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Université de Haute-Alsace

Faculté des Lettres, Langues et Sciences Humaines


Master Erasmus Mundus CLE (2009-2011)

Olivera MIOK
D'un univers « multiculturel » à une écriture de
« l'identité composée » : l'exemple d'Amin
Maalouf

Travail d'étude et de recherche

Mémoire de Master en

Cultures littéraires européennes

Juin 2010

Directeur de Mémoire : Frédérique Toudoire-Surlapierre


Remerciements
Je remercie Madame Hélène Barthelmebs pour la révision de mon
travail.
De plus, spécialement, Mme Toudoire Surlapierre pour la lecture
soigneuse et pour les corrections du projet.
Enfin, je remercie mon mari pour m'avoir prodigué son soutien.

2
Mon utopie, pour résumer : que chacun au monde soit minoritaire,
ou que personne ne le soit ; que chacun au monde soit étranger,
ou que personne ne le soit.
Amin Maalouf

3
Plan du mémoire
D'un univers « multiculturel » à une écriture de
« l'identité composée » : l'exemple d'Amin Maalouf

Introduction
I. L'univers « multiculturel »
1. 1. La société multiculturelle : la théorie et l'introduction à cette
problématique chez Maalouf
1. 2. La nostalgie pour les empires multiculturels
1. 3. Les conflits interculturels au niveau de la macrostructure des
récits
II. Le passage de la cohabitation indifférente vers l'interaction
2. 1. Le plurilinguisme
2. 2. Les voyages et l'expérience de l'exil : les rencontres avec l'Autre
2. 3. La résistance à la haine raciale et à la discrimination
III. ..............................................................................................
L'identité composée : l'idylle interculturelle
3. 1. Les appartenances multiples
3. 2. L'interprète interculturel
3. 3. Un exemple de la compréhension de l'Autre : le mariage entre
Ossyane et Clara
Conclusion provisoire

4
Introduction

« Le mouvement et la migration […] sont les conditions


sociohistoriques qui définissent l'humanité »1 , écrit Théo Golberg dans le
livre Multiculturalism : A critical Reader. Dans un tel monde où
l'immigration est un phénomène quotidien, les écritures migrantes prennent
une place plus en plus importante. Depuis les années 2000, on dénombre
un certain nombre d'écrivains immigrés parmi les lauréats du Prix Nobel :
Gao Xingjian (2000, né en Chine, écrit en français et chinois mandarin),
Vidiadhar Surajprasad Naipaul (2001, né à Trinité-et-Tobago, écrit en
anglais), John Maxwell Coetzee (2003, né en Afrique du Sud, écrit en
anglais) et Herta Müller (2009, née en Roumanie, écrit en allemand).
Il en va même, concernant des lauréats du Prix Goncourt, il y a eu
plusieurs auteurs émigrés, parmi eux, Amin Maalouf (le Prix Goncourt en
1993, né au Liban, et écrivant en français), l'auteur dont les œuvres seront
le sujet de notre recherche.
Pourquoi cet intérêt pour les écritures migrantes? Est-ce parce que,
dans ces œuvres on découvre un Autre, qui est toujours marqué par son
altérité, d'où provient peur et angoisse, mais aussi par le désir qui fait
tendre vers des espaces inconnus? « Ce "regard" [des Européens], la place
de l’Autre, nous fixe non seulement dans sa violence, son hostilité, son
agressivité, mais aussi dans l'ambivalence de son désir »2, explique Stuart
Hall. En même temps, ces espaces inconnus (ainsi que leurs cultures,
traditions et Histoires) marquent l'écrivain émigré, qui les amène avec lui
dans la culture d'accueil. Il existe dans le concept de l'écriture migrante une
idée de déplacement : il ne s'agit pas du déplacement de ceux qui veulent
découvrir l'Autre, mais de cet Autre qui est amené dans la culture d'accueil
par l'écrivain émigré. On interprète l'Autre dans notre propre culture, qui
devient dominante par rapport à la culture d’origine, car elle a le pouvoir
de décider ce qu'elle veut accepter et inclure, ou non. Parallèlement,
l'écrivain émigré, en publiant dans la langue de la culture d'accueil, montre
sa motivation de s'y intégrer.
Que considère-t-on comme les écritures migrantes? Quelles en sont les
spécificités?
Dans le champ sémantique du concept des « écritures migrantes »,
Daniel Chartier, théoricien canadien, distingue plusieurs concepts qui lui
sont apparentés :

1 Théo Golberg, Multiculturalism : A critical Reader, Oxford, Blackwell, 1994 ; cité


selon : Stuart Hall, « La question multiculturelle », in Stuart Hall, Identités et Cultures,
Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 377.
2 Stuart Hall, « Identité culturelle et diaspora », in Stuart Hall, Identités et Cultures,
Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 321.
5
- la littérature ethnique, qui renvoie à des éléments biographiques liés à
l'appartenance culturelle, sans qu'il y ait pour autant nécessité d'un passage
migratoire ;
- la littérature de l'immigration, un corpus thématique qui traite des
problématiques migratoires ;
- la littérature de l'exil, qui peut prendre selon les cas la forme de la
biographie, de l'essai ou du récit de voyage ;
- la littérature de diaspora, œuvres produites par des émigrés dans différents
pays, mais qui se rattachent aux rouages de l'institution littéraire du pays
d'origine ;
- la littérature immigrante, corpus socioculturel transnational des écrivains
qui ont vécu cette expérience traumatisante, mais souvent fertile de
l'immigration3.

Dans ces définitions on voit que la distinction entre ces concepts n'est
pas forcement claire, et qu'il existe plusieurs éléments qui se répètent
presque toujours : par exemple, la dimension (auto)biographique et
l'élément du voyage, d'un déplacement en général. Il semble qu'un
métissage qui caractérise les écritures migrantes (le métissage des styles,
des langues, des genres) affecte aussi leur théorie.
« Les écritures migrantes forment un micro-corpus d'œuvres littéraires
produites par des sujets migrants : ces écritures sont celles du corps et de la
mémoire ; elles sont, pour l'essentiel, travaillées par un référent massif, le
pays laissé ou perdu »4.
Bien qu’Amin Maalouf soit un sujet migrant du Liban, qui habite en
France depuis 1976, certains théoriciens, parmi eux, Pascal Solon,
définissent son style d'écriture différemment des Berrouët et Fournier, dont
la définition est citée ci-dessus.

Même si une certaine nostalgie d'un Orient multiculturel transparaît dans


l'écriture de Maalouf, il ne paraît pas justifié de ranger son écriture parmi des
écritures migrantes fixées sur l'origine, l'exil, le passé irrécouvrable. Le
terme d'écriture métisse, qui croise passé et présent, ici et ailleurs, semble
déjà mieux saisir l'écriture du migrant Maalouf, encore que celui-ci aille au-
delà d'une écriture de la perte5.

3 Daniel Chartier, « De l'écriture migrante à l'immigration littéraire : perspectives


conceptuelles et historiques sur la littérature au Québec », in Danielle Dumontet et
Frank Zipfel (éd.), Écriture migrante/Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG,
Hildesheim, 2008, p. 84
4 Robert Berrouët et Robert Fournier, « L'émergence des écritures migrants et métisses
au Québec », cité selon: Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de
l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et
introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche,
Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004, p. 175.
5 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin
6
Selon Pascale Solon, Maalouf ne reste pas emprisonné dans sa propre
mémoire ; de plus, ses éléments autobiographiques sont généralement
assez bien dissimulés sous les récits historiques6, même si on constate des
similitudes évidentes entre sa vie personnelle et la vie de ses personnages.
Néanmoins, il semble que l'écriture de Maalouf reste toujours entre au
moins deux genres, historique et (auto)biographique, ou elle crée un
nouveau genre hybride. N'est-il pas la caractéristique des toutes écritures
migrantes?
Son écriture se nourrit de son expérience de l'émigration (qui ne doit
pas forcement être explicitement présente dans le récit), et pour cette
raison, on utilisera le terme « la littérature immigrante » pour la définir.
Amin Maalouf souligne que cette expérience de l'émigration était décisive
dans son écriture. « Il est probable que si je n’avais pas été contraint de
quitter mon pays, je n’aurais pas consacré ma vie à l’écriture. Il a fallu que
je perde mes repères sociaux, et toutes les ambitions évidentes liées à mon
milieu, pour que je cherche refuge dans l’écriture »7. Maalouf, qui se
sentait toujours étranger, marginalisé dans sa société natale, à cause de « la
blessure originelle [d'identité], à savoir le statut de minoritaire »8, a choisi,
au début de la guerre au Liban, « l'exil volontaire plutôt que l'engagement
dans les conflits internes »9. Il partit pour la France le 16 juin 1976
(d’abord seul, puis sa femme l'a rejoint, avec sa mère et leurs trois enfants
quatre mois plus tard), où il a recommencé sa vie. En 1986, il a publié son
premier roman (précédé par l'essai Les Croisades vues par les Arabes en
1983) Léon l'Africain, dont l'auteur dit : « […] Léon l'Africain est l'histoire
d'un exilé qui cherche à dépasser son exil »10. Ce roman marque le début
de l'écriture de son émigration, dont les éléments autobiographiques sont
devenus de plus en plus explicites au long de sa carrière.
On se servira parallèlement du terme « littérature de l'immigration » du
fait de sa préoccupation des problématiques migratoires. À partir de Léon
l'Africain, tous les personnages principaux sont des nomades11 vivant entre

Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler


(éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la postmodernité :
État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004,
p. 175.
6 La relation entre la mémoire et l'histoire varie selon le roman.
7 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf),
[en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées
29 mai 2010)
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 « […] aucun des personnages n'est assigné à un lieu comme à une identité. Maalouf
reprend […] la thématique du nomadisme, commune à des nombreux écrivains de
7
Orient et Occident, comme l'était notre écrivain avant le début de sa
carrière littéraire en 198612. Dans son roman Léon l'Africain, Maalouf cite
le poète irlandais, William Butler Yeats, qui dira à ce propos : « Cependant,
ne doute pas que Léon l'Africain, Léon le voyageur, c'était également
moi »13. Ce phénomène d'identification de l'auteur avec la figure du
narrateur se retrouve dans l'ensemble de son œuvre et le lie encore plus
fortement avec les écritures migrantes, dont la dimension autobiographique
est une des caractéristiques (l'expérience personnelle est une thématique
centrale dans la quasi-totalité des définitions citées ci-dessus).
De plus, le choix de ses récits s'accorde plus au moins avec les
événements contemporains.

L'histoire, pour moi, n'est pas que pour l'histoire, le passé que pour le passé.
Il s'agit toujours de préoccupations liées à aujourd'hui, aux questions de
coexistence, aux affirmations exacerbées d'appartenance, aux conflits
proches, qu'il s'agisse du Liban, de la Palestine et d'Israël, du Proche-Orient
en général. L'histoire est un réservoir immense d'événements, de
personnages, dont on peut tirer toutes sortes d'enseignements. On la
reconstruit, à chaque époque, selon ses propres besoins d'explication du
monde14.

Si on parle de ses ouvrages non-fictionnels, cette concordance est


totale et bien visible dans le changement d'attitude générale entre Les
Identités meurtrières (œuvre marquée par un certain optimisme), publiée
en 1998 et Dérèglement du monde (qui dénote d'une forme d'inquiétude)
publiée en 2009, après le conflit israélo-libanais de 2006, la guerre en Irak,
les « événements du 11 septembre » en Amérique du nord...
Parallèlement, Maalouf définit son identité de façon tout à fait
différente de celle que proposent les théoriciens de l'identité des
immigrants. Stuart Hall écrit :

Les identités […] ne sont jamais unifiées mais au contraire, dans la


modernité récente, de plus en plus fragmentées et fracturées ; jamais
singulières, mais construites de façon plurielle dans des discours, des

l'exil qui, bien souvent, ne se reconnaissent de véritable territoire que dans l'écriture. »,
Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans
le monde, janvier-février 2006, p. 35.
12 L'année de la première parution de son premier roman Léon l'Africain. À propos de
l'écriture de ce livre, Maalouf explique : « Arrivé à la centième page de Léon
l'Africain, j'ai démissionné de mon journal pour me consacrer jour et nuit à ce livre,
rageusement ». Ibid.
13 Amin Maalouf, Léon l'Africain, Livre du Poche (première publication : Édition Jean-
Claude Lattès, 1986.), Paris, 2009
14 Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (entretien avec Amin
Maalouf), Mots, Les langages du politique, mars 1997, p. 121.
8
pratiques, des positions différentes ou même antagonistes15.

À la place d'une identité plurielle et fragmentée, née de la tension entre


la culture d'accueil et la culture d'origine, Maalouf propose une « identité
composée ». Il souligne : « Je n'ai pas plusieurs identités, j'en une seule,
faite de tous les éléments qui l'ont façonnée, selon un "dosage" particulier
qui n'est jamais le même d'une personne à l'autre »16. Maalouf utilise le
même principe dans ses romans : ses personnages ne sont jamais marqués
par leur appartenance (ou par leur ethnicité17), parce que, comme notre
écrivain le souligne dans entretien « Identité et appartenances » avec
Maurice Tournier, « chacun entre nous a une identité qui est faite de
nombreuses appartenances »18. Ainsi, ses personnages sont caractérisés par
« [leur] plurilinguisme, [leur] curiosité, [leur] capacité et [leur] volonté
d'adaptation, [leur] humanisme cosmopolite »19.
Il ne faut pas oublier que l'œuvre d'Amin Maalouf trouve sa place dans
la littérature francophone, non seulement parce qu'il est installé en France,
mais aussi parce qu'il a fait du français sa langue d'expression, en marge de
sa place dans la littérature libanaise. Maalouf explique pourquoi il a choisi
de ne pas écrire en arabe :

[…] lorsque j'ai essayé d'écrire des textes de fiction en arabe, j'ai été gêné par
la différence qui existe entre la langue parlée et la langue écrite. […] Quand il
s'agit d'un […] texte de fiction et surtout dans un dialogue, je n'ai jamais pu
dépasser la barrière psychologique qui consiste à faire parler un personnage
dans une langue que personne ne parle actuellement20.

15 Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures,
Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.
16 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Le Livre du Poche 2009 (première
publication: Éditions Grasset & Fasquelle, 1998), p. 8.
17 « Le mot ethnicité reconnaît la place de l'histoire, de la langue, et de la culture dans la
construction de la subjectivité et de l'identité, ainsi que le fait que tout discours est
placé, positionné, situé et que tout savoir est contextuel. », Stuart Hall, « Nouvelles
ethnicités », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.
18 Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (avec Amin Maalouf), Mots,
Les langages du politique, mars 1997, p. 123.
19 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin
Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler
(éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la postmodernité :
État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004,
p. 167.
20 Cité selon : Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain
francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ;
Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de
la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen,
Allemagne, Athena, 2004, p. 173.
9
Les théoriciens de la littérature migrante posent la question des
modalités d'inscription de ces textes (des écrivains émigrés) dans les
littératures nationales : « ces textes font-ils partie du champ littéraire dans
lequel ils sont publiés ou bien le concept de littérature nationale n'est-il pas
remis en question dans ses fondements? »21. Par rapport à ces questions, et
à la distinction entre la littérature française et la littérature francophone,
Maalouf explique:

Il me semble que le mot "francophonie" devrait être réservé à un usage


politique et stratégique, parce qu'en matière de littérature, il pose problème.
[…] où il y a dérapage, c'est quand on a commencé à parler de "littérature
francophone" parce qu'alors les vieilles habitudes discriminatoires se sont
réintroduites, et l'idée s'est imposée selon laquelle il y aurait d'un côté "la
littérature française" proprement dite, et de l'autre une littérature
"francophone" regroupement Belges, Québécois, Marocains, ou Sénégalais
dont la seule caractéristique commune est d'être allogène. [...] Ainsi, un
écrivain d'origine russe qui arrive à Paris, et qui commence à écrire en
français, n'est jamais traite d'écrivain francophone. Alors qu'un écrivain
d'origine algérienne et de la nationalité française, qui a toujours vécu en
France, est classé "francophone" du seul fait qu'il porte un prénom arabe22.

Pour éviter de situer son œuvre, d'un côté sous la notion de « la


littérature francophone » qui lui semble problématique et discriminatoire,
et de l'autre côté sous la notion de « la littérature française », qui est
caractérisée par la notion de nation, Maalouf propose l'utilisation du
concept de « littérature de langue française ». Il a choisi la langue française
pour son écriture parce que « [il] avai[t] envie de vivre pleinement dans ce
pays […] [Il] n'avai[t] pas envie de rester quelqu'un d'extérieur […] Une
fois installé en France, [il a] eu envie de [s]'exprimer dans la langue des
gens au milieu desquels [il] vivai[t] »23. Malgré son intégration réussie
dans la société française24, sa position dans l'horizon de la perception
critique est restée ambivalente : il est en même temps considéré comme

21 Danielle Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg


Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 3.
22 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin
Maalouf), Lendemains : Etudes Comparées sur la France/Vergleichende
Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 93.
23 Ibid., p. 95.
24 Et, aussi à la société de l'Union Européenne, dont témoin son engagement dans le
« Group of Intellectuals of Intercultural Dialogue set up at the initiative of the
European Commision » (les autres membres étaient José Manuel Durão Barroso, le
Président de la Commission Européenne, Leonard Orban, le membre de la
Commission Européenne pour le plurilinguisme, et plusieurs écrivains et spécialistes
européens dans le domaine de la linguistique) qui a discuté comment le multiplicité
des langues pourrait renforcer l'Europe.
10
écrivain francophone (peut-être à cause de son prénom et de son nom
arabe) et ses œuvres se trouvent dans la section « la littérature française »
des bibliothèques et des librairies. Comme on a déjà vu, les théoriciens des
écritures migrantes mettent en question la place et l'appartenance de ces
littératures (phénomène qui a connu un fort intérêt durant les vingt
dernières années au Québec).

Il apparaît ironique de constater le besoin de définitions claires et univoques,


alors que l'une des propositions de la transculture et des écritures migrantes
repose sur la nécessité de la mouvance, de l'entre-deux, de la relation
dialectique et constructiviste, ainsi que de la multiplicité des points de vue25.

Le même paradoxe (d'un côté on a besoin des définitions et d'une


classification claire, et de l'autre, un phénomène essentiellement
« flottant », indéfini, dynamique) s'applique à la question de la place des
écritures migrantes : symboliquement, le fait que les écritures migrantes ne
trouvent pas leur place reflète leur sujet (migration,
immigration/émigration).
Pour notre propos on reprendra la notion de la littérature de langue
française/d'expression française.
Dans la littérature de langue française, ses romans appartiennent à la
littérature historique, et plus particulièrement, au genre des romans
historiques. Certains auteurs expliquent son succès par son « excellente
maîtrise du genre du roman historique», les autres par sa dimension
interculturelle26. Son intégration dans le champ littéraire français témoigne
de ce grand succès, qui vérifie l'importance de l'analyse actuelle de son
œuvre. Dès le début de sa carrière, il publie chez les grands éditeurs
français (les éditions Jean-Claude Lattès et les éditions Grasset &
Fasquelle), il a été récompensé par plusieurs prix littéraires, il est apprécié
par la critique (dont témoigne sa présence dans la presse), et par les
lecteurs (il est classé au hit-parade des meilleures ventes, avec un tirage à
plusieurs centaines de milliers d'exemplaires, ses livres sont réédités dans
la collection populaire Le Livre de Poche et traduits en plusieurs langues).
Est-ce que l'explication de sa maîtrise du genre historique est

25 Daniel Chartier, « De l'écriture migrante à l'immigration littéraire : perspectives


conceptuelles et historiques sur la littérature au Québec », in Danielle
Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag
AG, Hildesheim, 2008, p. 83.
26 Pascal Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin
Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler
(éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la postmodernité :
État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004,
p. 163.
11
suffisante27? Il ne faut pas oublier qu'il s'agit de la réception d’un auteur
émigré dans la culture française au moment où la politique de
l'immigration est plus en plus stricte (le fait qu'il existe une loi
privilégiant28 l'immigration choisie est parlante), quand les partis situés
politiquement à droite sont assez « forts ».

Il me semble que la littérature peut transmettre une connaissance de l'Autre


que les autres approches ne peuvent pas saisir avec mêmes nuances. Moi, j'ai
vécu dans une société où il y avait des gens qui appartenaient à des traditions
religieuses différentes, qui avaient des histoires communautaires différentes,
et cette expérience de vie, ce côtoiement quotidien de l'Autre, j'essaie
toujours de le transmettre parce qu'il me semble qu'il manque beaucoup dans
le monde d'aujourd'hui29.

Dans ce travail, on examinera comment Maalouf transmet son idée d'


« identité composée »30, qu'il propose comme le modèle d'une identité non-
conflictuelle, de ses œuvres non-fictionnelles à ses œuvres fictionnelles.
Autrement dit, comment, par rapport à cette idée, il montre qu'il pourrait
exister une possibilité pour l'intégration et pour la cohabitation des
personnes de religions, de nationalités et des langues différentes, en créant
les identités de ses personnages,. La base pour notre étude sera constituée
de deux romans d'Amin Maalouf, Les Échelles du Levant31 et Le Rocher de
Tanios32 et de son essai Les Identités meurtrières33. Ce dernier sera mis en
relation avec ses romans, car chez Maalouf existe une relation forte au
niveau conceptuel entre les œuvres fictionnelles et non-fictionnelles34,

27 En parlant de la réception de Stefan Zweig en France, une critique a appelé la culture


française la « culture nostalgique », et elle a expliqué succès de Zweig (un des
écrivains préféré de Maalouf pendant son adolescence) en relation avec cette passion,
mais il ne faut pas oublier que la thématique de ces œuvres est souvent prise de
l'histoire française (par contre, Maalouf traite l'histoire du Liban).
28 Loi n°2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l'immigration et à l'intégration (1), le texte
de la loi est disponible sur :
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000266495&d
ateTexte= (dernière consultation de la page : 30, avril 2010)
29 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin
Maalouf, Lendemains : Études comparées sur la France/Vergleichende
Frankreichforschung, 2008, p. 89
30 Amin Maalouf, Les Identité Meurtrières, Le Livre du Poche 2009 (première
publication: Éditions Grasset & Fasquelle, 1998), p. 10.
31 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009
32 Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1993), Paris, 2009.
33 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1998), Paris, 2008
34 Dans Les Identités Meurtrières « la réflexion de l'auteur sur le rapport de force entre
12
c'est-à-dire qu’il nomme explicitement les notions qu'il utilise dans ses
œuvres littéraires, dans ses essais et entretiens. Parmi ces concepts,
« l'identité composée », qui sera à préciser dans notre recherche, aura une
place centrale et privilégiée. Maalouf explique : « Pour moi, l'identité d'une
personne se forme par accumulation, par sédimentation, et non par
exclusion. Chaque élément de mes origines ou de mon propre parcours a sa
place ; je le préserve, je le cultive, à ma manière, je ne le rejette jamais. »35.
Et, ensuite, l'identité est « complexe, unique, irremplaçable »36.
Pour aborder notre sujet, on utilisera les notions de
« multiculturalisme», d' « interculturalisme », de « cosmopolite » et celle d'
« identité composée ».
Stuart Hall, un des fondateurs des cultural studies, tout en distinguant
les termes multiculturel et multiculturalisme, définit le « multiculturel » de
la façon suivante :

[Il] décrit les caractéristiques sociales et les problèmes de gouvernance


soulevés par toute société dans laquelle différentes communautés sont
obligées, du fait des circonstances historiques, de vivre ensemble et d'essayer
de construire une vie commune, tout en continuant à marquer leurs
différences, sans s'entredévorer ou se diviser en tribus guerrières et repliées
sur elles-mêmes37.

Dans la première partie, cette notion nous aidera dans l'explication de


sa nostalgie du passé (qui est présente dans ses romans), c'est-à-dire pour
les différentes époques des grands empires multiculturels, avec en premier
lieu l'Empire Ottoman, où les peuples cohabitaient sur le même territoire.
Ensuite, on montrera quels sont les problèmes – inhérents à ce type de
société - qui la conduisent vers le déclin et vers la chute. Ces difficultés
sont représentées sous la forme de conflits et de guerres interculturelles,

identité et altérité, pluralisme et exclusion, présent dans tous les romans, se trouve
condensée et approfondie. », Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de
l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et
introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche,
Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004, p. 163.
35 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf),
[en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées
29 mai 2010)
36 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1998), Paris, 2008, p. 28.
37 Par contre, le terme « multiculturalisme » « […] indique les stratégies et les lignes
politiques adoptées pour ordonner ou régir la diversité et la multiplicité qu'engendrent
les sociétés multiculturelles. », Stuart Hall, « La Question multiculturelle », in : Stuart
Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris,
2008, p. 373.
13
qui forment la macrostructure du récit ; autrement dit, ils sont les cadres
des vies et des destins des personnages principaux (Ossyane, Clara,
Tanios). Ces personnages prennent une certaine distance par rapport à ces
événements et leurs identités se définissent au travers de valeurs opposées :
l'ouverture à l'Autre, le plurilinguisme (parce que la langue commune est la
première condition pour le dialogue), le respect des us et coutumes
différents.
Dans la deuxième partie, on se concentrera sur la question des langues
et des voyages, qui offrent l'opportunité de la rencontre directe avec
l'Autre. On a déjà constaté que les personnages d'Amin Maalouf sont
plurilingues, et vu que la langue est importante dans la construction de
l'identité (au niveau personnel, même comme au niveau d'un peuple ; à
propos de ce dernier Maalouf affirme : « La langue est souvent l'élément
essentiel de l'identité d'un peuple »38), l'analyse de cette question semble
particulièrement parlante dans l'explication de l’évolution du concept de
« multiculturel » vers celui du « interculturel », c'est-à-dire, dans
l'explication du passage entre une cohabitation et une interaction.

Interkulturalität in a wide sense designates everything that has to do with the


contact, relationships, intertwinement, conflicts and interactions between
cultures. Interkulturalität specifically deals with possibilities of understanding
the unknown 'other', under the premises that understanding does not mean
subjugate, incorporate or dissolve that otherness, but that understanding is a
process of partially coming to know the other while preserving distance and
difference. Moreover the prefix inter- is meant to designate exchange,
reciprocity and the in-between39.

En parallèle du contact et de la communication interculturelle se


trouvent la haine et la discrimination (nationales, religieuses, tribales…).
Nos personnages (toujours les personnages principaux) s'opposent à ces
passions, en essayant de jouer le rôle de l'interprète interculturel.

38 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf),
[en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées
29 mai 2010)
39 « L'interculturel dans un sens large désigne tout ce qui concerne le contact, les
relations, l'entrecroisement, les conflits et interactions entre des cultures.
L'interculturel, plus spécifiquement, traite des possibilités pour comprendre l'Autre'
inconnu, aux termes que la compréhension ne signifie pas d'asservir, d'incorporer, ou
de dissoudre cet altérité. La compréhension est un processus d'une connaissance
partielle et graduelle d'autre en préservant la distance et la différence. En plus, le
préfixe inter- est destiné à designer l'échange, la réciprocité et l'état d'être entre »,
explique Zipfel dans l'article « Migrant concepts : multi-, inter-, transkulturalität,
métissage/creólisation and hibridity as new paradigms for literary criticism », in
Danielle Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg
Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 7.
14
Dans la troisième partie, les appartenances multiples et la notion de
l'identité composée seront l'objet de notre étude. On essayera d'expliquer le
rôle de la figure du médiateur interculturel de nos personnages.

Définissant comme communication interculturelle "ensemble des processus


de communication liant des cultures différentes", donc les processus
d'interaction directe ou indirecte entre cultures qui reposent sur des
constructions identitaires (identité, altérité, stéréotypage) et impliquent – à
degrés différents – des intermédiaires, des médiateurs, le concept de
l'interculturalité est employé pour décrire les "déroulements et les formes
d'expression des rencontres entre différentes cultures"40.

Ce rôle est nécessaire pour la communication interculturelle ; sans


cela, cette communication (au sens de la communication non-conflictuelle)
se déroulerait exclusivement à l'aide d’intermédiaires.
On verra dans les œuvres non-fictionnelles quels sont les arguments
pour ce rôle. On montrera que finalement Maalouf, tout en promouvant les
différences, crée les identités des ces médiateurs interculturels qui ne se
ressentent jamais, grâce à leurs appartenances multiples, comme des
étrangers. Cette libération est le moment décisif dans la création d’une
société sans conflits. Dans ses romans, Maalouf montre que cette idéal peut
exister, et cette idée (de « faire vivre ensemble des hommes, des groupes
humains, sans violence, sans oppression, sans génocide, sans haine... »41)
Maalouf veut transmettre par le biais de la littérature. Enfin, on illustrera
notre propos en analysant un exemple de la compréhension totale de
l'Autre : le mariage entre Ossyane et Clara.
Enfin, on verra, d'un côté, quelles sont les raisons pour ce concept
d'identité qui dépasse tous les conflits (en relation avec son idéal humaniste
d'un multiculturalisme pacifique et tolérant), quelles sont les raisons pour
une telle ouverture proposée dans la société fermée où « the international
mobile consumer, the tourist, is welcomed in the new service economy
while the international mobile worker, the migrant, is very restricted »42.

40 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin


Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler
(éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la postmodernité :
État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004,
p. 164.
41 Gunther Verheyen, « Faire vivre les gens ensemble. Un entretien avec Amin
Maalouf », Franzosisch Heute, mars 2006, p. 37.
42 « Le mobile consommateur international, le touriste, est toujours bienvenu dans la
société de nouvelle économie des services, pendant que, l'ouvrier international est très
restreint. », Michael Humphrey, Lebanese Identities : Between Cities, Nations and
Trans-nations, « Arabs Studies Quarterly », vol. 26, no. 1, hiver 2004, p. 45
15
I. L'univers « multiculturel »
1. 1. La société multiculturelle : la théorie et l'introduction à cette
problématique chez Maalouf

Bien avant l'invention du terme « multiculturalisme », il existait un


grand nombre de sociétés multiculturelles. Ce nombre était
incomparablement plus important avant le XIXeme siècle, c'est-à-dire, avant
la création des États Nations. Parmi ces derniers états où les sociétés
étaient multiculturelles, se trouvaient des empires tels que l'Empire des
Ottomans, ou encore l'Empire des Habsbourg qui existèrent jusqu'à la
Première guerre mondiale.
La question du multiculturalisme est devenue encore une fois actuelle
dans ces dernières décennies du fait des plusieurs mouvements de
migrations qui sont représentés par « vagues » d’immigration/émigration.
Il semble que la première fois où le phénomène eut cette ampleur ait eu
lieu pendant la Seconde guerre mondiale, et ce vers l'Amérique, vers
l'Europe occidentale, et plus particulièrement vers les pays coloniaux
(après la libération des colonies): la Grande Bretagne et la France. En
Grande Bretagne, un certain nombre de théoriciens ont défini la
problématique autour du terme « multiculturalisme », qui est désormais
critiqué à cause de ses connotations politiques.

Multiculturalism [...] is suspected to propagate a peaceful coexistence of


different cultures hardly considering and much less acting out their
differences. […] The aim of multiculturalism would then come down to
seeing that different cultural groups live relatively peacefully together,
without too much friction but possibly also without too much contact43.

En plus de ces connotations politiques, ceux qui critiquent le concept


du « multiculturel » stigmatisent une certaine forme d’ignorance de cette
théorie et de ce type de société, qui amène à un manque d’interactions
entre les peuples qui habitent le même territoire.
Stuart Hall souligne qu’il existe « plusieurs types des sociétés
multiculturelles […] mais tous partagent une même caractéristique : ils
sont par définition culturellement hétérogènes »44. Selon Amin Maalouf,

43 « Le multiculturalisme est soupçonné de propager une coexistence pacifique des


cultures différentes. Ces cultures ne considèrent pas ou n'expriment pas de leurs
différences. Le but du multiculturalisme serait alors de percevoir que les différents
groupes culturels vivent relativement en paix ensemble, sans beaucoup des frictions,
mais peut-être aussi, sans trop des contacts ». Frank Zipfel, « Migrant concepts : multi-
, inter-, transkulturalität, métissage/creólisation and hibridity as new paradigms for
literary criticism », in Danielle Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/
Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 6.
44 Stuart Hall, « La Question multiculturelle », in Stuart Hall, Identités et Cultures,
16
cette hétérogénéité est un élément très positif dans la vie des anciens
empires multiculturels. Plusieurs critiques de l'œuvre de Maalouf relèvent
chez lui une certaine nostalgie pour ce type de société. Il faut dire que ce
type d’empires se diffère beaucoup des « imperials », tel que la Grande-
Bretagne, sur lesquels la théorie du « multiculturalisme » et des théories
des cultural studies se sont basées. Edward Said, orientaliste et théoricien
de l'exil, définit l'impérialisme de la façon suivante :

[…] "impérialisme" désigne la pratique, la théorie et mentalité d'une


métropole dominatrice qui gouverne un territoire lointain. Le "colonialisme",
qui est presque toujours une conséquence de l'impérialisme, est l'installation
d'une population sur un tel territoire. […] L'impérialisme est simplement le
processus ou la stratégie d'établissement et de maintien d'un empire45.

Dans l'Empire ottoman, dont Maalouf est nostalgique, la métropole,


Istanbul, n'était pas séparée des territoires subordonnés, comme c'était le
cas pour la France et la Grande-Bretagne. Pour cette raison, le colonialisme
n'existait pas au sens de l'installation du peuple colonisateur sur le territoire
colonisé, ce sont des cheikhs ou émirs qui l'ont gouverné. Ces cheiks ont
pu être, pour certains, très bien intégrés dans la société qu’ils ont
gouvernée : par exemple, dans Le Rocher de Tanios le cheikh Francis, a été
vu par ses subordonnés comme « un des leurs » et ses caprices étaient
tolérés. De son côté, il a accepté le catholicisme, la religion dominante
parmi ses sujets.
Pleinement conscient des défauts et des faiblesses de l'Empire
ottoman, Maalouf souligne néanmoins ses aspects positifs. Dans Le Rocher
de Tanios, on trouve la description des communautés chrétiennes et
musulmans qui habitaient côte à côte, des peuples de langues et de
coutumes différentes qui circulaient librement… etc. Dans Les Échelles du
Levant, l'idée de cette cohabitation est encore plus présente, mais aussi,
plus précise et contrastée : d'un côté, on y voit les contacts intensifs entre
les personnage principaux (le père d'Ossyane, qui est turc, est le meilleur
ami d'un arménien, bien que l’histoire se déroule après le génocide
arménien ; la mère d'Ossyane est la fille de ce même arménien ; le cercle
autour de son père est multinational et multireligieux… etc.) et de l'autre,
les conflits tout autour ces personnages y sont mis en scène.
Pourquoi Maalouf évoque-t-il l'histoire de cet empire et de la vie dans
ce type de société? Quel message veut-il transmettre?

Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 374.


45 Edward Said, « Empire, géographie et culture », in Edward said, Culture et
impérialisme, Fayard : le Monde diplomatique, Paris, 2000, p. 44.
17
1. 2. La nostalgie pour les empires multiculturels

Il faut commencer par retracer l'histoire personnelle de Maalouf pour


comprendre ses motivations. Né au Liban, il a vécu dans une société
multiculturelle ; il explique à ce propos : « C'est une région où il y a
toujours eu toutes sortes de communautés qui ont vécu des moments de
coexistence merveilleux mais aussi des moments de tension »46. Dans Le
Rocher de Tanios Maalouf reprend cette même idée, et le narrateur (qui
n'assiste pas aux événements, parce que le roman est basé sur la technique
narrative du manuscrit trouvé ) affirme, à la fin du roman, que la
Montagne, métaphore pour le Liban, est un « lieu de refuge, lieu de
passage. Terre du lait et du miel et du sang. Ni paradis ni enfer »47.
A ce propos, il s'agit aussi d’une région où les populations sont
arrivées de nombreux pays voisins, d'Égypte, de Turquie… etc., et chacun
porte son histoire personnelle, c'est-à-dire qu’une certaine nostalgie du
pays abandonné ou perdu est déjà présente. Ossyane, le personnage des
Échelles du Levant affirme : « Ma vie a commencé […] un demi-siècle
avant ma naissance, dans une chambre que je n'ai jamais visité, sur les
rives de Bosphore »48. Maalouf, personnellement, souligne la même
relation à sa propre origine.

Je suis un peu nostalgique des vieux empires, non pas pour leur côté impérial,
forcément hégémonique et dominateur […] - mais par le fait que ces empires
rassemblaient justement des gens qui venaient des cultures différentes, qui
avaient des religions différentes, des langues différentes49.

Dans nos deux romans, cette nostalgie est souvent présente,


notamment dans Les Échelles du Levant. Le père d'Ossyane, qui aurait du
être prince de la Turquie si sa famille n'avait pas été détrônée, est
l’incarnation de ce sentiment. Chez lui, il s'agit aussi de la nostalgie d’un
certain type de noblesse, d'ouverture d'esprit. Ossyane la décrit de la
manière suivante :

Et quels rêves! Si je voulais en faire la caricature la plus ressemblante, je


dirais qu’il rêvait d’un monde où il n’y aurait que des hommes courtois et
généreux, impeccablement habillés, qui salueraient bien bas les dames,

46 Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (entretien avec Amin


Maalouf), Mots, Les langages du politique, mars 1997, p. 133.
47 Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1993), Paris, 2009, p. 279.
48 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 23.
49 David Rabouin, « Je parle du voyage comme d'autres parlent de leur maison »,
Magazine littéraire, janvier 2001, p. 100.
18
mépriseraient d’un revers de main toutes les différences de race, de langue et
de croyance, et se passionneraient comme des enfants pour la photographie,
l’aviation, la TSF et le cinématographe50.

Il a fait autour de lui un cercle des étrangers qui ont les mêmes idéaux.
Il l’a établi au niveau de la microstructure du récit, mais aussi par rapport à
sa propre vie une interaction « interculturelle » qui serait la phase suivante
du multiculturalisme - tout comme Ossyane et Clara par la suite.
Chez Maalouf, les récits des empires multiculturels ne sont pas un
simple cadre historique pour les actions de ses romans. L’histoire a, dans
son écriture, la fonction de l'exemple « didactique ». Le choix des sociétés
multiculturelles est lié à sa vision de la situation actuelle.

Après tout, l’Europe en construction, avec ses dizaines de peuples différents,


ses dizaines de langues, n’est-elle pas la version moderne du vieil empire
austro-hongrois? Bien plus vaste encore, plus bigarrée, plus démocratique, et
incomparablement moins fragile! C’est probablement l’un des projets les plus
ambitieux et les plus prometteurs de l’Histoire; et, de mon point de vue, l’une
des rares raisons objectives d’espérer en l’avenir51.

Dans cette citation, Maalouf souligne que l'Europe, c'est-à-dire l'Union


Européenne, est « incomparablement moins fragile ». Pourquoi est-elle
plus forte? Il semble qu'elle soit ainsi car, au contraire des empires anciens,
elle réfléchit sur elle-même ; autrement dit, elle est consciente des
différences qui la composent et elle tend à trouver des solutions, même
préventives, pour une vie commune possible pour tous les peuples qui la
forment. Elle compte sur son interculturalité, et elle la renforce. Par contre,
dans les anciens empires, des peuples ont cohabité souvent sans aucune
vraie interaction. De ce fait, il était facile de les dresser les uns contre les
autres.

50 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 59.
51 Amin Maalouf affirme : « La langue est souvent l'élément essentiel de l'identité d'un
peuple. », dans l'entretien : « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec
Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org
(pages consultées 29 mai 2010)
19
1. 3. Les conflits interculturels au niveau de la macrostructure des
récits

On a déjà souligné que les empires que Maalouf évoque n'étaient pas
« idéaux ». Dans la vie quotidienne, il existait une proximité, des échanges
plutôt commerciaux entre les différents peuples, mais en même temps, ces
communautés restaient fermées. « Les identités deviennent "meurtrières"
lorsqu'on se enferme dans une conception tribale de l'identité »52, explique
Maalouf dans son essaie Les Identités meurtrières. Autrement dit, des
personnes qui étaient voisines pendant des décennies peuvent devenir des
ennemis les plus fanatiques. Dans ses romans, Maalouf utilise ces conflits
interculturels pour encadrer des idylles interpersonnelles. Comment
fonctionne cet encadrement?
Dans Les Échelles du Levant, Maalouf commence son roman par un
cadre plus vaste : la situation politique. Il décrit les événements
historiques : « les gens de Beyrouth préféraient parler le français [à
l'époque Liban s'est libéré du gouvernement turc après la Première guerre
mondiale et la France a été alors, suite au démantèlement de l'empire
ottoman, mandatée par la Société des Nations pour développer et
moderniser certains territoires ex-ottomans] et oublier le turc »53. Dans
cette situation où la famille d'Ossyane, famille turque, était tout à fait
indésirable, Maalouf introduit l'amitié du père d'Ossyane (qui est turc) et
de son grand-père (arménien, encore plus indésirable) pour faire contraste :
« Des relations d’affaires, des échanges mondains courtois, de l’estime
réciproque, oui, dans certains milieux, cela se voyait encore, semble-t-il ;
une véritable amitié, une complicité profonde, non. Les rapports entre les
deux communautés se détérioraient à vue d’œil »54.
Ensuite, Maalouf dépeint un certain type d'ignorance par le fait que
différentes appartenances existaient au même moment. Dans le mariage
entre Ossyane et Clara, déjà à l'aube de la guerre israélo-arabe en 1948, le
père d'Ossyane force la communication entre l'oncle de Clara, qui est juif,
et le beau-frère d'Ossyane. Il ne faut pas oublier que ce deuxième
personnage étant musulman, il a du quitter Haïfa, où il avait habité, parce
que la ville est devenue une partie d’Israël, après l'indépendance d'Israël
en 1948.

Il y avait chez lui [son père] un profond mépris pour cette attitude, très
répandue au Levant, qui prétend « ménager » les susceptibilités et les

52 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1998), Paris, 2008, p. 46.
53 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 57.
54 Ibid, p. 34.
20
appartenances ; cette attitude qui consiste par exemple à chuchoter à ses
invités : « Attention, Untel est juif! », « Untel est chrétien! », « Untel est
musulman! » Alors les uns et les autres s'efforcent de censurer leurs propos
habituels, ceux que l'on prononce lorsqu'on est « entre nous », pour débiter
les banalités mielleuses qui sont censées reflètent le respect qu'on a pour
l'autre, et qui ne reflètent en réalité que le mépris et l'éloignement. Comme si
l'on appartenait à des espèces différentes55.

Cette scène est contrastée par celle du mariage entre la mère d'Ossyane
et son père, qui s'est passé en 1914 (un an avant le génocide arménien
commis par les turcs et quatre ans avant la chute définitive de l'Empire
ottoman).

Y assistera, entre mille autres, le gouverneur de la Montagne, en ce temps-là


un arménien, justement, Ohannés Pacha. Vieux fonctionnaire ottoman, il
improvisera pour l’occasion un discours sur la fraternité retrouvée entre les
communautés de l’Empire – ‘turcs, arméniens, arabes, grecs et juifs, les cinq
doigts de l’auguste main sultanienne’ – qui sera copieusement applaudi56.

Par ce contraste, Maalouf démontre que l'ignorance ne peut pas être


une solution pour la résolution des problèmes sociaux, et que cette même
ignorance conduit aux guerres, à la haine, et finalement au déclin et à la
chute des sociétés multiculturelles.
L’auteur utilise le même type de démonstration dans son roman Le
Rocher de Tanios, où il décrit un moment fort et crucial de l'Histoire du
Proche-Orient. Il s'agit de l'époque à laquelle le vice-roi d'Égypte,
Méhémet-Ali pacha, a essayé d'établir un état puissant, calqué sur le
modèle occidental. Du fait que l’existence d’une telle nation était une
menace pour des ambitions des pouvoirs occidentaux - car « l'Occident ne
veut pas qu'on lui ressemble, il veut seulement qu'on lui obéisse »57 - la
France et l'Angleterre ont alimenté le conflit entre les communautés qui
avaient pourtant connu des relations pacifiques et tolérantes (ou elles
s’étaient « ignorées » mutuellement).

[…] Méhémet-Ali pacha, vice-roi d’Égypte, avait entrepris de bâtir en Orient,


sur les décombres de l’Empire ottoman, une nouvelle puissance qui devait
s’étendre des Balkans jusqu’aux sources du Nil, et contrôler la route des
Indes.
De cela, les Anglais ne voulaient à aucun prix, et ils étaient prêts à tout pour
l'empêcher. Les Français, en revanche, voyaient en Méhémet-Ali l’homme
providentiel qui allait sortir l’Orient de sa léthargie, et bâtir une Égypte

55 Ibid, p. 153.
56 Ibid, p. 43.
57 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1998), Paris, 2008, p. 90.
21
nouvelle en prenant justement la France pour modèle58.

Le roman montre les différentes répercussions de ces conflits dans la


vie quotidienne du petit village de Kfaryabda. Les puissances pro-
égyptiennes et anti-égyptiennes s’arrangent pour dresser les populations les
unes contre les autres, parce que les différentes communautés n'avaient pas
des relations assez profondes pour résister au désir de guerre des grands
pouvoirs. « L'émir avait de l'autorité, certes, et de l'influence, mais la
Montagne ne se réduisait pas à sa personne. Il u avait les communautés
religieuses, avec leur clergé, leurs chefs, leurs notabilités, il y avait les
grandes familles et les petits seigneurs59 ».
Étant conscient que les sociétés multiculturelles connaissent un
manque d'interaction entre les peuples qui les fondées, Maalouf passe de
cette nostalgie à la recherche des moyens pour améliorer la
communication. Au niveau du micro-récit, il crée des personnages qui
seront les médiateurs entre les différentes communautés.

II. Le passage de la cohabitation indifférente vers


l'interaction
2. 1. Le plurilinguisme

« Pour moi, la question linguistique est fondamentale. On ne peut pas


connaître l'Autre si on ne désire pas connaître sa langue »60, affirme
Maalouf dans un entretien. Il explique que la connaissance des langues est
indispensable pour une compréhension mutuelle avec l'Autre : la
méconnaissance de la langue de l’Autre peut produire des malentendus
désastreux. Selon lui, chaque personne devrait connaître au moins trois
langues : une langue identitaire, une langue de communication
internationale et une langue d’adoption personnelle. Il est parvenu à
introduire cette idée lors de la proposition officielle du « Groupe des
intellectuels pour le dialogue interculturel » concernant l'enseignement des
langues étrangères en Europe. En même temps, Maalouf souligne
l'importance de l'égalité de statut entre des langues différentes, car il
perçoit que, par exemple dans la communication entre un occidental et des
orientaux, « c'est toujours dans sa langue à lui, presque jamais dans la
leur »61. Ensuite, ce respect de la langue de l'Autre est important à cause du

58 Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions


Grasset & Fasquelle, 1993), Paris, 2009, p. 104.
59 Ibid., p. 106.
60 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin
Maalouf), Lendemains : Etudes Comparées sur la France/Vergleichende
Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 91.
61 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions
22
rôle primordial de la langue dans le processus de construction identitaire.
« De toutes les appartenances que nous nous reconnaissons, elle [la langue]
est presque toujours l'une des plus déterminantes »62, affirme Maalouf.
Pour ces raisons, Maalouf introduit les mêmes idées dans ses romans.
Le plurilinguisme est une des caractéristiques principales de ses
personnages. Dès son premier roman Léon l'Africain, Maalouf a essayé de
transmettre l'importance de l’apprentissage et de l'utilisation de diverses
langues étrangères, qui sont une source de richesse intellectuelle, mais
parfois aussi un moyen de survie. Léon l'Africain dit à propos de lui même
: « […] de ma bouche, tu entendrais l'arabe, le turc, le castillan, le berbère,
l'hébreu, le latin et l'italien vulgaire, car toutes les langues, toutes les
prières m'appartiennent »63.
Dans Le Rocher de Tanios, l'importance de la connaissance des langues
étrangères est soulignée au moins deux fois. Quand le pasteur anglais est
venu à la Montagne pour ouvrir une école (laquelle joue un rôle dans la
stratégie anglaise dans la lutte contre l'influence égyptienne, c'est-à-dire
contre l'influence française médiatisée par les égyptiens qui ont adopté des
idées françaises), il a proposé d’enseigner les sujets suivants : en premier
lieu, l'anglais et le turc, et ensuite, la poésie arabe et la rhétorique. Le
cheikh Francis insiste sur le fait que le français doit également être
enseigné, parce que sa famille a soigné ses relations avec la France depuis
plusieurs générations. Tanios a appris ces trois langues, ce qui lui a permis
de devenir traducteur lorsque les anglais ont renversé l'émir, qui était
détesté. De ce fait, Tanios est rentré triomphant dans son village (duquel il
était exilé parce que son père a tué le patriarche). Du fait de ce même
savoir, il a réussi de s'intégrer plus ou moins facilement dans la société de
Famagouste (à Chypre, qui appartient désormais à la Turquie) où il s’est
enfuit avec son père.
Dans Les Échelles du Levant, Ossyane, le personnage principal, a reçu
une éducation sérieuse qui a inclut les plusieurs langues. Seul
l'apprentissage du français (au sens qu'il avait l'enseignant de cette langue)
est explicitement nommé, mais, vu que son père est turc, sa mère
arménienne, qu'il a grandi dans un environnement arabophone, et que Clara
lui écrit en allemand, on peut facilement en déduire qu’il maitrise toutes
ces langues. En France, à l'aube de la Seconde guerre mondiale, il explique
à un son ami :
[…] l'éternelle querelle entre Allemands et Français me laissait indifférent,
ou, en tout cas, n'aurait pas suffi à me retourner le sang. Traditionnellement,
dans ma famille, on a toujours étudié simultanément le français et l'allemand,

Grasset & Fasquelle, 1998), Paris, 2008, p. 87.


62 Ibid., p. 152
63 Amin Maalouf, Léon l'Africain, Livre du Poche (première publication : Édition Jean-
Claude Lattès, 1986.), Paris, 2009, p. 9.
23
depuis qu'un arrière-arrière-grand père avait épousé une aventurière
bavaroise ; et nous avons la même estime pour les deux cultures64.

Dans les romans de Maalouf, la multiplicité des langues des


personnages est reflétée au niveau du plurilinguisme du texte où on trouve
les mots et les phrases en anglais et en arabe (bien entendu, cette dernière
langue est transcrite en caractères latins). Cette utilisation pourrait être
dépendante du sentiment personnel de Maalouf vers ces langues. « L'arabe,
qui est ma langue maternelle et qui a une signification particulière dans ma
famille »65. Cette langue est présente dans le texte pour désigner les noms
des plats traditionnels, des fêtes… etc. : elle est liée à la nostalgie du pays
perdu. « Notre deuxième langue familiale, c'était l'anglais […] Quand je
suis les informations à la radio, à la télévision, c'est surtout en anglais »66,
et dans ses textes littéraires cette langue est utilisée pour exprimer de
manière formelle des idées. Par exemple, dans Les Échelle du Levant, le
beau-frère écrit dans le télégramme (il ne faut pas oublier que l'action se
passe juste avant la fermeture définitive des frontières des pays arabes vers
Israël, où se trouve Ossyane à ce moment) : « Father ill »67. La troisième
langue de Maalouf est le français, langue qu'il utilisait avant son départ en
France seulement pour rédiger des notes intimes, et qui est finalement
devenue sa langue de l'écriture.
Dans le titre d'un entretien avec Maalouf, le journaliste a repris une
phrase de Maalouf : « Vivre dans une autre langue, une autre réalité »68.
Cette phrase témoigne du passage qui se fait quand on utilise une langue
étrangère et qui est toujours le passage vers l'Autre. D'ailleurs, « la
multiplicité […] des langues parlées est là pour témoigner de cette
impossibilité de rattacher le personnage à une identité unique, stable et
définitive.69» explique la critique Evelyne Argaud. Cette impossibilité est
complétée par l’impossibilité de vivre en un seul lieu. Chez Maalouf,
toutes deux ont des connotations positives parce qu'elles assurent des
contacts interculturels tout en permettant un type de libération du concept

64 Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions


Grasset & Fasquelle, 1993), Paris, 2009, p. 79.
65 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin
Maalouf), Lendemains : Etudes Comparées sur la France/Vergleichende
Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 94.
66 Ibid., p. 94-95.
67 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 174.
68 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin
Maalouf), Lendemains : Etudes Comparées sur la France/Vergleichende
Frankreichforschung, 2008; 33 (129)
69 Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français
dans le monde, janvier-février 2006, p. 33.
24
d’appartenance unique.

2. 2. Les voyages et l'expérience de l'exil : les rencontres avec


l'Autre

« Je parle du voyage comme d'autres parlent de leur maison »70,


affirme Maalouf. Autrement dit, Maalouf se ressentait à l'aise dans les
voyages et on peut dire la même chose de ses personnages. Ossyane
raconte : « Tout heureux dans ce monde nouveau, où à vrai dire, rien ne
m'éblouissait, mais où j'avais une foule de petits étonnements »71.
D'ailleurs, le concept de voyage, au sens de déplacement, est lié avec ceux
de l'immigration/émigration ou l'exil, parce qu'aucun des personnages de
Maalouf ne voyage pour des raisons touristiques.

Avant de devenir un émigré, on est un émigré ; avant d'arriver dans un pays,


on a dû quitter un autre, et les sentiments d'une personne envers la terre
qu'elle a quittée ne sont jamais simples. Si l'on est parti, c'est qu'il y a des
choses que l'on a rejetées – la répression, l'insécurité, la pauvreté, l'absence
d'horizon72.

Même si Ossyane et Tanios rêvent des voyages, il s'agit du phantasme


de libération que le pays étranger devrait leur offrir. Ossyane songe à
Montpellier, où se trouve une célèbre faculté de Médecine. L’Université,
qu'Ossyane ne finira d’ailleurs pas, lui sert d’excuse pour quitter la maison
familiale. « À cet âge, je rêvais : le voyage en mer, l'aventure, le
dévouement ultime, la gloire, et plus que tout peut-être ces jeunes filles au
visage tourné vers le dieu victorieux73. ». Du fait des ambitions de son
père, qui lui a prédit la gloire en tant que révolutionnaire, Ossyane se sent
comme un étranger dans sa maison. Ce sentiment est souvent la raison
nécessaire pour se décider à partir.
Dans Le Rocher de Tanios, dès le moment où Tanios constate que son
origine n'est pas totalement claire (dans son village, beaucoup des gens
croient qu'il est le fils du cheikh, et non celui de son père), il a le sentiment,
tout comme Ossyane, de ne pas appartenir à la société villageoise. De plus,
l'idéal de vie des gens de son village est une sorte d'hédonisme : des
siestes, des plats délicieux… etc., et au contraire, Tanios veut se dédier
entièrement aux sciences. Quand il affirme qu'il a déjà appris beaucoup à

70 David Rabouin, « Je parle du voyage comme d'autres parlent de leur maison »,


Magazine littéraire, janvier 2001, p. 98.
71 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 70.
72 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1998), Paris, 2008, p. 48.
73 Ibid., p. 10.
25
l'école du pasteur et qu'il veut continuer à apprendre, Gérios, son père, lui
conseille : « Ce que tu as appris est suffisant. Crois en mon expérience, si
tu études trop, tu ne supporteras plus de vivre au milieu des tiens »74.
L'élément du voyage a une double fonction dans ces deux romans de
Maalouf. Premièrement, le voyage75, est un élément structurant des récits,
et deuxièmement, du fait des voyages « les protagonistes sont obligés de se
frotter à des modes de vie et de pensée différents, à entrer dans des
interactions culturelles », c'est-à-dire que le voyage a une fonction dans la
construction de l'identité des personnages. « […] aucun des personnages
n'est pas assigné à un lieu comme à une identité. Maalouf reprend ici la
thématique du nomadisme, commune à de nombreux écrivains de l'exil qui,
bien souvent, ne se reconnaissent de véritable territoire que dans
l'écriture76. Danielle Dumontet appelle cette expérience
« déterritorialisation de la parole migrante »77.

2. 3. La résistance à la haine raciale et à la discrimination

« Dans tout ce que j'écris, j'ai le sentiment de mener un combat, mon


combat, depuis toujours le même. Contre la discrimination, contre
l'exclusion, contre l'obscurantisme, contre les identités étroites, contre la
prétendue guerre des civilisations »78, explique Maalouf. On a vu que ses
personnages principaux enrichissent leurs identités pendant les voyages et
par le biais de leur plurilinguisme. Ils sont ouverts aux autres traditions et
cultures, qu’ils les respectent et parfois même adoptent. Ils ne sont porteurs
« d'une identité essentialiste et exclusive »79. De ces caractéristiques
provient la résistance à la haine raciale et à la discrimination, c'est-à-dire

74 Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions


Grasset & Fasquelle, 1993), Paris, 2009, p. 125.
75 Dans Les Échelles la famille d'Ossyane s'est déplacée d'Istanbul à Adana, Ossyane va
deux fois en France, lui et Clara circulent dans le Proche-Orient ; dans Le Rocher
Tanios est exilé en Chypre où il rencontre des gens qui viennent des cultures
différentes.
76 Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans
le monde, janvier-février 2006, p. 34.
77 Danielle Dumontet, « Pou une poétique de l'écriture migrante. L'exemple du Québec »,
in Danielle Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg
Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 93.
78 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf),
[en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées
29 mai 2010)
79 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin
Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler
(éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la postmodernité :
État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004,
p. 171.
26
que leur ouverture d’esprit leur permet de résister (au niveau
microstructural) aux conflits, à la haine, aux guerres (au niveau
macrostructural des récits).
Dans Le Rocher de Tanios, on voit Tanios (après le procès contre l'émir
dont il a été traducteur) dans son village, où il est choisi comme juge par
celui-là même qui l’avait contraint à l'exil. Tout le monde le presse de
condamner cet homme à mort, mais il ne veut pas continuer les conflits
sanglants, donc il décide d'oublier sa vengeance et de le punir autrement.
Dans le deuxième roman de notre analyse, Les Échelles du Levant,
Ossyane explique ce qu'il ne peut pas supporter :

[…] les mots d'occupation et d'occupant ne produisaient pas chez moi l'effet
de révolte immédiat qu'ils pouvaient produire sur un Français. Je viens d’une
région du monde où il n'y a eu, tout au long de l'histoire, que des occupations
successives, et mes propres ancêtres ont occupé pendant des siècles une
bonne moitié du bassin méditerranéen. Ce que j'exècre, en revanche, c'est la
haine raciale et la discrimination. Mon père est turc, ma mère était
arménienne, et s'ils ont pu se tenir la main au milieu des massacres, c'est
parce qu'ils étaient unis par leur refus de la haine80.

Ossyane suit l'exemple de ses parents. Sa rencontre avec Clara, leur


relation et enfin leur mariage sont les symboles de cette lutte contre la
discrimination et la haine. Il ne faut pas oublier qu'ils se sont rencontrés
pour la première fois dans un appartement où ils étaient cachés comme
membres de la Résistance. Ensuite, ils se sont mariés juste avant le début
de la guerre israélo-arabe où ils auraient du être ennemis : lui du côté des
arabes, et elle avec les juifs. Relevons par ailleurs qu’à son arrivée au
Proche-Orient avec son oncle, elle avait fondé une organisation dans le but
d'empêcher les conflits entre ces deux peuples.

Elle ne supportait pas l'idée qu'au lendemain même de la défaite du nazisme,


deux peuples détestés par Hitler se dressent l'un contre l'autre, en arrivant à
s'entre-tuer, chacun étant persuadé d'être parfaitement dans son droit et
unique victime d'une injustice. […] Cette fois, elle résistait à la guerre81.

Maalouf et ses personnages sont contre l'approche tribale de la


communication. Selon Maalouf, cette manière de faire et l’attitude qui lui
est inhérente conduisent aux guerres, comme on l’a vu dans l'exemple cité
ci-dessus. « Je suis toujours pour la conciliation, la réconciliation, et si je
suis révolté, c'est d'abord contre la haine »82, explique Ossyane.

80 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 79.
81 Ibid., p. 134.
82 Ibid., p. 166.
27
Non seulement les personnages Ossyane et Clara sont contre cette
« fermeture d'esprit », autrement dit, contre le repli de chaque communauté
sur elle-même : mais de plus, ils sont prêts à se mettre à la place d’autrui
pour mieux comprendre les problèmes de cet autre et ceux de sa
communauté – car on peut être plus objectif si on garde une certaine
distance. Ossyane se souvient que « Lorsque Clara me contredisait, c'était
pour aller plus loin dans le sens des Arabes, pour me dire que je devrais
mieux les comprendre ; et moi, quand je la reprenais, c'était pour lui dire
qu'elle se montrait trop sévère avec ses coreligionnaires »83.
Cette inversion de perspectives (dans un sens absolument positif) est
possible à cause de la libération d'une identité fixe et invariable, qui est
remplacée par une identité composée.

III. L'identité composée : la condition pour l'idylle


interculturelle
3. 1. Les appartenances multiples

[...] il me semble que le monde a besoin aujourd'hui d'une nouvelle


conception de l'identité. Jusqu'ici, on pouvait se satisfaire de la conception
traditionnelle, qui consiste à considérer qu'il y a, pour chacun, une
appartenance essentielle, le plus religieuse, nationale, ou ethnique, et que
toute autre appartenance est secondaire ; la conception que je préconise est
celle qui consiste à assumer l'ensemble de ses appartenances, sans considérer
qu'elle s'excluent les unes et les autres84.

En soulignant la nécessité d’une nouvelle conception de l'identité,


Maalouf est en accord avec les théoriciens des cultural studies, qui se
demandent « d'où vient alors se besoin de débattre à nouveau de
l'"identité"? »85. Ces théoriciens confrontent l'identification qui « se
construit sur la reconnaissance de caractéristiques ou d'une origine
communes avec une autre personne, avec un groupe – ou avec un idéal – et
sur l'aboutissement naturel de la solidarité et d'allégeance établies sur ce
fondement »86 (cette identification correspond à ce que Maalouf appelle
« la conception traditionnelle ») et « l'identification comme une
construction, un processus jamais achevé, toujours "en cours" »87 (qui
correspond plus ou moins à la deuxième conception de Maalouf).

83 Ibid., p. 169.
84 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf),
[en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées
29 mai 2010)
85 Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures,
Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 267.
86 Ibid., p. 269.
87 Ibid., p. 269.
28
D'où vient ce besoin d’une nouvelle conception de l’identité? Qui a
besoin de l'"identité"? Et pourquoi maintenant? Cette nouvelle conception
pourrait-elle influence la création d'un nouveau genre littéraire?
Premièrement, la nouvelle notion d'identité est nécessaire pour
empêcher l'exclusion. Maalouf explique :

[…] je n'ai pas beaucoup de sympathie pour les sociétés monochromes où


l'on parle sans retenue de "nous" et des "autres". Je n'ai jamais senti que
j'appartiens exclusivement à un "nous", quel qu'il soit ; et les "autres", pour
moi, ne sont jamais totalement "autres". Je me méfie des communautés
fermées, des tribus, des nations [...]88.

D'ailleurs, les théoriciens des cultural studies, ainsi que Maalouf,


basent leur réflexion sur des sociétés postcoloniales, comme la Grande-
Bretagne ; c'est-à-dire, des sociétés où l'émigration est un phénomène
quotidien. Ils refusent la dichotomie discriminatoire « soit l'un soit l'autre »
dans la définition de l'identité : une personne ne devrait pas s'identifier
comme, par exemple, « le noir » ou « l'anglais », car elle peut être en
même temps « le noir » et « l'anglais ». « Les appartenances multiples
peuvent coexister au sein d'une même individualité et ces cohabitations
dessinent des êtres pluriels, sans qu'ils soient déchirés ou incapables de
relier les fragments identitaires dont ils sont composés »89, autrement dit, il
existe une différence entre l'identité au singulier, et les appartenances, au
pluriel. Maalouf souligne : « Je pense que chacun d'entre nous a une
identité qui est faite de nombreuses appartenances »90.
Selon Maalouf et les théoriciens des cultural studies, « l'identité ne
signale pas un sujet stable et central qui se développerait sans altération
entre un commencement et un fin, à travers les vicissitudes de l'histoire »91.
Par contre, l'identité est variable, elle se change, elle se développe, et ces
changements peuvent correspondre à des changements historiques.
« L'identité n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et elle se
transforme tout au long de l'existence »92, souligne notre écrivain.
Maalouf introduit une nouvelle idée à la réflexion sur l'identité. Au

88 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf),
[en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées
29 mai 2010)
89 Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans
le monde, janvier-février 2006, p. 36.
90 Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (avec Amin Maalouf), Mots,
Les langages du politique, mars 1997, p. 123.
91 Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures,
Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.
92 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1998), Paris, 2008, p. 31.
29
contraire des identités fragmentées et fracturées (Stuart Hall), il propose
une identité composée de toutes les appartenances, c'est-à-dire, une identité
unifiée et complète.
Pour parvenir à cet idéal, une personne devrait être ouverte à l'Autre,
mais aussi à elle-même, au sens de la possibilité d'adopter toutes ses
appartenances. Ces personnes, qui sont parfois les êtres frontières, êtres
pluriels, « ceux qui se trouvent […] à la frontière entre deux nations, entre
deux ethnies »93, ont souvent le rôle du médiateur dans la communication
et dans l'interaction interculturelle. Ils « peuvent être une sorte de "liant"
pour les sociétés »94. Leur rôle et la communication interculturelle sont
importants, parce que « les conflits dans le monde aujourd'hui ne sont plus
idéologiques, mais identitaires »95.

3. 2. L'interprète interculturel

Les êtres pluriels, frontières, peuvent se ressentir partagés et déchirés


entre plusieurs appartenances. Dans la conception de Maalouf, où l'identité
est composée de toutes les appartenances, ils se sentent à l'aise ici et là,
parce qu'ils sont ouverts à des changements et à de nouvelles expériences
qui enrichissent leurs identités. À partir de Léon l'Africain, Maalouf crée
des personnages cosmopolites, en mouvement, qui traversent des
frontières, qui ont une éducation interculturelle, qui parlent plusieurs
langues, et qui enfin tiennent des rôles d’interprètes, de médiateurs.

Le médiateur interculturel est une personne qui agit de manière directe ou


indirecte, consciente ou inconsciente, sur les schémas collectifs de perception
de soi de l'autre, le plus souvent dans le but d'engager une dynamique en
faveur d'une entente interculturelle durable. Cela veut dire que le médiateur
cherche à établir des contacts entre différents systèmes culturels, qui reposent
sur la compréhension mutuelle. Pour cela, il réalise un travail important de
décodage et de sensibilisation sur les spécificités culturelles de l'un et de
l'autre et sur les éléments de l'Autre qui composent le soi-même96.

On a vu que Tanios a reçu une éducation plurilingue et interculturelle


(pendant ses années d’apprentissage, il a toujours vécue des interactions

93 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf),
[en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées
29 mai 2010)
94 Ibid.
95 Ibid.
96 Pascal Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin
Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler
(éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la postmodernité :
État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004,
p. 164-165.
30
interculturelles, parce que son enseignant était le pasteur anglais, lui-même
protestant dans un village catholique). Dans l'exil, il rencontre une femme,
qui est aussi étrangère, et il se demande « fallait-il que les vagues de la vie
me rejettent aussi loin pour que j'aie droit à cet instant de bonheur? Intense
comme s'il était la raison d'être de mon aventure »97. Mais la raison de son
aventure n'était pas cette passion éphémère, mais son engagement dans les
négociations pour la paix entre les anglais, les turcs et les égyptiens. Dans
cette situation tendue, il avait le rôle de traducteur, c'est-à-dire, de
médiateur. Les éléments mentionnés ici, et sa résistance à la vengeance et à
la haine, font de lui un vrai médiateur interculturel : il tend toujours aux
dialogues et à essayer de comprendre l’Autre, au lieu de céder à la solution
du conflit.
Dans Les Échelles du Levant, Ossyane est porteur de ce rôle.
Provenant d'une famille multinationale, dont l'importance dans sa
formation est soulignée plusieurs fois, il a obtenu une éducation
interculturelle. Ses enseignants, de différentes nationalités et confessions,
l’ont préparé en vue d’une éducation en France ; où la position
d’ « étranger » n’a pas été source de malaise. Il a compris cette situation et
quelles en étaient les raisons, ce qui fait qu’il s'est très bien adapté.

Être étranger était une réalité de mon existence, que je devais prendre en
compte. […] Ce n'était pas en soi une abomination. Cela impliquait que je
fasse et dise certaines choses plutôt que les autres. J'avais mes origines, mon
histoire, mes langues, mes secrets, d'innombrables sujets de fierté, peut-être
même mon charme propre... Non, être étranger ne m'incommodait pas, et
j'étais plutôt heureux de ne pas être chez moi98.

Pourquoi se ressent-il si facilement à l'aise à l'étranger? Serait-ce dû à


un esprit cosmopolite qui se crée par l'interaction avec l'Autre? Maalouf
souligne souvent que le respect mutuel est essentiel pour les relations non-
conflictuelles. Dans cette citation, on voit qu'Ossyane est bien accepté dans
la société des étudiants marseillais. Ensuite, la guerre a commencé, et il a
rejoint la Résistance, où il n'était plus « l'étranger » et où il a rencontré sa
femme. Après la guerre, il s'est marié à Clara, et ils se sont engagés
ensemble pour la réconciliation israélo-arabe. Cet engagement, qui suit
l'engagement dans la Résistance contre le nazisme et son mariage, montre
ses « aspirations médiatrices », qui « témoignent aussi de la capacité de
l'Homme à construire des idylles interculturelles au niveau individuel99.

97 Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions


Grasset & Fasquelle, 1993), Paris, 2009, p. 191.
98 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions
Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 72.
99 Pascal Solon,« Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin
Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler
31
3. 3. Un exemple de la compréhension de l'Autre : le mariage entre
Ossyane et Clara

Le mariage entre Ossyane et Clara est un élément structural du récit


des Échelles du Levant, qui est mis en claire opposition avec les autres
éléments, et particulièrement avec les éléments historiques. Ce mariage
entre un musulman et une juive n'est pas moins étrange et inattendu à
l'aube de la guerre israélo-arabe que le mariage entre le père (turc) et la
mère (arménienne) d'Ossyane à l'époque.

Aux conflits interculturels, qui composent la macrostructure du récit et la


toile de fond devant laquelle le protagoniste prend corps, s'opposent des
projections d'idylles interculturelles qui se définissent par la tolérance et le
respect de la différence de l'Autre, par le souci de la compréhension de
l'Autre et l'acceptation d'enrichir son identité par des éléments propre à
l'Autre100.

Cette compréhension de l'Autre se révèle en pratique dans


l'organisation de leur fête de mariage. Ossyane commente : « deux
orchestres […] se relayaient, l'un oriental, l'autre à l'occidental »101. Cette
scène témoigne d'un certain optimisme de Maalouf « dans la capacité des
êtres à se rencontrer au-delà de leurs différences »102.
D'ailleurs, cette tolérance est renforcée par l'engagement mutuel dans
l'organisation qui a lutté contre le conflit entre Israël et les pays arabes. On
a vu que cet effort pour comprendre l'Autre ne s’achève au niveau de la
compréhension interpersonnelle entre ces deux personnages : par contre
Ossyane a essayé de comprendre, de défendre et d’expliquer la position des
juifs à Clara quand elle n'était pas d'accord avec leurs actions, et elle a fait
le même effort au profit des arabes.

Chacun se mettait spontanément à la place de l'autre […] L'élégance morale


[…], c'était Clara et moi, Clara qui s'efforçait de comprendre jusqu'au pires
travers les Arabes, et de se montrer sans complaisance envers les juifs, et
moi, sans complaisance pour les Arabes, en gardant toujours à l'esprit les
persécutions lointaines et proches pour pardonner les excès chez les Juifs103.

(éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la postmodernité :


État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004,
p. 169.
100 Ibid., p. 166.
101 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition :
Éditions Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 151.
102 Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français
dans le monde, janvier-février 2006, p. 35.
103 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition :
32
Tous deux essaient d'établir un dialogue ; et par ce dialogue, Maalouf
démontre que l'amitié et l'amour peuvent exister en dépit des clivages
culturels.
De ce mariage est née une fille, Nadia, qui a continué à porter en elle
ce potentiel des êtres pluriels. D'origine métissée, elle est au même temps
juive et musulmane parce que chez musulmans « la religion se transmet par
le père ; chez les juifs, par la mère »104. Elle a grandi en France, séparée de
son père, qui a été emprisonné à l'hôpital psychiatrique pour les maladies
psychiques. Dans une lettre à Ossyane, elle écrit : « seuls nous séparent en
vérité quelques kilomètres d'une superbe route côtière, mais une maudite
frontière s'est dressée, et la haine, et l'incompréhension. Et aussi le manque
d'imagination »105. Ces deux phrases transmettent le message entier de
l'œuvre de Maalouf : ce que nous sépare est presque toujours une petite
distance, un petit détail, qui, à cause de la haine et du manque d'effort,
devient insurmontable et qui pourrait pourtant être surmontée avec un peu
d'imagination.

Conclusion provisoire
On a vu que, dans son œuvre, Amin Maalouf fait un passage vers un
univers multiculturel fait d'identité composée. Cette conception de
l'identité, qui se met en accord avec les théories contemporaines, et
notamment les cultural studies, sert à l'écrivain dans la construction de ses
personnages principaux. Ces derniers sont toujours, et plus
particulièrement dans nos deux romans, les porteurs des valeurs de
tolérance, de respect pour l'Autre, de compréhension.
Dans ses romans, Maalouf, conscient du pouvoir de la littérature à
transmettre des nuances précises, essaie de trouver « des solutions
imaginatives pour apprendre coexister avec l'Autre »106. Ses romans
proposent une réponse possible à la question, qui est fondamentale pour
Maalouf : « comment faire vivre ensemble ces hommes [différents par la
langue, par la religion, par la condition sociale… etc.], ces groupes
humains, sans violence, sans oppression, sans génocide, sans haine »107.
L'importance de l'analyse de cette question en Littérature, et de façon

Éditions Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p.169-170.


104 Ibid., p. 217.
105 Ibid., p. 222.
106 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec
Amin Maalouf), Lendemains : Etudes Comparées sur la France/Vergleichende
Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 99.
107 Gunther Verheyen, « Faire vivre les gens ensemble. Un entretien avec Amin
Maalouf », Franzosisch Heute, mars 1996, p. 37.
33
théorique, est basée sur le fait qu’aujourd'hui les sociétés du monde entier
sont de plus en plus hétérogènes, c'est-à-dire multiculturelles, et que les
conflits identitaires sont de plus en plus courants. On a vu que le
« multiculturel » n'est pas suffisant, parce que la cohabitation doit être liée
à la compréhension mutuelle. Dans cette compréhension, le rôle du
médiateur interculturel, tel que les personnages d’Ossyane et de Tanios, est
indispensable : ils traduisent les cultures et établissent un dialogue
interculturel tout en véhiculant les notions d’appartenance multiple et
d’identité composée.
Enfin, Maalouf, nous montre que, malgré aux conflits « tribaux »,
l'individu peut trouver des moyens pour accéder à vie « idyllique », qui
s'enrichit par les contacts avec l'Autre.

34
Bibliographie
I. Les Œuvres de référence
1. MAALOUF Amin, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première
édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993), Paris, 2009, p. 282
2. MAALOUF Amin, Les Échelles du Levant, Livre du Poche
(première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 254
3. MAALOUF Amin, Les Identités meurtrières, Livre du Poche
(première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998), Paris, 2008, p. 189

II. Les Œuvres critiques et les articles sur l'écriture migrant


et l'identité d'immigrants
1. HALL Stuart, Identités et cultures : Politiques des cultural studies,
Édition établie par Maxime Cervulle, traduit de l'anglais par Christophe
Jaquet, Éditions Amsterdam, Paris 2008, p. 411
2. DUMONTET Danielle et ZIPFEL Frank (dir.), Écriture
migrante/Migrant Writing, Passages, Georg Olms Verlag, Hildesheim,
2008, p. 217
3. SAID Edward, Reflections on Exile and Other Essays, Cambridge :
Harvard University Press, 2000, p. 617
4. SAID Edward, Culture et impérialisme, Fayard : le Monde
diplomatique, 2000, Paris, p. 514
5. AZOURI Claudia, L'identità e l'appartenenza in due romanzi di
Amin Maalouf : Léon l'Africain e Le Rocher de Tanios, Università degli
studi di Milano, 2001.
6. BRIAN Beverley, « Homesickness as a construct of the migrant
experience », Changing English, vol. 12, no. 1, avril 2005, p. 43-52
7. BHABHA Homi, « Life at the Border : Hybrid Identities of the
present », in New Perspectives Quarterly, hiver 1997

III. Les Œuvres critiques sur la langue et


plurilinguisme
1. DERRIDA Jacques, Le monolinguisme de l'Autre, Éditions
Galilée, Paris, 1996.
2. Le groupe des intellectuels pour le dialogue interculturel
(présidé par Amin Maalouf), « A Rewarding Challenge : How the
Multiplicity of Languages Could Strengthen Europe. Proposals from the
Group of Intellectuals for Intercultural Dialogue set up at the initiative of
the European Commission », Bruxelles, 2008, [en ligne] disponible sur le
site :
http://ec.europa.eu/education/policies/lang/doc/maalouf/report_en.pdf,
(pages consultées 04 juin 2010)

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IV. Les Œuvres sur l'autobiographie
1. CARRON Pierre-Jacques, Ecriture et identité, pour une
poétique de l'autobiographie, Ousia, Bruxelles, 2002, p. 202
2. ANDERSON Linda, Autobiography, Routledge, New York,
London, 2001, p. 156
3. GASPARINI Philippe, Est-il je ? : roman autobiographique et
autofiction , Éditions du Seuil
4. CALLE-GRUBER Mireille et ROTHE Arnold (dir.),
Autobiographie et biographie, A.-G. Nizet, Paris, 1989, p. 249

V. Les entretiens avec Amin Maalouf


1. ETTE Ottmar, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité »,
Lendemains: Etudes Comparées sur la France/Vergleichende
Frankreichforschung, 2008, p. 87-101
2. TOURNIER Maurice, « Identités et appartenances. Entretien »,
Mots, Les langages du politique, mars 1997, p. 121-133
3. RABOUIN David « Je parle du voyage comme d'autres parlent de
leur maison », Magazine Littéraire, janvier 2001, p. 98-103
4. VERHEYEN Gunther, « Faire vivre les gens ensemble. Un
entretien avec Amin Maalof », Franzosisch Heute, mars 1996, p. 36-38
5. VOLTERRANI Egi, « Amin Maalouf. Autobiographie à deux
voix », [en ligne] texte disponible sur le site : http://www.aminmaalouf.org/
, le site officiel d'Amin Maalouf, (pages consultées 28 mai 2010)

VI. Les articles critiques sur l'œuvre d'Amin Maalouf


1. SOLON Pascale, « Écrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain
francophone Amin Maalouf » p. 163-177, in LÜSEBRINK, Hans-Jürgen
(ed. and introd.); STÄDTLER, Katharina (éd.), Les Littératures africaines
de langue française à l'époque de la postmodernité: Etat des lieux et
perspectives de la recherche, Oberhausen, Germany, Athena, 2004.
2. ACHOUR Christiane Chaulet, « Identité, mémoire et appartenance
: Un essai d'Amin Maalouf », Neohelicon: Acta Comparationis Litterarum
Universarum, 2006, p. 41-49
3. ARGAUD Evelyne, « Les appartenances multiples chez Amin
Maalouf », Francais dans le Monde, janvier-février 2006, p. 32-37
4. SASSINE Antoine, « Le "rite de passage" chez Amin Maalouf »,
Neohelicon: Acta Comparationis Litterarum Universarum, 2006, p. 51-61
5. CALDERÓN Jorge, « Êtres frontaliers », Voix Plurielles, décembre
2008, p. 122-132

VII. Les textes diverses


1. HUMPHREY Michael, « Lebanese Identities : Between Cities,
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Nations and Trans-nations », Arabs Studies Quarterly, vol. 26, no. 1, hiver
2004, p. 31-50

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