en éclaire les énigmes ; mais ce qui
arrive modifie sans cesse l’intention et la portée de ce qui est arrivé. (Goulet, 1991, 49)

Nous ne pouvons trouver plus claire affirmation quant à la force du


présent de l’écriture sur son passé. Comment utiliser cet outil dans la lec-
ture du manuscrit ?
Les folios du manuscrit correspondent aux événements de l’analysant,
mais ils sont davantage le fruit du hasard et de la pensée qui travaillent, –
contre ou selon – une ambition architecturale de l’écrivain qui croit savoir
où il va.
Deux modes de lecture du manuscrit 85

L’auteur Proust a rassemblé les folios dans le texte publié pour leur
donner un sens dans le cadre général d’une cathédrale. La distinction entre
l’instance de l’écrivain et celle de l’auteur est assez évidente dans ce parcours.
L’auteur se laisse emmener par l’écriture et se rappelle à l’insu de l’écrivain,
l’existence de morceaux de fiction excellents dans ses cahiers comme les
anecdotes2 ou comme des micro-récifs dont l’ensemble est pareil à une robe
rapiécée. L’écrivain, quant à lui, tout heureux de la reconnaissance de son
plan d’ensemble par son premier éditeur, Rivière, lui écrit : « Monsieur,
enfin, je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dog-
matique et une construction » (Proust, 1985, XIII, 98).
Flaubert agissait différemment puisque dans une première étape, il
travaillait par page et ne passait pas à la suivante avant d’être entièrement sa-
tisfait. Ensuite, il entamait la seconde version où le processus recommençait.
Bauchau, comme nous le verrons plus loin, raturait peu, mais ayant
aussi comme Flaubert un plan en tête, avait jusqu’à cinq versions suivant
le roman qui peuvent être considérées comme d’ immenses ratures qui se
superposent comme un palimpseste.
Ces trois auteurs confirment Rivière sur la force du présent qui oblige
les écrivains à tenir compte de ce qui va venir pour donner une cohérence
et un sens au récit.
Une fois ratifié par l’auteur, c’est-à-dire, admis et approuvé comme ap-
partenant au roman, la phrase, l’expression ou le paragraphe, deviennent-ils
cause de ce qui précède parce qu’ils offrent au lecteur une cohérence qui
convainc ?
Je n’emploierai pas le concept de cause bien qu’il rejoigne en partie
celui de cause finale selon Aristote ou de but poursuivi durant l’écriture.
La différence n’est pas dans le but que la plupart des écrivains se fixent au
départ, but rarement atteint parce que sujet à de nombreuses bifurcations.
Le diagramme d’un seul folio proustien qui consiste à retrouver l’origine
des phrases ou des mots dans d’autres folios, n’encourage pas le critique à
suivre un tracé linéaire. Ces bifurcations ne rejoignent en aucune manière
la cause finale d’Aristote et opère souvent à l’insu de l’écrivain.

2 « Les longs passages explicatifs que Proust consacrait à l’actualité dans Jean Santeuil
disparaissent de La Recherche au profit d’anecdotes » (Guez, 2009, 430–442).
86 Chapitre 7 

En d’autres mots, la téléologie ou un chemin tracé suivi religieusement


n’existe pas dans le manuscrit. Une dimension inconsciente transforme sou-
vent sans avertir la structure du roman. Je n’en veux comme exemple que le
manuscrit d’Albertine disparue découvert par Nathalie Mauriac en 1987. Ce
manuscrit a non seulement fragilisé la structure de la Recherche éditée par
Jean-Yves Tadié chez Gallimard, mais manifeste le nombre d’intrusions de
l’inconscient ou du hasard ou de la pensée, qui ont forcé l’écrivain Proust
à modifier le texte.

Qu’est-ce qui intervient dans le texte ? Le hasard ou


l’inconscient ?

Mandelbrot, le fondateur de la théorie des fractales, distingue le hasard


bénin ou laplacien qui, étant contrôlable, permet les prévisions, du hasard
non bénin dont la présence implique une diminution des prévisions
(Mandelbrot 1973, 319). René Thom, l’auteur de la théorie des catas-
trophes, dit la même chose en d’autres mots : « la notion de cause est une
notion trompeuse ; intuitivement, elle paraît claire alors qu’en réalité elle
est toujours faite d’un réseau subtil d’interactions » (Thom, 1980, 133).
Autrement dit, les scientifiques continuent à croire à la relation
cause-effet, mais avouent leur ignorance quant à la possibilité de détermi-
ner les causes, appelées aujourd’hui, conditions initiales, bifurcations ou
fluctuations.3
Mallarmé rejoint d’une certaine façon les deux scientifiques dans son
dernier poème, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, par cette proposi-
tion étrange : « Toute pensée émet un coup de dés », phrase qui complète
le titre et semble dire que n’importe quelle pensée n’abolira jamais le hasard.
La pensée sera toujours le sujet de changements non prévus.

3 « Une petite fluctuation survenant au hasard, c’est-à-dire de manière surdéter-


minée, peut décider de l’avenir d’un système. C’est ce genre de phénomène que
Prigogine appelle la fluctuation déclenchante » (Boutot, 1993, 272).
Deux modes de lecture du manuscrit 87

C’est ce que Meissalloux illustre dans son interprétation du poème de


Mallarmé et en particulier du concept de hasard :

une identité des contraires, un mouvement qui n’en est (peut-être) pas un, une im-
mobilité qui n’en est (peut-être) pas une. Un infini dialectique, donc, incluant son
autre, mais sans rien de dynamique – dialectique en ce sens non hégélienne, sans
progrès, sans dépassement d’une étape par la suivante. Un sur-place qui ne serait pas
un trépignement, mais la pulsation de l’éternel- une hésitation d’être. […] Autant de
signes nous rappelant, plus ou moins adéquatement la structure du Hasard : demeurer
en soi auprès de son contraire, contenir virtuellement l’absurde, être des deux côtés
de sa propre limite. (Meissalloux, 2011, 134)

Dans ce sens, le manuscrit serait le terrain fertile où le hasard, visible


surtout à chaque rature, foisonne puisque le re-lecteur peut énoncer le
contraire de ce qui vient d’être écrit à chaque mot, à chaque phrase, à chaque
paragraphe bien qu’il doit souvent tenir compte de ce qui précède. Pas tou-
jours cependant comme en témoigne la découverte de Nathalie Mauriac
citée plus haut. De toute façon, la cohérence globale est menacée à n’im-
porte quel changement. Le manuscrit joue donc sur les deux volets, la
cohérence et l’incohérence et incarne le lieu du hasard mallarméen défini
par Meissalloux.

La pensée

Avant de poursuivre, il faudra encore préciser ce qu’est la pensée. Selon


Lacan : « c’est par la réalité sexuelle que le signifiant est entré au monde,
ce qui veut dire que l’homme a appris à penser ». (Lacan, 1973, 138) La
pensée profondément ancrée sur les pulsions, justifie le texte mobile placé
au centre de la roue de l’écriture et de la lecture rappelé au chapitre 1 de la
première partie.
Lacan rappelle aussi que :

la pensée ne fonde l’être qu’à se nouer dans la parole […] rien ne se parle qu’à s’ap-
puyer sur la cause. Or cette cause, c’est ce que recouvre le « Soll Ich », le dois-je de la
88 Chapitre 7 

formule freudienne, qui, d’en renverser le sens, fait jaillir le paradoxe d’un impératif
qui me presse d’assumer ma propre causalité. (Lacan, 1966, 865)4

Tout comme Emma qui prend pour elle ce qui s’est passé durant son
enfance, l’auteur en concluant l’après-rature, prend en charge le nouveau
mot ou le blanc qui succède au mot raturé. Il assume la causalité de l’écriture
du scripteur d’où surgit le sens et la cohérence. Cette causalité à rebours
est bien différente de la cause finale d’Aristote qui suppose une intention
première visible ou en sous-main.
De plus, Heidegger souligne que :

Les paroles ne sont pas des termes, et en tant que tels semblables à des seaux et à des
tonneaux où nous puiserions un contenu existant. Les paroles sont des sources que
le dire creuse davantage, des sources qu’il faut toujours de nouveau trouver, de nou-
veau creuser, qui s’encombrent facilement, mais qui de temps en temps, jaillissent
aussi à l’improviste. Sans un retour continuel aux sources, les seaux et les tonneaux
demeurent vides ou leur contenu demeure éventé. (Heidegger, 1983, 142)

L’écriture remplace le dire dans le manuscrit et creuse la langue tout


au long des folios pour offrir du nouveau à chaque arrêt. La poésie se prête
plus à ce jeu que le roman. Ce n’est pas seulement le poète qui doit « brosser
les mots », mais le romancier qui raconte une histoire, fait aussi émerger
de nouvelles circonstances et des relations inédites entre personnages cal-
quées ou non sur la réalité, qui renouvelle la vision du monde du lecteur.
Enfin, Damourette et Pichon dans Des mots à la pensée, essai de gram-
maire de la langue française rompent avec la position traditionnelle qui
part de la pensée pour arriver à la langue, et se rapprochent du travail des
linguistes pour lesquels « il n’y a pas d’antériorité de la pensée catégorielle
sur le langage » (Roudinesco, 1986, 310).
La langue conduit à la pensée et ce n’est que par le discours que la
pensée sera connue. De même, ce ne sera que par l’écriture que la pensée
de l’écrivain se révèlera dans les premières versions et celle de l’auteur dans
le texte publié.

4 Lacan fait ici allusion au « Wo Es war’ soll Ich werden » qu’il traduit par « Là où
c’était, là où s’était, voudrions-nous faire qu’on entendît, c’est mon devoir que je
vienne à être » (Lacan, 1966, 416–418).
Deux modes de lecture du manuscrit 89

La pensée qui émet un coup de dés ne peut donc que passer par le
langage dans le discours ou dans l’écriture. Son résultat sera rarement dé-
terminé tout comme le nombre qui sortira du coup de dés, ce qui provoque
une réécriture de la cause à rebours à chaque mouvement d’écriture. La
contingence bordera la nécessité de l’écrire et la nécessité de la cause dépen-
dra de la contingence du mouvement d’écriture. Drôle de cause qui dépend
de mouvements antérieurs à son éclosion pour se fixer.

Les concepts de hasard et d’inconscient s’opposent-ils ?

Freud n’incluait pas le hasard dans sa théorie puisqu’il soutenait que toute
action a une dimension inconsciente. Lacan, au contraire, analysant La
lettre volée, a évoqué la possibilité de le contrôler (Allouch, 1993, 49), bien
que relisant Freud, il traduit le concept de tuché d’Aristote à sa manière, –
« comme au hasard » (Lacan, 1973, 54).
Le « comme au hasard » donne une figure d’imprévu à l’événement
arrivé « par hasard » qui en fait est déterminé par l’inconscient. Mais là où
nous pourrions confondre la cause aristotélicienne et la cause freudienne,
il nous faut sortir résolument de la linéarité et admettre au moins deux
lignes de force parallèles aux temps différents qui se chevauchent rarement,
sinon reconnaître des bifurcations continues qui empêchent d’avoir une
perspective ou un horizon d’attente déterminée comme Jauss le suggère.
Alors que nous envisageons les événements l’un après l’autre s’enchaînant
tout au moins dans le temps, l’inconscient arrive à l’improviste régnant
dans son espace sans dimension temporelle. Il n’y a donc pas d’avant ni
d’après pour son intervention. Pareil au grain de jouissance qui soutient
l’écriture d’un roman pour un an ou dix ans, l’inconscient ou le réel laca-
nien ne démord pas de sa place comme cause psychique des événements
où est impliqué le sujet.
L’après-coup intervient seulement dans le discours ou dans l’écriture
comme cause à rebours tout en maintenant l’autre scène, celle de l’in-
conscient qui sans cesse opère.
90 Chapitre 7 

Que devient la lecture après-coup qui tiendra compte de ces


rapports hasard, pensée et inconscient dans le manuscrit?

Être la cause d’un événement ne veut pas dire qu’elle transmet un sens au sujet.
Alors que l’effet de l’Autre scène n’est ressenti que « comme au hasard », l’ef-
fet du discours ou de l’écriture ne prend sens pour le sujet qu’à rebours. Dans
l’analyse, les effets devraient coïncider, mais dans l’écriture, ils sont reportés
de folio en folio dans une fuite continue comme dans la Recherche du temps
perdu qui « a beau faire le récit de la fuite du sens, cela n’empêche pas son
propre sens d’être, incessamment, en fuite » (De Man, 1989, 106).
Sous l’apparente d’une science positiviste qui voit dans le texte publié
la cause du manuscrit et en déduirait les effets passés et non futurs, le texte
publié met en ligne les bouts de manuscrits pour leur donner une cohérence
plausible tout comme la patiente de Freud a articulé l’attentat à la pudeur
qu’elle a souffert à sa peur d’entrer dans les magasins.

Hors la lecture qui tient compte de l’« après-coup », d’autres


opérateurs existent-ils ?

Les nouvelles approches du réel empirique offrent d’autres manières non


de lire, mais de comprendre le manuscrit que j’ai appelé filtres, commen-
tées ailleurs (Willemart, 2007b, 226). J’en reprends à peine un, les struc-
tures dissipatives et ajoute un autre, la plasticité.

Les structures dissipatives

Proust, qui de soixante-quinze cahiers de brouillons apparemment sans


ordre en a construit l’œuvre exemplaire que nous connaissons,5 rejoint
5 « Je bâtirai mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais
tout simplement comme une robe » (Proust, 1988, 610).
Deux modes de lecture du manuscrit 91

avec cinquante ans d’avance la théorie élaborée par Ilya Prigogine et


l’école de Bruxelles qui soutiennent la relativité des conditions initiales
et par conséquent l’imprévisibilité d’un projet artistique ou non, tout en
pariant sur l’auto-organisation.
Les conditions initiales ou le programme préalable établis par l’écrivain
sont à peine des indices (indices dans les deux sens du mot, comme trace
ou au sens de Peirce), qui nous empêchent de lire le manuscrit comme la
suite chronologique de morceaux d’écriture où nous rechercherions une
évolution, un mouvement d’ensemble, un chemin linéaire.
Par ailleurs, considérer le manuscrit comme le lieu de mouvements
stables et instables, sujet de réorganisations continues dans une même
région et réalimentés constamment par les ajouts, recoupe la théories des
structures de non-équilibre ou structures « dissipatives » (Prigogine, 1994,
27). Ces systèmes « n’existent qu’aussi longtemps qu’ils dissipent de l’énergie
et restent en interaction avec le monde extérieur »6 ou en d’autres mots,
qu’ils comptent sur la dimension temporelle et non seulement spatiale,
l’espace-temps de Einstein.
Les folios que nous lisons ne sont-ils pas en profond déséquilibre
et alimentés constamment par le re-lecteur qui ouvert à la tradition et aux
Tiers, rature et remplace au fur et à mesure que le temps s’écoule ?

Deuxième approche : la plasticité

La neuroplasticité recoupe l’approche précédente dans sa vision du fonc-


tionnement du réel empirique, mais concerne le cerveau. Articulée entre
autres par le psychanalyste François Ansermet et par le neuroscientiste
Pierre Magistretti (2004), elle «  réunit l’unique du sujet à l’imprévi-
sible de l’événement et implique un nouveau paradigme fondé sur la
contingence », phrase qui résume bien son objet (Dimitriadis, 2010).

6 « C’est là un constraste évident avec les structures d’équilibre telles que les cristaux
qui, une fois formés, peuvent restés isolés et sont des strutures “mortes” sans dissi-
pation d’énergie » (Prigogine, 1994, 28).
92 Chapitre 7 

Singularité, imprévisibilité et contingence font aussi partie de l’arsenal


de concepts touchant aux manuscrits et devraient croiser son étude.
La singularité du sujet qui écrit, le scripteur, n’aboutit qu’après la rati-
fication de la phrase par l’auteur et met donc du temps avant d’émerger. On
ne naît pas auteur, mais tout au plus scripteur qui, au cours de la compo-
sition, se laisse prendre par un style qui peu à peu le constitue. Comme le
manuscrit le démontre amplement, il faut compter sur le temps de l’écriture
pour la formation de l’auteur. Dans ce sens, tout roman est à l’exemple de
Werther, un roman de formation, non du personnage cependant, mais de
celui qui signera.
L’imprévisibilité est presque naturelle dans l’écriture des folios. Les
zoliens savent que pensant tout prévoir, Émile Zola s’est surpris à raturer
et à changer son plan de départ. La dialectique entre la cathédrale que
Proust souhaitait construire et la robe rapiécée qui définit la Recherche, est
connue. Cette lutte montre suffisamment la force de l’écriture, je veux dire
des mots que nous écrivons qui, sans avertir dirai-je, font penser l’écrivain
à autre chose et obligent le scripteur à glisser sur d’autres sens et réorienter
son récit. C’est la pulsion de l'écriture en marche (Willemart, 2017, 65).
La contingence, base de la plasticité dans le cerveau, ébranle les assises
sûres soutenues par les adeptes de la localisation. Sans nier l’attribution de
telle activité à telle zone du cerveau, l’activité holistique de l’esprit brise la
dépendance de ces zones puisqu’elle tient compte du moment présent, des
circonstances du quotidien et du passé, bien sûr !
Nous ne parlerons pas de localisation pour le manuscrit, évidemment,
mais insisterons sur la relativité de la syntaxe et des associations d’évé-
nements dans l’histoire racontée. Dirons-nous que rien n’est nécessaire
dans le récit ? Pas vraiment. La syntaxe, dernier rempart de la langue selon
Mallarmé, doit être préservée. Mais le nécessaire ou le texte publié s’avère
dépendre du contingent qui le construit.

Oubliant l’après-coup

Les deux filtres ci-dessus ne constituent pas une méthode de lecture du


manuscrit comme l’après-coup, mais partagent la même vision sur le
Deux modes de lecture du manuscrit 93

monde. Une autre méthode possible d’interprétation du manuscrit a été


élaborée par Jean-Claude Milner qui ne pensait pas du tout à la géné-
tique, mais que nous pouvons utiliser, la pensée par détails.
Freud dans la Science des rêves, La psychologie de la vie quotidienne ou les Cinq psy-
chanalyses utilise les entités que la psychiatrie du XIX siècle lui a léguées … mais il
les aborde par des détails. A l’issue de ce processus, les catégories, hystérie, névrose et
psychose, portent le même nom, mais leur structure a changé ; l’universalité qu’elles
supportent a elle aussi changé. On disait naguère qu’une seule phrase de Lacan éclai-
rait dix cas ; c’est le propre d’une proposition universelle. Mais cet universel n’est pas
obtenu par repérage systématique de ce qui est commun à chaque cas […] l’Universel
éclaire les dix cas en tant qu’aucun ne ressemble à l’autre. C’est cela l’universel difficile.
[…] ma méthode suppose une parenté profonde entre une pensée par détails et le fait
que l’universel soit difficile. (Milner, 2011, 33)

La pensée par détails rappelle le critique d’art Giovanni Morelli (1816–


1891) qui relevait l’importance du détail, les ongles, le lobe de l’oreille ou les
orteils, pour détecter l’attribution d’un tableau à un artiste ou à un faussaire.7
Freud reprend ce procédé pour analyser les rêves de ces analysants ou les
siens et trouve ainsi une méthode de lecture des rêves.

7 « Longtemps avant que j’aie pu entendre parler de psychanalyse, j’avais entendu


dire qu’un connaisseur d’art, Ivan Lermolieff, dont les premiers essais furent publiés
en langue allemande de 1874 à 1876, avait opéré une révolution dans les musées
d’Europe, en révisant l’attribution de beaucoup de tableaux, en enseignant com-
ment distinguer avec certitude les copies des originaux, et en reconstruisant, avec
les œuvres ainsi libérées de leurs attributions primitives, de nouvelles individualités
artistiques. Il obtint ce résultat en faisant abstraction de l’effet d’ensemble et des
grands traits d’un tableau et en relevant la signification caractéristique de détails
secondaires, minuties telles que la conformation des ongles, des bouts d’oreilles, des
auréoles et autres choses inobservées que le copiste néglige, mais néanmoins exécu-
tées par chaque artiste d’une manière qui le caractérise. J’appris ensuite que sous ce
pseudonyme russe se dissimulait un médecin italien du nom de Morelli. Il mourut
en 1891, sénateur du Royaume d’Italie. Je crois sa méthode apparentée de très près
à la technique médicale de la psychanalyse. Elle aussi a coutume de deviner par des
traits dédaignes ou inobservés, par le rebut (“refuse”) de l’observation, les choses
secrètes ou cachées » (Freud, 1933, 23).
94 Chapitre 7 

Ces deux cas se ressemblent et sont différents. Ils se ressemblent parce


que Morelli ou Freud ne sont pas bloqués ou figés sur ce qui est là, le tableau
ou le rêve, ils veulent comprendre et avancer dans l’intelligence de l’objet.
Mais leur objet est différent. Morelli veut distinguer le vrai artiste du
faussaire dans l’attribution d’un tableau alors que Freud recherche la vérité
de l’inconscient par le rêve.
La pensée par détail n’est-elle pas une démarche de la pensée qui peut
servir à l’interprétation du manuscrit ?
Genette constatait déjà à quel point l’auteur Proust bouleversait les
catégories littéraires qui nous sont habituelles, le temps, la durée, la voix, le
point de vue ou le mode, etc., dans le texte publié (Genette, 1972). Irions-
nous plus loin en déchiffrant les cahiers ? Allons-nous faire bouger les
structures de ces catégories en montrant comment Proust y est arrivé, non
plus par l’analyse du texte publié, mais par celle des manuscrits déchiffrés ?
De même, nous maintenons les trois sortes de critique détectées par
Thibaudet, celle des gens de la rue ou des journalistes, celle des critiques
professionnels et celle des écrivains (Genette, 2002, 7), mais déchiffrant
et transcrivant les manuscrits, à quelle catégorie appartiendrait Proust en
train d’écrire ? Me reportant à l’excellent article de Francine Goujon sur
Le je narratif et le je critique dans le Contre Sainte-Beuve (Goujon, 2004,
95), le lecteur du manuscrit se voit de fait confronté au je du conférencier,
à celui du témoin, au je autobiographique qui de fait se révèle pseudo bio-
graphique et enfin au je autofictionnel. En effet, tantôt, le scripteur de la
Recherche se fait journaliste ou écoute l’instinct des foules quand il veut ap-
précier une œuvre, tantôt, il se fait sociologue ou/et essayiste quand il parle
de Baudelaire, de Balzac, de Ruskin ou de Mallarmé, ou quand il voyage
dans les trois arts qu’il affectionne, la littérature, la peinture et la musique,
tantôt enfin, il est écrivain, narrant l’histoire d’un je regardant son passé,
scrutant la formation suivie, énumérant les cercles fréquentés, rappelant les
événements politiques et culturels vécus jusqu’à ce qu’il devienne auteur.
L’étude sur le rythme dans la troisième partie de cet essai est un autre
exemple. Le scripteur Proust défiant la narration et les catégories d’espace
et de temps, se soumettait peu à peu dans les premières lignes du récit à
un seul critère, le rythme des phrases, qui éliminait ce qui gênait pour res-
pecter la structure 2/7.
Deux modes de lecture du manuscrit 95

Cet universel n’a pas été obtenu par repérage systématique de ce qui
est commun à chaque cas puisque je me suis borné à une partie du premier
paragraphe de la Recherche. Est-ce que cet Universel éclairera dix cas en tant
qu’aucun ne ressemble à l’autre et pourra s’appeler un universel difficile ? Le
rythme ou la musique des mots serait-il l’un des critères du Proust scripteur
quand il rature et ajoute ?
Ce critère essentiel, souvent bien malgré lui je crois, dans le choix des
mots, des phrases, des paragraphes nous aiderait-il à comprendre certains
processus de création de son écriture ? La tension entre la prose et la poésie
nous aidera-t-elle à l’analyse des manuscrits ?
Les travaux de l’équipe Proust de l’Université de São Paulo ont pour
fonction non seulement de publier quelques cahiers proustiens chez Brepols,
mais aussi d’éclairer les lecteurs et les critiques du texte édité en dégageant
des transcriptions de l’universel difficile. Comment ? En comptant souvent
sur le hasard dans nos recherches tout comme le narrateur proustien quand
il va introduire l’épisode de la madeleine :

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons
perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose
inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient
jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet
qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons
reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et
reviennent vivre avec nous. (Proust, 1987a, 43–44)

Ainsi de la plupart de nos trouvailles qui ne dépendent pas d’une sys-


tématisation, mas souvent de lectures au hasard de la prose proustienne
manuscrite ou éditée.
Une autre application de la pensée par détail peut transformer notre
vision du projet Brepols brésilien, devenu projet thématique Fapesp I et II.
Tant bien que mal, j’avais distingué trois étapes dans le projet : la trans-
cription diplomatique des cahiers 8, 15, 20, 21, 28, 38, 39 et 52 et leurs com-
mentaires qui seront édités par l’éditeur Brepols de Turnhout (Belgique),
l’interprétation de l’œuvre proustienne à la lumière de nos découvertes et les
retombées de cette interprétation sur la génétique quel que soit le corpus.
96 Chapitre 7 

Les étapes avaient été décrites l’une après l’autre sans vraiment les arti-
culer, sachant cependant qu’elles se développaient parallèlement. Comment
faire pour que la première étape ait un effet non plus simplement causal
nécessaire ou d’antécédent sur les deux autres, mais qu’elle les transforme
dans leur essence. Comment sauter du parallélisme au logique est la ques-
tion ou encore, comment faire rejoindre trois parallèles ?
Appliquant ce principe à la lecture, l’interprétation de l’œuvre prous-
tienne dépendra du détail trouvé dans les transcriptions qui bouleversera
la lecture du texte publié. Et par ricochet, l’interprétation proustienne
obligera le critique à réinterpréter la genèse d’autres œuvres.
Pour s’en convaincre, je renvoie le lecteur au deuxième chapitre de la
troisième partie sur la traitrise de la chronologie qui part d’un détail dans
l’analyse.
Partie III
Pratiques et théorie proustienne
Chapitre 8

Une logique sous-jacente à l’écriture des folios


proustiens1

Dans Critique génétique : pratiques et théorie, je soutenais que malgré les


apports sémantiques apparemment différents, il existe des rapports néces-
saires au sens de ne pas pouvoir faire autrement2 entre les folios 20 recto
et 19 verso du cahier 28 qui se font face.
Décidé à vérifier cette hypothèse sur deux folios du cahier 21 pris au
hasard mais déjà déchiffrés par Guilherme Ignácio da Silva, je tombai sur
le folio 22 recto qui faisait face au folio 21 verso.
Première remarque. Le cahier est intitulé par la Bibliothèque Nationale
de France, Du côté de chez Swann (Les noms de pays) et pourtant, le folio 22
parle du théâtre où le héros a pu voir enfin la Berma, épisode qui apparaît
dans le texte publié du deuxième volume, A l’ombre des jeunes filles en fleurs.
Pourquoi ce déplacement ? La Notice de la Pléiade sur la troisième
partie de Du côté de chez Swann répond :

l’épisode de la Berma et de la conversation sur son jeu au cours du dîner avec M. de
Norpois, […] nous (le) lisons aujourd’hui au début de A l’ombre des jeunes filles en
fleurs. […] Proust ne s’est pas contenté de corriger ces placards (du 54 au 59) : il en
a surtout transféré certaines pages à la suite de la coupure de Noms de pays » que
lui imposait la réduction à cinq cents pages environ de son premier volume (chez
Grasset en novembre 1913). (Proust, 1987a, 1260–1261)

Relisant le cahier 21, je me rends compte qu’en fait, le seul folio dont
le sujet est inséré dans le premier volume est le verso choisi « par hasard »,

1 Intervention en 2009 à l’Université de São Paulo pour le colloque international


franco-brésilien : Où en est le projet Brepols ?
2 « ne pas pouvoir ne pas – qui ne cessent pas de s’écrire qui s’opposent à l’impossible,
ne pas pouvoir – qui ne cessent pas de ne pas s’écrire » (Lacan, 2000, 20).
100 Chapitre 8 

le folio 21 ; tous les autres folios sauf erreur se rapportent au deuxième
volume publié.
Le verso de ce folio se rattache probablement à l’extrait des Noms de
pays : le Nom qui suit :
Bien au contraire, elle [Gilberte] avait souvent prétendu qu’elle avait des amis qu’elle
me préférait, que j’étais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop
distrait, pas assez au jeu ; enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes
de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour elle un être dif-
férent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans un amour que Gilberte
aurait eu pour moi, et non pas, comme cela était, dans l’amour que j’avais pour elle,
ce qui la rendait autrement résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière
même dont j’étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte. Mais les
sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les lui avais pas encore décla-
rés. Certes, à toutes les pages de mes cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son
adresse, mais à la vue de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela
à moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans qu’elle fût
mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé parce qu’elles ne me parlaient pas
de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais de mon propre désir qu’elles semblaient
me montrer comme quelque chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux et
d’impuissant. (Proust, 1987a, 393)

Nous retrouvons les mêmes extraits bien qu’avec des ajouts dans A l’ombre
des jeunes filles en fleurs :

Je dis à ma grand’mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement,
quand on croit à la réalité des choses, user d’un moyen artificiel pour se les faire mon-
trer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles. Je pensais que ce n’était plus la
Berma que je voyais, mais son image, dans le verre grossissant. Je reposai la lorgnette ;
mais peut-être l’image que recevait mon œil, diminuée par l’éloignement, n’était pas
plus exacte ; laquelle des deux Berma était la vraie ? (Proust, 1987, 441)
Hélas ! Cette première matinée fut une grande déception. (Proust, 1987, 437)
cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me
serais arraché comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la maison,
si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel
je devais qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois. Je lui fus présenté avant
le dîner par mon père qui m’appela pour cela dans son cabinet. A mon entrée, l’am-
bassadeur se leva, me tendit la main, inclina sa haute taille et fixa attentivement sur
moi ses yeux bleus. (Proust, 1987, 443)
Une logique sous-jacente à l’écriture des folios proustiens 101

Bien que Pugh soutienne que le personnage de La Berma a été créé


dans le deuxième volume :

Rather than continue to worry about the Champs-Elysées sequence, Proust turned
his attention to the dinner, and on f-4–30 wrote a completely new episode, preparing
for the dinner, for which he created a new character, the actress, La Berma (for a few
pages written as Bréma). (Pugh, 2004, Vol. II., 477)3

La Berma est citée sept fois dans Du côté de chez Swann non sans être
déjà caractérisée comme fameuse et géniale par le héros et par Bergotte4
(sauf si le cahier 21 a été écrit avant Les noms de pays). Cela importe peu
cependant pour mon propos, mais montre tout au moins que la Berma est
bien présente dès le cahier 21 et que le folio 22 r° ne renvoie pas seulement
à À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

3 Notons que Bréma apparaît seulement une fois sur le folio 17 recto et deux fois sur
le folio 21 recto.
4 « Je classais par ordre de talent les plus illustres : Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,
Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient » (Proust, 1987, 74).
« “L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste homme à la Berma
qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue ?”
  – “Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre.”
  – “C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre, dans le
Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup
à la « hiérarchie! » des arts” » (Proust, 1987, 96).
  « – “Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma ?” deman-
dai-je à M. Swann » (Proust, 1987, 98).
  « Et hélas, il défendit aussi d’une façon absolue qu’on me laissât aller au théâtre
entendre la Berma ; l’artiste sublime, à laquelle Bergotte trouvait du génie, m’aurait
en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être aussi important et aussi
beau, consolé de n’avoir pas été à Florence et à Venise, de n’aller pas à Balbec »
(Proust, 1987, 386).
  « Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans une pièce
classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une brochure où Bergotte par-
lait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce » (Proust, 1987, 393).
  « Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque chose de
singulier et d’excessif – ou peut-être par une radiation télépathique comme celles
qui déchaînaient des applaudissements dans la foule ignorante aux moments où
la Berma était sublime, – que ce devait être quelque personne connue » (Proust
1987, 393).
102 Chapitre 8 

Quels rapports y a-t-il entre les deux folios qui se font face ? Des rap-
ports lointains sans aucun doute puisque trois pages plus loin dans l’édition
de la Pléiade, nous lisons :
Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans une pièce clas-
sique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une brochure où Bergotte parlait
de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce. Elle m’avait prié de lui en
rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressé un petit télégramme en écrivant sur
l’enveloppe ce nom de Gilberte Swann que j’avais tant de fois tracé sur mes cahiers.
Le lendemain, elle m’apporta dans un paquet noué de faveurs mauves et scellé de cire
blanche, la brochure qu’elle avait fait chercher. « Vous voyez que c’est bien ce que
vous m’avez demandé, me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je lui
avais envoyé. » Mais dans l’adresse de ce pneumatique, – qui, hier encore n’était rien,
n’était qu’un petit bleu que j’avais écrit, et qui depuis qu’un télégraphiste l’avait remis
au concierge de Gilberte et qu’un domestique l’avait porté jusqu’à sa chambre, était
devenu cette chose sans prix, un des petits bleus qu’elle avait reçus ce jour-là, – j’eus
peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de mon écriture sous les cercles im-
primés qu’y avait apposés la poste, sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon
un des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes
ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient épouser, maintenir,
relever, réjouir mon rêve. (Proust, 1987, 395)

Mais des rapports beaucoup plus proches se font jour à la relecture où


la question du regard est commune et saute aux yeux.
Dans le folio 22 r°, le héros se demande
laquelle des deux Berma était la vraie […] celle que je voyais dans la lorgnette ou
l’image que s’en faisait mon œil » et encore « Comment n’avais-je pas essayé avant
la représentation de savoir de quel point exact et de quelle façon, elle estimait qu’elle
devait être vue.

Le premier souci du héros qui insistait sur l’image que devrait se faire
le spectateur selon la Berma, n’apparaît plus dans le texte publié, mais croise
le deuxième souci qui est maintenu, mais qui questionne la vraie image de
l’actrice. Bergotte, son grand admirateur, signale un peu plus loin dans le
récit pourquoi il admirait la Berma :

Ce premier jour où je le vis chez les parents de Gilberte, je racontai à Bergotte que
j’avais entendu récemment la Berma dans Phèdre ; il me dit que dans la scène où elle
Une logique sous-jacente à l’écriture des folios proustiens 103

reste le bras levé à la hauteur de l’épaule – précisément une des scènes où on avait
tant applaudi – elle avait su évoquer avec un art très noble des chefs-d’œuvre qu’elle
n’avait peut-être d’ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce geste sur une métope
d’Olympie, et aussi les belles vierges de l’ancien Érechthéion. (Proust, I, 1987, 550)

C’est un véritable traité sur le regard que le narrateur déroule ici et qui
serait à développer dans un autre essai, mais résumons-le : le regard qu’il
soit direct ou par la lorgnette est rarement sinon jamais objectif. En ce qui
concerne les arts tout au moins, nous voyons davantage à travers notre mé-
moire ou notre imagination que ce que la réalité physique ou mathématique
décrirait. L’actrice reproduit sans le savoir des gestes qui ont marqué la ci-
vilisation et qui déclenchent les applaudissements du public. Tout autant
ce public qu’elle-même, sont le fruit, ou mieux le porte-parole de la culture.
Le public se reconnaît dans l’art exposé et manifeste ainsi son identité avec
l’artiste et en célèbre les retrouvailles. Il ne s’agit pas contrairement à ce que
le lecteur pourrait penser d’un quelconque archétype qui se manifesterait,
mais d’un langage gestuel qui se transmet de génération en génération à
travers l’art et les attitudes communes de l’homme dans son quotidien.
Peu importerait la lorgnette ou le face à face au théâtre dans ce cas.
Cependant, une autre raison est avancée par le héros dans le texte publié
tout au moins et qui nuancerait la phrase précédente : « user d’un moyen
artificiel pour se les (la réalité des choses) faire montrer n’équivaut pas tout
à fait à se sentir près d’elles ».
Notre personnage fait allusion aux lorgnettes, bien sûr! et invoque
la proximité spatiale que ne remplace aucun moyen technique de rappro-
chement. Que pouvons-nous en déduire ? Que le héros ne veut pas sim-
plement voir, mais « se sentir tout près ». Le regard est non seulement un
moyen d’examiner l’objet, mais de le sentir. Et évidemment, plus le regard
est proche, mieux est la sensation. Quelle sensation ? Sans doute, celle de
faire partie de l’univers de la Berma et de mesurer la distance où se trouve
le héros par rapport à elle.
Le concept de « distance » rappelle le texte de Blanchot cité par
Barthes sur le neutre :

« Maintenant, ce qui est en jeu et demande rapport, c’est tout ce qui me sépare de
l’autre, c’est-à-dire, l’autre dans la mesure où je suis infiniment séparé de lui ; séparation,
104 Chapitre 8 

fissure, intervalle qui le laisse infiniment dehors de moi, mais aussi prétend fonder
mon rapport avec lui sur cette interruption même, qui est une interruption d’être –
altérité par laquelle il n’est pour moi, il faut le répéter, ni un autre moi, ni une autre
existence, ni une modalité ou un moment de l’existence universelle, ni une surexis-
tence, dieu ou non-dieu, mais l’inconnu de son infinie distance […] Altérité qui se
tient sous la nomination du neutre »
Par la présence de l’autre entendu au neutre, il y a dans le champ des rapports une
distorsion empêchant toute communication droite, et tout rapport d’unité. (Barthes,
2002, 190)

Retenons donc le vouloir participer de l’univers de la Berma non pas à


distance, mais à côté ou face à elle, sans oublier la difficulté de cette plongée
déjà soulignée par le même Blanchot : « La courbure d’espace exprime la
relation entre êtres humains » (Barthes, 2002, 190).
Pourquoi parler de courbure d’espace ? La courbure d’espace vient entre
autres du mathématicien Riemann qui avec son collègue russe, Lobatchevski
avait « imaginé une géométrie différente de celle d’Euclide, la géométrie
courbe » (Willemart, 2003, 41). Celle-ci permettait de mesurer de grands
espaces et servira à la théorie de la relativité. Allier la mathématique et la
psychologie des rapports fera comprendre un peu plus les chemins ardus
qui relient un homme à un autre, rapports jamais directs et souvent biaisés.
Venons-en au folio 21 v° où « la vue de ces lignes d’écriture », « de ces
vaines lignes » provoquent quelques constatations chez le héros. D’abord,
elles « s’échappaient » de lui comme s’il ne pouvait s’en empêcher ; ensuite,
elles ne parlaient pas de son amour pour Gilberte bien qu’elles écrivaient
« à toutes les pages des cahiers, […] indéfiniment son nom et son adresse »
et enfin, elles « dévoilaient seulement le désir que j’avais ».
Le héros se voyait écrire non pas des déclarations amoureuses comme
le lecteur pourrait le penser, mais très simplement le nom et l’adresse de
l’aimée. Écrire son adresse revient non pas nécessairement à vouloir se
rendre à son domicile, mais l’évoquer tout au moins et s’imaginer sa vie chez
elle. N’est-ce pas le moyen d’entrer dans l’univers de la jeune fille comme il
désirait entrer dans celui de la Berma ?
Écrivant « à toutes les pages des cahiers » les huit lettres de Gilberte, le
héros se rend compte sans doute qu’au nom est attaché l’imaginaire dont il
Une logique sous-jacente à l’écriture des folios proustiens 105

entoure l’aimante et qu’en fait, il répète ainsi comme il en prend conscience,


« son rêve intérieur ».
Le regard sur ces lignes traverse donc l’adresse et le nom pour atteindre
le désir du scripteur, seul motif de l’écriture puisque, lui, l’érastès (l’aimant)
ne trouvait aucun répondant venant de celle qui aurait dû occuper la posi-
tion de l’êroménos ou de l’aimé (Lacan, 1991, 49).
Les deux folios s’unissent donc dans cette même volonté de vivre dans
l’univers de l’autre, mais alors que dans le folio 22 r°, le regard doute de la
vérité de ce qu’il voit, dans le folio 21 v°, le regard va au-delà de l’écriture
pour y découvrir la vérité du désir sous-jacent.
D’autres rapports sont encore à souligner.

1. Le héros se fait le lien entre les deux femmes dont il voudrait par-
tager l’univers en demandant à Gilberte une brochure où Bergotte
commentait le Phèdre de Racine. Dans ce sens, Bergotte joue le
même rôle que Monfort (le Norpois du texte) du folio 22 r° qui
comme admirateur de la Berma, pourra renseigner le héros. De
plus, la demande créera un lien plus intense avec son amie et entrer
dans l’univers de l’une le fera entrer dans celui de l’autre.
2. «  l’immense déception  » éprouvée à la sortie de scène de la
Berma d’un côté, et « le découragement » devant son désir resté
sans confirmation, de l’autre. L’idée qu’il se faisait de la grandeur
de l’actrice confronté à la réalité de la scène, idée du passé donc,
est parallèle à celle de l’avenir qu’il s’imaginait avec Gilberte. Les
deux expériences illustrent à la fois son illusion et la réalité qui la
remodèle ou la détruit.
Écrire sans cesse le nom de Gilberte sur les cahiers prend sa
source dans le même besoin de prolonger un plaisir « de ne pas
quitter pour jamais, en sortant du théâtre, cette vie qui pendant
quelques heures avait été la mienne » et dit assez ce vouloir per-
manent de vivre hors de la réalité dans son monde imaginaire. Le
retour à la maison comparé à un exil et « la vue de ces vaines lignes
qui ne prouvaient nullement qu’elle consentit à, (qu’elle) tenait ef-
fectivement une grande place dans ma vie, mais seulement qui dé-
voilaient seulement devant moi le désir que j’avais que cela fut »
106 Chapitre 8 

Norpois et ici M.  de Monfort, joue le même rôle que Gilberte,


celui de révélateur. Le premier fait prendre conscience au héros
qu’il peut suivre ses goûts, ici celui pour la littérature, et non les
contrarier comme il le pensait, alors que Gilberte supporte le désir
incessant bien que vain du héros. Tous deux contribuent ainsi à la
connaissance de soi du personnage.
3. Rapprochant ces deux folios, je justifie non seulement, l’hypo-
thèse initiale, mais illustre la notion de style d’une façon sous-
jacente ou implicite que le narrateur définit dans le cahier 28:

Comme la réalité artistique est un rapport, une loi réunissant des faits différents (par
exemple ces sensations différentes que la synthèse de l’impression fait naître) la réalité
n’est posée que quand il y a eu style c’est-à-dire alliance de mots. C’est pourquoi il n’y
a pas de sens à dire que le style aide à la durée des œuvres d’art etc., l’œuvre d’art ne
commence à exister qu’avec style ; cela ne veut pas dire que la vision qu’il jusqu’alors
il n’y a qu’un écoulement sans fin de sensations séparées qui ne s’arrêtent pas de fuir. Il
en prend celles dont la synthèse fait un rapport, les forge bat ensemble sur l’enclume et
sort du four un objet où les deux choses sont attachées. (Proust, folio 33rº, Cahier 28)

Le narrateur proustien me fournit le matériel, les deux pages qui se


font face, je bats l’enclume et sors mon interprétation où « les deux choses
sont attachées ». Les sensations se succèdent d’une page à l’autre et mon
regard, toujours le regard, arrête l’écoulement, provoque un arrêt et a permis
d’élaborer ce texte. L’un des rôles du critique n’est-il pas ainsi défini ?
Chapitre 9

Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20


et 21 de Marcel Proust1

Pourquoi l’écrivain rature-t-il ou rédige-t-il des ébauches ? A quoi répond


cette nécessité  ? Pourquoi ne peut-il pas ne pas raturer ou faire autre-
ment ? Pourquoi doit-il dire non à la première version ?
Le sens commun répondra que l’écrivain rature pour se corriger, pour
rectifier un mot ou une erreur de syntaxe, pour donner une logique au récit,
etc. Je répondrai qu’au-delà de toutes ces raisons valables interviennent
d’autres facteurs moins apparents. Outre un facteur de jouissance développé
plus haut, d’autres facteurs que nous connaissons, apparaissent, mais qui
sans aucun doute, forcent l’écrivain à raturer d’une autre manière. C’est ce
dont je vais traiter dans ce chapitre.
Remettons-nous en tête d’abord les cinq opérations d’écriture que j’ai
définies peu à peu et commentées dans la première partie.
La première étape où interviennent l’observation et les sensations, peut
s’étendre durant des années et ne s’impose pas seulement quand l’écrivain
est à sa table de travail. Ce sont souvent des accumulations de faits ou de
sentiments qui se structurent sans l’intervention immédiate du futur auteur
pour aboutir à l’écriture d’une ligne, de deux lignes sur une feuille d’agenda
ou une serviette de papier comme Milton Hatoum, écrivain contemporain
brésilien, voire sur un cahier comme Proust ou sur des feuilles volantes
comme Flaubert. Déjà se constitue ainsi la mémoire de l’écriture com-
mentée plus haut. Cette étape qui se synthétise dans l’observation mise
entre parenthèses, bien que comportant d’innombrables ratures mentales,
l’écrivain fera sa première rature visible encore sous le choc de ces premières
sensations peut-être, mais qui se différenciera des ratures mentales par la
biffure et par les premiers mots écrits. Il n’oubliera plus seulement des

1 Intervention au Séminaire de l’équipe proustienne de l’ITEM-CNRS en 2009.


108 Chapitre 9 

idées ou des sensations, l’oubli étant une autre sorte de rature, mais des
mots écrits appartenant à une langue à laquelle il est soumis comme tous
les êtres parlants.
Il raturera donc des mots ou des phrases. Prenons le folio 22 r° du
cahier 21 de Proust.
Pour évaluer la logique textuelle et non cartésienne qui gouverne ce
folio, nous pourrions suivre le temps supposé de rédaction où les ratures
devraient annoncer une réécriture immédiate et la constatation des chan-
gements effectués qui annoncent les processus de création.
Néanmoins, rien n’est sûr quant à la progression chronologique et les
moments des trouvailles. Il y a tellement d’interactions entre l’esprit et la
feuille de papier qui ne sont pas annotées que nous ne pouvons suivre le
chemin exact non de la pensée, mais de l’écriture qui conduira la pensée. Ici
sans doute, nous divergerons de certains cognitivistes qui ne tiennent pas
forcément compte de la force de l’écriture inventant sa réalité tout comme
le discours oral crée la sienne indépendamment de la réalité empirique.2
Aussi, pour comprendre un peu mieux la rature, je doublerai la logique
de l’écriture d’une lecture après-coup me basant sur un texte surprenant où
le narrateur proustien de La Prisonnière  bien avant Freud ou Lacan, pré-
conisait une lecture rétroactive qui présupposait la recherche d’une unité.
Le texte est un peu long, mais en vaut la peine !

Mais malgré la richesse de ces œuvres où la contemplation de la nature a sa place à


côté de l’action, à côté d’individus qui ne sont pas que des noms de personnages,
je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d’être –
bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les
grandes œuvres du XIXe siècle, du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont
marqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier
et le juge, ont tiré de cette auto contemplation une beauté nouvelle extérieure et su-
périeure à l’œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a
pas. Sans s’arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans une Comédie Humaine

2 «  parce que la réalité découle très précisément du dire  » (Lacan, 2000, 176).
L’insistance sur la non localisation géographique des fonctions du cerveau ou sa
fonction hollistique n’est pas nouvelle et pourtant certains neuroscientistes attri-
buent encore telle fonction à telle partie du cerveau et prétendent situer le gêne de
l’homosexualité, de l’intelligence, de l’anorexie, etc. Voir les pondérations de Denis
Noble rappelées au deuxième chapitre de la deuxième partie.
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 109

ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates La Légende des siècles
et La Bible de l’Humanité, ne peut-on pas dire pourtant de ce dernier qu’il incarne
si bien le XIXe siècle, que les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant
les chercher dans son œuvre même que dans les attitudes qu’il prend en face de son
œuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution,
mais dans ses préfaces à ses livres. Préfaces, c’est-à-dire pages écrites après eux, où
il les considère, et auxquelles il faut joindre çà et là quelques phrases commençant
d’habitude par un : « Le dirai-je » qui n’est pas une précaution de savant, mais une
cadence de musicien. […] Unité ultérieure, non factice, […] Non fictive, peut-être
même plus réelle d’être ultérieure, d’être née d’un moment d’enthousiasme où elle est
découverte entre des morceaux qui n’ont plus qu’à se rejoindre. Unité qui s’ignorait,
donc vitale et non logique, qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution. Elle
surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part,
né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui
vient s’intégrer au reste. (Proust, 1998b, 667)

Si Freud prônait l’après-coup dans la logique de l’analyse et que Lacan


insistait sur la place du futur dans la reconstruction, « L’après faisait an-
tichambre, pour que l’avant pût prendre rang » (Lacan, 1966, 197), ils ne
faisaient qu’entériner et que replacer dans un cadre théorique, l’avancée
proustienne. Appliquant ce principe qui marchait pour les œuvres publiées
de Balzac, de Michelet ou de Hugo aux manuscrits et auquel le narrateur
proustien paraissait songer dans son écriture de La Prisonnière, nous pou-
vons ou devons lire les manuscrits à partir non de leur préface, mais du texte
publié ou de l’après qui ordonnera les avant-textes et leur donnera un sens.
Il y a donc un combat entre le passé de l’écriture qui a fait travailler le
texte, le présent de la lecture qui détermine peut-être un autre texte et sans
doute un autre sens et le futur qui de sa position postérieure, maintient
le gouvernail réel, si je puis dire. En d’autres mots, une lutte se dessinera
entre l’instance du narrateur qui a écrit, celle du lecteur qui rature et ajoute
ou non, et celle de l’auteur qui confirme ou infirme le dernier texte écrit.
Le texte publié donnera le ton et ainsi nous fera comprendre un peu
mieux la voie qui y mène et dont il est un des aboutissements. Aussi lisons-le :

Je n’en sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que
j’avais tant désiré n’eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le pro-
longer, de ne pas quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre qui
pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme
110 Chapitre 9 

en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la maison, si je n’avais espéré d’y


apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel je devais qu’on m’eût
permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois. (Proust, 1987, 443)

J’ai mis en italique les phrases qui sont communes aux deux textes et qui
montrent à quel point celui du folio 22 était presque le dernier à quelques
expressions ou mots près, pour ce paragraphe. En quoi le dernier est-il
différent du folio étudié et en quoi imprime-t-il un sens au texte du folio ?
Qu’est-ce qui a été éliminé sinon permuté du folio ? Faut-il se limi-
ter aux changements de mots, à la forme ou lire le sens impliqué ou l’axe
sémantique indiqué, la matière ? Si la forme donne un sens à la matière
comme le souligne Petitot (1996, 167 et 170), il faudra analyser la matière
pour ensuite détecter la manière dont elle apparaît ou disparaît.
La matière semble claire : la sensation de déception par rapport au
plaisir attendu, engendre le besoin de prolonger cette vie du théâtre pour
voir sans doute si le plaisir sera atteint un jour comme le héros l’espérait.
Les trois verbes essentiels sont déjà là dès le folio 22 : sentir, éprouver une
déception, quitter ou non le théâtre, mais y a-t-il une différence avec le texte
publié ou bien, celui-ci indique-t-il une direction non prévue dès le folio ?
La mise en forme ou la syntaxe est encore difficile. Si je supprime les
ratures, les écritures successives du narrateur apparaissent plus facilement.
Les différentes couches d’écriture se mélangeant, elles sont assez difficiles
à distinguer vu qu’il y a un travail continu de réécriture.
Sans ratures ni surcharges ni textes en marges, nous serions comme
l’astrophysicien dont le télescope capte 6.000 images d’une galaxie simul-
tanément et qui doit selon l’intensité de la lumière de chaque élément
distinguer les étoiles des trous noirs.3
3 La Galaxie M 94, qui se trouve dans la constelation des Chiens Chasseurs, intrigue
la curiosité des astronomes il y a des années. La région centrale de la galaxie émet
une lumière différente de celle produite par les étoiles, mais beaucoup plus intense.
Ce genre d’éclat a l’habitude d’indiquer la présence d’um trou noir gigantesque.
Mais dans la M 94, les scientifiques avaient beau chercher ce corps céleste, ils ne
le trouvaient jamais où il devrait être. Enfin, après presque trois d’ans d’analyses
d’images obtenues avec le télescope Gemini Nord, l’astrophysicien brésilien João
Steiner a obtenu des preuves que la galaxie abrite un trou noir (Pesquisa Fapesp 159
(mai 2009), 18, Revue de la Fondation du soutien à la recherche de l’État de São
Paulo).
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 111

Dans ce cas le manuscrit sans les ratures apparaîtrait comme ceci :

Puis : Je sentis A peine la Berma fut-elle sortie de scène, la représentation finie le


rideau tombé, je n’en sentis pas moins en quittant le théâtre que je venais d’éprouver
une immense déception mais je n’avais eu ce plaisir que j’avais tant désiré avait été
bien faible et le ber la déception que le plaisir que je venais d’éprouver eut j’avais tant
désiré eut été si faible, mais n’eut pas été plus grand en même temps le besoin de le
prolonger, de l’enrichir de ne de raisonner l’approfondir, de ne pas quitter pour jamais,
en sortant du théâtre, cette vie qui pendant quelques heures avait été la mienne,
qui ne voulait pas finir et dont je ne serais arraché, comme en directement partant
pour un départ pour l’exil, en rentrant à la maison si je n’avais espéré y rencontrer
M. retrouver M. de Monfort apprendre beaucoup de la Berma par son qui était un
admirateur de M. de Monfort la Berma près duquel je pourrais apprendre entendre
parler d’elle. M. de je lui fus présenté.

La vision instantanée d’un folio sans rature semble aussi mystérieuse


que le clic du télescope. Heureusement, nous avons la rature qui sera le
témoignage d’un travail intense et fera ressortir le texte publié. Il nous res-
terait à séparer les différentes couches d’écriture et à les attribuer à tel axe
sémantique ou syntaxique non plus selon leur intensité, mais selon leur
permanence ou non dans les versions.
Ou bien au contraire, c’est la permanence qui devrait être illuminée
plus fortement et mettrait à l’ombre les mots raturés. Ceux-ci continue-
raient donc à exister et prolongent si l’on peut dire l’apparence du texte.
Prenons à peine un exemple de deux ratures qui aboutit au texte retenu :
A peine la Berma fut elle sortie de la scène
la représentation finie
Le rideau tombé

Si l’informatique pouvait m’aider, je pourrais donc rendre ce contraste


plus visible en superposant les mots qui se remplacent en les mettant en
retrait comme des ombres.
Ces mots ne sont pas que des synonymes. L’expression « le rideau
tombé » écarte l’actrice admirée et la pièce Phèdre pour indiquer la coupure
entre le théâtre et le monde à travers cet objet matériel et banal, le rideau.
Ce dernier mot sous-entend les deux autres et marque bien la séparation
entre le monde rêvé et le monde vécu.
112 Chapitre 9 

Autant dans Autour de Mme Swann, le rideau, que le paillasson dans


le Côté des Guermantes, auront ce rôle et feront le joint entre le soi-disant
monde enchanté des Guermantes et le monde rêvé, etc. Les deux objets
représentent une sorte de lame de fond de la Recherche et servent de critère
pour écarter de l’apparence les autres signifiants : « A peine la Berma fut
elle sortie de la scène » et « la représentation finie ».
La lame de fond est aussi la vérification de l’après-coup qui met en ordre
le passé et donne le ton. Pour confirmer l’hypothèse, je devrais examiner
d’autres cahiers et vérifier si le réseau qui relie les deux signifiants, le rideau
et le paillasson dans les deux livres qui se suivent, continue à mener le jeu,
mais ce sera pour plus tard.
Cependant, nous pouvons tout au moins déjà affirmer que la suite de
l’extrait est structurée par cette séparation puisqu’elle fera du retour à la
maison un exil : « cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été
la mienne, et dont je me serais arraché comme en un départ pour l’exil ».
Les deux méthodes de lecture, l’intensité ou la permanence des mots
ou des phrases ajoutées à la lecture après-coup peuvent aider les généticiens
à comprendre le manuscrit. Le filtre qui permettra de trouver le sens der-
nier, sera le texte publié, mais dans le cas étudié, le folio annonce le texte
en grande partie comme si la lame de fond emportait déjà le sens dernier.
Prenons un autre exemple, mais cette fois sur trois folios consécutifs,
les folios 20, 21 et 22.

1. La lecture de ces trois folios confirme que presque tous les évé-
nements du texte publié appartenaient déjà au cahier 21 ; le seul
extrait qui suit ne se trouve dans aucun des trois folios ni dans
le reste des cahiers 20 et 21 ni dans le cahier 24 qui suivrait
immédiatement le 21:

Ce qui est du reste curieux, c’est que le moment où se déchaîna cet enthousiasme
du public fut, je l’ai su depuis, celui où la Berma a une de ses plus belles trouvailles.
Il semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d’elles des rayons
auxquels la foule est sensible. C’est ainsi que, par exemple, quand un événement
se produit, quand à la frontière une armée est en danger, ou battue, ou victorieuse,
les nouvelles assez obscures qu’on reçoit et d’où l’homme cultivé ne sait pas tirer
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 113

grand’chose, excitent dans la foule une émotion qui le surprend et dans laquelle,
une fois que les experts l’ont mis au courant de la véritable situation militaire, il
reconnaît la perception par le peuple de cette « Aura » qui entoure les grands
événements et qui peut être visible à des centaines de kilomètres. On apprend la
victoire, ou après coup quand la guerre est finie, ou tout de suite par la joie du
concierge. On découvre un trait génial du jeu de la Berma huit jours après l’avoir
entendue, par la critique, ou sur le coup, par les acclamations du parterre. Mais
cette connaissance immédiate de la foule étant mêlée à cent autres toutes erronées,
les applaudissements tombaient le plus souvent à faux, sans compter qu’ils étaient
mécaniquement soulevés par la force des applaudissements antérieurs, comme
dans une tempête, une fois que la mer a été suffisamment remuée, elle continue à
grossir, même si le vent ne s’accroît plus.

Dans le cahier 24, à peine le folio 36v° continue à parler de la Berma,


mais sans allusion à cet extrait réflexif sur les grands événements et l’enthou-
siasme qu’ils déchaînent. Nous supposons donc que cet ajout est venu après
le cahier 24, ce qui peut faire l’objet d’une autre recherche ou que ce texte
ferait partie de l’une des pages arrachées et recollées d’un cahier inconnu.
Le premier texte écrit sur les trois folios inclut tous les événements du
texte publié, mais pas encore dans son ordre. De quels cahiers vient cette
première syntaxe ? Seul le cahier 67 semble répondre à la question. Suivant
Francine Goujon qui a résumé ce cahier en février 1987, le recto somme les
informations suivantes :

Le héros va entendre Sarah Bernhardt (ou la X, ou la K) dans Phèdre pour la première


fois (6 r° à 15 r° et v°).
f ) Arrivée au théâtre (6 r°).
g) Ajout : Le théâtre, royaume de la grande artiste (5 r°, 5 v° et 6 v°).
h) Le lever de rideau (6 r° à 9 r°).
i) Avant l’entrée de l’actrice (9 r° à 10 r°).
j) Ajoutage : le théâtre, sanctuaire pour l’actrice (9 v° à 10 v°).
k) Déception du héros (10 r° à 12 r°).
l) Intercalage : l’impression fugitive, but de l’artiste théâtral (10 v°,12 v° à 13 v°).
m) Conversation avec Swann (12 r° à 15 r°).
n) Intercalage (11 v°).
114 Chapitre 9 

Ces folios sont transcrits comme esquisses dans le premier volume de


la Pléiade aux pages 992 à 1005.

2. J’ai numéroté les paragraphes du texte publié de 1 à 8 pour les re-


trouver ensuite dans la relecture des folio 20 à 22.
1. Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé ; j’avais beau tendre vers la Berma
mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une miette des
raisons qu’elle me donnerait de l’admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une
seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses camarades, distinguer dans sa
diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l’écoutais
comme j’aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment
les choses que j’entendais, sans que le talent de la Berma semblât leur avoir rien
ajouté.
2. J’aurais voulu – pour pouvoir l’approfondir, pour tâcher d’y découvrir ce qu’elle
avait de beau – arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation
de l’artiste, chaque expression de sa physionomie ; du moins, je tâchais, à force
d’agilité mentale, en ayant avant un vers mon attention tout installée et mise au
point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot,
de chaque geste, et, grâce à l’intensité de mon attention, d’arriver à descendre
en eux aussi profondément que j’aurais fait si j’avais eu de longues heures à moi.
Mais que cette durée était brève! A peine un son était-il reçu dans mon oreille
qu’il était remplacé par un autre. Dans une scène où la Berma reste immobile un
instant, le bras levé à la hauteur du visage, baignée grâce à un artifice d’éclairage
dans une lumière verdâtre, devant le décor qui représente la mer, la salle éclata
en applaudissements, mais déjà l’actrice avait changé de place et le tableau que
j’aurais voulu étudier n’existait plus. Je dis à ma grand’mère que je ne voyais pas
bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement, quand on croit à la réalité des choses,
user d’un moyen artificiel pour se les faire montrer n’équivaut pas tout à fait à se
sentir près d’elles.
3. Je pensais que ce n’était plus la Berma que je voyais, mais son image, dans le verre
grossissant. Je reposai la lorgnette ; mais peut-être l’image que recevait mon œil,
diminuée par l’éloignement, n’était pas plus exacte ; laquelle des deux Berma était
la vraie ?
4. Quant à la déclaration à Hippolyte, j’avais beaucoup compté sur ce morceau où, à
en juger par la signification ingénieuse que ses camarades me découvraient à tout
moment dans des parties moins belles, elle aurait certainement des intonations
plus surprenantes que celles que chez moi, en lisant, j’avais tâché d’imaginer ; mais
elle n’atteignit même pas jusqu’à celles qu’Oenone ou Aricie eussent trouvées, elle
passa au rabot d’une mélopée uniforme toute la tirade où se trouvèrent confon-
dues ensemble des oppositions pourtant si tranchées qu’une tragédienne à peine
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 115

intelligente, même des élèves de lycée, n’en eussent pas négligé l’effet ; d’ailleurs,
elle la débita tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée au dernier
vers que mon esprit prit conscience de la monotonie voulue qu’elle avait imposée
aux premiers.
5. Enfin éclata mon premier sentiment d’admiration : il fut provoqué par les ap-
plaudissements frénétiques des spectateurs. J’y mêlai les miens en tâchant de les
prolonger, afin que, par reconnaissance, la Berma se surpassant, je fusse certain
de l’avoir entendue dans un de ses meilleurs jours.
6. Ce qui est du reste curieux, c’est que le moment où se déchaîna cet enthousiasme
du public fut, je l’ai su depuis, celui où la Berma a une de ses plus belles trou-
vailles. Il semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d’elles
des rayons auxquels la foule est sensible. C’est ainsi que, par exemple, quand un
événement se produit, quand à la frontière une armée est en danger, ou battue,
ou victorieuse, les nouvelles assez obscures qu’on reçoit et d’où l’homme cultivé
ne sait pas tirer grand ‘chose, excitent dans la foule une émotion qui le surprend
et dans laquelle, une fois que les experts l’ont mis au courant de la véritable
situation militaire, il reconnaît la perception par le peuple de cette « Aura »
qui entoure les grands événements et qui peut être visible à des centaines de
kilomètres. On apprend la victoire, ou après coup quand la guerre est finie, ou
tout de suite par la joie du concierge. On découvre un trait génial du jeu de
la Berma huit jours après l’avoir entendue, par la critique, ou sur le coup, par
les acclamations du parterre. Mais cette connaissance immédiate de la foule
étant mêlée à cent autres toutes erronées, les applaudissements tombaient le
plus souvent à faux, sans compter qu’ils étaient mécaniquement soulevés par
la force des applaudissements antérieurs, comme dans une tempête, une fois
que la mer a été suffisamment remuée, elle continue à grossir, même si le vent
ne s’accroît plus.
7. N’importe, au fur et à mesure que j’applaudissais, il me semblait que la Berma
avait mieux joué. « Au moins, disait à côté de moi une femme assez commune,
elle se dépense celle-là, elle se frappe à se faire mal la Berma », tout en me dou-
tant qu’elles ne l’expliquaient pas plus que celle de la Joconde ou du Persée de
Benvenuto, l’exclamation d’un paysan : « C’est bien fait tout de même ! C’est
tout en or, et du beau ! Quel travail! », Je partageai avec ivresse le vin grossier de
cet enthousiasme populaire.
8. Je n’en sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que
j’avais tant désiré n’eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le
prolonger, de ne pas quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre
qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché
comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la maison, si je n’avais
espéré d’y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel je devais
qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois.
116 Chapitre 9 

Dans le cahier 67 qui semble précéder le 21, l’ordre est de plus en plus
bouleversé puisque les phrases elles-mêmes réunissent des syntagmes rat-
tachés dans le texte d’une toute autre façon : 4, 1, 2, 5, 7, 2, 1, 2, 8.
Mon hypothèse est, je le rappelle, que le futur ordonne le passé com-
menté dans la deuxième partie de cet essai. Est-ce vérifiable ? Pourquoi ce
départ sur le 4, le plongeon vers le 1 et le 2 pour revenir au 5, sauter sur le
7, remonter au 2 et au 1 et au 2, et terminer sur le 8.
Dans la première écriture du cahier 21, ils suivent l’ordre 1, 4, 5, 7, 2, 3,
8 et dans la relecture : 1, 2, 3, 4, 5, 7, 8. Seul le paragraphe 6 est absent.
Le saut du cahier 67 au 21 est assez extraordinaire, ce qui me fait de-
mander si seul le sens était différent ou aussi la forme ou la syntaxe des
événements. Le morceau ajouté dans le texte publié pourra-t-il nous aider
et donner une autre direction ?
Ce paragraphe semble constituer un commentaire ou une réponse aux
deux questions déjà posées dans le cahier 67 sur la trouvaille de la Berma : « Je
dis c’est sublime, mais je suis bien embarrassé de dire pourquoi » et

peut-être pourrais-je comprendre ce qu’il y a de remarquable dans cette façon de


dire, à quel effort intellectuel chez elle quand elle l’a trouvé cela correspond, quelle
trouvaille d’art il y a là-dedans, ce que cela signifie, ce que cela contient de perfection.

La réponse au pourquoi centralise et réoriente le texte publié qui re-


joint l’autre attracteur, « le rideau tombé », qui signifie, rappelons-le, la
séparation entre la réalité et l’art. Mais la réponse a dû attendre le texte
ou le cahier dactylographié et sauter l’essai du cahier 21 comme si celui-ci
ébauchait déjà une solution ou comme si les faits se mettaient peu à peu
en place pour recevoir ce nouvel attracteur entre le 5 et le 7.
La première relecture du cahier 21 se serait contentée de l’ordre des
événements, la deuxième qui sera la correction sur la dactylographie ou
sur un cahier inconnu donnera la réponse : Le sublime est détecté parce
qu’il « semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d’elles
des rayons auxquels la foule est sensible. […] cette “Aura” qui entoure les
grands événements et qui peut être visible à des centaines de kilomètres ».
Le sublime, « cette Aura qui entoure les grands événements », est
qualifié de réalité transcendante accessible au peuple. Le héros ne l’a pas
bien saisie et souhaiterait pour cela rester plus longtemps au théâtre et ne
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 117

pas retourner dans la réalité du quotidien qui est son exil. Le lien entre
les deux attracteurs paraît évident et éclaire le texte étudié, ce qui à la fois
remet en place les événements et leur donne un sens.
L’auteur Proust croyait-il savoir ce qu’il voulait à la première relecture
des folios 20 à 22 du cahier 21 ? Sans doute, mais les questions que son
narrateur avait posées n’étaient pas entièrement résolues ou, en d’autres
mots, l’écriture exigeait plus et fera encore bouger l’ordre préétabli en y
insérant l’élément 6.
Ce qui parait au critique la plus extrême maîtrise sera la plus extrême
servitude, si nous suivons Pascal (Quignard, 1990, 61). Est-ce la maîtrise
de l’auteur ou sa soumission à une instance qui peut être le style, un plan
ignoré ou autre chose ?

Processus cognitif

Cette perméabilité entre futur, présent et passe, révèle-t-elle le dévelop-


pement d’un processus cognitif chez les artistes, processus que tous pos-
sèdent, mais que seul l’artiste exerce ?
Trois options sont à envisager : ou l’artiste est à la merci d’intuitions
involontaires présentes à son esprit depuis longtemps, intuitions qui sont
nées et qui se sont fortifiées à l’occasion de lectures ou de contacts avec des
personnes ou des événements, ou, et ne nous effrayons pas de l’idée, quelque
chose en eux voit le futur comme s’ils dominaient le temps ou comme s’ils
étaient au-dessus du temps ?
Dans la première option, l’artiste se « contenterait » de traduire. Le
mot « contenterait » est assez faible si nous pensons aux 75 cahiers de
Proust ou aux ébauches des peintres ou des sculpteurs. Il se contenterait
de traduire peu à peu ce que lui révèle cette intuition comme le souligne
le narrateur proustien :

je m’apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans
le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire.
Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. (Proust, 1989, 468)
118 Chapitre 9 

Figure 5:  La bande de Möbius

La seconde option offre plusieurs possibilités. La première se réfère à la


bande Möbius (voir Figure 5).4
Alors que l’esprit la parcourt d’un côté, l’écriture le fait de l’autre jusqu’à
buter sur l’écriture puisque les deux côtés se rejoignent. L’avantage de la
bande sur une superficie plane est la révolution qui signifie le retour et le
travail sans fin sur le même objet mû par le grain de jouissance.
La seconde possibilité se déduit de la géométrie inventée par Nicolaï
Ivanovitch Lobatchevski en 1829 et développée par Bernhardt Riemann en
1851 commentée plus haut. La géométrie courbe a été reprise plus tard par
Einstein dans la théorie de la relativité et permet de contrôler les avions et les
satellites, entre autres. La courbure d’une sphère me fait imaginer un temps
non linéaire qui permet à l’esprit d’être dans le futur du temps newtonien
et distant du moment de l’écriture. Simplement, le premier a avancé plus
vite dans la ligne courbe, mais reviendra au même objet comme dans la

4 Cet objet a été conçu simultanément en 1858 par le mathématicien allemand August
Ferdinand Möbius et par son compatriote Johann Benedict Listing, bien qu’ils ne
travaillaient pas ensemble.
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 119

bande de Möbius, pour suggérer un nouvel ordre ou d’autres événements.


Mettant en valeur la circularité, cette manière de considérer l’écriture, in-
dique que le retour à un même objet est un processus de création commun
utilisé par tous.
La troisième possibilité se rapporte à la cosmologie de Ptolémée trans-
crite dans la Chronique de Nuremberg de 1493.5 Sur ce dessin se fait jour
un jeu entre l’espace-temps contenu dans les deux cercles et le hors-temps
représenté par la main créatrice de Dieu. L’esprit de l’artiste est supposé
hors-temps aussitôt après la rature alors que sa main écrit, comme si la
rature l’expulsait ou l’exilait du temps et le projetait dans l’éternité sans
futur ni passé, vécue à peine dans le présent pendant lequel l’œuvre se
construit (voir Figure 6).
Cette seconde hypothèse suppose donc une séparation du corps et
de l’esprit et la puissance de l’esprit qui réussit à se distancer et à précéder
l’écriture.
Soutenir de telles hypothèses n’est-ce pas attribuer trop de forces à
l’esprit et sous-estimer la vigueur de l’écriture ? Quand un écrivain avoue
que son personnage l’emmène où il n’avait jamais pensé, qui conduit le jeu ?
Est-ce l’écriture au moyen du personnage, une intuition profonde ou une
vision hors du temps ? Répondre est difficile et je laisserai le lecteur sur sa
faim et sur la mienne.

5 Schedel, Hartmann, Liber Chronicarum. Nuremberg : Anthonius Koberger, Julii,


1493. Gravure de Wolgmut et disciples. Photo de Jorge Hirata.
Figure 6:  Chronique de Nuremberg. Photographie de Jorge Hirata
Chapitre 10

La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de


l’après-coup1

Alors cette espèce d’ivresse que j’avais eu ces soirs là en rentrant, tout


bourdonnant (en son temps) du plaisir de la soirée
que je venais de passer, me disant que je voudrais
toujours revoir Montargis, je le ressaisissais directement par
les mots dits en le quittant sur le chagrin de le quitter, que ni lui ni …

— Cahier 28. Fº86 rº

Comment éviter le piège de la chronologie ?


La chronologie est traîtresse parce que le critique, croyant partir du
texte publié pour retourner en arrière et voir comment le texte publié com-
mande au mépris de l’écrivain tout ce qui vient avant lui, reprend en fait le
premier texte connu ou les premières sources retrouvées dans les cahiers,
les marges de livres lus, les feuilles dispersées. Le critique s’imagine ainsi
suivre un chemin dicté par un futur, alors qu’en fait il parcourt un temps
soi-disant chronologique pour arriver au texte publié, ce qui n’est pas la
bonne méthode.
Quel chemin suivre ? Le critique doit-il faire une analyse linguistique,
syntaxique ou littéraire du texte publié ? Linguistique, ce serait en prin-
cipe mot par mot, syntagme par syntagme ; syntaxique, l’analyse porterait
sur l’ordre des mots dans une phrase, des phrases dans un paragraphe, des
chapitres dans l’œuvre ; littéraire, ce serait du point de vue du sens ou de
la logique du récit. Cette dernière semble prépondérante.

1 Intervention au colloque  :  Rencontres franco-brésiliennes autour de l’édition des


Cahiers de Proust à l’Institut des Textes et des Manuscrits Modernes (ITEM-CNRS)
en 2010 dans le cadre du Projet thématique Brepols et des accords ITEM-FAPESP.
122 Chapitre 10 

Qu’est-ce qui pousse le narrateur proustien à écrire tel mot ou telle


phrase, à réécrire la même page sinon un sens qui le mène, sans qu’il le
sache exactement. Un sens global ou une unité complexe à demi consciente
chez le narrateur dont surgira l’unité et qui ne peut s’expliquer à peine par
le travail de la phrase et des mots, se dégagera. Cependant, malgré l’idée
« préconçue » de l’œuvre, préconçue au sens littéral du mot qui favorisera
le premier jet, un futur se dévoilera peu à peu et provoquera les ratures in-
cessantes et l’arrangement des cahiers pour aboutir à ce que Proust appelle
une robe rapiécée.
Le critique ne pourra donc se contenter d’analyser une phrase ou de
quelques mots. Il devra voir l’ensemble du paragraphe, du chapitre ou du
volume pour créer sa lecture.
Le scripteur proustien par exemple, passe souvent d’un cahier à l’autre
et travaille sur plusieurs cahiers à la fois, ce qui brise la première chronolo-
gie de l’écriture et questionne la linéarité de la création qui ne respecte pas
le temps calendaire, mais suit son propre rythme. Carla Cavalcanti e Silva
qui a transcrit les cahiers 55 et 53, constate que l’un ne précède pas l’autre
comme certains l’ont pensé au début ; des pages sont reprises au cahier 53,
d’autres au cahier 55 sans souci de continuité comme si les deux cahiers
ne formaient qu’un seul espace. Nathalie Mauriac et d’autres critiques ont
remarqué le même processus de création dans d’autres cahiers. Mallarmé
serait en ce sens l’un des précurseurs de la génétique avec son Coup de dés
étalé sur une même surface.
Proust est-il le seul où il est difficile de suivre son esprit à la trace en
se limitant à l’écriture des cahiers ou de ses annotations antérieures ? L’on
sait que les Carnets 1 à 4, « ont accompagné Proust dans la création de La
Recherche de 1908 à 1918 ». Il y annotait « des notes tant préparatoires que
complémentaires pour l’ensemble du roman en chantier » (Proust, 2002,
Quatrième de couverture).
Gustave Flaubert agit tout autrement dans son écriture et semble suivre
une linéarité dans son manuscrit où il travaille page par page. Cependant
le travail sur une page fait aussi appel à une quantité d’annotations prises
lors de ces lectures, ce qui explique entre autres les nombreuses ratures sur
une même page ou d’un même chapitre et l’impossibilité de suivre le temps
de la création. Ces allers-retours entre ces prises de notes, la mémoire qui
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup 123

lui rappelle tout ce qu’il a lu et l’écriture qui transcrit ces rappels et ses an-
notations, montrent un va-et-vient constant entre ces trois « instances de
pouvoir »: son esprit, sa mémoire et la langue utilisée.
La définition de la mémoire selon Quignard déjà commentée plus
haut rappelle que celle-ci

n’est pas celle du stockage de ce qui s’est imprimé dans la matière du corps. C’est celle
de l’élection, du prélèvement, du rappel et du retour d’un unique élément au sein
de ce qui a été stocké en bloc. […] La mémoire est d’abord une sélection dans ce qui
est à oublier, ensuite seulement une rétention de ce qu’on entend mettre à l’écart de
l’emprise de l’oubli qui la fonde. (Quignard, 1993, 63, 64)

L’écrivain n’est presque jamais sinon jamais déterminé par des causes
qui sont dans son esprit, dans sa mémoire ou dans ses annotations. Toute
écriture étant non linéaire, rétablir la genèse d’un roman ou d’une poésie
est presque impossible, dans ses détails tout au moins. On pourra dire en
gros que tel cahier de Proust précède tel autre cahier de mise au net, mais
entre deux cahiers qui se suivent, on peut rarement établir avec netteté le
temps de leur écriture et celui qui précède l’autre ou du moins, les folios
qui précèdent ceux d’un autre.
Très semblable aux mouvements de son esprit, l’écriture proustienne
suit plutôt les révolutions de « la psychologie dans l’espace » définie dans
Le Temps retrouvé : tourner indéfiniment autour du même objet jusqu’à
créer un temps et un espace propre dans le texte publié.
Le narrateur proustien le soutenait déjà dans La Prisonnière quand
il commentait l’unité que recherche inconsciemment l’écrivain que ce
soit Balzac dans La comédie humaine, Hugo dans La légende des siècles ou
Michelet dans L’histoire de France (Proust, 1998, 667). Traduite en termes
lacaniens, la thèse de Proust soutient ainsi que le futur va déterminer l’ordre
des mots, des phrases, voire des chapitres du passé et non le contraire. Les
causes de l’art ou de la littérature ne sont pas seulement à rechercher dans
l’origine ou dans les influences reçues comme les critiques littéraires et
d’art s’ingénient à le prouver, par exemple dans les catalogues des musées.
L’écriture du texte publié ou l’art contemplé dans les expositions, est le fruit
d’une réorganisation constante des activités de l’écrivain en fonction non
seulement de la tradition mais aussi du contexte externe, des circonstances
124 Chapitre 10 

et du langage qui le travaille. Le réarrangement de l’écriture est constant et


signifie un esprit sans cesse en éveil au moment de la transcription et de la
relecture, rarement prisonnier d’une idée fixe, bien que partagé entre l’idée
préconçue et l’inédit qui surgit.
Ainsi, la philologie du XIXe siècle et ses variantes qui recherchait à
tout prix le Urtext, le texte-premier, pour éclairer définitivement les textes
postérieurs, doit être oubliée. Ce qui était vrai pour les exégètes qui, retrou-
vant les traditions différentes à l’origine de la Bible, pouvaient la décomposer
et la désacraliser pour en faire le porte-parole non plus d’une voix unique,
celle de Dieu, mais de plusieurs communautés, pourrait encore l’être pour
les textes du Moyen-Âge, souvent eux aussi, provenant de plusieurs sources,
mais pas pour les textes modernes qui sont l’œuvre d’un seul auteur.
La tendance dix-neuvièmiste encore très forte dans nos universités,
qui s’efforce, par exemple, de rechercher les origines d’une langue, devra
être écartée en génétique. Que la langue française ou portugaise dérive de
l’indo-européen, n’explique pas le langage de nos jeunes aujourd’hui. Cette
tendance historiciste ne peut s’appliquer à la création ni à la recherche des
processus de création qui eux-mêmes sont souvent hors de la conscience
de l’écrivain. Celui-ci tout comme l’artiste sont plutôt instruments de leur
langage, scripteur pour l’écrivain, exécuteur pour tout artiste-peintre, ar-
tiste-musicien, artiste-sculpteur.
Autrement dit, la création est un effet de la soumission de l’artiste ou
de l’écrivain à son langage, à sa mémoire, à la tradition qu’il supporte ou
aux circonstances qui l’entourent et dont il est le porteur.
Cependant, cette affirmation un peu trop brusque doit être nuancée ;
la soumission aux circonstances est en fait une écoute des circonstances de
la vie, de la réalité de tous les jours, qui suppose chez l’artiste une sensibilité
extrême, jointe à un désir de rendre compte de son écoute, à ses contem-
porains. La dépendance sensible aux circonstances du monde, que ce soit
le monde de sa maison, de son quartier, de sa ville, de son pays voire de
l’humanité, présume non seulement d’un désir d’écrire, mais d’une action,
d’un vouloir rendre compte, d’un vouloir dire à soi-même d’abord et ses
contemporains ensuite ce qu’il ressent en utilisant le langage choisi.
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup 125

Être artiste ou écrivain exige donc un désir acharné de dire, de com-


muniquer et de transmettre, non pas d’abord au lecteur ou au spectateur,
mais à soi-même.
L’exemple développé dans le chapitre précédent illustre deux processus
cognitifs chez l’artiste, celui de l’après-coup et sa capacité de se mettre hors
du temps dans le texte sur la Berma.
Je voudrais insister de nouveau sur ces deux processus cognitifs, en les
résumant d’abord et ensuite en les analysant un peu plus en détail.
Ayant séparé le texte publié en huit séquences, j’avais constaté que la
deuxième version du cahier 21 suivait l’ordre déjà indiqué dans le texte : 1–2–
3–4–5–7–8, la première version suivait l’ordre 1–4–5–7–2–3–8 et le cahier
67, l’ordre 4–1–2–5–7–2–1–2–8. Outre le réarrangement d’un cahier à
l’autre, l’ajout de la séquence 6 qui est un commentaire sur « l’Aura qui
entoure les grands événements », ne surgit que dans le texte publié et est
en fait une réponse aux questions que le narrateur se posait dès le cahier
67, ce qui faisait supposer un cahier intermédiaire ou des pages arrachées
et recollées inconnues.
Cette manière d’écrire était déjà supposée par Julien Gracq à la lecture
du texte publié à peine puisqu’il ne connaissait pas les cahiers que je sache :

L’impératif génétique de multiplication et de l’enrichissement prédomine dans le


livre à tout coup sur celui d’organisation. […] Un monde sans destination et sans
hiérarchie, uniquement animé de son infinie capacité de bourgeonnement intime,
c’est le sentiment que nous donne parfois le monde de La Recherche, et il arrive
qu’une page de Proust fasse penser à ces fragments de matière vivante des romans
de science-fiction, tombés sur notre terre d’une autre planète, et dont rien ne peut
arrêter la propension inextinguible à proliférer en tache d’huile. (Gracq, 2008, 97)

Cette « propension inextinguible » est constatée a fortiori par tous


les lecteurs des cahiers.
Cette fois, cependant, j’irai un peu plus loin.
L’analyse plus détaillée des versions qui précédent le texte, pourra sans
doute montrer comment chaque version a une organisation originale plus ou
moins proche de la dernière, mais pas nécessairement préparatoire à celle-ci.
En soi, chaque version est cohérente, mais il suffit d’un regard de l’écri-
vain pour y ajouter un mot voire un paragraphe et réorganiser la syntaxe
126 Chapitre 10 

du texte. Je ne chercherai donc pas comment peu à peu se dessine l’orga-


nisation et le sens de la version publiée, ce qui serait une erreur basée sur
l’importance de la chronologie qui ignore le hasard, puisque chaque texte
imprime un ordre et une syntaxe, différents de ceux qui le précèdent. Il
nous faudra pour ce faire, non plus seulement diviser le texte en grandes
séquences, division qui montre déjà un bouleversement entre elles, mais
aussi observer l’un des changements « microscopiques » du texte publié
qui pourra donner une autre interprétation. Nous verrons plus loin que
la sixième séquence n’est pas le seul élément changeant sur le parcours du
cahier 21 au texte.
Le contexte est connu des proustiens. Le jeune héros était enfin au
théâtre, mais contrairement à ce qu’il avait cru, l’interprétation de la Berma
le déçoit. Il le raconte un peu avant le texte analysé : « Enfin, les derniers
moments de mon plaisir furent pendant les premières scènes de Phèdre ».
Cependant, après la déclaration à Hyppolite au second acte, le plaisir
semble continuer : « Enfin éclata mon premier sentiment d’admiration […]
provoqué par les applaudissements frénétiques des spectateurs ». Le narra-
teur s’interroge alors sur le pourquoi de cette admiration subite, réfléchit
sur la vitesse de transmission des « réalités transcendantes » et enfin, vient
le texte ci-dessus.
Le premier niveau de sens du contexte, celui de base, balance entre le
plaisir perçu et le plaisir attendu et se répètera dès le cahier 67 comme une
constante. Il accentue explicitement la pulsion de vie liée à la jouissance qui
pousse le désir de tous les hommes et dénote la construction d’un héros,
contemporain des découvertes freudiennes.
Quant au texte :

Je partageais avec ivresse le vin grossier de cet enthousiasme populaire. Je n’en sentis
pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que j’avais tant désiré
n’eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le prolonger, de ne pas
quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant quelques
heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme en un départ pour
l’exil, en rentrant directement à la maison, si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup
sur la Berma par son admirateur auquel je devais qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre,
M. de Norpois. (Proust, 1987a, 442)
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup 127

Longue phrase, comme d’habitude chez Proust, dira le lecteur pressé,


ce qui n’est pas tout à fait vrai selon Jean Milly (1975), mais décomposons-la
pour mieux la comprendre.
Je partageais avec ivresse le vin grossier de cet enthousiasme populaire. Je n’en sentis
pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que j’avais tant désiré
n’eût pas été plus grand.

Partager, sentir, désirer. Le partage n’est pas assez grand et n’efface pas
ou ne remplace pas le sentir d’un manque. Une action enchaîne l’autre.
Le rideau tombé comme un couperet sépare le partage avec le public et la
sensation du manque, comme s’il le préparait.
Ensuite, « le vin grossier de l’enthousiasme populaire » ne lui suffit
pas parce qu’il n’explique pas assez la qualité du jeu de la Berma que le
héros ne parvient pas à saisir : « on découvre un trait génial du jeu de la
Berma huit jours après l’avoir entendue, par la critique ou sur le coup par
les acclamations du parterre ».
Poursuivons :

mais en même temps le besoin de le prolonger, de ne pas quitter pour jamais, en sor-
tant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été la mienne, et
dont je me serais arraché comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la
maison, si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur
auquel je devais qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois.

Prolonger, ne pas quitter, s’arracher, rentrer, apprendre. Le désir de


prolonger le plaisir et de ne pas quitter la patrie élue se mélange au désir
de rentrer pour apprendre plus sur la Berma. Le plaisir ne rejoint pas la
connaissance, mais la précède.
Si le rideau sépare, il renvoie aussi à la maison pour écouter l’ambassa-
deur : double fonction du rideau qui sépare et réunit les deux mondes : celui
du théâtre et celui de l’exil, celui du plaisir et celui du savoir.
Enfin, réunissant de nouveau les deux phrases, soulignons la simulta-
néité des événements dans le temps indiquée par la restriction adverbiale
« mais en même temps », tempérée par la conditionnelle « si je n’avais
espéré … ».
128 Chapitre 10 

Comment logiciser ce texte ? Comment les paroles imposées de-


viennent-elles paroles recherchées à ce deuxième niveau de sens ?
Le long parcours qualifie certainement ces paroles comme « recher-
chées », mais à partir de quelles paroles imposées travaillait l’écrivain ?
Nous pouvons certainement répondre que c’est à partir des paroles qui
disent les sensations du corps, du sien ou du corps imaginaire qu’il prêtait
à son personnage et ou encore, des paroles apprises.
Observons ce détail microscopique que je citais au début. La première
phrase ne se complète que dans le texte publié avec le dernier mot ajouté,
« l’ivresse ».
A part l’ordre, tout est presque là dans les versions précédentes sauf ce
mot. Cependant, c’est ce mot, l’ivresse qui va non pas réordonner le texte,
mais le contaminer en donnant à l’enthousiasme une connotation de perte
de contrôle, ou pour le moins, d’état hors du normal et accentuant par an-
ticipation la déception qui suivra. La comparaison déteint sur la déception
et explique mieux ce qui suit « en même temps ». C’est comme si le héros
regrettait de ne pas pouvoir continuer dans ce climat d’ivresse qu’il désirerait
continuer à vivre en restant au théâtre, mais, par ailleurs, souhaiterait mieux
comprendre ce qui s’est passé du côté de la Berma. L’ordre était donc déjà
établi dès le cahier 21, mais l’ajout d’un mot épaissit le sens. L’axe séman-
tique ne dépend donc pas de l’axe syntagmatique et s’en sert au contraire.
Voyons maintenant non pas comment se sont préparés à la fois cette
logique dans les textes précédents et ce nouveau sens instauré par le dernier
mot ajouté « l’ivresse », ce qui serait accentué le caractère chronologique
de la création littéraire, mais comment le mot ajouté, l’ivresse, a bouleversé
un ancien ordre présent dans les cahiers 21 et 67 et imprimé le sien.
Deuxième version du folio 21 r° :

je partageai le vin grossier de l’enthousiasme populaire. X [X J’aurais voulu pour pouvoir


les approfondir, tâcher d’y découvrir ce qu’elles avaient de beau, arrêter, immobiliser
longtemps devant moi chaque son de la voix, chaque air de physionomie de la Berma ,
je tâchais par l’agilité mentale en ayant avant chaque vers mon attention toute installée
de ne pas distraire […] au fond de la scène, devant le décor qui représente la mer, la
salle éclata en applaudissements, mais déjà elle avait changé de place et le tableau que
j’aurais voulu étudier n’existait plus. Je ne pus m’empêcher de dire à ma grand’mère
que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette, […]
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup 129

« Déclaration d’Hippolyte : »
Puis :

la représentation finie [le rideau tombé] Je n’en sentis pas moins la déception que le
plaisir que j’avais tant désiré n’eut pas été plus grand en même temps le besoin de le
prolonger, l’approfondir, de ne pas quitter pour jamais, en sortant du théâtre, cette
vie qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je ne serais arraché,
comme un départ pour l’exil, en rentrant à la maison si je n’avais espéré y apprendre
beaucoup de la Berma de son admirateur M. de Montfort

Observons d’abord l’ordre ou l’apparence des syntagmes qui couvre la


logique du texte : partage, désir d’approfondir le beau dans l’élocution et le
visage, lorgnette, déclaration d’Hippolyte, rideau, sensation de déception,
du plaisir non satisfait, besoin de le prolonger, départ pour l’exil.
A partir du partage de l’enthousiasme populaire, le héros voudrait ana-
lyser immédiatement la diction de la Berma ou, en d’autres mots, appliquer
son intelligence à l’écoute de la déclaration d’Hyppolite sur la même coulée.
Mettant le char avant les bœufs, il confond la sensation et l’intelligence
et voudrait faire passer la première avant la seconde, comme si cela était
possible dans l’appréciation d’une œuvre d’art. Comme il ne peut attendre
pour analyser l’art de la Berma, il est doublement déçu dans son plaisir et
dans la connaissance.
Cette partie du texte sera déplacée dans le texte publié et viendra avant
la mention de l’ivresse provoquée par le vin grossier de l’enthousiasme alors
que dans cette version, le manque de patience du héros, la constatation de
son inaptitude à saisir l’art de la Berma en l’écoutant, élargit un peu le sens
de cette version en la doublant de cette qualification.
L’opposition ou la complémentarité, corps-esprit est déjà là, mais sous
une autre forme, celle de la sensation et de l’intelligence, très forte dans
l’œuvre proustienne.
Dans le cahier 21, première version, folio 21 r°, je veux dire le premier
jet sur la feuille :

je partageai le vin grossier de l’enthousiasme populaire X Cependant je sentais que la


représentation approchait de sa finX J’aurais voulu pour pouvoir les approfondir,
tâcher d’y découvrir ce qu’elles avaient de beau, arrêter, immobiliser longtemps devant
moi chaque son de la voix, chaque air de physionomie de la Berma ;
130 Chapitre 10 

[…] Pour mieux voi Je ne pus m’empêcher de dire à ma grand’mère que je ne voyais
pas bien, elle me passa sa lorgnette
[…]Cependant le moment de la déclaration était arrivé.
Reprendre 2 pages au-dessus

Puis :

Je sentis A peine la Berma fut-elle sortie de scène, Je n’en sentis pas moins en quittant
le théâtre que je venais d’éprouver une immense déception mais je n’avais eu ce plaisir
que j’avais tant désiré avait été bien faible et le ber la déception que le plaisir que je je
venais d’éprouver eut j’avais tant désiré eut été si faible, mais en même temps le besoin
de le prolonger, de l’enrichir de ne de raisonner l’approfondir, de ne pas quitter pour
jamais, en sortant du théâtre, cette vie qui pendant quelques heures avait été la mienne,
qui ne voulait pas finir et dont je ne serais arraché, comme si ne partant pour un départ
pour l’exil, en rentrant à la maison si je n’avais espéré y rencontrer y retrouver M. de
Monfort qui était un admirateur de la Berma près duquel je pourrais apprendre
entendre parler d’elle.

Quel est l’ordre des mots ou l’apparence des syntagmes qui imprime
l’ordre des événements ici  et couvre la logique du texte : Partage du vin
grossier, sensation de la fin de la représentation, désir d’approfondir le beau
dans le son et le visage, lorgnette, déclaration d’Hippolyte, sensation, sortie
de scène de la Berma, sensation d’un plaisir inférieur au désir, besoin/désir
de prolonger le plaisir, sortie du théâtre, déception et sensation du plaisir
non satisfaite, jugement par rapport à l’attente, départ pour l’exil.
Observons que la déception porte autant sur le désir d’approfondir
le beau que de prolonger le plaisir comme dans la deuxième version, mais
qu’ici les deux désirs se suivent et ne sont plus séparés comme dans la der-
nière version.
Nous pourrions répéter le commentaire de la deuxième version sans
rien n’y ajouter où l’accent est mis sur l’opposition ou la complémentation,
corps-esprit ou celle de la sensation et de l’intelligence qui domine l’œuvre
proustienne.

Cahier 67.
La salle éclate en applaudissements,
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup 131

Elle ne s’arrête pas, elle continue, je voudrais pouvoir avant chaque vers l’arrêter, me
demander si c’est bien, essayer d’approfondir sa diction puis trouver ce qui y plaît, ce
qu’elle ajoute à la poésie et par là comprendre ce que c’est qu’une diction comme on
n’en a jamais entendu, mais tandis que je me demande cela pour un vers, elle a passé
au suivant, et au moment où j’entends à peine le suivant qui s’évanouit en quelque
sorte dans l’attention forcenée que je lui prête c’est déjà le suivant. Elle a fini, elle salue,
j’ai l’impression que je n’ai eu aucun plaisir, que c’est une immense déception, je ne
sais comment l’avouer à ma grand-mère, mais en même temps je voudrais I ‘entendre
demain, après-demain, toujours, peut-être pourrais-je comprendre ce qu’il y a de re-
marquable dans cette façon de dire, à quel effort intellectuel chez elle quand elle l’a
trouvé cela correspond, quelle trouvaille d’art il y a là-dedans, ce que cela signifie, ce
que cela contient de perfection. Surtout je voudrais ne voir que des gens l’ayant vue, à
qui je puisse en parler, ne pas être séparé de ce qui est devenu pour moi toute la vie, lire
des choses là-dessus, des critiques, à défaut du plaisir que je n’ai pas eu apprendre mille
détails là-dessus, je voudrais au lieu de rentrer aller voir un camarade qui l’a entendue,
lui en parler, rester avec lui, diner avec lui, passer la soirée ensemble à discuter de cela.
Heureusement M. Swann vient à la maison, je lui dis ma déception, je lui demande
ce qu’il lui trouve de bien, il me dit la noblesse de son jeu, aussitôt s’éveille dans mon
esprit une image noble, je lui donne comme matière l’action que j’ai vue, je sens que
j’ai vu quelque chose de noble, je suis plein d’enthousiasme, mais je veux y retourner
pour la revoir, pour, maintenant que je sais qu’elle est noble, regarder paisiblement
ce que c’est que la noblesse.

Quel est l’ordre des mots ou l’apparence des syntagmes qui imprime
l’ordre des événements ici et qui couvre la logique du cahier 67 ?
Désir d’approfondir le beau dans l’élocution et le visage, sortie de scène
de la Berma, impression de n’avoir pas eu de plaisir, comment avouer la dé-
ception ?, désir/besoin de l’entendre plus pour comprendre son art, ne pas
en être séparé, c’est ma vie, en parler avec un camarade ou avec M. Swann.
Les désirs du plaisir et de la connaissance sont mélangés. Le héros ne
peut supporter le rythme de la Berma trop rapide pour saisir l’art de son jeu.
En conclusion, je dirai que l’invention des séquences existe dès le début,
mais qu’elles obéissent à des critères différents d’articulation qui ne peuvent
pas être compris comme étant des préparatifs de la version suivante, l’écri-
vain ignorant quand il écrit s’il y aura une autre version. Chaque version a
sa cohérence interne et je donnerai le titre de version non pas à n’importe
quel brouillon, mais à une première couche d’écriture d’abord et ensuite
à une réécriture complète d’un épisode comme ceux montrés dans les ca-
hiers 21 ou 67.
132 Chapitre 10 

Le déchiffrement des différentes versions des cahiers proustiens ne


pourra servir à illustrer une chronologie de la création proustienne sinon en
gros, mais jamais dans le détail. Le travail sur les cahiers montrera la richesse
d’une écriture, ou de de toutes les versions connues, sachant cependant
que le passage de l’une à l’autre est le fruit autant du hasard que du désir de
Marcel Proust de se dire, se dire où le « se », pronominal profondément
ambigu, suppose le monde et son histoire se miroitant dans le « se » et
pas du tout en premier lieu, Marcel Proust.
Chapitre 11

Le parlé coulé dans l’écrit : recherche de la sonorité


dans l’écriture proustienne1

Suite à la lecture de deux livres de Quignard, Le nom sur le bout de la


langue (1993) et La haine de la musique (1996) et d’un débat avec Roberto
Zular, collègue à l’Université, où j’insistais sur le rythme et la musique de
la phrase qui, à mon avis, distinguent le texte littéraire de tous les autres
genres d’écriture, j’ai voulu poursuivre la recherche et me suis demandé si
je pouvais lire chez Proust la construction du rythme et de la musique de
ses phrases. Rien de tel pour cela que de lire ses manuscrits, ai-je cru, mais
cela s’est présenté autrement, j’ai dû vite déchanter.
Au cours de cette recherche, je suis tombé sur l’article de Gadet, Le
parlé coulé dans l’écrit (1991, 110) qui n’a pas grand rapport avec l’objet de
mon propos étant plus linguistique qu’autre chose, mais le titre reflète bien
ce que je veux saisir.
Je pensais à l’épisode de la Berma où le héros se plaint qu’il ne peut
distinguer la richesse de l’élocution de l’artiste puisqu’elle prononçait les
vers de Racine sur le même ton :
elle passa au rabot d’une mélopée uniforme toute la tirade où se trouvèrent confon-
dues ensemble des oppositions pourtant si tranchées qu’une tragédienne à peine
intelligente, même des élèves de lycée, n’en eussent pas négligé l’effet ; d’ailleurs, elle
la débita tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée au dernier vers
que mon esprit prit conscience de la monotonie voulue qu’elle avait imposée aux
premiers. (Proust, 1987, 441)

Le rythme chez Proust me renvoie au Dictionnaire Marcel Proust où


l’entrée de Jean Milly (2004, 798) sur la phrase rapporte l’avis de Spitzer :

1 Intervention au Colloque International Proust écrit un roman en octobre 2010 à


l’Université de São Paulo.
134 Chapitre 11 

le rythme de la phrase est peut-être dans le style de Proust l’élément déterminant


[…] il est directement lié à la façon dont Proust regarde le monde […] (outre la
complexité des choses), il voit partout des trames ; son regard dissocie, rapproche,
trie. (Spitzer, 1970, 398–399)

Il s’agirait donc d’un rapport entre l’écriture et une vision du monde.


Par là, Spitzer se rattache à Curtius qu’il cite volontiers et qui essayait de
« découvrir l’âme de Proust dans ses œuvres » (Curtius, 1928, 397).
N’ayant pas pris les manuscrits en considération et le pouvaient-ils à
cette époque, ni Curtius ni Spitzer ne distinguaient l’écrivain de l’auteur et
croyaient trouver dans la Recherche, des rapports manifestes entre l’œuvre
et l’écrivain. Là où ils disent Proust, je préfère dire, le narrateur proustien
et j’entendrai « l’âme » au sens non pas du moi profond du narrateur ni
du concepteur de son écriture, mais au sens de l’auteur comme fruit de ses
œuvres ou encore au sens de Descartes pour qui dans l’âme se réunissait les
passions du corps, ici la passion de l’écriture.2 Admettant cette compréhen-
sion différente des termes, je suivrai autant Curtius que Spitzer.
Spitzer ajoute dans ce même livre dont je cite les pages entre
parenthèses :

dans le rythme de la phrase proustienne, la progression vers la fin est entravée par
divers éléments retardant […] et d’abord, la parenthèse (411) […] le roman prous-
tien est ainsi semé d’indications, d’associations anticipantes ou rétrospectives, à la
fois éléments retardant dans la phrase et chevilles dans la composition (412), […]
la ramification […] ce scindement perpétuel de la phrase (417), les disjonctions, les
distinctions (420), ces répétitions, ces recommencements, ces gradations (423) ; et
il continue : Proust « découvre une musicalité dans les mots, et dans la langue les
restes de musique que la conceptualisation n’a pas encore tués (437), la sensibilité de
Proust face aux mots dénote ce mélange de tous les domaines sensoriels qu’on retrouve
même dans les descriptions. (celle de Bayeux, par exemple). (445)

Remarquée dès le début par la critique puisque les livres de Curtius et


de Spitzer datent de 1928, la musicalité est essentielle à la prose proustienne.
Poursuivons le parcours. La même entrée de Milly renchérit Spitzer :

2 « des “passions du corps” au sens cartésien, c’est-à-dire de son âme, dans la modula-
tion passionnelle » (Lacan, 1966, 166).
Le parlé coulé dans l’écrit 135

La manière dont l’écrivain ponctuait ses manuscrits, très économe et modelée sur la
respiration, fait aussi pencher pour une lecture des yeux, mais accompagnée d’une
imitation mentale, ou murmurée, de la parole orale, avec pauses, inflexions, intona-
tions parenthétiques, accents d’ironie. (Milly, 2004, 798)

Au Colloque de Cerisy de 1997, Milly cherche à résumer Spitzer,


Kristeva et Baillard :

Peut-être pourrait-on reprendre cette problématique en spécifiant mieux les méthodes


d’approche de ces grandes phrases que l’on trouve si typiques, reflet d’un psychisme
ou d’un choix esthétique unique. (Milly, 2001, 198)

Je m’opposerai bien sûr à ce « reflet d’un psychisme » qui met de côté


la force du langage et aussi à ce « choix esthétique unique » qui ne tient pas
compte du jeu entre l’écrivain et son écriture qui le force à changer souvent
de choix bien que je ne nie pas une volonté de choix, ce qui est différent.
Milly se rapporte ensuite à son étude de 1985 sur les ouvertures de La
Recherche où il formule

l’espoir de réussir la description historique d’un bel exercice d’écriture littéraire […] de
la construction d’un réseau de relations de plus en plus complexe, enfin, – une mise
en musique finale – ou si l’on préfère, l’application de ce – vernis des maîtres – dont
parle Proust lui-même. (1985, 20)

Ce vernis des maîtres est-il aussi en construction ou n’est-il audible


que dans la version éditée ?
Milly répond en partie et, durant la lecture des cahiers, remarque « les
effets d’écriture qui tiennent à l’accumulation des homophonies en /uR, /
ruR/ : « et tour à tour le jour se lève sur la cour de la caserne » (folio 3r°)
(1985, 25), ensuite, « une organisation s’esquisser, encadrée par la mention
du tourbillonnement universel » dans le cahier 1 (1985, 29), puis « L’ordre
des membres de phrases, comme leur nombre, est encore loin du texte dé-
finitif. Cependant des sous-systèmes s’ébauchent nettement, délimités par
des oppositions grammaticales ou sémantiques » dans le cahier 8 (1985,
39), puis, « la recherche du ton oratoire, dans une phrase à reprise » dans
le cahier 26 dès le début de la première rédaction, « un redéploiement du
136 Chapitre 11 

passage du cahier 8 dans le cahier 9 », une série d’allègements dans la pre-
mière dactylographie, et enfin, dans la conclusion, il observe que

ces grandes phases n’illustrent pas un mouvement continu, mais des réorientations
successives et parfois contradictoires jusqu’à ce que Proust, ayant atteint une forme qui
faisant de ces pages un nœud de son récit, un dense noyau thématique et un modèle
satisfaisant de prose poétique, ait cessé de les modifier. (1985, 87)

Voilà donc une lecture génétique des cahiers qui me dispenserait d’en
faire une, mais qui indique suffisamment que l’écriture que nous aimons,
n’aurait été modelée ou que la phrase aurait acquis le style que le lecteur
d’aujourd’hui reconnaît à Proust que dans la dernière version. En effet, nous
ne retrouvons dans aucun des livres publiés la phrase du cahier 3 : « et tour
à tour le jour se lève sur la cour de la caserne », ni même dans le long extrait
des cahier 40–41 transcrit dans la Pléiade sous le nom de Le Séjour dans
la ville de garnison (Proust, 1998, 1149–1160). Peut-être la retrouvera-t-on
dans d’autres cahiers, mais je n’ai pu en faire la recherche. Puis-je conclure
que tant que l’écrivain tient sa plume au-dessus de son cahier, l’écriture peut
devenir autre et la prosodie se modifier ?
J’oserai dire que la recherche du rythme et de la musique de la phrase
pourrait aussi se faire dans l’une des versions rédigées, mais sans grand succès
certain, vu que seul le texte publié donnera le ton que nous connaissons.
Il ne s’agit plus d’arrangements logiques ou d’équilibre entre parties qui
tiendraient du raisonnement, mais d’une mélodie entendue lors de la lec-
ture des phrases par Marcel Proust qui provoque différents changements
suivant l’écho qu’elles suscitent. Cela voudrait-il dire que les textes publiés
après sa mort comme Le temps retrouvé n’auraient pas ce vernis musical ?
Il faudrait le vérifier en comparant les volumes.
Dans le texte de Cerisy en 1997 (2001, 205), Milly insiste bien sur la
« phrase définitive » et dresse

une représentation graphique plus dense, plus indépendante de la grammaire et plus


proche de la disposition traditionnelle de la poésie, et qui s’appuieraient précisément
sur ces éléments poétiques perceptibles à la lecture que sont les cadences (vers blancs,
isométries) et feraient ressortir un rythme encore plus intense de cette prose
Le parlé coulé dans l’écrit 137

mais ensuite, Milly s’attarde sur une analyse sémantique, s’efforce de ré-
pondre à sa première question sur le style de Proust et sur la phrase longue
en particulier et ne semble plus se soucier de ses premières remarques sur
la poétique de la prose.
Troisième référence. Françoise Leriche qui, dans le même Dictionnaire
Marcel Proust, rappelle que

Proust écrit plus en musicien qu’en logicien. Certains critiques ont voulu voir dans la
structure de la Recherche une structure musicale, […] la qualité proprement sonore,
auditive, de ses phrases relève d’une musique verbale spécifique à la prose poétique,
fondée sur un réseau très dense d’allitérations et d’assonances qui double et unifie
le réseau des métaphores, métonymies et autre figures. (Leriche, 2004, 664–666)

Si nous poussons cette thèse assez loin, bien qu’elle est nuancée dans la
même entrée, les changements constatés dans le passage des manuscrits au
texte publié, le seraient aussi pour une raison mélodique et non d’abord à
cause de la logique du roman, du chapitre, du paragraphe ou de la phrase,
ce que nous pourrions vérifier plus tard en comparant la dernière version
et l’une de celles qui la précèdent.
Quatrième référence enfin, Deirdre Flynn de l’université de Toronto,
qui prenant en compte Genette, Lejeune et l’apport psychanalytique de
Lacan à travers Kristeva entre autres, insiste sur le nœud constitué par
l’image visuelle, la sonorité fluide et le sens (Flynn, 1996).
Que dit-elle ?
Je commencerai par une note de bas de page où elle rappelle la réflexion
de Proust à partir de l’eau qui ne bout qu’à 100 degrés et pas à 98 ou 99
degrés ; ne pouvons-nous pas affirmer que de même, qu’une métaphore
n’est inévitablement sonore que dans certaines conditions et non dans
d’autres (Flynn, 1996, 102) ? Le manuscrit ne nous donnerait que du 98 ou
99 degrés, seule la dernière version correspondrait à ce vernis des maîtres
dont parlait Proust. Encore, faut-il le prouver, mais cela varie sans doute
d’extrait en extrait.
Deirdre Flynn fait d’abord le rapprochement entre

messages sémantiques, image visuelle, image auditive- (qui) remet(tent) en jeu trois
stades du développement psycho-social, le stade du miroir acoustique (lorsque l’en-
fant s’entend dans la voix intériorisée de sa mère- exerçant la pulsion invocante), celui
138 Chapitre 11 

du miroir lacanien (lorsque l’enfant encore sans parole et sans locomotion s’imagine
coordonné et un comme l’image qu’il voit poussé par la pulsion scopique), et celui
du point d’entrée dans la langue, (ou dans le registre du Symbolique) en évoquant
sans cesse ce passé à jamais perdu. (Flynn, 1996, 102)

Prenant ensuite appui sur l’exemple d’Odette, elle souligne la

triple réciprocité qui (re)lie cette femme habillée, « la petite phrase », et la longue
phrase et qui lie donc le niveau intra diégétique du narratif et le niveau stylistique
de la phrase. L’auditif et le visuel s’harmonisent dans le corps voilé d’Odette ; et ces
deux registres trouvent leur forme écrite dans la phrase de Proust. C’est ainsi que les
trois stades pivots de l’évolution psychique s’ensevelissent l’un dans l’autre : le stade
du miroir acoustique s’entend dans la musique qui trouve son image idéale du stade
du miroir visuel dans la figure d’Odette et les deux sont liés dans la langue. (Flynn,
1996, 110)

La théorie de l’unité ou de la triple réciprocité est tentante, mais elle


suppose une forte articulation entre le biographique – les deux miroirs que
Flynn relève –, et l’écriture. Proust doute lui-même de cette unité quand
il distingue le moi social du moi profond ; la théorie psychanalytique en
doute plus encore quand elle tient compte du désir qui décale toute attente
souvent de plusieurs crans ; la génétique elle-même renchérit la théorie
psychanalytique quand elle distingue l’écrivain de l’auteur invoquant la
force de l’écriture à laquelle l’écrivain se soumet.
Ce n’est donc pas de ce côté que j’irai bien que je retiendrai l’im-
portance du miroir acoustique, base de la constitution de notre capacité
d’entendre le langage.
Si la prosodie signifie la quantité de voyelles émises et est liée à la mu-
sique de la langue poétique par son intensité, sa brièveté et sa longueur,
l’épisode de la lecture de François le Champi par la mère du héros illustre
le phénomène sans le démontrer :

De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté,
cette distinction morale que maman avait appris de ma grand’mère à tenir pour
supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard
à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir
de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y
être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles
réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire
Le parlé coulé dans l’écrit 139

tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer
dans le ton qu’il faut, l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots
n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps
des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté,
la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui
allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les
faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme,
elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.
(Proust, 1987, 42)

C’est donc la pulsion de l’entendre qui est en jeu dans l’immédiat de


la lecture qui s’écoute. Entre le soi du « se » pronominal et la ligne écrite,
s’établit un rapport des plus fructueux. L’écrivain imbu de la tradition et de
son savoir musical écouterait attentivement son texte, y relevant les erreurs
mélodiques, les faux sons, les assonances mal placées et les corrigerait. Je parle
au conditionnel sachant que l’écrivain-auteur doit certainement tenir compte
d’autres critères pour changer son texte.
Car même si l’un des principaux critères est la ligne mélodique, il faut
distinguer plusieurs niveaux de relecture qui se croisent et qui vont du narra-
tologique au stylistique. C’est l’occasion de se demander quels sont les critères
musicaux de l’écrivain Marcel Proust lorsqu’il relisait son texte ? Sa sensibilité
à l’écoute relevait-elle uniquement de sa formation musicale ou poétique due
à ses lectures ou à la fréquentation des salons musicaux, des concerts chez lui
ou ailleurs (Proust, 1987, 664) ?
Si les changements dans les versions successives sont dus à la logique
des personnages, des situations et des événements narrés et donc préparés
dans les manuscrits où se jouent les trois forces, celle de l’écriture, celle de
la formation de l’écrivain et celle de la tradition qui forcent à raturer et à
conclure pour aller plus loin, pouvons-nous dire la même chose de la musi-
calité de ses phrases ? N’y a-t-il pas un rapport plus fort entre la musicalité,
le rythme de la phrase et l’être vivant qui l’écrit et l’écoute, au sens qu’im-
porterait moins la logique du récit et beaucoup plus celle de la cadence et
des sons entendus par le scriptor « ici et maintenant », sachant toutefois
que ce scriptor est porteur du Jadis3 et pas seulement de la formation que
nous lui connaissons ?

3 Quignard a insisté énormémemt sur les rapports avec nos ancêtres surtout dans son
roman (Sur le Jadis, 2002).
140 Chapitre 11 

En d’autres mots, ce qui est déjà écrit dans les manuscrits ne serait que
la préparation lointaine du rythme et la génétique ne pourrait être utilisée
pour ce genre d’approche.
Constater des alexandrins blancs dans les différentes versions comme
Milly le perçoit, nous permet tout au plus de considérer cette prose poétique
à peine comme exercice, mais non comme avant-texte sauf si nous envisa-
geons un avant-texte invisible même pour l’auteur, mais qu’il est chargé de
traduire, selon la propre expression du narrateur proustien.
De ce fait et de ce point de vue, il y aurait court-circuit entre la der-
nière version et ce qui vient avant, en ce sens qu’apparemment le manuscrit
est oublié et que reprend de plus belle le rapport entre l’être qu’est Marcel
Proust et l’un des deux miroirs dont parlait Flynn, le miroir acoustique ou,
ce que Lacan définit comme la pulsion invocante.
« L’effet poétique » dans la prose de Marcel Proust surgirait dans
l’immédiateté de l’écriture ou de la dernière relecture, contrairement à la
poésie où elle se prépare dans les manuscrits parce qu’elle n’en est plus le
vernis, mais l’essence.
Toutefois, n’y a-t-il pas une préparation dans les manuscrits, bien
cachée il est vrai, de ce vernis musical, en ce sens qu’en écrivant, l’écrivain
s’exerce bien sûr, mais trouve aussi et peu à peu ce ton qui lui fera arriver
à la dernière version, même s’il en laisse peu de traces. Si le critique veut
donc utiliser les manuscrits dans cette recherche, ce ne sera pas dans leur
signification lisible qu’il le découvrira, mais en y recherchant un rythme
et une cadence qui pourront être défini à l’aide de chiffres et de mesures,
ce qui est un travail de poète et de musicien, mais aussi de critique qui sera
présenter au chapitre suivant.
Chapitre 12

A la recherche d’un rythme dans le début de Combray1

Dans le chapitre précédent, je me demandais s’il était possible en étu-


diant les cahiers proustiens de détecter un rythme qui se prépare et qui
déboucherait sur celui qui se dégage de la lecture de La Recherche. J’avais
conclu prudemment qu’il était difficile de retrouver dans les manuscrits
ce qui donnait le ton au texte proustien me basant d’abord sur un texte
de Milly qui citait quelques assonances dans le cahier 3 qui ne se retrou-
vaient plus dans le texte édité et ensuite sachant que l’écrivain se relisant
continuellement maintiendra rarement, ai-je cru, le rythme d’une version
dans une autre.
Même si l’argument Milly comme je peux l’appeler n’est qu’un exemple
parmi des milliers, le second argument est plus probant et découle d’une
théorie sur la lecture élaborée peu à peu au cours des dernières années à
partir de la théorie psychanalytique, visible dans cet essai et notamment
dans les chapitres traitant de la roue de l’écriture.
N’y a-t-il pas court-circuit entre la dernière et l’avant-dernière version
puisque le rapport entre l’être qu’est Marcel Proust et son écriture reprend
de plus belle ? Ne pouvons-nous pas supposer qu’indépendamment des
textes déjà écrits et du point de vue du rythme et de sa mélodie, l’écriture
repart à zéro à chaque relecture parce que l’écrivain repasse au plus pro-
fond de lui-même par ce que Deirdre Flynn appelle après Kaja Silverman,
le stade du miroir acoustique,2 « c’est-à-dire, un point de transition, qui se

1 Intervention au Congrès international «  Proust 2011  » réalisé à l’Université de


São Paulo en novembre 2011 sous les auspices de la Fondation pour la recherche de
l’Etat de São Paulo (Fapesp).
2 Kaja Silverman élucide ce terme : « même avant le stade du miroir et l’entrée dans
la langue, la voix maternelle joue un rôle majeur dans le développement perceptif
de l’enfant. Cette voie est généralement le premier objet non seulement à être isolé,
mais à être intériorisé » (Silverman, 1988, 80) traduit par Flynn (Paris, 1996, 106).
142 Chapitre 12 

situe très tôt dans la vie de l’enfant, lorsqu’un enfant indifférencié (vis-à-vis
de sa mère) s’entend lui-même dans la voie intériorisée de cette mère » ?
Ou bien, reprenant les termes de Quignard qui remonte plus encore
dans le temps, ce serait parce que l’écrivain entend résonner en lui après
chaque silence provoqué par la rature « le bain sonore original », celui
de l’utérus, espèce de fond sonore de toutes les mélodies entendues ou
inventées ?
Autrement dit, n’est-ce pas dans l’immédiateté de l’écriture ou de la
dernière relecture que surgirait la mélodie du texte, très proche de ce que
Proust appelait « le vernis des maîtres »3 qui contrairement à la poésie, ne
suit pas un schéma prédéterminé et une technique qui contrebalancerait
l’invention immédiate ?
Toutefois, je me suis demandé s’il n’y a pas malgré ces objections une
préparation dans les manuscrits, bien cachée il est vrai, de ce rythme final,
en ce sens qu’en écrivant, l’écrivain s’exerce bien sûr, mais trouve aussi peu
à peu ce rythme qui lui fera arriver à la dernière version, même s’il en laisse
peu de traces. Si nous voulons donc utiliser les manuscrits dans cette re-
cherche, ce ne sera pas dans leur signification lisible que nous découvri-
rons cette tonalité, mais en y recherchant un rythme et une cadence qui
pourront être apparemment définis à l’aide de chiffres et de mesures, ce
qui est un travail de poète, de musicien et du critique comme je l’écrivais
au chapitre précédent.
Rappelons-nous comment la mère du héros lisait François le
Champi dans Du côté de chez Swann cité au chapitre précédent.
Le narrateur proustien suppose que le texte a été dicté selon un accent
déterminé que le bon lecteur retrouve en lisant à voix haute dans un rythme
uniforme. L’accent est de l’auteur qui conclut sa phrase et le rythme du
lecteur.

3 « Dans un petit magasin de bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en projetant


sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine, pendant que, luttant
contre l’ombre, la clarté de la grosse lampe basanait un morceau de cuir, niellait un
poignard de paillettes étincelantes, sur des tableaux qui n’étaient que de mauvaises
copies déposait une dorure précieuse comme la patine du passé ou le vernis d’un
maître, et faisait enfin de ce taudis où il n’y avait que du toc et des croûtes, un ines-
timable Rembrandt » (Proust, 1988a, 395).
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray 143

Comme la mélodie de la lecture dépend en premier lieu du lecteur,


donc de l’écrivain qui se relit, qui tout comme la mère du héros lira selon
ce qu’il ressent ou ce qu’il entend dans ce qu’il lit, nous est-il possible de
retrouver le rythme que voulait Proust ?
Au premier abord, je répondrai par la négative. Nous imiterions
Saussure qui recherchait à tout prix mais sans succès une loi préexistante
expliquant les anagrammes et les hypogrammes qui abondaient dans sa
lecture de la poésie latine.
Que faire alors ?
Encouragé par un collègue de théorie littéraire, Roberto Zular, et par
la lecture de Boutès4 qui souligne l’importance de la musique et du bain
sonore original dans la langue, j’ai poursuivi la recherche.
Boutès est ce Grec qui, contrairement au héros de l’Odyssée, s’est laissé
captiver par le chant des Sirènes, ces oiseaux aux seins de femme, plonge du
bateau d’Ulysse et devient ainsi le symbole de ce fond sonore. Allons-nous
retrouver ce fonds dans l’écriture proustienne ?
La cadence et les sons entendus par le scripteur dans son « ici et main-
tenant » de sa dernière relecture ou que le rythme de la phrase auraient à
voir avec ce fonds sonore ? Ce rythme aurait autant sinon plus d’importance
lors de la rédaction du texte que la logique du récit ? Cela expliquerait le
titre un peu violent auquel j’avais d’abord pensé et qui n’est rien d’autre
qu’une phrase de Quignard: « Plus le livre se sépare de la voix, plus le livre
est mauvais » (1990, 235). Ne serait-ce pas oublier l’avertissement d’Italo
Calvino : « La littérature est un jeu combinatoire […] susceptible à tout
moment d’enregistrer une signification inattendue qui lui arriverait d’un
autre niveau » (Goulet, 1994, 7).
Avant d’avancer sur la théorie, recherchons la cadence qui naît ou
naîtrait dans les cahiers.
Trois études très riches et détaillées pourraient servir de base à la dé-
monstration. Les versions de la madeleine analysées par Luzius Keller (1978),
les premiers cahiers étudiés par Jean Milly (1985, 20) et les débuts de la
Recherche scrutés par Almuth Grésillon (1990, 45).

4 Picard, 2010, 57. Outre son roman Sur le Jadis (2002), Quignard a aussi ijnsisté sur
les apports de nos ancêtres dans notre vie psychique dans Boutès (2008).
144 Chapitre 12

L’étude de Grésillon a l’avantage d’embrasser à peine les deux premiers


paragraphes du début de Combray, ce qui simplifie l’étude.
Dans le cahier 3 de novembre-décembre 1908, le cahier 5 de l’hiver
1908–1909 et le cahier 1 de février mars 1909, cahiers qui précèdent notre
objet, l’écrivain n’est pas encore pris par un rythme et « se contente » de
la prose, peut-on dire.
Au regard de chaque « vers », j’indiquerai le nombre de pieds et
mettrai en italique les mots ou phrases qui sont repris dans le texte publié.
Dans le Cahier 8 de juin 1909,

Au temps de cette matinée 7


dont je [veux] voudrais fixer [je ne sais pourquoi] le souvenir 9
j’étais déjà malade, 6
j’étais obligé 5
de [passer] [rester debout] passer toute la nuit [debout] levé 8
et n’était couché que le jour. 8
Mais alors le temps n’était pas [encore] très lointain, 11
et j’espérais encore qu’il reviendrait, 10
où j’entrais dans mon lit 6
à dix heures du soir 6
et avec quelques réveils 7
plus ou moins longs 4
dormais jusqu’au [lendemain] matin. 6
Parfois 2
à peine ma lampe éteinte, 7
je m’endormais si vite 7
que je n’avais pas le temps 7
de me dire « je m’endors ». 7
Et une demi-heure après 7

Remarquant que la fin du texte est presque la même que celle de la


dernière version, je me suis mis à compter les pieds :

Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le
temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était
temps de chercher le sommeil m’éveillait,

L’écrivain semble avoir saisi le rythme 2/7 dans la fin plus ou moins
stable de l’extrait. Seul un vers devra être modifié : « lampe » sera remplacé
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray 145

par « bougie », ce qui donnera un pieds de plus pour en faire 7 et évitera


d’accentuer la dernière syllabe de « à peine ». Pour ce qui précède, le nar-
rateur se donne encore l’illusion de parler de son regret du passé et de son
désir d’y revenir sans observer toutefois de rythme régulier.
D’où venait donc cette fin qui constitue un « espace scriptural »
( Jorge, 2008, 14), parce qu’il va rester presqu’entièrement dans la version
éditée ?
Dans la dernière version sans les ratures du cahier précédent, le cahier
1 de février–mars 1909, les mots y sont donc déjà :

Au temps de cette matinée dont je veux fixer je ne sais pourquoi le souvenir, j’étais
déjà malade, je restais levé toute la nuit et me couchais le matin et dormais le jour.
Mais alors était encore très près de moi un temps que j’espérais voir revenir et qui
aujourd’hui ne semble avoir été vécu par une autre personne où j’entrai dans mon
lit à l’époque dont je veux parler aujourd’hui, j’étais déjà malade et ne pouvais plus
dormir ni même être couché, que le jour.
Mais le temps n’était pas très loin, et je pouvais encore espérer qu’il reviendrait où
j’entrais dans mon lit à dix heures du soir et avec quelques courts réveils, dormais
jusqu’au lendemain matin. Souvent je m’endormais si vite que à peine ma lampe éteinte,
je n’avais pas le temps de me dire que je m’endormais. Aussi ces sommeils sans prépa-
ratifs ne durent jamais bien longtemps la pensée qu’il était temps de m’endormir
m’éveillait une demi-heure après, je voulais jeter le journal que je croyais avoir encore
en mains avais dormi disant il est temps je me soulevais pour éteindre ma lampe et
chercher le sommeil

Soulignons le rythme :

Souvent 2
je m’endormais si vit(e) que 7
à peine ma lampe éteinte, 7
je n’avais pas le temps 6
de me di(re) que j(e) m’endormais. 7

En forçant un peu le mot « peine », le rythme 2/7 déclenche la phrase,


mais ne s’étend pas encore jusqu’à la fin, le quatrième « vers » est encore
court. Puis-je dire que le rythme 2/7 va outre baigner complètement cette
partie, obliger le texte à s’y plier et à s’y réduire dès le début ?
Dans le Cahier 9 de la fin 1909:
146 Chapitre 12

[Au temps]
A l’époque de cette matinée 8
dont je voudrais fixer le souvenir, 9
j’étais déjà malade, 6
j’étais obligé 5
de passer toutes les nuits [debout] levé 8
et n’était couché que le jour. 8
Mais alors 3
le temps n’était pas très lointain 8
et j’espérais encore 6
qu’il pourrait revenir 6
où [j’entrais dans mon lit à dix heures du soir] je me couchais 5
tous les soirs de bonne heure 6
et, avec quelques réveils 7
plus ou moins longs, 4
dormais jusqu’au [lendemain] matin. 6
Parfois, 2
à peine ma [lampe] bougie éteinte, 7
[je m’endormais si vite]
mes yeux se fermaient si vite 7
que je n’avais pas le temps 7
de me dire : « je m’endors ».7
Et une demi-heure après 7

La fin de l’extrait est déjà trouvée sauf quelques mots qui change-
ront encore. Le rythme va peu à peu s’imposer et supprimer ce qui ne
convient pas.
Dans la dactylographie de 1909–1910, nous distinguons trois couches.
Première couche :

à l’époque de cette matinée 8


dont je voudrais fixer le souvenir 9
j’étais déjà malade 6
j’étais obligé 5
de passer toute la nuit levé 8
et n’était couché que le jour.8
Mais alors le temps 5
n’était pas très lointain 6
et j’espérais encore 6
qu’ils pourraient revenir 6
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray 147

, où je me couchais 5
tous les soirs de bonne heure 6
et après quelques réveils 7
plus ou moins longs 4
dormais jusqu’au matin 6
parfois, 2
à peine ma bougie éteinte, 7
mes yeux se fermaient si vite 7
que je n’avais pas le temps 7
de me dire « je m’endors ». 7
Et une demi-heure après

Cette couche de la dactylographie est en pleine recherche, mais reco-


pie le rythme à la fin de la seconde phrase qui restera dans le texte publié.
La deuxième couche réduit considérablement la première partie de 16
lignes à 7.

pendant les derniers mois 6


que je passais dans la banlieue de Paris 11
avant d’aller vivre à l’étranger, 9
le médecin me fit mener 7
une vie de repos. 7
Le soir 2
je me couchais de bonne heure. 7
Souvent 2
à peine ma bougie éteinte, 7
mes yeux se fermaient si vite 7
que je n’avais pas le.temps 7
de me dire « je m’endors ». 7
Et une demi-heure après

La deuxième couche répète en partie la première ; l’écrivain parle encore


de circonstances de temps et de lieu et fait intervenir le médecin. Cette
couche, comme les précédentes, fait penser au commentaire du narrateur
sur l’éducation reçue par Mme de Cambremer où il relève la règle qu’elle
suit en écoutant Chopin :

Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré
de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer
leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point
148 Chapitre 12

où on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet


écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d’un retour plus prémédité,
avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu’à faire crier – vous
frapper au coeur. (Proust, 1987, 326)5

La phrase musicale saute dès le départ dans une direction non prévue et
bifurque créant un écart ou un espace qui lui permet de jouer pour revenir
plus forte et plus précise là où elle devait arriver préalablement. Le détour lui
donne plus d’impact parce qu’il embrasse un espace plus ample. Ce sont les
détails qui semblent élargir le propos comme la phrase musicale de Chopin
pour frapper plus fort dans la dernière phase de la rédaction, détails que
le scripteur n’éliminera que dans la troisième couche. Par contre, « je me
couchais de bonne heure » est déjà là, mais à l’imparfait et soulignant une
action répétitive tous les soirs.
La troisième correspond exactement au texte.

Longtemps 2
je m’[e] suis couché de bonne heure. 7
Parfois, 2
à peine ma bougie éteinte, 7
mes yeux se fermaient si vite 7
que je n’avais pas le temps 7
de me dire « je m’endors ».7
Et une demi-heure après, 7

La phrase « je me couchais de bonne heure » est transformée en un


accompli sans plus de repère dans le temps (Grésillon, 1990, 58), ce qui
force aussi l’écrivain à oublier les circonstances et à les remplacer par l’ad-
verbe miraculeux « Longtemps » rejoignant ainsi le rythme des phrase
suivantes. Cette régularité rythmique a dû passer par deux cahiers et trois
couches du dernier pour être observée. Le texte suit donc le rythme précis
de 2 et 7 coups.
Nous retrouvons donc un rythme qui s’installe peu à peu et qui force
l’écrivain à éliminer des paragraphes et à remplacer quelques mots. La pul-
sion de l’entendre ou invocante est en jeu dans l’immédiat de la dictée par

5 Milly analyse ces lignes du point de vue des sonorités, mais non des rythmes comme
il l’écrit (1985, 56).
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray 149

l’écrivain à son copiste ou à lui-même et de la lecture qui s’écoute. Dans le


dernier cas, entre le soi du « se » pronominal et la ligne écrite, s’établit un
rapport des plus fructueux où l’écrivain imbu ou faisant appel à la tradi-
tion et à son savoir musical écoute attentivement son texte, y relevant les
erreurs mélodiques, les faux sons, les assonances mal placées et les corrige.
Puis-je avancer que dans le cas étudié, le rythme est le critère essentiel qui
motive les ratures et que le rapport entre la musicalité, le rythme de la phrase
et l’être vivant qui l’écrit et l’écoute, est plus fort, au sens qu’importerait moins
la logique du récit et beaucoup plus celle de la cadence et des sons entendus
par le scripteur dans son « ici et maintenant » ? Oui, j’oserai le dire.
Cédric Orain qui a mis en scène Le chant des sirènes commente l’acte
de Boutès :

pour ce Grec : il y a deux musiques ; l’une qui fait tout perdre, qui est solitaire, sau-
vage, dangereuse, et c’est le chant des Sirènes ; l’autre qui assure la sécurité, la rapidité
des rameurs, qui orchestre, qui est collective, ordonnée, et c’est le contre chant d’Or-
phée avec son instrument. Boutès choisit de sauter. Il répond à l’appel des Sirènes,
il ne se fait pas ligoter sur un mât comme Ulysse, il ne suit pas l’exemple d’Orphée
et des rameurs, il quitte la compagnie des Argonautes, il quitte la civilisation pour
un chant plus archaïque.6

6 « Peut-être qu’il a raison. J’aimerai comme lui pouvoir tourner le dos à la musique
occidentale, technologique, bruyante. Quignard, qui a été musicien, puis musico-
logue, écrit ceci : “… l’usage de la musique est devenu à la fois prégnant et répu-
gnant. Amplifiée d’une façon soudain infinie par l’invention de l’électricité et la
multiplication de sa technologie elle est devenue incessante de nuit comme de jour
[…] L’expression Haine de la musique veut exprimer à quel point la musique peut
devenir haïssable pour celui qui l’a le plus aimée.” L’âme d’Ulysse est remplie par
le désir d’écouter. Celle de Boutès par le désir d’approcher. Je souhaite adapter les
deux récits d’Homère et d’Appollonios, et affûter la langue en fonction du travail
avec les acteurs. Puis, à travers ces deux histoires éclairées par les textes de Pascal
Quignard, je souhaite raconter ma crainte de l’utilisation de la musique partout
autour de nous, dans les rues marchandes, les centres-villes, dans les galeries, dans les
grands magasins, dans les librairies, dans les banques, dans les piscines, sur le bord
des plages, dans les appartements privés, dans les restaurants, les taxis, les métros, les
aéroports, etc … Cette utilisation qui nous est habituelle vise à renforcer l’idéologie
du bonheur défendue par la société occidentale, la musique est là pour ça, pour
nous bercer, pour nous donner l’illusion que nous vivons dans un monde sympa-
thique. Où sont donc passées les Sirènes ? C’est aujourd’hui un mot qui désigne
150 Chapitre 12

Dans ces deux premiers paragraphes de la Recherche, l’écrivain s’est-il


laissé reprendre ou piégé par le rythme des sirènes mettant de côté le chant
d’Orphée qui implique la raison et la syntaxe musicale ?
Nous n’avons pas à nous interroger sur le pourquoi des changements.
La réponse serait purement subjective, même l’écrivain ne pourrait y ré-
pondre sachant que le pourquoi de ses actions comme des nôtres, tient de
multiples causes souvent inconnues.
Le fonds sonore dont parle Quignard serait-il intervenu ? Pas d’avan-
tage de réponse, mais c’est une hypothèse plausible. La sensibilité de l’écri-
vain Marcel Proust à l’écoute relève-t-elle de sa formation musicale ou
poétique ou à quelque chose de plus profond qui est internalisé ? Nous ne
pouvons le savoir davantage.
J’ai montré à peine comment ça change ou comment les processus de
création proustiens adviennent dans ce cas précis.
Cependant, ce rythme 2/7 ne se poursuit pas dans la suite et ne peut
être généralisé, la « tension entre le poétique et le prosaïque » continue
sa lutte et la victoire n’appartient pas au poème comme le constate Michel
Sandras dans Proust ou l’euphorie de la prose.7

ce choix du roman à la fois contre l’essai et contre la plaquette de poèmes en prose […]
en faisant une large place à des notations prosaïques […] témoignent d’une victoire
de la prose en tant qu’elle est l’instrument permettant de résister aux séductions du
rêve poétique. (Sandras, 2010, 92)

Jean Roudaut donne une autre raison à la dominance de la prose :

La préférence accordée au roman, contre le poème en prose, n’est pas d’ordre esthé-
tique. Il est dicté par une véritable conversion intérieure : il ne s’agit pas de se limiter
à l’exaltation de l’instant, tempête et tonnerre, mais de relater l’action du temps au
sein d’une conscience, en donnant l’illusion d’une durée fertile […] Il ne s’agit plus
de […] magnifier un moment, mais de relever le quotidien de la profanation dont
notre négligence l’accable. La durée doit être métamorphosée par notre façon de la

une sonnerie pour voitures de pompier, d’ambulance ou de police municipale  »


(Orain, 2011).
7 «  La prose, la poésie, échangeant parfois certains de leurs propriétés, la tension
entre le poétique et le prosaïque, tous ce qui constitue l’objet de notre étude  »
(Sandras, 2010, 22).
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray 151

vivre, et par là, devient sacré non point l’exception mais l’ordinaire. Le doute, la nuit,
le bonheur accepté sont les étapes de la réflexion. (Roudaut, 2008, 23)

Pour répondre à ma question initiale, je dirai que la génétique pourra


donc être utilisée pour ce genre d’approche d’autant plus que les « espaces
scripturaux » ( Jorge, 2008, 14) ou, ces blocs d’écriture déjà fixés dans les
premières versions, peuvent révéler déjà un rythme qui se maintiendra.
Ai-je répondu en partie au désir de Michel Sandras qui célèbre

le rythme exceptionnel de la prose proustienne (mais regrette le peu d’études qui


lui ont été consacrées), l’une des composantes de l’air de la chanson qui en chaque
auteur est différent et que ceux qui ont l’oreille plus fine et plus juste sont capables
de saisir. (Sandras, 2010, 22)

La trouvaille de ce rythme complète-t-elle l’hypothèse de Grésillon


sur le parcours linguistique Encore/déjà ? Fallait-il unifier le rythme pour
répondre à l’alternative Encore/déjà ? L’unité rythmique n’est-elle pas une
manière de ramener la phrase à l’énonciateur ou à l’auteur qui marque la
cadence, ou encore une façon d’unifier « le point de repère d’où ce procès
est décrit » ou d’établir « la même borne de départ » cachant ainsi la
« structure langagière sous-jacente ou l’ossature programmatique de l’écri-
ture de Proust » (Grésillon, 1990, 55, 57, 58) ?
D’autres interrogations sur le sujet se font jour après la lecture de
L’Autiste et sa voix de Jean-Claude Maleval et les rapports qu’il souligne
entre les références abstraites de l’autiste et sa situation dans le monde,
mais je les laisserai pour plus tard.
Partie IV
Pratiques et théorie dans l’œuvre de Bauchau
Chapitre 13

Premières aventures d’un généticien aux prises avec


les manuscrits d’Henry Bauchau

Entré en contact plus longuement avec les manuscrits d’Henry Bauchau


en septembre 2010, je voulais me laisser questionner par eux. Mais
d’abord, il fallait comprendre l’écriture. A ma grande surprise et bien dif-
férente des manuscrits de Flaubert et de Proust pour lesquels le chercheur
est rarement sûr de sa lecture, l’écriture de Bauchau est claire, agréable et
souvent comprise au premier coup d’œil comme dans un texte édité. Cela
ne veut pas dire que les cahiers soient sans rature ni ajouts, mais ce proces-
sus ne change rien à sa lisibilité. Le critique sait, par ailleurs, que jusqu’à
son décès, Laure, sa femme, tapait tous les manuscrits à la machine bien
que sans les ratures et ce qu’il y avait dans la première écriture. Ensuite,
lui-même, relisait, raturait et rajoutait sur les versions dactylographiées,
ce qui produit des versions en plus, chance du généticien.
Arrivé à Bauchau par la lecture d’Œdipe sur la route, roman qui m’avait
enthousiasmé et qui m’avait poussé à lire les autres romans et la majorité de
la critique cités dans la bibliographie, j’avais pu ensuite consulté les deux
Fonds qui possèdent les manuscrits du roman, le Fonds Henry Bauchau
à Louvain-la-Neuve1 et le deuxième qui contenait les premières versions

1 Le Fonds ou le pôle de recherches Henry Bauchau a été constitué à l’Université ca-


tholique de Louvain à l’initiative de Myriam Watthee-Delmotte et des chercheurs
du Centre de recherche sur l’imaginaire.  Il a pour fonctions essentielles de tenir à
jour l’actualité des travaux entrepris sur l’œuvre dans le monde scientifique et cultu-
rel  ; faciliter les recherches en mettant à la disposition des chercheurs des outils
bibliographiques et informatiques (traitement informatique des textes) ; dynamiser
les recherches par des activités annuelles (colloques, conférences, rencontres …);
fédérer les recherches par l’échange et l’accueil de chercheurs à l’UCL ; constituer
un répertoire des chercheurs et lecteurs actifs de l’œuvre, en collaboration avec la
« Société des lecteurs d’Henry Bauchau » ( Jean-François La Bouverie, 11 rue du
156 Chapitre 13 

du roman, les Archives & Musée de la Littérature à Bruxelles.2 Les deux


Fonds ont une politique différente vis-à-vis des chercheurs ; le premier ne
permet aucune photocopie ni transfert sur ordinateur des archives numé-
risées et oblige le chercheur à le fréquenter alors que le second autorisait
la photographie des originaux et dispensait ainsi une présence continue
pour travailler les manuscrits.
Bauchau avait écrit un premier roman, La route de Colone, avant Œdipe,
mais conseillé par son psychanalyste, Conrad Stein, et forcé par son éditeur
(Bauchau, 2003, 402), il élimine des chapitres entiers et rebaptise l’œuvre du
premier titre choisi, Œdipe sur la route. La genèse est double par conséquent.
La seconde genèse commence à partir de la lettre de l’éditeur d’Actes
Sud, le 15 juin 1989, mais dans quels cahiers ? Il fallait établir la chronologie
exacte des versions puisque les versions dactylographiées appelées 4° et 5°
versions avaient la même date et le même endroit du début, mais étaient
différentes quant à la date et à l’endroit de la fin du texte : « Parc-Trihorn,
août 1984–Montour, septembre 1989 » dans Œdipe sur la route et Parc-
Trihorn, août 1984–Paris, mars 1989 pour La route de Colone. Ce qui fait
supposer qu’en 6 mois, entre mars et septembre 1989, Bauchau a rédigé la
version publiée, ou encore, qu’il a très vite réarticulé le roman suivant les
conseils de son éditeur.
Parcourant rapidement les versions de Bruxelles et de Louvain, le
lecteur croit facilement qu’il n’y a pas de grandes différences d’une ver-
sion à l’autre. Bauchau semble aimer se recopier et réécrire le même récit
comme s’il avait besoin de se relancer à chaque version, répétant les mêmes
phrases avec de légers changements de temps à autres. Pourquoi si peu
de divergences d’une version écrite en août 1986 jusqu’à la dernière ré-
digée en 1989 ? Y a-t-il d’autres plans ou folios cachés dans des cahiers
non identifiés ou bien l’écrivain avait-il jeté à la poubelle les premiers
jets. Par après, Geneviève Henrot3 m’a confirmé que de fait, Bauchau

Chalet, 75010 Paris. <http://bauchau.fltr.ucl.ac.be/>. Collège Érasme  – Local


C.015, Place Blaise Pascal, 11348 – Louvain-la-Neuve
2 Archives et Musée de la Littérature c/o Bibliothèque Royale de Belgique, Boulevard
de l’Empereur, 4B-1000 Bruxelles. <http://www.aml-cfwb.be/aml/acces.html>.
3 Cherheure à l’Università degli Studi di Padova versée autant dans l’œuvre de Proust
que de Bauchau.
Premières aventures d’un généticien aux prises avec 157

a commencé à garder tous ses manuscrits suite à son intervention bien


après la publication d’Œdipe sur la route. Puis-je conclure qu’avant cela,
aucun proche ou ami n’avait reçu les précieux manuscrits ? Seule la pou-
belle avait cette chance.
Entretemps, voulant me certifier des opérations d’écriture des pre-
mières campagnes de rédaction des livres de Bauchau, je m’étais promis
de relire attentivement les cahiers de Bruxelles, mais aussi de fouiller
ceux du dernier livre paru, Déluge pour lequel, tous les cahiers ou les
folios le concernant étaient arrivés au Fonds Bauchau à Louvain. En
d’autres mots, je voulais savoir si Bauchau utilisait des notes de lectures,
des schémas ou des scénarios à la Flaubert, s’il avait des cahiers de notes
avec des premières ébauches ne fussent qu’une ligne sur un personnage,
ou un sujet comme Proust, ou s’il se lançait dans l’écriture suivant une
préparation à peine mentale. Ce sera l’objet de la première partie de cet
article.
Cependant, ce que ni Flaubert ni Proust ne nous ont laissé à part
leur correspondance, mais que Bauchau tenait régulièrement, était son
journal déjà cité où il prenait des notes presque chaque jour. Le Journal
témoigne du début de l’écriture du roman en juillet 1983. Des résumés
des pages écrites pendant la journée donnent souvent une idée de la
genèse du roman.

Déluge

Tous les manuscrits de ce dernier livre avaient été heureusement fol-


hotés par Matthieu Dubois, l’archiviste du Fonds Bauchau à ce
moment, ce qui m’a facilité la tâche. Trois cahiers intitulés Orion pour
les deux premiers et Noé pour le troisième, précèdent Déluge.4 Suivent

4 Orion (violet): vieux 1°cahier 21.02.1999 au 25.03 f.12951 à 12959, Orion (vert) vieux


f.12965 à 13003, Noé (bleu) f.12847 â 12950 17.11.2007 à 01.03.2008.
158 Chapitre 13 

ensuite, trois cahiers manuscrits5 sur Déluge et neuf fardes ou dossiers de


tapuscrits.6
Au départ, Bauchau pensait donner comme titre le nom du person-
nage principal, Orion, auquel lui a succédé Noé, nom du constructeur de
l’arche dans la Bible, dans le cahier du même nom et pour finir, ce même
personnage deviendra Florian dans Déluge.
Bauchau a commencé à écrire Orion en février 1999 et termine le cahier
à la fin du mois de mars de la même année. Le second volume d’Orion
indique une date à peine à la fin du manuscrit entre le 14 octobre et le 2
novembre, sans indication d’année, mais nous pouvons supposer qu’il s’agit
de la même année 1999.
Noé a été écrit du 17 de novembre 2007 à mars 2008. Toutefois, entre
1999 et 2009, Bauchau a publié plusieurs livres : Les vallées du bonheur
profond, récit, Babel, 1999, Le Journal d’Antigone 1989–1997,  roman, Actes
Sud, Arles, 1999, Passage de la Bonne-Graine, Journal 1997–2001, Actes Sud,
Arles, 2002, L’enfant bleu, roman, Actes Sud, 2004, Le présent d’incerti-
tude : un journal 2002–2005, écrits intimes, Actes Sud, 2007 et Le boulevard
périphérique, roman, Actes Sud, Arles, 2007.
La production d’Henry Bauchau étant surabondante et les livres trop
volumineux, l’éditeur le force souvent à retirer des chapitres entiers que
l’écrivain se résout à publier séparément. Nous avons ainsi par exemple
l’excellent texte de l’histoire de Diotime retiré d’Œdipe sur la route, publié
sous le titre Diotime et les lions, chez le même éditeur en 1991 et un épisode
non publié du Déluge sur la Vierge Marie.
Par ailleurs, le partage entre les romans n’est pas toujours net. Dans
Orion écrit en 1999, nous trouvons des allusions à L’enfant bleu édité en
2004 et au Boulevard Périphérique sorti en 2007 où l’histoire du roman

5 Cahier cuir brun intitulé DÉLUGE roman manuscrit Fólio A  12672 à A  12771
Cahier jaune du 20 11 au 03.03.2008 du fólio 12 772 au 12819. (sur la couverture)
Déluge Manuscrit Après cahier brun. 2°cahier jaune (du 03.03.2008 au 24.3.08, du
f.12821 au fólio 12845).
6 Farde rouge 2008 dossier n°25 A 7926 à A 8036 ; Noé 2 (version datylographiée)
A 8039 à A 8294. Farde ocre : v5 : 31 10 08, V6 : 5 3 09 n°26 A 8295 à A 8672. Farde
jaune 2009 n°27 A 8672 à A 9013; version 7, reprise globale du roman le 12 mars 2009
avec insertion des ajouts A 9014 a A9048. Farde rose 2009 n°28 A 9049 à 9207 ; ver-
sion 8 (reprise le 19 mars achevé le 27 mars avec insertion de la fin. Farde brune claire
31 mars 2009 n°29 (reprise globale du roman le 31 mars 2009) de a 9420 à 9785. Farde
Premières aventures d’un généticien aux prises avec 159

est ébauchée.7 Plus tard, je me suis aperçu qu’Orion est aussi le premier
nom de l’enfant prodige de L’enfant bleu qui deviendra le peintre génial
du roman, Déluge.
D’un autre côté, le site des Archives et Musée de la littérature de
Bruxelles signale sept versions d’Orion datant de 1999 à 2004 que je n’ai
pas consultées.
Mais tout au moins, le cahier intitulé Orion, vieux 1°cahier du 21 février
1999 du Fonds Bauchau, se réfère uniquement au dernier livre publié cette
année-là, Déluge et non à L’enfant bleu.
Ceci veut dire deux choses. D’abord que l’écrivain avait probablement en
tête le projet de ce livre quand il pensait à L’enfant bleu où c’est le même person-
nage qui est y décrit dans sa jeunesse et, ensuite, dans sa vieillesse dans Déluge.
Ensuite, que la création n’exige pas comme chez Flaubert la prépara-
tion d’un livre par un ensemble de manuscrits, mais de plusieurs dans un
même cahier. Bien que semblable à Proust comme processus, Bauchau s’en
différencie puisque l’auteur de la Recherche avait dès le départ une seule
œuvre en vue qui va traverser les 75 cahiers de brouillons pour se composer.
De quoi dépend donc la création chez Bauchau ? Non d’une volonté
expresse de l’écrivain, mais comme nous le lisons dans les journaux qui ac-
compagnent ses œuvres, essentiellement de rêves et de la propre écriture
qui conduit l’écrivain. Il serait sans doute intéressant de comparer la com-
position proustienne à celle de Bauchau puisque les deux utilisent le rêve
comme source principale ou auxiliaire dans la composition, mais ce sera
pour une autre recherche.
rose : v 7 12 mars 2009 n°30 version 4 p. 143 : 7 juillet 2009 ; Noé (version initiale)
17 octobre 1989 ; Boulevard périphérique A 10 009- 10118 ;Boulevard périphérique
(autre version) A 10119 avec une lettre à Bertrand Py. Farde jaune n°31 : Cahiers 2 (1
à 73), 3 (à 114), 4(163), 5 (204, 6(253) sans dates. Farde bleue tapuscrits divers n°32
7 Ce roman je le vois comme comportant deux parties :

1. Le journal d’Ami 1 : consacré au traitement d’un jeune psychotique, à ses fan-


tasmes, à ses progrès, à la séparation. Là me servir des documents que j’ai et de
fragments du Bd périphérique. Ne pas oublier l’enfant bleu peut-être qu’en reli-
sant le Bd je m’apercevrai que c’est déjà plus élaboré que je ne crois
2. Le journal de la j.f. qui raconte sa rencontre avec Orion, son entrée dans sa vie. Le
til avec la Sybille. Tt cela est déjá ébauché ds mes brouillons existants. Elle peint
avec Orion et entraine à sa suite un jeune peintre. La face. La passion d’Orion
pour met le feu à ses dessins et peintures. L’idée du déluge.
160 Chapitre 13 

C’est donc peu à peu que se définit un livre pour Bauchau. Cette situa-
tion rend la recherche difficile et forcerait le critique à lire les manuscrits qui
viennent avant Œdipe sur la route et pas seulement ceux qui en découlent
explicitement. Une autre donnée renforce l’hypothèse de la création en ges-
tation continue : Bauchau pensait à Œdipe depuis le poème Œdipe à Colone
dont la première version est de 1978 (Bauchau, 2003, 182) et à Antigone
depuis le poème Les Deux Antigone de 1982. (Bauchau, 2003, 185) Déluge
n’est pourtant pas une exception ; c’est la façon de créer d’Henry Bauchau.
Les personnages reviennent aussi comme dans le second cahier Orion,
qui fait allusion à Œdipe sur la route, pourtant déjà publié en 1990 avec le
personnage Io qui devient Florence dans Déluge.
Les manuscrits de Déluge montrent donc que le livre était déjà en cours
11 ans avant sa publication, que la préparation plus intense s’est donnée trois
ans avant l’édition de 2007 et qu’il n’y a pas de plan ou de programmation,
mais une écriture qui coule à partir d’une idée-clef.

Œdipe sur la route

Au Musée de Bruxelles, Bauchau a remis à peine quatre cahiers de la


première versions intitulés Quatrième cahier, Cinquième cahier, Sixième
cahier, Septième cahier, ensuite, une farde de feuilles volantes à des dates
postérieures et huit cahiers de la seconde version. Où sont les trois premiers
cahiers ? A la poubelle probablement ou, dans la meilleure des hypothèses,
perdus ou chez des parents, des proches ou des collectionneurs.
Mais tout comme pour Déluge, le vrai début du récit ne correspond
pas à celui de l’écriture. Nous en avons deux témoins : le Journal signale
qu’il termine la première version le 28 juillet 1986, mais le 31 du même mois,
il se rend compte qu’il devrait refaire le début : « l’écriture est presque au
point. Tout le début est à refaire, c’est un travail difficile » (Bauchau, 2003,
213). Ce décalage entre le premier début et le début refait fera l’objet du
prochain chapitre.
Premières aventures d’un généticien aux prises avec 161

Le fond de Louvain présentait une autre difficulté non pas par manque
de cahiers, mais dans l’ordre des versions. Quatre versions tapuscrites, avec
des ajouts manuscrits entre les lignes ou des paragraphes entiers, sont clas-
sées, mais où insérer la version entière spiralée de la Route de Colone et
comment ordonner l’ensemble ?
Aucune difficulté ne se présente pour les versions intitulées par
Bauchau, seconde et troisième version, mais les trois suivantes questionnent
l’ordre de composition.
Les dates indiquées à la fin de La Route de Colone et de la version
spiralée : d’août 1984 au Parc Trihorn à mars 1989 à Paris pour le premier
et du Parc Trihorn en août 1984 à Montour en septembre 1989 pour le
second (folio A12669), montre que La Route de Colone vient avant la ver-
sion spiralée presque égale au texte publié vu la différence de 6 mois entre
les deux fins. De plus, quelques extraits dont l’un est cité en bas de page,
ont disparu du cahier spiralé.8

8 Extrait éliminé dans la 4°version :

f°10751
/Lui a choisi de vivre, de continuer à vivre dans ce ter-
rible état aveugle et de roi détrôné. Il a cette volonté de
vivre, ce courage, peut-être, chevillé au corps. Nous, les
enfants de Jocaste, nous ne sommes pas comme ça, nous préfé-
rerions, comme elle, mourir plutôt que continuer une existence
diminuée. Etéocle et Polynice, ils veulent tout, _______________
avec cette supportable intensité qui les sépare de tous. Qui
16 10752
les contraint à penser toujours à l’autre, au seul égal, au
seul capable de désirer, d’aimer et de haïr avec autant de
force que son frère.
A la mort de ma mère, et c’est la seule fois qu’on l’ait
vu pleurer, Créon a dit : « Une cavale de grande race, il faut
Qu’elle galope superbement ou qu’elle meure. »
Moi aussi, je suis comme ça et je n’accepterias pas de
traîner ma carcasse aveugle en mendiant come Œdipe. Mes
frères se disent toujours descendants de la race de Jocaste.
Ils renient la descendance d’Œdipe. C’est ainsi qu’ils l’ont
chassé et ont accepté qu’on renferme sur lui les portes de
162 Chapitre 13 

La version spiralée serait donc la 4° version et ce qui est appelé la 4°


version devrait être appelée la 5°version. Outre l’ argument des dates et des
extraits disparus, d’autres sont raturés dans cette 5° version alors qu’ils ne
le sont pas encore dans la version spiralée.
Par exemple, le passage qui précède celui déjà éliminé de la 4° cité à la
note 17:

Elle se sent légère, elle marche d’un pas vif en direction


de la ville. Les portes seront encore fermées mais, quand
J’arriverai, Polynice ou Étéocle sera de garde aux remparts
Et me fera entrer. Ismène compte sûrement les heures au
Palais et a tout préparé pour mon retour. Créon lui-même
qui a sans doute feint la colère en apprenant ma fuite, sera
lui aussi content de mon retour qui va maintenir l’ordre au
palais et dans la ville.
Ils connaissent Œdipe, ils savent qu’il ne peut désirer
qu’une princesse de Thèbes, la fille de Jocaste la reine,
erre sur les routes avec lui, sans abri et sans protection.
En s’agenouillant devant le vigneron, il a voulu me montrer
qu’il est capable, plus capable que moi de mendier son pain
.Je n’aurais pas pu faire cela mais, lui, est au-dessus de la honte,
Et ----------------du désespoir. Jocaste, quand elle a su son mal-
heur, quand elle l’a vu étalé aux yeux de tous, a choisi de
mourir et c’est ce que j’aurais fait à sa place.

Ce passage du folio 14 (12343) est répété à la 5° version, mais entière-


ment raturé.

Thèbes. Et Ismène, que pense-t-elle ? Ismène, malgré son sou-


rire séducteur, sa douceur, sa faiblesse apparente, se veut
toujours la fille d’Œdipe. Entre sa mère morte et son père
déchu, elle n’a pas choisi. Elle a toujours, pour la mémoire
de l’une et la misère de l’autre, ce même sourire qui _____
______________demande non pas toute la place comme
ses frères mais la préférence. Cette préférence qu’elle a
obtenue de sa mère et que je ne suis pas prête – moi, qui
pourtant l’abandonne- à céder dans l’esprit d’Œdipe/.
Premières aventures d’un généticien aux prises avec 163

Par ailleurs, le lecteur pourra se demander pourquoi la version spiralée


n’est pas la troisième version, mais bien la quatrième. Qu’il en juge lui-même.

Lui, malgré le piège des dieux et la fin du bonheur


et
criminel qu’il a connu, malgré la crise de folie où il s’est
Crevé les yeux, il a choisi ce vivre, de continuer à vivre
Dans ce terrible état d’aveugle et de roi détrôné. Il a
Cette volonté de vivre, <peut-être> ce courage < > chevillé au
corps. Nous, les enfants de Jocaste, nous ne sommes pas
nous nous préfèrerions
comme ça. Si jamais, nous devons perdre, comme elle, le grand
pari, nous préfèrerons mourir plutôt que continuer une
existence diminuée. (folio 17 A 2999)
existence diminuée. Étéocle et Polynice, ils veulent tout,
tous les deux, avec cette insupportable intensité qui les
de tous qui
sépare des autres et les contraint à penser toujours l’un à
à l’autre, au seul égal, au seul capable d’aimer, de désirer, d’aimer
son frère
et de haïr avec autant de force que soi-même.
A la mort de ma mère, et c’est la seule fois qu’on l’ait
Vu pleurer, Créon a dit : « une cavale de grande race, il faut
meure
qu’elle galope superbement ou qu’elle crève ». Moi aussi je
suis comme ça et je n’accepterais pas, en cas de défaite,
De traîner ma carcasse aveugle en mendiant comme Œdipe.
Mes frères se disent toujours descendants de Cadmos et de
Penthée, de la race de Jocaste. Ils renient la descendance
chassé
d’Œdipe. C’est ainsi qu’ils l’ont jeté dehors et ont
Accepté qu’on renferme sur lui les portes de Thèbes. Ils ne
veulent plus être que les fils de Jocaste. Et Ismène que
pense-t-elle ? Ismène, malgré son sourire séducteur, sa
douceur, sa faiblesse apparente, se veut toujours la fille
d’Œdipe. Entre sa mère morte et son père déchu, elle n’a
pas choisi. Elle a toujours pour la mémoire de l’une et la
misère de l’autre ce même sourire qui m’a tant irritée par
lequel elle demande non pas toute la place comme ses frères
mais la préférence. Cette préférence qu’elle a obtenue de
sa mère et que je ne suis pas prête – moi, qui pourtant
l’abandonne- à lui céder dans l’esprit d’Œdipe. (folio 18 A 3000)
164 Chapitre 13 

Ni ces deux pages A 2999 et A 3000 ni l’épisode du début du roman,


la conversation entre Anaïs, la sœur de lait d’Antigone, et sa mère, Anaé,
ne réapparaissent dans la version spiralée.
Même si la 4° version n’était qu’une copie d’un cahier, les corrections
au crayon déjouent cette hypothèse et en font une version de plus comme
le montrent les quelques exemples qui suivent.

Polynice est devant la porte,


il ne l’a pas refermée, il l’a attendue, quel bonheur !
Elle sent un immense apaisement, un irrésistible besoin de larmes
Il
s’emparer d’elle. Polynice lui ouvre les bras. Elle s’y jette

en pleurant. Il est grand, il est fort, il est beau comme (p. 4 folio A 12333)
Un réflexe de sa vie de soldat lui fait retirer ses sandales et mettre son bâton
Et sa gourde à côté de lui.
Après
Passe pas < >Un moment se passe, un pas léger (p. 11 folio A 12340)
Sa voix devait bien être angoissée car la voilà qui arrive en courant //= à la ligne
Ilyssa
Elle puise l’eau, (p. 15 folio A 12344)
Après quelques pas, il revient vers Antigone : “Vous êtes
Il se penche sur sa jambe, la regarde : (ajout en marge)
blessés. Prends ces feuilles et cette terre (p. 22 folio A 12351)
j’ai cru qu’un dieu était
en toi, combattait avec toi. – J’ai été quelques instants dans un
état
une gloire, une gloire (à supprimer en marge) qui ne dépendant pas de moi,
puis je
suis redevenu lourd (p. 23 folio A 12352)
elle se rendort bercée par le souffle
régulier des autres dormeurs.
double espace Antigone (en marge)
Elle se lève et mange avec eux …
Kléa l’accompagne jusqu’aux limites du village, elle lui de
mande où elle va. Antigone fait signe qu’elle ne sait pas.
Kléa joint les mains sur son ventre et se met à pleurer. Anti-
gone s’aperçoit que, pour Kléa, ne plus avoir de maison et
s’en aller sans savoir où est le sort le plus terrible. Elle (+4 lignes supprimées)
(p. 49 folio A 12378)
Premières aventures d’un généticien aux prises avec 165

Il est assez étrange qu’il n’y ait plus d’ajouts ou de ratures à partir de
la page 268 (f°A 12597) quand le chapitre Histoire des Hautes Collines est
divisé et termine avec « jusqu’au moment où Antiopia vint le chercher
pour le revêtir d’une tunique … ». Le nouveau chapitre reçoit le titre : XII
La jeune Reine et commence avec : « Jusqu’ici, Œdipe, je n’ai parlé que de
notre peuple et d’Adraste … ». Une étude plus approfondie de la 5°version
sera nécessaire plus tard pour confirmer l’hypothèse.
Étant donné ce qui précède, je suggère donc la chronologie suivante
pour les versions d’Œdipe sur la route : Les trois premiers cahiers disparus
dateraient d’août 1984, date indiquée dans les versions imprimées de La
route de Colone et dans la 4° version spiralée
Fonds de Bruxelles (je transcris les titres de la couverture en carton
des cahiers) :

1° version
Quatrième cahier. Couverture du cahier Clairefontaine, couleur rouge
Suite 88 à 114 ; ML 7406/1
p. 178 à 263
Folio 1–98 le 05.03.1985 au 09.09.1985

Cinquième cahier. Sur la couverture du cahier Clairefontaine,


couleur rouge
Suite 115 à 138 ; ML 7406/2
Frappe de la première version p. 263 à 351
Folio 1–96 suite 115 le 17.9 au 10.11.1985

Sixième cahier. Couverture du cahier Clairefontaine, couleur violette.


Suite 139 à 170 ; ML 7406/3
Frappe de la première version p. 352 à 445
Folio 1 à 98 suite 17.11 au 10.05.1986

Septième cahier Couverture du cahier Clairefontaine, couleur verte


écossais
suite 171 à 191 du 11.05.1986 au 27.07.1986 ; ML 7406/4
Frappe de la première version p. 352 à 445 ??? (il y aurait une erreur de
Bauchau)
166 Chapitre 13 

01.08.1986 début de la 1°version revue. Début écrit sur la première page de


la farde couleur verte ; 7408/5
1° version – Début du 04.08.1986 au 01.09.1986
(Soit chronologiquement avant les 8 cahiers de la 2° version)
2°version

Premier cahier. Sur la couverture du cahier Clairefontaine, couleur


brun vert
Suite 1 à 34 (arrachée) + p. 35 à 95 ; ML 7406/6 p. 1 à 95
Œdipe suite le 01.09.1986 au 21.09.1986

Deuxième cahier. Sur la couverture du cahier Clairefontaine,


couleur rouge.
Suite 96 à 173 ; ML 7406/7
Œdipe suite le 28.09.1986 au 24.10.1986

Troisième cahier. Sur la couverture du cahier Clairefontaine, couleur bleu


Suite 174 à 278 ; ML 7406/8
Œdipe suite le 25.10.1986 au 12.12.1986

Quatrième cahier Sur la couverture du cahier Clairefontaine, couleur


violette
Suite 269 à 366 ; ML 7406/9
Œdipe suite le 12.12.1986 au 05.02.1987

Cinquième cahier Sur la couverture du cahier Clairefontaine, couleur


brun vert
Suite 367 à 446 ; ML 7406/10
Œdipe suite le 08.02.1987 au 28.05.1987

Sixième cahier Sur la couverture du cahier Clairefontaine, couleur verte


Suite 447 à 542 ; ML 7406/11
Œdipe suite le 07.06.1987 (à la p. 454) au 21.08.1987

Septième cahier Sur la couverture du cahier Clairefontaine, couleur


rouge clair
Suite 543 à 631 ; ML 7406/12
Œdipe suite le 22.08.1987 au 28.11.1987
Premières aventures d’un généticien aux prises avec 167

Huitième cahier Sur la couverture du cahier Clairefontaine, vert-brun


Suite 632 à 657 ; ML 7406/13
Œdipe suite le 29.11.1987 au 11.04.1988 p. 657
Ensuite viennent les versions de Louvain

2° version
dossier 8 feuillets 1 à 326 A 12383- A 2724
dossier 9 feuillets 354–385 A 2725- A 2981

3° version (tapuscrits et manuscrits)


dossier 10 feuillets 1 à 326 A 2982- A 3316
dossier 11 folios 1 a 341 A 3317 à A 3606

La route de Colone. Roman
première partie : A 10736 à A 11020.
deuxième partie  :  A 11021. à A  11260. de août 84 -Parc Trihorn à mars
1989, Paris

4° version A 12328 a A 12670 version imprimée reliée avec anneaux blancs


Rédigé après les suggestions de l’éditeur le 15 juin1989

5° version tapuscrit avec corrections


Folio A3607 à A3906 dossier 12
Folio A 3907 à A 9250 dossier 13
Août de 1984 à septembre 1989

Il semble clair que la création pour Bauchau ne dépend ni du roman


envisagé ni de scénarios préconçus écrits. Elle se construit au fur et à mesure
de l’écriture et mélange volontiers personnages et récits durant les brouil-
lons. Par ailleurs, l’ordre des versions du roman Œdipe sur la route doit être
revu et doit considérer cinq versions et non quatre. C’est ce qui se dégage
de la suite des cahiers maintenus à Bruxelles et à Louvain.
Chapitre 14

La création hors du temps : une écriture sans


frontières1

Un rapide coup d’œil sur l’ensemble des manuscrits d’Œdipe sur la route
montre suffisamment la recherche exigeante à laquelle s’est soumis Henry
Bauchau pour présenter à son lecteur l’excellent roman que nous connais-
sons. Quatorze cahiers à la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles,
quatre ou cinq versions et la route de Colone au Fonds Bauchau de Louvain
questionnent la création entreprise à partir de l’œuvre de Sophocle. La cir-
constance la plus évidente étant la référence théâtrale et mythique, bien
d’autres, prises dans sa vie personnelle que la critique n’a pas manqué de
souligner, l’entourent. Toutefois, je ne m’attarderai pas à ces dernières et
chercherai plutôt à saisir les raisons littéraires qui l’ont porté à s’adonner
à autant de répétitions, et par quels mécanismes, l’écriture est advenue.
Rappelons d’abord que le temps de composition du roman va selon le
Journal de novembre 1983 à septembre 1989, c’est-à-dire, sur plus de six ans.
Mais l’idée était plus ancienne encore puisque Bauchau pensait à Œdipe
tout au moins depuis le poème Œdipe à Colone dont la première version
date de 1978 (Bauchau, 2003, 182 et 2009, 257). La plupart de ses thèmes
sont sans frontières définies au départ.
Le même mécanisme agit pour Déluge publié en 2010 comme le dé-
montre le chapitre précédent. Non seulement la poésie appelle le roman,
mais les romans s’interpellent entre eux. Ces transferts de genre et entre
les romans ne sont pas comme chez Balzac des reprises du personnage du
même nom pour la même fonction, mais de véritables reconstructions qui
se prêtent à des études génétiques et interrogent le critique sur ces person-
nages ou sur les visions du monde qu’ils représentent dont Bauchau ne

1 Article publié en partie dans la Revue Internationale Henrey Bauchau nº5 en 2012 à
l’occasion du centenaire de l’écrivain.
170 Chapitre 14 

réussit pas à faire le deuil complet. Il ne peut les abandonner et voudrait


décrire toutes leurs facettes sans y parvenir apparemment. Le changement
de noms entraîne des identités différentes, mais l’origine commune se re-
flète vraisemblablement sur chacun d’entre eux et pourrait être ou a déjà
été l’objet de recherches plus amples.
Nous devons donc distinguer le plan de l’écriture du plan de la création
et constater que le deuxième ne s’arrête pas aux frontières nécessaires du
premier. Le plan de la création lui-même n’est pas uniforme et comporte
plusieurs couches suivant le roman envisagé. Le personnage Io d’Œdipe
sur la route s’ouvrira, par exemple, à d’autres personnages dans Déluge et
formera une autre strate de sens. C’est comme si les personnages ou ce
qui les caractérise, indépendamment du nom attribué, vivaient dans une
bulle qui survole la création d’Henry Bauchau quel que soit le livre en
train d’être écrit.
La création littéraire différente de l’écriture n’est généralement pas
linéaire, contrairement à ce que laissent croire les cahiers. Leur lecteur
est en effet surpris de voir la tenue et l’ordre de ces quatorze cahiers et des
autres versions du Fonds Bauchau de Louvain qui manifestent nettement
la volonté de l’écrivain d’insérer sa création dans le temps calendaire ou de
s’y accrocher. Sur chaque couverture en carton, sont collées une ou deux
étiquettes indiquant les dates de la composition, la classification et la nu-
mération de Bauchau et du Musée de la littérature transcrites au chapitre
précédent. L’ordre chronologique de composition est enregistré puisque
chaque jour d’écriture, est précédé de la date, du jour et du mois, et parfois
de l’année, au stylo rouge.
Autrement dit, la temporalité de la création n’est pas souvent sinon
jamais celle de l’écriture. Elle est pratiquement hors-temps et peut surgir à
tout moment. La mémoire de l’écriture2 qui inclut cette bulle imaginaire
qui plane au-dessus des œuvres que je signalais plus haut, n’attend pas et
quand l’occasion se présente ou mieux, quand l’écrivain est assez attentif
pour la saisir, l’information ou la nouvelle idée se fait jour indépendamment
du moment de la composition ou même de la vie quotidienne.

2 Voir sa définition au deuxième chapitre de la deuxième partie.


La création hors du temps : une écritures sans frontières 171

Bauchau reconnaît la précarité de cette insertion calendaire. Quand il


lui faut distinguer la seconde version d’Œdipe sur la route de la première,
il s’asservit à une règle pas toujours respectée cependant, mais qui brise le
temps chronologique voulu par l’écriture. Finissant la première version le
28 juillet 1986, il la distingue de celles qui suivront :

la première version où je me fie aux associations, où je laisse librement se manifester


ce qui surgit, est toujours la plus difficile. Maintenant, il faut mettre de l’ordre, durcir
le style et le mouvement général du récit. Jusqu’ici, j’ai créé (bien que je n’aime pas ce
mot), maintenant, il faut aussi écrire et j’aime écrire. (Bauchau, 2003, 212)

Un an après, le 28 février 1987, Bauchau donne une autre fonction à


la seconde version :

je travaille depuis plusieurs jours, avec difficulté, au chant d’Œdipe sur la Sphinx. C’est
pendant les jours de Toussaint en 1985, à Montour, que je l’ai écrit dans l’enthousiasme.
Il s’agit maintenant de polir, sans abîmer ni affadir le texte initial. (Bauchau, 2003, 258)

Fonction sur laquelle il insiste le 24 avril : « La version actuelle, for-


tement abrégée à la fin, ne s’écarte pas de la dictée initiale, elle la précise et
peut-être l’enrichit » (Bauchau, 2003, 269).
Cette règle n’est pas trop rigoureuse puisque l’écriture, elle-même
suggère des changements dans le récit : « En piochant toujours le récit de
Constance, qui devrait s’appeler peut-être “La mer intérieure”, une idée
surgit … » (Bauchau, 2003, 298).
Et qu’à la suite du coup de téléphone de Conrad Stein le 4 juillet 1989,
il se persuade que « le conscient a voulu faire un autre livre que celui que
désirait faire l’inconscient. Il faut revenir à l’initial » (Bauchau, 2003, 412).
Toutefois la composition elle-même souffre aussi et ne peut parfois
suivre l’ordre établi suite à la relecture.
A la fin du folio 76 du septième cahier de la première version, un texte
suspend l’ordre de composition dans le temps. Alors qu’il constate : « la
fin de la 1°version » sur le recto, il ajoute au verso, « manque un début à
Thèbes ». Malgré l’idée que l’écrivain s’était déjà faite sur le début à partir
d’une vision ou d’un rêve éveillé le 31 juillet 1984: « je trouve que ce matin,
j’ai eu une sorte de vision confuse où je voyais Œdipe aveugle, assis au pied
d’une colonne. A quelque distance, un garde armé » (Bauchau, 2003, 37).
172 Chapitre 14 

Ce n’est que deux ans plus tard au folio 76 v° du septième cahier qu’il
revient sur le début :

Relecture de 01 à 043
Manque un début à Thèbes
Le combat avec l’H. doit être mieux dépeint
Le pourquoi d’Œdipe
La réponse d’A : Il est si beau

Où sont les folios 01 à 043? Sans doute dans l’un des trois premiers
cahiers qui manque au Musée de la littérature dont le Fonds ne commence
qu’au 4° cahier de la première version.
Non satisfait de ce premier début, Bauchau y retravaille et sur la page
en face de ces deux lignes sur le folio 77 daté du 31 juillet 1986, il rédige deux
essais du début du roman qui se suivent sur le folio. Les deux extraits sont
raturés d’une croix rouge et un masque est dessiné dans la marge de droite
comme le montre le folio assez lisible, reproduit au début de la cinquième
partie. La transcription intégrale du folio respectant la disposition de la
page suit sur la page suivante :

31 7 Œdipe à Thèbes. Œdipe guéri de ses blessures


mais aveugle depuis bientôt un an la moitié d’une
année. Il Il est assis sur le sol au pied d’une colonne
le temps passe avec une lenteur effrayante. Des images
passent parfois dans son esprit comme du temps où
où il voyait
--------------------------------------------------------------
Œdipe à Thèbes, un an peut-être après le jour où
Jocaste s’est pendue et où il s’est crevé les yeux. Les
blessures qui ont si longtemps saigné se sont cicatrisées
dans la salle qu’on lui a réservée
encore au palais
Œdipe à terre assis sur le sol au pied d’une colonne
il n’y a près de lui une cruche d’eau et une coupe
Œdipe à Thèbes. On peut voir qu’un certain temps
s’est passé depuis le jour où Jocaste, […] s’est
pendue et où il s’est crevé les yeux. Les l’ordre est
L’incroyable désordre qui a régné au palais a été
à peu près
La création hors du temps : une écritures sans frontières 173

effacé. Tout est rentré dans son cours habituel sauf


qu’Œdipe ne règne plus et que Jocaste est morte
Les blessures des yeux que la reine est morte et
qu’Œdipe ne règne plus. Les blessures de ses yeux
qui ont saigné si longtemps se sont cicatrisées
elles font toujours peur mais elles ne produisent
plus ces larmes noires qui inspiraient d’abord une
le sang de
compassion sacrée comme si c’était < > nos propres
larmes et très vite le dégoût.
On lui a laissé en attendant une décision une
petite salle du palais. Il passe ses journées et ses nuits
au pied d’une colonne. Il peut aller en se guidant
le long des murs jusqu’à une petite cour

De plus, le même septième cahier de la première version contient


aussitôt après deux essais du début, un recommencement avec une autre
numération, les folios 1 à 7, où l’écrivain développe beaucoup plus les prépa-
ratifs de la sortie d’Œdipe de Thèbes : le pourquoi de l’expulsion d’Œdipe,
les réactions des habitants de Thèbes, la police secrète de Cléon, la coupe
d’or, etc. Ce début est supprimé comme tel le lendemain, le 4 août avec la
mention : « Début revu ».
Résumant ce premier point, le temps de composition et celui de l’in-
vention sont rarement parallèles, ils se croisent au moment de l’arrivée
sur le manuscrit, mais pour aussitôt se détacher l’un de l’autre jusqu’à être
rappelé par la plume ou la touche de l’écrivain. Alors que le premier est
plutôt linéaire, le temps de l’invention progresse par sauts et par bonds.
La seconde question que le généticien se pose en regardant les manus-
crits concerne le nombre de versions. Tout comme les ratures, les versions
successives brisent la linéarité initiale de l’écriture parce qu’elles supposent
aussi des arrêts, des relectures, des suppressions et des ajouts. Le nombre
de ratures chez Bauchau est bien maigre comparées aux manuscrits de
Flaubert et de Proust et ne justifie pas a priori les cinq versions pour un
roman énumérées au chapitre précédent.
La réécriture régulière de ce qui est déjà écrit pour en faire une autre
version ressemble aux processus de Flaubert qui, lui aussi, recouchait sur
de grandes feuilles A5 ce qu’il avait déjà écrit, mais pour raturer de mieux
174 Chapitre 14 

en mieux et éliminer la version précédente d’une grande croix de St André,


ce que Bauchau fait rarement. Mais la réécriture d’une version à l’autre
peut être considérée comme une immense rature de ce qui a précédé. Le
fait d’entamer une troisième ou une quatrième version remplacerait donc
ou supposerait la croix de St André de Flaubert.
Pourquoi alors les cinq versions ou quatre immenses ratures ? La rature
suppose chez l’écrivain une non-satisfaction qui a des origines multiples
autant dans la doxa littéraire à respecter ou non que dans l’horizon d’attente
du public que l’écrivain imagine, en passant par la syntaxe ou la musique
des mots (Willemart, 2007, 181–194).
Les motifs invoqués dans le Journal pour raturer se justifient presque
tous sous le couvert d’un mieux faire ou d’une écoute de Tiers. Le 12 juillet
1988, il écrit par exemple :

Dans la scène de ‘La vague’ où Clios dit à Antigone qu’il se sent incapable de la faire
déferler et retomber dans la mer, il faut que je fasse voir plus clairement qu’il a peur.
Qu’il sait que la vague est faite de la folie d’Œdipe et de la sienne et que le danger
est grand qu’elle devienne immaîtrisable. (Bauchau, 2003, 354)

Ou encore, le 16 octobre de la même année :

voici une journée toute consacrée à mettre au point le récit de Narsès, qui est beau-
coup trop long. Il ne s’agit plus d’inspiration, mais d’enlever ce qui est en trop et de
simplifier le style. (Bauchau, 2003, 376)

Ce ne sont que deux exemples, mais il donne beaucoup d’autres motifs


pour relire et réécrire les versions successives, motifs que je laisse à la fin
du chapitre.
Suivant le Journal, presque tous les chapitres ont été très travaillés : les
chapitres 3 : Alcyon, le 4 : Le refus d’Antigone, le 5 : La vague, le 7 : Le
Labyrinthe et le chant d’Œdipe sur la Sphinx, le 8 : Calliope et les pesti-
férés, le 10 : le récit de Constance, le 11 :l’histoire des Hautes collines, le
12 : La jeune reine, le 14 : La route de Colone, le 15 : le récit de Narsès et
le 16 : le récit de Clios ou la fin du récit ; le récit de Diotime, quant à lui,
sera éliminé et transféré dans un autre livre comme je l’ai mentionné au
chapitre précédent.
La création hors du temps : une écritures sans frontières 175

Le début du roman a causé certaines difficultés signalées plus haut. Le


chapitre 2 ne semble pas avoir été revu sauf le nom Clios qui n’a été trouvé qu’à
la deuxième version ; jusque-là, il s’appelait l’homme ou le jeune brigand. Ce
chapitre commencé le 12 août 1984, a été poursuivi les 14, 15, 17 du même mois
(« C’est ce que j’ai fait de meilleur ») et terminera le 19. Dans la deuxième
version, « l’homme » reçoit son nom le 12 août 1986, soit deux ans plus tard.
Quelques extraits du livre publié sont déjà dans la première version
sans un ajout quelconque et trompent le généticien pressé qui croit y voir
de pures répétitions. Il faut les envisager comme des invariants qui struc-
turent l’ensemble ou des répétitions qui montrent la solidité de la première
ébauche et relancent l’écriture, ce qui n’empêche cependant pas les chan-
gements dans les paragraphes voisins.
Reste à voir à quoi correspond le désir de Bauchau écrivain quand il
se recopie. La réponse est difficile à donner d’autant plus que ce désir se
transforme au cours de l’écriture pour devenir celui de Bauchau auteur tout
comme son personnage Œdipe sculptant la vague et attendant la réponse de
la falaise pour continuer. (Bauchau, 1990, 133) Autant Bauchau qu’Œdipe
ne savent où ils vont arriver.
Ce qui les meut est un désir de répondre à un Autre qui se manifeste
par le burin ou le stylo, par la résistance de la falaise ou celle de la langue.
Le résultat est celui que nous connaissons. La réception faite au roman
dans les pays de langue française et là où il a été traduit, prouve la justesse
de la réponse.
Hors cette volonté d’améliorer son texte, cette nécessité de se recopier
ne manifeste-t-elle pas aussi une prise de distance à la fois des écritures
précédentes et de la réalité imaginaire ou empirique qu’il voulait décrire
et faire vivre au lecteur, pour en retrouver une autre plus conforme à la
fois à la demande de son public et à son idéal d’écriture, inconscient en
grande partie ?
Il s’agit bien pour l’écrivain de répondre à un désir du dehors soutenu
par les voix de la société, celles d’une institution, d’une maison d’édition,3

3 Les coupes exigées par l’éditeur Bertrand Py après la lecture de La route de Colone,
en juin 1989.
176 Chapitre 14 

d’une femme,4 d’un ami5 pour ensuite, réécrire, téléguidé par le désir à
l’Autre, comme s’il recherchait une direction, une réponse et une barrière
à la mort, l’art étant l’une des nombreuses défenses que l’homme élève
contre la mort. Entre le désir de l’Autre et le désir à l’Autre, a surgi l’œuvre
(Willemart, 1998, 85).
Les campagnes successives de rédaction permettent de comparer l’écri-
ture de Bauchau à la taille patiente du sculpteur qui à force de gestes répéti-
tifs avec la gouge, le ciseau ou le burin arrive peu à peu au portrait envisagé.
La pierre devient la métaphore du texte repris à chaque version et retravaillé.
La roue de l’écriture décrite dans la première partie à laquelle pourra
se reporter le lecteur, définit les opérations par lesquelles passent les écri-
tures littéraires et particulièrement celle d’Henry Bauchau pour arriver à
la version remise à l’éditeur.
Emportés par le rythme et le mouvement de l’écriture dont l’écrivain
n’est plus le seul maître comme le danseur emporté par le rythme, le scrip-
teur-narrateur écrit bercé, ou mieux, poussé par les pulsions qui le travaillent.
La roue intervient à chaque arrêt de l’écriture et à chaque rature et non pas
seulement à la fin du roman. Ainsi, pouvons-nous comprendre comment à
chaque arrêt dans le temps, la pulsion de l’écriture forcée par la jouissance
ou la trouvaille d’un sens (jouis ! sens) qui la sous-tend, fait avancer le récit.
Dans un premier temps, ce chapitre m’a donc permis de situer la créa-
tion littéraire hors temps par rapport à l’écriture calendaire chez Henry
Bauchau. L’examen de quelques personnages me fait dire par ailleurs qu’il
n’y a pas une histoire des personnages au sens métaphysique du terme,
mais des histoires particulières qui « remarquent » le personnage et le
réintroduisent dans une autre écriture (Derrida, 1972, 82).
Dans un deuxième temps, j’ai pu discerner le désir de l’Autre qui motive
en partie les versions successives auxquelles le généticien s’affronte en par-
courant l’œuvre.

4 Laure, sa femme, préfère le titre Œdipe sur la route en juillet de la même année à
celui de La route de Colone choisi le 12 février 1989.
5 Le 30 juillet 1989, « Conrad Stein me téléphone.Il a lu le manuscrit précédent de
mon livre et me dit : “Il faut couper résolument tout ce qui est commentaire. Ton
livre est un grand poème. Il faut donc privilégier le poème, qui n’a pas besoin d’ex-
plication. Il faut aller directement au but” » (Bauchau, 2003, 412).
La création hors du temps : une écritures sans frontières 177

Enfin, replaçant les opérations de l’écriture sur une roue mue par la
jouissance inhérente au travail sur les manuscrits, je pointe l’intervention
de l’Autre au troisième et au quatrième mouvement et souligne ainsi la
distance entre le temps de la création et celui de l’écriture.

Extraits du journal d’Œdipe sur la route (1983–1989)

Année 1987

Le 24 avril :  La version actuelle, fortement abrégée à la fin, ne s’écarte pas de la dictée


initiale, elle la précise et peut-être l’enrichit. (269)
Le 22 août, La difficulté pour le récit de Constance, c’est de dégager en quoi il im-
porte à l’évolution d’Œdipe et d’Antigone. Plus, en quoi il lui est nécessaire. A ce
point du récit, c’est la nécessité, la nécessité intérieure qui doit régner. (291) (Bauchau
valorise la logique interne)
Le 28 août, Pour « Le Labyrinthe » l’autre version possible. (293)
Le 29 août, Relire Sophocle :  ce sont leurs personnages futurs (Œdipe et Antigone
de Sophocle) qui l’appelle. Idée toute neuve que je n’ai pas encore vécue ni explorée,
qui rencontre en moi une totale adhésion.
Le 31 août, le personnage de la jeune reine continue à se modifier. Les choses que
je n’ai pas encore dites, que je ne sais pas encore, doivent l’éclairer mieux à travers
certains de ses propos qu’après sa mort Antiope rapporte à Constance. (295–296)
Le 3 septembre, l’écriture suggère des changements dans le récit : En piochant tou-
jours le récit de Constance, qui devrait s’appeler peut-être ‘La mer intérieure’, une
idée surgit … (298)
Le 12 septembre, l’intrigue change : importante modification, ces deux derniers jours,
de la scène où Antigone refusait de devenir la reine des Hautes Collines. Elle ne refuse
plus … . Fatigué, très fatigué par l’immense travail d’Œdipe sur la route ce matin.
Pourtant, comme lui, il n’y a qu’à continuer /…/ émonder, à s’émonder soi-même. (303)
Le 7 novembre, Il faut resserrer, compléter, mais ces chapitres sont dans le mouvement
général du livre. Chose étrange, j’avais tout à fait oublié le dialogue d’Antigone et
d’Œdipe sous les étoiles. (304)
178 Chapitre 14 

Année 1988
Le 5 janvier,  Je repense à la fin d’Œdipe sur la route, elle doit être plus abrupte que
dans ma première version. C’est à travers Clios qu’on doit voir Œdipe et Antigone
tels qu’ils sont à leur arrivée à Colonne. C’est par le regard de Clios sur ce qui a eu
lieu que le livre doit se clore. (320)
Le 14 mars, J’ai relu toute la fin qui est à refaire sous la forme d’un récit un peu plus
circonstancié de Clios. (329)
Le 19 mars : Mes personnages évoluent, ils étaient jusqu’ici trop monolithiques peut-
être, trop constamment perçus sur le mode tragique. (329)
Le 6 avril, J’entame le récit, auquel je pense depuis plusieurs jours, de la rencontre de
Sophocle avec Œdipe et Antigone. (337)
Le 19 juin, je viens de relire la deuxième version d’Œdipe du début à l’arrivée à Colone.
J’ai ressenti des impressions très fortes. Il y a des longueurs, des passages inutiles et
d’autres trop écrits mais, dans l’ensemble, le livre est déjà là, plus près de l’achèvement
que je ne croyais. […] Je m’interroge toujours sur l’introduction des poèmes dans le
roman […] la pensée originelle était pourtant bien de les lier au texte et au récit. Je
dois sans doute lui rester fidèle. (348)
Le 26 juillet :’Le refus d’Antigone’ en est à la troisième version : Je le resserre, sur-
tout je cherche à rendre ce refus plus décisif. Il marque une coupure dans l’évolution
d’Œdipe, il correspond aussi à l’importance croissante d’Antigone dans ma pensée
et dans le livre […] Pourtant, j’avance pas à pas dans la troisième version d’Œdipe.
[…] J’achève aujourd’hui une version que j’espère définitive du ‘Refus d’Antigone.
(355–356)
Le 3 août, travail difficile depuis deux jours. Pourtant, je reprends ‘La vague’, dont je
me croyais sûr. Il faut y pratiquer des coupures, j’en fais, mais avec des doutes conti-
nuels qui me ralentissent et parfois m’angoissent. (357)
Le 5 août, le doute m’assaille à chaque page, les coupures sont sans doute la part la
plus difficile du travail d’un écrivain. J’ai surtout coupé des passages qui me paraissent
du commentaire, parfois des redites. Le texte semble plus direct maintenant, mais
que d’hésitations en cours de route. Il est clair que, lors des premières versions, j’ai
écrit des choses inutiles au lecteur, mais qui m’étaient nécessaires pour comprendre
ce que j’avais vu ou cru voir. Ce livre est un livre de visions, j’ai tenté parfois exagé-
rément de les comprendre au lieu de me contenter de les dire en écrivant. (357–358)
Le 9 août, j’ai repris aujourd’hui le récit de Diotime, il y a moins de coupures à faire
que je ne le croyais. Ce qui est lourd parfois, ce qui a des prétentions à la pensée, c’est
ce qui vient de moi et non d’elle. (360)
La création hors du temps : une écritures sans frontières 179

Le 31 août, j’ai eu envie de commencer ce nouveau cahier ce matin, attiré par sa cou-
leur verte. Je l’appellerai le cahier vert. Le plaisir que j’ai à le commencer vient sans
doute de la proximité de la rentrée des classes. (364–365)
Le 3 septembre, j’approche de la fin du livre. J’ai été heureux de refaire le passage de
l’illumination d’Antigone et de la réaction d’Œdipe le lendemain. Cela interrompt
l’action, c’est vrai, mais à ce moment ceux à qui l’ouvrage ne convient pas l’auront
déjà abandonné. Les autres trouveront dans ce passage, je l’espère, une occasion de
s’étonner et de penser. (365)
Le 4 septembre, l’idée me vint que le récit final de Clios peut être fait à Diotime.
Au moment de l’entamer, je m’aperçois que j’ai laissé à Paris le cahier qui contient la
première version, la seule écrite jusqu’ici de ce récit. Cet acte manqué n’est pas dé-
pourvu de signification. Il me contrait de reprendre le récit à zéro, dans la ligne de
ce que mes personnages sont devenus au cours des écritures successives, et non dans
la vision, encore très différente, que j’avais d’eux il y a deux ans. (366)
Le 12 septembre, le personnage Narsès raconte de trop et il faudra couper son his-
toire : Continué ce matin la nouvelle version du ‘Récit de Narsès’, qui m’inquiète
un peu, car il ne cesse de s’amplifier. Il faudra beaucoup couper dans ce texte, qui
apporte cependant un élément neuf au personnage de Clios et précise celui de Thésée.
Calliope aussi a surgi un instant, j’ai eu plaisir à la retrouver, car elle est un de mes
personnages préférés. Elle est l’incarnation d’un fantasme que je crois avoir porté
jusqu’à la réalité imaginaire. (370)
Le 16 octobre, il y a des journées dures. En voici une toute consacrée à mettre au
point le récit de Narsès, qui est beaucoup trop long. Il ne s’agit plus d’inspiration,
mais d’enlever ce qui est en trop et de simplifier le style. (376)
Le 1°novembre, j’achève la troisième version du dernier récit de Clios. Il reste beau-
coup à faire, mais l’œuvre est là. (379)

Année 1989
Le 12 février 1989 :  Je pense appeler le livre La Route de Colone. (387)
Le 11 mars :  L. rapporte les premiers exemplaires photocopiés de ‘La route de Colone’.
Ce sont deux cahiers sous couverture noire, l’ensemble a cinq cent seize pages […]
certaines coupures seront peut-être nécessaires. (389)
Le 21 juin, je suis décidé à retravailler mon livre dans le sens demandé par Bertrand
Py. J’ai relu toute la première partie jusqu’à la fin d’Alcyon. Il me semble possible
d’achever ce travail pour la fin des vacances. (405)
Le 15 juillet, depuis deux jours, j’ai commencé à retravailler vraiment mon roman. Sous
le titre ‘Le refus d’Antigone’, j’ai refait toutes la transition entre ‘Alcyon’ et ‘La vague’.
180 Chapitre 14 

Les préférences de L reviennent au titre initial : Œdipe sur la route. En relisant mes


cahiers de 1987 et 1988, je me rends compte que ce livre a été une source de joies très
vives et une considérable épreuve. […] En retravaillant les cent quarante premières
pages, j’ai, pense L, raccourci le texte de vingt-huit pages. (407)
Le 17 juillet : J’achève la révision de ‘La vague’. J’ai beaucoup coupé dans l’épisode
d’Isis, dans le dialogue entre Œdipe et Clios et radicalement abrégé la fin. (408)
Le 27 juillet : J’ai temporairement gardé en réserve ‘L’histoire de Diotime’, je veux
y réfléchir à loisir. J’ai poursuivi par ‘Les pestiférés’ et ‘Calliope’. J’ai fait de grandes
coupures dans ‘Les pestiférés’ et trois pages dans ‘Calliope’. Tout le récit se fait plus
rapide. J’ai stagné deux jours sur les poèmes des ‘Pestiférés’ que j’ai fortement abré-
gés, en ne cessant de me demander si je ne devais pas les supprimer tout à fait. Le
5 août : J’ai dû m’y reprendre à trois fois pour le début d’un chapitre que j’ai abîmé
en voulant trop le réduire […] En coupant des branches du texte il ne suffit pas de
le raccourcir, il faut donner plus de vigueur au mouvement ascensionnel du lecteur.
Ce n’est pas à la perfection du texte, c’est au lecteur, c’est à la force de sa lecture qu’il
faut penser dans le roman. (413)
Le 6 août : Voici trois jours que je peine, ayant supprimé un chapitre, à écrire la page
ou la demi-page où Antigone doit faire comprendre à Constance qu’elle ne peut de-
venir la reine des Hautes Collines. Je suis enfin parvenu aujourd’hui à un brouillon.
Rien de plus difficile en somme que les transitions. (414)
Le 9 août :  Un peu d’appréhension avant de reprendre le chapitre ‘La route de Colone’.
Il est beaucoup trop long, mais contient des richesses que je ne voudrais pas perdre.
Le plus sûr, puisque j’ai le temps, c’est de le refaire complètement. (416)
Le 16 août : Je renonce aujourd’hui aux raccords pour le chapitre ‘La route de Colone’
et commence à le récrire complètement. (418)
Le 21 août : Je suis dans de grandes perplexités au sujet de ‘L’histoire de Diotime’, que
je viens de relire. C’est certainement une des meilleures parties du livre tel qu’il était,
mais a-t-elle encore sa place dans le livre qui est en train de se faire. (421)
Le 26 août : J’ai continué la relecture générale de mon manuscrit, je m’aperçois que
le poème sur Jocaste a été peu à peu ramené de dix à quinze pages et a été ainsi fort
amélioré. En relisant le chapitre ‘Calliope et les pestiférés’, j’ai eu le sentiment que,
dans ce chapitre comme dans ceux qui précèdent, Diotime prend toute sa stature et
que l’histoire de sa jeunesse peut être retirée du roman sans dommage. (421)
Le 1°septembre : J’ai terminé aujourd’hui la quatrième version de mon livre. J’ai fait
hier plusieurs brouillons de la scène importante entre Diotime et Œdipe, après le
La création hors du temps : une écritures sans frontières 181

chant sur Jocaste. J’ai fini par aboutir à un texte d’une page et demie que j’ai encore
revue ce matin. […] Le roman, surtout s’il est fortement centré sur un personnage
principal, comporte toujours une part de biographie. Celle-ci se nourrit dans une
certaine mesure de l’autobiographie réelle, imaginaire ou fantasmatique, du roman-
cier. Cependant, dès qu’un personnage accède à la plénitude de l’existence imaginaire,
il entraîne celui qu’on appelle, non sans équivoque, l’auteur, dans l’aventure d’une
existence nouvelle qu’il doit partager avec lui. (425)
Chapitre 15

« Un nouvel Œdipe chez Henry


Bauchau ? » : qu’apporte le roman de Bauchau à
l’Œdipe contemporain ?1

Introduction

Faire la différence entre le complexe d’Œdipe et le mythe d’Œdipe permet


de définir l’au-delà du complexe élaboré par Jacques Lacan dans sa relec-
ture de Freud et aide le critique à ne pas réduire l’œuvre littéraire à une
simple application de l’œdipe freudien, mais, au contraire, à découvrir des
« paramètres cachés » (Thom, 1980, 83) qui définissent la singularité de
l’œuvre. Le mythe est toujours une histoire ou une légende collective, sans
auteur individuel, atemporelle et fictionnelle qui essaie de concilier des
vérités ou consistances imaginaires qui ne peuvent logiquement coexister,
relève Jacques Lacan.2
Nous devons donc rechercher autre chose quand nous analysons un
texte littéraire du point de vue de la psychanalyse. Ce ne sera donc pas pour
confirmer ce que les psychanalystes ou le divan nous apprennent, – l’amour
excessif de la mère ou pour la mère, l’absence du père ou le désir de le tuer,
1 Intervention au Département de français de l’Université d’Edimbourg en 2012.
2 « Et là vous avez à l’état vivant cette espèce de contradiction interne qui souvent
dans les mythes nous fait supposer deux registres qui sont de la confusion, de l’in-
cohérence de deux histoires, alors qu’en réalité c’est parce que l’auteur, qu’il s’agisse
d’Homère ou du petit Hans, est en proie à une contradiction qui est simplement
celle de deux registres essentiellement différents » (Lacan, 1994, 369). Antigone,
soeur et fille, serait-elle aussi un mythe ?, est une autre question.
184 Chapitre 15 

l’inceste du fils et de la mère, la peur d’affronter l’inconnu – mais pour, soit


enrichir la théorie, soit relever d’autres pistes de compréhension du mythe
que les écrivains ont découvertes en créant de nouvelles formes.
Dans Œdipe sur la route, Bauchau a osé combler le vide existant entre
les deux pièces de Sophocle : Œdipe-roi et Œdipe à Colone, c’est-à-dire, le
long trajet parcouru par Œdipe après avoir été chassé de Thèbes par Créon,
son beau-frère, et son arrivée à Colone, accueilli par le roi Thésée d’Athènes.
Bauchau bien que dramaturge aussi, en a fait un roman.
Mais ne s’agit-il que de l’espace parcouru par Œdipe et Antigone ?
N’y a-t-il pas plus de choses auxquelles nous ferait réfléchir le narrateur
de ce roman ?
Deux choses tout au moins sont à relever : l’apparition de nouveaux
personnages, inconnus chez Sophocle et l’insistance sur le rapport très
spécial d’Œdipe à sa fille dont il est aussi le frère aîné étant de la même
mère, Jocaste.
Que peut-on en dire du point de vue de la psychanalyse, c’est à-dire,
du point de vue de l’inconscient, que je définirai momentanément comme
étant cette mémoire oubliée, cette non pensée qui est là et nous joue sou-
vent de mauvais tours comme les lapsus, – le mari appelle sa femme du nom
d’une amante ou qui nous fait inventer un mot sans le savoir3, ou encore
qui nous offre parfois de beaux rêves.
Comment repérer cette non pensée dans un roman ? Le pouvons-nous ?
N’est-ce pas mettre l’écrivain sur le divan ? Non, si nous distinguons l’écri-
vain de l’auteur, si nous ne mélangeons pas l’instance qui commence à
écrire, l’écrivain et celle qui engagée dans l’écriture, en est l’aboutissement,
l’auteur qui est essentiellement le fruit de son écriture.
C’est donc l’écriture qui nous intéressera et non la vie de Bauchau et
les recoupements que nous pourrions faire, ce que trop de critiques ont fait,
entre les événements que Bauchau a traversés et son écriture.

3 « Le Witz,c’est d’abord cela, du nouveau dans le dire. L’exemple princeps […] du
famillionnaire de Heine, c’est cela un mot jamais dit, une création, du nouveau …
le mot d’esprit n’est vraiment accompli qu’une fois que l’Autre l’a reconnu comme
tel. Cette différence est alors sanctionnée comme trait d’esprit par l’Autre » (Miller,
2000, 15), cité par Laurent (2008, 112).
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 185

Si vivre son Œdipe aujourd’hui selon Sibony consiste à franchir les


espaces interdits ou qui font peur (1992, 182), demandons-nous d’abord
quelles sont les voies ouvertes par le personnage Œdipe en lui-même et
chez les autres dans ce roman et deuxièmement, s’il n’y a pas autre chose ?
Nous essayerons d’y répondre en commentant un épisode extraordi-
naire qui met en jeu Œdipe, Antigone et Clios, un ancien bandit qui, mâté
par un Œdipe aveugle, est devenu son compagnon.
L’épisode, « La Vague », assez long, a été écrit dans sa première version
pendant quatre mois de septembre 1984 à janvier 19854; ce chapitre a déjà
été commenté,5 mais pas de mon point de vue. Par contre, je rejoindrai
les articles de Lauriane Sable (2009, 54) et de Nadège Coutaz (201–2011,
145–146) par d’autres voies, mais me distancierai considérablement de
l’aspect biographique soutenu par certains.6
4 Écriture sur la vague (47 pages publiées en format poche ce qui correspond aux
pages citées dans le journal) : 3 pages le 20 septembre, 14 pages du 1° au 18 octobre
1984, 7 pages les 20 et 22 octobre, 2 le 23 octobre, 3 novembre, Hokusaï ; abandon
pendant 12 jours ; reprise le 18 novembre, rêve des petits hommes de pierre ; scène
de l’orage et du déferlement de la vague le 20 novembre, quelques pages le 28 dé-
cembre ; Œdipe sculpte l’arbre fou le 31 décembre 1984 ; cinq pages le 7 janvier, une
dizaine de pages le 19 janvier 1985. Bauchau (2003), 66 et suiv.
5 Poirier (2003) et Dambean : « La fixité des montagnes répond au désir d’échapper
à la dégradation car un des premiers traits du minéral est sa capacité de résister à
une destruction trop rapide ; il est voué à accomplir le rêve de fixation de l’informe,
condensé dans l’image de la vague pétrifiée, devenue célèbre grâce au le chapitre «
La Vague » d’Œdipe sur la route paru en 1990, mais dont l’écrivain avait déjà l’in-
tuition en mars 1960 lorsqu’il habitait Gstaad : « Certaines montagnes ressemblent
vraiment à d’immenses vagues pétrifiées » 239 Il avait transposé cette vision dans le
poème « Melopée Viking » écrit à cette période : « Quand la rouille du glas et les
cris du tocsin s’éteindront / sous l’ortie dans les vagues de pierres / […] aurons-nous
terminé nos funèbres destins ? ». Paysage suisse et imaginaire minéral chez Henry
Bauchau (2010–2011, 98).
6  C’est que l’écrivain, qui se montre souvent réticent à une lecture trop biographique
de l’œuvre, semble préférer braquer le projecteur sur la création et son objet plutôt
que sur le sujet créateur et l’aspect factuel de son parcours, ainsi qu’il le pointe dans
la préface de La Grande Muraille : « Les années soixante sont maintenant loin-
taines, ce journal ne tente pas de les dire. Les événements extérieurs et ceux de ma
propre vie y tiennent peu de place. Ces pages ont été écrites pour accompagner la
difficile entreprise et le parcours sinueux d’un premier roman » (Bauchau, 2005, 11;
Vanquaethem, 2009, 48).
186 Chapitre 15 

Le cap forme au nord un surplomb sous lequel on ne peut parvenir que par un sen-
tier étroit où s’abritent parfois des chèvres à demi sauvages. Sous le surplomb, il y a
une grande paroi sombre que les vagues viennent frapper pendant les tempêtes et
qui plonge, d’un mouvement abrupt et menaçant, dans la mer. Œdipe a rêvé qu’il
sculptait une falaise. Il vient explorer celle-ci avec Clios. Il tâte la pierre des mains, il
se hisse dangereusement sur la paroi. Il se colle aux aspérités du rocher, il l’ausculte,
l’étreint avec les mouvements lourds, ralentis d’un nageur à demi submergé. Clios
lui dit : « La roche ressemble à une énorme vague qui s’élève et va tout engloutir
en retombant ». Œdipe approuve. « Il y a la vague, il faut trouver un moyen pour
qu’elle ne nous emporte pas. Ce n’est pas un homme seul qui peut le faire, il faut une
barque et des rameurs ». (Bauchau, 1990, 133)

Œdipe n’envisage pas son rêve comme relevant de l’imaginaire. Il le


suit, s’y soumet et le prend non pas comme une prémonition, mais comme
un ordre. Se rendrait-il compte que la fonction du rêve consiste à restau-
rer la personne dans sa singularité ?7Aurait-il appris depuis son malheur à
leur obéir et à en tenir compte ? Le personnage n’est déjà plus l’Œdipe du
mythe, mais un nouvel Œdipe construit par Bauchau.
Œdipe assimile la roche à la mer et d’alpiniste devient nageur aux
prises avec la mer. Clios complète la métaphore : « La roche ressemble à
un énorme vague ». Œdipe pense comment le faire.
C’est un premier point. Le rêve le pousse à sculpter dans la falaise à
peine sans en dire le projet. Au pied de la falaise, il en découvre le motif
et alliant l’ordre du rêve à la réponse de la falaise et à la suggestion de Clios,
il veut commencer l’exécution tout de suite. Il collabore avec l’inconscient,
non pas aveuglément, mais écoutant l’ordre des choses. Œdipe n’envisage
pas son rêve comme relevant de l’imaginaire ou de la fiction. Il le suit, s’y
soumet et le prend comme un ordre comme s’il passait de l’Imaginaire qu’est
le rêve au Symbolique, c’est-à-dire, comme si l’ordre était devenu une réfé-
rence et non plus un rêve. Œdipe serait-il passé par le divan pour arriver à
une telle décision ? Non, mais c’est tout comme, la route qu’il parcourt lui
a servi de divan ; il s’y laisse mener non par son discours comme en analyse,
mais par un inconnu qui prend différents noms :

7 «  Je prétends que le rêve est l’exact opposé de la contrainte à la «  quiconquisa-


tion ». Si le culte du quiconque dans les sociétés postmodernes tend à gommer les
singularités des personnes, la fonction du rêve consiste au contraire à restaurer la
personne dans sa singularité » (Nathan, 2011, 72).
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 187

Je dois découvrir où je vais, et le découvrir presque à chaque pas. Pour survivre, il a


fallu que je perde la vue. Depuis, il faut que je suive mon vertige qui me mène n’im-
porte où. (Bauchau, 1990, 37)

Il continue à travers tout en suivant une route, invisible sur le sol, qui
se révèle à la fin du jour être la ligne droite (Bauchau, 1990, 61) ; « Je dois
obéir à la route que je ne connais pas. Aujourd’hui, elle passait par ici »
(Bauchau, 1990, 252). « Comme dans le dernier rêve que j’ai fait, c’est tou-
jours l’inconnu qui vient à ma rencontre » (Bauchau, 1990, 375).
Aveugle, Œdipe a besoin des yeux de Clios pour lui décrire à quoi la
roche ressemble, pour qu’il en déduise ce qu’il va faire : son projet est de
sculpter une énorme vague contre laquelle luttent trois marins dans une
barque.

Œdipe cherche avec son corps, dans la confusion native de la falaise, la forme de la
barque qui doit y être, ainsi que la place des rameurs. Soudain il trouve, il est la barque,
il la dessine avec son corps dans la pierre. Il veut la sculpter. Clios demande pourquoi.
Œdipe répond que c’est à cause de son rêve. A cause d’eux trois, emportés par la mer.
Clios ne croit pas qu’on puisse échapper à cette vague. “Il faut travailler la falaise, dit
Œdipe, pour entendre ce qu’elle veut nous dire. – C’est un travail immense! – Il faut
commencer tout de suite. Procure-toi des outils. Antigone nous aidera, elle sculpte
bien les corps et les visages. (Bauchau, 1990, 133)

Aussi bizarre que cela semble, le personnage aveugle mais voyant,


s’identifie à la barque. Mais pour savoir ce qu’il faut faire, il doit travailler
tout en écoutant la falaise. Pas de plan ou de projet préalable sinon une
forme globale et la matière répondra du reste. L’artiste doit compter avec
et sur la matière utilisée.
Pour nous qui écrivons, n’est-ce pas la même chose ? Nous plongeant
dans le langage, surgiront sans doute de nouvelles formes ou réflexions.
Mais nous ne devons pas seulement plonger, mais comme Œdipe, écouter
et laisser jouer la pulsion invocante ou celle de l’entendre. Notre sensibilité
à l’écoute définira l’originalité de notre art ou de notre écriture.
« Emportés par la mer », expression hautement symbolique qui si-
gnifie être dans les mains du destin qui pour lui est à son origine. Clios ne
croit pas qu’on puisse y échapper. Œdipe, qui a déjà été pris au piège par
188 Chapitre 15 

le destin, au contraire, voit dans la sculpture, le moyen de le dépasser pas


seulement pour lui, mais aussi pour ses compagnons.
Second point qui caractérise le nouvel Œdipe : écouter, adopter une
attitude dite féminine et troisième point, faire corps avec l’œuvre. Sortir de
soi. De quel soi ? de l’ipse ou de l’idem que Ricoeur distingue ? De l’idem,
bien sûr ! L’art oblige l’écrivain, ici Œdipe, à changer, à se transformer et à
tenir une promesse : comme il « a rêvé qu’il sculptait une falaise » et qu’il
veut réaliser son rêve, il se l’est promis en quelque sorte. La fidélité à la pro-
messe le tiendra hors de lui ou de son moi pendant la sculpture et quatrième
point, elle permettra aux trois d’échapper au destin ou de le contourner.
C’est alors qu’Œdipe, Antigone et Clios se métamorphoseront.

Œdipe resté seul, parcourt à nouveau le rocher pour y reconnaître la vague. Il glisse
parfois et se déchire les mains, il ne lui déplaît pas de marquer de son sang la falaise.
La vague est là et elle en lui. (Bauchau, 1990, 134)

Je commenterai tout de suite ce collage d’Œdipe à la roche, mais re-


tenons déjà que la vague ou sa forme est déjà dans les deux intervenants et
qu’il suffirait, semble-t-il, que l’un retrouve l’autre pour qu’il y ait transmis-
sion entre eux et collage point par point. Le rêve aurait-il non seulement
suggérer la vague à Œdipe, mais aussi imprimer sa forme dans son esprit ?
Le rêve aurait-il cette fonction ?

Antigone pense qu’elle peut refuser à son père ce terrible travail, mais peut-elle faire
de même pour son frère, ce frère frappé par le malheur, qu’elle a suivi, qu’elle a pour-
suivi quand il a quitté Thèbes ?  (Bauchau, 1990, 135)

Antigone ici se déclare fille et sœur d’Œdipe, mais ne peut résister à


l’appel de son frère. Nous verrons que la fraternité semble la dominer et
relègue la filiation à sa normalité.

Dorénavant, dès le matin, ils sculptent la falaise, […] La roche est dure, mais leurs
bras et leurs mains s’endurcissent et Œdipe rappelle qu’il ne faut pas forcer la pierre.
La vague est là, déjà là. Il faut seulement l’aider à apparaître. Ils sentent sous leurs
mains sa présence alors que Clios et Antigone ne la voient pas encore de leurs yeux.
Lorsqu’ils ont des doutes, ses deux compagnons appellent Œdipe. Il palpe la pierre
de ses mains, il l’écoute, il la goûte des lèvres et de la langue, il colle son corps contre
elle. Il dit : « Il faut se laisser porter, emporter par elle ». Les deux autres sentent
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 189

alors que la vague existe. Elle a traversé brutalement leurs vies, elle les a submergés,
elle les submergera peut-être encore, cela ne les empêche pas d’être vivants. (Bauchau,
1990, 136)

L’artiste, comme les trois personnages, sent qu’il a quelque chose à


faire, que l’œuvre est déjà là mais il faut la découvrir non par une intuition
subite, mais par un travail lent et souvent douloureux qui suppose laisser
couler le temps. Pourquoi ? Pour que la non pensée ou l’inconscient puisse
travailler ; ainsi l’écrivain dans ses manuscrits, ainsi Proust soutenant que
l’œuvre doit être traduite par l’écrivain. La sensation vient en premier lieu
et sera suivie de la vision tout comme Swann qui écoutant la petite phrase
de Vinteuil, ressentait une « étrange ivresse […] dépouillait son âme la plus
intérieure de tous les secours du raisonnement (en la faisant) passer seule
dans le couloir, dans le filtre obscur du son » (Proust, 1987, 233).
Ce n’est cependant pas une sensation sonore, mais tactile que ressentent
les trois personnages, sensation qui les mène sur le sentier de la création,
non pas nécessairement au dépouillement comme Swann, mais à un oubli
de soi aussi ascétique que leur prédécesseur. L’art les transformera, mais en
quoi, en quels sujets ? Comment seront-ils reconnus par les autres ?
Cinquième point. La sensation tactile envahissante sera une étape obli-
gatoire pour l’élaboration de leur art, mais leur demandera de la patience
pour que puisse agir la non pensée. La vague ne sera reconnaissable qu’après
un long temps de travail. Elle émergera de la pierre et ne sera identifiable
qu’après une écoute attentive du matériau par le sculpteur.

Tout en sculptant, il (Œdipe) pense à la Sphinx qui était, comme la vague, infiniment
plus puissante que lui. C’est de sa force qu’il s’est servi pour l’emporter, en plongeant
dans son obscurité le couteau des réponses. (Bauchau, 1990, 137)

Ce bref rappel de son passé fait voir à Œdipe son idem et sa straté-
gie : il reste celui qui a osé affronter la Sphinx et ici la Vague en utilisant
la force qui en provenait, comme dans certains arts martiaux, mais sa ré-
ponse n’est plus la même. Plus de discours, mais des gestes patients, plus
de déductions intelligentes, mais un travail de la main qui se laisse diriger
par la pierre, plus de passé qui planifie, mais un futur qui se dessine, plus
de stratégie, mais la confiance dans l’après-coup. Tout comme le poète qui
190 Chapitre 15 

se laisse guider par la musique ces mots, ou le critique qui se laisse diriger
par les mots qu’il lit, ainsi se conduit Œdipe.
Sixième point. La force et la stratégie viendront toujours de la de-
mande de l’Autre qui nous pousse à agir. L’Autre ne recouvre plus la peur
d’une prophétie, l’énigme d’une Sphinx, la prophétie d’un devin ou une
image de soi, mais une pierre qui de son vide, appelle au dépouillement
total marqué par l’ignorance du résultat et par la ténacité à poursuivre le
travail dans le présent.

La Sphinx a disparu comme s’effacent les vagues. Il a cru en être la cause, il a accepté
le triomphe, la reine, la royauté, sans voir qu’en face de lui une autre vague, bien plus
haute, se soulevait déjà. Les hommes de la barque ne seront pas comme lui, ils sau-
ront que cette vague n’est pas la seule, qu’il ne suffit pas de triompher d’elle et qu’il
faut affronter la tempête tout entière avec sa succession de vagues pour retrouver le
port. (Bauchau, 1990, 138)

La comparaison continue. Dans le passé, il a eu le tort de se croire


vainqueur après la première vague, bien mal lui en prît ! Les hommes de la
barque sauront qu’ils devront vaincre une tempête.
Septième point qui différencie aussi les deux Œdipe et sans doute le
mythe. Plus aguerri, il ne se laissera plus surprendre par une simple charade
ou par un devin. Il s’attendra à plusieurs combats et restera sur le qui-vive.
L’inconscient ou la non pensée auraient-ils disparus ? Non, mais elle ne
consistera plus en une mémoire oubliée par le sujet. Au contraire, Œdipe
cultivera une attitude d’attente, prêt à être surpris à tout moment que ce soit
par un rêve, par un lapsus, par un événement, ici par une résistance de la fa-
laise, et saura faire ou composer avec la non-pensée. Il ne luttera plus contre
l’inconscient et le reconnaîtra comme une partie de lui-même. Autrement
dit, la mémoire oubliée abandonnera son statut de hors inconscient et sera
relativisée comme toute mémoire et soumise elle aussi à la non-pensée.
Cependant, Antigone a encore difficile à s’accepter. Elle est en train
de sculpter les trois marins de la barque, mais ne réussit pas à faire le visage
du deuxième marin qui est le sien :

Derrière lui (Clios), c’est elle avec un corps androgyne. Sur la tête, la roche lui fait,
par son mouvement naturel, une chevelure d’écume dont les longs cheveux flottent
au vent. Elle ne peut sculpter le visage, elle ignore trop qui elle est et ce que veut la
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 191

pierre. Qu’Œdipe le fasse s’il le peut. Œdipe qui, en rêve, a obtenu qu’elle vienne,
contre son gré, sur la falaise en la nommant de cette façon déchirante : ma sœur. Elle
n’en peut plus, elle rassemble ses outils et s’enfuit en courant. (Bauchau, 1990, 139)

Le rêve rappelle la même filiation maternelle d’Œdipe et d’Antigone.


Mais celle-ci ne sachant ou ne voulant pas savoir qui elle est/ tout comme
son père au départ, ne peut écouter la pierre. La connaissance de soi, de
l’ipse associé à l’idem, semble indispensable pour pouvoir entendre le vide
de la pierre qui abrite un grain de jouissance (jouis sens, jouir d’un sens, la
fonction du langage est d’évider le Réel) rattaché à la fabrication de l’œuvre.
N’étant pas ouverte entièrement à la non pensée, ce que je traduis
comme la relativisation de la pensée ou de ce qu’elle croit comme étant la
vérité, Antigone ne peut sculpter son visage à elle. Elle le fera, mais ce ne
sera pas son vrai visage de sœur et de fille d’Œdipe, mais seulement celui
de fille d’Œdipe et de Jocaste. Elle ne se reconnaît que comme telle et pas
autrement bien qu’elle a répondu à l’appel d’Œdipe pour cette raison au
départ. Quand Œdipe l’appelle « ma sœur » et la confirme dans cet état,
elle s’angoisse et nous la comprenons. Imaginez notre père nous appelant,
mon frère ou ma sœur. Cependant, quand nous appelons notre mère ou
notre père par son prénom, n’est-ce pas vouloir oublier la maternité ou la
paternité ?
Mais Antigone se rend compte que ce n’est qu’en l’appelant « ma
sœur » qu’Œdipe l’a convaincue à collaborer. En d’autres mots, elle ne
peut fuir de son être de sœur, c’est le point de départ de sa participation à
l’œuvre, la paternité d’Œdipe ne viendrait qu’au second plan.
Pourtant, elle avait déjà rêvé de cette merveilleuse confiance entre un
frère et une sœur :

Antigone voit en rêve un enfant, avec ses petits outils, au pied de l’immense fa-
laise. C’est Œdipe qui appelle quelqu’un avec une merveilleuse confiance. Il y a du
vent, un grand tumulte de vent, elle finit par entendre qu’il dit : Ma sœur, ma sœur!
(Bauchau, 1990, 135)

Clios le lui rappelle aussi : « Moi, j’obéis au maître, surtout s’il ne


dit rien comme d’habitude, mais toi sa fille, sa sœur cadette! » (Bauchau,
1990, 146).
192 Chapitre 15 

Mais elle n’en veut rien savoir. Pourquoi Œdipe en améliorant son
visage la sculpte-t-elle comme androgyne, femme et homme à la fois ?
N’est-ce qu’une apparence d’homme sous des dehors féminins ? Est-ce
Œdipe et Antigone à la fois ?8 Est-elle Œdipe parce qu’elle ressemble à
son frère et Antigone parce qu’elle est sa fille ?
Le narrateur répond à la question :

La pierre l’a (le visage) voulu éclairé et solide, comme le corps, qu’elle a sculpté elle-
même et retrouve avec étonnement. Ce corps, dont Œdipe a accentué la ligne au-
dacieuse qui est à la fois celle d’un garçon vigoureux et d’une jeune fille élancée, plus
intrépide que les jeunes filles de Thèbes ». (Bauchau, 1990, 143)

Œdipe est aveugle et sculpte sans modèle sinon intérieur ou voulant


répondre à la pierre. Est-ce la même chose ? Sachant et assumant qui elle est,
il réussit à lui donner une apparence androgyne. Lui donne-t-il aussi sans
le savoir une partie de son visage qui fait qu’elle paraisse autant « garçon
vigoureux (qu’il est) que jeune fille élancée (qu’elle est) » ? Le sait-il ou
agit-il poussé par une non pensée qu’il ne refuse pas ?
Par contre, comme Antigone ne se reconnaît pas comme sœur d’Œdipe,
elle ne réussit pas à sculpter l’Œdipe de maintenant, mais à peine.

celui qu’il a été auparavant, le garçon brutal, habitué à conquérir et à vaincre. Celui
qui a vaincu la Sphinx grâce à son esprit vif mais court, et qui n’a su chevaucher la
grande vague que pour sombrer à la suivante. Celui qui, grâce à l’effort commun,
doit maintenant éviter le naufrage. (Bauchau, 1990, 145)

Huitième point. Accepter d’être la sœur d’Œdipe permettrait à


Antigone de parfaire son art. De même, l’artiste est limité dans son art

8 L’apparence androgyne est plus répandue. C’est un phénomène plus mouvant, et


avant tout une affaire de look  :  choisi, revendiqué, ou ressenti par les autres. Ce
peut être aussi quelque chose d’involontaire : les enfants pré-pubères sont tous plus
ou moins androgynes, même si les parents ou l’environnement s’efforcent de mas-
culiniser les garçons et de féminiser les filles ; parfois, l’androgynie à l’adolescence
est liée à une puberté tardive. Elle est aussi un refuge pour des jeunes trans. Elle
n’est en revanche que rarement un indice d’homosexualité, même si elle est parfois
interprétée comme cela au collège ou au lycée. <http://www.cestcommeca.net/de-
finition-androgynie.php>.
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 193

non seulement parce qu’il n’est pas en plein accord avec son passé, mais
parce qu’il n’a pas su relire ou articulé son passé au présent. Pour en sortir,
il devra compter sur une force sinon collective, du moins sur un autre.
Antigone ne se libérera qu’en comptant sur son père et frère qui a
réussi à tracer son visage :

Elle entoure de ses bras le sourire invisible et présent qu’il lui a donné dans la pierre,
elle se réconcilie un peu avec elle-même, elle sent qu’ elle pourra peut-être, comme
le lui a dit Diotime, devenir un jour Antigone. (Bauchau, 1990, 143)

Devenir Antigone est devenir celle qui au-dessus de la loi de la Cité, a


osé enterrer son frère Polynice considéré comme traître, celle qui sera enfer-
mée jusqu’à mourir de faim dans un cachot. Autrement dit, c’est être celle
qui mettra la fraternité ou la consanguinité au-dessus de toute loi. Est-ce
une manière de résoudre ou d’accepter d’être la sœur de son père Œdipe ?
Neuvième point. Le poids de l’inceste ou le partage de la fraternité avec
son père diminuera-t-il avec l’excès de fraternité pour son frère Polynice.
Cependant, Clios avoue :

Je ne peux pas faire le haut de la vague, je n’y arriverai jamais. La vague, c’est la folie
d’Œdipe, c’est la mienne. J’ai pu la faire monter, il faut qu’elle se retourne, qu’elle re-
tombe dans la mer. Je n’y arriverai pas, je ne pourrai pas la retenir, tu comprends ? Elle
va déferler sur le cap et nous submergera tous. – Mais la vague est en pierre, Clios. – Ne
crois pas cela, Antigone, la vague est en délire. Rien qu’en délire. (Bauchau, 1990, 151)

Texte curieux. Alors qu’Antigone rappelle Clios à la réalité, – la vague


est en pierre –, Clios répond sur un autre plan : celui du psychique. Vouloir
sculpter la vague est évidemment sa folie et celle d’Œdipe, ne pas la finir
reviendrait à être submergé et noyé.
Sans cette œuvre, les deux hommes seront dépassés et retourneront
à la situation d’Œdipe, roi de Thèbes qui n’a pas su surmonter la seconde
vague, celle de la prophétie de Tirésias. Œdipe redeviendrait le banni de
Thèbes et Clios sans doute le bandit des grands chemins.
Si la vague est en délire, il faut la dé-lire, comme le soulignait Shoshana
Feldman parlant de Flaubert (Feldman, 1978) et plus tard Mitterand par-
lant de Zola (Assouline, 2009), c’est-à-dire, qu’il est temps d’émanciper la
vague de ses stéréotypes et découvrir ce qu’elle cache.
194 Chapitre 15 

Dixième point. L’artiste ne peut s’arrêter aux brouillons ou aux es-


quisses. Sa folie doit aller jusqu’au bout jusqu’à dé-lire complètement l’œuvre
en cours et pourquoi pas, délier l’œuvre de sa gangue où elle est enfermée.
Comment mesurer le délire complet ? Comment savoir que l’écrivain y
a abouti ? Qu’est-ce que qui va déterminer la fin de l’œuvre et y mettre le
point final  vu qu’il n’y a plus de réponse unique comme à une charade ?9

Qu’il est beau, aveugle, rayonnant et bondissant peut-être. Comme il verdoie, quand
d’un geste vaste et négligent il rejette ses énormes outils dans la mer. Il est en face
d’elle, les bras ouverts. Sa bouche, son front, ses yeux couverts du bandeau blanc sont
empreints d’une bonté, d’une gaieté souveraine […]. A travers la fumée et la brume
qui s’épaissit, elle devine la présence d’Œdipe. Il est arrêté à quelque distance, avec
ses vêtements trempés de pluie et sa stature habituelle. Il a l’air épuisé et pourtant,
sur ses traits, flotte encore un peu de la douceur, du bonheur extasié de son visage
de géant. (Bauchau, 1990, 159–160)

Hors de son œuvre, séparé de la Vague, Œdipe garde encore quelques


traits de sa jouissance quand il faisait corps avec elle. Tout comme le Moïse
de Michel-Ange revenu de la montagne du Sinaï, était encore marqué par
la jouissance divine qu’il avait entrevue, selon le sculpteur, ce qui avait
impressionné Freud, ainsi Œdipe apparaissait à Antigone non seulement
comme un dieu, mais aussi marqué par son œuvre. L’œuvre d’art avait ab-
sorbé Œdipe, l’avait digéré si je puis dire, et le renvoyait maintenant au
monde, auréolé d’un reste de gloire. Ce « bonheur extasié » confirme bien
qu’il était alors hors de, en extase et tout entier à son œuvre au point qu’il
s’en montrait le fruit.
Antigone jouit cependant elle aussi, mais ne confond pas l’œuvre et son
auteur comme je le pensais au départ ; elle est surprise de la transformation
de son père qui incarne certains traits de son œuvre et en est bouleversée.
Ce n’est plus le père ou le grand frère qu’elle admire, mais le sculpteur qui
dépasse la filiation et la consanguinité fraternelle. Sur ce point, je rejoins
Nadège Coutaz qui analysant Antigone du même auteur, accentue la filia-
tion artistique du personnage :

9 Voir le point de vue de Picasso sur le DVD de Clouzot ou sur le youtube : <http://


www.youtube.com/watch?v=EBTF8Op-Wxg>.
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 195

Elle parvient toutefois à reconstruire un nouveau lien filial en passant par la recon-
naissance d’une appartenance commune à la famille des artistes. Antigone se présente
en disant : « Mon père est Œdipe l’aède » (1997, 45) préférant l’héritage créatif à
celui, funeste et incestueux, de l’ex-roi. (Coutaz, 2010–2011, 145)

Nous arrivons à la jouissance de l’artiste Œdipe qui a fini son œuvre


et à celle d’Antigone qui le contemple comme s’il était un dieu. Est-ce la
même jouissance ?
L’une de l’artiste, fruit de son œuvre, qui se découvre autre, mais sur-
tout instrument d’un Autre, qui lui a permis de créer une référence, un cran
en plus dans la contemplation du monde ou un voile de plus pour cacher
l’horreur du monde, ou mieux encore, un Autre qui lui a permis d’arracher
un sens de plus au Réel.
La seconde jouissance, celle du public, représentée par Antigone qui
voit son père-frère au-delà et hors de la paternité-fraternité, hors du quo-
tidien, hors du temps-espace, celui qui est marqué par son œuvre et qui a
donné, outre un sens de plus à la beauté du monde. Son père-artiste lui a
fourni une vibration devant l’œuvre, très semblable au « zut, zut, zut »,10
du héros proustien, phrase qui ne veut rien dire en soi, mais qui dit l’in-
ter-dit sans mot pour le dire.11
Est-ce une jouissance mystique caractérisée par un saut dans l’inconnu
où, oubliant toutes ses attaches, le public fait fi de son origine, ou plutôt
les transforme ou les réorganise suivant un critère non linéaire, celui d’au-
to-organisation ? La jouissance est temporaire de toute façon parce qu’at-
tachée intrinsèquement à l’œuvre, elle n’est qu’un moment hors du temps.
Onzième point. Tous les artistes maintiendraient dans leur manière
de faire, dans le faire avec, dans leur savoir-faire et parfois physiquement,
quelques traits de leurs personnages ou réagiraient comme eux dans des
situations semblables, conséquence de la jouissance vécue.

10 « Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchis-
sante, une marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant
sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai
dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : “Zut, zut, zut, zut.”
Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots
opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement » (Proust, 1987, 153).
11 « L’interdit protège la jouissance qui angoisse » (Laurent, 2008, 94).
196 Chapitre 15 

Cela ne veut pas dire que le critique les confond avec leur œuvre, mais
que ces artistes en ont été imprégnés tout comme en retour, l’œuvre laisse
des traces chez le lecteur ou le spectateur.
Reste à voir si cela est vérifié chez chacun d’entre nous : l’œuvre laisse-
t-elle vraiment des traces dans le discours de l’artiste ou du nôtre ?

Elle l’entend qui s’approche. Il a pris sa flûte et joue un de ces airs simples, élémen-
taires qu’il affectionne et qui ressemblent au bruit de la mer. Sa voix s’élève, faible,
timide, hésitante, elle ressemble à celle d’un enfant. Clios l’entend et, comme lui seul
peut le faire, il entoure le chanteur et le feu de mouvements superbes. Antigone ne
perçoit ni mots ni phrases dans le chant d’Œdipe, mais au-delà de toute signification,
elle éprouve un sentiment de triomphe. Elle voudrait le célébrer en dansant comme
Clios. Hélas, elle est lourde, elle est terrienne, elle n’a pas sa nature de feu et ne peut
improviser ses mouvements comme lui. Elle se met à côté de son père et, suivant
les inflexions de sa voix qu’on dirait enrouée par un long hiver, elle la soutient de la
sienne et elle est heureuse. (Bauchau, 1990, 160)

Au troisième chapitre du roman, Clios raconte sa jeunesse à Œdipe


et à Antigone. Ils étaient deux jeunes bergers, Alcyon et lui-même, appar-
tenant à deux clans ennemis, l’un de joueurs de flûte et l’autre, de danseurs.
Les deux garçons se sont pris d’amitiés à l’insu de leurs parents et se sont
enseigné leur art l’un à l’autre.
Dans ce texte sur la Vague, réapparaissent les deux arts, mais la flûte
est tenue par Œdipe bien qu’aussitôt abandonnée pour la chanson, et la
danse reprend avec Clios. Ici, cependant, la chanson importe peu pour
Antigone, comme si la mélodie jouée sans parole se suffisait à elle-même
pour exprimer un sentiment de triomphe. Mais de quel triomphe s’agit-il ?
Douzième point. La sculpture qui semble une nouveauté pour les trois
personnages, est accompagnée de la danse et du chant qui comme deux
pages/crieurs, célèbrent l’œuvre réalisée sur le rocher.

Œdipe s’arrête de chanter. Clios, transporté d’enthousiasme, crie : « Pliée, tu l’as


pliée! » Œdipe rit et Clios se précipite sur lui, l’enserre, le presse de ses cris de joie
et finit par se laisser tomber sur le sol avec lui en répétant : « Tu l’as pliée, tu nous as
délivrés ! » Et Œdipe, l’aveugle, le suppliant, lui répond en riant sans bruit, et très
fort comme Antigone ne l’a jamais vu rire. Un instant jalouse, elle se sent emportée
dans leur gaieté, dans leur folle ébriété sans ivresse. Elle se jette sur eux, les étreint,
les embrasse à son tour, pousse des cris de joie, de triomphe peut-être. Elle entend
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 197

leurs voix, leurs rires, au loin et encore environnés de tonnerre, tandis qu’au fond
d’elle-même une pensée secrète, encore un peu tremblante, lui souffle : Oui, nous
sommes un peu, un tout petit peu délivrés. (Bauchau, 1990, 161)

Que veut dire se sentir délivrés ? Ayant réussi à plier la Vague, c’est-à-
dire, à ce que la barque la franchisse, la route est ouverte pour continuer
leur chemin, symboliquement bien sûr, et j’ajouterai, psychiquement. Le
talent qu’ils ne se connaissaient pas et qu’ils assument maintenant comme
les définissant, comme faisant partie de leur ipse ou qui signifie leur pro-
messe accomplie, la sculpture et la peinture, associées au chant et à la danse,
vont pouvoir se développer et en quelque sorte, les sauver de leur situation
de sujets errants.
Treizième point. Ils ont dépassé le cap du retour et ont compris qu’ils
ne peuvent qu’avancer d’où leur joie et leurs rires contagieux. Avancer
veut-il dire s’intégrer à nouveau dans la société qu’ils avaient abandonnée
dans leur longue route ou plus simplement réintégrer la flèche du temps ?
Seule Antigone entend une voix qui modère son enthousiasme, mais elle
participe à leur fraternité. Se sentirait-elle plus « sœur » dans une filiation
artistique ?
Mais quel sera le talent d’Antigone ?

« Après ton départ, hier, nous avons longtemps touché, senti ton œuvre car à cette
heure j’étais dans l’obscurité comme lui. Œdipe a dit : Antigone est une inspirée ».
Elle est heureuse et en même temps ne peut s’empêcher de dire : « Ce sont mes
mains, rien que mes mains qui sont inspirées. – Tu es tes mains, dit Clios, tu es tout
entière dans tes mains. Œdipe m’a encore dit : Antigone ne pense plus la pierre, c’est
la pierre qui la pense. Son pilote est digne de regarder la mer ». (Bauchau, 1990, 167)

Quatorzième point. Antigone semble avoir trouvé son idem et son


ipse. Elle est assez souple pour se laisser conduire par la matière à travers
ses mains. Elle a bien une idée de comment faire le pilote, c’est-à-dire,
Œdipe, mais c’est son toucher chevauchant sa mémoire qui la guide. Le
contact avec la pierre qui joue le rôle du signifiant, lui suggère le portrait
sans forme préalable sinon le souvenir. Nous découvrons ainsi le rôle de
la pierre. Ce n’est pas que la pierre sait la forme qu’il faut incruster, mais
comme forme sans forme, prête à toutes les formes, elle est disponible tout
comme le signifiant en dehors de la phrase :
198 Chapitre 15 

Elle a presque achevé le front et les cheveux, tirés en arrière par le vent. Elle pressent
dans la pierre l’énorme figure qu’elle a connue toute petite et qui parfois se penchait
sur elle. Elle cherche, elle retrouve la beauté rayonnante du père jeune, mais elle doit
aussi tracer et chérir les sillons d’amertume que la peste, le meurtre du père et la mort
de Jocaste ont creusés sur ce visage. Les signes qu’ ont imprimés sur lui la longue route
méditative pour aller nulle part et, plus encore, la perte de ce bonheur vertigineux
qu’il avait inventé en contemplant la mer. Ce bonheur auquel il a renoncé à cause
d’elle qui n’a pas pu supporter ce qu’elle a ressenti comme une fuite, une évasion et
qui n’était peut-être qu’une traversée de l’abîme. Elle l’a fait, elle ne regrette rien, elle
a exigé et obtenu de lui un autre avenir. (Bauchau, 1990, 168)

Le processus de création se fait plus clair. Non pas que la pierre sait,
mais Antigone pressent le tracé du géant qu’était Œdipe quand elle était
petite. C’est une rencontre assez mystérieuse. A la fois, elle recherche le
pourtour de sa figure qui n’est donc pas donné et « retrouve la beauté du
père jeune ». Ce procédé est fort semblable à celui de l’écriture et à celui
de beaucoup d’inventions.
Quinzième point. Chercher et même jouer avec la matière de l’art
choisi, que ce soit les mots, la pierre ou la couleur et l’objet se dessinera.
Tous les souvenirs des souffrances d’Œdipe qu’Antigone épelle depuis la
peste jusqu’à sa fuite de Thèbes, traversent sa main qui rejoint la pierre et
le visage qui se fait.
Ce procédé rappelle la formation de la coquille d’un mollusque dé-
crite par Valéry, reprise dans le cadre de la morphodynamique par Jean
Petitot. Il constate que dans la coquille de l’escargot, les formes naturelles
sont sans schèmes mathématisés (faute de l’existence d’une géométrie et
d’une physique morphologiques) » ou sans forme préétablie. L’art serait
ainsi profondément contingent par rapport à la forme que l’on peut définir
comme le « phénomène de l’auto-organisation de la matière » (Petitot,
1996, 167, 170) et non comme un élément qui s’y joint.12
La pure forme comme auto-organisation de la matière ou du sens, suit
les tâtonnements d’Antigone et se construit peu à peu.

12 « Peut-être ce que nous appelons la perfection dans l’art […], continue Valéry,
n’est-elle que le sentiment de désirer et de trouver dans une œuvre humaine cette
certitude dans l’exécution, cette nécessité d’origine intérieure, et cette liaison indis-
soluble et réciproque de la figure avec la matière que le moindre coquillage me fait
voir ? » (1960, 904 et 905).
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 199

Mais le doute continue sur la raison de l’éloignement d’Œdipe de


Thèbes. Antigone se demande encore s’il a fui, s’est évadé ou a « peut-être
traversé l’abîme ».13
En quoi Œdipe, mythe et complexes confondus, a changé dans l’écri-
ture de Bauchau. En d’autres termes, en quoi le mythe serait devenu une
histoire compréhensible, ne serait plus un mythe parce que ne mélangerait
plus l’Imaginaire et le Symbolique ? ou, en termes siboniens ou du com-
plexe, en quoi, le personnage de Bauchau a ouvert de nouvelles portes ?
Il semble clair que le mythe n’a pas changé dans son origine. L’Œdipe
de Bauchau est le même que celui de Sophocle, celui qui a tué son père et a
eu des enfants de Jocaste, d’où le drame d’Antigone, fille et sœur d’Œdipe,
personnage qui est construit tendu entre les deux positions qu’elle ne peut
nier, alors qu’Œdipe a accepté la situation.
Constatons que ce même Œdipe ne dépend plus du premier ; au fur et
à mesure qu’il avance sur la route, il est forcé non d’oublier, mais de se mé-
tamorphoser. La construction de la Vague, les circonstances ou le contexte
le transforment. La cause n’explique pas les effets. D’une lignée mythique,
il bifurque et choisit un autre chemin qui relativise les premiers liens.
Le narrateur fait voir un Œdipe qui se laissant opérer ou transformer
par le vide de la pierre, relativise son passé, devient sculpteur et apprend au
lecteur comment devenir artiste. Malgré sa cécité, ou plutôt, profitant d’elle,
il réussit à présenter au monde ou aux Athéniens une œuvre construite à
partir du contact sensitif avec la pierre remplaçant la vision par le toucher.
Il est élevé ainsi au rang d’artiste et considéré comme tel par son entourage.
Loin de refuser son passé cependant, le personnage se laisse aussi travail-
ler par la merveilleuse confiance régnant entre frère et sœur et persuade

13 Cette expression « peut-être » a été relevée lors du colloque de Cerisy sur l’œuvre
de Bauchau comme étant quelque chose d’essentiel dans la rhétorique de cet
auteur et que lui-même a commentée : « Pour moi, c’est le mot le plus nécessaire
de la langue, dans ces deux acceptions. D’une part, laisser place à une interroga-
tion fondamentale, refuser de s’arrêter dans la réponse, rester dans l’interrogation
mais, d’autre part, qui peut être, tout peut être, c’est le sens de la marche » (2003,
436). Cette conception de Bauchau s’applique-t-elle à son personnage Antigone ?
Certainement dans la seconde acception du mot, celle du chemin qui peut être.
L’abîme à traverser correspond à la Vague à franchir qui annonce à la fois une libé-
ration du passé et une autre route à suivre.
200 Chapitre 15 

Antigone non seulement à l’accompagner dans la fabrication de l’œuvre,


mais à devenir elle-même.
Pouvons-nous dire avec Guattari que Bauchau a réussi à « détruire
Œdipe, son illusion du moi, son fantoche du surmoi, sa culpabilité, la loi
et la castration » (Guattari et Deleuze, 1980, 371) ?
Je dirai que oui, mais non pas en suivant la shizo-analyse, mais en se
jetant dans l’Autre représenté par le rocher et construisant une œuvre d’art.
Pour un dialogue entre les savoirs artistique,
psychanalytique et génétique

Discerner comment allier inspiration, tradition, culture et invention,


d’une part, et grain de jouissance, réel, rature et manuscrit, d’autre part,
était le but de ce livre. La roue de l’écriture fait mieux comprendre les
rapports entre ces concepts à partir de l’étude des manuscrits. L’homme,
écrivain ou artiste, en est toujours le centre, mais plutôt assujetti que sujet,
ouvert aux découvertes plutôt que maître d’un plan précis, Œdipe artiste
et suppliant vis-à-vis du langage choisi plutôt que régisseur d’une écri-
ture instrumentale, scripteur enfin pour devenir auteur. Inquiété ou an-
goissé dans son écriture, objet du texte mobile, souvent submergé sans le
savoir par la musique des mots, l’harmonie des couleurs, une conception
de la beauté interne ou une logique sous-jacente, l’écrivain et l’artiste se
reconnaissent peu à peu comme autre ou Autre, offrant aux lecteurs et aux
spectateurs un miroir selon le narrateur proustien, leur permettant d’aller
au-delà d’eux-mêmes et de se découvrir aussi autre qu’ils ne s’imaginaient.
La roue de la lecture illustre ce mouvement d’audace qui invite le public
lecteur à sortir de ses habitudes quotidiennes de pensée, à plonger dans le
Jadis de Quignard et à remettre en jeu son insertion dans la communauté.
Il s’agit bien d’une invitation et non d’un chemin tracé à suivre. Chaque
lecteur y trouvera son gain, différent d’un bien commun étant soumis à un
temps logique singulier et fera de l’art un moyen de franchir la limite entre
le symptôme et le sinthome utilisant qui sait, un objet banal, une lettre à la
Poe ou un paillasson à la Proust. L’amour ou l’imagination amoureuse, mais
n’est-ce pas la même chose ? en seront les moteurs tout comme le discours
amoureux qui favorise la permutation de discours, du maître ou de l’hysté-
rique, de l’universitaire à l’analyste. L’insertion dans un nouveau discours
sera fragile toutefois tant que le lecteur n’assumera pas sa position et ne s’y
reconnaitra pas. Ce n’est pas exactement le Soll Ich werden développé par
Freud, mais un mouvement très proche qui pourra aussi dépasser le bout
202 Pour un dialogue

de Réel personnel et sa jouissance, s’incarner dans un bout de Réel partagé


par beaucoup et soulever une communauté. Ainsi l’art reste d’avant-garde
et le ressort de possibles avancées dans l’intelligibilité du monde.
Quant au critique, lecteur lui aussi, mais plus souvent re-lecteur, il
devra passer par la roue de la lecture en premier lieu et ensuite par celle
de l’écriture. Entre les deux roues cependant, il devra analyser, comparer,
constater et relire. Tout comme l’écrivain, il se laissera emporté par l’écriture
dans plusieurs versions souvent raturées. Cependant, il sera moins porté
à se laisser conduire par la langue utilisée puisqu’il doit tenir compte du
texte ou des manuscrits de l’auteur étudié. Toutefois, il aura aussi sans doute
ses moments poétiques et pourra être comparé dans ce sens à l’auteur qui
quand il invente un personnage se sent beaucoup plus libre que quand il
dépeint un personnage historique qui lui impose des contraintes. Se dé-
gageant du texte ou du manuscrit de l’autre, il passera volontiers du stade
d’écrivant à celui d’écrivain, stades que distinguait Roland Barthes, mais
ce ne pourra pas être constant.
Deux chemins lui sont proposés dans cet ouvrage : insister sur l’après-
coup en partant du texte publié considéré comme la cause à rebours et
essayer de retrouver la logique qui sous-tend l’écriture étudiée, ce que mes
essais sur l’œuvre proustienne ont essayé de faire, ou chercher à dégager
une proposition universelle difficile à travers laquelle la pensée par détails
interprétera mille situations de l’écriture analysée.
Revenant à l’ensemble de cet essai, constatons l’imbrication des savoirs
utilisés, la théorie psychanalytique revue à la lumière de la roue de l’écriture
et de la lecture, elles-mêmes, mues par le texte mobile, la génétique relue
sous l’après-coup freudien et la désubjectivation inhérente de l’écrivain ou
de l’artiste pour devenir auteur de la signature du tableau, du livre ou de
l’objet créé, et, enfin, la critique littéraire qui enrichie considérablement des
deux autres savoirs, peut présenter une interprétation inédite des œuvres
analysées.
Bibliographie

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Index des concepts

amour  46, 49, 58, 68, 73, 100, 104, lalangue  19, 34, 55, 59–60
183, 201 lapsus  24, 27, 184, 190
art  69, 103, 131, 187, 189, 192, 196 lecture  4–5, 8–9, 13, 16–18, 20, 27, 30,
automatisme  43, 45, 48 32–33, 35–41, 43, 47, 59, 68,
  72, 83–96, 102, 108–109, 112,
Beau  22, 59, 77, 81, 90, 101, 110, 114–115, 114, 116–117, 122, 124–125, 133,
128–131, 164, 172, 184, 194 135–136, 138–143, 149, 151, 155,
  157, 171–173, 175, 180, 183, 185,
ça  40, 55, 77, 109, 149–150 201–202
   
désir  5–6, 15, 33–34, 37, 44, 47, 56, 58–59, mensonge 36
62, 69, 79, 84, 100–102 métaphore  19, 54–55, 75, 137, 176, 186
  miroir  15, 17, 36, 137–138, 140–141, 201
écriture  16, 20, 32, 44, 59, 63–64, 69–71, moi  41, 43, 45, 55, 70, 72, 77, 81, 100,
95, 102, 109, 116, 122–123, 132, 104–105, 114–115, 128–129, 131,
134–135, 141, 155, 159–160, 169– 134, 138, 145, 188, 191, 200
181, 184–187, 198–199, 201–202  
  passion  23, 29, 134, 159
genèse  7–8, 32, 61–62, 96, 123, 156–157 pensée  8, 15, 30, 57, 65–66, 70, 83–84,
génétique  1, 4, 7–8, 51, 53, 60, 65, 86–90, 93–95, 108, 144–145, 178,
68–70, 80–81, 83, 93, 95, 99, 122, 184, 189–192, 197, 201–202
124–125, 136, 138, 140, 150, 161, plaisir  13, 15, 29, 43, 105, 109–111, 114–115,
201–202 121, 126–127, 129–131, 179
  processus de creation  5, 8, 70, 79, 83, 95,
illusion  105, 145, 149–150, 200 108, 119, 122, 124, 150, 198
imaginaire  19–20, 22, 36, 44, 48–49, 55, psychanalyse  1, 3–4, 43, 55, 64, 183–184
69, 79, 104–105, 128, 155, 170, 175, pulsion  3–4, 6, 15, 18–20, 25, 27, 33–35,
179, 181, 183, 185–186, 199 37, 62, 64, 66, 69, 80, 87, 92, 126,
inconscient  8, 25, 36, 43, 60–61, 175, 190 139–140, 173, 176, 187
inconscient génétique  1, 8, 65, 68–70  
rapture  6, 13, 16, 20, 24, 27, 35–36, 60–61,
jouissance  3–4, 6–8, 13–14, 20, 36, 64, 71, 78, 87–88, 91, 95, 107–120,
39–40, 43, 45, 47–49, 89, 107, 142, 155, 162, 174, 176, 201
118, 126, 176–177, 191, 194–195, reel  4, 8, 14, 26, 38–40, 44, 46–47, 58,
201–202 69, 79, 89–91, 109, 121–132, 191,
195, 201–202
212 Index des concepts

rêve  23–24, 36, 38, 68, 94, 102, 105, symbolique  15, 18, 33, 44, 48, 60, 79, 102,
111–112, 150, 159, 171, 185–188, 138, 186–187, 197, 199
190–191  
roue de la lecture  8, 33, 37, 41, 201–202 texte mobile  3–4, 6–8, 13–15, 20, 25, 87,
roue de l’écriture  5–8, 13–27, 30, 87, 141, 201–202
176, 201–202 transfert  5, 31, 58, 68, 156, 169
   
scripteur  1, 3–4, 6–7, 13–15, 18, 25, 60–61, vérité  4, 15–17, 33, 38, 44–45, 49, 62, 70,
63, 71, 83, 88, 92, 94–95, 105, 122, 77–78, 94, 105, 183, 191
124, 143, 148–149, 201 voix  24, 31, 33–34, 36, 38, 59, 72, 94, 124,
sublimation 116 141–143, 151, 175, 196–197
Index des noms

Allouch 89 Gadet 133
Ammour-Mayeur 203 Galindez Jorge  213
Ansermet 91 Genette  61, 94, 137
Asher 204 Goujon  94, 133
Assouline  32, 193 Goulet  84, 143
  Gracq  61, 125
Barthes  103–104, 202 Grésillon  4, 62, 143–144, 148, 151
Bauchau  1, 8, 15, 24, 85, 155–167, 169–177, Guez  16, 85
183–200  
Benkirane 70 Halen 205
Boie 61 Hawking 14
Boutot 86 Heidegger  88, 205
  Henrot 205
Changeux 66  
Clouzot  79–80, 194 Izquierdo  65, 67
Condillac 63  
Coutaz  185, 194–195 Jeannerod 204
Curtius 134  
Cyrulnik 55 Keller 143
  Kristeva  59, 135, 137
Dambean 185  
Damourette 88 Lacan  17, 19, 25–27, 34–35, 37–41, 43–47,
De Man  90 49, 55, 63, 72, 87–88, 89, 93, 99,
Depelsenaire 204 105, 108–109, 183
Derrida  5–6, 19–20, 53, 176 Laurent  184, 195
  Le Calvez  69
Feldman 193 Lebrave 62
Fingermann  22, 36 Lefors 206
Flynn  137–138, 140–141 Leriche 137
Frege 47  
Freud  5, 19, 27, 31, 33, 38, 43, 45, 53, 66, Magistretti 91
83–84, 89–90, 93–94, 108–109, Mallarmé  16, 22–23, 78, 86–87, 92, 94, 122
183, 194, 201 Mandelbrot 86
214 Index des noms

Mauron 78 Quignard  1, 18–19, 23–24, 26, 29–33,


Meissalloux 87 35–36, 65–67, 75, 80, 82, 117, 123,
Miller  55, 184 133, 139, 142–143, 149–150
Milly  127, 133–135, 137, 140–141,
143, 148 Rabelais 18
Milner 93 Riemann  104, 118
Moura 66 Rivière  70, 84–85
  Roudaut 150–151
Nathan 186 Roudinesco 88
Neuschäfer  203, 207  
Noble  66–67, 108 Sable 185
  Salles 62
Orain 149–150 Sandras 150–151
Østenstad 61 Sibony 185
  Silva, Guilherme  99, 122
Paccaud-Huguet 31 Silverman 141
Passos, Cleusa  43 Sobral  75, 78–81
Peterson  6, 19 Soncini 209
Petitot-Cocorda 39 Spitzer  1, 133–135
Picard 143 Starobinski  53–54, 56–58
Pichon 88  
Pino 62 Thom  69, 86, 183
Poirier 185  
Prigogine  86, 91 Valéry  58, 62, 198
Prochiantz 62 Vanquaethem 185
Proust  1, 8, 13, 16, 18, 24, 26, 34–35, Villers 38
38–41, 60, 62–64, 68, 70, 77, Viollet 205
81, 85–86, 90, 94–95, 99–103,  
106, 107–120, 122–123, 125–127, Wajcman  23, 77–78
132–143, 148, 150–151, 155–157, Watthee-Delmotte 155
159, 173, 189, 195 Weber 78
Pugh 101  
Puskas  23, 25 Yorgos 204
   
Quaghebeur  203, 207, 208 Zular  13, 15, 62, 133, 143
Modern French Identities
Edited by Jean Khalfa

This series aims to publish monographs, editions or collections of papers based


on recent research into modern French Literature. It welcomes contributions from
academics, researchers and writers worldwide and in British and Irish universities
in particular.
Modern French Identities focuses on the French and Francophone writing of the
twentieth and twenty-first centuries, whose formal experiments and revisions of
genre have combined to create an entirely new set of literary forms, from the the-
matic autobiographies of Michel Leiris and Bernard Noël to the magic realism of
French Caribbean writers.
The idea that identities are constructed rather than found, and that the self is an
area to explore rather than a given pretext, runs through much of modern French
literature, from Proust, Gide, Apollinaire and Césaire to Barthes, Duras, Kristeva,
Glissant, Germain and Roubaud.
This series explores the turmoil in ideas and values expressed in the works of
theorists like Lacan, Irigaray, Foucault, Fanon, Deleuze and Bourdieu and traces the
impact of current theoretical approaches – such as gender and sexuality studies,
de/coloniality, intersectionality, and ecocriticism  – on the literary and cultural
interpretation of the self.
The series publishes studies of individual authors and artists, comparative studies,
and interdisciplinary projects and welcomes research on autobiography, cinema,
fiction, poetry and performance art and/or the intersections between them.

Editorial Board
Contemporary Literature and Thought
Martin Crowley (University of Cambridge)
Francophone Studies
Louise Hardwick (University of Birmingham)
Jean Khalfa (University of Cambridge)
Gender and Sexuality Studies
Florian Grandena (University of Ottawa)
Cristina Johnston (University of Stirling)
Language and Linguistics
Michaël Abecassis (University of Oxford)
Literature and Art
Peter Collier and Jean Khalfa (University of Cambridge)
Literature and Non-fiction
Muriel Pic (University of Bern)
Poetry
Nina Parish (University of Bath)
Emma Wagstaff (University of Birmingham)
Zoopoetics and Ecocriticism
Anne Simon (CNRS/EHESS, Paris)
Volume 1 Victoria Best & Peter Collier (eds): Powerful Bodies.
Performance in French Cultural Studies.
220 pages. 1999. ISBN 3–906762-56-4 / US-ISBN 0–8204-4239-9

Volume 2 Julia Waters: Intersexual Rivalry.


A ‘Reading in Pairs’ of Marguerite Duras and Alain Robbe-Grillet.
228 pages. 2000. ISBN 3–906763-74-9 / US-ISBN 0–8204-4626-2

Volume 3 Sarah Cooper: Relating to Queer Theory.


Rereading Sexual Self-Definition with Irigaray, Kristeva, Wittig and
Cixous.
231 pages. 2000. ISBN 3–906764-46-X / US-ISBN 0–8204-4636-X

Volume 4 Julia Prest & Hannah Thompson (eds): Corporeal Practices.


(Re)figuring the Body in French Studies.
166 pages. 2000. ISBN 3–906764-53-2 / US-ISBN 0–8204-4639-4

Volume 5 Victoria Best: Critical Subjectivities. Identity and Narrative in the


Work of Colette and Marguerite Duras.
243 pages. 2000. ISBN 3–906763-89-7 / US-ISBN 0–8204-4631-9

Volume 6 David Houston Jones: The Body Abject: Self and Text in Jean Genet
and Samuel Beckett.
213 pages. 2000. ISBN 3–906765-07-5 / US-ISBN 0–8204-5058-8

Volume 7 Robin MacKenzie: The Unconscious in Proust’s A la recherche du


temps perdu.
270 pages. 2000. ISBN 3–906758-38-9 / US-ISBN 0–8204-5070-7

Volume 8 Rosemary Chapman: Siting the Quebec Novel.


The Representation of Space in Francophone Writing in Quebec.
282 pages. 2000. ISBN 3–906758-85-0 / US-ISBN 0–8204-5090-1

Volume 9 Gill Rye: Reading for Change.


Interactions between Text Identity in Contemporary French
Women’s Writing (Baroche, Cixous, Constant).
223 pages. 2001. ISBN 3–906765-97-0 / US-ISBN 0–8204-5315-3

Volume 10 Jonathan Paul Murphy: Proust’s Art.


Painting, Sculpture and Writing in A la recherche du temps perdu.
248 pages. 2001. ISBN 3–906766-17-9 / US-ISBN 0–8204-5319-6

Volume 11 Julia Dobson: Hélène Cixous and the Theatre.


The Scene of Writing.
166 pages. 2002. ISBN 3–906766-20-9 / US-ISBN 0–8204-5322-6
Volume 12 Emily Butterworth & Kathryn Robson (eds): Shifting Borders.
Theory and Identity in French Literature.
226 pages. 2001. ISBN 3–906766-86-1 / US-ISBN 0–8204-5602-0

Volume 13 Victoria Korzeniowska: The Heroine as Social Redeemer in the Plays


of Jean Giraudoux.
144 pages. 2001. ISBN 3–906766-92-6 / US-ISBN 0–8204-5608-X

Volume 14 Kay Chadwick: Alphonse de Châteaubriant: Catholic Collaborator.


327 pages. 2002. ISBN 3–906766-94-2 / US-ISBN 0–8204-5610-1

Volume 15 Nina Bastin: Queneau’s Fictional Worlds.


291 pages. 2002. ISBN 3–906768-32-5 / US-ISBN 0–8204-5620-9

Volume 16 Sarah Fishwick: The Body in the Work of Simone de Beauvoir.


284 pages. 2002. ISBN 3–906768-33-3 / US-ISBN 0–8204-5621-7

Volume 17 Simon Kemp & Libby Saxton (eds): Seeing Things.


Vision, Perception and Interpretation in French Studies.
287 pages. 2002. ISBN 3–906768-46-5 / US-ISBN 0–8204-5858-9

Volume 18 Kamal Salhi (ed.): French in and out of France.


Language Policies, Intercultural Antagonisms and Dialogue.
487 pages. 2002. ISBN 3–906768-47-3 / US-ISBN 0–8204-5859-7

Volume 19 Genevieve Shepherd: Simone de Beauvoir’s Fiction.


A Psychoanalytic Rereading.
262 pages. 2003. ISBN 3–906768-55-4 / US-ISBN 0–8204-5867-8

Volume 20 Lucille Cairns (ed.): Gay and Lesbian Cultures in France.


290 pages. 2002. ISBN 3–906769-66-6 / US-ISBN 0–8204-5903-8

Volume 21 Wendy Goolcharan-Kumeta: My Mother, My Country.


Reconstructing the Female Self in Guadeloupean Women’s Writing.
236 pages. 2003. ISBN 3–906769-76-3 / US-ISBN 0–8204-5913-5

Volume 22 Patricia O’Flaherty: Henry de Montherlant (1895–1972).


A Philosophy of Failure.
256 pages. 2003. ISBN 3–03910-013-0 / US-ISBN 0–8204-6282-9

Volume 23 Katherine Ashley (ed.): Prix Goncourt, 1903–2003: essais critiques.


205 pages. 2004. ISBN 3–03910-018-1 / US-ISBN 0–8204-6287-X

Volume 24 Julia Horn & Lynsey Russell-Watts (eds): Possessions.


Essays in French Literature, Cinema and Theory.
223 pages. 2003. ISBN 3–03910-005-X / US-ISBN 0–8204-5924-0
Volume 25 Steve Wharton: Screening Reality.
French Documentary Film during the German Occupation.
252 pages. 2006. ISBN 3–03910-066-1 / US-ISBN 0–8204-6882-7

Volume 26 Frédéric Royall (ed.): Contemporary French Cultures and Societies.


421 pages. 2004. ISBN 3–03910-074-2 / US-ISBN 0–8204-6890-8

Volume 27 Tom Genrich: Authentic Fictions.


Cosmopolitan Writing of the Troisième République, 1908–1940.
288 pages. 2004. ISBN 3–03910-285-0 / US-ISBN 0–8204-7212-3

Volume 28 Maeve Conrick & Vera Regan: French in Canada.


Language Issues.
186 pages. 2007. ISBN 978–3-03-910142-9

Volume 29 Kathryn Banks & Joseph Harris (eds): Exposure.


Revealing Bodies, Unveiling Representations.
194 pages. 2004. ISBN 3–03910-163-3 / US-ISBN 0–8204-6973-4

Volume 30 Emma Gilby & Katja Haustein (eds): Space.


New Dimensions in French Studies.
169 pages. 2005. ISBN 3–03910-178-1 / US-ISBN 0–8204-6988-2

Volume 31 Rachel Killick (ed.): Uncertain Relations.


Some Configurations of the ‘Third Space’ in Francophone Writings
of the Americas and of Europe.
258 pages. 2005. ISBN 3–03910-189-7 / US-ISBN 0–8204-6999-8

Volume 32 Sarah F. Donachie & Kim Harrison (eds): Love and Sexuality.


New Approaches in French Studies.
194 pages. 2005. ISBN 3–03910-249-4 / US-ISBN 0–8204-7178-X
Volume 33 Michaël Abecassis: The Representation of Parisian Speech in the
Cinema of the 1930s.
409 pages. 2005. ISBN 3–03910-260-5 / US-ISBN 0–8204-7189-5

Volume 34 Benedict O’Donohoe: Sartre’s Theatre: Acts for Life.


301 pages. 2005. ISBN 3–03910-250-X / US-ISBN 0–8204-7207-7

Volume 35 Moya Longstaffe: The Fiction of Albert Camus. A Complex


Simplicity.
300 pages. 2007. ISBN 3–03910-304-0 / US-ISBN 0–8204-7229-8

Volume 36 Arnaud Beaujeu: Matière et lumière dans le théâtre de Samuel


Beckett: Autour des notions de trivialité, de spiritualité et d’«
autre-là ».
377 pages. 2010. ISBN 978–3-0343-0206-8
Volume 37 Shirley Ann Jordan: Contemporary French Women’s
Writing: Women’s Visions, Women’s Voices, Women’s Lives.
308 pages. 2005. ISBN 3–03910-315-6 / US-ISBN 0–8204-7240-9

Volume 38 Neil Foxlee: Albert Camus’s ‘The New Mediterranean Culture’: A


Text and its Contexts.
349 pages. 2010. ISBN 978–3-0343-0207-4

Volume 39 Michael O’Dwyer & Michèle Raclot: Le Journal de Julien


Green: Miroir d’une âme, miroir d’un siècle.
289 pages. 2005. ISBN 3–03910-319-9

Volume 40 Thomas Baldwin: The Material Object in the Work of Marcel Proust.


188 pages. 2005. ISBN 3–03910-323-7 / US-ISBN 0–8204-7247-6

Volume 41 Charles Forsdick & Andrew Stafford (eds): The Modern Essay in


French: Genre, Sociology, Performance.
296 pages. 2005. ISBN 3–03910-514-0 / US-ISBN 0–8204-7520-3

Volume 42 Peter Dunwoodie: Francophone Writing in Transition.


Algeria 1900–1945.
339 pages. 2005. ISBN 3–03910-294-X / US-ISBN 0–8204-7220-4

Volume 43 Emma Webb (ed.): Marie Cardinal: New Perspectives.


260 pages. 2006. ISBN 3–03910-544-2 / US-ISBN 0–8204-7547-5

Volume 44 Jérôme Game (ed.): Porous Boundaries: Texts and Images in


Twentieth-Century French Culture.
164 pages. 2007. ISBN 978–3-03910-568-7

Volume 45 David Gascoigne: The Games of Fiction: Georges Perec and Modern


French Ludic Narrative.
327 pages. 2006. ISBN 3–03910-697-X / US-ISBN 0–8204-7962-4

Volume 46 Derek O’Regan: Postcolonial Echoes and Evocations: The


Intertextual Appeal of Maryse Condé.
329 pages. 2006. ISBN 3–03910-578-7

Volume 47 Jennifer Hatte: La langue secrète de Jean Cocteau: la mythologie


personnelle du poète et l’histoire cachée des Enfants terribles.
332 pages. 2007. ISBN 978–3-03910-707-0

Volume 48 Loraine Day: Writing Shame and Desire: The Work of Annie


Ernaux.
315 pages. 2007. ISBN 978–3-03910-275-4
Volume 49 John Flower (éd.): François Mauriac, journaliste: les vingt
premières années, 1905–1925.
352 pages. 2011. ISBN 978–3-0343-0265-4

Volume 50 Miriam Heywood: Modernist Visions: Marcel Proust’s A la


recherche du temps perdu and Jean-Luc Godard’s Histoire(s)
du cinéma.
277 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0296-8

Volume 51 Isabelle McNeill & Bradley Stephens (eds): Transmissions: Essays in


French Literature, Thought and Cinema.
221 pages. 2007. ISBN 978–3-03910-734-6

Volume 52 Marie-Christine Lala: Georges Bataille, Poète du réel.


178 pages. 2010. ISBN 978–3-03910-738-4

Volume 53 Patrick Crowley: Pierre Michon: The Afterlife of Names.


242 pages. 2007. ISBN 978–3-03910-744-5

Volume 54 Nicole Thatcher & Ethel Tolansky (eds): Six Authors in Captivity.


Literary Responses to the Occupation of France during World War II.
205 pages. 2006. ISBN 3–03910-520-5 / US-ISBN 0–8204-7526-2

Volume 55 Catherine Dousteyssier-Khoze & Floriane Place-Verghnes


(eds): Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos jours.
361 pages. 2006. ISBN 3–03910-743-7

Volume 56 Thanh-Vân Ton-That: Proust avant la Recherche: jeunesse et genèse


d’une écriture au tournant du siècle.
285 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0277-7

Volume 57 Helen Vassallo: Jeanne Hyvrard, Wounded Witness: The Body


Politic and the Illness Narrative.
243 pages. 2007. ISBN 978–3-03911-017-9

Volume 58 Marie-Claire Barnet, Eric Robertson and Nigel Saint (eds): Robert


Desnos. Surrealism in the Twenty-First Century.
390 pages. 2006. ISBN 3–03911-019-5

Volume 59 Michael O’Dwyer (ed.): Julien Green, Diariste et Essayiste.


259 pages. 2007. ISBN 978–3-03911-016-2

Volume 60 Kate Marsh: Fictions of 1947: Representations of Indian


Decolonization 1919–1962.
238 pages. 2007. ISBN 978–3-03911-033-9
Volume 61 Lucy Bolton, Gerri Kimber, Ann Lewis and Michael Seabrook
(eds): Framed!: Essays in French Studies.
235 pages. 2007. ISBN 978–3-03911-043-8

Volume 62 Lorna Milne and Mary Orr (eds): Narratives of French


Modernity: Themes, Forms and Metamorphoses. Essays in Honour
of David Gascoigne.
365 pages. 2011. ISBN 978–3-03911-051-3

Volume 63 Ann Kennedy Smith: Painted Poetry: Colour in Baudelaire’s Art


Criticism.
253 pages. 2011. ISBN 978–3-03911-094-0

Volume 64 Sam Coombes: The Early Sartre and Marxism.


330 pages. 2008. ISBN 978–3-03911-115-2

Volume 65 Claire Lozier: De l’abject et du sublime: Georges Bataille, Jean


Genet, Samuel Beckett.
327 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0724-6

Volume 66 Charles Forsdick and Andy Stafford (eds): La Revue: The Twentieth-


Century Periodical in French.
379 pages. 2013. ISBN 978–3-03910-947-0

Volume 67 Alison S. Fell (ed.): French and francophone women facing war /


Les femmes face à la guerre.
301 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-332-3

Volume 68 Elizabeth Lindley and Laura McMahon (eds):


Rhythms: Essays in French Literature, Thought and Culture.
238 pages. 2008. ISBN 978–3-03911-349-1

Volume 69 Georgina Evans and Adam Kay (eds): Threat: Essays in French


Literature, Thought and Visual Culture.
248 pages. 2010. ISBN 978–3-03911-357-6

Volume 70 John McCann: Michel Houellebecq: Author of our Times.


229 pages. 2010. ISBN 978–3-03911-373-6

Volume 71 Jenny Murray: Remembering the (Post)Colonial Self: Memory


and Identity in the Novels of Assia Djebar.
258 pages. 2008. ISBN 978–3-03911-367-5

Volume 72 Susan Bainbrigge: Culture and Identity in Belgian Francophone


Writing: Dialogue, Diversity and Displacement.
230 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-382-8
Volume 73 Maggie Allison and Angela Kershaw (eds): Parcours de
femmes: Twenty Years of Women in French.
313 pages. 2011. ISBN 978–3-0343-0208-1

Volume 74 Jérôme Game: Poetic Becomings: Studies in Contemporary French


Literature.
263 pages. 2011. ISBN 978–3-03911-401-6

Volume 75 Elodie Laügt: L’Orient du signe: Rêves et dérives chez Victor


Segalen, Henri Michaux et Emile Cioran.
242 pages. 2008. ISBN 978–3-03911-402-3

Volume 76 Suzanne Dow: Madness in Twentieth-Century French Women’s


Writing: Leduc, Duras, Beauvoir, Cardinal, Hyvrard.
217 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-540-2

Volume 77 Myriem El Maïzi: Marguerite Duras ou l’écriture du devenir.


228 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-561-7

Volume 78 Claire Launchbury: Music, Poetry, Propaganda: Constructing French


Cultural Soundscapes at the BBC during the Second World War.
223 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0239-5

Volume 79 Jenny Chamarette and Jennifer Higgins (eds): Guilt and


Shame: Essays in French Literature, Thought and Visual Culture.
231 pages. 2010. ISBN 978–3-03911-563-1

Volume 80 Vera Regan and Caitríona Ní Chasaide (eds): Language


Practices and Identity Construction by Multilingual Speakers of
French L2: The Acquisition of Sociostylistic Variation.
189 pages. 2010. ISBN 978–3-03911-569-3

Volume 81 Margaret-Anne Hutton (ed.): Redefining the Real: The Fantastic in


Contemporary French and Francophone Women’s Writing.
294 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-567-9

Volume 82 Elise Hugueny-Léger: Annie Ernaux, une poétique de la


transgression.
269 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-833-5

Volume 83 Peter Collier, Anna Magdalena Elsner and Olga Smith (eds):
Anamnesia: Private and Public Memory in Modern French Culture.
359 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-846-5

Volume 84 Adam Watt (ed./éd.): Le Temps retrouvé Eighty Years After/80 ans
après: Critical Essays/Essais critiques.
349 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-843-4
Volume 85 Louise Hardwick (ed.): New Approaches to Crime in French
Literature, Culture and Film.
237 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-850-2

Volume 86 Emmanuel Godin and Natalya Vince (eds): France and the


Mediterranean: International Relations, Culture and Politics.
372 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0228-9

Volume 87 Amaleena Damlé and Aurélie L’Hostis (eds): The Beautiful and the
Monstrous: Essays in French Literature, Thought and Culture.
237 pages. 2010. ISBN 978–3-03911-900-4

Volume 88 Alistair Rolls (ed.): Mostly French: French (in) Detective Fiction.


212 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-957-8

Volume 89 Bérénice Bonhomme: Claude Simon: une écriture en cinéma.


359 pages. 2010. ISBN 978–3-03911-983-7

Volume 90 Barbara Lebrun and Jill Lovecy (eds): Une et divisible? Plural


Identities in Modern France.
258 pages. 2010. ISBN 978–3-0343-0123-7

Volume 91 Pierre-Alexis Mével & Helen Tattam (eds): Language and its


Contexts/ Le Langage et ses contextes: Transposition and
Transformation of Meaning?/ Transposition et transformation
du sens?
272 pages. 2010. ISBN 978–3-0343-0128-2

Volume 92 Alistair Rolls and Marie-Laure Vuaille-Barcan (eds): Masking


Strategies: Unwrapping the French Paratext.
202 pages. 2011. ISBN 978–3-0343-0746-8

Volume 93 Michaël Abecassis et Gudrun Ledegen (éds): Les Voix des Français


Volume 1: à travers l’histoire, l’école et la presse.
372 pages. 2010. ISBN 978–3-0343-0170-1

Volume 94 Michaël Abecassis et Gudrun Ledegen (éds): Les Voix des Français


Volume 2: en parlant, en écrivant.
481 pages. 2010. ISBN 978–3-0343-0171-8

Volume 95 Manon Mathias, Maria O’Sullivan and Ruth Vorstman (eds): Display


and Disguise.
237 pages. 2011. ISBN 978–3-0343-0177-0

Volume 96 Charlotte Baker: Enduring Negativity: Representations of Albinism


in the Novels of Didier Destremau, Patrick Grainville and Williams
Sassine.
226 pages. 2011. ISBN 978–3-0343-0179-4
Volume 97 Florian Grandena and Cristina Johnston (eds): New Queer
Images: Representations of Homosexualities in Contemporary
Francophone Visual Cultures.
246 pages. 2011. ISBN 978–3-0343-0182-4

Volume 98 Florian Grandena and Cristina Johnston (eds): Cinematic


Queerness: Gay and Lesbian Hypervisibility in Contemporary
Francophone Feature Films.
354 pages. 2011. ISBN 978–3-0343-0183-1

Volume 99 Neil Archer and Andreea Weisl-Shaw (eds): Adaptation: Studies in


French and Francophone Culture.
234 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0222-7

Volume 100 Peter Collier et Ilda Tomas (éds): Béatrice Bonhomme: le mot, la


mort, l’amour.
437 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0780-2

Volume 101 Helena Chadderton: Marie Darrieussecq’s Textual Worlds: Self,


Society, Language.
170 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0766-6

Volume 102 Manuel Bragança: La crise allemande du roman français,


1945–1949: la représentation des Allemands dans les best-sellers
de l’immédiat après-guerre.
220 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0835-9

Volume 103 Bronwen Martin: The Fiction of J. M. G. Le Clézio: A Postcolonial


Reading.
199 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0162-6

Volume 104 Hugues Azérad, Michael G. Kelly, Nina Parish et Emma Wagstaff
(éds): Chantiers du poème: prémisses et pratiques de la création
poétique moderne et contemporaine.
374 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0800-7

Volume 105 Franck Dalmas: Lectures phénoménologiques en littérature


française: de Gustave Flaubert à Malika Mokeddem.
253 pages. 2012. ISBN 978–3-0343-0727-7

Volume 106 Béatrice Bonhomme, Aude Préta-de Beaufort et Jacques Moulin


(éds): Dans le feuilletage de la terre: sur l’œuvre poétique de Marie-
Claire Bancquart.
533 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0721-5
Volume 107 Claire Bisdorff et Marie-Christine Clemente (éds): Le Cœur dans
tous ses états: essais sur la littérature et l’art français.
230 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0711-6

Volume 108 Michaël Abecassis et Gudrun Ledegen (éds): Écarts et apports des


médias francophones: lexique et grammaire.
300 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0882-3

Volume 109 Allison and Imogen Long (eds): Women Matter / Femmes


Matière: French and Francophone Women and the Material World.
273 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0788-8

Volume 110 Fabien Arribert-Narce et Alain Ausoni (éds): L’Autobiographie entre


autres: écrire la vie aujourd’hui.
221 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0858-8

Volume 111 Leona Archer and Alex Stuart (eds): Visions of


Apocalypse: Representations of the End in French Literature and
Culture.
266 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0921-9

Volume 112 Simona Cutcan: Subversion ou conformisme ? La différence des


sexes dans l’œuvre d’Agota Kristof.
264 pages. 2014. ISBN 978–3-0343-1713-9

Volume 113 Owen Heathcote: From Bad Boys to New Men ? Masculinity,


Sexuality and Violence in the Work of Éric Jourdan.
279 pages. 2014. ISBN 978–3-0343-0736-9

Volume 114 Ilda Tomas: Arc-en-ciel: études sur divers poètes.


234 pages. 2014. ISBN 978–3-0343-0975-2

Volume 115 Lisa Jeschke and Adrian May (eds): Matters of Time: Material


Temporalities in Twentieth-Century French Culture.
314 pages. 2014. ISBN 978–3-0343-1796-2

Volume 116 Crispin T. Lee: Haptic Experience in the Writings of Georges


Bataille, Maurice Blanchot and Michel Serres.
316 pages. 2014. ISBN 978–3-0343-1791-7

Volume 117 Ashwiny O. Kistnareddy: Locating Hybridity: Creole, Identities and


Body Politics in the Novels of Ananda Devi.
208 pages. 2015. ISBN 978–3-0343-1814-3
Volume 118 Michaël Abecassis et Gudrun Ledegen (éds): De la genèse de la
langue à Internet: variations dans les formes, les modalités et les
langues en contact.
278 pages. 2015. ISBN 978–3-0343-1798-6

Volume 119 Peter D. Tame: Isotopias: Places and Spaces in French War Fiction


of the Twentieth and Twenty-First Centuries.
592 pages. 2015. ISBN 978–3-0343-0837-3

Volume 120 Daniel A. Finch-Race et Jeff Barda (éds): Textures: Processus et


événements dans la création poétique moderne et contemporaine.
242 pages. 2015. ISBN 978–3-0343-1898-3

Volume 121 Hélène Sicard-Cowan: Vivre ensemble: éthique de l’imitation dans


la littérature et le cinéma de l’immigration en France (1986–2005).
149 pages. 2016. ISBN 978–3-0343-1944-7

Volume 122 Mercedes Montoro Araque et Carmen Alberdi Urquizu


(éds): L’entre- deux imaginaire: corps et création interculturels.
216 pages. 2016. ISBN 978–3-0343-1926-3

Volume 123 Maureen A. Ramsden: Crossing Borders: The Interrelation of Fact


and Fiction in Historical Works, Travel Tales, Autobiography and
Reportage.
191 pages. 2016. ISBN 978–3-0343-1995-9

Volume 124 Jean Khalfa: Poetics of the Antilles: Poetry, History and Philosophy


in the Writings of Perse, Césaire, Fanon and Glissant.
388 pages. 2017. ISBN 978–3-0343-0895-3

Volume 125 Mathilde Poizat-Amar: L’Eclat du voyage: Blaise Cendrars, Victor


Segalen, Albert Londres.
252 pages. 2017. ISBN 978–1-78707-296-1

Volume 126 Philippe Willemart: L’Univers de la création littéraire: Dans la


chambre noire de l’écriture: Hérodias de Flaubert.
160 pages. 2017. ISBN 978–1-78707-458-3

Volume 127 Margaret Atack, Alison S. Fell, Diana Holmes and Imogen Long
(eds): French Feminisms 1975 and After: New Readings, New Texts.
276 pages. 2018. ISBN 978-3-0343-2209-6

Volume 128 Matt Phillips and Tomas Weber (eds): Parasites: Exploitation and


Interference in French Thought and Culture.
284 pages. 2018. ISBN 978-3-0343-2266-9
Volume 129 Zoe Angelis and Blake Gutt (eds): Stains / Les
taches: Communication and Contamination in French and
Francophone Literature and Culture.
274 pages. 2019. ISBN 978-1-78707-443-9

Volume 130 Michaël Abecassis avec Marcelline Block, Gudrun Ledegen et


Maribel Peñalver Vicea (éds): Le Grain de la voix dans le monde
anglophone et francophone.
332 pages. 2019. ISBN 978-1-78874-107-1

Volume 131 Philippe Willemart: L’écriture à l’ère de l’indétermination: Études


sur la critique génétique, la psychanalyse et la littérature.
232 pages. 2019. ISBN 978–1-78874-631-1

Volume 132 Augustin Voegele: De l’unanimisme au fantastique: Jules Romains


devant l’extraordinaire.
382 pages. 2019. ISBN 978-1-78874-513-0

Volume 133 Maggie Allison, Elliot Evans and Carrie Tarr (eds): Plaisirs de
femmes: Women, Pleasure and Transgression in French Literature
and Culture.
278 pages. 2019. ISBN 978-1-78874-383-9

Volume 134 Aaron Prevots: Bernard Vargaftig: Gestures toward the Sacred.


144 pages. 2019. ISBN 978-1-78997-357-0

Volume 135 Susie Cronin, Sofia Ropek Hewson and Cillian Ó Fathaigh (eds):
#Noussommes: Collectivity and the Digital in French Thought and
Culture. 184 pages. 2020. ISBN 978-1-78874-767-7

Volume 136 Anaïs Stampfli: La coprésence de langues dans le roman antillais


contemporain. 2020. ISBN 978-1-78874-578-9

Volume 137 Philippe Willemart: Les mécanismes de la création littéraire:


lecture, écriture, génétique et psychanalyse. 214 pages. 2020.
ISBN 978-1-78997-737-0

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