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Philippe Willemart
Les mécanismes
de la création
littéraire
Lecture, écriture, génétique et
psychanalyse
Peter Lang
Modern French Identities
www.peterlang.com
Les mécanismes de la
création littéraire
M odern F rench I dentities
Edited by Jean Khalfa
Volume 137
PETER LANG
Oxford • Bern • Berlin • Bruxelles • New York • Wien
Philippe Willemart
Les mécanismes
de la création
littéraire
Lecture, écriture, génétique et
psychanalyse
PETER LANG
Oxford • Bern • Berlin • Bruxelles • New York • Wien
Bibliographic information published by Die Deutsche Nationalbibliothek
Die Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche
Nationalbibliografie; detailed bibliographic data is available on the
Internet at http://dnb.d-nb.de.
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Library of Congress Cataloging-in-Publication data:
A CIP catalog record for this book has been applied for at the Library of
Congress.
French translation of Psicanálise e teoria literária: o tempo lógico e
as rodas da escritural e da leitura, published by Editora Perspectiva,
São Paulo.
ISSN 1422-9005
ISBN 978-1-78997-737-0 (print) • ISBN 978-1-78997-738-7 (ePDF)
ISBN 978-1-78997-739-4 (ePub) • ISBN 978-1-78997-740-0 (mobi)
Michel Erman
Avant-propos 1
Michel Peterson
Préface : le manuscrit-sinthome 3
Introduction 7
Partie I Psychanalyse
hapitre 1
C
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 13
hapitre 2
C
La littérature, symptôme ou sinthome ? 29
hapitre 3
C
La lettre volée de Poe et le paillasson proustien 43
hapitre 4
C
Comment se construit la signature ? 53
vi Table des matières
hapitre 5
C
La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue 65
hapitre 6
C
La virtualité des brouillons et la réalité de l’œuvre : rapports
étranges entre le virtuel et la réalité 75
hapitre 7
C
Deux modes de lecture du manuscrit : l’après-coup et la pensée
par détails 83
hapitre 8
C
Une logique sous-jacente à l’écriture des folios proustiens 99
hapitre 9
C
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de
Marcel Proust 107
hapitre 10
C
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup 121
hapitre 11
C
Le parlé coulé dans l’écrit : recherche de la sonorité dans
l’écriture proustienne 133
hapitre 12
C
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray 141
Table des matières vii
hapitre 13
C
Premières aventures d’un généticien aux prises avec les
manuscrits d’Henry Bauchau 155
hapitre 14
C
La création hors du temps : une écriture sans frontières 169
hapitre 15
C
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » : qu’apporte le
roman de Bauchau à l’Œdipe contemporain ? 183
Bibliographie 203
Quiconque accepte cette base de travail doit cesser, qu’il soit psycha-
nalyste, critique ou théoricien littéraire, de se poser en sujet du Savoir et
recourir à l’association libre s’il veut entendre l’analysant ou le texte. Au
lieu d’orienter la lecture, de la diriger, réduire, il convient de lire de manière
flottante. Dans une entrevue accordée pour Manuscrítica (nº. 18, 2010) à
Carla Cavalcanti et à Alexandre Bebiano, l’auteur de La roue de l’écriture
explique que c’est très tôt, dans la jeune vingtaine, qu’il apprit, alors qu’il
participait à un séminaire de dynamique de groupe inspiré de Carl Rogers,
comment faire avec la non-directivité. C’est dire que sa sensibilité au prin-
cipe d’incertitude et aux bifurcations, si nécessaire en littérature, s’est pour
ainsi dire forgée au cours d’une « expérience de terrain », si l’on peut dire,
laquelle se conjugua à son travail dans le champ de l’alphabétisation et, dans
les années 80, à l’exercice du métier de psychanalyste avant de se consacrer
uniquement à l’étude de la littérature et des arts à travers l’enseignement et
l’écriture théorique. De son premier ouvrage : Escritura e linhas fantasmá-
ticas, publié en 1983, à celui-ci, beaucoup plus ambitieux, tant sur le plan
de la synthèse de recherche qu’il propose, que sur celui de l’ouverture vers
les sciences à laquelle il invite, Willemart, lecteur et auditeur attentif de
Freud et de Lacan, s’est attaché à comprendre, sur la base du transfert, les
processus de création à partir de ce qui disparaît de l’œuvre, sa part raturée,
oubliée, mais qui ne cesse de revenir dans l’après-coup sous le coup du désir.
La perspective ouverte par Willemart ne se résume donc pas à la description
phénoménologique des campagnes d’écriture, mais à favoriser l’écoute de
la lité-rature dans tous ses états, inachevés et inachevables. Nous revenons
ainsi à cet espace où les frontières entre avant-texte et texte achevé, sujet
de l’écriture et auteur, production et réception, deviennent inopérantes et
appellent à de nouvelles lectures.
Est-ce un hasard que Jacques Derrida en soit venu à repérer que
Robinson, sur son île, avait « des problèmes cruciaux avec la roue », au
point où celle-ci « fut sa croix ». Commentant le texte de Defoe, Derrida
ajoute ceci, qui touche de très près à ce qui occupe Willemart au sujet de
l’ipséité se constituant dans l’apprentissage des lois de fonctionnement
d’une technologie, à savoir la roue : « Autant dire que Robinson avait des
problèmes avec le cercle, avec le cycloïde, donc avec le retour sur soi de la
roue et de la route, et non seulement avec le risque de revenir sur ses pas et
6 Préface : le manuscrit-sinthome
de prendre pour la sienne la trace de pas qui […] le plonge dans une médi-
tation ou dans une spéculation effrayée » (La bête et le souverain, 2, p. 118).
Or, n’est-ce pas précisément cette angoisse qui agitent avec la jouissance
les pulsions de l’écrivain, du scripteur, de l’auditeur, de re-lecteur et de
l’auteur ? Revenir sur ses traces, s’y perdre, n’est-ce pas là le principe même
de la répétition, du supplément d’origine, du principe du non-originaire
du texte mobile ? C’est à la suite d’un tremblement de terre que Robinson
développe la terreur fondamentale – Derrida dit : le phantasme fondamen-
tal, le phantasme du fondamental – qui l’éprouve : être enterré vivant : « il
ne pense qu’à être mangé et bu par l’autre, il y pense comme à une menace,
mais avec une telle compulsion qu’on se demande si la menace n’est pas
aussi caressée comme une promesse, comme un désir. » C’est peut-être là
que gît l’ombilic de la création, sa roue des limbes : du regard à la rature,
l’effacement de la trace guette toujours, comme son retour éternel dans sa
différance. La roue de l’écriture, n’est-ce pas la mise en mouvement de la
technique rotatoire de la littérature, sa loi de ré-invention auto-hétéro-bio-
graphique ? Bref, le manuscrit écrit d’une même trace la possibilité de la
création et la possibilité de la destruction. Il est donc, toujours, ana-chro-
nique, sin-thome de ce qui survit de l’irreprésentable.
Michel Peterson
Montréal
Introduction
ses suggestions et le relance à son point de départ qui est le grain de jouis-
sance recouvrant le bout de Réel.
L’écriture littéraire se constitue donc peu à peu et découle de ce jeu
entre les instances et le « texte mobile ». Différente de l’inconscient qui
ne cesse de ne pas s’écrire et saute continuellement de signifiant inconscient
en signifiant inconscient, l’écriture littéraire ne cesse pas d’être écrite par
les signifiants linguistiques durant les campagnes de rédaction jusqu’à ce
que l’auteur mette le point final à la dernière version. À ce moment et seu-
lement à ce moment, l’écriture littéraire, je dirai, totale, coïncidera avec
l’auteur qui signe le livre, auteur qui sera reconnu comme tel par la société.
La roue de l’écriture développée ensuite dans l’ouvrage précédent paru
dans Voix psychanalytiques chez Liber (Montréal), est reprise de nouveau
dans cet essai insistant sur les rapports avec le temps logique défini par
Lacan, montrant comment elle joue dans les manuscrits et dans les textes
publiés de Marcel Proust et d’Henry Bauchau. La roue de la lecture, quant
à elle, éclaire le chemin du symptôme au sinthome qui peut transformer le
lecteur, relève deux objets banals, une lettre chez Poe et un paillasson chez
Proust, qui deviennent des phares de lecture.
Dans la deuxième partie, différents concepts de critique génétique
sont précisés : la signature, le savoir génétique, l’inconscient génétique et
l’impensé de la langue ; les rapports entre le virtuel et la réalité ainsi que
les avantages de deux modes de lecture du manuscrit, la lecture après-coup
et la pensée par détails, sont soulignés ensuite.
Dans la troisième et la quatrième partie, sont analysés des textes de
Proust et de l’écrivain belge, Henry Bauchau.
La pratique des manuscrits proustiens révèle une logique sous-jacente
dans les manuscrits voisins et des processus cognitifs étonnants sur la per-
méabilité entre futur, présent et passé. Ensuite, la même pratique pousse
le généticien à la recherche des processus de création à se méfier de la chro-
nologie des brouillons, à utiliser l’après-coup freudien dans la lecture et à
tenir compte en première instance de la sonorité du texte, premier moteur
de l’écriture proustienne. La pratique des manuscrits d’Œdipe sur la route de
Bauchau découvre deux genèses, remet en cause le nombre de versions du
roman et saisit la distance entre le temps de la création et celui de l’écriture.
L’étude du texte publié, quant à lui, annonce un Œdipe contemporain
Introduction 9
Dans toute activité, l’écrivain tout comme chaque homme cherche une
satisfaction qui peut devenir jouissance, c’est-à-dire, excès de plaisir. Je
soutiendrai donc que tout roman, poème, drame ou œuvre en général
est aiguillonné par un grain de jouissance sous-tendu de douleur, argu-
ment soutenu dans Littérature à partir de l’analyse de la petite musique
de Vinteuil de Proust (Willemart, 1999a). Le manuscrit expose ce mou-
vement. A mesure que le texte se construit et se défait par les ratures, les
le rythme passionné dans lequel je suis entraîné durant un an, m’enseigne à reconnaître,
sous les paroles de mes personnages, mon son de voix, mes rythmes, les pulsions de
la langue et de mon corps. Quand je ne les entends pas, je saurai que je ne suis pas
dans ma vérité et que je dois m’arrêter et recommencer. (Bauchau, 1998, 12 et 13)
4 La suite du texte a été déclenchée lors d’une conversation avec Roberto Zular du
département de théorie littéraire de l’Université de São Paulo.
16 Chapitre 1
5 Comme le héros essayant de baiser les mains de l’ambassadeur Norpois, qui n’ap-
prend la réaction offensée de Norpois que plus tard (Proust, 1987b, 469).
6 « Les longs passages explicatifs que Proust consacrait à l’actualité dans Jean Santeuil
disparaissent de La Recherche au profit d’anecdotes. L’entier matériau historiogra-
phique est anecdotisé tant par les personnages que par le romancier, et cette anecdo-
tisation semble avoir pour tâche, à tout le moins pour résultat, d’évacuer l’Histoire
du roman. Une étude suivie des fonctions de l’anecdote prouve toutefois que le
micro-récit assume simultanément deux fonctions distinctes, voire contraires. Pour
les personnages, il y va d’une stratégie d’escamotage, pour le romancier d’une tech-
nique d’inscription de l’Histoire. Grâce à l’anecdote, un élément pourtant réputé
secondaire, Proust indexe son récit au discours social de l’époque » (Guez, 2009).
7 « Si, d’un côté, Flaubert recommence chaque fois à réécrire le folio qu’il va barrer
d’une croix de Saint-André, d’un autre côté, avant de se remettre dans la succession
irréversible, il revient à son écriture, travaille en marge, rature et ajoute ; il se permet
autrement dit de “spatialiser” le temps, de faire de son folio une scène de théâtre à la
Mallarmé. Un temps différent a été introduit. Entre l’écriture et l’écrivain se noue un
rapport centré sur la recherche d’une vérité. L’auteur se cherche, ou mieux l’écrivain
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 17
Vous êtes trois ici présents. Voici cinq disques qui ne diffèrent que par leur cou-
leur : trois sont blancs, et deux sont noirs. Sans lui faire connaître duquel j’aurai fait
choix, je vais fixer à chacun de vous un de ces disques entre les deux épaules, c’est-à-dire
hors de la portée directe de son regard, toute possibilité indirecte d’y atteindre par la
vue étant également exclue par l’absence ici d’aucun moyen de se mirer […] Car c’est
le premier à pouvoir en conclure sa propre couleur qui doit bénéficier de la mesure
libératoire dont nous disposons […] Encore faudra-t-il que sa conclusion soit fondée
sur des motifs de logique, et non seulement de probabilité. (Lacan, 1966, 197–198)
Premier mouvement
Notez que je devrais révéler la roue peu à peu, mais le manque d’espace
m’oblige à la montrer d’une fois à la fin du parcours. Quand l’écrivain se
relit et ici je vais décomposer le mouvement très lentement, il observe
d’abord le silence. C’est « le temps du regard intérieur et de l’intuition
instantanée » écrite pendant le travail de la première instance sauf qu’il
doit compter avec ce qui est déjà écrit. Remarquons que cet arrêt est
marqué non pas parce que l’écrivain voit mais par ce qu’il ne voit pas.
Dans l’exemple de Lacan, les prisonniers devaient regarder les deux col-
lègues en face d’eux pour déduire leur couleur n’ayant pas de miroir pour
regarder dans leur dos.
8 Chez Lacan, le symbolique enveloppe toutes les structures dans lesquelles nous
sommes insérés depuis la naissance à commencer par la structure familiale et le
langage.
9 « Cette fonction de la hâte, à savoir cette façon dont l’homme se précipite dans sa
ressemblance à l’homme, n’est pas l’angoisse » (Lacan, 1991, 422).
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 19
à celui qui les retranscrit, à la musicienne qui les chante, à la comédienne qui les ar-
ticule, au lecteur qui les suit sans les voir et s’absorbe dans leur signification, les mots
paraissent moins inintelligibles qu’à celui qui les écrit. Pour les écrire, il les cherche.
Comme ce couteau suspendu devant un bloc de glace qui le fuit, celui qui écrit est
un homme au regard arrêté, au corps figé, la main tendue, en suppliant vers des mots
qui le fuient. Tous les noms se tiennent sur le bout de la langue. L’art est de savoir
les convoquer quand il faut et pour une cause qui en revivifie les corps minuscules.
L’oreille, l’œil et les doigts attendent en rond comme une bouche, ce mot que le
regard cherche à la fois intensément et nulle part, plus loin que le corps dans le fond
de l’air. La main qui écrit est plutôt une main qui fouille le langage qui manque, qui
tâtonne vers le langage survivant, qui se crispe, s’énerve, qui du bout des doigts le
mendie. (Quignard, 1993, 12–13)
le motif ; le lecteur n’en saura rien non plus. Le directeur joue le rôle du
grand Autre, qui se définit comme une espèce de réserve des possibilités,
toutes exécutables, qui supposent un saut dans l’imaginaire, de ce qu’ils
pensent qu’ils sont ou du petit « a » lacanien, au vide, à l’acceptation du
risque, à la confiance en soi et dans le directeur. Un pacte sous-entendu
provoque cette rature.
Pourquoi l’écrivain s’arrête-t-il dans sa relecture et sur ce mot, sur cette
expression ou sur ce chapitre ?
Encouragés certainement aussi par le grand Autre, bien que le pacte ne
soit plus avec une personne seulement, mais avec son public-lecteur, avec la
communauté dans laquelle il vit et avec l’ensemble de la tradition, littéraire
ou non, ses lectures, etc. Tout comme le prisonnier, il doit aussi oublier le
petit « a » et ce qu’il s’imagine être pour oser faire un grand saut au-dessus
de cette faille immense, entourée d’événements. Cela exige une poussée de la
libido-texte mobile, qui doit cependant passer par la pulsion d’écrire.
Mille choses peuvent provoquer cet arrêt, dans le texte et hors du texte : un
souvenir de lecture ou d’une personne aimée ou haïe, un paysage comme
celui qui a attiré l’attention de Flaubert qui dans une lettre du 17 août 1876
à Caroline, sa nièce, disait imaginer le regard d’Antipas du conte Hérodias,
glissant sur la mer Morte à partir de la vision qu’il avait de la Seine à Croisset
en Normandie. Cela peut être aussi l’action subite du grain de jouissance qui
veut se manifester ou la tentative de comprendre sa propre écriture – c’est le
même Flaubert qui se plaignait de ne pas pouvoir embrasser d’une fois tout
ce qu’il avait écrit pour continuer son roman.
Cela peut être aussi la structure des personnages, la pression indéfinie
du passé de l’écrivain, la logique précédente inconnue, un roman ou un conte
déjà écrit. Ou encore un « système d’anticipations, d’intérêts, d’hypothèses
sur le travail de toute une logique (Derrida, 1980, 530) ou une phrase sans
discontinuité sans possibilité d’arrêt qui ne permet pas le surgissement de
l’inconscient. Nous savons par Jean Petitot que
10 « Depuis les travaux de D. Marr à la fin des années 1970, l’une des hypothèses qui
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 21
semble le mieux confirmée est que les cellules ganglionnaires de la rétine implé-
mentent une analyse en ondelettes du signal optique. L’intérêt principal de l’analyse
en ondelettes est de fournir un algorithme d’analyse du signal qui, contrairement
aux analyses classiques de type Fourier, est spatialement localisée et multiéchelle, ce
qui la rend adaptée à l’extraction de la géométrie encodée dans le signal. A chaque
échelle, le signal est lissé et les discontinuités qualitatives significatives en sont ex-
traites », Petitot. Modèles dynamiques en sciences cognitives. Notons également que
Hubel et Wiesel, prix Nobel de médecine de 1981, ont établi que la reconnaissance
d’objets se fait par étapes, depuis la rétine jusqu’au cortex inférotemporal : elle suit
le « chemin ventral ». Quand on regarde une chaise par exemple, le signal visuel
passe par des filtres successifs dans le cortex visuel primaire V1, puis dans les aires
suivantes V2 puis V4, et va finalement allumer dans le cortex inféro-temporal un
ensemble de neurones qui représente le concept de chaise. Lors de tâches visuelles
de routine, le signal se propage d’une traite en moins de 100 millisecondes. La rapi-
dité du signal est telle qu’elle rend impossible l’utilisation des nombreuses boucles
disponibles dans les connexions (Le Cun, 2019, 196).
11 « Le narrateur a opéré une coupe dans l’histoire du peuple juif, la période de 783 à
743 a.C ; il y distingue le prophète Amos qui devient objet de comparaison et qui
justifie la répétition de l’attitude d’un peuple. Enfin, et sans doute à son insu, il trace
un parallèle entre les deux chefs d’Etat, Jéroboam II et Antipas au désavantage du
22 Chapitre 1
second. Pour Antipas, la recherche d’un exemple dans le passé justifie une action
présente, répète le passé et abolit par conséquent la différence entre les deux temps
[…] Ces sauts successifs dans l’Histoire du peuple juif logifient une succession li-
néaire de faits et tracent une autre généalogie : Josué, Jéroboam, Antipas. D’autre
part, l’on sait que Josué, chef du peuple, jouait aussi le rôle de prophète, de “celui
qui parle à la place de Dieu”, et que ce n’est qu’à partir des rois Saül et David après
les Juges, que la fonction prophétique s’est distinguée de la fonction royale avec
Samuel, Isaïe, Elie, etc. C’est comme si Josué, chef ou roi ou prophète, engendrait les
rois Jéroboam II et Antipas, et, les prophètes Amos et Iaokanann, pour ne pas dire
Jésus, de même étymologie -Yahvé sauve- » (Willemart, 2017, 30 et 34).
12 « Je révère l’opinion de Poe, nul vestige d’une philosophie, l’éthique ou la méta-
physique, ne transparaîtra ; j’ajoute qu’il la faut, incluse ou latente. Éviter quelque
réalité d’échafaudage demeuré autour de cette architecture spontanée et magique,
n’y implique pas le manque de puissants calculs et subtils ; mais on les ignore,
eux mêmes se font, mystérieux exprès. […] L’armature intellectuelle du poème, se
dissimule et tient dans l’espace qui isole les strophes et parmi le blanc du papier ;
significatif silence qu’il n’est moins beau de composer, que les vers » (Mallarmé,
vol. 2, 659).
Comment comprendre le temps logique dans la roue de l’écriture ? 23
Second mouvement
la mémoire n’est pas celle du stockage de ce qui s’est imprimé dans la matière du corps.
C’est celle de l’élection, du prélèvement, du rappel et du retour d’un unique élément
au sein de ce qui a été stocké en bloc. L’oubli n’est pas l’amnésie. L’oubli est un refus
du retour du bloc du passé sur l’âme. L’oubli ne se confronte jamais à l’effacement
de quelque chose de friable ; il affronte l’enfouissement de ce qui est insupportable.
Retenir est l’opération qui consiste à organiser l’oubli de tous ce « reste » qui doit
tomber afin de préserver ce dont on souhaite le retour. […] La mémoire est d’abord
une sélection dans ce qui est à oublier, ensuite seulement une rétention de ce qu’on
entend mettre à l’écart de l’entreprise de l’oubli qui la fonde. (Quignard, 1993, 63–64)
Le narrateur raconte ce
L’auteur confirme qu’il entend (pulsion invocante)
Troisième mouvement
Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble
quelques pas qui les mènent, de front à franchir la porte. Séparément, chacun four-
nit alors une réponse semblable. C’est ainsi que tous trois sont sortis simultanément
forts des mêmes raisons de conclure. (Lacan, 1966, 198)
L’écrivain n’a pas devant lui que des phrases et des mots déjà écrits sur
ses brouillons et s’il s’arrête un certain temps, il aura aussi des mots lus ou
26 Chapitre 1
entendus ou des images dans son esprit. Il constatera que la force sonore
ou sémantique de l’un des mots affectera l’écriture puisque son intrusion
changera le sens de la phrase et des autres mots.
Je ne prends qu’un exemple dans le folio 21 du cahier XXI de Marcel
Proust. Le héros va pour la première fois au théâtre assister à Phèdre de
Racine, mais revient déçu du jeu de la grande actrice, la Berma. Cependant,
durant la mise en scène, il se laisse emporté par les applaudissements du
public bien qu’il se rende compte de son esprit grégaire dans la seconde
version des folios 21 et 22 recto et se dit : « j’ai partagé le vin grossier de
cet enthousiasme populaire ». Mais dans le texte publié, l’auteur lui fait
dire un mot de plus : « j’ai partagé – avec ivresse –, le vin grossier de cet
enthousiasme populaire ».
L’ordre syntaxique était déjà établi dans les versions précédentes, tou-
tefois, l’expression « avec ivresse » va contaminer le reste donnant à l’en-
thousiasme une connotation de perte de contrôle, ou pour le moins, d’état
hors du normal, accentuant par anticipation la déception qui suivra. C’est
comme si le héros se lamentait de ne pas pouvoir continuer dans cette
ivresse vécue au théâtre. Une fois la nouvelle expression découverte, tout
le contexte va suivre la solution jusqu’au texte publié.14
Parfois cependant, l’écrivain ne réussit pas à résoudre la difficulté ni
à trouver le mot, l’expression ou la phrase. Que faire ? Quignard répond
une fois de plus :
c’est quand le tout du langage tourne court, à proportion qu’il a failli, que le mot vrai
peut surgir. Alors ce mot dit plus qu’il ne signifie, et il montre plus qu’il n’exprime. Le
mot vrai est la clé qui déverrouille un espace beaucoup plus vaste que le pêne dans la
serrure qui se retire de la gâche, que la porte qu’il ouvre. C’est le mot retrouvé qui est
le sésame. Non pas en tant que mot, mais en tant qu’il restitue à la scène intransmis-
sible, qu’il ouvre au « bout » de la langue, qu’il engage au réel. (Quignard, 1993, 79)
nous ne saisissons que des pulsions partielles dans le sujet, ce qui est confirmé par
Freud qui ajoute que la ganze Sexualstrebung, (représentation de la totalité de la
pulsion sexuelle) n’y est pas. (Lacan, 1973, 172)
Et il ajoute :
Le lecteur
Dans la langue, dès qu’apparaissent des adjectifs nombreux, c’est le signe du sans
langage. C’est le symptôme qui trahit la part maternelle, qui signale la nostalgie du
réel d’avant le langage, qui indique le foyer rayonnant, c’est-à-dire, la scène violente,
c’est-à-dire, le réel d’avant la réalité, c’est-à-dire, le coït, c’est-à-dire, l’hyperesthésie.
C’est la nostalgie en acte de l’autre du langage, de l’objet introuvable, de l’image in-
transmissible et du nom sur le bout de la langue. (Quignard, 1993, 76–77)
la genèse de l’écriture est située dans un regard fasciné vers l’obscur, à la fois vague et
oublié […] L’écriture est la lecture in abstentia, lecture de ce dont le texte est trace.
(Lepeyre-Desmaison, 2005, 335)
de vraies écoutes, je crois qu’il n’y en a que deux que connaissent les hommes : La
lecture des romans, car la lecture d’un essai ne suspend ni l’identité ni la méfiance.
La musique savante, c’est-à-dire les mélos6 composés par ceux qui sont passés par
l’initiation du langage individuel et silencieux […] L’énonciation disparaît, la récep-
tion vacille et se fond à la source, le trouble naît et la perte d’identité en témoigne.
(Quignard, 1996, 130)
Premier mouvement
Second mouvement
Ce que le sujet cherche à voir, sachez-le bien, c’est l’objet en tant qu’absence. Ce que
le voyeur cherche et trouve, ce n’est qu’une ombre derrière le rideau. Il y fantasmera
n’importe quelle magie de présence. […] ce qu’il cherche, ce n’est pas comme on dit,
le phallus – mais justement son absence, d’où la prééminence de certaines formes
comme objets de sa Recherche. (Lacan, 1973, 166)
Troisième mouvement
Quatrième mouvement
Écrire (et j’ajoute -lire-), c’est entendre la voix perdue. C’est d’abord le temps de
trouver le mot de l’énigme, de préparer sa réponse. C’est rechercher le langage dans
le langage perdu. C’est parcourir sans cesse l’écart entre le mensonge ou l’Ersatz et
l’opacité inintelligible du réel, entre la discontinuité du langage voué à la dissidence
des objets dans l’identification des individus – la face vue par le miroir – et le continu
maternel, le fleuve, le jet d’urine maternel- la face en face. (Quignard, 1996, 94)
La littérature, symptôme ou sinthome ? 37
La roue de la lecture
Grain de jouiissance
pourquoi un homme normal, dit normal ne s’aperçoit pas que la parole est un pa-
rasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être
humain est affligé […] Il est certain que là-dessus Joyce nous donne un petit soupçon.
(Lacan, 2005, 95)
Cinquième mouvement
social »8, il agira comme Swann qui ne veut rien savoir du pourquoi de
son émotion et abandonnera ou continuera sa lecture comme un céliba-
taire de l’art.9
Si au contraire le lecteur lit à voix haute, entend par exemple l’équi-
voque de certains mots, accepte l’impact et l’introduit dans son discours
avec ses amis ou sur le divan, il aura quelque chance de savoir la vérité
que supporte le symptôme. Le texte tient la place du psychanalyste qui
envoie un message au lecteur, bien que je préfère dire que le texte est
demi-psychanalyste puisqu’il a besoin du discours de lecteur pour avoir
de l’effet.
Nous arrivons ainsi au sinthome, assez ambigu en français puisqu’il
a la même résonance que « saint homme » avec un résidu de péché en
anglais, sin, souligne Lacan.
Si nous écrivons « saint homme », nous pouvons entendre saint
Thomas d’Aquin que Lacan rapproche de Joyce puisqu’à la fin de sa vie,
selon Luther, Thomas comparaît La somme théologique, son œuvre princi-
pale, à du fumier (sicut palea) (Villers, 2008).
Avant de poursuivre, nous avons à nous mettre d’accord sur le concept
de sinthome citant quelques lignes du séminaire 23 de Lacan.
La bonne façon d’être hérétique est celle d’avoir reconnu la nature du sinthome qui
ne se prive pas d’en user logiquement, c’est-à-dire d’en user jusqu’à atteindre son réel,
au bout de quoi, il n’a plus soif. (Lacan, 2005, 15)
nous n’avons que ça, l’équivoque, comme arme contre le sinthome, l’équivoque […]
La seconde étape (de la supervision) consiste à jouer de cette équivoque qui pourrait
libérer du sinthome. En effet, c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation
opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne. (Lacan, 2005, 18)
Une chose qui résonne, oui, mais pas seulement par l’équivoque. Cela
peut être aussi par la ressemblance de scènes racontées : je lis le texte de la
madeleine de Proust et me souviens de scènes semblables dans ma vie ou
dans d’autres romans, ou bien je m’identifie à un personnage ou aux rela-
tions entre les personnages, etc. De toutes façons, quelque chose sera libéré
comme s’il était emprisonné, au moyen de la musique des mots.
La lecture sera sinthomatique si elle permet de conduire à un grain de
jouissance au moyen de l’équivocité ou de la bifurcation :
nous apprenons à l’analysant à épisser, à faire épissure entre son sinthome et le réel
parasite de jouissance. Ce qui est caractéristique de notre opération, rendre cette
jouissance possible, c’est la même chose que ce que j’écrirai comme j’ouïs-sens. C’est
la même chose que d’ouïr un sens. (Lacan, 2005, 73)
11 « je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la
serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n’avait aucun rapport avec
ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide
d’une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien
qu’à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c’est sur tout
autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne gardent rien d’elle, qu’on la juge et
qu’on la déprécie » (Proust, 1989, 448).
Chapitre 3
Que dire au sujet de La lettre volée qui n’a pas encore été dit ? Dois-je
répéter à mon tour mon commentaire et celui d’autres lecteurs ? Répéter,
c’est-à-dire, selon la lecture lacanienne de la Wiederholungszwang, non
pas me soumettre à un automatisme, mais insister significativement.2
Insister sur quoi ? Mon insistance portera sur le rapprochement entre
littérature et psychanalyse. N’est-ce pas notre façon de jouir comme cri-
tique ? Comment lire La lettre volée et son commentaire par Lacan à partir
de ma position de critique littéraire ? Me demander à chaque phrase si
possible, comment faire le rapprochement avec la lecture critique à partir
de la psychanalyse.
Puis-je non pas appliquer à ma lecture, mais profiter de ce concept
d’insistance significative qui définit l’action de l’inconscient et ne vaudrait
que pour lui ? Il me semble que oui. Sachant que tout ce que nous faisons
ou écrivons, a un côté inconscient, c’est-à-dire, a à voir avec la jouissance,
je risque de toucher aussi à cette dimension en insistant significativement
sur tel ou tel élément.
Mais avant de souligner mon insistance, demandons-nous sur quoi
insiste Lacan.
Comment le savoir ? Heureusement, ce n’était pas la première fois
que Lacan commentait le texte de Poe. Il l’avait déjà fait dans le deuxième
séminaire consacré au « moi dans la théorie de Freud et dans la technique
3 « Nous lui ménageons un palier dans notre style, en donnant à la Lettre volée le
privilège d’ouvrir leur suite en dépit de la diachronie de celle-ci. A ce lecteur de
rendre à la lettre en question, au-delà de ceux qui firent un jour son adresse, cela
même qu’il y trouvera pour mot de la fin : sa destination. A savoir le message de Poe
déchiffré et revenant de lui, lecteur, à ce qu’à le lire, il se dise n’être pas plus feint que
la vérité quand elle habite la fiction […] A cette place que marquait l’homme pour
Buffon, nous appelons la chute de cet objet, révélante de ce qu’elle l’isole, à la fois
comme la cause du désir où le sujet s’éclipse, et comme soutenant le sujet entre vérité
(jouissance ) et savoir. Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du
style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille
mettre du sien » (Lacan, 1966, 9–10).
La lettre volée de Poe et le paillasson proustien 45
6 « Aussi bien l’aura de nonchaloir allant jusqu’à affecter les apparences de la mol-
lesse, l’étalage d’un ennui proche du dégoût en ses propos, l’ambiance que l’auteur de
la philosophie de l’ameublement sait faire surgir de notations presque impalpables
comme celle de l’instrument de musique sur la table, tout semble concerté pour-que
le personnage que tous ses propos ont cerné des traits de la virilité, dégage quand il
apparaît l’odor di femina la plus singulière » (Lacan, 1966, 35).
La lettre volée de Poe et le paillasson proustien 47
précédemment pour donner une autre sens au même discours ou faire tenir
au personnage un discours différent. La transformation des personnages
est due à cette néantisation de ce qu’ils croyaient être par leur introduction
dans la chaîne. Lacan rejoint Frege pour qui le passage par l’ensemble zéro
facilite ou autorise la progression.7
Si dans le conte de Poe, le bout de réel ou de jouissance qui montre le
bout de son nez dans la lettre, est visible et repérable, ce n’est pas toujours
le cas dans les autres textes que nous lisons.
Par conséquent, je me pose plusieurs questions.
Pouvons-nous dans les romans ou les contes que nous analysons poser
les personnages ou certains objets sur une chaîne et observer leur transfor-
mation indépendamment de ce qu’ils sont dans leur monde, de ce qu’ils
représentent ou de leur identité ?
Y a-t-il toujours une espèce de lettre qui joue le rôle d’attracteur ou de
filtre transformateur ? Pouvons-nous lire dans le roman analysé un corps
qui se constitue comme le nom d’un pays sur une carte géographique où
il se lit difficilement vu l’écart entre les lettres, corps qui ne sera lisible que
si nous savons en rassembler les morceaux et en montrer la cohérence ?
N’est-ce pas une lecture trop structurale qui appauvrit le texte ?
Je ne peux répondre à la place de mon lecteur dans ses analyses. Prenons
le cas de La Recherche qui probablement donnera une réponse.
Sans savoir ce rapprochement possible auparavant, j’avais remarqué
l’importance de plusieurs objets dans le Côté de Guermantes et avais décelé
le rôle d’un objet tout aussi banal qu’une lettre, mais qui, en principe, ne sert
que pour s’essuyer les pieds avant de penétrer dans une maison, le paillasson.
Peu importe son contenu ou sa matière, s’il est en fibre ou en coton, c’est
à la fois sa fonction et son symbole qui nous intéressent.
Autant la lettre est synonyme de message et relie deux personnes, autant
le paillasson signifie le passage entre l’extérieur et l’intérieur, le public et
le privé ou encore, entre un monde et un autre ; il est la marque d’un fran-
chissement ou d’une frontière entre un monde et un autre, il sépare et unit.
Un des plus grands désirs du héros de la Recherche est de participer au
monde des légendes et des châteaux qui entoure la duchesse de Guermantes,
7 Frege (1969, 200 et suiv.). Lacan a repris le concept zéro dans la séminaire 19.
48 Chapitre 3
Le sujet de l’écriture n’existe pas si l’on entend par là quelque solitude souveraine de
l’écrivain. Le sujet de l’écriture est un système de rapports entre les couches : du bloc
magique (analysé par Freud), du psychique, de la société, du monde. A l’intérieur
de cette scène, la simplicité ponctuelle du sujet classique est introuvable. (Derrida,
1967, 335)
c’est par l’Allitération que je suis arrivé à tenir la clef du Saturnien, […] Le résultat
est tellement surprenant qu’on est porté à se demander avant tout comment les
auteurs de ces vers […] pouvaient avoir le temps de se livrer à un pareil casse-tête.
(Starobinski, 1971, 21)
d’une personne, signifiants, métaphores d’un corps, le mot sous les mots,
la signature sous la signature.
La préférence de Saussure pour cette « seconde manière d’être »,
l’hypogramme, rappelle trois choses : les rejetons du refoulement origi-
naire dans la théorie freudienne, les éléments manifestes rattachés aux élé-
ments latents des rêves et, enfin, le moi défini comme étant une projection
du ça. Deux niveaux aux rapports métonymiques, d’engendrement ou de
projection sont distingués. Ces phénomènes ressemblent fort au rapport
existant entre le nom ou le thème et la poésie, sauf que pour Saussure, les
deux niveaux sont conscients.
Nous rapprochant de la psychanalyse, nous savons que lalangue avec
laquelle cohabite l’inconscient2, agit par homophonie et que son unité
minimum n’est pas très précise bien qu’il soit indispensable que ces unités
s’associent. Par ailleurs, Saussure souligne que toutes les syllabes allitèrent,
résonnent ou sont comprises dans une harmonie phonique. La musique des
sons dominerait autant lalangue que la poésie. Ce qui nous fait conclure
que même si les syllabes ne découlent pas d’un nom, même s’il n’y a pas de
refoulement originaire ou un autre signifiant qui, dans sa matérialité, joint
les syllabes entièrement ou en partie, l’association opèrera par le son. Ceci
révèle peut-être que dans une première étape, la présence d’un son en attire
d’autres qui se répercutent l’un sur l’autre et qu’ensuite, dans une seconde
étape, le nom ou le thème surgit.
La première étape qui se traduit en un premier son agréable ou déchi-
rant se verra confinée dans le mystère de la vie de l’écrivain et restera à jamais
inconnue (Cyrulnik, 2007) sauf si le poète essaie de reconstituer l’histoire de
la poésie où le signifiant émergerait « après-coup » ou rétrospectivement.
2 « Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. […] C’est parce
qu’il y a l’inconscient, à savoir lalangue en tant que c’est de cohabitation avec elle
que se définit un être appelé l’être parlant, que le signifiant peut être appelé à faire
signe » (Lacan, 1975, 127 et 130) et « Lalangue est faite de n’importe quoi, de ce
qui circule dans les latrines comme dans les salons. Le malentendu est à toutes les
pages, parce que tout peut faire sens, imaginaire, avec un peu de bonne volonté.
Malentendu est le mot juste. Il dit “dire” ou “Dieu”?, “croate” ou “cravate”? “Wat ist
das ?” L’homophonie est le moteur de lalangue. Et c’est pourquoi, j’imagine, Lacan
n’a pas trouvé mieux pour caractériser une lalangue que d’évoquer son système pho-
nématique » (Miller, 1975, 32).
56 Chapitre 4
éduqués qui prenaient la plume pour dire le mot le plus insignifiant. (Starobinski,
1971, 115–116)
C’est à cette condition seulement qu’il ne constituât pas un gros casse-tête […] que
ce jeu a pu devenir l’accompagnement habituel, pour tout Latin […] de la forme
qu’il donnait à sa pensée, presque à l’instant où elle jaillissait de son cerveau, et où il
songeait à la mettre en prose ou en vers. (Starobinski, 1971, 119–120)
une course : l’écrivain qui a une idée, le scripteur qui la met sur le papier ou
sur son écran, le narrateur qui la met en forme dans une histoire, le premier
lecteur qui relit et l’auteur qui la confirme. Toutefois, aucune de ces cinq
instances n’agit une fois pour toutes ; après chaque rature (Willemart, 2007,
204) qui se définit comme la porte d’entrée du futur et de la création, la
course à relais reprend.
Insistons sur l’instance de l’auteur. Parallèlement à la formation de
l’écriture, se construit la dernière instance qui approuve ou non le rempla-
cement opéré par le scripteur. L’auteur est donc le fruit de l’écriture et non
pas son « père ». Flaubert est engendré par Salammbô, Stendhal par Le
rouge et le noir, Racine par Phèdre, etc. Foucault repris par Inger Ostenstad3
l’avait déjà écrit sans toutefois connaître les manuscrits.
Différent du narrateur qui centralise le foyer narratif et cède la parole
au personnage, l’auteur refuse ou accepte, rature ou prescrit la proposition
du narrateur relue par le premier lecteur. L’auteur en formation n’est pas
mort comme l’affirmait Foucault, il n’est pas l’auteur fictif comme M. de
Renoncourt dans Manon Lescault (Genette, 1972, 239) même s’il se situe
à un niveau extra diégétique, ni l’auteur empirique ou l’écrivain délimité
par une biographie. Au cours des campagnes de rédaction, l’instance de
l’auteur, raturant et détruisant ce qui vient spontanément sous la plume
de l’écrivain, entre dans un processus de négation ou de dénégation des
origines, confirmant la sentence de Julien Gracq pour qui « le travail de
l’art n’engendre rien, il apporte en lui-même le rejet implicite de sa filia-
tion » (Gracq, Boie, 2001, 182). Le rejet de mots, de paragraphes, voire
même de chapitres, est semblable à la formation du sujet freudien qui,
par un processus inconscient de rejet et d’acceptation, se libère ou accepte
les qualités ou les manières de vivre et de penser provenant des gens de sa
famille. L’instance de l’auteur de la genèse qui surprend le chercheur du
3 (Pour) Michel Foucault « le lien du nom propre avec l’individu nommé et le lien
du nom d’auteur avec ce qu’il nomme ne sont pas isomorphes et ne fonctionnent
pas de la même façon » p. 796–797. Il soutient que le nom propre « Pierre
Dupont » réfère à une personne indépendamment des propriétés qui lui sont prê-
tées, tandis que le nom d’auteur « Shakespeare » est celui qui a écrit les œuvres
que nous attribuons à ce nom et que son identité serait autre si l’œuvre était autre
(Østenstad, 2009).
62 Chapitre 4
manuscrit, se situe dans une extradiégèse qui plonge dans la pulsion d’écrire
et dans tous les genres de mémoire de l’écrivain, pour émerger ratissant la
culture du moment et du passé, et, convaincu par le narrateur, approuve
ou non l’écriture.
La cinquième instance, celle du premier lecteur a déjà été commen-
tée par Grésillon et Lebrave (1983, 9) et, ensuite par d’autres généticistes
(Willemart, 1993, 67, Salles, 1998, 43, Pino et Zular, 2007, 79–89), mais
je l’entends autrement aujourd’hui. Le narrateur se relit quand il reprend
l’écriture, avant de passer la parole à l’auteur. Se relisant, l’écrivain synto-
nise avec le public lecteur dont le narrateur proustien reconnaissait déjà
l’importance,
Car il y a plus d’analogies entre la vie instinctive du public et le talent d’un grand
écrivain, qui n’est qu’un instinct religieusement écouté, au milieu du silence imposé
à tout le reste, un instinct perfectionné et compris, qu’avec le verbiage superficiel et
les critères changeants des juges attitrés. (Proust, IV, 472)
4 Alain Prochiantz distingue l’instinct, qui oblige l’individu à agir d’une certaine ma-
nière, pa exemple, le girassol qui incline ses fleurs en fonction de la position du
soleil, – de l’intelligence, qui profitant de l’indétermination du cerveau, ouvre de
multiples possibilités d’action. Machine-Esprit (2001, 167).
Comment se construit la signature ? 63
Dans ce qui suit, je redéfinirai trois concepts déjà commentés ailleurs qui
aident à comprendre la marche de la pensée dans son activité d’écriture
que ce soit celle de l’écrivain ou du critique : le savoir génétique, l’in-
conscient génétique et l’impensé de la langue (Willemart, 2011, 15–28)
pour examiner leurs rapports avec la mémoire de l’écriture.
Toutefois, auparavant, le terme de mémoire devrait être défini. Ivan
Izquierdo qui a étudié pendant plus de 40 ans cet aspect de la vie psychique,
envisage plusieurs sortes de mémoires dans leur relation avec les autres
phénomènes psychiques et rend cette notion très complexe. Je retiendrai
à peine l’une de ses définitions qui peut aider à comprendre la mémoire
de l’écriture :
Alors que le philosophe italien Norberto Bobbio, disait que « nous sommes ce dont
nous nous souvenons », j’ai l’habitude d’ajouter : nous sommes aussi ce que nous
décidons d’oublier. (Izquierdo, 2004)
la mémoire n’est pas celle du stockage de ce qui s’est imprimé dans la matière du corps.
C’est celle de l’élection, du prélèvement, du rappel et du retour d’un unique élément
au sein de ce qui a été stocké en bloc. L’oubli n’est pas une amnésie. L’oubli est un refus
du retour du bloc du passé sur l’âme. L’oubli ne se confronte jamais à l’effacement
de quelque chose de friable : il affronte l’enfouissement de ce qui est supportable.
Retenir est l’opération qui consiste à organiser l’oubli de tout ce « reste » qui doit
tomber afin de préserver ce dont on souhaite le retour. C’est ainsi que revenir met
Les informations qui arrivent à notre esprit de tous côtés par les cinq
sens, passent par l’inconscient avant d’arriver à la conscience comme l’ima-
ginait Freud (1967, 455–460) qui essayait d’expliquer ainsi les phénomènes
du cerveau. Quignard parle d’impression dans la matière biologique, ce n’est
donc pas quelque chose d’aérien ou de spirituel, mais du corporel ; Freud
comme psychiatre, essayait lui aussi de rattacher le psychique au corporel
avec la théorie des pulsions.
Ainsi, nous rejoignons en partie les neurosciences. Les progrès dans
la description du cerveau au moyen de plusieurs techniques d’images et la
possibilité de tester les effets d’un médicament à une déficience localisée,2
ont conduit certains scientifiques à croire qu’ils arriveraient ainsi à l’origine
de la pensée. Cependant, malgré les techniques de mesure ou de captation
assez fine des mouvements du cerveau, ou des tentatives d’identification
d’un neurone à une image, la complexité du cerveau est telle que le passage
du neural au mental continue un mystère. L’étude par images confirme le
fonctionnement simultané de plusieurs zones du cerveau et contrebalance
les premières trouvailles du médecin Paul Brocas (Moura, 2006, 126) qui
avec beaucoup d’autres ont identifié la fonction des zones du cerveau, mais
n’ont pas pu dire comment marche la pensée (Changeux, 2004).
Convaincu que notre pensée et nos activités dépendent de l’ensemble
de notre esprit et non pas d’un gène spécifique, Denis Noble, l’un des pion-
niers de la biologie des systèmes, est clair :
le code ADN n’a pas de sens (il n’est qu’une séquence de bases) tant qu’il n’est pas in-
terprété fonctionnellement, tout d’abord par la machine cellulaire (cellule/protéine),
qui initie et contrôle la phase de transcription, ensuite par les système d’interaction
de plus haut niveau entre protéines, qui génèrent les fonctions physiologiques su-
périeures. Un gène est impuissant sans cette interprétation par le système. En lui-
même, un bout d’ADN est comme un mot privé du cadre sémantique du langage
dans lequel il est exprimé. Le système fournit le cadre sémantique et donne au gène
sa fonctionnalité propre, son sens. (Noble, 2007, 47)
mon amour. Des paroles sans rien de sublime pourvu que la rime amène toujours
une romance de vacances qui lancinante vous relance. Vrai, elle était si jolie si
fraîche épanouie,et tu ne l’as pas cueillie. Vrai, pour son premier frisson, elle t’of-
frait une chanson à prendre à l’unisson. La, la, la, la, tout rêve rime avec s’achève,
le tien n’rime à rien. Fini avant qu’il commence le temps d’une danse, l’espace d’un
refrain. Trois petites notes de musique qui vous font la nique du fond des souvenirs,
lèvent un cruel rideau de scène sur mille et une peines qui n’veulent pas mourir »
(Montand-Mouskouri).
La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue 69
Cette évolution de la pensée, je n’ai pas voulu l’analyser abstraitement mais la recréer,
la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre des erreurs, sans croire devoir dire que je les
tiens pour des erreurs : tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité.
5 « Ce qui se réalise dans mon histoire, n’est pas le passé défini de ce qui fut puisqu’il
n’est plus, ni même le parfait de ce qui a été dans ce que je suis, mais le futur antérieur
de ce que j’aurai été pour ce que je suis en train de devenir » (Lacan, 1966, 300).
La mémoire de l’écriture et l’impensé de la langue 73
Cependant, une table réelle vue chez un antiquaire ou chez un ami, peut
aussi me rappeler non pas les mêmes tables, mais celles qui lui ressemblent
et par association, celles que le mot me rappelle. Autrement dit, le mot
autant que l’image appelle la chaîne de tables où j’ai mangé, étudié, fait
l’amour, etc., mais le mot semble plus puissant parce qu’accessible à tous,
tout en ne me dispensant pas de l’image.
Les deux concepts-espaces, l’impensé et à la mémoire de l’écriture, se
recouvrent parfois, mais l’écriture se chargera de les séparer, de faire passer
les informations de l’un à l’autre dans un premier moment pour ensuite les
utiliser dans le texte.
Chapitre 6
N’est-ce pas aussi ce qui nous tente avec nos manuscrits, nous occupant
de zoom, de reproduction, de microfilms pour faire voir plus et mieux et
souvent deviner sous la rature l’écriture de l’auteur ?
Wajcman distingue la vérité de l’image qui s’opposerait à celle de l’art,
du faire croire au public à une vérité technologique le dispensant de trou-
ver celle de l’art. Comme si « zoomer » un tableau de Vinci satisfaisait
le spectateur et le détournait d’en recevoir le choc esthétique qui pourrait
le bouleverser.
Je repose la question pour nous. Notre travail de généticien favorise-t-il
ou détourne-t-il le lecteur d’une expérience esthétique éventuelle ? Notre
chance peut-être est que nos travaux ne sont pas accessibles au grand public.
Mais même s’ils les étaient ou pour nous-mêmes, le virtuel ainsi visible nous
touche-t-il plus que le texte publié ? Nous passons des heures à débattre
avec des collègues ou à deviner seul dans la solitude du bureau, ce qu’il y
a en-dessous de la rature, à la virgule ou au jambage près. Le faisons-nous
pour avoir un document qui aidera à comprendre un peu plus le texte
publié et par quels détours l’auteur en est arrivé là ou pour pouvoir dire dans
un esprit assez positiviste, « la transcription est intégrale, vous savez ! »?
Mais revenons à la présentation de Sobral. Son virtuel ne donne pas
d’explication scientifique de la composition de l’œuvre, mais en laisse voir
le mécanisme final au point que le lecteur commun pourra penser à un
lien direct entre l’œuvre de l’auteur et l’écrivain invoquant l’inspiration ; le
généticien, quant à lui, sait le nombre et le volume de pages entre les deux
instances, espace qui marque l’objet de nos travaux, mais réfute aussi les
arguments de ceux qui prétendent voir un lien direct entre le premier ins-
tant de la création et l’œuvre comme si ce déclic mental expliquait l’œuvre.
Soutenir cette hypothèse serait répéter Jean-Paul Weber qui « expli-
quait l’œuvre entière de Mallarmé par la persécution d’un oiseau hypothé-
tique jeté hors du nid » (Weber, 1960 et Mauron 1962, 213). Ce serait nier
le temps et situer l’écrivain dans un monde éthéré hors temps et hors espace.
Ce serait oublier que l’œuvre remise à l’éditeur ne tient que pour très peu
de l’origine, qu’elle a besoin de temps parce qu’à tout moment l’inventeur
peut créer et innover, aidé en cela par sa mémoire, ses proches, par la com-
munauté qui l’entoure et par la tradition qui le soutient.
La virtualité des brouillons et la réalité de l’œuvre 79
5 « Mais qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nou-
veau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans êtres actuels, idéaux sans
être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se
trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais
ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui
est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la
sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit
confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas conte-
nir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de “mort” n’ait
pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? »
(Proust, 1988, 451).
82 Chapitre 6
Emma est actuellement hantée par l’idée qu’elle ne doit pas entrer seule dans une
boutique. Elle en rend responsable un souvenir remontant à sa treizième année (peu
après la puberté). Ayant pénétré dans une boutique pour y acheter quelque chose,
elle aperçut les deux vendeurs (elle se souvient de l’un d’eux) qui s’esclaffaient. Prise
de panique, elle sortit précipitamment. De là l’idée que les deux hommes s’étaient
moqués de sa toilette et que l’un d’eux avait exercé sur elle une attraction sexuelle.
[…] L’analyse met ensuite en lumière un autre souvenir qui, dit-elle, n’était nullement
présent dans son esprit au moment de la scène I, présence, du reste, que rien ne vient
confirmer. À l’âge de huit ans, elle était entrée deux fois dans la boutique d’un épicier
1 Ce texte a pour origine le projet de pós-doc de Samira Murad qui s’appuie sur
l’après-coup freudien, élaboré en juin 2012 et auquel j’ai répondu par ce texte.
84 Chapitre 7
pour y acheter des friandises et le marchand avait porté la main, à travers l’étoffe de sa
robe, sur ses organes génitaux. Malgré ce premier incident, elle était retournée dans
la boutique, puis cessa d’y aller. (Freud, 1973, 364)
L’aventure, c’est ce qui advient, c’est-à-dire ce qui s’ajoute, ce qui arrive par-dessus le
marché, ce qu’on n’attendait pas, ce dont on aurait pu se passer. Un roman d’aventure,
c’est le récit d’événements qui ne sont pas contenus les uns dans les autres. A aucun
moment on n’y voit le présent sortir tout fait du passé ; à aucun moment le progrès
de l’œuvre n’est une déduction. Chaque chapitre s’ouvre en excès sur le précédent, non
pas en ce sens qu’il est plus intense, plus violent, plus bouleversant ; mais simplement
les événements qu’il raconte, les sentiments qu’il décrit, débordent ceux du chapitre
précèdent. Ils viennent les prolonger, les porter plus loin, ils leur font suite ; mais ils
ne peuvent en aucune façon s’y réduire ni en résulter. […] Aussi le sens de l’œuvre
n’est-il pas tout de suite bien déterminé ; il change à mesure qu’elle croit ; il n’y a pas
de flèche pour indiquer où elle va ; elle se forme peu à peu ; elle s’améliore ; elle se
corrige. Ce n’est jamais le passé qui explique le présent, mais le présent qui explique
le passé ; je ne veux pas dire simplement qu’il en éclaire les énigmes ; mais ce qui
arrive modifie sans cesse l’intention et la portée de ce qui est arrivé. (Goulet, 1991, 49)
L’auteur Proust a rassemblé les folios dans le texte publié pour leur
donner un sens dans le cadre général d’une cathédrale. La distinction entre
l’instance de l’écrivain et celle de l’auteur est assez évidente dans ce parcours.
L’auteur se laisse emmener par l’écriture et se rappelle à l’insu de l’écrivain,
l’existence de morceaux de fiction excellents dans ses cahiers comme les
anecdotes2 ou comme des micro-récifs dont l’ensemble est pareil à une robe
rapiécée. L’écrivain, quant à lui, tout heureux de la reconnaissance de son
plan d’ensemble par son premier éditeur, Rivière, lui écrit : « Monsieur,
enfin, je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dog-
matique et une construction » (Proust, 1985, XIII, 98).
Flaubert agissait différemment puisque dans une première étape, il
travaillait par page et ne passait pas à la suivante avant d’être entièrement sa-
tisfait. Ensuite, il entamait la seconde version où le processus recommençait.
Bauchau, comme nous le verrons plus loin, raturait peu, mais ayant
aussi comme Flaubert un plan en tête, avait jusqu’à cinq versions suivant
le roman qui peuvent être considérées comme d’ immenses ratures qui se
superposent comme un palimpseste.
Ces trois auteurs confirment Rivière sur la force du présent qui oblige
les écrivains à tenir compte de ce qui va venir pour donner une cohérence
et un sens au récit.
Une fois ratifié par l’auteur, c’est-à-dire, admis et approuvé comme ap-
partenant au roman, la phrase, l’expression ou le paragraphe, deviennent-ils
cause de ce qui précède parce qu’ils offrent au lecteur une cohérence qui
convainc ?
Je n’emploierai pas le concept de cause bien qu’il rejoigne en partie
celui de cause finale selon Aristote ou de but poursuivi durant l’écriture.
La différence n’est pas dans le but que la plupart des écrivains se fixent au
départ, but rarement atteint parce que sujet à de nombreuses bifurcations.
Le diagramme d’un seul folio proustien qui consiste à retrouver l’origine
des phrases ou des mots dans d’autres folios, n’encourage pas le critique à
suivre un tracé linéaire. Ces bifurcations ne rejoignent en aucune manière
la cause finale d’Aristote et opère souvent à l’insu de l’écrivain.
2 « Les longs passages explicatifs que Proust consacrait à l’actualité dans Jean Santeuil
disparaissent de La Recherche au profit d’anecdotes » (Guez, 2009, 430–442).
86 Chapitre 7
une identité des contraires, un mouvement qui n’en est (peut-être) pas un, une im-
mobilité qui n’en est (peut-être) pas une. Un infini dialectique, donc, incluant son
autre, mais sans rien de dynamique – dialectique en ce sens non hégélienne, sans
progrès, sans dépassement d’une étape par la suivante. Un sur-place qui ne serait pas
un trépignement, mais la pulsation de l’éternel- une hésitation d’être. […] Autant de
signes nous rappelant, plus ou moins adéquatement la structure du Hasard : demeurer
en soi auprès de son contraire, contenir virtuellement l’absurde, être des deux côtés
de sa propre limite. (Meissalloux, 2011, 134)
La pensée
la pensée ne fonde l’être qu’à se nouer dans la parole […] rien ne se parle qu’à s’ap-
puyer sur la cause. Or cette cause, c’est ce que recouvre le « Soll Ich », le dois-je de la
88 Chapitre 7
formule freudienne, qui, d’en renverser le sens, fait jaillir le paradoxe d’un impératif
qui me presse d’assumer ma propre causalité. (Lacan, 1966, 865)4
Tout comme Emma qui prend pour elle ce qui s’est passé durant son
enfance, l’auteur en concluant l’après-rature, prend en charge le nouveau
mot ou le blanc qui succède au mot raturé. Il assume la causalité de l’écriture
du scripteur d’où surgit le sens et la cohérence. Cette causalité à rebours
est bien différente de la cause finale d’Aristote qui suppose une intention
première visible ou en sous-main.
De plus, Heidegger souligne que :
Les paroles ne sont pas des termes, et en tant que tels semblables à des seaux et à des
tonneaux où nous puiserions un contenu existant. Les paroles sont des sources que
le dire creuse davantage, des sources qu’il faut toujours de nouveau trouver, de nou-
veau creuser, qui s’encombrent facilement, mais qui de temps en temps, jaillissent
aussi à l’improviste. Sans un retour continuel aux sources, les seaux et les tonneaux
demeurent vides ou leur contenu demeure éventé. (Heidegger, 1983, 142)
4 Lacan fait ici allusion au « Wo Es war’ soll Ich werden » qu’il traduit par « Là où
c’était, là où s’était, voudrions-nous faire qu’on entendît, c’est mon devoir que je
vienne à être » (Lacan, 1966, 416–418).
Deux modes de lecture du manuscrit 89
La pensée qui émet un coup de dés ne peut donc que passer par le
langage dans le discours ou dans l’écriture. Son résultat sera rarement dé-
terminé tout comme le nombre qui sortira du coup de dés, ce qui provoque
une réécriture de la cause à rebours à chaque mouvement d’écriture. La
contingence bordera la nécessité de l’écrire et la nécessité de la cause dépen-
dra de la contingence du mouvement d’écriture. Drôle de cause qui dépend
de mouvements antérieurs à son éclosion pour se fixer.
Freud n’incluait pas le hasard dans sa théorie puisqu’il soutenait que toute
action a une dimension inconsciente. Lacan, au contraire, analysant La
lettre volée, a évoqué la possibilité de le contrôler (Allouch, 1993, 49), bien
que relisant Freud, il traduit le concept de tuché d’Aristote à sa manière, –
« comme au hasard » (Lacan, 1973, 54).
Le « comme au hasard » donne une figure d’imprévu à l’événement
arrivé « par hasard » qui en fait est déterminé par l’inconscient. Mais là où
nous pourrions confondre la cause aristotélicienne et la cause freudienne,
il nous faut sortir résolument de la linéarité et admettre au moins deux
lignes de force parallèles aux temps différents qui se chevauchent rarement,
sinon reconnaître des bifurcations continues qui empêchent d’avoir une
perspective ou un horizon d’attente déterminée comme Jauss le suggère.
Alors que nous envisageons les événements l’un après l’autre s’enchaînant
tout au moins dans le temps, l’inconscient arrive à l’improviste régnant
dans son espace sans dimension temporelle. Il n’y a donc pas d’avant ni
d’après pour son intervention. Pareil au grain de jouissance qui soutient
l’écriture d’un roman pour un an ou dix ans, l’inconscient ou le réel laca-
nien ne démord pas de sa place comme cause psychique des événements
où est impliqué le sujet.
L’après-coup intervient seulement dans le discours ou dans l’écriture
comme cause à rebours tout en maintenant l’autre scène, celle de l’in-
conscient qui sans cesse opère.
90 Chapitre 7
Être la cause d’un événement ne veut pas dire qu’elle transmet un sens au sujet.
Alors que l’effet de l’Autre scène n’est ressenti que « comme au hasard », l’ef-
fet du discours ou de l’écriture ne prend sens pour le sujet qu’à rebours. Dans
l’analyse, les effets devraient coïncider, mais dans l’écriture, ils sont reportés
de folio en folio dans une fuite continue comme dans la Recherche du temps
perdu qui « a beau faire le récit de la fuite du sens, cela n’empêche pas son
propre sens d’être, incessamment, en fuite » (De Man, 1989, 106).
Sous l’apparente d’une science positiviste qui voit dans le texte publié
la cause du manuscrit et en déduirait les effets passés et non futurs, le texte
publié met en ligne les bouts de manuscrits pour leur donner une cohérence
plausible tout comme la patiente de Freud a articulé l’attentat à la pudeur
qu’elle a souffert à sa peur d’entrer dans les magasins.
6 « C’est là un constraste évident avec les structures d’équilibre telles que les cristaux
qui, une fois formés, peuvent restés isolés et sont des strutures “mortes” sans dissi-
pation d’énergie » (Prigogine, 1994, 28).
92 Chapitre 7
Oubliant l’après-coup
Cet universel n’a pas été obtenu par repérage systématique de ce qui
est commun à chaque cas puisque je me suis borné à une partie du premier
paragraphe de la Recherche. Est-ce que cet Universel éclairera dix cas en tant
qu’aucun ne ressemble à l’autre et pourra s’appeler un universel difficile ? Le
rythme ou la musique des mots serait-il l’un des critères du Proust scripteur
quand il rature et ajoute ?
Ce critère essentiel, souvent bien malgré lui je crois, dans le choix des
mots, des phrases, des paragraphes nous aiderait-il à comprendre certains
processus de création de son écriture ? La tension entre la prose et la poésie
nous aidera-t-elle à l’analyse des manuscrits ?
Les travaux de l’équipe Proust de l’Université de São Paulo ont pour
fonction non seulement de publier quelques cahiers proustiens chez Brepols,
mais aussi d’éclairer les lecteurs et les critiques du texte édité en dégageant
des transcriptions de l’universel difficile. Comment ? En comptant souvent
sur le hasard dans nos recherches tout comme le narrateur proustien quand
il va introduire l’épisode de la madeleine :
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons
perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose
inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient
jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet
qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons
reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et
reviennent vivre avec nous. (Proust, 1987a, 43–44)
Les étapes avaient été décrites l’une après l’autre sans vraiment les arti-
culer, sachant cependant qu’elles se développaient parallèlement. Comment
faire pour que la première étape ait un effet non plus simplement causal
nécessaire ou d’antécédent sur les deux autres, mais qu’elle les transforme
dans leur essence. Comment sauter du parallélisme au logique est la ques-
tion ou encore, comment faire rejoindre trois parallèles ?
Appliquant ce principe à la lecture, l’interprétation de l’œuvre prous-
tienne dépendra du détail trouvé dans les transcriptions qui bouleversera
la lecture du texte publié. Et par ricochet, l’interprétation proustienne
obligera le critique à réinterpréter la genèse d’autres œuvres.
Pour s’en convaincre, je renvoie le lecteur au deuxième chapitre de la
troisième partie sur la traitrise de la chronologie qui part d’un détail dans
l’analyse.
Partie III
Pratiques et théorie proustienne
Chapitre 8
l’épisode de la Berma et de la conversation sur son jeu au cours du dîner avec M. de
Norpois, […] nous (le) lisons aujourd’hui au début de A l’ombre des jeunes filles en
fleurs. […] Proust ne s’est pas contenté de corriger ces placards (du 54 au 59) : il en
a surtout transféré certaines pages à la suite de la coupure de Noms de pays » que
lui imposait la réduction à cinq cents pages environ de son premier volume (chez
Grasset en novembre 1913). (Proust, 1987a, 1260–1261)
Relisant le cahier 21, je me rends compte qu’en fait, le seul folio dont
le sujet est inséré dans le premier volume est le verso choisi « par hasard »,
le folio 21 ; tous les autres folios sauf erreur se rapportent au deuxième
volume publié.
Le verso de ce folio se rattache probablement à l’extrait des Noms de
pays : le Nom qui suit :
Bien au contraire, elle [Gilberte] avait souvent prétendu qu’elle avait des amis qu’elle
me préférait, que j’étais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop
distrait, pas assez au jeu ; enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes
de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour elle un être dif-
férent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans un amour que Gilberte
aurait eu pour moi, et non pas, comme cela était, dans l’amour que j’avais pour elle,
ce qui la rendait autrement résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière
même dont j’étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte. Mais les
sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les lui avais pas encore décla-
rés. Certes, à toutes les pages de mes cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son
adresse, mais à la vue de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela
à moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans qu’elle fût
mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé parce qu’elles ne me parlaient pas
de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais de mon propre désir qu’elles semblaient
me montrer comme quelque chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux et
d’impuissant. (Proust, 1987a, 393)
Nous retrouvons les mêmes extraits bien qu’avec des ajouts dans A l’ombre
des jeunes filles en fleurs :
Je dis à ma grand’mère que je ne voyais pas bien, elle me passa sa lorgnette. Seulement,
quand on croit à la réalité des choses, user d’un moyen artificiel pour se les faire mon-
trer n’équivaut pas tout à fait à se sentir près d’elles. Je pensais que ce n’était plus la
Berma que je voyais, mais son image, dans le verre grossissant. Je reposai la lorgnette ;
mais peut-être l’image que recevait mon œil, diminuée par l’éloignement, n’était pas
plus exacte ; laquelle des deux Berma était la vraie ? (Proust, 1987, 441)
Hélas ! Cette première matinée fut une grande déception. (Proust, 1987, 437)
cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me
serais arraché comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la maison,
si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel
je devais qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois. Je lui fus présenté avant
le dîner par mon père qui m’appela pour cela dans son cabinet. A mon entrée, l’am-
bassadeur se leva, me tendit la main, inclina sa haute taille et fixa attentivement sur
moi ses yeux bleus. (Proust, 1987, 443)
Une logique sous-jacente à l’écriture des folios proustiens 101
Rather than continue to worry about the Champs-Elysées sequence, Proust turned
his attention to the dinner, and on f-4–30 wrote a completely new episode, preparing
for the dinner, for which he created a new character, the actress, La Berma (for a few
pages written as Bréma). (Pugh, 2004, Vol. II., 477)3
La Berma est citée sept fois dans Du côté de chez Swann non sans être
déjà caractérisée comme fameuse et géniale par le héros et par Bergotte4
(sauf si le cahier 21 a été écrit avant Les noms de pays). Cela importe peu
cependant pour mon propos, mais montre tout au moins que la Berma est
bien présente dès le cahier 21 et que le folio 22 r° ne renvoie pas seulement
à À l’ombre des jeunes filles en fleurs.
3 Notons que Bréma apparaît seulement une fois sur le folio 17 recto et deux fois sur
le folio 21 recto.
4 « Je classais par ordre de talent les plus illustres : Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,
Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient » (Proust, 1987, 74).
« “L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste homme à la Berma
qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue ?”
– “Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre.”
– “C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre, dans le
Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup
à la « hiérarchie! » des arts” » (Proust, 1987, 96).
« – “Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma ?” deman-
dai-je à M. Swann » (Proust, 1987, 98).
« Et hélas, il défendit aussi d’une façon absolue qu’on me laissât aller au théâtre
entendre la Berma ; l’artiste sublime, à laquelle Bergotte trouvait du génie, m’aurait
en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être aussi important et aussi
beau, consolé de n’avoir pas été à Florence et à Venise, de n’aller pas à Balbec »
(Proust, 1987, 386).
« Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans une pièce
classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une brochure où Bergotte par-
lait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce » (Proust, 1987, 393).
« Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque chose de
singulier et d’excessif – ou peut-être par une radiation télépathique comme celles
qui déchaînaient des applaudissements dans la foule ignorante aux moments où
la Berma était sublime, – que ce devait être quelque personne connue » (Proust
1987, 393).
102 Chapitre 8
Quels rapports y a-t-il entre les deux folios qui se font face ? Des rap-
ports lointains sans aucun doute puisque trois pages plus loin dans l’édition
de la Pléiade, nous lisons :
Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans une pièce clas-
sique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une brochure où Bergotte parlait
de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce. Elle m’avait prié de lui en
rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressé un petit télégramme en écrivant sur
l’enveloppe ce nom de Gilberte Swann que j’avais tant de fois tracé sur mes cahiers.
Le lendemain, elle m’apporta dans un paquet noué de faveurs mauves et scellé de cire
blanche, la brochure qu’elle avait fait chercher. « Vous voyez que c’est bien ce que
vous m’avez demandé, me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je lui
avais envoyé. » Mais dans l’adresse de ce pneumatique, – qui, hier encore n’était rien,
n’était qu’un petit bleu que j’avais écrit, et qui depuis qu’un télégraphiste l’avait remis
au concierge de Gilberte et qu’un domestique l’avait porté jusqu’à sa chambre, était
devenu cette chose sans prix, un des petits bleus qu’elle avait reçus ce jour-là, – j’eus
peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de mon écriture sous les cercles im-
primés qu’y avait apposés la poste, sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon
un des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes
ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient épouser, maintenir,
relever, réjouir mon rêve. (Proust, 1987, 395)
Le premier souci du héros qui insistait sur l’image que devrait se faire
le spectateur selon la Berma, n’apparaît plus dans le texte publié, mais croise
le deuxième souci qui est maintenu, mais qui questionne la vraie image de
l’actrice. Bergotte, son grand admirateur, signale un peu plus loin dans le
récit pourquoi il admirait la Berma :
Ce premier jour où je le vis chez les parents de Gilberte, je racontai à Bergotte que
j’avais entendu récemment la Berma dans Phèdre ; il me dit que dans la scène où elle
Une logique sous-jacente à l’écriture des folios proustiens 103
reste le bras levé à la hauteur de l’épaule – précisément une des scènes où on avait
tant applaudi – elle avait su évoquer avec un art très noble des chefs-d’œuvre qu’elle
n’avait peut-être d’ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce geste sur une métope
d’Olympie, et aussi les belles vierges de l’ancien Érechthéion. (Proust, I, 1987, 550)
C’est un véritable traité sur le regard que le narrateur déroule ici et qui
serait à développer dans un autre essai, mais résumons-le : le regard qu’il
soit direct ou par la lorgnette est rarement sinon jamais objectif. En ce qui
concerne les arts tout au moins, nous voyons davantage à travers notre mé-
moire ou notre imagination que ce que la réalité physique ou mathématique
décrirait. L’actrice reproduit sans le savoir des gestes qui ont marqué la ci-
vilisation et qui déclenchent les applaudissements du public. Tout autant
ce public qu’elle-même, sont le fruit, ou mieux le porte-parole de la culture.
Le public se reconnaît dans l’art exposé et manifeste ainsi son identité avec
l’artiste et en célèbre les retrouvailles. Il ne s’agit pas contrairement à ce que
le lecteur pourrait penser d’un quelconque archétype qui se manifesterait,
mais d’un langage gestuel qui se transmet de génération en génération à
travers l’art et les attitudes communes de l’homme dans son quotidien.
Peu importerait la lorgnette ou le face à face au théâtre dans ce cas.
Cependant, une autre raison est avancée par le héros dans le texte publié
tout au moins et qui nuancerait la phrase précédente : « user d’un moyen
artificiel pour se les (la réalité des choses) faire montrer n’équivaut pas tout
à fait à se sentir près d’elles ».
Notre personnage fait allusion aux lorgnettes, bien sûr! et invoque
la proximité spatiale que ne remplace aucun moyen technique de rappro-
chement. Que pouvons-nous en déduire ? Que le héros ne veut pas sim-
plement voir, mais « se sentir tout près ». Le regard est non seulement un
moyen d’examiner l’objet, mais de le sentir. Et évidemment, plus le regard
est proche, mieux est la sensation. Quelle sensation ? Sans doute, celle de
faire partie de l’univers de la Berma et de mesurer la distance où se trouve
le héros par rapport à elle.
Le concept de « distance » rappelle le texte de Blanchot cité par
Barthes sur le neutre :
« Maintenant, ce qui est en jeu et demande rapport, c’est tout ce qui me sépare de
l’autre, c’est-à-dire, l’autre dans la mesure où je suis infiniment séparé de lui ; séparation,
104 Chapitre 8
fissure, intervalle qui le laisse infiniment dehors de moi, mais aussi prétend fonder
mon rapport avec lui sur cette interruption même, qui est une interruption d’être –
altérité par laquelle il n’est pour moi, il faut le répéter, ni un autre moi, ni une autre
existence, ni une modalité ou un moment de l’existence universelle, ni une surexis-
tence, dieu ou non-dieu, mais l’inconnu de son infinie distance […] Altérité qui se
tient sous la nomination du neutre »
Par la présence de l’autre entendu au neutre, il y a dans le champ des rapports une
distorsion empêchant toute communication droite, et tout rapport d’unité. (Barthes,
2002, 190)
1. Le héros se fait le lien entre les deux femmes dont il voudrait par-
tager l’univers en demandant à Gilberte une brochure où Bergotte
commentait le Phèdre de Racine. Dans ce sens, Bergotte joue le
même rôle que Monfort (le Norpois du texte) du folio 22 r° qui
comme admirateur de la Berma, pourra renseigner le héros. De
plus, la demande créera un lien plus intense avec son amie et entrer
dans l’univers de l’une le fera entrer dans celui de l’autre.
2. « l’immense déception » éprouvée à la sortie de scène de la
Berma d’un côté, et « le découragement » devant son désir resté
sans confirmation, de l’autre. L’idée qu’il se faisait de la grandeur
de l’actrice confronté à la réalité de la scène, idée du passé donc,
est parallèle à celle de l’avenir qu’il s’imaginait avec Gilberte. Les
deux expériences illustrent à la fois son illusion et la réalité qui la
remodèle ou la détruit.
Écrire sans cesse le nom de Gilberte sur les cahiers prend sa
source dans le même besoin de prolonger un plaisir « de ne pas
quitter pour jamais, en sortant du théâtre, cette vie qui pendant
quelques heures avait été la mienne » et dit assez ce vouloir per-
manent de vivre hors de la réalité dans son monde imaginaire. Le
retour à la maison comparé à un exil et « la vue de ces vaines lignes
qui ne prouvaient nullement qu’elle consentit à, (qu’elle) tenait ef-
fectivement une grande place dans ma vie, mais seulement qui dé-
voilaient seulement devant moi le désir que j’avais que cela fut »
106 Chapitre 8
Comme la réalité artistique est un rapport, une loi réunissant des faits différents (par
exemple ces sensations différentes que la synthèse de l’impression fait naître) la réalité
n’est posée que quand il y a eu style c’est-à-dire alliance de mots. C’est pourquoi il n’y
a pas de sens à dire que le style aide à la durée des œuvres d’art etc., l’œuvre d’art ne
commence à exister qu’avec style ; cela ne veut pas dire que la vision qu’il jusqu’alors
il n’y a qu’un écoulement sans fin de sensations séparées qui ne s’arrêtent pas de fuir. Il
en prend celles dont la synthèse fait un rapport, les forge bat ensemble sur l’enclume et
sort du four un objet où les deux choses sont attachées. (Proust, folio 33rº, Cahier 28)
idées ou des sensations, l’oubli étant une autre sorte de rature, mais des
mots écrits appartenant à une langue à laquelle il est soumis comme tous
les êtres parlants.
Il raturera donc des mots ou des phrases. Prenons le folio 22 r° du
cahier 21 de Proust.
Pour évaluer la logique textuelle et non cartésienne qui gouverne ce
folio, nous pourrions suivre le temps supposé de rédaction où les ratures
devraient annoncer une réécriture immédiate et la constatation des chan-
gements effectués qui annoncent les processus de création.
Néanmoins, rien n’est sûr quant à la progression chronologique et les
moments des trouvailles. Il y a tellement d’interactions entre l’esprit et la
feuille de papier qui ne sont pas annotées que nous ne pouvons suivre le
chemin exact non de la pensée, mais de l’écriture qui conduira la pensée. Ici
sans doute, nous divergerons de certains cognitivistes qui ne tiennent pas
forcément compte de la force de l’écriture inventant sa réalité tout comme
le discours oral crée la sienne indépendamment de la réalité empirique.2
Aussi, pour comprendre un peu mieux la rature, je doublerai la logique
de l’écriture d’une lecture après-coup me basant sur un texte surprenant où
le narrateur proustien de La Prisonnière bien avant Freud ou Lacan, pré-
conisait une lecture rétroactive qui présupposait la recherche d’une unité.
Le texte est un peu long, mais en vaut la peine !
2 « parce que la réalité découle très précisément du dire » (Lacan, 2000, 176).
L’insistance sur la non localisation géographique des fonctions du cerveau ou sa
fonction hollistique n’est pas nouvelle et pourtant certains neuroscientistes attri-
buent encore telle fonction à telle partie du cerveau et prétendent situer le gêne de
l’homosexualité, de l’intelligence, de l’anorexie, etc. Voir les pondérations de Denis
Noble rappelées au deuxième chapitre de la deuxième partie.
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 109
ni à ceux qui appelèrent des poèmes ou des essais disparates La Légende des siècles
et La Bible de l’Humanité, ne peut-on pas dire pourtant de ce dernier qu’il incarne
si bien le XIXe siècle, que les plus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant
les chercher dans son œuvre même que dans les attitudes qu’il prend en face de son
œuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans son Histoire de la Révolution,
mais dans ses préfaces à ses livres. Préfaces, c’est-à-dire pages écrites après eux, où
il les considère, et auxquelles il faut joindre çà et là quelques phrases commençant
d’habitude par un : « Le dirai-je » qui n’est pas une précaution de savant, mais une
cadence de musicien. […] Unité ultérieure, non factice, […] Non fictive, peut-être
même plus réelle d’être ultérieure, d’être née d’un moment d’enthousiasme où elle est
découverte entre des morceaux qui n’ont plus qu’à se rejoindre. Unité qui s’ignorait,
donc vitale et non logique, qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution. Elle
surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme tel morceau composé à part,
né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui
vient s’intégrer au reste. (Proust, 1998b, 667)
Je n’en sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que
j’avais tant désiré n’eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le pro-
longer, de ne pas quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre qui
pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme
110 Chapitre 9
J’ai mis en italique les phrases qui sont communes aux deux textes et qui
montrent à quel point celui du folio 22 était presque le dernier à quelques
expressions ou mots près, pour ce paragraphe. En quoi le dernier est-il
différent du folio étudié et en quoi imprime-t-il un sens au texte du folio ?
Qu’est-ce qui a été éliminé sinon permuté du folio ? Faut-il se limi-
ter aux changements de mots, à la forme ou lire le sens impliqué ou l’axe
sémantique indiqué, la matière ? Si la forme donne un sens à la matière
comme le souligne Petitot (1996, 167 et 170), il faudra analyser la matière
pour ensuite détecter la manière dont elle apparaît ou disparaît.
La matière semble claire : la sensation de déception par rapport au
plaisir attendu, engendre le besoin de prolonger cette vie du théâtre pour
voir sans doute si le plaisir sera atteint un jour comme le héros l’espérait.
Les trois verbes essentiels sont déjà là dès le folio 22 : sentir, éprouver une
déception, quitter ou non le théâtre, mais y a-t-il une différence avec le texte
publié ou bien, celui-ci indique-t-il une direction non prévue dès le folio ?
La mise en forme ou la syntaxe est encore difficile. Si je supprime les
ratures, les écritures successives du narrateur apparaissent plus facilement.
Les différentes couches d’écriture se mélangeant, elles sont assez difficiles
à distinguer vu qu’il y a un travail continu de réécriture.
Sans ratures ni surcharges ni textes en marges, nous serions comme
l’astrophysicien dont le télescope capte 6.000 images d’une galaxie simul-
tanément et qui doit selon l’intensité de la lumière de chaque élément
distinguer les étoiles des trous noirs.3
3 La Galaxie M 94, qui se trouve dans la constelation des Chiens Chasseurs, intrigue
la curiosité des astronomes il y a des années. La région centrale de la galaxie émet
une lumière différente de celle produite par les étoiles, mais beaucoup plus intense.
Ce genre d’éclat a l’habitude d’indiquer la présence d’um trou noir gigantesque.
Mais dans la M 94, les scientifiques avaient beau chercher ce corps céleste, ils ne
le trouvaient jamais où il devrait être. Enfin, après presque trois d’ans d’analyses
d’images obtenues avec le télescope Gemini Nord, l’astrophysicien brésilien João
Steiner a obtenu des preuves que la galaxie abrite un trou noir (Pesquisa Fapesp 159
(mai 2009), 18, Revue de la Fondation du soutien à la recherche de l’État de São
Paulo).
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 111
1. La lecture de ces trois folios confirme que presque tous les évé-
nements du texte publié appartenaient déjà au cahier 21 ; le seul
extrait qui suit ne se trouve dans aucun des trois folios ni dans
le reste des cahiers 20 et 21 ni dans le cahier 24 qui suivrait
immédiatement le 21:
Ce qui est du reste curieux, c’est que le moment où se déchaîna cet enthousiasme
du public fut, je l’ai su depuis, celui où la Berma a une de ses plus belles trouvailles.
Il semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d’elles des rayons
auxquels la foule est sensible. C’est ainsi que, par exemple, quand un événement
se produit, quand à la frontière une armée est en danger, ou battue, ou victorieuse,
les nouvelles assez obscures qu’on reçoit et d’où l’homme cultivé ne sait pas tirer
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 113
grand’chose, excitent dans la foule une émotion qui le surprend et dans laquelle,
une fois que les experts l’ont mis au courant de la véritable situation militaire, il
reconnaît la perception par le peuple de cette « Aura » qui entoure les grands
événements et qui peut être visible à des centaines de kilomètres. On apprend la
victoire, ou après coup quand la guerre est finie, ou tout de suite par la joie du
concierge. On découvre un trait génial du jeu de la Berma huit jours après l’avoir
entendue, par la critique, ou sur le coup, par les acclamations du parterre. Mais
cette connaissance immédiate de la foule étant mêlée à cent autres toutes erronées,
les applaudissements tombaient le plus souvent à faux, sans compter qu’ils étaient
mécaniquement soulevés par la force des applaudissements antérieurs, comme
dans une tempête, une fois que la mer a été suffisamment remuée, elle continue à
grossir, même si le vent ne s’accroît plus.
intelligente, même des élèves de lycée, n’en eussent pas négligé l’effet ; d’ailleurs,
elle la débita tellement vite que ce fut seulement quand elle fut arrivée au dernier
vers que mon esprit prit conscience de la monotonie voulue qu’elle avait imposée
aux premiers.
5. Enfin éclata mon premier sentiment d’admiration : il fut provoqué par les ap-
plaudissements frénétiques des spectateurs. J’y mêlai les miens en tâchant de les
prolonger, afin que, par reconnaissance, la Berma se surpassant, je fusse certain
de l’avoir entendue dans un de ses meilleurs jours.
6. Ce qui est du reste curieux, c’est que le moment où se déchaîna cet enthousiasme
du public fut, je l’ai su depuis, celui où la Berma a une de ses plus belles trou-
vailles. Il semble que certaines réalités transcendantes émettent autour d’elles
des rayons auxquels la foule est sensible. C’est ainsi que, par exemple, quand un
événement se produit, quand à la frontière une armée est en danger, ou battue,
ou victorieuse, les nouvelles assez obscures qu’on reçoit et d’où l’homme cultivé
ne sait pas tirer grand ‘chose, excitent dans la foule une émotion qui le surprend
et dans laquelle, une fois que les experts l’ont mis au courant de la véritable
situation militaire, il reconnaît la perception par le peuple de cette « Aura »
qui entoure les grands événements et qui peut être visible à des centaines de
kilomètres. On apprend la victoire, ou après coup quand la guerre est finie, ou
tout de suite par la joie du concierge. On découvre un trait génial du jeu de
la Berma huit jours après l’avoir entendue, par la critique, ou sur le coup, par
les acclamations du parterre. Mais cette connaissance immédiate de la foule
étant mêlée à cent autres toutes erronées, les applaudissements tombaient le
plus souvent à faux, sans compter qu’ils étaient mécaniquement soulevés par
la force des applaudissements antérieurs, comme dans une tempête, une fois
que la mer a été suffisamment remuée, elle continue à grossir, même si le vent
ne s’accroît plus.
7. N’importe, au fur et à mesure que j’applaudissais, il me semblait que la Berma
avait mieux joué. « Au moins, disait à côté de moi une femme assez commune,
elle se dépense celle-là, elle se frappe à se faire mal la Berma », tout en me dou-
tant qu’elles ne l’expliquaient pas plus que celle de la Joconde ou du Persée de
Benvenuto, l’exclamation d’un paysan : « C’est bien fait tout de même ! C’est
tout en or, et du beau ! Quel travail! », Je partageai avec ivresse le vin grossier de
cet enthousiasme populaire.
8. Je n’en sentis pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que
j’avais tant désiré n’eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le
prolonger, de ne pas quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre
qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché
comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la maison, si je n’avais
espéré d’y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur auquel je devais
qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois.
116 Chapitre 9
Dans le cahier 67 qui semble précéder le 21, l’ordre est de plus en plus
bouleversé puisque les phrases elles-mêmes réunissent des syntagmes rat-
tachés dans le texte d’une toute autre façon : 4, 1, 2, 5, 7, 2, 1, 2, 8.
Mon hypothèse est, je le rappelle, que le futur ordonne le passé com-
menté dans la deuxième partie de cet essai. Est-ce vérifiable ? Pourquoi ce
départ sur le 4, le plongeon vers le 1 et le 2 pour revenir au 5, sauter sur le
7, remonter au 2 et au 1 et au 2, et terminer sur le 8.
Dans la première écriture du cahier 21, ils suivent l’ordre 1, 4, 5, 7, 2, 3,
8 et dans la relecture : 1, 2, 3, 4, 5, 7, 8. Seul le paragraphe 6 est absent.
Le saut du cahier 67 au 21 est assez extraordinaire, ce qui me fait de-
mander si seul le sens était différent ou aussi la forme ou la syntaxe des
événements. Le morceau ajouté dans le texte publié pourra-t-il nous aider
et donner une autre direction ?
Ce paragraphe semble constituer un commentaire ou une réponse aux
deux questions déjà posées dans le cahier 67 sur la trouvaille de la Berma : « Je
dis c’est sublime, mais je suis bien embarrassé de dire pourquoi » et
pas retourner dans la réalité du quotidien qui est son exil. Le lien entre
les deux attracteurs paraît évident et éclaire le texte étudié, ce qui à la fois
remet en place les événements et leur donne un sens.
L’auteur Proust croyait-il savoir ce qu’il voulait à la première relecture
des folios 20 à 22 du cahier 21 ? Sans doute, mais les questions que son
narrateur avait posées n’étaient pas entièrement résolues ou, en d’autres
mots, l’écriture exigeait plus et fera encore bouger l’ordre préétabli en y
insérant l’élément 6.
Ce qui parait au critique la plus extrême maîtrise sera la plus extrême
servitude, si nous suivons Pascal (Quignard, 1990, 61). Est-ce la maîtrise
de l’auteur ou sa soumission à une instance qui peut être le style, un plan
ignoré ou autre chose ?
Processus cognitif
je m’apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans
le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire.
Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. (Proust, 1989, 468)
118 Chapitre 9
4 Cet objet a été conçu simultanément en 1858 par le mathématicien allemand August
Ferdinand Möbius et par son compatriote Johann Benedict Listing, bien qu’ils ne
travaillaient pas ensemble.
Les processus cognitifs et la rature dans les cahiers 20 et 21 de Marcel Proust 119
lui rappelle tout ce qu’il a lu et l’écriture qui transcrit ces rappels et ses an-
notations, montrent un va-et-vient constant entre ces trois « instances de
pouvoir »: son esprit, sa mémoire et la langue utilisée.
La définition de la mémoire selon Quignard déjà commentée plus
haut rappelle que celle-ci
n’est pas celle du stockage de ce qui s’est imprimé dans la matière du corps. C’est celle
de l’élection, du prélèvement, du rappel et du retour d’un unique élément au sein
de ce qui a été stocké en bloc. […] La mémoire est d’abord une sélection dans ce qui
est à oublier, ensuite seulement une rétention de ce qu’on entend mettre à l’écart de
l’emprise de l’oubli qui la fonde. (Quignard, 1993, 63, 64)
L’écrivain n’est presque jamais sinon jamais déterminé par des causes
qui sont dans son esprit, dans sa mémoire ou dans ses annotations. Toute
écriture étant non linéaire, rétablir la genèse d’un roman ou d’une poésie
est presque impossible, dans ses détails tout au moins. On pourra dire en
gros que tel cahier de Proust précède tel autre cahier de mise au net, mais
entre deux cahiers qui se suivent, on peut rarement établir avec netteté le
temps de leur écriture et celui qui précède l’autre ou du moins, les folios
qui précèdent ceux d’un autre.
Très semblable aux mouvements de son esprit, l’écriture proustienne
suit plutôt les révolutions de « la psychologie dans l’espace » définie dans
Le Temps retrouvé : tourner indéfiniment autour du même objet jusqu’à
créer un temps et un espace propre dans le texte publié.
Le narrateur proustien le soutenait déjà dans La Prisonnière quand
il commentait l’unité que recherche inconsciemment l’écrivain que ce
soit Balzac dans La comédie humaine, Hugo dans La légende des siècles ou
Michelet dans L’histoire de France (Proust, 1998, 667). Traduite en termes
lacaniens, la thèse de Proust soutient ainsi que le futur va déterminer l’ordre
des mots, des phrases, voire des chapitres du passé et non le contraire. Les
causes de l’art ou de la littérature ne sont pas seulement à rechercher dans
l’origine ou dans les influences reçues comme les critiques littéraires et
d’art s’ingénient à le prouver, par exemple dans les catalogues des musées.
L’écriture du texte publié ou l’art contemplé dans les expositions, est le fruit
d’une réorganisation constante des activités de l’écrivain en fonction non
seulement de la tradition mais aussi du contexte externe, des circonstances
124 Chapitre 10
Je partageais avec ivresse le vin grossier de cet enthousiasme populaire. Je n’en sentis
pas moins, le rideau tombé, un désappointement que ce plaisir que j’avais tant désiré
n’eût pas été plus grand, mais en même temps le besoin de le prolonger, de ne pas
quitter pour jamais, en sortant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant quelques
heures avait été la mienne, et dont je me serais arraché comme en un départ pour
l’exil, en rentrant directement à la maison, si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup
sur la Berma par son admirateur auquel je devais qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre,
M. de Norpois. (Proust, 1987a, 442)
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup 127
Partager, sentir, désirer. Le partage n’est pas assez grand et n’efface pas
ou ne remplace pas le sentir d’un manque. Une action enchaîne l’autre.
Le rideau tombé comme un couperet sépare le partage avec le public et la
sensation du manque, comme s’il le préparait.
Ensuite, « le vin grossier de l’enthousiasme populaire » ne lui suffit
pas parce qu’il n’explique pas assez la qualité du jeu de la Berma que le
héros ne parvient pas à saisir : « on découvre un trait génial du jeu de la
Berma huit jours après l’avoir entendue, par la critique ou sur le coup par
les acclamations du parterre ».
Poursuivons :
mais en même temps le besoin de le prolonger, de ne pas quitter pour jamais, en sor-
tant de la salle, cette vie du théâtre qui pendant quelques heures avait été la mienne, et
dont je me serais arraché comme en un départ pour l’exil, en rentrant directement à la
maison, si je n’avais espéré d’y apprendre beaucoup sur la Berma par son admirateur
auquel je devais qu’on m’eût permis d’aller à Phèdre, M. de Norpois.
« Déclaration d’Hippolyte : »
Puis :
la représentation finie [le rideau tombé] Je n’en sentis pas moins la déception que le
plaisir que j’avais tant désiré n’eut pas été plus grand en même temps le besoin de le
prolonger, l’approfondir, de ne pas quitter pour jamais, en sortant du théâtre, cette
vie qui pendant quelques heures avait été la mienne, et dont je ne serais arraché,
comme un départ pour l’exil, en rentrant à la maison si je n’avais espéré y apprendre
beaucoup de la Berma de son admirateur M. de Montfort
[…] Pour mieux voi Je ne pus m’empêcher de dire à ma grand’mère que je ne voyais
pas bien, elle me passa sa lorgnette
[…]Cependant le moment de la déclaration était arrivé.
Reprendre 2 pages au-dessus
Puis :
Je sentis A peine la Berma fut-elle sortie de scène, Je n’en sentis pas moins en quittant
le théâtre que je venais d’éprouver une immense déception mais je n’avais eu ce plaisir
que j’avais tant désiré avait été bien faible et le ber la déception que le plaisir que je je
venais d’éprouver eut j’avais tant désiré eut été si faible, mais en même temps le besoin
de le prolonger, de l’enrichir de ne de raisonner l’approfondir, de ne pas quitter pour
jamais, en sortant du théâtre, cette vie qui pendant quelques heures avait été la mienne,
qui ne voulait pas finir et dont je ne serais arraché, comme si ne partant pour un départ
pour l’exil, en rentrant à la maison si je n’avais espéré y rencontrer y retrouver M. de
Monfort qui était un admirateur de la Berma près duquel je pourrais apprendre
entendre parler d’elle.
Quel est l’ordre des mots ou l’apparence des syntagmes qui imprime
l’ordre des événements ici et couvre la logique du texte : Partage du vin
grossier, sensation de la fin de la représentation, désir d’approfondir le beau
dans le son et le visage, lorgnette, déclaration d’Hippolyte, sensation, sortie
de scène de la Berma, sensation d’un plaisir inférieur au désir, besoin/désir
de prolonger le plaisir, sortie du théâtre, déception et sensation du plaisir
non satisfaite, jugement par rapport à l’attente, départ pour l’exil.
Observons que la déception porte autant sur le désir d’approfondir
le beau que de prolonger le plaisir comme dans la deuxième version, mais
qu’ici les deux désirs se suivent et ne sont plus séparés comme dans la der-
nière version.
Nous pourrions répéter le commentaire de la deuxième version sans
rien n’y ajouter où l’accent est mis sur l’opposition ou la complémentation,
corps-esprit ou celle de la sensation et de l’intelligence qui domine l’œuvre
proustienne.
Cahier 67.
La salle éclate en applaudissements,
La traîtrise de la chronologie ou le sens réel de l’après-coup 131
Elle ne s’arrête pas, elle continue, je voudrais pouvoir avant chaque vers l’arrêter, me
demander si c’est bien, essayer d’approfondir sa diction puis trouver ce qui y plaît, ce
qu’elle ajoute à la poésie et par là comprendre ce que c’est qu’une diction comme on
n’en a jamais entendu, mais tandis que je me demande cela pour un vers, elle a passé
au suivant, et au moment où j’entends à peine le suivant qui s’évanouit en quelque
sorte dans l’attention forcenée que je lui prête c’est déjà le suivant. Elle a fini, elle salue,
j’ai l’impression que je n’ai eu aucun plaisir, que c’est une immense déception, je ne
sais comment l’avouer à ma grand-mère, mais en même temps je voudrais I ‘entendre
demain, après-demain, toujours, peut-être pourrais-je comprendre ce qu’il y a de re-
marquable dans cette façon de dire, à quel effort intellectuel chez elle quand elle l’a
trouvé cela correspond, quelle trouvaille d’art il y a là-dedans, ce que cela signifie, ce
que cela contient de perfection. Surtout je voudrais ne voir que des gens l’ayant vue, à
qui je puisse en parler, ne pas être séparé de ce qui est devenu pour moi toute la vie, lire
des choses là-dessus, des critiques, à défaut du plaisir que je n’ai pas eu apprendre mille
détails là-dessus, je voudrais au lieu de rentrer aller voir un camarade qui l’a entendue,
lui en parler, rester avec lui, diner avec lui, passer la soirée ensemble à discuter de cela.
Heureusement M. Swann vient à la maison, je lui dis ma déception, je lui demande
ce qu’il lui trouve de bien, il me dit la noblesse de son jeu, aussitôt s’éveille dans mon
esprit une image noble, je lui donne comme matière l’action que j’ai vue, je sens que
j’ai vu quelque chose de noble, je suis plein d’enthousiasme, mais je veux y retourner
pour la revoir, pour, maintenant que je sais qu’elle est noble, regarder paisiblement
ce que c’est que la noblesse.
Quel est l’ordre des mots ou l’apparence des syntagmes qui imprime
l’ordre des événements ici et qui couvre la logique du cahier 67 ?
Désir d’approfondir le beau dans l’élocution et le visage, sortie de scène
de la Berma, impression de n’avoir pas eu de plaisir, comment avouer la dé-
ception ?, désir/besoin de l’entendre plus pour comprendre son art, ne pas
en être séparé, c’est ma vie, en parler avec un camarade ou avec M. Swann.
Les désirs du plaisir et de la connaissance sont mélangés. Le héros ne
peut supporter le rythme de la Berma trop rapide pour saisir l’art de son jeu.
En conclusion, je dirai que l’invention des séquences existe dès le début,
mais qu’elles obéissent à des critères différents d’articulation qui ne peuvent
pas être compris comme étant des préparatifs de la version suivante, l’écri-
vain ignorant quand il écrit s’il y aura une autre version. Chaque version a
sa cohérence interne et je donnerai le titre de version non pas à n’importe
quel brouillon, mais à une première couche d’écriture d’abord et ensuite
à une réécriture complète d’un épisode comme ceux montrés dans les ca-
hiers 21 ou 67.
132 Chapitre 10
dans le rythme de la phrase proustienne, la progression vers la fin est entravée par
divers éléments retardant […] et d’abord, la parenthèse (411) […] le roman prous-
tien est ainsi semé d’indications, d’associations anticipantes ou rétrospectives, à la
fois éléments retardant dans la phrase et chevilles dans la composition (412), […]
la ramification […] ce scindement perpétuel de la phrase (417), les disjonctions, les
distinctions (420), ces répétitions, ces recommencements, ces gradations (423) ; et
il continue : Proust « découvre une musicalité dans les mots, et dans la langue les
restes de musique que la conceptualisation n’a pas encore tués (437), la sensibilité de
Proust face aux mots dénote ce mélange de tous les domaines sensoriels qu’on retrouve
même dans les descriptions. (celle de Bayeux, par exemple). (445)
2 « des “passions du corps” au sens cartésien, c’est-à-dire de son âme, dans la modula-
tion passionnelle » (Lacan, 1966, 166).
Le parlé coulé dans l’écrit 135
La manière dont l’écrivain ponctuait ses manuscrits, très économe et modelée sur la
respiration, fait aussi pencher pour une lecture des yeux, mais accompagnée d’une
imitation mentale, ou murmurée, de la parole orale, avec pauses, inflexions, intona-
tions parenthétiques, accents d’ironie. (Milly, 2004, 798)
l’espoir de réussir la description historique d’un bel exercice d’écriture littéraire […] de
la construction d’un réseau de relations de plus en plus complexe, enfin, – une mise
en musique finale – ou si l’on préfère, l’application de ce – vernis des maîtres – dont
parle Proust lui-même. (1985, 20)
passage du cahier 8 dans le cahier 9 », une série d’allègements dans la pre-
mière dactylographie, et enfin, dans la conclusion, il observe que
ces grandes phases n’illustrent pas un mouvement continu, mais des réorientations
successives et parfois contradictoires jusqu’à ce que Proust, ayant atteint une forme qui
faisant de ces pages un nœud de son récit, un dense noyau thématique et un modèle
satisfaisant de prose poétique, ait cessé de les modifier. (1985, 87)
Voilà donc une lecture génétique des cahiers qui me dispenserait d’en
faire une, mais qui indique suffisamment que l’écriture que nous aimons,
n’aurait été modelée ou que la phrase aurait acquis le style que le lecteur
d’aujourd’hui reconnaît à Proust que dans la dernière version. En effet, nous
ne retrouvons dans aucun des livres publiés la phrase du cahier 3 : « et tour
à tour le jour se lève sur la cour de la caserne », ni même dans le long extrait
des cahier 40–41 transcrit dans la Pléiade sous le nom de Le Séjour dans
la ville de garnison (Proust, 1998, 1149–1160). Peut-être la retrouvera-t-on
dans d’autres cahiers, mais je n’ai pu en faire la recherche. Puis-je conclure
que tant que l’écrivain tient sa plume au-dessus de son cahier, l’écriture peut
devenir autre et la prosodie se modifier ?
J’oserai dire que la recherche du rythme et de la musique de la phrase
pourrait aussi se faire dans l’une des versions rédigées, mais sans grand succès
certain, vu que seul le texte publié donnera le ton que nous connaissons.
Il ne s’agit plus d’arrangements logiques ou d’équilibre entre parties qui
tiendraient du raisonnement, mais d’une mélodie entendue lors de la lec-
ture des phrases par Marcel Proust qui provoque différents changements
suivant l’écho qu’elles suscitent. Cela voudrait-il dire que les textes publiés
après sa mort comme Le temps retrouvé n’auraient pas ce vernis musical ?
Il faudrait le vérifier en comparant les volumes.
Dans le texte de Cerisy en 1997 (2001, 205), Milly insiste bien sur la
« phrase définitive » et dresse
mais ensuite, Milly s’attarde sur une analyse sémantique, s’efforce de ré-
pondre à sa première question sur le style de Proust et sur la phrase longue
en particulier et ne semble plus se soucier de ses premières remarques sur
la poétique de la prose.
Troisième référence. Françoise Leriche qui, dans le même Dictionnaire
Marcel Proust, rappelle que
Proust écrit plus en musicien qu’en logicien. Certains critiques ont voulu voir dans la
structure de la Recherche une structure musicale, […] la qualité proprement sonore,
auditive, de ses phrases relève d’une musique verbale spécifique à la prose poétique,
fondée sur un réseau très dense d’allitérations et d’assonances qui double et unifie
le réseau des métaphores, métonymies et autre figures. (Leriche, 2004, 664–666)
Si nous poussons cette thèse assez loin, bien qu’elle est nuancée dans la
même entrée, les changements constatés dans le passage des manuscrits au
texte publié, le seraient aussi pour une raison mélodique et non d’abord à
cause de la logique du roman, du chapitre, du paragraphe ou de la phrase,
ce que nous pourrions vérifier plus tard en comparant la dernière version
et l’une de celles qui la précèdent.
Quatrième référence enfin, Deirdre Flynn de l’université de Toronto,
qui prenant en compte Genette, Lejeune et l’apport psychanalytique de
Lacan à travers Kristeva entre autres, insiste sur le nœud constitué par
l’image visuelle, la sonorité fluide et le sens (Flynn, 1996).
Que dit-elle ?
Je commencerai par une note de bas de page où elle rappelle la réflexion
de Proust à partir de l’eau qui ne bout qu’à 100 degrés et pas à 98 ou 99
degrés ; ne pouvons-nous pas affirmer que de même, qu’une métaphore
n’est inévitablement sonore que dans certaines conditions et non dans
d’autres (Flynn, 1996, 102) ? Le manuscrit ne nous donnerait que du 98 ou
99 degrés, seule la dernière version correspondrait à ce vernis des maîtres
dont parlait Proust. Encore, faut-il le prouver, mais cela varie sans doute
d’extrait en extrait.
Deirdre Flynn fait d’abord le rapprochement entre
messages sémantiques, image visuelle, image auditive- (qui) remet(tent) en jeu trois
stades du développement psycho-social, le stade du miroir acoustique (lorsque l’en-
fant s’entend dans la voix intériorisée de sa mère- exerçant la pulsion invocante), celui
138 Chapitre 11
du miroir lacanien (lorsque l’enfant encore sans parole et sans locomotion s’imagine
coordonné et un comme l’image qu’il voit poussé par la pulsion scopique), et celui
du point d’entrée dans la langue, (ou dans le registre du Symbolique) en évoquant
sans cesse ce passé à jamais perdu. (Flynn, 1996, 102)
triple réciprocité qui (re)lie cette femme habillée, « la petite phrase », et la longue
phrase et qui lie donc le niveau intra diégétique du narratif et le niveau stylistique
de la phrase. L’auditif et le visuel s’harmonisent dans le corps voilé d’Odette ; et ces
deux registres trouvent leur forme écrite dans la phrase de Proust. C’est ainsi que les
trois stades pivots de l’évolution psychique s’ensevelissent l’un dans l’autre : le stade
du miroir acoustique s’entend dans la musique qui trouve son image idéale du stade
du miroir visuel dans la figure d’Odette et les deux sont liés dans la langue. (Flynn,
1996, 110)
De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté,
cette distinction morale que maman avait appris de ma grand’mère à tenir pour
supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard
à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir
de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y
être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles
réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire
Le parlé coulé dans l’écrit 139
tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer
dans le ton qu’il faut, l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots
n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps
des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté,
la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui
allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les
faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme,
elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.
(Proust, 1987, 42)
3 Quignard a insisté énormémemt sur les rapports avec nos ancêtres surtout dans son
roman (Sur le Jadis, 2002).
140 Chapitre 11
En d’autres mots, ce qui est déjà écrit dans les manuscrits ne serait que
la préparation lointaine du rythme et la génétique ne pourrait être utilisée
pour ce genre d’approche.
Constater des alexandrins blancs dans les différentes versions comme
Milly le perçoit, nous permet tout au plus de considérer cette prose poétique
à peine comme exercice, mais non comme avant-texte sauf si nous envisa-
geons un avant-texte invisible même pour l’auteur, mais qu’il est chargé de
traduire, selon la propre expression du narrateur proustien.
De ce fait et de ce point de vue, il y aurait court-circuit entre la der-
nière version et ce qui vient avant, en ce sens qu’apparemment le manuscrit
est oublié et que reprend de plus belle le rapport entre l’être qu’est Marcel
Proust et l’un des deux miroirs dont parlait Flynn, le miroir acoustique ou,
ce que Lacan définit comme la pulsion invocante.
« L’effet poétique » dans la prose de Marcel Proust surgirait dans
l’immédiateté de l’écriture ou de la dernière relecture, contrairement à la
poésie où elle se prépare dans les manuscrits parce qu’elle n’en est plus le
vernis, mais l’essence.
Toutefois, n’y a-t-il pas une préparation dans les manuscrits, bien
cachée il est vrai, de ce vernis musical, en ce sens qu’en écrivant, l’écrivain
s’exerce bien sûr, mais trouve aussi et peu à peu ce ton qui lui fera arriver
à la dernière version, même s’il en laisse peu de traces. Si le critique veut
donc utiliser les manuscrits dans cette recherche, ce ne sera pas dans leur
signification lisible qu’il le découvrira, mais en y recherchant un rythme
et une cadence qui pourront être défini à l’aide de chiffres et de mesures,
ce qui est un travail de poète et de musicien, mais aussi de critique qui sera
présenter au chapitre suivant.
Chapitre 12
situe très tôt dans la vie de l’enfant, lorsqu’un enfant indifférencié (vis-à-vis
de sa mère) s’entend lui-même dans la voie intériorisée de cette mère » ?
Ou bien, reprenant les termes de Quignard qui remonte plus encore
dans le temps, ce serait parce que l’écrivain entend résonner en lui après
chaque silence provoqué par la rature « le bain sonore original », celui
de l’utérus, espèce de fond sonore de toutes les mélodies entendues ou
inventées ?
Autrement dit, n’est-ce pas dans l’immédiateté de l’écriture ou de la
dernière relecture que surgirait la mélodie du texte, très proche de ce que
Proust appelait « le vernis des maîtres »3 qui contrairement à la poésie, ne
suit pas un schéma prédéterminé et une technique qui contrebalancerait
l’invention immédiate ?
Toutefois, je me suis demandé s’il n’y a pas malgré ces objections une
préparation dans les manuscrits, bien cachée il est vrai, de ce rythme final,
en ce sens qu’en écrivant, l’écrivain s’exerce bien sûr, mais trouve aussi peu
à peu ce rythme qui lui fera arriver à la dernière version, même s’il en laisse
peu de traces. Si nous voulons donc utiliser les manuscrits dans cette re-
cherche, ce ne sera pas dans leur signification lisible que nous découvri-
rons cette tonalité, mais en y recherchant un rythme et une cadence qui
pourront être apparemment définis à l’aide de chiffres et de mesures, ce
qui est un travail de poète, de musicien et du critique comme je l’écrivais
au chapitre précédent.
Rappelons-nous comment la mère du héros lisait François le
Champi dans Du côté de chez Swann cité au chapitre précédent.
Le narrateur proustien suppose que le texte a été dicté selon un accent
déterminé que le bon lecteur retrouve en lisant à voix haute dans un rythme
uniforme. L’accent est de l’auteur qui conclut sa phrase et le rythme du
lecteur.
4 Picard, 2010, 57. Outre son roman Sur le Jadis (2002), Quignard a aussi ijnsisté sur
les apports de nos ancêtres dans notre vie psychique dans Boutès (2008).
144 Chapitre 12
Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le
temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était
temps de chercher le sommeil m’éveillait,
L’écrivain semble avoir saisi le rythme 2/7 dans la fin plus ou moins
stable de l’extrait. Seul un vers devra être modifié : « lampe » sera remplacé
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray 145
Au temps de cette matinée dont je veux fixer je ne sais pourquoi le souvenir, j’étais
déjà malade, je restais levé toute la nuit et me couchais le matin et dormais le jour.
Mais alors était encore très près de moi un temps que j’espérais voir revenir et qui
aujourd’hui ne semble avoir été vécu par une autre personne où j’entrai dans mon
lit à l’époque dont je veux parler aujourd’hui, j’étais déjà malade et ne pouvais plus
dormir ni même être couché, que le jour.
Mais le temps n’était pas très loin, et je pouvais encore espérer qu’il reviendrait où
j’entrais dans mon lit à dix heures du soir et avec quelques courts réveils, dormais
jusqu’au lendemain matin. Souvent je m’endormais si vite que à peine ma lampe éteinte,
je n’avais pas le temps de me dire que je m’endormais. Aussi ces sommeils sans prépa-
ratifs ne durent jamais bien longtemps la pensée qu’il était temps de m’endormir
m’éveillait une demi-heure après, je voulais jeter le journal que je croyais avoir encore
en mains avais dormi disant il est temps je me soulevais pour éteindre ma lampe et
chercher le sommeil
Soulignons le rythme :
Souvent 2
je m’endormais si vit(e) que 7
à peine ma lampe éteinte, 7
je n’avais pas le temps 6
de me di(re) que j(e) m’endormais. 7
[Au temps]
A l’époque de cette matinée 8
dont je voudrais fixer le souvenir, 9
j’étais déjà malade, 6
j’étais obligé 5
de passer toutes les nuits [debout] levé 8
et n’était couché que le jour. 8
Mais alors 3
le temps n’était pas très lointain 8
et j’espérais encore 6
qu’il pourrait revenir 6
où [j’entrais dans mon lit à dix heures du soir] je me couchais 5
tous les soirs de bonne heure 6
et, avec quelques réveils 7
plus ou moins longs, 4
dormais jusqu’au [lendemain] matin. 6
Parfois, 2
à peine ma [lampe] bougie éteinte, 7
[je m’endormais si vite]
mes yeux se fermaient si vite 7
que je n’avais pas le temps 7
de me dire : « je m’endors ».7
Et une demi-heure après 7
La fin de l’extrait est déjà trouvée sauf quelques mots qui change-
ront encore. Le rythme va peu à peu s’imposer et supprimer ce qui ne
convient pas.
Dans la dactylographie de 1909–1910, nous distinguons trois couches.
Première couche :
, où je me couchais 5
tous les soirs de bonne heure 6
et après quelques réveils 7
plus ou moins longs 4
dormais jusqu’au matin 6
parfois, 2
à peine ma bougie éteinte, 7
mes yeux se fermaient si vite 7
que je n’avais pas le temps 7
de me dire « je m’endors ». 7
Et une demi-heure après
Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré
de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer
leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point
148 Chapitre 12
La phrase musicale saute dès le départ dans une direction non prévue et
bifurque créant un écart ou un espace qui lui permet de jouer pour revenir
plus forte et plus précise là où elle devait arriver préalablement. Le détour lui
donne plus d’impact parce qu’il embrasse un espace plus ample. Ce sont les
détails qui semblent élargir le propos comme la phrase musicale de Chopin
pour frapper plus fort dans la dernière phase de la rédaction, détails que
le scripteur n’éliminera que dans la troisième couche. Par contre, « je me
couchais de bonne heure » est déjà là, mais à l’imparfait et soulignant une
action répétitive tous les soirs.
La troisième correspond exactement au texte.
Longtemps 2
je m’[e] suis couché de bonne heure. 7
Parfois, 2
à peine ma bougie éteinte, 7
mes yeux se fermaient si vite 7
que je n’avais pas le temps 7
de me dire « je m’endors ».7
Et une demi-heure après, 7
5 Milly analyse ces lignes du point de vue des sonorités, mais non des rythmes comme
il l’écrit (1985, 56).
A la recherche d’un rythme dans le début de Combray 149
pour ce Grec : il y a deux musiques ; l’une qui fait tout perdre, qui est solitaire, sau-
vage, dangereuse, et c’est le chant des Sirènes ; l’autre qui assure la sécurité, la rapidité
des rameurs, qui orchestre, qui est collective, ordonnée, et c’est le contre chant d’Or-
phée avec son instrument. Boutès choisit de sauter. Il répond à l’appel des Sirènes,
il ne se fait pas ligoter sur un mât comme Ulysse, il ne suit pas l’exemple d’Orphée
et des rameurs, il quitte la compagnie des Argonautes, il quitte la civilisation pour
un chant plus archaïque.6
6 « Peut-être qu’il a raison. J’aimerai comme lui pouvoir tourner le dos à la musique
occidentale, technologique, bruyante. Quignard, qui a été musicien, puis musico-
logue, écrit ceci : “… l’usage de la musique est devenu à la fois prégnant et répu-
gnant. Amplifiée d’une façon soudain infinie par l’invention de l’électricité et la
multiplication de sa technologie elle est devenue incessante de nuit comme de jour
[…] L’expression Haine de la musique veut exprimer à quel point la musique peut
devenir haïssable pour celui qui l’a le plus aimée.” L’âme d’Ulysse est remplie par
le désir d’écouter. Celle de Boutès par le désir d’approcher. Je souhaite adapter les
deux récits d’Homère et d’Appollonios, et affûter la langue en fonction du travail
avec les acteurs. Puis, à travers ces deux histoires éclairées par les textes de Pascal
Quignard, je souhaite raconter ma crainte de l’utilisation de la musique partout
autour de nous, dans les rues marchandes, les centres-villes, dans les galeries, dans les
grands magasins, dans les librairies, dans les banques, dans les piscines, sur le bord
des plages, dans les appartements privés, dans les restaurants, les taxis, les métros, les
aéroports, etc … Cette utilisation qui nous est habituelle vise à renforcer l’idéologie
du bonheur défendue par la société occidentale, la musique est là pour ça, pour
nous bercer, pour nous donner l’illusion que nous vivons dans un monde sympa-
thique. Où sont donc passées les Sirènes ? C’est aujourd’hui un mot qui désigne
150 Chapitre 12
ce choix du roman à la fois contre l’essai et contre la plaquette de poèmes en prose […]
en faisant une large place à des notations prosaïques […] témoignent d’une victoire
de la prose en tant qu’elle est l’instrument permettant de résister aux séductions du
rêve poétique. (Sandras, 2010, 92)
La préférence accordée au roman, contre le poème en prose, n’est pas d’ordre esthé-
tique. Il est dicté par une véritable conversion intérieure : il ne s’agit pas de se limiter
à l’exaltation de l’instant, tempête et tonnerre, mais de relater l’action du temps au
sein d’une conscience, en donnant l’illusion d’une durée fertile […] Il ne s’agit plus
de […] magnifier un moment, mais de relever le quotidien de la profanation dont
notre négligence l’accable. La durée doit être métamorphosée par notre façon de la
vivre, et par là, devient sacré non point l’exception mais l’ordinaire. Le doute, la nuit,
le bonheur accepté sont les étapes de la réflexion. (Roudaut, 2008, 23)
Déluge
5 Cahier cuir brun intitulé DÉLUGE roman manuscrit Fólio A 12672 à A 12771
Cahier jaune du 20 11 au 03.03.2008 du fólio 12 772 au 12819. (sur la couverture)
Déluge Manuscrit Après cahier brun. 2°cahier jaune (du 03.03.2008 au 24.3.08, du
f.12821 au fólio 12845).
6 Farde rouge 2008 dossier n°25 A 7926 à A 8036 ; Noé 2 (version datylographiée)
A 8039 à A 8294. Farde ocre : v5 : 31 10 08, V6 : 5 3 09 n°26 A 8295 à A 8672. Farde
jaune 2009 n°27 A 8672 à A 9013; version 7, reprise globale du roman le 12 mars 2009
avec insertion des ajouts A 9014 a A9048. Farde rose 2009 n°28 A 9049 à 9207 ; ver-
sion 8 (reprise le 19 mars achevé le 27 mars avec insertion de la fin. Farde brune claire
31 mars 2009 n°29 (reprise globale du roman le 31 mars 2009) de a 9420 à 9785. Farde
Premières aventures d’un généticien aux prises avec 159
est ébauchée.7 Plus tard, je me suis aperçu qu’Orion est aussi le premier
nom de l’enfant prodige de L’enfant bleu qui deviendra le peintre génial
du roman, Déluge.
D’un autre côté, le site des Archives et Musée de la littérature de
Bruxelles signale sept versions d’Orion datant de 1999 à 2004 que je n’ai
pas consultées.
Mais tout au moins, le cahier intitulé Orion, vieux 1°cahier du 21 février
1999 du Fonds Bauchau, se réfère uniquement au dernier livre publié cette
année-là, Déluge et non à L’enfant bleu.
Ceci veut dire deux choses. D’abord que l’écrivain avait probablement en
tête le projet de ce livre quand il pensait à L’enfant bleu où c’est le même person-
nage qui est y décrit dans sa jeunesse et, ensuite, dans sa vieillesse dans Déluge.
Ensuite, que la création n’exige pas comme chez Flaubert la prépara-
tion d’un livre par un ensemble de manuscrits, mais de plusieurs dans un
même cahier. Bien que semblable à Proust comme processus, Bauchau s’en
différencie puisque l’auteur de la Recherche avait dès le départ une seule
œuvre en vue qui va traverser les 75 cahiers de brouillons pour se composer.
De quoi dépend donc la création chez Bauchau ? Non d’une volonté
expresse de l’écrivain, mais comme nous le lisons dans les journaux qui ac-
compagnent ses œuvres, essentiellement de rêves et de la propre écriture
qui conduit l’écrivain. Il serait sans doute intéressant de comparer la com-
position proustienne à celle de Bauchau puisque les deux utilisent le rêve
comme source principale ou auxiliaire dans la composition, mais ce sera
pour une autre recherche.
rose : v 7 12 mars 2009 n°30 version 4 p. 143 : 7 juillet 2009 ; Noé (version initiale)
17 octobre 1989 ; Boulevard périphérique A 10 009- 10118 ;Boulevard périphérique
(autre version) A 10119 avec une lettre à Bertrand Py. Farde jaune n°31 : Cahiers 2 (1
à 73), 3 (à 114), 4(163), 5 (204, 6(253) sans dates. Farde bleue tapuscrits divers n°32
7 Ce roman je le vois comme comportant deux parties :
C’est donc peu à peu que se définit un livre pour Bauchau. Cette situa-
tion rend la recherche difficile et forcerait le critique à lire les manuscrits qui
viennent avant Œdipe sur la route et pas seulement ceux qui en découlent
explicitement. Une autre donnée renforce l’hypothèse de la création en ges-
tation continue : Bauchau pensait à Œdipe depuis le poème Œdipe à Colone
dont la première version est de 1978 (Bauchau, 2003, 182) et à Antigone
depuis le poème Les Deux Antigone de 1982. (Bauchau, 2003, 185) Déluge
n’est pourtant pas une exception ; c’est la façon de créer d’Henry Bauchau.
Les personnages reviennent aussi comme dans le second cahier Orion,
qui fait allusion à Œdipe sur la route, pourtant déjà publié en 1990 avec le
personnage Io qui devient Florence dans Déluge.
Les manuscrits de Déluge montrent donc que le livre était déjà en cours
11 ans avant sa publication, que la préparation plus intense s’est donnée trois
ans avant l’édition de 2007 et qu’il n’y a pas de plan ou de programmation,
mais une écriture qui coule à partir d’une idée-clef.
Le fond de Louvain présentait une autre difficulté non pas par manque
de cahiers, mais dans l’ordre des versions. Quatre versions tapuscrites, avec
des ajouts manuscrits entre les lignes ou des paragraphes entiers, sont clas-
sées, mais où insérer la version entière spiralée de la Route de Colone et
comment ordonner l’ensemble ?
Aucune difficulté ne se présente pour les versions intitulées par
Bauchau, seconde et troisième version, mais les trois suivantes questionnent
l’ordre de composition.
Les dates indiquées à la fin de La Route de Colone et de la version
spiralée : d’août 1984 au Parc Trihorn à mars 1989 à Paris pour le premier
et du Parc Trihorn en août 1984 à Montour en septembre 1989 pour le
second (folio A12669), montre que La Route de Colone vient avant la ver-
sion spiralée presque égale au texte publié vu la différence de 6 mois entre
les deux fins. De plus, quelques extraits dont l’un est cité en bas de page,
ont disparu du cahier spiralé.8
f°10751
/Lui a choisi de vivre, de continuer à vivre dans ce ter-
rible état aveugle et de roi détrôné. Il a cette volonté de
vivre, ce courage, peut-être, chevillé au corps. Nous, les
enfants de Jocaste, nous ne sommes pas comme ça, nous préfé-
rerions, comme elle, mourir plutôt que continuer une existence
diminuée. Etéocle et Polynice, ils veulent tout, _______________
avec cette supportable intensité qui les sépare de tous. Qui
16 10752
les contraint à penser toujours à l’autre, au seul égal, au
seul capable de désirer, d’aimer et de haïr avec autant de
force que son frère.
A la mort de ma mère, et c’est la seule fois qu’on l’ait
vu pleurer, Créon a dit : « Une cavale de grande race, il faut
Qu’elle galope superbement ou qu’elle meure. »
Moi aussi, je suis comme ça et je n’accepterias pas de
traîner ma carcasse aveugle en mendiant come Œdipe. Mes
frères se disent toujours descendants de la race de Jocaste.
Ils renient la descendance d’Œdipe. C’est ainsi qu’ils l’ont
chassé et ont accepté qu’on renferme sur lui les portes de
162 Chapitre 13
en pleurant. Il est grand, il est fort, il est beau comme (p. 4 folio A 12333)
Un réflexe de sa vie de soldat lui fait retirer ses sandales et mettre son bâton
Et sa gourde à côté de lui.
Après
Passe pas < >Un moment se passe, un pas léger (p. 11 folio A 12340)
Sa voix devait bien être angoissée car la voilà qui arrive en courant //= à la ligne
Ilyssa
Elle puise l’eau, (p. 15 folio A 12344)
Après quelques pas, il revient vers Antigone : “Vous êtes
Il se penche sur sa jambe, la regarde : (ajout en marge)
blessés. Prends ces feuilles et cette terre (p. 22 folio A 12351)
j’ai cru qu’un dieu était
en toi, combattait avec toi. – J’ai été quelques instants dans un
état
une gloire, une gloire (à supprimer en marge) qui ne dépendant pas de moi,
puis je
suis redevenu lourd (p. 23 folio A 12352)
elle se rendort bercée par le souffle
régulier des autres dormeurs.
double espace Antigone (en marge)
Elle se lève et mange avec eux …
Kléa l’accompagne jusqu’aux limites du village, elle lui de
mande où elle va. Antigone fait signe qu’elle ne sait pas.
Kléa joint les mains sur son ventre et se met à pleurer. Anti-
gone s’aperçoit que, pour Kléa, ne plus avoir de maison et
s’en aller sans savoir où est le sort le plus terrible. Elle (+4 lignes supprimées)
(p. 49 folio A 12378)
Premières aventures d’un généticien aux prises avec 165
Il est assez étrange qu’il n’y ait plus d’ajouts ou de ratures à partir de
la page 268 (f°A 12597) quand le chapitre Histoire des Hautes Collines est
divisé et termine avec « jusqu’au moment où Antiopia vint le chercher
pour le revêtir d’une tunique … ». Le nouveau chapitre reçoit le titre : XII
La jeune Reine et commence avec : « Jusqu’ici, Œdipe, je n’ai parlé que de
notre peuple et d’Adraste … ». Une étude plus approfondie de la 5°version
sera nécessaire plus tard pour confirmer l’hypothèse.
Étant donné ce qui précède, je suggère donc la chronologie suivante
pour les versions d’Œdipe sur la route : Les trois premiers cahiers disparus
dateraient d’août 1984, date indiquée dans les versions imprimées de La
route de Colone et dans la 4° version spiralée
Fonds de Bruxelles (je transcris les titres de la couverture en carton
des cahiers) :
1° version
Quatrième cahier. Couverture du cahier Clairefontaine, couleur rouge
Suite 88 à 114 ; ML 7406/1
p. 178 à 263
Folio 1–98 le 05.03.1985 au 09.09.1985
2° version
dossier 8 feuillets 1 à 326 A 12383- A 2724
dossier 9 feuillets 354–385 A 2725- A 2981
La route de Colone. Roman
première partie : A 10736 à A 11020.
deuxième partie : A 11021. à A 11260. de août 84 -Parc Trihorn à mars
1989, Paris
Un rapide coup d’œil sur l’ensemble des manuscrits d’Œdipe sur la route
montre suffisamment la recherche exigeante à laquelle s’est soumis Henry
Bauchau pour présenter à son lecteur l’excellent roman que nous connais-
sons. Quatorze cahiers à la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles,
quatre ou cinq versions et la route de Colone au Fonds Bauchau de Louvain
questionnent la création entreprise à partir de l’œuvre de Sophocle. La cir-
constance la plus évidente étant la référence théâtrale et mythique, bien
d’autres, prises dans sa vie personnelle que la critique n’a pas manqué de
souligner, l’entourent. Toutefois, je ne m’attarderai pas à ces dernières et
chercherai plutôt à saisir les raisons littéraires qui l’ont porté à s’adonner
à autant de répétitions, et par quels mécanismes, l’écriture est advenue.
Rappelons d’abord que le temps de composition du roman va selon le
Journal de novembre 1983 à septembre 1989, c’est-à-dire, sur plus de six ans.
Mais l’idée était plus ancienne encore puisque Bauchau pensait à Œdipe
tout au moins depuis le poème Œdipe à Colone dont la première version
date de 1978 (Bauchau, 2003, 182 et 2009, 257). La plupart de ses thèmes
sont sans frontières définies au départ.
Le même mécanisme agit pour Déluge publié en 2010 comme le dé-
montre le chapitre précédent. Non seulement la poésie appelle le roman,
mais les romans s’interpellent entre eux. Ces transferts de genre et entre
les romans ne sont pas comme chez Balzac des reprises du personnage du
même nom pour la même fonction, mais de véritables reconstructions qui
se prêtent à des études génétiques et interrogent le critique sur ces person-
nages ou sur les visions du monde qu’ils représentent dont Bauchau ne
1 Article publié en partie dans la Revue Internationale Henrey Bauchau nº5 en 2012 à
l’occasion du centenaire de l’écrivain.
170 Chapitre 14
je travaille depuis plusieurs jours, avec difficulté, au chant d’Œdipe sur la Sphinx. C’est
pendant les jours de Toussaint en 1985, à Montour, que je l’ai écrit dans l’enthousiasme.
Il s’agit maintenant de polir, sans abîmer ni affadir le texte initial. (Bauchau, 2003, 258)
Ce n’est que deux ans plus tard au folio 76 v° du septième cahier qu’il
revient sur le début :
Relecture de 01 à 043
Manque un début à Thèbes
Le combat avec l’H. doit être mieux dépeint
Le pourquoi d’Œdipe
La réponse d’A : Il est si beau
Où sont les folios 01 à 043? Sans doute dans l’un des trois premiers
cahiers qui manque au Musée de la littérature dont le Fonds ne commence
qu’au 4° cahier de la première version.
Non satisfait de ce premier début, Bauchau y retravaille et sur la page
en face de ces deux lignes sur le folio 77 daté du 31 juillet 1986, il rédige deux
essais du début du roman qui se suivent sur le folio. Les deux extraits sont
raturés d’une croix rouge et un masque est dessiné dans la marge de droite
comme le montre le folio assez lisible, reproduit au début de la cinquième
partie. La transcription intégrale du folio respectant la disposition de la
page suit sur la page suivante :
Dans la scène de ‘La vague’ où Clios dit à Antigone qu’il se sent incapable de la faire
déferler et retomber dans la mer, il faut que je fasse voir plus clairement qu’il a peur.
Qu’il sait que la vague est faite de la folie d’Œdipe et de la sienne et que le danger
est grand qu’elle devienne immaîtrisable. (Bauchau, 2003, 354)
voici une journée toute consacrée à mettre au point le récit de Narsès, qui est beau-
coup trop long. Il ne s’agit plus d’inspiration, mais d’enlever ce qui est en trop et de
simplifier le style. (Bauchau, 2003, 376)
3 Les coupes exigées par l’éditeur Bertrand Py après la lecture de La route de Colone,
en juin 1989.
176 Chapitre 14
d’une femme,4 d’un ami5 pour ensuite, réécrire, téléguidé par le désir à
l’Autre, comme s’il recherchait une direction, une réponse et une barrière
à la mort, l’art étant l’une des nombreuses défenses que l’homme élève
contre la mort. Entre le désir de l’Autre et le désir à l’Autre, a surgi l’œuvre
(Willemart, 1998, 85).
Les campagnes successives de rédaction permettent de comparer l’écri-
ture de Bauchau à la taille patiente du sculpteur qui à force de gestes répéti-
tifs avec la gouge, le ciseau ou le burin arrive peu à peu au portrait envisagé.
La pierre devient la métaphore du texte repris à chaque version et retravaillé.
La roue de l’écriture décrite dans la première partie à laquelle pourra
se reporter le lecteur, définit les opérations par lesquelles passent les écri-
tures littéraires et particulièrement celle d’Henry Bauchau pour arriver à
la version remise à l’éditeur.
Emportés par le rythme et le mouvement de l’écriture dont l’écrivain
n’est plus le seul maître comme le danseur emporté par le rythme, le scrip-
teur-narrateur écrit bercé, ou mieux, poussé par les pulsions qui le travaillent.
La roue intervient à chaque arrêt de l’écriture et à chaque rature et non pas
seulement à la fin du roman. Ainsi, pouvons-nous comprendre comment à
chaque arrêt dans le temps, la pulsion de l’écriture forcée par la jouissance
ou la trouvaille d’un sens (jouis ! sens) qui la sous-tend, fait avancer le récit.
Dans un premier temps, ce chapitre m’a donc permis de situer la créa-
tion littéraire hors temps par rapport à l’écriture calendaire chez Henry
Bauchau. L’examen de quelques personnages me fait dire par ailleurs qu’il
n’y a pas une histoire des personnages au sens métaphysique du terme,
mais des histoires particulières qui « remarquent » le personnage et le
réintroduisent dans une autre écriture (Derrida, 1972, 82).
Dans un deuxième temps, j’ai pu discerner le désir de l’Autre qui motive
en partie les versions successives auxquelles le généticien s’affronte en par-
courant l’œuvre.
4 Laure, sa femme, préfère le titre Œdipe sur la route en juillet de la même année à
celui de La route de Colone choisi le 12 février 1989.
5 Le 30 juillet 1989, « Conrad Stein me téléphone.Il a lu le manuscrit précédent de
mon livre et me dit : “Il faut couper résolument tout ce qui est commentaire. Ton
livre est un grand poème. Il faut donc privilégier le poème, qui n’a pas besoin d’ex-
plication. Il faut aller directement au but” » (Bauchau, 2003, 412).
La création hors du temps : une écritures sans frontières 177
Enfin, replaçant les opérations de l’écriture sur une roue mue par la
jouissance inhérente au travail sur les manuscrits, je pointe l’intervention
de l’Autre au troisième et au quatrième mouvement et souligne ainsi la
distance entre le temps de la création et celui de l’écriture.
Année 1987
Année 1988
Le 5 janvier, Je repense à la fin d’Œdipe sur la route, elle doit être plus abrupte que
dans ma première version. C’est à travers Clios qu’on doit voir Œdipe et Antigone
tels qu’ils sont à leur arrivée à Colonne. C’est par le regard de Clios sur ce qui a eu
lieu que le livre doit se clore. (320)
Le 14 mars, J’ai relu toute la fin qui est à refaire sous la forme d’un récit un peu plus
circonstancié de Clios. (329)
Le 19 mars : Mes personnages évoluent, ils étaient jusqu’ici trop monolithiques peut-
être, trop constamment perçus sur le mode tragique. (329)
Le 6 avril, J’entame le récit, auquel je pense depuis plusieurs jours, de la rencontre de
Sophocle avec Œdipe et Antigone. (337)
Le 19 juin, je viens de relire la deuxième version d’Œdipe du début à l’arrivée à Colone.
J’ai ressenti des impressions très fortes. Il y a des longueurs, des passages inutiles et
d’autres trop écrits mais, dans l’ensemble, le livre est déjà là, plus près de l’achèvement
que je ne croyais. […] Je m’interroge toujours sur l’introduction des poèmes dans le
roman […] la pensée originelle était pourtant bien de les lier au texte et au récit. Je
dois sans doute lui rester fidèle. (348)
Le 26 juillet :’Le refus d’Antigone’ en est à la troisième version : Je le resserre, sur-
tout je cherche à rendre ce refus plus décisif. Il marque une coupure dans l’évolution
d’Œdipe, il correspond aussi à l’importance croissante d’Antigone dans ma pensée
et dans le livre […] Pourtant, j’avance pas à pas dans la troisième version d’Œdipe.
[…] J’achève aujourd’hui une version que j’espère définitive du ‘Refus d’Antigone.
(355–356)
Le 3 août, travail difficile depuis deux jours. Pourtant, je reprends ‘La vague’, dont je
me croyais sûr. Il faut y pratiquer des coupures, j’en fais, mais avec des doutes conti-
nuels qui me ralentissent et parfois m’angoissent. (357)
Le 5 août, le doute m’assaille à chaque page, les coupures sont sans doute la part la
plus difficile du travail d’un écrivain. J’ai surtout coupé des passages qui me paraissent
du commentaire, parfois des redites. Le texte semble plus direct maintenant, mais
que d’hésitations en cours de route. Il est clair que, lors des premières versions, j’ai
écrit des choses inutiles au lecteur, mais qui m’étaient nécessaires pour comprendre
ce que j’avais vu ou cru voir. Ce livre est un livre de visions, j’ai tenté parfois exagé-
rément de les comprendre au lieu de me contenter de les dire en écrivant. (357–358)
Le 9 août, j’ai repris aujourd’hui le récit de Diotime, il y a moins de coupures à faire
que je ne le croyais. Ce qui est lourd parfois, ce qui a des prétentions à la pensée, c’est
ce qui vient de moi et non d’elle. (360)
La création hors du temps : une écritures sans frontières 179
Le 31 août, j’ai eu envie de commencer ce nouveau cahier ce matin, attiré par sa cou-
leur verte. Je l’appellerai le cahier vert. Le plaisir que j’ai à le commencer vient sans
doute de la proximité de la rentrée des classes. (364–365)
Le 3 septembre, j’approche de la fin du livre. J’ai été heureux de refaire le passage de
l’illumination d’Antigone et de la réaction d’Œdipe le lendemain. Cela interrompt
l’action, c’est vrai, mais à ce moment ceux à qui l’ouvrage ne convient pas l’auront
déjà abandonné. Les autres trouveront dans ce passage, je l’espère, une occasion de
s’étonner et de penser. (365)
Le 4 septembre, l’idée me vint que le récit final de Clios peut être fait à Diotime.
Au moment de l’entamer, je m’aperçois que j’ai laissé à Paris le cahier qui contient la
première version, la seule écrite jusqu’ici de ce récit. Cet acte manqué n’est pas dé-
pourvu de signification. Il me contrait de reprendre le récit à zéro, dans la ligne de
ce que mes personnages sont devenus au cours des écritures successives, et non dans
la vision, encore très différente, que j’avais d’eux il y a deux ans. (366)
Le 12 septembre, le personnage Narsès raconte de trop et il faudra couper son his-
toire : Continué ce matin la nouvelle version du ‘Récit de Narsès’, qui m’inquiète
un peu, car il ne cesse de s’amplifier. Il faudra beaucoup couper dans ce texte, qui
apporte cependant un élément neuf au personnage de Clios et précise celui de Thésée.
Calliope aussi a surgi un instant, j’ai eu plaisir à la retrouver, car elle est un de mes
personnages préférés. Elle est l’incarnation d’un fantasme que je crois avoir porté
jusqu’à la réalité imaginaire. (370)
Le 16 octobre, il y a des journées dures. En voici une toute consacrée à mettre au
point le récit de Narsès, qui est beaucoup trop long. Il ne s’agit plus d’inspiration,
mais d’enlever ce qui est en trop et de simplifier le style. (376)
Le 1°novembre, j’achève la troisième version du dernier récit de Clios. Il reste beau-
coup à faire, mais l’œuvre est là. (379)
Année 1989
Le 12 février 1989 : Je pense appeler le livre La Route de Colone. (387)
Le 11 mars : L. rapporte les premiers exemplaires photocopiés de ‘La route de Colone’.
Ce sont deux cahiers sous couverture noire, l’ensemble a cinq cent seize pages […]
certaines coupures seront peut-être nécessaires. (389)
Le 21 juin, je suis décidé à retravailler mon livre dans le sens demandé par Bertrand
Py. J’ai relu toute la première partie jusqu’à la fin d’Alcyon. Il me semble possible
d’achever ce travail pour la fin des vacances. (405)
Le 15 juillet, depuis deux jours, j’ai commencé à retravailler vraiment mon roman. Sous
le titre ‘Le refus d’Antigone’, j’ai refait toutes la transition entre ‘Alcyon’ et ‘La vague’.
180 Chapitre 14
chant sur Jocaste. J’ai fini par aboutir à un texte d’une page et demie que j’ai encore
revue ce matin. […] Le roman, surtout s’il est fortement centré sur un personnage
principal, comporte toujours une part de biographie. Celle-ci se nourrit dans une
certaine mesure de l’autobiographie réelle, imaginaire ou fantasmatique, du roman-
cier. Cependant, dès qu’un personnage accède à la plénitude de l’existence imaginaire,
il entraîne celui qu’on appelle, non sans équivoque, l’auteur, dans l’aventure d’une
existence nouvelle qu’il doit partager avec lui. (425)
Chapitre 15
Introduction
3 « Le Witz,c’est d’abord cela, du nouveau dans le dire. L’exemple princeps […] du
famillionnaire de Heine, c’est cela un mot jamais dit, une création, du nouveau …
le mot d’esprit n’est vraiment accompli qu’une fois que l’Autre l’a reconnu comme
tel. Cette différence est alors sanctionnée comme trait d’esprit par l’Autre » (Miller,
2000, 15), cité par Laurent (2008, 112).
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 185
Le cap forme au nord un surplomb sous lequel on ne peut parvenir que par un sen-
tier étroit où s’abritent parfois des chèvres à demi sauvages. Sous le surplomb, il y a
une grande paroi sombre que les vagues viennent frapper pendant les tempêtes et
qui plonge, d’un mouvement abrupt et menaçant, dans la mer. Œdipe a rêvé qu’il
sculptait une falaise. Il vient explorer celle-ci avec Clios. Il tâte la pierre des mains, il
se hisse dangereusement sur la paroi. Il se colle aux aspérités du rocher, il l’ausculte,
l’étreint avec les mouvements lourds, ralentis d’un nageur à demi submergé. Clios
lui dit : « La roche ressemble à une énorme vague qui s’élève et va tout engloutir
en retombant ». Œdipe approuve. « Il y a la vague, il faut trouver un moyen pour
qu’elle ne nous emporte pas. Ce n’est pas un homme seul qui peut le faire, il faut une
barque et des rameurs ». (Bauchau, 1990, 133)
Il continue à travers tout en suivant une route, invisible sur le sol, qui
se révèle à la fin du jour être la ligne droite (Bauchau, 1990, 61) ; « Je dois
obéir à la route que je ne connais pas. Aujourd’hui, elle passait par ici »
(Bauchau, 1990, 252). « Comme dans le dernier rêve que j’ai fait, c’est tou-
jours l’inconnu qui vient à ma rencontre » (Bauchau, 1990, 375).
Aveugle, Œdipe a besoin des yeux de Clios pour lui décrire à quoi la
roche ressemble, pour qu’il en déduise ce qu’il va faire : son projet est de
sculpter une énorme vague contre laquelle luttent trois marins dans une
barque.
Œdipe cherche avec son corps, dans la confusion native de la falaise, la forme de la
barque qui doit y être, ainsi que la place des rameurs. Soudain il trouve, il est la barque,
il la dessine avec son corps dans la pierre. Il veut la sculpter. Clios demande pourquoi.
Œdipe répond que c’est à cause de son rêve. A cause d’eux trois, emportés par la mer.
Clios ne croit pas qu’on puisse échapper à cette vague. “Il faut travailler la falaise, dit
Œdipe, pour entendre ce qu’elle veut nous dire. – C’est un travail immense! – Il faut
commencer tout de suite. Procure-toi des outils. Antigone nous aidera, elle sculpte
bien les corps et les visages. (Bauchau, 1990, 133)
Œdipe resté seul, parcourt à nouveau le rocher pour y reconnaître la vague. Il glisse
parfois et se déchire les mains, il ne lui déplaît pas de marquer de son sang la falaise.
La vague est là et elle en lui. (Bauchau, 1990, 134)
Antigone pense qu’elle peut refuser à son père ce terrible travail, mais peut-elle faire
de même pour son frère, ce frère frappé par le malheur, qu’elle a suivi, qu’elle a pour-
suivi quand il a quitté Thèbes ? (Bauchau, 1990, 135)
Dorénavant, dès le matin, ils sculptent la falaise, […] La roche est dure, mais leurs
bras et leurs mains s’endurcissent et Œdipe rappelle qu’il ne faut pas forcer la pierre.
La vague est là, déjà là. Il faut seulement l’aider à apparaître. Ils sentent sous leurs
mains sa présence alors que Clios et Antigone ne la voient pas encore de leurs yeux.
Lorsqu’ils ont des doutes, ses deux compagnons appellent Œdipe. Il palpe la pierre
de ses mains, il l’écoute, il la goûte des lèvres et de la langue, il colle son corps contre
elle. Il dit : « Il faut se laisser porter, emporter par elle ». Les deux autres sentent
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 189
alors que la vague existe. Elle a traversé brutalement leurs vies, elle les a submergés,
elle les submergera peut-être encore, cela ne les empêche pas d’être vivants. (Bauchau,
1990, 136)
Tout en sculptant, il (Œdipe) pense à la Sphinx qui était, comme la vague, infiniment
plus puissante que lui. C’est de sa force qu’il s’est servi pour l’emporter, en plongeant
dans son obscurité le couteau des réponses. (Bauchau, 1990, 137)
Ce bref rappel de son passé fait voir à Œdipe son idem et sa straté-
gie : il reste celui qui a osé affronter la Sphinx et ici la Vague en utilisant
la force qui en provenait, comme dans certains arts martiaux, mais sa ré-
ponse n’est plus la même. Plus de discours, mais des gestes patients, plus
de déductions intelligentes, mais un travail de la main qui se laisse diriger
par la pierre, plus de passé qui planifie, mais un futur qui se dessine, plus
de stratégie, mais la confiance dans l’après-coup. Tout comme le poète qui
190 Chapitre 15
se laisse guider par la musique ces mots, ou le critique qui se laisse diriger
par les mots qu’il lit, ainsi se conduit Œdipe.
Sixième point. La force et la stratégie viendront toujours de la de-
mande de l’Autre qui nous pousse à agir. L’Autre ne recouvre plus la peur
d’une prophétie, l’énigme d’une Sphinx, la prophétie d’un devin ou une
image de soi, mais une pierre qui de son vide, appelle au dépouillement
total marqué par l’ignorance du résultat et par la ténacité à poursuivre le
travail dans le présent.
La Sphinx a disparu comme s’effacent les vagues. Il a cru en être la cause, il a accepté
le triomphe, la reine, la royauté, sans voir qu’en face de lui une autre vague, bien plus
haute, se soulevait déjà. Les hommes de la barque ne seront pas comme lui, ils sau-
ront que cette vague n’est pas la seule, qu’il ne suffit pas de triompher d’elle et qu’il
faut affronter la tempête tout entière avec sa succession de vagues pour retrouver le
port. (Bauchau, 1990, 138)
Derrière lui (Clios), c’est elle avec un corps androgyne. Sur la tête, la roche lui fait,
par son mouvement naturel, une chevelure d’écume dont les longs cheveux flottent
au vent. Elle ne peut sculpter le visage, elle ignore trop qui elle est et ce que veut la
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 191
pierre. Qu’Œdipe le fasse s’il le peut. Œdipe qui, en rêve, a obtenu qu’elle vienne,
contre son gré, sur la falaise en la nommant de cette façon déchirante : ma sœur. Elle
n’en peut plus, elle rassemble ses outils et s’enfuit en courant. (Bauchau, 1990, 139)
Antigone voit en rêve un enfant, avec ses petits outils, au pied de l’immense fa-
laise. C’est Œdipe qui appelle quelqu’un avec une merveilleuse confiance. Il y a du
vent, un grand tumulte de vent, elle finit par entendre qu’il dit : Ma sœur, ma sœur!
(Bauchau, 1990, 135)
Mais elle n’en veut rien savoir. Pourquoi Œdipe en améliorant son
visage la sculpte-t-elle comme androgyne, femme et homme à la fois ?
N’est-ce qu’une apparence d’homme sous des dehors féminins ? Est-ce
Œdipe et Antigone à la fois ?8 Est-elle Œdipe parce qu’elle ressemble à
son frère et Antigone parce qu’elle est sa fille ?
Le narrateur répond à la question :
La pierre l’a (le visage) voulu éclairé et solide, comme le corps, qu’elle a sculpté elle-
même et retrouve avec étonnement. Ce corps, dont Œdipe a accentué la ligne au-
dacieuse qui est à la fois celle d’un garçon vigoureux et d’une jeune fille élancée, plus
intrépide que les jeunes filles de Thèbes ». (Bauchau, 1990, 143)
celui qu’il a été auparavant, le garçon brutal, habitué à conquérir et à vaincre. Celui
qui a vaincu la Sphinx grâce à son esprit vif mais court, et qui n’a su chevaucher la
grande vague que pour sombrer à la suivante. Celui qui, grâce à l’effort commun,
doit maintenant éviter le naufrage. (Bauchau, 1990, 145)
non seulement parce qu’il n’est pas en plein accord avec son passé, mais
parce qu’il n’a pas su relire ou articulé son passé au présent. Pour en sortir,
il devra compter sur une force sinon collective, du moins sur un autre.
Antigone ne se libérera qu’en comptant sur son père et frère qui a
réussi à tracer son visage :
Elle entoure de ses bras le sourire invisible et présent qu’il lui a donné dans la pierre,
elle se réconcilie un peu avec elle-même, elle sent qu’ elle pourra peut-être, comme
le lui a dit Diotime, devenir un jour Antigone. (Bauchau, 1990, 143)
Je ne peux pas faire le haut de la vague, je n’y arriverai jamais. La vague, c’est la folie
d’Œdipe, c’est la mienne. J’ai pu la faire monter, il faut qu’elle se retourne, qu’elle re-
tombe dans la mer. Je n’y arriverai pas, je ne pourrai pas la retenir, tu comprends ? Elle
va déferler sur le cap et nous submergera tous. – Mais la vague est en pierre, Clios. – Ne
crois pas cela, Antigone, la vague est en délire. Rien qu’en délire. (Bauchau, 1990, 151)
Qu’il est beau, aveugle, rayonnant et bondissant peut-être. Comme il verdoie, quand
d’un geste vaste et négligent il rejette ses énormes outils dans la mer. Il est en face
d’elle, les bras ouverts. Sa bouche, son front, ses yeux couverts du bandeau blanc sont
empreints d’une bonté, d’une gaieté souveraine […]. A travers la fumée et la brume
qui s’épaissit, elle devine la présence d’Œdipe. Il est arrêté à quelque distance, avec
ses vêtements trempés de pluie et sa stature habituelle. Il a l’air épuisé et pourtant,
sur ses traits, flotte encore un peu de la douceur, du bonheur extasié de son visage
de géant. (Bauchau, 1990, 159–160)
Elle parvient toutefois à reconstruire un nouveau lien filial en passant par la recon-
naissance d’une appartenance commune à la famille des artistes. Antigone se présente
en disant : « Mon père est Œdipe l’aède » (1997, 45) préférant l’héritage créatif à
celui, funeste et incestueux, de l’ex-roi. (Coutaz, 2010–2011, 145)
10 « Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchis-
sante, une marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant
sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m’écriai
dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé : “Zut, zut, zut, zut.”
Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots
opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement » (Proust, 1987, 153).
11 « L’interdit protège la jouissance qui angoisse » (Laurent, 2008, 94).
196 Chapitre 15
Cela ne veut pas dire que le critique les confond avec leur œuvre, mais
que ces artistes en ont été imprégnés tout comme en retour, l’œuvre laisse
des traces chez le lecteur ou le spectateur.
Reste à voir si cela est vérifié chez chacun d’entre nous : l’œuvre laisse-
t-elle vraiment des traces dans le discours de l’artiste ou du nôtre ?
Elle l’entend qui s’approche. Il a pris sa flûte et joue un de ces airs simples, élémen-
taires qu’il affectionne et qui ressemblent au bruit de la mer. Sa voix s’élève, faible,
timide, hésitante, elle ressemble à celle d’un enfant. Clios l’entend et, comme lui seul
peut le faire, il entoure le chanteur et le feu de mouvements superbes. Antigone ne
perçoit ni mots ni phrases dans le chant d’Œdipe, mais au-delà de toute signification,
elle éprouve un sentiment de triomphe. Elle voudrait le célébrer en dansant comme
Clios. Hélas, elle est lourde, elle est terrienne, elle n’a pas sa nature de feu et ne peut
improviser ses mouvements comme lui. Elle se met à côté de son père et, suivant
les inflexions de sa voix qu’on dirait enrouée par un long hiver, elle la soutient de la
sienne et elle est heureuse. (Bauchau, 1990, 160)
leurs voix, leurs rires, au loin et encore environnés de tonnerre, tandis qu’au fond
d’elle-même une pensée secrète, encore un peu tremblante, lui souffle : Oui, nous
sommes un peu, un tout petit peu délivrés. (Bauchau, 1990, 161)
Que veut dire se sentir délivrés ? Ayant réussi à plier la Vague, c’est-à-
dire, à ce que la barque la franchisse, la route est ouverte pour continuer
leur chemin, symboliquement bien sûr, et j’ajouterai, psychiquement. Le
talent qu’ils ne se connaissaient pas et qu’ils assument maintenant comme
les définissant, comme faisant partie de leur ipse ou qui signifie leur pro-
messe accomplie, la sculpture et la peinture, associées au chant et à la danse,
vont pouvoir se développer et en quelque sorte, les sauver de leur situation
de sujets errants.
Treizième point. Ils ont dépassé le cap du retour et ont compris qu’ils
ne peuvent qu’avancer d’où leur joie et leurs rires contagieux. Avancer
veut-il dire s’intégrer à nouveau dans la société qu’ils avaient abandonnée
dans leur longue route ou plus simplement réintégrer la flèche du temps ?
Seule Antigone entend une voix qui modère son enthousiasme, mais elle
participe à leur fraternité. Se sentirait-elle plus « sœur » dans une filiation
artistique ?
Mais quel sera le talent d’Antigone ?
« Après ton départ, hier, nous avons longtemps touché, senti ton œuvre car à cette
heure j’étais dans l’obscurité comme lui. Œdipe a dit : Antigone est une inspirée ».
Elle est heureuse et en même temps ne peut s’empêcher de dire : « Ce sont mes
mains, rien que mes mains qui sont inspirées. – Tu es tes mains, dit Clios, tu es tout
entière dans tes mains. Œdipe m’a encore dit : Antigone ne pense plus la pierre, c’est
la pierre qui la pense. Son pilote est digne de regarder la mer ». (Bauchau, 1990, 167)
Elle a presque achevé le front et les cheveux, tirés en arrière par le vent. Elle pressent
dans la pierre l’énorme figure qu’elle a connue toute petite et qui parfois se penchait
sur elle. Elle cherche, elle retrouve la beauté rayonnante du père jeune, mais elle doit
aussi tracer et chérir les sillons d’amertume que la peste, le meurtre du père et la mort
de Jocaste ont creusés sur ce visage. Les signes qu’ ont imprimés sur lui la longue route
méditative pour aller nulle part et, plus encore, la perte de ce bonheur vertigineux
qu’il avait inventé en contemplant la mer. Ce bonheur auquel il a renoncé à cause
d’elle qui n’a pas pu supporter ce qu’elle a ressenti comme une fuite, une évasion et
qui n’était peut-être qu’une traversée de l’abîme. Elle l’a fait, elle ne regrette rien, elle
a exigé et obtenu de lui un autre avenir. (Bauchau, 1990, 168)
Le processus de création se fait plus clair. Non pas que la pierre sait,
mais Antigone pressent le tracé du géant qu’était Œdipe quand elle était
petite. C’est une rencontre assez mystérieuse. A la fois, elle recherche le
pourtour de sa figure qui n’est donc pas donné et « retrouve la beauté du
père jeune ». Ce procédé est fort semblable à celui de l’écriture et à celui
de beaucoup d’inventions.
Quinzième point. Chercher et même jouer avec la matière de l’art
choisi, que ce soit les mots, la pierre ou la couleur et l’objet se dessinera.
Tous les souvenirs des souffrances d’Œdipe qu’Antigone épelle depuis la
peste jusqu’à sa fuite de Thèbes, traversent sa main qui rejoint la pierre et
le visage qui se fait.
Ce procédé rappelle la formation de la coquille d’un mollusque dé-
crite par Valéry, reprise dans le cadre de la morphodynamique par Jean
Petitot. Il constate que dans la coquille de l’escargot, les formes naturelles
sont sans schèmes mathématisés (faute de l’existence d’une géométrie et
d’une physique morphologiques) » ou sans forme préétablie. L’art serait
ainsi profondément contingent par rapport à la forme que l’on peut définir
comme le « phénomène de l’auto-organisation de la matière » (Petitot,
1996, 167, 170) et non comme un élément qui s’y joint.12
La pure forme comme auto-organisation de la matière ou du sens, suit
les tâtonnements d’Antigone et se construit peu à peu.
12 « Peut-être ce que nous appelons la perfection dans l’art […], continue Valéry,
n’est-elle que le sentiment de désirer et de trouver dans une œuvre humaine cette
certitude dans l’exécution, cette nécessité d’origine intérieure, et cette liaison indis-
soluble et réciproque de la figure avec la matière que le moindre coquillage me fait
voir ? » (1960, 904 et 905).
« Un nouvel Œdipe chez Henry Bauchau ? » 199
13 Cette expression « peut-être » a été relevée lors du colloque de Cerisy sur l’œuvre
de Bauchau comme étant quelque chose d’essentiel dans la rhétorique de cet
auteur et que lui-même a commentée : « Pour moi, c’est le mot le plus nécessaire
de la langue, dans ces deux acceptions. D’une part, laisser place à une interroga-
tion fondamentale, refuser de s’arrêter dans la réponse, rester dans l’interrogation
mais, d’autre part, qui peut être, tout peut être, c’est le sens de la marche » (2003,
436). Cette conception de Bauchau s’applique-t-elle à son personnage Antigone ?
Certainement dans la seconde acception du mot, celle du chemin qui peut être.
L’abîme à traverser correspond à la Vague à franchir qui annonce à la fois une libé-
ration du passé et une autre route à suivre.
200 Chapitre 15
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208 Bibliographie
amour 46, 49, 58, 68, 73, 100, 104, lalangue 19, 34, 55, 59–60
183, 201 lapsus 24, 27, 184, 190
art 69, 103, 131, 187, 189, 192, 196 lecture 4–5, 8–9, 13, 16–18, 20, 27, 30,
automatisme 43, 45, 48 32–33, 35–41, 43, 47, 59, 68,
72, 83–96, 102, 108–109, 112,
Beau 22, 59, 77, 81, 90, 101, 110, 114–115, 114, 116–117, 122, 124–125, 133,
128–131, 164, 172, 184, 194 135–136, 138–143, 149, 151, 155,
157, 171–173, 175, 180, 183, 185,
ça 40, 55, 77, 109, 149–150 201–202
désir 5–6, 15, 33–34, 37, 44, 47, 56, 58–59, mensonge 36
62, 69, 79, 84, 100–102 métaphore 19, 54–55, 75, 137, 176, 186
miroir 15, 17, 36, 137–138, 140–141, 201
écriture 16, 20, 32, 44, 59, 63–64, 69–71, moi 41, 43, 45, 55, 70, 72, 77, 81, 100,
95, 102, 109, 116, 122–123, 132, 104–105, 114–115, 128–129, 131,
134–135, 141, 155, 159–160, 169– 134, 138, 145, 188, 191, 200
181, 184–187, 198–199, 201–202
passion 23, 29, 134, 159
genèse 7–8, 32, 61–62, 96, 123, 156–157 pensée 8, 15, 30, 57, 65–66, 70, 83–84,
génétique 1, 4, 7–8, 51, 53, 60, 65, 86–90, 93–95, 108, 144–145, 178,
68–70, 80–81, 83, 93, 95, 99, 122, 184, 189–192, 197, 201–202
124–125, 136, 138, 140, 150, 161, plaisir 13, 15, 29, 43, 105, 109–111, 114–115,
201–202 121, 126–127, 129–131, 179
processus de creation 5, 8, 70, 79, 83, 95,
illusion 105, 145, 149–150, 200 108, 119, 122, 124, 150, 198
imaginaire 19–20, 22, 36, 44, 48–49, 55, psychanalyse 1, 3–4, 43, 55, 64, 183–184
69, 79, 104–105, 128, 155, 170, 175, pulsion 3–4, 6, 15, 18–20, 25, 27, 33–35,
179, 181, 183, 185–186, 199 37, 62, 64, 66, 69, 80, 87, 92, 126,
inconscient 8, 25, 36, 43, 60–61, 175, 190 139–140, 173, 176, 187
inconscient génétique 1, 8, 65, 68–70
rapture 6, 13, 16, 20, 24, 27, 35–36, 60–61,
jouissance 3–4, 6–8, 13–14, 20, 36, 64, 71, 78, 87–88, 91, 95, 107–120,
39–40, 43, 45, 47–49, 89, 107, 142, 155, 162, 174, 176, 201
118, 126, 176–177, 191, 194–195, reel 4, 8, 14, 26, 38–40, 44, 46–47, 58,
201–202 69, 79, 89–91, 109, 121–132, 191,
195, 201–202
212 Index des concepts
rêve 23–24, 36, 38, 68, 94, 102, 105, symbolique 15, 18, 33, 44, 48, 60, 79, 102,
111–112, 150, 159, 171, 185–188, 138, 186–187, 197, 199
190–191
roue de la lecture 8, 33, 37, 41, 201–202 texte mobile 3–4, 6–8, 13–15, 20, 25, 87,
roue de l’écriture 5–8, 13–27, 30, 87, 141, 201–202
176, 201–202 transfert 5, 31, 58, 68, 156, 169
scripteur 1, 3–4, 6–7, 13–15, 18, 25, 60–61, vérité 4, 15–17, 33, 38, 44–45, 49, 62, 70,
63, 71, 83, 88, 92, 94–95, 105, 122, 77–78, 94, 105, 183, 191
124, 143, 148–149, 201 voix 24, 31, 33–34, 36, 38, 59, 72, 94, 124,
sublimation 116 141–143, 151, 175, 196–197
Index des noms
Allouch 89 Gadet 133
Ammour-Mayeur 203 Galindez Jorge 213
Ansermet 91 Genette 61, 94, 137
Asher 204 Goujon 94, 133
Assouline 32, 193 Goulet 84, 143
Gracq 61, 125
Barthes 103–104, 202 Grésillon 4, 62, 143–144, 148, 151
Bauchau 1, 8, 15, 24, 85, 155–167, 169–177, Guez 16, 85
183–200
Benkirane 70 Halen 205
Boie 61 Hawking 14
Boutot 86 Heidegger 88, 205
Henrot 205
Changeux 66
Clouzot 79–80, 194 Izquierdo 65, 67
Condillac 63
Coutaz 185, 194–195 Jeannerod 204
Curtius 134
Cyrulnik 55 Keller 143
Kristeva 59, 135, 137
Dambean 185
Damourette 88 Lacan 17, 19, 25–27, 34–35, 37–41, 43–47,
De Man 90 49, 55, 63, 72, 87–88, 89, 93, 99,
Depelsenaire 204 105, 108–109, 183
Derrida 5–6, 19–20, 53, 176 Laurent 184, 195
Le Calvez 69
Feldman 193 Lebrave 62
Fingermann 22, 36 Lefors 206
Flynn 137–138, 140–141 Leriche 137
Frege 47
Freud 5, 19, 27, 31, 33, 38, 43, 45, 53, 66, Magistretti 91
83–84, 89–90, 93–94, 108–109, Mallarmé 16, 22–23, 78, 86–87, 92, 94, 122
183, 194, 201 Mandelbrot 86
214 Index des noms
Editorial Board
Contemporary Literature and Thought
Martin Crowley (University of Cambridge)
Francophone Studies
Louise Hardwick (University of Birmingham)
Jean Khalfa (University of Cambridge)
Gender and Sexuality Studies
Florian Grandena (University of Ottawa)
Cristina Johnston (University of Stirling)
Language and Linguistics
Michaël Abecassis (University of Oxford)
Literature and Art
Peter Collier and Jean Khalfa (University of Cambridge)
Literature and Non-fiction
Muriel Pic (University of Bern)
Poetry
Nina Parish (University of Bath)
Emma Wagstaff (University of Birmingham)
Zoopoetics and Ecocriticism
Anne Simon (CNRS/EHESS, Paris)
Volume 1 Victoria Best & Peter Collier (eds): Powerful Bodies.
Performance in French Cultural Studies.
220 pages. 1999. ISBN 3–906762-56-4 / US-ISBN 0–8204-4239-9
Volume 6 David Houston Jones: The Body Abject: Self and Text in Jean Genet
and Samuel Beckett.
213 pages. 2000. ISBN 3–906765-07-5 / US-ISBN 0–8204-5058-8
Volume 83 Peter Collier, Anna Magdalena Elsner and Olga Smith (eds):
Anamnesia: Private and Public Memory in Modern French Culture.
359 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-846-5
Volume 84 Adam Watt (ed./éd.): Le Temps retrouvé Eighty Years After/80 ans
après: Critical Essays/Essais critiques.
349 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-843-4
Volume 85 Louise Hardwick (ed.): New Approaches to Crime in French
Literature, Culture and Film.
237 pages. 2009. ISBN 978–3-03911-850-2
Volume 87 Amaleena Damlé and Aurélie L’Hostis (eds): The Beautiful and the
Monstrous: Essays in French Literature, Thought and Culture.
237 pages. 2010. ISBN 978–3-03911-900-4
Volume 104 Hugues Azérad, Michael G. Kelly, Nina Parish et Emma Wagstaff
(éds): Chantiers du poème: prémisses et pratiques de la création
poétique moderne et contemporaine.
374 pages. 2013. ISBN 978–3-0343-0800-7
Volume 127 Margaret Atack, Alison S. Fell, Diana Holmes and Imogen Long
(eds): French Feminisms 1975 and After: New Readings, New Texts.
276 pages. 2018. ISBN 978-3-0343-2209-6
Volume 133 Maggie Allison, Elliot Evans and Carrie Tarr (eds): Plaisirs de
femmes: Women, Pleasure and Transgression in French Literature
and Culture.
278 pages. 2019. ISBN 978-1-78874-383-9
Volume 135 Susie Cronin, Sofia Ropek Hewson and Cillian Ó Fathaigh (eds):
#Noussommes: Collectivity and the Digital in French Thought and
Culture. 184 pages. 2020. ISBN 978-1-78874-767-7