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Albert Ifrah

LE MAGHREB
DÉCHIRÉ

la pensée sauvage, éditeur


LE MAGHREB DECHIRE
Albert IFRAH

LE MAGHREB DECHIRE
Tradition, Folie et Migration

La Pensée Sauvage, éditeur


© 1980 - La pensée sauvage, éditeur - 38640 - Claix, (France)

ISBN 2 85919 032 5


A
Armelle et Arnaud
INTRODUCTION

A un moment où Tactualité sociale met la situation


des travailleurs immigrés au premier plan des préoccu¬
pations gouvernementales, il me semble difficile de faire
paraître un livre qui traite de la migration en échappant
à la tentation du style journalistique et au désir d’expli¬
quer, de clarifier : il n’est pas dans le propos du clinicien
de relever le fait divers et de l’instituer fait clinique, pas
plus que d’utiliser un fait clinique pour rendre évidente
une réalité sociale. La dimension psychologique et la di¬
mension sociologique ne se situent pas dans le champ
d’un même discours, et ne peuvent pas être dans un rapport
d’équivalence. Or, il est étonnant de constater combien,
dans le domaine de la psychopathologie de la migration, la
confusion entre réalité sociologique et fait psychologique
est monnaie courante, comme si le clinicien avait du mal à
se sortir de l’influence exercée par les problèmes socio¬
économiques, tellement importants chez les migrants.
Ce travail se veut résolument ethnopsychiatrique, et
si je discute peu des problèmes socio-économiques des
travailleurs transplantés, ce n’est ni par ignorance, ni par
oubli, mais de manière délibérée, ce, afin de tenter de
montrer combien les problèmes psychologiques associés
à la transplantation sont, en eux-mêmes, complexes sans
y ajouter, comme pour les obscurcir davantage, tout l’apa¬
nage politique, idéologique et économique.
Les deux observations suivantes éclairent, mieux que je
ne peux le faire, les deùx pôles qui délimitent le champ
d’une pratique ethnopsychiatrique. La première observation
se situe à l’hôpital psychiatrique de Casablanca où, jeune
stagiaire, je fus amené à recevoir un patient adressé par le
médecin-chef qui attendait de moi un compte rendu d’en¬
tretien. Armé de mes quelques connaissances et fort de
toute mon angoisse, je reçus un homme d’une quarantaine
d’années dont le dossier médical me disait qu’il était en
placement d’office pour une bagarre dans un bureau de
poste. Il croyait que tous les fonctionnaires lui en voulaient
8 Le Maghreb déchiré

(il était fonctionnaire), qu’ils s’étaient ligués contre lui pour


le faire muter, et s’en était pris violemment à un policier, ce
qui l’avait conduit à l’hôpital. Aux premières questions que
je posai en français, je n’eus aucune réponse; le patient
restait figé sur sa chaise, lointain et tendu. Je m’adressai
alors à lui en arabe, cherchant le mot juste, dans mon
ignorance d’un entretien thérapeutique, dans ma langue
maternelle. C’était la première fois que j’utilisais l’arabe
pour m’adresser à un patient. A ma grande surprise, il
me parla, mais en français, un français approximatif, mal¬
habile et insuffisant pour mener une discussion.
Que s’était-il passé pour que, soudain, le patient me
réponde, et en français? Plusieurs réponses sont possi¬
bles : en me défaisant de ma langue « scientifique » (le
français) et de son aspect rassurant, défensif, j’apparais
plus vulnérable et plus proche, je lui parle l’arabe et, de ce
fait, me dévoile encore plus à lui. La surprise créée par ce
changement de langue intervient comme une interprétation,
comme une intrusion dans son monde. Sa réponse en
français, en miroir, est une manière d’accepter ma présence
et d’entamer le dialogue, mais aussi de continuer à se
protéger car, en parlant français de manière approximative,
il s’engage moins qu’en arabe.
La deuxième observation m’a été rapportée par un
collègue qui en saisissait mal le sens. Il s’agit d’un jeune
algérien d’une trentaine d’années qui, après une longue
beuverie dans un café parisien, s’est rendu à la mosquée
pour injurier ses corréligionnaires, et, pour finir, vomir
dans le patio. Ces seules données au sujet de ce cas montrent
au premier plan l’évacuation d’une agressivité auto-destruc¬
trice. Il ne se contente pas de prise d’alcool interdite par
l’Islam, mais s’en va agir cette infraction sur le lieu même de
cet interdit : la mosquée. Comme si cette infraction n’existe,
ne prend une valeur qu’à partir du moment où elle est
reconnue par le groupe auquel elle s’adresse : boire dans un
café parisien est une manière d’être dans la norme, même
pour un musulman; son aspect « négativiste » — qui semble
essentiel dans ce cas — n’apparaît que lorsque cette norme
est délibérément dépassée. C’est donc par cette double
Introduction 9
transgression que ce patient agit son conflit et nous permet
de l’identifier.
A travers la brève présentation de ces deux cas, nous
voyons comment la langue et la culture, mais aussi bien les
croyances, les coutumes et la religion, sont sans cesse l’objet
de distorsions qui répondent, d’une part aux exigences du
monde extérieur (comme nous le verrons dans la pathologie
de la transplantation), et d’autre part aux exigences internes
de l’individu, en fonction de ses propres conflits, névrotiques
ou psychotiques. Dans le premier cas, un individu utilise un
trait acculturatif (le français) pour exprimer une part de son
conflit dans un contexte pourtant intraculturel, alors que,
dans le second exemple, nous avons affaire à l’utilisation
d’un symptôme d’acculturation (l’alcoolisme) qui est
tellement dénaturé et transformé qu’il devient le symptôme
de cet individu, et de cet individu seulement.
La rencontre entre deux civilisations ne se fait jamais de
manière passive ou sereine. Sans avoir besoin de faire appel
à l’Histoire, il suffit de constater les bouleversements
provoqués dans le monde par l’intrusion de telle ou telle
idéologie, qu’elle soit souhaitée ou imposée. A l’évidence,
l’homme ne se manipule pas comme une machine, n’en
déplaise aux théoriciens et philosophes de la modernité.
Un siècle de colonisation française n’a pas créé de mutation
définitive au Maghreb, malgré les différents changements
constatés : c’est dans une constante dynamique entre la
culture traditionnelle et les éléments importés que se fait
la culture mouvante et sans cesse enrichie du Maghreb.
E. Sapir écrit que :
« La culture d’un groupe n’est autre que l’inventaire
de tous les modèles de comportement ouvertement mani¬
festés peir tout ou partie de ses membres. Le lieu de ces
processus, dont la somme constitue la culture, n’est pas
la communauté théorique qu’on appelle la société, ce
sont les interactions individuelles et sur le plan subjec¬
tif, l’univers des significations que chacun peut se cons¬
truire à la faveur de ses relations avec autrui »(99).
S’il est difficile de dire l’influence de la colonisation,
en dehors de son aspect politique, il apparaît que cette
10 Le Maghreb déchiré

influence nécessite et entraîne un bouleversement psycho¬


logique face auquel la réalité sociale semble moindre. Indi¬
vidu et société sont indissociables, car s’il n’existe pas de
comportement individuel qui ne soit empreint de social, il
n’est pas de modèle social qui ne s’incarne dans un compor¬
tement individuel. La marque du social doit être recherchée
dans le psychisme individuel, et se formuler en termes
psychologiques. Nous verrons, à travers la « récupération »
du modèle psychiatrique occidental, comment la culture
marocaine l’a intériorisé, ingéré et restitué dans un autre
contexte que celui auquel il était prédestiné. Le psychiatre
n’est plus un docteur «honoris causa», mais un guérisseur
qui a, en plus, la science des livres profanes à son actif.
L’imaginaire mène son action en révolutionnaire, insouciant
des étiquettes et des réalités; il assemble marabout animiste,
fquih de l’Islam et psychiatre parisien, les amulettes du
guérisseur, les versets du Coran et les prescriptions médicales.
C’est de cela que se compose la culture, bouillonnante et
vivante, un amalgame d’apparence hétéroclite tel le parler
marocain où les mots berbères, arabes, français, espagnols,
et parfois hébreux s’entremêlent dans un écheveau qui
raconte l’histoire millénaire des invasions au Maghreb.
L’arabe dialectal est une mosaïque de mots empruntés à
différentes langues et qui, au total, constituent une langue
homogène. De la même manière, réagit la culture globale
qui insère dans des segments plus ou moins profonds tel ou
tel trait culturel récent.
Mais l’insertion de ces nouveaux éléments ne se fait pas
de n’importe quelle manière. C’est à travers des mécanismes
organisés au niveau de la culture principale que s’exerce
cette dynamique. C’est par l’intériorisation progressive d’élé¬
ments qui deviennent signifiants et prennent sens par rapport
au tout, que se fait l’intégration de traits culturels nouveaux.
Ce processus d’acculturation est l’élément essentiel à partir
duquel nous pourrons développer et comprendre les phéno¬
mènes liés aux troubles d’adaptation.
« L’acculturation recouvre l’ensemble des phénomènes
résultant d’un contact continu et direct entre groupes
d’individus appartenant à différentes cultures, et abou-
Introduction 11
tissant à des transformations affectant les modèles
(patterns) culturels originaux de l’un ou des deux groupes.
Selon cette définition, l’acculturation doit être distinguée
du changement culturel dont elle n’est qu’un aspect, et
de l’assimilation qui est parfois une phase de l’accultura¬
tion. Il convient également de la distinguer de la diffusion
qui, bien que présente dans tous les cas d’acculturation,
est un phénomène qui, non seulement survient souvent
hors de tout contact entre peuples, du type spécifié
ci-dessus, mais encore ne constitue qu’un seul aspect du
processus d’acculturation.» (40, p. 201).

Cette définition, du Social Research Science Council, a


l’inconvénient de ne pas prendre en considération la vio¬
lence dans laquelle peut avoir lieu cette rencontre.
De plus, l’acculturation n’est pas seulement le passage
d’éléments d’une culture à une autre, mais un processus
continu d’interactions entre groupes culturellement diffé¬
rents. Elle implique autant l’addition d’éléments nouveaux
à la culture, que l’élimination de certains autres, présents
antérieurement, la modification et la réorganisation d’autres
éléments encore.i
L’occidentalisation du Maroc, si elle est aujourd’hui
indéniable au niveau de certaines couches sociales, n’est
pas pour autant globale, et ne s’est effectuée que très
lentement.
L’intensité de l’acculturation dépend tant du « donneur »
(le donneur ne présente jamais la totalité de sa culture,
mais seulement la part du secteur de celle-ci qui touche

1. En ce qui concerne le problème qui nous intéresse ici, celui


des maladies psychiques, l’introduction d’une institution psychia¬
trique (l’hôpital psychiatrique de Berrechid existait dès 1920) avec
l’arrivée des Français au Maroc, crée une nouvelle dimension de la
maladie et institue, par là, un nouveau mode de rapport entre le
groupe et le malade. Alors que dans la société maghrébine à struc¬
ture tribale, le malade est intégré, son statut défini par le fquih,
l’hôpital impose une autre réalité en enfermant le malade derrière
des murs; on impose le modèle occidental de la maladie : enfermer
le malade pour s’en protéger.
12 Le Maghreb déchiré

à son statut et à son rôle distinctif dans la société globale),


que du « receveur » (certains pourront trouver intérêt à
accepter des traits de la culture donneuse, d’autres au
contraire y verront un grave danger pour leur prestige ou
leur autorité).
En fait, les individus ont des statuts et des rôles différents,
donc des attitudes, des normes de comportement spécifi¬
ques qui pourront changer les uns en fonction des autres
(un leader aura plus de facilité à transformer son groupe
Eilors qu’un simple individu ne le pourrait pas).
Comme l’acculturation ne touche pas toute la popula¬
tion, elle ne modifie pas non plus tous les traits d’une
culture. Bastide parle de « réactions en chaîne » :
« Puisque tout se tient dans une culture, il suffit
de modifier un de ses éléments pour que cette modifi¬
cation première en entraîne d’autres, le plus souvent
imprévisibles, et que tout l’équilibre de la société globale
en soit finalement affecté.
Tous les secteurs articulés les uns aux autres doivent
se réeirranger pour que cette société se retrouve en équi¬
libre, mais ce nouvel équilibre est déjà fort éloigné de
l’ancien.
Pourtant, on n’a au début que touché à un seul élé¬
ment culturel, que l’on a peut-être même jugé relati¬
vement neutre ou périphérique par rapport au « foyer
culturel » de ce peuple, c’est-à-dire de ce que ce peuple
considère comme le plus important pour lui » (7).

La société a des modèles, et l’individu a ses manières


propres d’utiliser ces modèles afin qu’ils lui deviennent
personnels; c’est en quelque sorte la manière d’exprimer
son individualité. En d’autres termes, le comportement
de l’individu repose sur la connaissance qu’il a de la « bonne
manière » de se comporter dans sa société. Cette « bonne
manière » est véhiculée par l’éducation de l’enfant, les lois
régissant la société, etc. Mais la personnalité n’est pas
simplement un processus d’adaptation au « normal » (dans
le sens de : conforme aux normes): elle obéit aussi aux
exigences psychologiques de l’individu. Celui-ci ne fait
Introduction 13

qu’«ajuster» sa configuration psychologique individuelle


aux exigences de comportement du groupe. C’est ce qui
rend importante l’analyse des phénomènes de résisteince à
l’acculturation, aux deux niveaux sociologique et psycho¬
logique.
Ainsi, on note que les éléments non symboliques (techni¬
ques et matériels) sont plus aisément transférables que les
éléments symboliques (religieux, scientifiques). Un trait
culturel simple sera plus facilement assimilé qu’un trait
complexe. Plus la forme d’un trait culturel est «étrange»
et éloignée de ceux de la société receveuse, plus son accep¬
tation sera difficile. Quelles que soient sa forme et sa fonc¬
tion, celui-ci sera d’autant mieux reçu et intégré qu’il
pourra prendre une valeur sémantique en harmonie avec le
champ des significations de la culture receveuse, c’est-à-
dire qu’il sera réinterprété.
Herskovits nomme «réinterprétation» le processus par
lequel une culture accepte la pratique d’une autre culture,
en l’intégrant dans son propre système de valeurs, et le situe
dans l’intégration de traits culturels nouveaux par «ajuste¬
ment » à la culture preneuse.
Mais, comme nous l’avons indiqué plus haut, la culture
est un ensemble cohérent, une «globalité organisée». Donc,
lors de la rencontre de deux systèmes de valeurs (dans ce
cas, la colonisation ou la migration), il se crée des conflits
contre les mutations qui s’opèrentl. La résistance au chan¬
gement est due, d’une part, à l’opposition des systèmes
sociaux confrontés, et, d’autre part, à l’importation des
nouveaux modèles qui, ne prenant pas racine dans la culture
originelle, dissocient la-personnalité et sont souvent facteur
d’angoisse par leur atypicité.
Devereux traite en termes d’acculturation antagoniste

1. A ce point, je me dois de souligner la différence entre le proces¬


sus de résistance à l’acculturation et l’idéalisation «romantique» des
traditions: si le premier est inhérent à toute structure, tant sociolo¬
gique que psychologique, car nul ne supporte a priori l’ingérence
d’un «corps étranger» dans son équilibre, le second, qui consiste en
une idéalisation infantile du «bon vieux temps», n’est le plus souvent
qu’une tentative de masquer les difficultés psychologiques derrière
une «névrose des traditions».
14 Le Maghreb déchiré

ces phénomènes de résistance à la diffusion et à l’accultu¬


ration, et distingue la résistance à l’emprunt de la résistance
au prêt :
«Il y a résistance à l’emprunt parce qu’il y a résistance
à l’identification au groupe externe qui représente nos
pulsions refoulées (rejet de l’affiliation). Il y a résistance
au prêt parce que prêter ferait entrer par force l’emprun¬
teur dans le cercle clos du groupe interne du prêteur
(refus d’adopter) » (40, p. 209).
De même que l’acculturation, cette résistance n’est pas
globale, et on peut observer une résistance massive à l’em¬
prunt ou au prêt d’un trait culturel, le contact entre les
deux cultures étant déjà fort élaboré 1.
L’acculturation antagoniste réside essentiellement dans
un refus ou dans un retour à des modèles de compor¬
tement d’avant le contact. Nous verrons des exemples de
ces résistances dans la discussion de certains cas cliniques.
Nous avons donc affaire, dans le cas d’une acculturation,
à deux processus différents :
— l’un, sociologique, qui sera fonction de l’ensemble
des traits culturels susceptibles de subir un changement,
et donc d’évoluer dans le sens de cette acculturation;
— l’autre, individuel ou psychologique, qui sera fonction
de «l’intérêt global» de cet individu pour les modèles
proposés.
Ces deux processus sont, bien sûr, complémentaires car
ce ne sont jamais des cultures qui sont en contact, mais des
individus. Or, les équivalents fonctionnels introduits dans
une culture remplacent rarement les anciennes institutions.
Ils y sont bien incorporés, sans doute, mais en devenant des
«modes alternatifs» de satisfaction des mêmes besoins,
l’ancienne institution résiste par inertie, à côté de la nou¬
velle. Les deux équivalents fonctionnels ne sont donc pas
interchangeables. Il y a intégration, mais dans un segment
secondaire de la culture.

1. Ainsi, on verra au Maroc de jeunes lycéens tout à fait occidenta¬


lisés, mais qui refuseront catégoriquement de déjeuner chez un cama¬
rade européen de crainte d’être amenés à manger du porc malgré eux...
Introduction 15

Ce schéma exprime, quoique de manière succinte, l’accul¬


turation en voie de se faire, et montre que le niveau d’inté¬
gration des valeurs nouvelles n’est pas superposable à leur
niveau d’intériorisation psychologique. Pour que cette inté¬
gration puisse avoir lieu, elle doit passer dans l’éducation
du jeune enfant aussi bien que dans les modèles d’iden¬
tification secondaire qui seront, plus tard, proposés à
l’adulte. C’est-à-dire que la société se doit de fournir une
armature afin que cette structuration soit possible.
La société propose des modèles par rapport auxquels
l’individu pourra, selon sa structure psychologique, s’adapter
ou pas. Il pourra tout aussi bien s’identifier à ces modèles
ou les rejeter.
«Toute adaptation exige la compréhension, et la com¬
préhension n’est possible que lorsque l’ambiance ou la
personne à laquelle on s’adapte est régie par des lois et
présente des uniformités. On sait quoi faire si un chien
aboie, on resterait désemparé devant un chat qui aboie¬
rait. Bref, on ne peut s’adapter qu’à une chose dont
l’identité et les uniformités de comportement sont
connues, aux choses par rapport auxquelles on est à
l’abri des surprises » (36, p. 106).
On voit donc, par rapport au processus d’identification^,
les problèmes que soulève l’acculturation au niveau psycho¬
logique. Les troubles d’identité qui peuvent survenir dans le
cas où l’individu est soumis à l’introduction de nouveaux
modèles dans sa culture (cas de la colonisation), ou lors¬
que cet individu se transporte dans une autre société (cas de
la transplantation), ne sont pas différents du point de vue
psychologique. Ces trôubles différeront par leur forme,
leur prise en charge et les moyens que l’individu aura de
les exprimer, mais pas au niveau de leur structuration
psychopathologique.
On a vu que l’identité est structurée par et sur les modèles
culturels: «tout ce qu’on constate, c’est que le moi cherche
à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme

1. Identification, dans le sens d’une introjection des modèles


proposés.
16 Le Maghreb déchiré

modèle ». Or, ces modèles véhiculent une « ambiance sociale »


qui tend à valoriser l’image du moi social, et donc à «en¬
tamer la partie nucléaire du psychisme de l’homme, ce sens
de ’soi-même’ qui est constitué, d’une part, par son image
du corps et, d’autre part, par sa personnalité ’de base’
ethnique». C’est autant l’adhésion que la distance que prend
l’individu par rapport à ces modèles culturels qui nous
renseigne sur son psychisme. Pour que l’identité se constitue
de manière «intégrée», il faut tenir compte de trois élé¬
ments qui, selon Devereux, réalisent «une seule configuration,
caractérisée par une réciprocité et complémentarité parfaites
des trois éléments en question » (36, p. 109).
— se comprendre, connaître sa propre identité,
— comprendre, connaître l’identité du monde externe,
— être compris, avoir une identité connue.
Dans le cadre qui nous intéresse ici, les troubles d’identité
sont d’une grande fréquence, et la part de l’acculturation
dans ce phénomène est loin d’être négligeable. Elle intro¬
duit une fluctuation et une imprévisibilité des modèles et,
de ce fait, des conduites humaines qui rendent difficile
— voire impossible — la réalisation d’une identité stable.
Malgré l’aspect abrupt et théorique de cette équation, la
pratique clinique nous démontre chaque jour que les trou¬
bles d’identité ont, sous une forme ou sous une autre,
toujours été l’essence des troubles du psychisme.
Ainsi, lorsqu’on accepte de se défaire de l’a-priorisme
habituel et des généralisations trop simplistes, le problème
de la rencontre entre deux cultures s’avère être d’une toute
autre complexité. Il nécessite la mise en place de concepts
nouveaux et d’une méthodologie particulière que met à
notre disposition l’ethnopsychiatrie. En nous enseignant
que l’homme n’est pas maniable à outrance, qu’un fait
observable vaut mieux que la théorie le concernant, qu’un
phénomène humain n’est pas réductible à une seule expli¬
cation, Georges Devereux, nous a appris à voir, à écouter
et à entendre. La pratique clinique à la croisée de deux
cultures comporte ses propres pièges. Référent culturel,
médiateur entre le dedans et le dehors, c’est à partir de cet
a priori que doit s’établir la relation thérapeutique : recon-
Introduction 17

naître l’individu dans sa culture, sans renforcer ses défenses.


Cependant, il est probable que cette situation intraculturelle,
dans laquelle le patient peut trouver une certaine sécurité,
risque aussi à tout moment de devenir une négation de la
thérapie si la culture prenait le pas sur l’individu.
C’est à travers cette bande étroite et escarpée qui mène
de la culture à l’individu, du normal à l’anormal, que nous
parcourerons le chemin qui mène à l’inconscient.
CHAPITRE I

MAROC, MALADIE ET CULTURE

Le voyageur qui laisse traîner ses pas le long des routes


autour de Marrakech, Meknès ou Fès, rencontre immanqua¬
blement cet homme en haillonsl qui marche d’un pas rapide
et assuré; il porte des breloques de boîtes de conserves, de
capsules de bouteilles et autres objets hétéroclites, et a l’air
de ne devoir jamais s’arrêter. C’est une des images de la folie
au Maroc. Son aspect folklorique ne doit pas nous faire
oublier que pour marcher ainsi, libre au milieu de ce paysage
dont il fait partie, l’organisation sociale qui l’entoure
doit être assez souple pour le reconnaître dans sa folie et
dans son identité. Dans sa particularité et dans sa différence,
homme parmi les hommes qui, s’ils ne le craignent, le
respectent. Les contes populaires fourmillent de personnages
typiques, idiots du village ou délirants mystiques; leurs
paroles sonnent juste et bravent le pouvoir: leur folie les
protège du « mauvais œil » et de la loi. Ils disent la vérité du
groupe car ils n’y sont pas assujettis; ils sont dedans et dehors
à la fois : c’est Jha, le plus pauvre, le plus laid, qui ridiculise
les plus riches, les plus beaux, gagne par sa malice l’estime
du Roi et épouse la princesse; c’est aussi El Mejdoub qui, au
péril de sa vie, jour et nuit crie la misère du peuple et sa soif
de justice; sa folie est sagesse, mais la sagesse est folie.
Chaque culture a son image de la folie; une chaîne de
valeurs, de reconnaissance et de rejet, sur laquelle s’inscrit
la gamme des comportements habituels dans le groupe.
Comportements déviants mais reconnus, marginaux mais
autorisés. Georges Devereux explique cette nosographie
culturelle de la folie par la mise en place, dans chaque

1. Il porte ce qu’on nomme la «derbala», patchwork de tissus


cousus les uns aux autres et composant un vêtement souple.
20 Le Maghreb déchiré

culture, d’une série de comportements standardisés qui


permettent à l’individu d’exprimer son conflit sans pour
autant être rejeté du groupe. Ces comportements sont des
modèles d’inconduite préfabriqués que la culture propose
aux individus afin d’exprimer leurs conflits psychologiques
de manière admise (et parfois valorisée). En utilisant ces
symptômes, l’individu s’assure en quelque sorte les « béné¬
fices secondaires» de la maladie.
Cette dimension socio-culturelle de la maladie a pour
avantage de montrer précisément par quel processus passe
le contrôle, par le groupe, des éléments déviants qui pour¬
raient remettre en cause son équilibre. Tout se passe comme
si le groupe disait à l’individu: «ne le fais pas, mais si tu
le fais, voilà comment il faut t’y prendre » (39).
Ce type de désordres repose essentiellement sur un en¬
semble de symptômes, donc de comportements, mais ne
préjuge en rien de la structure profonde de l’individu. Ce
sont des moules à l’intérieur desquels viennent s’insérer
des conflits psychologiques très différents par leur structure.
A l’époque de Charcot et de Freud, la grande hystérie
était très fréquente, alors qu’aujourd’hui on rencontre
beaucoup plus de troubles de type schizoïde; comme s’il
y avait une mode psychopathologique. Il m’est arrivé à
l’hôpital psychiatrique de Casablanca de voir venir à la
consultation des adolescents qui présentaient un discours
délirant et hallucinatoire pour justifier un échec scolaire
ou une énurésie.
Chaque culture modèle la maladie mentale à travers un
langage implicite et explicite qui fournit la bonne manière
d’être malade. Ce n’est pas le substrat psychique qui diffère,
mais simplement la hiérarchie des mécanismes de défense
que chaque culture met en œuvre.
« Chaque culture permet à certains fantasmes, pulsions
et autres manifestations du psychisme d’accéder et de
demeurer au niveau conscient, et exige que d’autres
soient refoulés » (38).
Ces mécanismes sont inconscients mais concernent un
matériel refoulé d’origine consciente.
La manière dont on nomme le fou est expressive de cela.
Maroc, maladie et culture 21

Par exemple, au Maroc, les mots les plus courants pour


désigner le fou sont «mserfeq», «ahmaq», «majnounn» ou
« mahboul » ; bien d’autres existent encore, mais sont moins
utilisés. Or, « mserfeq » veut dire giflé, claqué et semble dési¬
gner avec une grande précision les accès délirants ou psycho¬
tiques qui surviennent, selon le terme de Magnan, comme
« un coup de tonnerre dans le ciel serein ». « Ahmaq » vient du
verbe hamaq qui veut dire se fâcher, s’emporter, et là encore
le terme désigne le symptôme essentiel d’une « folie furieuse »
avec crises élastiques; l’individu est vécu d’emblée comme
dangereux. « Majnounn », possédé par les Jnounn, indique
une pathologie de type délirant et hallucinatoire. « Mahboul »
désigne de manière plus populaire le « demeuré ».
Chacun de ces mots n’est pas utilisé de n’importe quelle
manière et implique un comportement particulier de celui
qui l’utilise vis-à-vis de celui à qui il l’adresse. C’est en cela
que la société joue un rôle dans la définition et l’interpré¬
tation des désordres mentaux, dans la mesure où la maladie
est nommée, classée, structurée en fonction d’un discours
collectif qui s’exprime aussi dans les institutions thérapeu¬
tiques.
Un exemple frappant et dont témoigne l’importance
considérable des tentatives de suicide chez les femmes
maghrébines (aussi bien au Maghreb qu’en France) est la
demande d’hospitalisation concernant les femmes. Nous
avons vu arriver à l’hôpital un homme qui accompagnait sa
femme catatonique; il reconnaissait sans réticence qu’elle
était comme cela depuis plusieurs années, mais il l’amenait
à l’hôpital parce que depuis quelques jours elle refusait
de s’alimenter. Ainsi; il supportait parfaitement que sa
femme ne s’occupât plus du tout ni de ses enfants, ni de
sa maison car elle pouvait être remplacée, mais s’inquié¬
tait quand elle refusait de se nourrir car elle devenait dange¬
reuse pour elle-même. Une conduite « passive » de la part de
la femme n’est pas ressentie comme particulièrement
troublante car elle est en accord avec l’image traditionnelle
de la femme; alors qu’un comportement «actif» est vécu
comme un passage à l’acte en dehors des ornières cultu¬
relles et, de ce fait, inquiétant.
22 Le Maghreb déchiré

Nommer la maladie, c’est avoir une emprise sur elle.


Le guérisseur traditionnel, comme le médecin ou le psy¬
chiatre, ont d’abord pour fonction de nommer la maladie,
et ainsi d’en diminuer le côté angoissant. C’est ce qui expli¬
que la correspondance qui existe entre les termes popu¬
laires pour désigner le fou et les catégories nosologiques
de la psychiatrie classique. C’est ce que, selon la termi¬
nologie de Devereux, nous nommerons les « désordres
ethniques» :
«Chaque aire culturelle, et peut-être même chaque
culture, possède au moins un et souvent plusieurs désor¬
dres caractéristiques de ce genre. De fait, j’ai même
l’impression que le nombre et la diversité des désordres
ethniques dans une culture donnée reflètent le degré
d’orientation psychologique de cette culture, c’est-à-
dire indiquent dans quelle mesure la société dans son
ensemble tient compte de l’individu et de sa personna¬
lité» (38, p. 32).
« Le groupe a des théories explicites quant à la nature et
aux causes de ces désordres, et des idées précises sur les
symptômes, leur évolution et leur pronostic » (Ibid., p. 33).

1. LE MODELE OCCIDENTAL OU LA FOLIE ASILAIRE


L’attitude traditionnelle vis-à-vis de la maladie mentale
est en harmonie avec les mœurs, les us et coutumes, la
langue, la religion et les croyances. La colonisation ne
tient pas compte de ces phénomènes ni des thérapies tra¬
ditionnelles. La psychiatrie introduit une nouvelle dimension,
celle de la folie abordée scientifiquement, et son histoire est à
l’image d’une politique coloniale globale ; le souci, pour le pays
colonisateur d’imposer rapidement son influence exige
d’appliquer des modèles importés sans plus de préoccupation.
L’institution psychiatrique, introduite dès 1937 au Maroc,
se présente sous la forme de l’hôpital psychiatrique de
Berrechid, équivalent d’un quelconque « Charenton » français
et, jusqu’à l’Indépendance, la psychiatrie occidentale va se
résumer à son fonctionnement carcéral. Ambiguïté poli¬
tique ou ambiguïté scientifique? Berrechid restera le seul
hôpital de ce genre.
Maroc, maladie et culture 23

Mais, plus intéressante que cette installation parasite de


la psychiatrie, est la lente mais évidente intégration du
modèle occidental de la maladie à la culture marocaine qui
éclaire les mécanismes de défense d’une culture (donc des
individus) vis-à-vis d’un modèle extérieur.
Après de nombreuses années, et malgré l’occidentalisation
des mœurs, le psychiatre n’a pas remplacé le guérisseur
traditionnel bien que l’hôpital reste le «privilège» des
milieux pauvres, ceux-là mêmes qui consultent d’abord et
avant tout le fquiht. Le malade est amené au psychiatre
car on reconnaît à ce dernier le pouvoir de contrecarrer
le mal, d’être plus puissant que certains guérisseurs. En fait,
le psychiatre est intégré à l’irrationnel à travers une demande
de même type que celle adressée au guérisseur, mais concer¬
nant d’autres types de troubles; on ne demande pas toujours
au médecin de donner des soins, mais surtout de reconnaître
qu’il y a effectivement maladie. Lorsque cette demande
n’est pas comprise et que le médecin veut hospitaliser le
patient, il assiste avec étonnement à un refus catégorique
de la part de la famille qui, non seulement rejette l’hospita¬
lisation, mais toute proposition d’aide, quelle qu’elle soit.
Tel ce monsieur d’une cinquantaine d’années qui arrive
à l’hôpital accompagné par un voisin. Il vient demander
«une pommade pour boucher des trous qu’il a dans la tête
et par lesquels s’échappe de la chaleur». Au milieu de ce
discours délirant, U apparaît que sa femme souffrante est
retournée dans son village natal pour se faire soigner par
un guérisseur; il s’est donc retrouvé tout seul pour s’occuper
de cinq enfants en bas âge. C’est après quelques jours que
ses symptômes (étourdissements, battements de tempes,
fatigue) sont apparus. Lorsque le psychiatre propose de
l’hospitaliser, il se met en colère et dit qu’il n’est pas malade;
d’ailleurs c’est sa femme qui est malade puisqu’elle a été
voir le guérisseur; lui a simplement besoin de cette pom¬
made pour arrêter ses maux de tête. Après un long pour-
parler, il s’en va en refusant tout traitement, mais promet

1. Fquih : guérisseur qui utilise essentiellement les croyances


religieuses.
24 Le Maghreb déchiré

toutefois de revenir. Nous le voyons revenir après une


dizaine de jours, souriant, très critique vis-à-vis du langage
qu’il tenait à la première consultation, mais visiblement
fier de montrer qu’il allait bien. Sa femme était revenue du
bled, et tout était rentré dans l’ordre.
Sans pouvoir parler de l’éventuel aspect psychopatholo¬
gique de ce cas, nous voyons comment la demande, dans
son expression même, inclut la réponse attendue ou espérée:
pour ce patient, c’est le guérisseur traditionnel qui intervient
en cas de maladie, le psychiatre doit se contenter de prendre
la demande au pied de la lettre et d’y répondre. Ce n’est
pas en fonction d’une réalité scientifique et thérapeutique
de la psychiatrie que le groupe y fait appel, mais plus en
fonction de l’image subjective qu’il en a. On présente au
psychiatre un enfant ayant des troubles scolaires, par
exemple, mais la famille ne fait aucune allusion à l’énurésie
de cet enfant car c’est au fquih que l’on adresse cette
demande. La famille voit dans ce comportement (l’énurésie)
un symptôme, mais n’attend pas du psychiatre qu’il inter¬
vienne. Il apparaît donc que le psychiatre ne remplace pas
le guérisseur traditionnel : il ne fait que s’occuper des trou¬
bles face auxquels le groupe reconnaît l’impuissance du
fquih ou dans lesquels la société voit l’influence morbide
de l’acculturation. Il en est ainsi des difficultés scolaires,
de la tentative de suicide ou bien encore de la bouffée
délirante comme nous le verrons plus loin.
Avec l’apparition de toute une nouvelle pathologie en
rapport avec l’acculturation, les thérapies traditionnelles
s’avèrent inefficaces et incapables de retranscrire ces troubles
en termes culturels. Cette évolution perceptible est diffé¬
rente de l’aspect agressif et «policier» des débuts de la psy¬
chiatrie au Maroc car, en même temps qu’une nouvelle
pathologie, la psychiatrie évolue dans le sens d’une maro-
canisation qui passe aussi par un remodelage de la structure
hospitalière. L’hôpital est désormais de petite dimension
(80 à 120 malades), les portes sont ouvertes et l’architec¬
ture rappelle celle des maisons traditionnelles: plusieurs
pavillons qui s’ouvrent sur une grande cour où les malades
passent le plus clair de leur temps (61).
Maroc, maladie et culture 25

La famille envahit l’hôpital, s’instaure partie prenante de


la maladie et « apporte » son malade. On présente au psy¬
chiatre tout un vécu fantasmatique, somatique, délirant,
onirique dans un discours organisé autour des représentations
collectives (jnounn, s’hourl...), et on attend de lui qu’il
nomme la maladie et qu’il intervienne.
De même, l’infirmier qui sert d’intermédiaire entre le
psychiatre et le malade ne se contente pas de traduire
littéralement une phrase, mais procède à toute une réin¬
terprétation culturelle de la question du psychiatre et à
une retranscription psychiatrique de la réponse du malade.
L’infirmier fonctionne, en quelque sorte, comme l’infor¬
mateur pour l’ethnologue et, de ce fait, le psychiatre utilise
la connaissance qu’a l’infirmier de sa culture (avec tout ce
que cela comporte de subjectif), bien plus que la formation
clinique qu’il pourrait avoir.
C’est à travers cette pratique psychiatrique qu’apparaît
la manière subtile dont l’évolution se fait à l’intérieur
d’une culture: la psychiatrie, d’abord corps étranger, a
lentement évolué à l’extérieur de la culture pour ensuite
être utilisée et réinterprétée à l’intérieur du groupe. Comme
dit une vieille dame interpellant un jeûne marocain, étu¬
diant en psychiatrie: «weliti shquiatre» («tu es devenu
psychiatre»). Shquia: plainte, mais se dit aussi bien d’une
souffrance, d’une douleur que d’une plainte auprès d’un
tribunal. Par cette distorsion pleine d’humour du mot
«psychiatre» en «shquiatre», elle lui assigne une fonction
et un lieu : il devient le dépositaire de la plainte.
Soignant, mais aussi représentant d’une autre culture et
d’une autre vérité, le psychiatre, même s’il est marocain,
est le troisième personnage qui intervient dans un drame
pour le dénouer. Malgré lui et malgré sa science, il prend
une place de plus en plus importante dans une société en
voie de mutation, où le bouleversement social entraîne le
bouleversement des mœurs et des modèles face auxquels
l’individu se demande s’il est encore lui-même. Certes, la

1. Les jnounn sont l’équivalent des mauvais génies; le s’hour se


dit pour toute pratique d’ensorcellement.
26 Le Maghreb déchiré

mutation d’une nation au cours de son histoire n’est pas


opposable aux drames d’un individu, mais c’est néanmoins
l’individu, dans sa souffrance et les moyens qu’il utilise
pour en sortir, qui nous confronte à son angoisse et sa per¬
plexité face au changement.
La culture ne met pas en place des théories, mais des
pratiques. Seul l’homme mobilise toute son énergie pour
s’inventer une philosophie qui lui semble d’autant plus vraie
que les raisons de son angoisse lui échappent. La névrose
comme la psychose sont les résultats de ces théories.
La psychiatrie installée au Maroc à partir de 1937 n’a pas
rencontré un vide thérapeutique mais,bien au contraire,
tout un réseau de thérapies traditionnelles allant de la prise
en charge individuelle au rituel tribal engageant tout le
groupe (fquih, taleb, marabout, moussemsi). L’intégration
de la psychiatrie occidentale à l’intérieur des pratiques
thérapeutiques qui lui préexistaient continue de se faire, et
modifie le rapport du normal et du déviant. Alors qu’un
fquih se serait contenté d’ordonner à un malade qui se
plaint de «bruits et de voix dans les oreilles» de sacrifier
un poulet et d’en manger les abats par exemple, un médecin
prescrira un long traitement neuroleptique et une hospita¬
lisation, y voyant un signe délirant ou hallucinatoire, pro¬
bablement à juste titre, mais imposant par là au patient de
rester à la charge d’une autre personne pendant tout le
traitement.
L’évolution constante des modèles en vigueur entraîne
une désorganisation des moyens de défense et de protec¬
tion, tant individuels que sociaux, face aux agressions
nouvelles; l’apparition d’une psychopathologie originale,
au moins dans ses apparences, nous donne la dimension
de cette désorganisation. L’individu, las de chercher dans
une gamme habituelle mais désormais inutile, explore de
manière désordonnée aussi bien les tiroirs poussiéreux de
sa culture, que les voies nouvelles et encore inconnues de
la science occidentale. Les observations dont il est fait
état ici sont, le plus souvent, celles de patients qui s’adressent

1. Les «moussems» sont des fêtes de saints régionaux, au cours


desquelles ont lieu parfois des pratiques thérapeutiques.
Maroc, maladie et culture 27

pour la première fois à une consultation psychiatrique. Leur


discours comme leurs symptômes n’ont en rien l’aspect ra¬
tionnel et construit des patients français habitués des salles
d’attente. Un langage imaginé et riche en symboles, en
incantations conjuratoires et en prières au Tout-Puissant
recouvre d’un halo folklorique et attrayant la maigreur du
tableau clinique. Tout au long de ma pratique, aussi bien au
Maroc qu’en France, cette rencontre avec la maladie mentale
naturalisée maghrébine m’aura enseigné à être à l’écoute
autant de ce discours d’apparence anodine qu’aux symptômes
classiques qui renvoient au diagnostic sécurisant, sans
contrainte pour le thérapeute.

2. L’UTILISATION ADAPTEE DE LA PSYCHIATRIE


Il arrive fréquemment que, dans notre pratique, tel ou tel
autre patient à qui l’on propose une psychothérapie ou une
analyse, nous demande en quoi cela consiste. Sans avoir
besoin de répondre au niveau strictement rationnel, le
simple fait d’énoncer un contrat avec le patient (durée et
fréquence des séances, rythme...) rend la relation plus
familière, moins inquiétante, et permet d’entreprendre
la thérapie. Il en est de même, il me semble, pour l’intro¬
duction de la psychiatrie et son utilisation en milieu maghré¬
bin. Le fait même, pour un individu, de faire appel à la
psychiatrie suppose un fantasme concernant le soignant (ici
le psychiatre occidental) et l’inscrit dans une relation
beaucoup plus large qui implique, a priori, la famille du
patient, le groupe ethnique dont il est issu et la société où il
exerce.
J’exposerai tour à tour l’exemple de la tentative de
suicide et ensuite celui de la bouffée délirante, pour montrer
l’utilisation actuelle de la psychiatrie au Maroc. Dans la
seconde partie de cet ouvrage, j’utiliserai la même méthode
d’analyse pour expliquer la pathologie de la migration.

C’est au cours de mon stage à l’hôpital d’El Hank que


j’ai eu à rencontrer, lors d’une consultation avec le psy¬
chiatre du service, une jeune fille qui est amenée en chemise
de nuit par ses parents car elle a menacé de se jeter à la mer
28 Le Maghreb déchiré

(alors qu’elle habite à quelques dizaines de kilomètres de


la plage la plus proche, et qu’elle n’a aucun moyen de
locomotion).
Nous apprenons que cette jeune fille a fait d’autres
tentatives de suicide (toutes bénignes). Agée de 17 ans,
elle refuse d’épouser l’homme beaucoup plus âgé qu’elle
que lui imposent ses parents. Elle ne le leur a jamais avoué,
incapable qu’elle était d’en parler avec eux. Elle dit tout cela
au cours des dix premières minutes de l’entretien, comme si
elle avait attendu que l’occasion lui soit donnée de le faire.
D’une voix monocorde, sans aucune émotion apparente, elle
présente l’éventualité de sa mort comme une fatalité: en
définitive, un «compromis» satisfaisant pour tout le monde.
En acceptant de se marier, elle entrevoit une vie impossible
au milieu d’une ribambelle d’^enfants et l’obligation d’arrêter
ses études auxquelles elle tient. En refusant ce mariage, elle
contrevient au désir de ses parents, offense gravement
l’homme qui demande sa main et s’expose au risque d’être
enfermée par ses parents.
Au cours des mois qu’a duré ce stage, j’ai eu plusieurs
fois l’occasion de voir se dérouler le même scénario : des
parents inquiets, se remettant entièrement au savoir du
médecin pour comprendre ce qui se passe dans la tête d’une
jeune fille plus ou moins en état de détresse. La masse
sociale de la tentative de suicide est telle que le fait même
de formuler un désir de mort ou de se taillader superficielle¬
ment les poignets est un acte suffisant pour alarmer l’entou¬
rage: les répercussions de ce «chantage au suicide» ne se
font pas attendre.
Dans la culture marocaine, la femme a très peu de moyens
d’exprimer une tension importante, et se trouve la plupart
du temps dans l’impossibilité d’échapper à son statut de
femme et de mère avec le seul droit d’élever ses enfants et
de satisfaire aux exigences de son « mari-maître ». Prise en
étau entre ses parents et son mari (elle ne quitte les uns que
pour servir l’autre), le seul moyen qui lui reste pour se faire
entendre est de faire intervenir une tierce personne, socia¬
lement et culturellement reconnue. Ceci n’est pas un fait
nouveau: c’est la femme qui fait appel au s'hour pour se
Maroc, maladie et culture 29

faire aimer d’un homme trop distemt, ramener au logis un


mari trop volage ou régler le compte d’une autre femme
trop jalousée. Eloignée et rejetée de la circulation de la
parole officielle détenue par les hommes, elle fait sienne
une parole magique et tout aussi puissante.
Dans son étude sur le suicide au Maroc, G. El Khayat
considère que « la tentative de suicide est en passe de
constituer une des préoccupations premières, tant dans les
milieux psychiatriques que médicaux» (45, p.3).
Cette étude, faite à l’hôpital Averoës de Casablanca,
révèle 75% de tentatives de suicide (sur 425 cas observés)
chez des femmes ayant une moyenne d’âge de 19 ans.
Cette très grande proportion de femmes est en relation
avec l’émancipation très rapide en cours dans le milieu
urbain :
« La femme occupe des emplois de plus en plus divers
et cherche à travailler de plus en plus; sa position au sein
de la société a brûlé ainsi des étapes, mais son évolution,
qui reste liée à son groupe familial d’une manière extrê¬
mement étroite, est très souvent source de malaises, de
conflits, de problèmes relationnels extrêmement im¬
portants» (45, p. 13).
La tentative de suicide est vécue comme un problème au
niveau familial, et nullement comme impliquant la seule
intéressée. La famille associe l’acte suicidaire à tout un
climat de malaise («elle dormait mal ces derniers temps»,
«je lui ai interdit de sortir seule», «c’est de ma faute»...)
impliquant plusieurs membres de la famille, et en particu¬
lier les relations père-fille ou mari-femme. Le groupe se sent
menacé dans sa cohésion par cet acte qui, tout en exprimant
une perturbation de la personne qui l’accomplit, réduit le
groupe au rang de simple spectateur (au moins au début
de son développement).
Cette conduite apparaît donc comme le moyen privilégié
de la jeune femme qui n’a, comme possibilité de remettre
en cause son statut, que la remise en cause de son existence
même. C’est par l’utilisation de moyens acculturatifs que la
femme exprime son conflit : elle ne peut à la fois respecter
les valeurs traditionnelles, et en même temps faire état de
30 Le Maghreb déchiré

son individualité. Ainsi, les substances utilisées pour la


tentative de suicide sont aussi occidentales: il s’agit d’insec¬
ticides, de médicaments (pilules contraceptives, entre
autres), alors que les moyens traditionnellement utilisés,
tels que le henné, les plantes et les graines n’apparaissent
que très rarement.
Je n’ai, par ailleurs, jamais rencontré d’actes suicidaires
mettant réellement en danger la vie de la patiente^. Comme
s’il s’agissait simplement d’une sonnette d’alarme capable
d’informer l’entourage d’un malaise non verbalisé, mais qui
provoque d’emblée une réaction prévisible: l’intervention
des instances médicales. A l’hôpital d’El Hank, le conflit
sous-jacent apparaît dans les premiers jours de l’hospita¬
lisation: le psychiatre devient, dès lors, la tierce personne
habilitée à traiter ce conflit. Reconnu par le groupe, sa
parole se substitue au silence de la patiente; il parle en son
nom et lui donne par là même un statut. On renvoie, en
quelque sorte, à la psychiatrie les troubles que l’on consi¬
dère engendrés par l’acculturation. C’est ce que j’appelais
la « récupération » de la psychiatrie par la culture maghré¬
bine.
Devant la tentative de suicide, ou plus exactement de
chantage au suicide, le guérisseur traditionnel ne peut
rien. Seule la médecine occidentale peut intervenir contre
quelque chose d’aussi occidental que les médicaments ou
les insecticides, d’autant plus que c’est cette même société
qui les a introduits au Maroc. Le groupe a une connaissance
précise de la manière de réagir devant tel ou tel autre compor¬
tement : la tentative de suicide renvoie à un désordre ethnique
privilégié du sous-groupe « femmes en voie d’acculturation ».
Il apparaît que la culture marocaine, bien qu’empreinte
de valeurs occidentales, ne les insère pas de manière indiffé¬
renciée dans la culture primaire. C’est-à-dire qu’il n’est pas
apparu un guérisseur capable de traiter culturellement les
tentatives de suicide, comme cela aurait pu se passer dans
certaines tribus primitives (Mohave, Embera...). Il se crée

1. La moyenne internationale des tentatives de suicide réussies est


dix fois supérieure à la moyenne marocaine.
Maroc, maladie et culture 31

un faisceau parallèle composé des valeurs occidentales, des


perturbations qu’elles sont censées provoquer (en termes
de nosographie traditionnelle, tel que «mserfeq» semble
se prêter plus particulièrement à la bouffée délirante), et
des thérapeutiques qui les soignent (en l’occurrence, l’hôpi¬
tal psychiatrique).
Un exemple nous est donné par l’ethnologue Ariane
Deluz (chargée de recherches au CNRS) qui étudiait une
tribu indienne Embera, en Colombie. S’étant soumise au
rituel permettant de devenir chaman, une partie de l’appren¬
tissage consistait en une remise des dieux qui aident le cha¬
man à soigner. Alors que cette tribu possédait d’innombrables
dieux, l’ethnologue nota avec surprise que les «dieux occi¬
dentalisés» lui avaient été remis en priorité (le dieu-bateau,
le dieu-avion...). Ils manifestaient par là que, malgré son
initiation, elle restait extérieure au groupe et que, bien
qu’admise, elle restait dans des voies secondaires.
A la manière des indiens Embera, la culture maghrébine
fait appel à la psychiatrie occidentale pour des difficultés
psychologiques en rapport avec l’acculturation. La tenta¬
tive de suicide constitue l’un de ces troubles. G. El Khayat
pense que, souvent, «le motif est disproportionné par
rapport à la gravité de l’acte suicidaire; plus que cela, le
motif est souvent futile, mais il est presque toujours en
relation avec les coutumes traditionnelles à travers lesquelles
l’individu se trouve confronté à son environnement» (45).
Elle énumère ce qui, à son sens, est « la base du processus
suicidaire » :
«La désintégration et la nucléarisation de la famille;
l’exode rural (...); la transplantation avec la désadaptation
qu’elle implique; l’urbanisation et ses contraintes; les
carences diverses avec les nouveaux besoins; les conflits
affectifs et les conflits de génération; les déceptions senti¬
mentales inhérentes aux nouveaux rapports établis dans le
couple, rapports intégrés à partir des modèles occidentaux;
le divorce beaucoup plus répandu que dans les généra¬
tions précédentes; l’émancipation de la femme, brutale¬
ment propulsée d’un système protégé à des responsabi¬
lités auxquelles elle ne semble pas préparée; les échecs
32 Le Maghreb déchiré

aux examens car il s’établit ’une course aux diplômes ;


le chômage; la propagation de l’alcoolisme, des toxico¬
manies comme échappatoires et quelquefois ’mode’ parmi
des tranches d’âge de plus en plus jeunes» (45, p.34).
11 est difficile de nier, à la lumière de ces faits, le rapport
très étroit qui existe entre le bouleversement des valeurs et
la tentative de suicide. Cette dernière nous apparaît donc,
chez la femme marocaine, comme un moyen de chantage,
mais plus exactement comme un moyen d’appel face
à une situation intolérable. C’est aussi le biais par lequel
la femme fait prendre conscience à son entourage de son
existence en tant qu’individu.
L’agressivité qui accompagne cette individualisation est
retournée contre la personne elle-même, mais suffit à ébran¬
ler le groupe par l’opposition flagrante que représente
l’acte suicidaire. La jeune fille marocaine refuse de plus en
plus le modèle d’identification qui lui est proposé par la
culture traditionnelle. Cette situation, source d’angoisse,
trouve à s’exprimer dans la tentative de suicide et sa prise
en charge, le plus souvent, psychiatrique.
A travers la tentative de suicide, on voit l’expression
de l’identité spécifique de la femme marocaine, son désarroi
et son combat à l’intérieur d’une culture qui, par certains
aspects, se contredit elle-même. La bouffée délirante, par
l’intensité qu’elle revêt, l’effondrement qu’elle exprime et la
prise en charge qu’elle nécessite, nous donne une dimension
plus globale de la dynamique culturelle dans son ensemble.
Même si cette pathologie touche plus spécifiquement une
catégorie socio-culturelle plutôt qu’une autre, elle reste
l’expression la plus notable de la déstructuration d’un
système de valeurs au profit d’un autre, non encore abouti.
Son explication et sa situation à l’intérieur de la culture
marocaine sont complexes et exigent une analyse psycho¬
pathologique. Mais avant d’y arriver, je compléterai certEiines
réflexions théoriques concernant l’acculturation.
Nous avons vu comment peuvent évoluer les relations
entre deux groupes ethniques en présence d’un phénomène
acculturatif : « l’enculturation, c’est ce qui empêche ou ce
qui fait obstacle au processus acculturatif» (R. Bastide, 37).
Maroc, maladie et culture 33

La personnalité est façonnée dès la plus tendre enfance


selon les normes de la culture régnante. L’individu ayant
intériorisé les valeurs et idéaux de son ethnie se sent menacé,
dans son identité et dans son unité, par les nouvelles normes
qu’on veut lui imposer; il s’y oppose par les moyens dont
il dispose.
Devereux et Loeb (40, pp. 202-228) insistent sur le fait
que chaque culture a ses modes d’adaptation habituels aux
problèmes existants, et que ces modes d’adaptation sont
inapplicables aux défis entièrement nouveaux que posent
les contacts. D’où le sentiment d’insécurité des individus
qui se replient dans un isolement défensif, qui se crampon¬
nent dans la négation ou dans la régression — retour à des
modèles de comportement, d’avant le contact — lorsqu’ils
sont tout de même touchés, modifiés et que leur identité
s’en trouve menacée.
Mais il est évident que ces systèmes de défense (ou de
résistance) ne sont pas toujours et totalement cohérents.
De plus, ils sont fonction du phénomène acculturatif. Chaque
culture met à la disposition de chacun de ses membres des
défenses culturelles, mais lorsque, pour parer à l’agression
dont il fait l’objet, l’individu n’a pas de défenses appro¬
priées au niveau culturel, il se retrouve avec ses seules
défenses idiosyncrasiques, plus vulnérables et moins effi¬
caces que les défenses culturelles.
Dans certains cas, la culture tend à fournir des moyens
qui permettent à des pulsions culturellement dystones
de s’exprimer au moins de façon marginale; ce moyen
culturel peut être un trait anormal, et son institutionnali¬
sation ne suffit pas à le rendre culture-syntone. C’est-
à-dire que la culture fournit des directives explicites pour le
mésusage de ces matériaux culturels, sans pour autant les
incorporer au segment principal de la culture. L’utilisation
de ces traits de façon marginale entraîne un désordre
psychologique (entraîne ou exprime).
Nous avons vu, par ailleurs, que le bouleversement que
subit actuellement la société maghrébine, bouleversement
culturel et économique, était propre à entraîner le change¬
ment radical des modèles culturels existants, sans pour
34 Le Maghreb déchiré

autant les remplacer par d’autres patterns précis. C’est à


la culture de s’en charger. Cette société en mutation crée
des stress aussi divers que multiples, face auxquels l’individu
a du mal à se situer. Plus une société se complique dans ses
structures — et c’est le cas —, plus ses rouages se multiplient
et se diversifient, et plus les risques de désadaptation de
l’individu augmentent. En effet, la modification trop rapide
de l’ambiance culturelle, la complexité, mais aussi la multi¬
plicité des structures introduites constituent des situations
provoquant des traumatismes de plus en plus fréquents.

3. LA BOUFFEE DELIRANTE: «COUP DE TONNERRE DANS


UN CIEL... BEAUCOUP MOINS SEREIN »
A travers l’approche ethnopsychiatrique, la pathologie
rencontrée au Maroc nous montre la particularité de cette
société en pleine évolution et les conséquences psycholo¬
giques de cette transformation. Les valeurs traditionnelles
sont encore bien ancrées dans les mœurs, mais le milieu
urbain s’y prête mal: la jeunesse, sans les nier, les néglige, et
les modèles occidentaux se substituent peu à peu aux
modèles traditionnels. La pathologie mentale et ses théra¬
peutiques sont à l’image de cette évolution.
Tout se passe comme si l’individu se doit d’obéir à deux
ordres simultanés et contradictoires: l’un se situant au
niveau psychologique par référence aux modèles culturels
intériorisés, et l’autre, au niveau sociologique mais nécessi¬
tant une restructuration de ces mêmes modèles. Ce n’est pas
sans nous rappeler le discours schizophrénogène. L’individu
soumis à cette situation est mis dans l’impossibilité de
répondre de manière cohérente. La bouffée délirante est,
en quelque sorte, un moyen terme face à cette double
impossibilité. Cette explosion psychotique libère les tensions
que l’individu ne peut plus dominer (par le délire) et permet,
comme nous le verrons, par sa dimension culturelle, d’être
entendue par le groupe.
Selon une étude de Herzüich Cl. (102, p. 37), la maladie
somatique et psychique est perçue par la société occidentale
comme ayant une origine exogène, le mode de vie est
considéré comme facilitant l’agression des agents patho-
Maroc, maladie et culture 35

gènes, la santé est conçue comme donnée immédiatement


et intégralement à l’individu.
Les rapports de la personne en bonne santé à la société
se trouvent modifiés et désorganisés lorsqu’elle tombe
malade : la maladie l’empêche de s’acquitter de ses obliga¬
tions sociciles normales, et son comportement devient
déviant. Il s’ensuit une irresponsabilité de l’individu qui
devient non compétent, et change de ce fait sa masse sociale.
On peut voir à travers cet exemple occidental comment le
système social contrôle et institutionnalise la maladie (mais
pas n’importe quelle maladie). La représentation de la nor¬
malité est un ensemble complexe dans lequel s’intégrent
l’expérience de chacun, mais surtout les valeurs et normes
de la société.
La notion de folie, comme l’a montré Michel Foucault (59),
a évolué au cours de l’Histoire. Ce n’est que très récemment
qu’elle a acquis le statut de maladie mentale successivement
valorisée (la schizophrénie, le borderline), niée ou rejetée
(pour le psychiatre, il n’existe plus d’arriérations; il n’existe
que des débilités mixtes; les arriérés sont abandonnés aux
éducateurs et autres vocations).
L’individu malade pose toujours un problème au groupe
et remet en cause sa cohésion. Sa maladie est, en quelque
sorte, une faille de l’institution; mais selon la déviance
exprimée par cette pathologie, le groupe prend à son
compte, ou non, la maladie. Il est faux de dire que dans
les sociétés primitives le fou est valorisé et respecté : comme
partout, cela dépend de la maladie qu’il présente.
Chez les Moi (communication de G. Devereux au sémi¬
naire d’Ethnopsychiatrie), He fou sénile et dangereux est
abandonné dans une grotte, à la seule charge d’une fillette
de 6 ou 7 ans (qui, le plus souvent prise à ses jeux, l’oublie
totalement), alors que le délirant peut, selon le thème de
son délire, se retrouver chaman et guérisseur de la tribu. Au
Maroc, dans les groupes ruraux ayant encore un mode de
vie traditionnel, l’arriéré mental peut trouver une place dans
la vie économique et sociale; le plus souvent il est berger (le
fait d’être berger nécessite donc qu’il soit souvent à l’exté¬
rieur du village, et peut refléter aussi un sentiment de rejet
36 Le Maghreb déchiré

de la part du groupe). Il est cependant très clair qu’il y a


de moins en moins de place pour les arriérés dans la vie
sociale à l’intérieur des villes.
Par contre, la bouffée délirante apparaît comme ayant un
statut privilégié et un rôle déterminant dans l’expression de
certains troubles dûs à l’acculturation. La plupart du temps,
l’entourage plus ou moins lointain (famille, voisins...)
reconnaît qu’« il y a quelque chose qui ne marche plus dans
la tête», ainsi que la rapidité avec laquelle le trouble s’est
installé.
On admet le délire, il est compris culturellement; à
travers le groupe, on sent l’importance au niveau social de
la bouffée délirante: fréquemment, quand le malade est
hospitalisé, on voit arriver toute la famille (le père, la mère,
l’oncle, une partie de la fratrie) qui veut voir «son malade»,
reste aux alentours de l’hôpital en attendant que le patient
sorte guéri. Alors que dans la plupart des autres troubles,
le malade est présenté à un fquih en même temps qu’au
psychiatre, dans ce cas, seul le psychiatre semble être
consulté, au moment de la crise aiguë.
L’hospitalisation paraît être alors acceptée par le groupe
comme ayant pouvoir de guérison. Nous assistons à des
demandes empressées de la famille pour sortir le médade,
alors que face à d’autres troubles, du type agressif, la famille
est peu souvent encline à reprendre le malade : elle admet
qu’il se soit calmé, mais sans admettre que l’état précédent
soit définitivement éteint.
Le groupe agit comme s’il reconnaissait dans la bouffée
délirante un trouble d’origine strictement désadaptative :
on renvoie à l’hôpital psychiatrique les perturbations engen¬
drées par l’occidentalisation.
L’école de Dakar, animée par Collomb, s’est penchée sur
la particularité de la bouffée délirante et sa fréquence (30%
environ). Collomb avance que: «La bouffée délirante
pourrait être considérée comme la forme psychopatholo¬
gique caractéristique de la psychiatrie africaine» (23), et
suit dans ce sens G. Devereux pour qui c’est là un des
«désordres types» des sociétés primitives.
Il en est de même pour les réactions de la famille et du
Maroc, maladie et culture 37

groupe social par rapport aux individus qui présentent ce


type de troubles :
«D’une façon générale, l’attitude de la famille et du
groupe a valeur thérapeutique. Il n’y a pas isolement,
rejet du malade mais, presque toujours, essai d’intégra¬
tion. Cette réintégration se fait par un système de repré¬
sentations qui prévoit la maladie et les moyens de la
guérir. La maladie est compréhensible, ne suscite pas de
désarroi; elle peut être maîtrisée par le groupe. Elle ne
marque pas le malade» (23).
Le passage du malade par l’hôpital psychiatrique ne
constitue qu’une étape de la prise en charge par le groupe.
Le psychiatre a le pouvoir d’apaiser les troubles du compor¬
tement et l’acuité du délire. Par contre, la représentation et
l’explication de cette crise appartiennent au groupe social.
Le malade ayant «vaincu» la bouffée délirante retrouve à
sa sortie de l’hôpital une place valorisée au sein du groupe.
Il reste à dire que cette position du groupe n’est pas fonc¬
tion de la prise en charge réelle du malade par le psychiatre
(dans le sens occidental), mais plus d’une nécessité intrin¬
sèque au groupe, fondée sur la recherche constante d’un
équilibre. La participation collective à la maladie, qui inter¬
vient avant, pendant et après l’hospitalisation, joue un rôle
très efficace ; il s’instaure un langage commun entre le malade,
la famille et le groupe, transmis dans les mêmes termes au
thérapeute : on parle au médecin le discours du malade mais
sans en douter, l’entourage croit au délire autant que le
patient lui-même.
Collomb explique la facilité de ce langage par l’organi¬
sation de la personnalité qui reste plus ou moins fondue dans
la «pâte communautaire» et permet le passage facile de
l’imaginaire au symbolique, des images personnelles et des
symboles archaïques aux symboles sociaux :
« Le trouble est expliqué dans un système que tout le
monde comprend, partage, assume dans ses fondements
et ses conséquences. La maladie n’est plus un phénomène
individuel qui isole, aliène, exclut, retranche du groupe.
Le malade n’est pas responsable, mais victime des instan¬
ces persécutrices; la maladie est compréhensible par tous.
38 Le Maghreb déchiré

L’action thérapeutique déjà engagée par l’interprétation


partagée et vécue par tous propose au malade, par ses
techniques et ses procédures, la réintégration dans l’ordre
social par un cheminement symbolique qui, des symboles
archaïques et personnels — indices de la maladie, conduit
aux symboles socialisés» (24).
Le tableau clinique de la bouffée délirante met au premier
plan l’ambivalence face aux modèles culturels, ambivalence
que l’on retrouve d’ailleurs dans certains troubles de la
transplantation, en rapport avec la situation d’acculturation.
Henri Collomb lie l’apparition de la schizophrénie en
Afrique aux transformations qui bouleversent les sociétés
africaines traditionnelles, à savoir l’urbanisation, la modifi¬
cation du statut économique, la détribalisation, l’adoption de
nouvelles valeurs. Georges Devereux prédit, pour sa part, que ;
« La schizophrénie sera, durant un certain temps,
l’un des désordres fonctionnels les plus courants dans
les sociétés qui, encore récemment primitives, subissent
à présent des transformations culturelles et sociales
rapides» (39).
Il reste néanmoins ce phénomène qu’est la bouffée déli¬
rante au sein de la population maghrébine. Dans une société
aussi peu psychologisante, un des termes pour désigner le
« fou» se rapporte justement à la bouffée délirante : mserfeq
(giflé, claqué).
La famille du patient hospitalisé attend du médecin qu’il
le guérisse en quelques jours, sans quoi les réclamations
se font très vite sentir, et ceci dans la grande majorité des
cas. Le traitement neuroleptique administré par le médecin
est reconnu comme efficace, mais néanmoins le patient
suit un traitement traditionnel après sa sortie de l’hôpital.
Les Ortigues (89) signalent les mêmes faits et brossent un
tableau sémiologique identique à celui que l’on rencontre au
Maroc ;
— les bouffées délirantes surviennent fréquemment chez
des sujets ne présentant aucune structure psychopatho¬
logique évidente, chez des personnalités apparemment
saines et dont l’intégration familiale est satisfaisante;
— pour le sujet malade comme pour son entourage, il y a
Maroc, maladie et culture 39

familiarité vis-à-vis de révénement psychotique délirant.


L’événement est d’emblée intégré dans le système culturel
du groupe;
l’état affectif des malades est peu modifié, l’anxiété peu
importante; l’état de conscience est également peu
différent; les thèmes de persécution sont la grande
majorité des contenus du délire, les hallucinations visuelles
sont habituelles;
— la régression, rapide et profonde, rapidement réversible,
thématisée selon les interprétations persécutives fournies
par la culture, semble représenter un mode spécifique de
résolution d’une tension. Cette tension due à une agres¬
sion atypique met l’individu dans l’impossibilité de se
défendre par des moyens culturellement syntones.
Devereux parle des particularités de la bouffée délirante
dans les sociétés primitives qui peut se résorber très vite, et
souvent sans qu’intervienne une «manœuvre thérapeutique
efficace» (39).
L’approche psychanalytique nous permet d’apprendre,
grâce à Nacht et Racamier, comment dans une bouffée
délirante «le malade est assiégé sur deux fronts à la fois:
celui du réel extérieur, et celui du monde fantasmatique
inconscient qui entrent en résonance». Pour ces auteurs,
la bouffée délirante constitue le moyen originaire (idio¬
syncrasique) d’une série d’adaptations psychiques destinées
à enrayer la peur. Ils notent aussi que ce qui caractérise
ce moment (la bouffée délirante), c’est l’irruption de
l’angoisse dans le bouleversement des relations objectales.
Un résumé de tous ces travaux montre que la bouffée
délirante survient à l’apparition d’une forte angoisse, qu’elle
est destinée à enrayer la peur due à un stress venant tant de
l’extérieur (environnement) que de l’intérieur (inadéquation
des défenses et fantasmes).
Nous avons vu que le groupe structure l’intervention du
guérisseur et celle du psychiatre dans un but complémentaire
de collaboration qui vise à l’amélioration et à la réintégra¬
tion du malade. Ces interventions vont dans deux sens
différents: l’intervention culturelle va de l’intérieur vers
l’extérieur (en réinterprétant le délire de manière égo-
40 Le Maghreb déchiré

syntone), et l’intervention psychiatrique, en ramenant


le malade vers sa problématique réelle, va de l’extérieur
vers l’intérieur.
On réintroduit en quelque sorte l’un des mécanismes de la
bouffée délirante : celui de la projection que Freud définit
comme ; « le mécanisme de la formation des symptômes qui
exige que les sentiments, les perceptions internes soient
remplacés par une perception venant de l’extérieur» (58).
Plus tard, Freud définira l’ambivalence comme moteur
de la projection.
Ainsi donc, l’ambivalence face à laquelle se trouve
l’individu et qui menace son Moi trouve sa résolution dans
une fuite projective qui permet de maîtriser les pulsions
assaillant l’individu. Le groupe, en proposant une réinter¬
prétation culturellement admise, permet le renforcement
de l’intégrité du Moi.

4. L’ORIGINALITE MAROCAINE FACE AUX DONNEES CLAS -


SIQUES
Souvent, l’observation clinique nous éloigne des voies
toutes tracées de la théorie et des données classiques pour
nous pousser dans des sentiers plus abrupts. Les mots y
perdent leur sens, les termes nécessitent une justification à
leur usage, et la nosographie devient langue morte, simple
vestige d’un monde révolu. La confrontation à la maladie
mentale au Maroc, et par la suite en France (avec une
population immigrée), montre les lacunes d’une nosogra¬
phie classique, inapte à rendre compte de nuances psycho¬
logiques ou culturelles qui, le plus souvent, marquent la
différence et l’identité même de l’individu. Il me semble
essentiel de soulever ce problème qui est trop souvent
escamoté. A l’exception de G. Devereux qui introduit une
nosographie originale en faisant, d’une part, appel aux
concepts de la psychanalyse et, d’autre part, à ceux de
l’ethnologie, toutes les pratiques interculturelles tentent
de faire entrer dans la nosographie classique des phéno¬
mènes psychopathologiques beaucoup plus complexes que
la simple entité à laquelle ceux-ci font référence.
Il est difficile, par exemple, d’enfermer une explosion
délirante qui survient chez un jeune marocain sous le
Maroc, maladie et culture 41

diagnostic de «bouffée délirante» sans avoir, au préalable,


discuté de l’ambiguïté de ce diagnostic et de la particularité
du cadre culturel. Dans son déroulement comme dans les
rechutes, la bouffée délirante apparaît sous un jour parti¬
culier au Maroc : c’est toujours une quête, une recherche de
la cause du mal, du persécuteur. Cet élément est présent
dans tous les cas, quelles que soient les autres variantes.
Le fait que l’accès délirant, par sa thématique persécutive,
trouve une résonance dans le système de représentations
et de croyances culturelles est d’une grande importance
dans l’évolution et le pronostic de la maladie.
Je choisis donc d’utiliser le terme de «bouffée délirante»,
mais en rappelant qu’il désigne uniquement la première
phase de la maladie; nous verrons dans l’analyse des cas de
rechutes, l’évolution et la réinterprétation culturelle d’un
conflit qui, à l’origine, nous paraît typique et banal. C’est
essentiellement dans ce mode d’expression culturel et ses
avatars qu’on voit la complexité des défenses et des désordres
ethniques face à des agressions nouvelles et atypiques.
Ces «bouffées délirantes», par leur grande fréquence,
rendent perplexes la majorité des psychiatres. J. Darrot,
médecin coopérant en Algérie, a remarqué cette fréquence
des psychoses délirantes aiguës, et s’étonne «de leur pro¬
nostic souvent bon et de leur systématisation souvent
poussée» (28) :
«Sans disposer de matériel statistique, nous croyons
pouvoir avancer que les bouffées délirantes oniroïdes
’typiques’ (si l’on peut dire) sont moins souvent suivies
d’une évolution dissociative qu’en France. Leur fréquence
nous ayant, d’autre part, semblé relativement plus élevée,
cette double hypothèse statistique, si elle était vérifiée,
devrait nous conduire à poser le problème d’une ’ten-
dance paranoïde’ particulière. D’autre part, certains
états d’exaltation où un délire de préjudice ou de persé¬
cution était parfaitement organisé se sont avérés d’une
étonnante réversibilité: ’bouffée délirante systématisée’
ou ’réaction paranoïde’ ?» (28).
L’expérience de quelques mois à l’hôpital psychiatrique
d’El Hank, à Casablanca, m’amène aux mêmes questions:
42 Le Maghreb déchiré

«bouffée délirante» ou «réaction paranoïaque», et j’ajoute,


ou « bouffée confuso-oniroïde », Car le tableau clinique pose
de toute évidence des problèmes diagnostiques : on y trouve,
il est vrai, essentiellement des thèmes persécutifs, des
hallucinations auditives en grande proportion et, selon les
psychiatres, est établi l’un des trois diagnostics précédents.
La question se pose tout au long de ce travail, et si j’utilise
le terme de «bouffée délirante» de préférence à un autre,
c’est qu’une discussion trop longue sur le problème diag¬
nostique, malgré son intérêt, m’éloignerait trop du sujet
qui nous intéresse ici.

Observation 1
Quand je reçois M. Saïd, c’est déjà sa seconde hospitali¬
sation. Agé de 65 ans, il se présente à la consultation pour
faire renouveler son ordonnance. Il se plaint de douleurs
dans tout le corps: sa colonne vertébrale ne le soutient
plus, ses jambes n’ont plus de force, à l’intérieur de son
corps tout se détraque et sa tête bouillonne. Sa plainte
hypocondriaque envahit tout le discours et j’ai du mal à
l’interrompre.
Je prends connaissance de son dossier où il est noté:
«bouffée délirante avec hallucinations auditives. Dit que sa
femme veut l’empoisonner, qu’elle l’a ensorcelé». C’était
huit mois auparavant, et il était alors en instance de divorce
avec sa jeune femme (24 ans). L’hospitalisation avait duré
onze jours, les symptômes avaient disparu et il avait donc
quitté l’hôpital.
Je lui rappelle cette hospitalisation et le questionne sur
sa femme; il m’apprend qu’elle venait d’obtenir le divorce
(deux jours auparavant). C’est probablement là l’élément
qui l’avait conduit à l’hôpital : chassé au dehors, le persé¬
cuteur revenait de l’intérieur.
Cet homme âgé qui avait divorcé plusieurs fois dans le
passé, sur sa demande, se trouve confronté à une situation
dévalorisante où sa femme demande et obtient le divorce.
En effet, une nouvelle législation permet aux femmes
d’intenter une procédure de divorce en cas de plaintes
contre le mari. C est cette situation nouvelle et atypique
Maroc, maladie et culture 43

qui fournit les éléments délirants de la première hospita¬


lisation. Après le divorce, c’est tout une autre symptoma¬
tologie qui apparaît: les plaintes hypocondriaques rempla¬
cent les hallucinations, les éléments délirants se rattachent
cette fois au corps. Dès que j’évoque avec lui sa première
hospitalisation, il m’affirme que ses troubles actuels sont
dus à l’empoisonnement et à l’ensorcellement exercés
sur lui par sa femme, car elle ne veut pas qu’il se remarie.
Il établit un lien entre les deux événements et souhaite
être hospitalisé. Il réclame les mêmes médicaments et se
promet de se remarier dès sa sortie de l’hôpital.

Observation 2
F. Jilali. Avec sa longue barbe blanche et sa tête entur-
bannée, il ressemble aux sages et aux illuminés; il semble
plus à l’aise, assis sur sa chaise entre deux infirmiers souriants,
que le psychiatre qui lui fait face.
Voici son histoire: en février 1972, il est amené à l’hô¬
pital pour un placement d’office. Il est dans un grand état
d’agitation; il se dit endiablé, possédé par les jnounn mais le
contenu délirant est pauvre. Après douze jours, il est à
même de sortir; seules les démarches administratives retar¬
dent d’une semaine sa sortie. Il est réhospitalisé en avril de
la même année, avec la même symptomatologie; l’hospita¬
lisation dure une semaine.
Quand je le vois, nous sommes en juin 1972, et d’autres hos¬
pitalisations ont eu lieu entre-temps : maintenant il se dit le
gardien des valeurs traditionnelles, représentant du Prophète;
il a eu plusieurs altercations avec des touristes étrangers et
insulte les jeunes filles habillées à l’européenne.Dansl’hôpital,
il est devenu un hôte de marque : les infirmiers reconnaissent
sa grande culture coranique, mais pensent que son comporte¬
ment est exagéré. Malgré de nombreux placements d’office,
à cause de troubles graves sur la voie publique, il circule
librement à l’intérieur comme à l’extérieur de l’hôpital.
Jilali exerce une grande influence sur le personnel et sur les
autres malades. On en rit parfois, mais peu de son discours
est rapporté au psychiatre. Le fait même qu’il soit français
influe, à certains moments, sur le comportement du malade
44 Le Maghreb déchiré

qui refuse de s’adresser à lui et de prendre son traitement.


Là encore, nous voyons combien le premier diagnostic
de bouffée délirante est loin de couvrir la totalité de tableau
clinique. Le matériel du délire est fortement culturalisé
et les thèmes religieux sont des versets du Coran. A chaque
séjour, on note une réelle amélioration après quelques jours
dans le service. Ecouté et respecté par les malades comme
par les soignants, son discours n’est plus confronté à une réa¬
lité frustrante; il a créé dans l’hôpital une « cour d’adeptes».
Faire usage d’un matériel sacré à des fins délirantes est une
chose fréquente, mais chez Jilali, c’est toute une restructu¬
ration de la personnalité qui s’opère autour du délire pour
évoluer vers une organisation paranoïaque qui fait apparaître
à son entourage la dimension pathologique derrière le
vernis religieux.

Observation 3
Hacène est amené par sa famille (parents, frère aîné, sœur
et beau-frère) dans un état d’agitation qui s’est déclaré
depuis deux jours. Il a interrompu ses études secondaires
deux années auparavant, ü n’a pais d’activité professionnelle
et occupe ses journées à fumer du kif. Très rapidement au
cours des six jours qu’il passe à l’hôpital, il se lie avec d’au¬
tres malades, se montre sociable et curieux de son entourage.
Il s’adapte à l’hôpital malgré des conditions d’hospitalisation
peu favorables. Au cours d’un second entretien, il parle peu
de son milieu familial, mais décrit avec beaucoup de préci¬
sions le groupe de jeunes dont il fait partie : ils aiment la
musique moderne, fument du kif et passent des journées
entières chez l’un d’entre eux à attendre l’heure tardive
à laquelle ils rentrent se coucher. Bien qu’il parle facile¬
ment et sans réticence, il ne m’apprend rien sur lui-même,
et se contente de me tracer un contour de ce qu’il peut être
sans jamais m’informer de ce qu’il est vraiment. Un grand
vide affectif semble planer sur toutes ses activités.
Dix jours après sa sortie de l’hôpital, il est ramené de
nouveau et présente, cette fois, un délire de sorcellerie
concernant sa famille. Ce délire est apparu au moment où
les parents ont fait venir au domicile des guérisseurs tradi-
Maroc, maladie et culture 45

tionnels. Comme pour la première hospitalisation, les parents


se montrent accablés, se plaignent du comportement de leur
fils et demandent au médecin de guérir leur enfant. Cette
famille de bourgeois aisés supporte très bien l’oisiveté de
Hacène, mais pas sa passivité: il passe toute la journée dans
sa chambre, refuse de prendre ses repas en famille, et
surtout ne parle à personne.
Après quelques jours d’hospitalisation au cours desquels
Hacène se montre plus distant, il part en permission et ne
revient que deux mois plus tard, à la suite d’une trop forte
consommation de haschich. Il fait une fugue au moment
où il doit quitter l’hôpital pour rentrer dans sa famille.
Malgré ces trois hospitalisations, je n’ai pu avoir que peu
de contacts avec Hacène. Il semble toutefois qu’on se trouve
là devant un conflit familial dans lequel l’enfant vit une
situation de rejet importante. La conduite toxicomaniaque
apparaît comme le symptôme majeur: la consommation
augmente à des moments où ce rejet ne lui est plus suppor¬
table. Les parents profitent de ces périodes pour le « confier »
à l’hôpital, et ne lui rendent visite qu’à la demande du
psychiatre en vue d’une sortie ou d’une permission. La
tentative par les parents de faire intervenir des guérisseurs
traditionnels est immédiatement interprétée par Hacène
dans un registre persécutif et provoque l’explosion d’un
délire qui, s’il existait auparavant, restait sous-jacent à
l’intoxication cannabique.

Observation 4
T. Rida, 36 ans. Il est sans travail quand il arrive à la
consultation en septembre 1972. Il présente un délire
hallucinatoire avec éléments persécutifs. Arrivé depuis
peu à Casablanca, il occupait un emploi de manutention¬
naire, difficile et peu rémunérateur, dont il se fait renvoyer
sans qu’on puisse en connaître les raisons.
Il totalise six hospitalisations en mai 1974, époque à
laquelle je fais le relevé des cas traités au cours de mon
stage en 1972. De nouveaux éléments sont apparus: canna¬
bisme et alcoolisme important qui étaient totalement
absents lors de la première hospitalisation. Chaque fois, il
46 Le Maghreb déchiré

est amené par la police qui s’étonne de son comportement :


«on dirait qu’il se fait prendre exprès». Les rechutes sont
toujours du même type : placement d’office. Il présente des
hallucinations et un délire de persécution (le psychiatre note
« sur commande » ) et demande à être gardé le plus longtemps
possible à l’hôpital.
Dans ce cas, les éléments pathologiques, même lors de
la première hospitalisation, sont peu probants pour confir¬
mer un délire installé. Le fait que le patient ne parle que le
berbère et comprenne à peine l’arabe ne favorise pas un
entretien en profondeur. Il ne me donne aucun renseigne¬
ment sur sa famille, ni sur sa vie; tout est exprimé par le
symptôme, les gestes et une traduction approximative de
l’infirmier. Le cannabisme et l’alcoolisme, qui apparaissent
tardivement, semblent réactionnels au premier épisode ayant
suivi le licenciement professionnel.
L’insertion sociale ne semble s’être jamais faite dans son
nouveau milieu. L’hôpital est vécu comme le lieu sécuri¬
sant où il peut dormir et manger à sa faim. Chaque sortie
est un marchandage qui dure des journées entières (l’amélio¬
ration disparaît, des symptômes aigus surgissent, suppli¬
cations...). C’est l’installation progressive de cet «hospita¬
lisme» qui risque d’entraîner, par l’attitude négative qu’il
provoque chez l’équipe soignante, une intolérance et un
refus de la part des soignants de prendre en charge ce
malade. D’ailleurs, il a fait un court séjour en prison la fois
précédente. Rida est pris dans un engrenage dans lequel il
est obligé d’avoir des comportements de plus en plus déviants
et asociaux pour réussir à se faire admettre à l’hôpital.
La première crise délirante a peu à peu laissé place à
toute une série de passages à l’acte qui rendent chaque fois
plus difficile le contact avec ce patient, d’autant que ses
symptômes sont mal tolérés par l’hôpital.

Dans ces quatre observations, on remarque la diver¬


sité des conflits qui apparaissent lors des rechutes. Ce
fait nous ramène au problème du diagnostic de bouffée
délirante.
Au moment de la première hospitalisation, le tableau
Maroc, maladie et culture 47

clinique est assez uniforme dans tous les cas : hallucinations,


éléments persécutifs, agitation. Par contre, les éléments
pourtant classiques de désorientation et de dissociation sont
plus rares (elles existent dans 50% des cas en France ; Henri
Ey).
Antoine Porot définit la bouffée délirante comme suit:
« Etats psychopathiques aigus ou subaigus, ayant
pour caractère commun d’apparaître assez brusque¬
ment, d’avoir un cycle évolutif relativement court, d’une
durée de quelques jours à quelques semaines, plus rare¬
ment quelques mois, de présenter comme dominante
symptomatique des thèmes délirants, tantôt d’apparence
systématisée, tantôt polymorphe, et de se résoudre
favorablement» (49).
On note aussi classiquement une variation du tableau
clinique, des oscillations de la croyance au délire, une
prévalence de l’activité hallucinatoire visuelle ou cénesthé-
sique sur l’activité hallucinatoire idéo-verbale. Ces éléments
se retrouvent dans les cas observés à l’hôpital d’El Hank.
Si l’on se réfère aux données classiques, ce n’est donc pas
la bouffée délirante au Maroc qui est particulière. En France,
les états étiquettés ainsi sont des états-limites du borderline
à évolution lente et d’un pronostic plutôt sombre. Ces états
sont fort éloignés du tableau décrit par Magnan et Follin.
La notion de bouffée délirante typiquement française
(elle n’existe pas dans la nosographie anglo-saxonne) devait
alors situer les cas qui ne relevaient pas de la dementia
de Kraepelin. Ces cas ne présentaient pas de dissociation,
symptôme majeur pour Kraepelin.
L’évolution de la notion de bouffée délirante corrobore
la thèse de G. Devereux pour qui la schizophrénie est la
psychose ethnique des sociétés civilisées :
« Un bon moyen de déterminer si une névrose ou une
psychose est ethnique (et non idiosyncrasique) est le grand
nombre de cas où le diagnostic d’un type de désordres
psychiques comporte, soit l’étiquette ’borderline’,
’ambulatoire’ ou ’de type mixte’, soit une étiquette
diagnostique composite, par exemple: schizophrénie
paranoïde, hébéphrénique ou catatonique» (39, p. 251).
48 Le Maghreb déchiré

Il ajoute, plus loin, en parlant de la bouffée délirante


(dans les sociétés primitives), qu’elle peut passer pour une
schizophrénie mais, néanmoins, elle se résorbe très vite
et parfois sans aucune intervention thérapeutique.
L’évolution socio-culturelle en France, en modifiant
les structures générales, fait évoluer l’image de la folie au¬
tant que la psychiatrie. Tandis qu’en France, la bouffée
délirante est déjà un pas vers la schizophrénie, au Maroc,
c’est presque une défense contre la schizophrénie. Reprenant
les termes de G. Devereux, je dirai donc que :
« L’individu qui subit un traumatisme qui, en France,
provoquerait une schizophrénie (chez un français) réagira
par un désordre hystérique, mais son hystérie sera recou¬
verte par des symptômes improvisés au niveau idiosyncra¬
sique: ce sera une bouffée délirante ou, tout au plus, un
état schizo-affectif » (38).
Bien entendu, je n’inclus pas le Maroc dans les «sociétés
primitives»; toutefois, l’opposition entre les valeurs tradi¬
tionnelles et les modèles sociaux justifie cette distinction
car, si le nombre des modèles occidentaux croît, l’intério¬
risation des valeurs traditionnelles demeure très importante.
Qu’en est-il alors des cas chez qui l’on observe des éléments
dissociatifs ?

Observation 5
A. Chérif, 18 ans, lycéen en classe terminale. Il est
hospitalisé au cours des vacances de Pâques, peu de jours
avant la rentrée des classes; il est alors très agressif et présente
des éléments obsessionnels. Les premiers jours, son état
s’améliore puis c’est un épisode délirant: ne parle plus un
seul mot de français, psedmodie des versets du Coran à
longueur de journée, veut remettre des vêtements tradi¬
tionnels, soliloque; on observe également l’apparition de
stéréotypies. Il quitte l’hôpital au bout de deux mois.
En 1974 (deux ans plus tard), il est de nouveau hospita¬
lisé et l’on note une «régression anxieuse sous forme de
psychose délirante». Au cours de ces deux années, il a quitté
le lycée sans terminer ses études et a entrepris de faire du
Maroc, maladie et culture 49

théâtre après un voyage à l’étranger. Il quittera l’hôpital


contre avis médical et présentait toujours un état délirant.
Que peut-on dire de ce cas? Peut-être qu’a posteriori,
il apparaît d’emblée comme un schizophrène, mais la
confirmation est établie deux ans après, lors de la seconde
hospitalisation. On peut aussi supposer qu’il y a eu une
détérioration au cours de cette période et que lors de la
première hospitalisation, c’est d’une bouffée délirante
qu’il s’agissait.

Observation 6
M. Kader, 20 ans. L’hospitalisation qui a lieu en 1972 est
la septième depuis juin 1966. Le dossier comporte très peu
de renseignements sur les admissions précédentes, si ce n’est
qu’il s’agit d’un lycéen de bon niveau scolaire qui, quelques
jours avant les examens de fin d’année, présente un état
délirant avec comportement opposant, agressif et incohérent.
Il s’était enfui de chez son oncle où il vivait afin de
rejoindre sa famille en province. Bon élève dès son jeune âge,
son oncle lui fait quitter le village natal et l’a entièrement
pris en charge en l’amenant à Casablanca. Cet oncle n’ayant
pas de fils, M. est considéré comme l’aîné de la famille et
doit épouser une des filles de son oncle lorsqu’il sera à même
de travailler.
En 1969, il est rayé du contrôle militaire alors qu’il est
déjà sous les drapeaux, et est réhospitalisé dans un état
délirant; c’est à ce moment que le dossier mentionne
«état psychotique stabilisé chez un schizophrène».
Lorsqu’il est hospitalisé en février 1972, on note une
détérioration importante' avec troubles de la sexualité.
Alors que pour les premières hospitalisations, son oncle
vient le chercher au bout de quelques jours, il semble
qu’actuellement il soit abandonné à lui-même et voyage
constamment entre son village natal et Casablanca.

Observation 7
H. Embarek, 19 ans. Hospitalisé pour une expertise
médico-légale. H. paraît moins que son âge, chétif, il a
l’apparence d’un toxicomane de longue date. Il est accusé
50 Le Maghreb déchiré

du meurtre de son père. A la mort de ce dernier, qu’on a


trouvé assassiné à son domicile, H. présente un état confu-
sionnel avec auto-accusation. Il n’exerce aucune activité
professionnelle et passe ses journées à fumer du kif et à
s’alcooliser. Ceci, ajouté aux accusations de sa belle-mère,
fait peser sur lui tous les soupçons. Au cours des deux mois
que dure son hospitalisation, ü reste prostré sur son lit, le
plus souvent mutique. Par moments, les auto-accusations
réapparaissent, accompagnées d’hallucinations auditives.
Lors du jugement, ü est reconnu non coupable. Il quitte
l’hôpital le 19 août en nette amélioration. Le 25 avril
1973, il est réhospitalisé dans un état confusionnel avec
hallucinations et éléments dissociatifs. Il entend des voix
de sa famille qui l’insultent. H. a arrêté de fumer du kif
après sa première hospitalisation, mais vient de reprendre
ces dernières semaines.
Comme dans les deux cas précédents, il s’agit d’un jeune
homme de moins de 20 ans dont la symptomatologie lors de
la première admission fait penser à une bouffée délirante.
Les conditions particulières de son hospitalisation marquent
toutefois le cas de H., par leur intensité.
L’état dans lequel il est arrivé (les yeux hagards, totale¬
ment désorienté et confus) peut être en rapport avec le décès
brutal de son père et l’augmentation du cannabisme qui s’en
est suivie. L’attitude pendant la première hospitalisation
peut faire penser à un comportement en période de deuil.

Dans ces trois cas, les éléments dissociatifs, les difficultés


évidentes d’insertion et le traitement viennent confirmer le
diagnostic de schizophrénie. Nous avons affaire à trois
jeunes gens fortement acculturés, affrontés à une «ambi¬
valence» socio-culturelle quotidienne et qui, devant un stress
particulièrement intense, présentent un état psychotique.
Ne disposant pas d’éléments approfondis sur ces cas,
il ne m’est pas possible d’aller plus loin dans l’investigation
précise de chacun d’eux. Pourtant ceux-ci vont dans le sens
de mon hypothèse : le diagnostic de bouffée délirante
est posé lors de la première consultation alors que le patient
est amené par sa famille ou son proche entourage.
Maroc, maladie et culture 51

L’état du malade, les difficultés de contact dues à l’accès


délirant rendent les renseignements apportés par la famille
essentiels pour compléter le tableau clinique. Ces familles
ne mentionnent jamais d’éléments bizarres dans le compor¬
tement antérieur à la crise («vous savez, on ne comprend
pas beaucoup ce qu’il fait, on n’a jamais été à l’école»).
Lorsque ces éléments (stéréotypies, rituels obsessionnels,
soliloques, voix) existent, la méconnaissance de leur dimen¬
sion pathologique pour l’entourage les rend superflus pour
la famille qui, ne reliant pas de manière explicite ce type
de comportement à la maladie, ne verra que les symptômes
en faveur d’une apparition brusque du trouble.
De même, l’infirmier qui doit traduire le discours du
malade et de la famille traduira préférentiellement les indices
qui vont dans le sens de symptômes culturellement fréquents
(délire de persécution, d’ensorcellement, hallucinations...),
et le psychiatre, pour des raisons équivalentes (la connais¬
sance qu’il a des troubles psychopathologiques spécifiques
au pays), n’ira pas dans le sens d’une investigation de la
schizophrénie, mais d’emblée songera à une bouffée dé¬
lirante.
Même dans le cas de désordres idiosyncrasiques, une
partie de la symptomatologie s’appuie sur du matériel
culturel, mais le sens est déformé, il est déculturé.
Dans au moins deux des trois cas précédents, c’est
l’impossible choix d’un modèle d’identification, dû à
l’opposition entre les éléments intériorisés et la réalité
extérieure, qui est au centre du trouble. L’ambivalence est
d’autant plus grande que l’investissement des valeurs occiden¬
tales, sans nier les valeurs traditionnelles, les rend non signi¬
fiantes et fait surgir les conflits refoulés de la première
enfance, associés au moment de l’intégration de ces valeurs.
Le refoulement est favorisé par les défenses et les modèles
culturels qui sont «enseignés» à l’enfant pendant toute son
éducation. L’individu s’attend à rencontrer dans la réalité
des événements qui viennent confirmer ces modèles intério¬
risés. Si la réalité est par trop différente, les conflits non
résolus remontent à la surface dans les circonstances parti¬
culièrement stressantes.
52 Le Maghreb déchiré

Pour Cherif et Kader, la réussite aux études les projette


dans un monde de toute-puissance fantasmatique, alors que
ces jeunes ne sont pas psychologiquement prêts à en suppor¬
ter toutes les dimensions, tant réelles qu’imaginaires: l’inca¬
pacité de se formuler des signes du dehors dans un langage
du dedans en est l’élément le plus flagrant. L’un part pour
l’étranger, et l’autre pour son village natal.
Ainsi donc, le conflit schizophrénique idiosyncrasique
apparaît, même à un psychiatre averti, sous l’angle d’un état
passager, et ce n’est qu’après plusieurs hospitalisations et
une longue observation que la structure profonde se révèle.
Cette conclusion strictement clinique («ce n’est pas une
bouffée délirante, c’est une schizophrénie») n’influence
pas pour autant la prise en charge à long terme du malade.
Pour des raisons internes à l’hôpital, les patients ne sont
hospitalisés que pour de courtes durées. Le traitement
au long cours est difficile, la famille accepte mal l’idée de
chronicité et n’amène le malade qu’à des moments de crise
particulièrement intenses.
Le schizophrène n’a pas la place de « malade privilégié »
qu’il occupe ailleurs; les structures socio-culturelles et
hospitalières se prêtent mal à « l’hospitalisme ». Tout ceci
va à l’encontre de l’installation et de la chronicisation des
symptômes «flottants»: le trouble persiste, mais sans
l’intensité que l’on connaît dans les hôpitaux psychiatriques
français.
C’est là qu’apparaît l’importance des troubles associés,
tels que le cannabisme. L’explosion délirante primaire que
représente la bouffée délirante par le processus psychique
qu’elle met en jeu, diffère par la teinte culturelle qu’elle
prend dans les troubles associés. Au Maroc, l’importance du
haschich donne une couleur typique à la bouffée délirante,
et nous montre les modalités de prise en charge culturelle
de la maladie.
L’utilisation du kif comme du haschich est courante au
Maroc : les milieux ruraux en firent de tous temps une
grande consommation, et dans certaines soirées mondaines
le « mahjoun» vient ajouter une note de gaieté à l’ambiance.
On en trouve même dans l’enceinte de l’hôpital, malgré
Maroc, maladie et culture 53

l’interdiction et la loi beaucoup plus dures depuis quelques


années. Une large propagande anti-cannabis est apparue
tant sur les ondes que dans les journaux. Ceci est à mettre
en rapport avec la dimension négativiste du haschich chez
les jeunes : il devient le symbole du refus et du mécontente¬
ment, de l’opposition au monde des adultes. Jusqu’alors,
le cannabisme était totalement ignoré dans les faits, mais la
vogue qu’il connaît dans les pays occidentaux en a fait un
emblème majeur pour la jeunesse. Il apparaît comme un
modèle d’inconduite sociale largement utilisé.
Mais au-delà de cette dimension sociale, la faculté hallu¬
cinogène de cette drogue en fait un moyen privilégié pour
les individus qui souffrent de troubles psychologiques com¬
portant des éléments délirants. Tout en favorisant l’évacua¬
tion du potentiel délirant de l’individu, le cannabis garde
l’avantage d’être admis culturellement. Je pense donc que
l’impossibilité ou le refus d’un traitement chimiothérapique
au long cours des schizophrènes est pallié par la possibilité
qu’ils ont de faire appel au kif ou au haschich pour exprimer
leur conflit idiosyncrasique, lequel n’est reconnu comme tel
qu’à travers la crise «déclenchante» (la bouffée délirante)
et le « cannabisme » dans lequel évoluera la maladie.
Il est probable que cette situation, sans favoriser la stabi¬
lisation ni l’insertion sociale, empêche le rejet du malade
par le groupe.
La bouffée délirante apparaît là comme l’explosion déli¬
rante en dehors des frontières de la culture, et donc comme
une véritable expérience psychotique. Ce n’est que plus tard
que le trouble se conformera aux exigences implicites du
groupe : « tu peux être fou, mais de telle manière seulement ».
Ces cas, fort nombreux, nécessitent de réenvisager les
théories classiques concernant la bouffée délirante au
Maghreb. La bouffée délirante, en tant que désordre type
de cette société en voie de mutation, est effectivement
d’une grande fréquence, mais si elle permet l’évacuation de
l’expérience délirante, elle ne l’efface pas totalement pour
autant. Contrairement à l’occident, ces états n’aboutissent
pas à une schizophrénie, mais se stabilisent ou restent des
psychoses latentes. Les individus utilisent des symptômes
54 Le Maghreb déchiré

secondaires qui, malgré leur déviance, restent admis cultu¬


rellement.

a) La rechute cannabique
L’étude du haschich a d’emblée été intégrée par Moreau
de Tours à l’étude de l’aliénation mentale : «... un moyen
puissant, unique, d’exploration en matière de pathogénie
mentale» (85, p. 29).
Sa faculté hallucinogène, son influence sur le compor¬
tement et la personnalité présentent une particularité très
riche pour le clinicien. Ainsi, le rapport La Guardia (1944)
cité par Sami Ali, note :
«Sous l’influence de la marihuanal, la structure
de base de l’individu ne se modifie pas, tandis que des
aspects superficiels de son comportement subissent
un changement» (97, p.20).
Et d’autre part:
« La désinhibition produite par la marihuana libère
chez l’individu des pensées et des émotions latentes,
mais elle ne suscite pas des réactions qu’il considérerait,
en son état normal, comme tout à fait étrangères» (97).
On note aussi que les phénomènes observés varient selon
le terrain, la race (classe sociale), la culture et l’influence des
circonstances extérieures. Par exemple, en Afrique du Nord,
il y a prédominance de «l’extase onirique» et d’un état
de «confusion mentale avec illusions et hallucinations » (97).
Nous retrouvons ces éléments dans le tableau de la bouffée
délirante comme nous l’avons vu précédemment. L’autre
élément qui va dans le sens de mon hypothèse est la diminu¬
tion de l’agressivité et du comportement anti-social sous
cannabis.
« Il ne faut pas oublier non plus que les effets du
cannabis sont conditionnés, dans une mesure considérable,
par ce que chaque sujet attend de la consommation de
la drogue, ainsi que par le milieu social ou culturel» (97).

1. La marihuana est une autre appellation du haschich dont la


substance fumée se nomme kif.
Maroc, maladie et culture 55

Glover interprète le besoin de se droguer en rapport avec


les pulsions agressives, et ce, en fonction de l’ambivalence
vis-à-vis des objets d’identification. La drogue se substitue
à cet état psychique et devient une «contre-substance
externe qui guérit par la destruction». Tant au niveau
individuel (extérioriser l’angoisse) qu’au niveau social
(maîtriser l’agressivité), le haschich apparaît comme un
moyen satisfaisant qui associe ces deux dimensions et fait
de la kifomanie un désordre ethnique par excellence.
Sami Ali, dans son excellent ouvrage «Le Haschich en
Egypte», détient tous les éléments pour aboutir à cette
conclusion. Pourtant, il se trouve confronté à la difficulté
de situer le cannabisme entre «la réalité sociale» et le
« besoin psychologique » :
« Le décalage est grand entre la réalité sociale et le
besoin psychologique, informulé et sans doute infor¬
mulable, qui pousse l’individu à s’adonner à une pratique
sévèrement interdite. Mais l’inconscient a lui aussi ses
raisons» (97, p. 45).
J’utiliserai les éléments recueillis par Sami Ali en Egypte,
qu’il compare à plusieurs reprises avec le Maroc, pour aller
plus loin dans mon hypothèse.
Le nom qui est couramment donné au haschich en
Egypte est «dawamesc» qui veut dire: médicament (dawa),
musqué (mesc), et donc associé «culturellement» à quelque
chose de bon et de thérapeutique. Tandis que la prise de
haschich peut être sanctionnée de quinze années d’empri¬
sonnement, 40% de la population interrogée déclarent qu’ils
prennent régulièrement ^ du haschich, alors que 60% le
consomment à des intervalles variables.
Si la majorité des sujets (77%) déclarent avoir commencé
à se droguer avant 20 ans, 89% répondent que c’est «pour
accompagner des copains», et la raison invoquée en guise
de justification est «la facilité avec laquelle on peut s’en
procurer» (97, p. 48).
Quant aux circonstances sociales où le haschich est
communément absorbé, «les récitals de la diva» Omm
Kalsoum viennent en tête avec 94%, suivis des fêtes (88%)
et des mariages (85%). Il n’est pas besoin de connaître
56 Le Maghreb déchiré

l’Egypte pour affirmer la masse sociale et l’importance


culturelle de ces trois événements.
C’est là un processus qui confirme (ce n’était pas l’inten¬
tion de Sami Ali) ce qu’écrit Devereux dans son développe¬
ment des désordres ethniques :
«Toute société comporte non seulement des aspects
’fonctionnels’ par lesquels elle affirme et maintient
son intégrité, mais aussi un certain nombre de croyances,
dogmes et tendances qui contredisent, nient et sapent non
seulement les opérations et structures essentielles du grou¬
pe, mais parfois jusqu’à son existence même» (38, p.34).
La sévérité «théorique» de la législation n’est en quelque
sorte que le médiateur institutionnalisé qui donne au
cannabisme sa dimension négativiste.
Ainsi que nous l’avons vu, le cannabisme est d’une large
utilisation au Maroc, et sa dimension «ethnique» va dans le
sens de cette fréquence. Mon but ici sera de montrer que,
dans le cas des bouffées délirantes, c’est un désordre privi¬
légié pour les personnalités fragiles et présentant un état
de type schizophrénique.
«Le cannabis semble avoir pour effet de développer
chez l’individu ses dispositions naturelles ou de les
mettre en relief, en faisant ressortir son caractère réel
et ses traits particuliers» (21).
A partir de cette constatation, Chopra (J.C) et Chopra
(B.N), dans leur étude sur le cannabisme en Inde, notent
d’une part l’absence de comportement agressif, et d’autre
part la présence de troubles psychotiques: ils sont souvent
de forme aiguë, de type psychose maniaco-dépressive ou
de psychose délirante et hallucinatoire. Toutefois, «il est
souvent difficile de savoir si ce stupéfiant est la cause pri¬
maire de la psychose ou si la toxicomanie n’est qu’un
phénomène secondaire par rapport à un trouble mental
préexistant» (21).
Dans les cas que j’ai relevés, le cannabisme existait
avant la bouffée délirante et il semble faire partie des
symptômes d’alarme. Par contre, lorsqu’il apparaît lors des
rechutes, c’est pratiquement une défense contre la destruc-
Maroc, maladie et culture 57

turation face à l’ambivalence à l’égard des modèles culturels.


Benabud a comparé la paysannerie (que je considère dans
la population non acculturée) au prolétariat fraîchement
implanté autour des grandes villes. Il en ressort que :
« Les ruraux, mieux encadrés, mieux insérés sociale¬
ment (insertion familiale, tribale, religieuse), paraissent
présenter une bien meilleure résistance psychique au
toxique. Le nombre de psychoses cannabiques rapporté
au nombre de fumeurs peut y être estimé environ dix
fois inférieur à ce qu’il est chez les prolétaires casa¬
blancais» (9).
Pour ma part, je dirais que le cannabisme n’est pas utilisé
en milieu rural comme symptôme, alors que les individus
confrontés à l’acculturation et à la déficience des défenses
traditionnelles utilisent le cannabisme de la même manière
qu’un jeune étudiant français utiliserait «le tableau de la
schizophrénie» pour exprimer un conflit qui pourrait
être d’un tout autre type.
«Dans le même cas, l’homme moderne occidental est
conditionné par sa culture à réagir à tout état de stress
par un comportement en apparence schizophrénique
— par des symptômes schizophréniques —, et cela, même
lorsque son conflit idiosyncrasique réel n’est nullement
de type schizophrénique. Il agit ainsi parce que le segment
ethnique de sa personnalité contient des conflits de type
schizophrénogéniques culturellement structurés» (39,
p. 252).
C’est ce que Benabud exprime en disant que les manifes¬
tations dues à l’intoxication cannabique sont réduites.
Mais, plus que cela, les facultés hallucinogènes du haschich
donnent à celui qui l’utilise, à des doses importantes et de
manière fréquente, la possibilité d’évacuer un conflit idio¬
syncrasique de type psychotique, et ce, de manière cultu¬
rellement adaptée.
Moreau de Tours qui a expérimenté le haschich décrit une
succession de phénomènes à plusieurs niveaux :
— Dissociation des idées
«Un des premiers effets appréciables de l’action du
58 Le Maghreb déchiré

haschich, c’est l’affaiblissement gradué, de plus en plus


sensible, du pouvoir que nous avons de diriger nos pensées
à notre guise» (85, p. 60).
«L’action du haschich venant à affaiblir la volonté,
la puissance intellectuelle qui domine les idées, les associe,
les relie entre elles, la mémoire et l’imagination prédo¬
minent, les choses présentes nous deviennent étran¬
gères» (Ibid., p. 63).
« Je dois me borner, pour le moment, à faire remarquer
combien ce tableau rappelle les symptômes du délire
maniaque dans toutes ses nuances» (Ibid., p. 68).
— Idées fixes et convictions délirantes
« Lorsque l’excitation produite par le haschich est peu
intense, les convictions fixes, erronées se présentent
encore, et même en très grand nombre» (Ibid., p. 94).
«Une fois le délire partiel déclaré, une fois que les
convictions délirantes ont, pour ainsi dire, pris droit de
bourgeoisie dans l’intelligence, il est extrêmement rare
qu’elles y restent dans un état stationnaire » (Ibid., p. 103).
A cela, il ajoute l’impression de modifications physiques,
l’erreur sur le temps et l’espace, des impulsions irrésistibles
et des hallucinations. Ce tableau n’est pas sans nous suggérer
certains tableaux psychotiques typiques.
On y trouve associés les éléments symptomatologiques
des psychoses schizophréniques, depuis « l’inaffectivité »
(Kraepelin) jusqu’à « la perte de contact vital avec la réalité »
(Minkowski), en passant par «le trouble des associations»
(Bleuler) et les éléments hallucinatoires (Mayer-Gross,
Clerambaut).
Henry Ey, dans son étude clinique des psychoses schizo¬
phréniques, considère que dans le processus schizophré¬
nique, le syndrome de dissociation est le syndrome fonda¬
mental de «la désagrégation de la vie psychique» (48,
p. 569). Il note des troubles du cours de la pensée, une
incohérence du langage, l’altération du système logique,
la désorganisation de la vie affective avec inadaptation
des expressions émotionnelles, et d’autre part, des expé¬
riences hallucinatoires et un état de dépersonnalisation.
Maroc, maladie et culture 59

Ceci se rattache donc de très près aux symptômes et impres¬


sions globales provoquées par le cannabis qui favorise
l’évacuation d’une potentialité schizophrénique, tout en
assurant, par sa dimension culturelle, une barrière contre la
régression franchement psychotique. Ce que Sami Ali
nomme « la tolérance de la régression» (97, p. 263) :
«Que le haschich soit essentiellement une expérience
collective fait apparaître la situation sociale dans laquelle
celle-ci a lieu comme une barrière contre toute régression
en profondeur. La présence d’autrui sert ici de moyen
de contrôle pour que le processus régressif ne devienne
pas irréversible» (97, p. 272).
Ceci est possible grâce à cette dimension sécurisante
et «maternante» que représente le groupe, et comme
l’ajoute Sami Ali, seul le caractère hystérique avec sa plasti¬
cité et son pouvoir de déplacements libidinaux remplit
parfaitement ces exigences où se concrétisent les condi¬
tions essentielles d’une joie régressive dans la mesure où
cette régression est limitée dans l’espace et le temps, et
laisse intacte la cohésion du sujet par la suite.
Voüà donc la boucle fermée. La bouffée délirante laisse
place à la bouffée cannabique. Confronté à un conflit qui
oppose le moi et la réalité, l’individu, dans sa quête d’un
modèle identificatoire et face à l’échec des mécanismes
de défense traditionnels (non pathologiques), trouve pour
s’exprimer un modèle qui permet la levée provisoire des
inhibitions relationnelles, où «le désir est à même de
s’accomplir sous forme de réel halluciné en échappant aux
forces de refoulement. Les deux termes du conflit coexistent
sans se détruire parce que la non contradiction n’est plus
la loi de l’être» (97, p. 276).
Nous voyons comment la maladie, dans sa dimension
culturelle, peut être un moyen régressif à travers lequel
l’individu peut passer afin de renforcer ses défenses, mais
aussi afin de retrouver un meilleur équilibre par la suite.

b) Bouffée délirante et désordres ethniques


L’une des dernières particularités de la bouffée délirante
m’a paru être les rechutes de type dépressif. Malgré la
60 Le Maghreb déchiré

dimension culturelle des symptômes présentés, le patient


demande à être hospitalisé. Le délire est à minima (essentielle¬
ment hallucinatoire). Il n’y a pas d’éléments de désorientation
ni de troubles du comportement; seuls les éléments dépres¬
sifs se dégagent avec netteté de l’ensemble. Neuf cas examinés
présentent ces symptômes.
L’âge moyen est de 32 ans. Ils présentent pour la plupart
une bonne insertion socio-professionnelle avant la maladie;
d’autre part, les rechutes ont lieu peu de temps après la
première hospitalisation. Ces troubles de type dépressif
ont la particularité de survenir chez ces individus à un
moment où le Moi est fragilisé par l’expérience délirante.
Les défenses ayant été incapables d’endiguer la poussée
psychotique, l’individu n’arrive plus à réprimer son angoisse.
L’objet de cette angoisse est la crainte que, de nouveau,
face à une situation stressante, les mécanismes de défense
culturels se trouvent défaillants. Il y a conflit entre le Moi
et le monde extérieur. En effet, ces individus, qui ne réus¬
sissent pas à trouver immédiatement leur niveau d’insertion
précédent, sont désarçonnés par des événements bénins et
quotidiens, perdent le goût de travailler, ne supportent
plus leur entourage. Ce n’est pas la défaillance des défenses,
mais la crainte de cette éventualité qui crée un état de
fragilité permanent et la moindre disponibilité des défenses.
L’expérience de la première hospitalisation amènera
l’individu à se présenter de nouveau au psychiatre. Les
symptômes, cette seconde fois, bien qu’empruntés à la
bouffée délirante, ne dissimulent pas totalement le fond
dépressif. On rencontre le même type de processus en ce
qui concerne certains états dépressifs dans la pathologie
de la transplantation.
Contrairement aux états psychotiques, il n’y a. pas déstruc¬
turation des défenses, mais simplement une inadéquation
momentanée à assurer l’équilibre de l’individu. Il est rare
que cet état se prolonge indéfiniment, et un traitement
anti-dépresseur pendant une courte période suffit le plus
souvent (dans un cas seulement, la dépression n’apparaît qu’à
la quatrième rechute).
Il nous reste à considérer les derniers cas, c’est-à-dire
Maroc, maladie et culture 61

ceux où la bouffée délirante reste un événement «acci¬


dentel» ou bien recouvre un désordre ethnique ou un
trouble névrotique.
Passés les premiers jours, le délire s’amenuise, les hallu¬
cinations s’effacent, l’individu critique son expérience
délirante et les symptômes disparaissent. Cet épisode psy¬
chotique ne donne suite à aucune détérioration, et l’individu
retrouve l’équilibre précédant cette expérience. Cet état
correspond à la définition classique de la bouffée délirante :
c’est un épisode sans aucune rechute. Les renseignements
recueillis font état d’une vie normale, et parfois même
d’une négation totale de cet épisode. L’entourage, dès la
fin de l’hospitalisation, s’occupe du malade, lui accorde une
place privilégiée et tente de réduire les situations conflic¬
tuelles. Ainsi, le lycéen quittera ses études pour un emploi
salarié moins astreignant, le chef de famille sera aidé finan¬
cièrement par des proches parents et quittera éventuellement
son travail pour un temps. La prise en charge de l’individu
est fonction de sa place dans la famille, de ses difficultés
d’insertion sociale, mais aussi de l’importance que représente
cette insertion pour le reste de la famille. Ce qui est à noter,
c’est que ces patients ne se présentent plus à l’hôpital
psychiatrique ou à un psychiatre, et qu’aucun traitement
chimiothérapique n’est poursuivi au-delà de la période
délirante aiguë.
La bouffée délirante apparaît comme un désordre type
de la société maghrébine en voie de mutation. Mais, par la
complexité des suites de cet épisode délirant que l’on
observe dans les différentes rechutes, elle dépasse les limites
strictes de cette définition. Du point de vue psychologique,
la potentialité délirante de l’homme est universelle: n’im¬
porte quel individu peut délirer dans n’importe quel conti¬
nent, et pour une raison difficilement prévisible. Les méca¬
nismes de défense humains sont foncièrement les mêmes. Par
contre, des éléments culturels peuvent modeler le délire en
fonction de critères spécifiques de la structuration des
défenses privilégiées par cette culture.
Ainsi, au Maroc, la bouffée délirante est plus riche en
éléments hallucinatoires, les délires persécutifs ou d’ensor-
62 Le Maghreb déchiré

cellement sont fréquents. Dans tous les cas étudiés, le stress


qui a déclenché le délire est particulièrement intense (décès
du père ou de la mère, examens scolaires chez les étudiants,
perte d’un emploi difficile à retrouver...) ou atypique
(divorce engagé par la femme, arrivée en milieu urbain...).
De même, le niveau d’acculturation joue un rôle important:
l’inexistence de modèles d’identification «stables» est un
facteur supplémentaire de désorientation et de déstructu¬
ration. La bouffée délirante, fréquente chez les jeunes,
est d’un pronostic plus défavorable dans ce cas. Les quatre
types de rechute que j’ai distingués précédemment, analysés
en termes d’acculturation, montrent le rôle évident de la
structure sociale et des défenses ethniques dans l’évolution
des troubles mentaux.
L’analyse en termes de désordre type, au-delà de la néces¬
sité conceptuelle, apporte l’avantage de l’approche socio-
logique, d’une part, et psychologique, d’autre part-, ce qui
permet d’aller plus loin, et dans un sens, et dans l’autre.
Nous voyons comment, à travers ces troubles et leur sympto¬
matologie culturelle (tentative de suicide, bouffée déli¬
rante), la société maghrébine propose aux individus des
moyens d’exprimer leur conflit, et, d’autre part, que cette
même société tient compte de manière privilégiée des troubles
en rapport avec l’acculturation.
Ainsi, quand on accepte de se dégager des jugements
moralisateurs que sont les phrases toutes faites du type:
«la France à détruit le Maghreb en l’occidentalisant» ou
«le colonisateur est toujours le persécuteur, et le colonisé,
le persécuté», on s’aperçoit que le phénomène accultu-
ratif est beaucoup plus complexe. Les modèles proposés
ne sont jamais intégrés globalement; parfois, seule leur forme
subsiste. La culture d’origine modèle les nouvelles valeurs
en fonction d’un processus qui lui est propre. Ces nouvelles
valeurs seront au fur et à mesure transformées, ingérées et
réintégrées à la culture primaire. Même si elles restent
au niveau d’un segment secondaire de cette culture, elles
deviennent exploitables par le groupe.
L’histoire de la psychiatrie au Maroc en est un exemple.
Je montrerai maintenant que les phénomènes psychopathe-
Maroc, maladie et culture 63

logiques en rapport avec la transplantation ne diffèrent que


très peu de la pathologie d’acculturation rencontrée au
Maroc. L’homme confronté aux bouleversements successifs
de son monde quotidien se protège derrière ses derniers
remparts, ceux de l’imaginaire. Il y exerce la toute puissance
de l’inconscient sur les aléas de la société et la maladie
devient le moindre mal car elle donne le droit à la parole
et à l’existence. Il nous faut reconnaître dans cette « mala¬
die», les signes d’une identité et d’un langage afin qu’au-
delà de la différence des mots, s’établisse enfin le dialogue.
CHAPITRE II

ORIGINE ETHNIQUE ET MIGRATION

En octobre 1973, s’ouvre au Centre Françoise Minkowska


une consultation pour maghrébins. Le poste de psychothé¬
rapeute que j’y occupe vient compléter l’équipe composée
d’un psychiatre et d’une assistante sociale.
« Face aux besoins croissants de la population nord-
africaine et devant la particularité des troubles qu’elle
présente, nécessité est apparue de créer un service spécialisé
qui puisse prendre en charge les malades adressés par les
services publics, informer et renseigner les médecins, servir
en quelque sorte de centre prophylactique devant l’accrois¬
sement du nombre de malades maghrébins aussi bien dans
les services de médecine et de psychiatrie des hôpitaux
français, que dans les services sociaux. »
C’est à peu près en ces termes qu’aurait pu se faire
l’inauguration du service. Centre spécialisé, lieu de la parole
officielle sur le migrant et sa souffrance, reconnu et interpellé
en tant que tel, le personnel soignant se confond avec le
service pour soutenir le mythe, l’utopie d’une vérité scienti¬
fique sur ce migrant.
Mais avant d’aborder la spécificité d’une telle pratique,
intéressante à plus d’un égard, il me faut revenir à des
préoccupations plus générales. Il est vrai que le nombre
sans cesse croissant de migrants, la diversité des symptômes
qu’ils présentent et la difficulté de les appréhender font de
la «pathologie de la transplantation» un ensemble encore
confus face auquel le praticien se demande s’il doit soigner
ce que le patient lui présente, ce qu’il lui cache, ou tout
simplement apprendre sa langue afin de mieux l’écouter.
Ces préoccupations face à la particularité des troubles
présentés par les migrants trouvent leur écho dans l’aug¬
mentation considérable des consultations, dispensaires
66 Le Maghreb déchiré

et autres organismes es-migrants. Mais faut-ü l’interpréter


comme un phénomène ségrégatif supplémentaire ou simple¬
ment comme un souci institutionnalisé de comprendre
l’autre dans sa différence?
Si les différentes pratiques ne peuvent trancher face à
cette question (chacun y est engagé en fonction de sa
propre problématique), il en est autrement de la théorie
qui pose une question et y répond tout à la fois : à cet égard
les écrits traditionnels sur la migration ne vont pas par
quatre chemins. Ils passent successivement d’une nosogra¬
phie folklorique à une sociologisation à outrance qui laisse
loin derrière toute problématique psychologique. A l’épo¬
que, les observations cliniques sont faites essentiellement
sur les contingents militaires de tabors marocains, tirailleurs
sénégalais et algériens, sans aucune préoccupation de leur cul¬
ture, ni de leur origine. De fait, la psychopathologie de la trans¬
plantation devient sous la plume de vénérables et conscien¬
cieux médecins militaires, une simple catégorie descriptive
et ne peut permettre d’aboutir à une définition psycholo¬
gique des troubles. Ces recherches superficielles reposent
sur les observations faites et menées de telle manière qu’elles
laissent penser que la transplantation à elle seule justifie
la pathologie, d’autant qu’eUe apparaît chez une population
à «haut risque». Ainsi trouve-t-on sous la plume de Sivadon,
Koechlin et Guibert, que «la transplantation à elle seule est
pathogène», que «certains aspects cliniques se présentent
chez tout déraciné — quels qu’en soient les raisons et les
pays d’origine — avec une telle fréquence que celle-ci ne
semble pas être l’effet du hasard» (101).
Si tous ces auteurs s’entendent à nous signaler la sympto¬
matologie presque monotone présentée par les migrants, ils
n’analysent pas les raisons de cette uniformité et se conten¬
tent de la relever. Pourtant des particularités naissent dès
qu’apparaît l’idée du départ, et le maghrébin qui arrive en
France a une attente de ce qu’il souhaite y trouver et de ce
qu’il vient y chercher. Cette attente repose sur ce que son
entourage lui en a dit, mais aussi en bonne partie sur toute
extrapolation à partir de ce qu’il sait. Bercé par une image
toujours idyllique (on ne revient pas au pays pour pleurer
, Origine ethnique et migration 67

ses malheurs), par l’espoir d’une vie riche et aisée, l’homme


qui va quitter sa famille attend beaucoup de sa migration :
non seulement une nouvelle fonction sociale, mais aussi
une nouvelle identité. Dans un «rêve» mille fois répété,
il réalise son désir, celui d’arriver dans un pays tel qu’il se
l’imagine.
Par cette maîtrise fantasmatique sur son futur environne¬
ment, le migrant se crée l’illusion d’un monde familier,
serein et accueillant. Déraciné, voyageur malgré lui, il
s’engage dans un combat où il lutte contre l’angoisse de
l’inconnu, l’insécurité de l’éloignement, la peur de l’échec.
A travers ces mécanismes psychologiques, l’individu se
protège de l’angoisse en créant des limites sécurisantes à
l’intérieur desquelles il lui est plus facile de se situer. Tout
étranger qui arrive à Paris s’attend d’abord à voir la Tour
Eiffel, comme si elle surplombait Paris et qu’elle était
visible du plus loin que l’on arrive. C’est à partir d’extra¬
polations de cet ordre que se creuse le fossé entre «sa
réalité» et celle qu’U va rencontrer. Or il ne peut utiliser
à cette intention que des moyens culturellement reconnus
et mis en place à cet effet. Chaque culture permet à certains
fantasmes de s’exprimer alors qu’elle l’interdit à d’autres.
L’éducation du jeune enfant, la manière de se comporter,
les modes de relations privilégiés au sein du groupe favo¬
risent l’intériorisation par les individus de ces modèles
de comportement. La personnalité ethnique est façonnée
en tenant compte de ces différents éléments.
L’individu apprend à refouler certains fantasmes, alors
qu’il s’efforcera d’exprimer telle ou telle situation selon
tel ou tel autre comportement. Par exemple, un mari jaloux
habitant un vülage marocain ou algérien ne pourra pas
exprimer ses craintes d’être trompé autrement qu’en racon¬
tant partout qu’il a été ensorcelé par sa femme. De cette
manière seulement, il pourra sans crainte pour son honneur
exprimer sa situation, sans pour autant la nommer.
L’individu apprend à s’exprimer, au sein de sa culture, de
manière standardisée, devant telle ou telle situation. D’autres
manières peuvent exister mais elles ne permettent pas à
l’individu de prévoir les conséquences qui en découleront.
68 Le Maghreb déchiré

En quelque sorte, l’ambiance dont l’individu s’entoure


dans son groupe socio-culturel a pour fonction, en cas de
situation particulière, de permettre à cet individu une extra¬
polation avec un minimum de risque d’erreur. L’individu
s’attend à ce que le groupe se comporte à son égard de la
même façon qu’il le fait pour tout autre individu, dans la
même situation. Son comportement repose sur la connais¬
sance qu’ü a des limites en vigueur au sein de son groupe.
C’est grâce à cela qu’il peut se créer un équilibre indispen¬
sable à une bonne adaptation.
Or ces éléments diffèrent selon le groupe socio-culturel
auquel on s’adresse: les éléments dont a besoin un berger
du Moyen-Atlas marocain sont sensiblement différents
de ceux que requiert la fonction de directeur d’une entre¬
prise parisienne, mais différents aussi des éléments qu’a à
sa disposition un jeune maghrébin bachelier.
Pour pouvoir s’orienter convenablement dans un milieu
socio-culturel, il faut avoir un minimum de connaissances
concernant ce milieu (38). Plus le milieu d’accueil sera
différent du milieu d’origine, et plus la désorientation sera
grande. Un espagnol ou un portugais auront, de ce fait,
moins d’effort à accomplir pour s’adapter qu’un nord-
africain musulman qui ne parle que le kabyle ou le berbère.
Le sentiment d’étrangeté et d’insécurité que rencontre
l’individu dans sa tentative d’adaptation ne prend toute son
ampleur que dans la mesure où il vient frustrer une attente
très précise et fort investie de la part du migrant.
En fait, il se retrouve dans une situation où, quelle que
soit la solution, elle ne peut être que partielle. Déchiré
d’une part, par le besoin vital de procéder à une adaptation
minimale, le migrant est obligé, d’autre part, de tenir
compte des exigences de son groupe, auquel il demeure
attaché par ses croyances, ses coutumes. Or dans le cas du
maghrébin, cette adaptation ne peut aller sans l’abandon,
au moins en partie, de certaines valeurs traditionnelles;
ce qui n’est pas le cas des transplantés de pays européens
(religion, nourriture...). Que l’individu soit attaché, ou non,
à ses valeurs traditionnelles, les enfreindre prend de l’impor¬
tance au moment d’un conflit, car cette infraction vient sou-
Origine ethnique et migration 69

ligner la rupture avec le groupe et facilite la culpabilité


en augmentant l’impression de solitude affective.
A priori, rien ne prépare l’immigré à affronter la vie qui
sera la sienne dans son nouveau milieu : il quitte son pays
dans lequel, quelle que soit sa situation socio-économique,
il a une place et un rôle précis, et se retrouve dans un nouvel
environnement où rien n’est à la même placel.
Dans le milieu d’origine, cette couche socio-économique
ne présente pas les mêmes risques, d’autant plus que les
conditions de vie et les besoins sont différents. Accrochée
fortement à la cellule familiale qui reste garante de l’atta¬
chement aux valeurs traditionnelles, l’impact des agressions
extérieures est moins important. L’origine social des indi¬
vidus transplantés est, elle aussi, assez similaire ; généralement
sans qualification professionnelle, ils quittent leur village
natal pour la première fois. Leur départ constitue rarement
une rupture avec la famille; c’est, au contraire le moyen
pour toute la famille d’espérer voir son niveau de vie s’amé¬
liorer grâce aux envois d’argent qui suivront l’installation du
fils ou du mari.
Il est important de remarquer que la migration vers la
ville industrialisée la plus proche ou le départ à l’étranger
(la France en général) ne sont pas à confondre: l’individu
pourra plus aisément faire déplacer toute sa famille pour
s’installer dans la ville la plus proche, alors qu’il n’en est
pas de même pour l’étranger. Cette différence reste toutefois
strictement sur le plan de la facilité de l’insertion future.
Le processus d’adaptation au milieu urbain est aussi à
prendre en considération: ce contact avec l’industrialisa¬
tion revêt une importance capitale car, que ce soit à l’inté¬
rieur du pays ou à l’étranger, c’est à ce nouveau mode de
relations que devra s’adapter l’individu.
Au village, tout le monde vit dans la même maison

1. La quasi totalité de la main-d’œuvre nord-africaine appartient à


des catégories socio-professionnelles éminemment vulnérables par
toute crise de l’emploi : 32% des effectifs sont sans profession con¬
nue, 42% sont manœuvres. Daumezon considère que c’est «une
population instable et à haut niveau de risque» (30).
70 Le Maghreb déchiré

depuis plusieurs générations; construite par un aïeul, les


enfants mâles viennent y vivre avec leurs femmes et
leurs enfants; à la mort du père, le fils aîné devient chef de
famille et ainsi de suite. La population à laquelle nous
avons affaire vient, dans la plupart des cas, d’un milieu
rural non industrialisé et, de ce fait, non occidentalisé. Il
est remarquable de noter, à ce sujet, l’attachement de ces
individus à un mode de vie plus que rudimentaire, mode de
vie qui a résisté tant aux invasions arabes qu’occidentales.
La résistance à l’acculturation chez les populations ber¬
bères du Maghreb est plus qu’exemplaire à cet effet. J’in¬
siste sur cette particularité, car c’est cette couche de popu¬
lation qui vient travailler en France, non dans un but
d’insertion et d’assimilation, mais afin de permettre au reste
de la famille de conserver le patrimoine culturel, de rester
dans le village natal et de poursuivre les traditions. Tous ces
éléments nous facilitent la compréhension d’une certaine
pathologie et de son processus au cours de la période de
transplantation.
Un individu qui, à aucun moment, n’envisage de s’ins¬
taller dans le pays d’accueil, ne fera aucun effort pour
s’adapter et, au moindre échec, présentera une passivité,
expression de sa résistance au conflit, à un moment où
ses défenses sont amoindries. Ce peut être aussi bien à
l’occasion d’un accident de travail, d’un décès d’un membre
de la famille ou d’une période dépressive.
Mais revenons à l’adaptation. Freud écrit dans Malaise
dans la Civilisation :
« L’ordre est une sorte de ’contraintes à la répétition’
qui, en vertu d’une organisation établie une fois pour
toutes, décide ensuite quand, où et comment telle chose
doit être faite. Si bien qu’en toutes circonstances sem¬
blables, on s’épargnera hésitations et tâtonnements.
L’ordre, dont les bienfaits sont absolument indéniables,
permet à l’homme d’utiliser au mieux l’espace et le temps,
et ménage du même coup ses forces psychiques» (58).
L’ordre, entendu comme un ensemble de règles qui
régissent les relations en vigueur dans une société, doit
donc correspondre aux besoins des individus afin que les
Origine ethnique et migration 71

normes puissent être intériorisées. L’idéal du moi que


représente «la bonne manière de se comporter» joue le
rôle de médiateur et facüite l’adoption de ces normes
en vigueur.
Le transplanté est, d’abord et avant tout, issu d’une
culture dont il a intériorisé les normes et dont il est façonné.
Le maghrébin est mieux préparé psychologiquement à se
défendre contre une agression exprimée en termes de sorcel¬
lerie ou d’envoûtement. Rien ne le prépare à comprendre
les rouages, combien subtils, de l’Administration. Or ces
normes restent utilisables pendant de longs mois, tout au
cours de la période d’implantation que nécessite le fait
de trouver un travail, un logement. Cette période corres¬
pond à la phase au cours de laquelle le nouvel arrivant
est totalement pris en charge par le groupe des anciens.
Là, l’individu n’est pas encore livré à lui-même, des rôles
hiérarchisés existent au sein du groupe et on a vu des
personnes vivant sans travailler en étant à la charge de
cette communauté. L’influence de ce premier entourage
est essentielle dans le processus adaptatif. Très vite,
cette micro-société déterminera si la personne trouvera
facilement du travail, s’il est bon qu’elle reste ou reparte...
Les travaux de Daumezon montrent que 41% des cas
manifestent des troubles psychopathologiques pendant
les deux premières années et, pour Z. de Almeida, essen¬
tiellement au cours du second semestre qui suit l’arrivée.
C’est aussi le laps de temps moyen qu’il faut pour trouver
du travail et au cours duquel le groupe joue son rôle de
population tampon favorisant le premier contact. Dans
cette communauté, le maghrébin retrouve des amis du
pays, y parle sa langue maternelle; il trouve un milieu
affectif qui rend la séparation plus aisée. Pendant ce temps-là,
il n’y aura que peu d’efforts à accomplir. Il est très rare que
cet Eispect positif se prolonge si cette «couvaison» dure
trop longtemps. Nous pouvons donc considérer que l’adap¬
tation, au cours de cette période, n’est pas à proprement
parler commencée.
Il serait bon ici de rappeler que la France compte plus de
4 000 000 d’étrangers, dont la moitié est d’origine maghré-
72 Le Maghreb déchiré

bine. Or s’ü est vrai que la morbidité psychiatrique est


plus marquée chez les populations migrantes, elle est loin
d’atteindre la totalité d’entre eux. Trop fréquemment, les
études sur la transplantation ne ramènent pas les chiffres
à leur juste valeur: la grande majorité de cette population
ne passe pas par un circuit psychiatrique, et on peut sup¬
poser que si des problèmes se posent (et ils se posent),
ils sont résolus ailleurs. Une «pathologie» d’adaptation
existe, et les troubles qu’eUe suscite se résolvent, chez un
grand nombre d’individus, par une restructuration de la
personnalité sans crise aiguë, et par étapes successives.
La population que nous voyons dans les consultations
de psychiatrie (c’est sur elle que portent les statistiques
et les recherches établies) est un échantillonnage parti¬
culier. Ces personnes vivent, jusqu’à leur migration, dans
un milieu simple, qu’ils connaissent assez bien. Le départ
correspond à un bouleversement du mode de vie, et les met
en contact avec un environnement plus complexe, qui néces¬
site un minimum d’aptitudes. Comme nous le verrons plus
loin, ces individus n'entrent pas non plus dans la catégorie
dite «pathologie d’apport», dans la mesure où ils ne présen¬
tent pas, à leur arrivée, d’antécédents psychiatriques notables.
Le passage d’une culture à l’autre, d’un environnement
social sécurisant à une nouvelle ambiance moins familière
est souvent source de conflit. L’individu est, normalement,
à même de venir à bout de ce conflit, de procéder à une
évolution et de mener à bien son adaptation.
Toutefois, certaines des situations nouvelles que ren¬
contre l’individu, par leur nouveauté, leur intensité, voire
leur brutalité, provoquent chez celui-ci, par réaction, une
symptomatologie qui apparaît comme secondaire au stress
que représente cette situation. Par sa fréquence et sa parti¬
cularité, cette symptomatologie entre dans le cadre de ce
qui est couramment appelé la psychopathologie de la
transplantation.
Si la psychopathologie des migrants met en évidence le
rôle pathogène de la migration, cette dernière n’est pas
seule en cause. Il existe toute une psychopathologie d’apport
(Z. de Almeida considère que 45% des observations relè-
Origine ethnique et migration 73

vent de cette pathologie), dans laquelle la migration en soi


est pathologique. Elle correspond à une fuite devant la
maladie, et est censée être résolutive.

Observation 8
E. Bouazza réclame le statut de réfugié politique. Etudiant,
son école a été fermée à la suite de manifestations. Il aurait
été poursuivi par la «police militaire» et obligé de quitter
le pays. Depuis, la police de son pays le fait suivre dans
chaque pays qu’il traverse (Allemagne, Belgique). La France
lui a toujours paru être une terre d’accueil, une terre protec¬
trice.
Dans ce cas, le délire, bien que discret, apparaît rapide¬
ment. B. présente déjà dems son pays un comportement
délirant. Son « militantisme » politique consiste en une
participation, une seule fois, à une manifestation étudiante
pro-palestinienne; le reste du temps, il se contente de
présenter un délire persécutif.
La France, par le rôle qu’elle a eu en Algérie, lui apparaît
comme le lieu de «l’humanisme» et de «la civilisation»
occidentale. Il s’est présenté à la Préfecture en demandant
le statut de réfugié politique, et un poste de fonctionnaire.
Ses papiers de résidence lui ayant été refusés, au moment
où il se présente à la consultation, la police française est
intégrée au délire, et il parle d’aller aux Etats-Unis.
Nous voyons, dans cet exemple, l’impossibilité d’une
insertion sociale, indépendamment de toute condition de
transplantation. La psychopathologie d’apport (névroses,
troubles caractériels, oligophrénies, schizophrénies, etc.),
si elle relève de la nosographie classique, n’en est pas moins
présentée à travers une symptomatologie particulière,
dont on a parlé précédemment. La majorité des cliniciens
s’entendent pour dire que la pathologie de la transplantation
est moins classique, et correspond à un champ spécifique de
la pathologie (même du point de vue somatique, dans cer¬
tains casl ). Elle est intimement liée aux nouvelles références

1. On sait que l’ulcère gastroduodénal est la quasi généralité des


ulcères observés chez les migrants nord-africains.
74 Le Maghreb déchiré

socio-culturelles et aux tentatives ratées d’aboutir à une


bonne insertion dans le nouveau milieu. Si l’étiquette de
pathologie de la transplantation ne recouvre pas un syndrome
précis, elle comporte des troubles de différentes natures.
Z. de Almeida note qu’on peut distinguer:
« les perturbations à prédominance névrotique, qui
apparaissent en tout début de séjour, de celles à prédo¬
minance psychotique qui surviennent, en général, plus
tard, au cours du deuxième semestre ou des années
suivantes, lorsque la personnalité s’est remaniée en
profondeur pour s’accorder avec le nouvel entourage.
Un troisième groupe de perturbations, cette fois-ci du
caractère, s’ajoute aux précédents; ces troubles cairacté-
riels, on les observe au bout d’une dizaine d’années,
toutes les fois que l’insertion sociale reste inachevée,
du fait de l’âge avancé, du défaut d’instruction, de
l’écart socio-ethno-culturel, de l’opposition xénophobe
ou raciste» (32).

Observation 9
L. Omar, 62 ans, trois enfants, laveur d’autobus, arrive en
France en 1937. Envoyé à la consultation par son assistante
sociale pour une attitude revendicative intense, malgré
une situation sociale actuellement fort claire. A part une
fatigabilité, on ne note aucun symptôme qui puisse faire
penser à des troubles profonds.
Sa situation est exemplaire, nous allons le voir. De 1937
à 1940, il est rapatrié en Algérie; on n’en connaît pas la
raison.
Il revient en 1947 et travaille comme ramoneur. En 1948,
il se brûle gravement et passe 14 mois à l’hôpital. On ne
sait rien des années qui suivent, si ce n’est qu’en 1958, il
est emprisonné pendant un an (c’était au moment où la
guerre d’Algérie rendait difficile la vie des algériens résidant
en France). A sa libération, il se rend à Paris et s’inscrit
au chômage.
En 1960, il travaille comme colleur d’affiches et, de
nouveau fait un accident de travail; comme précédemment,
ce sont des brûlures. Hospitalisé 27 jours à L., à sa sortie
Origine ethnique et migration Ib

il quitte son travail pour se faire embaucher dans un hôtel


où il s’occupera du chauffage pendant une période de 20
mois. Puis il se retrouve 7 mois au chômage. En 1963,
rentre à la RATP et y travaillera une première fois pendant
6 mois, à la suite de quoi il reprend un travail de colleur
d’affiches. C’est à ce moment que survient le troisième
accident de travail avec fracture du bras droit. En 1963, il
est opéré de la vésicule et, quelques mois plus tard, des
intestins.
Le long périple continue: il revient à la RATP pour
6 mois qui aboutissent à un quatrième accident de travail :
fracture des côtes. Il est de nouveau hospitalisé pour 6 mois.
A sa sortie, il reprend son poste à la RATP pour une courte
durée (4 mois). On note en 1965 un cinquième arrêt (frac¬
tures de côtes), et en 1966, 1967, 1968 et 1971, quatre
accidents successifs. A l’heure où nous le voyons, il est
au chômage.
Des services hospitaliers qui l’ont suivi, nous avons une
lettre :
« Nous suivons Monsieur Omar L. depuis 1969 pour des
polyalgies intéressant notamment les membres supérieurs, et
pour lesquelles nous n’avons aucune explication organique
précise.
« Cet homme est en France depuis 1937; il a eu plusieurs
accidents de travail (1963 : fracture du cubitus droit; 1965:
fractures de côtes; 1966 : luxation du poignet gauche) dont
aucun n’a leiissé de séquelles fonctionnelles majeures. Il
a eu, d’autre part, à plusieurs reprises depuis 1964, des
hémoptysies dont l’origine n’a pas été retrouvée; notam¬
ment, ni les radiographies pulmonaires, ni les bronchosco¬
pies n’ont montré d’anomalies.
«Il a été hospitalisé l’an dernier dans le service pour
essayer de trouver une cause organique à ces douleurs:
ni l’examen clinique, ni les diverses investigations paracli¬
niques n’ont montré d’anomalie patente.
«Ces polyalgies, sans support organique, et le contexte
d’agitation, de logorrhée revendicative nous ont fait suspec¬
ter l’origine psychique de ces douleurs. Nous lui avons
prescrit du Séresta et de l’Haldol faible. C’est pourquoi
76 Le Maghreb déchiré

nous vous l’adressons, pensant qu’il doit être pris en charge


sérieusement sur ce plan. Il est dans une situation sociale
difficile puisqu’il n’est plus pris en charge au titre de l’acci¬
dent de travail ».
Il se présentera à la consultation médico-psychologique
7 fois, souvent agité, mais essentiellement avec une reven¬
dication sociale véhémente qui laissait toute la symptoma¬
tologie en second plan. Il ne se présentera plus à ses rendez-
vous après le 14 octobre 1974. A cette date, il venait d’être
reconnu inapte au travail, et touche une allocation vieillesse.

Observation 10
Abdellah E., 34 ans, célibataire. Sans domicile fixe. Muni
d’un contrat de travailleur agricole. Arrive en France en
1970. Il travaille 4 mois dans une usine, ensuite un an chez
Peugeot. En 1972, s’inscrit au chômage pendant 4 mois,
puis il reprend un travail 2 mois, il a un accident de travail,
qui nécessite une hospitalisation jusqu’en août 1973. Il se
rend à Paris où il exerce plusieurs emplois.
Il nous est envoyé par un service social dont voici la lettre.
«Monsieur E. s’est présenté à notre service le 7 septembre
1973. Il venait d’Amiens où il était suivi régulièrement
par un service social d’aide aux émigrants.
« Ce marocain a travaillé longtemps pour les Ets Chausson
de Creil. A la suite d’un arrêt de travail pour maladie, il
est arrivé à Amiens où il a travaillé suffisamment pour
ouvrir ses droits à la Sécurité Sociale, mais pas assez pour
avoir droit au chômage.
« Ma collègue avait vu sur Amiens le problème de travail,
le problème d’hébergement, mais elle s’était vu petit à petit
fermer toutes les portes; elle le définissait comme instable,
s’attachant sans mesure à la personne qui s’occupe de son
problème, «usant». En fait, son comportement est le même
avec moi.
«Depuis septembre. Monsieur E. a pu mettre en règle
tous ses documents sur Paris et la région parisienne, grâce
à la collaboration d’un prospecteur d’emploi de Montreuil.
Cependant, il travaille très irrégulièrement et, depuis le 13
mars, il est en arrêt maladie.
Origine ethnique et migration 77

«Il n’a pas suffisamment d’heures de travail pour ouvrir


les droits à la Sécurité Sociale et, d’autre part, s’est vu
fermer toutes les autres solutions d’hébergement sur Paris.
«J’avoue que je ne sais pas comment travailler avec
Monsieur E. qui est venu à plusieurs reprises dernièrement,
me demandant des choses impossibles: récupération de ses
droits au chômage à Amiens, ouverture de ses droits à la
Sécurité Sociale de Paris, travail, hébergement. Il pleure,
il rit, s’emporte facilement, fait l’occupation des locaux. Je
ne sais pas s’il est inapte, débile, caractériel. Je me demande
même si je dois continuer à le recevoir.
«J’aimerais beaucoup avoir votre avis quant à l’attitude
à adopter devant un tel problème ».
Il se présentera une seule fois à la consultation et, devant
notre impossibilité de répondre à sa demande au niveau
social, il s’en va.

Observation 11
Rabah A., né en 1932, Algérien. Arrive en France en
1958 et, en un an, occupe quatre emplois différents et se
fait renvoyer du dernier. A la suite de cela, rentre à l’hôpi¬
tal Clermont de l’Oise. Il y avait été admis en 1959 pour un
état délirant à thème de puissance et d’empoisonnement.
Il est, à l’heure actuelle, toujours hospitalisé à Clermont,
malgré un certificat médical sur lequel est notée une prise
de distance à l’égard des idées délirantes et aucun trouble
du comportement. Monsieur Rabah a perdu tout contact
avec l’Algérie, et n’a gardé aucune relation avec sa famille.
On note une parfaite adaptation au milieu hospitalier
dans lequel il s’occupe de la cafétéria, depuis de nombreuses
années. De plus, il parle fort correctement le français,
et a un comportement sociable. N’a aucun désir de retour
en Algérie malgré les souhaits du médecin traitant. Il n’envi¬
sage pas non plus de reprendre une vie active, et aimerait
rester à l’hôpital: «je connais tout le monde, et tout le
monde me connaît».

Il est indéniable que la transplantation nécessite un remo-


78 Le Maghreb déchiré

delage et une restructuration importante de la personnalité,


en fonction tant des nouveaux éléments rencontrés dans
le pays d’accueil qu’en fonction des éléments absents
(c’est-à-dire de valeurs qui existent dans le milieu d’origine,
et que l’individu ne retrouve que partiellement ou pas
du tout).
Or pour que cette transformation déclenche un processus
pathologique, il faut: soit que le chemin à parcourir soit
trop long (passer de la croyance ancestrale des effets de la
sorcellerie à la médecine scientifique et rationnelle n’est
pas une mince affaire), soit que la simple adaptation exté¬
rieure ne suffise pas à assurer l’équilibre de l’individu,
et qu’il doive procéder à une intériorisation des valeurs
nouvelles. Ceci ne peut aller sans l’abandon quasi total
des valeurs précédentes.
Devant la multiplicité des symptômes présentés et le
nombre important d’individus qui présentent ces symptômes,
on peut se demander si c’est de pathologie qu’il s’agit,
ou bien simplement d’un comportement atypique et momen¬
tané face à une situation nouvelle, devant laquelle l’individu
n’est pas en mesure de répondre valablement par un compor¬
tement conventionnel.
Face au conflit inhérent à sa nouvelle condition de
transplanté, l’individu mis dans l’incapacité de trouver un
équilibre entre ses exigences internes (valeurs traditionnelles,
structure psychologique...) et une adaptation externe, va
chercher un moyen de sortir de cet état (aucun individu ne
peut supporter un é^at de déséquilibre prolongé) inconfor¬
table, sans renier ses croyances fondamentales et sans
entrer en conflit ouvert avec la société.
Pour cela, il existe tout un réseau auquel il peut s’adresser
selon la nature du conflit: médecin du travail, assistante
sociale, sécurité sociale, dispensaire médical et d’hygiène
mentale... Or ces instances, au-delà de leur rôle respectif,
jouent un rôle social fondamental qui est celui d’écouter
la demande du patient, et de la reformuler en termes adé¬
quats. C’est-à-dire dans le sens qu’ils soient compréhensibles
par les organismes intéressés et qu’ils procurent un moyen
suffisant pour limiter l’anxiété de l’individu.
Origine ethnique et migration 79

En fait, tout cet échelonnage de moyens correspond à ce


que G. Devereux, dans sa définition du désordre ethnique,
désigne comme le moyen de contrôler ce type de désordre (38).
Toutes ces instances fonctionnent en boucle fermée à l’inté¬
rieur de laquelle l’individu est souvent prisonnier jusqu’au
moment où il est à même de résoudre son problème (ou
d’affronter une nouvelle réalité). Le déroulement quasi
général du processus de «resocialisation» n’est pas dû tant
aux caractères inhérents aux transplantés, qu’à la manière
que propose la société pour y accéder. A ce point, il est
nécessaire de procéder à certaines précisions. L’étude de la
pathologie de la transplantation en tant que « modèle
d’inconduite» nécessite l’éclaircissement de deux points
importants.
— Premièrement, le migrant est d’abord et avant tout un
individu issu d’une culture, et qui possède des défenses
culturelles en fonction de cette origine. Ceci est étroitement
lié à la façon qu’il a de se comporter et de réagir face à la
plupart des situations.
— Deuxièmement, une société ne peut accepter un trop
grand nombre d’individus qui, par leur particularité (origine,
comportement, déviance) ou leur importance, la mettent
en danger. Elle se doit donc, soit de les rejeter, soit de les
intégrer en leur proposant des modèles qui leur permettent
cette adaptation. Ces modèles tiendront compte tant de
la spécificité des individus, que des conditions indispen¬
sables à l’équilibre de cette société. Ceci est vrai, quelle
que soit la société et quels que soient les individus. L’indi¬
vidu transplanté, qui se trouve en situation d’échec dans ce
milieu auquel il n’est pas accoutumé, a la possibilité d’utiliser
en quelque sorte ce modèle d’inconduite mis à sa dispo¬
sition, et qui serait le «syndrome méditerranéen» ou la
« sinistrose », ou encore le « comportement hystérique ».
Ce modèle présente le double avantage d’être compréhen¬
sible par l’entourage (c’est là sa fonction) et, en même temps,
permet à l’individu d’utiliser ses défenses culturelles qui
deviennent mobilisables. En fait, au processus habituel
qu’aurait rencontré l’individu dans son pays, on a ajouté
un maillon qui fait fonction d’interprète: le psychiatre
80 Le Maghreb déchiré

transcrit le discours du patient en termes compréhensibles


par la société. C’est la fonction sociale du médecin, du
psychiatre et de toutes les instances «médico-sociales»
qui est la première active.
Dans son pays d’origine, l’individu est mis en contact,
dès sa naissance, avec les défenses culturellement syntones
dans son groupe, et les intériorise au fur et à mesure. Là
aussi, c’est au cours de son séjour et en fonction de son
niveau d’adaptation qu’il prendra conscience de tel ou tel
type de comportement.
Ainsi, l’hystérie, les symptômes psychosomatiques ou
le délire ne seront pas l’expression du même niveau d’adap¬
tation, ni de la même demande. Les trois types de symptômes
conservent leur attache culturelle, mais n’appellent pas la
même réponse.
1. Le discours hystérique, par sa théâtralité, demande à
être vu dans ce qu’il touche l’individu dans ses rapports
avec l’autre et, tout en le niant, exige sa présence.
2. Le symptôme psychosomatique touche le corps et
l’image que se fait l’individu de lui-même. Il ne supporte pas
cette transformation qu’il vit mal mais, néanmoins, l’exprime
dans une demande de poursuivre le dialogue.
3. Le délire nie la réalité extérieure ou la transforme.
Il refuse le dialogue et se réfugie dans un monde fantas¬
matique inaccessible à l’auditeur, d’autant qu’il fait réfe¬
rence, le plus souvent, à un matériel culturel.
Nous sommes bien loin de la simulation, mais aussi de la
notion fort répandue de milieu pathogène. C’est au contraire
devant une situation qui risque, à longue échéance, de devenir
dramatique que l’individu a recours à ce type de symptômes.
Avant de présenter cette série de symptômes connus, le
migrant va tenter, par des moyens qui lui sont propres, de ré¬
soudre son conflit. Les manifestations qui accompagnent
souvent ces tentatives, meilgré leur intensité, n’aboutissent
que rarement en psychiatrie. Ce sont des perturbations
légères qui évoluent rapidement, et se résolvent, le plus
souvent, dans l’attachement à des objets subsidiaires tels
que les chansons du pays, les lettres venant de la famille
ou le plat qui rappelle la cuisine traditionnelle.
Origine ethnique et migration 81

Face à cet environnement hostile, le migrant se sent


dévalorisé par rimpossibüité d’être reconnu dans son inté¬
grité, et par la place sociale qu’il occupe; il se sent isolé,
séparé de son milieu familial et affectif et rejeté, par l’impossi¬
bilité d’être reconnu dans ses traditions. Toutes les premières
tentatives pour modifier cette situation aboutissent à une
dépense d’énergie importante, sans résultat efficace. Cela
explique la teinte dépressive que l’on rencontre souvent
lors des premiers entretiens. A l’insécurité permanente et
la dévalorisation de soi, s’ajoutent les échecs. L’individu
devant l’inefficacité de ce système défensif va s’en éloigner.
Z. de Almeida parle de l’éloignement qui équivaut à une
perte :
« comme dans les réactions de deuil, il serait intéressant
de savoir chez le migrant à partir de quelle distance,
dans le temps et dans l’espace, l’objet d’amour est vécu
comme perdu» (32, p. 259).
Il me semble que la réponse à cette question se trouve
dans la possibilité qu’a l’individu, en faisant référence à
cet objet d’amour, de résoudre ou de diminuer une tension.
Si la référence à cet objet ne va plus dans ce sens, on peut
supposer qu’il s’ensuivra une réduction de l’investissement.
Et c’est ce que nous retrouvons dans les conduites dépressi¬
ves de certains patients. Le malade nie tout attachement
à sa famille: «là-bas, ils sont ensemble, ils ne manquent
de rien; seule ma santé me préoccupe; pour l’instant, je ne
pense à rien d’autre qu’à me soigner». Cette phrase est le
leitmotiv de ces patients, et sert de toile de fond à la plupart
des conduites dépressives qui apparaissent comme le moment
de transition où l’individu change de registre. Cette sympto¬
matologie est le premier cri d’appel qui, en s’adressant
au médecin, déclenche le processus décrit précédemment.
Dans une étude sur l’évolution de la morbidité en fonction
des effectifs migratoires, Daumezon, Champion, et Cham¬
pion-Basset concluent que :
«l’effectif des réactions mentales pathologiques ne
serait nullement en rapport direct, contrairement à une
opinion a priori logique, avec la valeur absolue de la
population nord-africaine totale, mais serait directement
82 Le Maghreb déchiré

fonction de l’importance du mouvement d’apport récent


au sein de cette population ou, au moins, de la variation
différentielle de son effectif» (30).
Ils ajoutent que :
« l’on se trouve donc en face de deux tranches de
population dont l’une, la plus fortement liée à l’inci¬
dence pathologique, est constituée d’éléments récemment
transplantés, l’autre, hybride, incluant les éléments de
transplantation plus ancienne» (ibid. p. 110).
Cette constatation, qui aboutit à ces deux catégories
distinctes, présente malgré son aspect positif un inconvénient :
il est impossible de déterminer, que ce soit de manière
statistique ou autre, une période précise entre ce qu’on
appelle un transplanté récent et un transplanté ancien.
Ainsi, certains s’entendent pour situer le moment de l’appa¬
rition des troubles pathologiques dans les deux premières
années; d’autres parlent au contraire d’une période néfaste
qui se situerait entre la septième et la quatorzième année.
Pour Z. de Almeida, la seconde période irait de 6 mois à
10 ans. Plutôt que cette distinction temporelle, il me semble
que l’aspect clinique montre plus précisément cette différen¬
ce par la présentation dépressive du patient qui correspond
à sa prise de conscience de l’échec de ses tentatives et la
nécessité d’utiliser d’autres moyens. A partir du moment où
l’individu fait appel à un modèle acculturatif, il affirme par
là même son désir de parvenir à une meilleure adaptation,
quitte à abandonner certaines de ses particularités.
Les défenses ethniques ont pour but de permettre à
l’individu de retrouver son équilibre chaque fois que celui-ci
est mis en danger. Or le succès n’est jamais certain, et
encore moins quand l’individu n’est plus dans l’ambiance
sociale et psychologique qui est la sienne. L’instinct de
conservation est plus fort que l’attachement à ces défenses.
Quand elles s’avèrent inefficaces, tout tend vers leur rempla¬
cement par d’autres moyens qui, par leur efficacité immédiate,
donnent à l’individu le soulagement dont il a besoin.
Ainsi, Freud fait une différence entre les moyens d’accé¬
der au plaisir selon que le but est d’éviter la souffrance ou
Origine ethnique et migration 83

d’obtenir la jouissance. Le succès dans cette recherche


dépend de plusieurs facteurs et, pour Freud :
«celui dont peut-être il dépend le plus est la faculté
dont jouit notre constitution psychique d’adapter ses fonc¬
tions au milieu, et de les utiliser aux fins du plaisir» (58).
«La dernière technique vitale qui s’offre à lui, en
promettant tout au moins des satisfactions substitutives,
est la fuite dans la maladie nerveuse... ou bien ü fera cette
tentative de révolte désespérée qu’est la psychose» (58).
L’homme n’est pas inconditionnellement attaché à ses
valeurs traditionnelles ou, tout au moins, à leur expression
extérieure. Mais il ne les abandonne pas à n’importe quel
prix. Ce n’est que lorsqu’elles s’avèrent inefficaces et que
l’individu se sent à même d’accéder à d’autres valeurs ou
à d’autres défenses qu’il accepte de les remplacer. Cela
dépend du but à atteindre.
A l’intérieur d’une société, il peut y avoir conflit entre
les modèles proposés et les valeurs traditionnelles qui
restent longtemps enracinés malgré l’application de ces
nouveaux modèles (nous l’avons vu dans le premier chapitre).
Ce conflit entre en jeu dans l’insertion sociale et dans
l’équilibre psychique de l’individu. Le migrant se trouve
projeté dans une société dont les modèles lui sont totalement
inconnus. Même si ces modèles sont compréhensibles, leur
sens symbolique demeure attaché à leur origine culturelle
et, de ce fait, inaccessibles.
Le migrant est confronté à deux discours, l’un explicite,
l’autre, implicite :
— le discours social (législation, droits civiques...) présuppose
que tout individu est à même d’accéder à n’importe quel
niveau social grâce aux droits et aux lois qui sont censés
être égaux pour tous;
— le discours implicite rend compte d’éléments psycholo¬
giques: racisme, xénophobie, opposition, refus des modèles
explicites.
En fait, d’un côté le migrant perçoit: «tu peux devenir
un ’français moyen’ en travaillant et en accédant à un bon
niveau socio-économique» et, d’autre part: «tant qu’il te
84 Le Maghreb déchiré

restera une infime partie de toi-même attachée à ton origine,


aucune insertion ne te sera possible »,
Les réactions psychologiques de la transplantation varient
donc selon l’intensité du traumatisme de transplantation, et
selon l’aptitude ou le désir de l’individu à accepter l’idée
d’un changement.
Classiquement, on reconnaît deux types de réactions
(immédiates ou secondaires) qui diffèrent tant par le tableau
clinique, que par le niveau d’insertion sociale.
Dans le premier cas, nous avons affaire à des travailleurs
récemment transplantés, encore inaccoutumés à leur nouveau
mode de vie. Dans le second cas, ce sont des migrants de
longue date, plus ou moins adaptés, mais qui refusent
d’aller plus loin dans leur acculturation, ou qui n’ont pas
les moyens d’accéder à un niveau supérieur d’intégration.
Nous avons vu, en ce qui concerne le premier cas, qu’après
une courte période au cours de laquelle ils sont pris en
charge par un groupe plus ancien, ils se trouvent dans une
situation d’échec face à laquelle ils sont impuissants.
L’accumulation de ces vicissitudes aboutit, soit au retour
immédiat au pays, soit à une forme de dépression avec
auto-dévalorisation et avec une culpabilité importante.
C’est à la seconde catégorie que je m’attacherai mainte¬
nant. Par la connaissance plus importante que l’individu
a du milieu, les réactions dans ce cas sont différentes.
Pelicier décompose ces réactions psychologiques en deux
syndromes; l’un, négatif qui serait le regroupement de tous
les sentiments de perte, d’absence, de dépaysement et de frus¬
tration et l’autre, positif, témoin des efforts adaptatifs. (90).
Selon l’analyse en termes de modèle d’inconduite, nous
avons vu que l’échantillonnage des possibilités reste malgré
tout restreint. Qu’il s’agisse de syndrome négatif ou positif,
le fait qu’il s’insère dans une nosographie désormais classi¬
que le rend, par là même, significatif aussi en termes socio-
logiques.
Comme le note Torrubia, «le conflit pathogène n’appa¬
raît que d’une manière tardive, au cours du processus
d’assimilation. En règle générale, c’est plusieurs années après
l’arrivée à Paris, que le trouble mental apparaît » (104, p.63).
Origine ethnique et migration 85

Z. de Almeida distingue dans la psychopathologie de la


transplantation; les perturbations à prédominance névro¬
tique qui apparaissent en début de séjour, celles à prédo¬
minance psychotique qui surviennent plus tard, à partir
du deuxième semestre (cette distinction nosographique
est difficile à cerner précisément), et un troisième groupe
de perturbations caractérielles qu’on observe au bout d’une
dizaine d’années, toutes les fois que l’insertion sociale
reste inachevée. Il ajoute à ceux-ci la distinction entre
perturbations à court, moyen et long terme. Les deux
premières sont de courte durée et regénératrices du Moi,
la troisième atteint la personnalité de façon globale et
permanente (32).
Les dossiers étudiés montrent plusieurs niveaux de trou¬
bles qui pourraient correspondre, selon le cas, au syndrome
négatif, au syndrome positif, ou aux autres syndromes
spécifiques de la transplantation.
Toutefois, cette distinction qui repose sur la notion de
temps me paraît moins fonctionnelle que la distinction
entre les différents niveaux de troubles. La présentation de
tel ou tel tableau clinique, sans prise en considération
excessive de l’élément temporel, est à même de nous donner
des renseignements précis sur le niveau d’insertion sociale
du migrant.
Cette notion de temps (plus l’individu est ancien dans
le pays, plus son niveau d’insertion est bon) semble en
tout cas difficile à manipuler du point de vue clinique.
Elle rejette le patient au second plan, et fait du temps
une donnée essentielle et ce, malgré son imprécision.
L’équation temps-niveau d’insertion s’avère exacte
essentiellement chez les populations à haut niveau socio¬
culturel (étudiants, cadres...) et chez les individus qui
justement ne présentent pas de troubles psychologiques.
Leur adaptation progressive au nouveau milieu se fait sans
heurt, et dans une évolution vers une assimilation totale.
Cette équation perd tout son sens dès que l’adaptation
pose un problème en termes de conflit psychologique.
L’élément subjectif prend le dessus, et c’est l’histoire
individuelle qui devient importante: les conditions de son
86 Le Maghreb déchiré

départ, de son arrivée, ses contacts avec l’entourage, son


attachement au pays...
Or le symptôme à lui seul ne présente pas tous ces
éléments; il les recouvre et ne laisse apparaître que la dimen¬
sion du conflit audible par le clinicien. Les symptômes
représentent un tableau clinique qui renvoie le clinicien
à une situation commune chez les migrants, mais pas chez
ce migrant en particulier.

1. LE MALADE FACE AU CLINICIEN


L’ensemble des troubles présentés par les migrants qui
se trouvent dans les situations décrites font d’eux une clien¬
tèle privilégiée des consultations psychiatriques. Mais ils
y arrivent rarement au début des troubles.
Après les multiples instances professionnelles, amicales et
autres, le patient se retrouve dans le cabinet d’un omni¬
praticien. Cette première consultation est souvent essentielle
dans ce qui va suivre, et de la façon dont va se dérouler le
processus psychopathologique. Ce contact avec le monde
médical correspond aussi à une recherche de dialogue; le
corps véhicule toute la demande, il souffre, se transforme,
les sensations les plus hétéroclites viennent l’assaillir:
tiraillements, pulsations, gonflements, assèchement. Ce
sentiment que le corps n’obéit plus, ces sensations diffuses
de malaise correspondent pour le médecin à des symptômes
précis : troubles digestifs, pulsations épigastriques, céphalées
multiformes, vertiges, et renvoient à une médication.
Les syndrômes appartenant à des groupes nosographiques
inconciliables ailleurs vont se succéder ou se mélanger à
un rythme plus ou moins accéléré. Face à cette avalanche
de symptômes, le travail de l’omnipraticien n’est guère
facilité : son intervention, à court terme, a un effet m^ique :
il cerne la maladie, la localise, la nomme; par son assurance
et par le traitement prescrit, il prend pouvoir sur la maladie.
Cette situation duelle est privilégiée : le migrant va s’adres¬
ser au médecin pour résoudre cette distorsion qu’il sent
dans son corps. Le médecin, en nommant la maladie et en
la traitant, l’officialise. L’ordonnance et l’arrêt de travail
sont là pour l’authentifier. Le médecin répond donc au
Origine ethnique et migration 87

contenu manifeste: «c’est mon corps qui souffre, il faut


le soigner »,
Ceci pourra durer de longs mois, parfois des années. Un
traitement est prescrit régulièrement, quelques arrêts-
maladie viennent le soutenir en cas de période de crise. Le
tout, assaisonné du voyage annuel au pays, suffit à créer un
équilibre précaire qui permet à l’individu de travailler
normalement, mais qui favorise l’évolution à bas bruit du
conflit psychologique.
Cette prise en charge favorise une attitude régressive
qui consiste à tout adresser au médecin : le symptôme
somatique devient la «bonne manière» de s’exprimer,
avec recherche de la relation sécurisante: c’est à ce stade
que les manifestations fonctionnelles ou de conversion
prennent toute leur ampleur.
Le migrant agit comme s’il cherchait la bonne manière
d’exprimer son trouble. La facilité avec laquelle il répond
au désir de son interlocuteur est souvent interprétée comme
de la simulation ou du théâtralisme. Or il ne s’agit là que
d’un mode de réaction archaïque qui tend à préserver
le sujet d’une décompensation. Le médecin lui propose,
en quelque sorte, un terrain d’entente, qu’il s’empresse
d’accepter, et, en voulant bien faire, en fait souvent trop.
Pour Z. de Almeida, tout se passe comme si l’énergie
pathogène ne rencontrait pas, dans les structures psychiques
du malade, de point de fixation dans son trajet régressif.
«Ainsi, durant quelques jours, quelques mois ou
quelques années, la symptomatologie peut osciller d’un
syndrome à un autre, changer brusquement de forme,
s’effacer pour recommencer plus taird, prendre enfin mille
et une formes évolutives, jusqu’au moment où elle dispa¬
raîtra pour toujours ou se stabilisera si elle trouve, en
définitive, un repère régressif ancien, soit névrotique, soit
psychotique » (31 ).
Cette prise en charge sur le plan strictement médical,
malgré les avantages qu’elle présente, aboutit en fin de
compte à un échec qui est, le plus souvent, ressenti d’abord
par l’omnipraticien. Il ne comprend pas ce que cet étranger
attend de lui. Tous les traitements prescrits ne donnent que
88 Le Maghreb déchiré

peu de résultats, invariablement le patient revient, parfois


même souriant, et présente les mêmes symptômes, ou
d’autres, mais rarement un état resplendissant. Malgré cela,
le patient vient régulièrement à ses rendez-vous, et se plaint
rarement du traitement: «C’est vous qui savez. Docteur».
Cette phrase, en projetant sur le praticien tout le pouvoir
de guérison, le rend par là même responsable de l’échec
thérapeutique.
Il n’est pas dans notre propos de faire croire que le langage
corporel est une fantasmagorie fantaisiste et pittoresque.
L’individu croit fermement à ses souffrances. C’est le seul
moyen qu’il ait à sa disposition pour exprimer son conflit.
La somatisation des difficultés psychologiques par le
migrant correspond à une impossibilité d’exprimer ses
difficultés par d’autres moyens, face à l’absence de réfé¬
rences communes entre son milieu d’origine et la société
d’accueil. De plus, ce moyen est favorisé par la place
centrale du corps dans la culture maghrébine, et par le
processus régressif qui s’établit au moment de l’éclatement
des défenses culturelles.
Le syndrome méditerranéen a longtemps désigné ces
troubles multiformes. Ce que l’on taxe, par exemple,
d’hystérique, ce n’est pas l’individu précis, mais la person¬
nalité méditerranéenne que l’on dit encore théâtrale, sugges¬
tible, mythomane, fataliste.
Le praticien réagit à travers des modèles préconçus par
sa société (fussent-ils exprimés en termes médicaux). Ces
modèles sont véhiculés par l’idée que l’on a de la personnalité
maghrébine. Cette idée elle-même repose sur l’observation
du comportement et sur la connaissance plus ou moins
partielle des traditions du migrant.
Ainsi les portugais sont réputés bons travailleurs, les
africains sont arrogants, les femmes yougoslaves accouchent
difficilement, contrairement aux femmes nord-africaines,
les nord-africains sont des simulateurs... Tous ces éléments
épars contribuent à véhiculer une image du migrant, trans¬
formée selon les relents d’agressivité ou de xénophobie
du milieu.
C’est donc après une longue phase médicale que le patient
Origine ethnique et migration 89

arrivera en psychiatrie. C’est au cours de cette période que


le migrant aura acquis une connaissance des symptômes à
présenter, et de la manière de les présenter. On ne s’étonne
pas qu’un médecin, au bout de quelques années d’expérience,
affermisse sa connaissance des malades et de la maladie.
Devrait-on s’étonner qu’après quelques années de consul¬
tation médicale, face à un questionnaire quasiment unique,
le malade sache la bonne manière d’être malade?
Généralement envoyé par son médecin, une assistance
sociale ou un service hospitalier^ le malade arrive à la
consultation, accompagné d’une lettre.
Ce patient n’a, la plupart du temps, aucune demande
psychiatrique. Le médecin, lassé de la résistance à toutes
ses thérapeutiques, frustré dans son attente d’un examen
qui montrerait une lésion organique, propose au malade de
voir un spécialiste. Ce n’est pas la première fois : plusieurs
examens de laboratoire ont été effectués, parfois même
des interventions chirurgicales, et le patient se présente,
comme aux autres praticiens, en disant: «je ne sais pas,
c’est mon docteur qui m’a dit de venir».
Nous voyons donc comment cette relation avec son
médecin-traitant va renforcer, chez le malade, l’impression
d’une blessure corporelle, et c’est dans ces conditions que
nous devons aborder les conflits psychologiques sous-jacents.

Observation 12
E. Sghir, 26 ans, marocain. Monsieur Sghir est adressé
par son médecin traitant à l’hôpital qui l’adresse au C.P.
O.A. (Henri Rousselle), d’où il est adressé au Dispensaire
de secteur, qui nous l’adresse.
Voici l’histoire de son périple :
«Cher Confrère. Je vous adresse Mr. E. Sghir qui présente
une maladie de Scheuerman discrète, et qui a présenté une
tuberculose médiastinale qui est guérie. (...) Actuellement,
les problèmes qu’il pose sont d’ordre psychique».
Après quelques jours d’hospitalisation, l’hôpital L. l’envoie
au C.P.O.A. avec la lettre suivante :
«Mon cher Confrère. Je vous adresse Mr. E. Sghir (...)
admis dans le service pour un syndrôme dorsalgique, point
90 Le Maghreb déchiré

de fixation en fait d’une sinistrose revendicative à manifes¬


tations agressives paranoïaques.
« Le patient refuse ce jour sa sortie, est très excité, menace
à la ronde personnel médical et malades. En plus de 15 mg
de Neuleptil qui lui étaient prescrits, l’interne du sei-vice
vient de faire pratiquer une injection de 50 mg de Largactil.
Dans l’impossibüité que nous sommes de conserver ce
patient deins un service de médecine, nous vous l’adressons
pour admission limitée en service spécialisé, avec si possible
prise en charge ultérieure au Centre François Minkowska,
si vous le jugez possible. Avec mes remerciements.
L’attaché du service.»
Il est reçu en consultation au C.P.O.A. qui envoie à
l’hôpital la lettre suivante :
«Monsieur. Je reçois votre malade... qui présente des
symptômes de conversion hystérique. Les bénéfices secon¬
daires de la maladie sont importants au niveau de son
travail et du divorce d’avec sa femme. Je pense, puisque
le bilan organique est négatif, qu’une hospitalisation, en
particulier en psychiatrie, est contre-indiquée, risquant
de figer les symptômes. Mais, par contre, ce malade est
d’un bon niveau, parle de ses problèmes avec un certain
recul, et je pense qu’il pourrait bénéficier d’entretiens
psychothérapiques dans le cadre du dispensaire d’hygiène
mentale de son secteur. Il semble satisfait de cette solution.
En vous remerciant... »
En même temps que cette lettre, le psychiatre du C.P.
O.A. établit un compte-rendu d’entretien que voici. Ce
compte-rendu est adressé au Dispensaire de secteur.
« En France depuis l’âge de 16 ans, est allé au lycée au
Maroc et a été instituteur d’arabe à Rabat (grâce à un
ministre qui l’a aidé et à un instituteur français qui a joué
certainement un rôle dans sa venue en France.)
A Rabat, il n’était pas malade. En France, il a fait plu¬
sieurs tentatives de formations professionnelles manuelles,
et les conversions somatiques ont commencé. Depuis 11
mois, essais de stage d’électricité: il souffre de douleurs
dans le dos qui remontent à la tête, lui donnant envie de
tout casser, puis redescendant dans les bras. Devant ce
Origine ethnique et migration 91

problème, il a arrêté de travailler et a, en outre, renvoyé sa


femme au Maroc n’étant plus en mesure de s’occuper d’elle.
Auparavant, il avait été atteint de tuberculose. A Paris, il a
des amis qui semblent jouer un grand rôle. A Rabat, il n’a
que sa mère (père décédé).
Symptômes de conversion hystérique, bon niveau, possi¬
bilité de prendre un certain recul pour examiner ses problè¬
mes, contact facile: retour au domicile, indication de
consultation psychiatrique au dispensaire ».
En fait, le dispensaire de secteur, dès «réception» de
Mr. E. nous l’adresse avec cette simple lettre :
«Monsieur. Nous recevons le signalement de Mr. E. éma¬
nant du C.P.O.A. Il avait été adressé à Henri Rousselle
par le Dr. M. qui souhaitait, semble-t-il, une hospitalisation
en milieu psychiatrique... Je pense que Mr. E. bénéficierait
d’une prise en charge par vos services. Je vous adresse donc
l’ensemble des documents qui le concerne ».
Mais l’histoire de M. E. n’a pas commencé à l’hôpital L.,
voyons ce qu’il rapporte lors de notre premier entretien
au Centre Françoise Minkowska.
En septembre 1967, il arrive en France avec un contrat
de travail chez un restaurateur français: ce dernier n’est
autre que l’instituteur français qui l’avait aidé au Maroc et
qui, depuis son retour en France, s’est installé comme
restaurateur. C’est au décès de ce monsieur que E. se re¬
trouve seul, et commence à présenter des troubles.
Au Maroc, il avait obtenu son brevet d’études élémentaires,
il avait été marié (il a divorcé au début de sa maladie), et
a une fillette de 3 ans. Contrairement au certificat du
C.P.O.A., d’une part sa femme n’a jamais été en France et,
au Maroc, outre sa mère, il a six frères et sœurs dont ü est
l’aîné.
Très rapidement, la complexité du cas nécessite une
triple prise en charge: l’assistante sociale s’occupera de
décrypter et de résoudre le problème social, le médecin se
charge du traitement médicamenteux, et j’entreprends
avec lui une psychothérapie.
Cette prise en charge, qui va durer deux ans, passe par
différentes phases. Le premier arrêt de travail à cause de
92 Le Maghreb déchiré

sa maladie a lieu en juin 1970, au même moment il se


retrouve au chômage. On découvre, lors de l’hospitalisation
(pour constipation) une tuberculose ganglionnaire; il est
traité d’abord à l’Hôpital Laënnec pendant un mois, ensuite
envoyé au Sanatorium jusqu’en février 1971.
En janvier 1972, de nouveau un arrêt de travail pour
«lombalgie et asthénie». Il est hospitalisé à L. où l’on
diagnostique des séquelles de maladie de Scheuermann. La
convalescence durera jusqu’en mars 1972. En juillet, il est
envoyé dans un Centre de post-cure pour une « rééducation
professionnelle en électricité du bâtiment». Il abandonnera
son stage avant de l’avoir accompli «un peu découragé
et très anxieux ».
En mars 1973, la Sécurité Sociale lui propose un autre
stage qui va échouer de la même façon :
« Le jeune homme se plaint de la persistance de douleurs
multiples, cervicales, scapulaires, dorsales, lombaires, ainsi
que de vertiges. Ceux-ci cèdent après cinq jours de médi¬
cation par Tanganil, mais le malade reste anxieux, irritable
et son travail s’en ressent...
« Pour le moment, l’essentiel de la symptomatologie dou¬
loureuse paraît secondaire au déséquilibre musculoligamen-
taire, et l’on note un tout début d’arthrose ostéophytique
sur la partie antérieure des premiers disques dorsaux. Echec
de la médication...
« Malgré tous les efforts de ses professeurs et moniteurs,
et malgré les siens propres, Mr. E. a vu s’accentuer de jour
en jour son retard sur ses camarades de stage, ce qui aggravait
son état nerveux.
« A plusieurs reprises, il a été adressé au psychiatre qui a
toujours conclu à l’absence de toute maladie psychique
sérieuse. Les psychotropes sont restés de peu d’efficacité.
« On a donc jugé inutile de poursuivre plus longtemps
le stage qui aboutirait à un échec certain à l’examen, et
risquerait par contre d’être nettement préjudiciable sur le
plan psychique ».
Cette lettre du médecin-chef de son second lieu de stage
laisse percevoir les premiers éléments psychologiques dans
le problème de Mr. E. Elle a été écrite quelques jours
Origine ethnique et migration 93

seulement avant l’hospitalisation de Mr. E. à L., dont j’ai


déjà parlé plus haut.
Afin de citer tous les éléments, voici la lettre du médecin-
chef de la Sécurité Sociale à qui nous avions demandé
des renseignements concernant la maladie de Mr. E. :
«Mon cher Confrère. Nous connaissons Mr. E. Sghir
depuis déjà un certain temps, et avons essayé de l’aider en
lui proposant une formation professionnelle en électricité
du bâtiment. Ce stage de formation a été très mal supporté
en raison de vives douleurs rapportées aux séquelles d’une
épiphysite de l’adolescence portant sur D8. D9. L’impor¬
tance des difficultés nous paraît quelque peu dispropor¬
tionnée aux aspects organiques, et il y a aussi un certain
découragement dû à l’apprentissage ardu de la technologie.
« Pensez-vous que nous puissions avoir de meilleures chan¬
ces dans une autre tentative, peut-être plus simple et plus aisée
sur le plan des exigences physiques? J’aimerais connaître
votre avis. »
Nous voyons comment, tout au long de ces trois années,
Mr. E. n’a rencontré que des gens (médecin, assistante
sociale. Sécurité Sociale, employeur) prêts à lui venir en
aide. Pourtant, au bout de cette longue maladie qui le
mènera du Sanatorium (à juste titre, puisqu’il présente effec¬
tivement une tuberculose) à notre consultation psychiatrique
du Centre Françoise Minkowska, que s’est-il passé pour que
Mr. E. devienne agressif, revendicant et se fasse rejeter par
toutes ces instances, si bien disposées à son égard auparavant?
Qu’est-ce donc ce malade pour que les uns considèrent que
c’est «une sinistrose revendicative à manifestations agressi¬
ves paranoïaques» (lettre de l’hôpital L.), les autres qu’«il
présente des symptômes de conversion hystérique» (lettre
du C.P.O.A.) ou encore que nous avons affaire à une
«absence de toute maladie psychique sérieuse» (psychiatre
du Centre de post-cure), c’est-à-dire qu’il s’agirait d’une
simulation.
Il me faut ici présenter les éléments de ce cas qui, de
toute évidence, apparaissent comme des éléments de réalité
(lésion osseuse reconnue : scoliose dorso-lombaire) et ceux
d’ordre subjectif (majoration des symptômes, revendication).
94 Le Maghreb déchiré

Lors des entretiens que j’ai avec Mr. E. (parfois en français,


parfois en arabe), les plaintes somatiques laissent rapidement
apparaître un fond dépressif : depuis la mort de son « pro¬
tecteur», ü ne se sent plus capable de se débrouiller seul, il
a essayé de travailler dans des usines mais a vite abandonné.
Son protecteur (l’ancien instituteur français au Maroc) chez
qui il vit depuis son arrivée en France, s’est toujours occupé
de tout. En fait, ils vivaient en couple homosexuel depuis
plus de dix ans.
Les souffrances qu’il allègue et qui sont certes majorées,
sont réapparues au moment de son stage de formation : « le
mal de la colonne vertébrale monte dans la tête et dans les
bras, comme de l’électricité». Le seul élément subjectif de
cette plainte, c’est que Mr. E. ajoute : « c’est depuis ma tuber¬
culose que je suis comme ça. Avant, j’avais rien. C’est à
cause du travail ».
Ce que le médecin nomme «revendication sinistrosique»
n’est tout d’abord qu’une expression standardisée pour
exprimer une souffrance, comme je l’ai montré auparavant.
Il est difficile pour un médecin qui a devant lui des radio¬
graphies faisant état de « séquelles d’une maladie de Scheuer-
mann remontant à l’adolescence», de prêter attention à ce
type de revendications.
Ce qui est refusé, ce ne sont pas les troubles organiques
réels dont souffre Mr. E. mais l’interprétation qu’il en fait.
Cette confusion, ajoutée à l’agressivité croissante de Mr. E.
(qui souffre de ne pas être compris), aboutit à la lettre du
psychiatre du C.P.O.A. qui note « Je pense, puisque le
bilan organique est négatif... » c’est-à-dire que nous assis¬
tons à la négation pure et simple des séquelles traumatiques
qui sont à l’origine de cette revendication.
Si nous prenons l’explication en termes ethnopsychia¬
triques, nous avons affaire à un individu qui tente d’exprimer
un conflit psychologique (décès de l’ami — dépression) d’une
manière conventionnelle (somatisation, revendication). Or
ce moyen, d’une part insuffisant (Mr. E. n’arrive pas à se
socialiser même lors d’une formation professionnelle) et,
d’autre part « déculturé » (par l’interprétation que E. ajou¬
te à ses symptômes), lui est refusé par le psychiatre qui
Origine ethnique et migration 95

propose un autre modèle de défense standardisée : l’hystérie.


A aucun moment, on ne s’est préoccupé de la dimension
psychologique du problème posé par Mr. E. Même le psy¬
chiatre se contente d’émettre un diagnostic sur les seuls
symptômes somatiques. Mr. E. est considéré comme un
représentant typique de la classe « travailleurs nord-africains »
et soigné comme tel. C’est en tant que tel qu’il est adressé
à Minkowska.

Quel travail avons-nous accompli au bout de deux années


de prise en charge?
Tout d’abord, en séparant les problèmes psychologiques
des problèmes sociaux et somatiques, nous avons permis
à Mr. E. de trouver un lieu où il a pu exprimer ses difficultés
psychologiques sans passer par les différentes plaintesl.
Voici une lettre que Mr. E. a adressée à l’assistante
sociale au début de sa prise en charge à Minkowska. Il
écrit pour s’excuser de l’avoir agressée au cours d’une
consultation :
«Mademoiselle. J’ai beaucoup remercié le bon Dieu que
je ne vous avais pas fait de mal. En ce moment, je suis dans
ma chambre; j’ai pris 20 gouttes contre les nerfs; j’ai envie
de dormir... J’ai repris le travail seulement pour arranger
ma situation quotidienne. Les douleurs sont toujours
les mêmes.
«Mon docteur traitant m’a donné un certificat pour avoir
les soins, et aussi de refaire une formation. J’ai tout détruit.
« Cette dernière fois, je vous prie de me dire si j’ai le droit
d’avoir un reclassement?... Si je ne peux avoir tous mes
droits, je ne dérangerai,plus votre service, j’ai juré de tuer
et de me tuer soit à la Sécurité Sociale, soit au Service de
reclassement professionnel. »
Ainsi donc, l’inefficacité des défenses culturelles appa¬
raît comme dangereuse et angoissante : si on ne lui reconnaît
pas ses «droits», il tuera quelqu’un et se tuera par la suite.

1. Ces plaintes, tout en permettant, comme je l’ai montré, d’ex¬


primer de manière standardisée les conflits de l’individu, sont au cours
de la thérapie le plus souvent des résistances qu’il est nécessaire de voir
disparaître, ce qui prend parfois de longs mois.
96 Le Maghreb déchiré

A l’un des entretiens, il me dira : « il n’y a que comme ça


que ça marche, il faut leur faire peur».
Au bout de quelques mois, il reprend un travail et s’ins¬
crit à une formation professionnelle pour devenir aide-
comptable. Si les formations précédentes ont échoué c’est,
dit-il, parce que «je ne veux pas faire un travail manuel,
au Maroc c’est pas bien vu ».
Il décide de repartir au Maroc après son stage, et de s’y
installer définitivement. En ce qui concerne le reclassement
professionnel et l’échec aux deux tentatives précédentes,
la même approche est nécessaire.
Mr. E. souffre effectivement; il dit qu’il ne peut supporter
la station debout prolongée que nécessite l’apprentissage de
son nouveau métier.
«En position debout, on constate que malgré un équi¬
libre tout à fait satisfaisant du bassin, il existe des troubles
statiques sous la forme d’une scoliose dorso-lombaire à
concavité droite» (lettre du Centre de post-cure).
D’autre part, cette formation professionnelle l’aurait
confirmé dans son état de travailleur manuel qu’il refuse.
Le stage qui lui a été proposé à Minkowska, tout en étant
en rapport avec ses capacités réelles, tient compte de l’élé¬
ment culturel.
Mr. E. revint souvent au Centre Françoise Minkowska,
vêtu de neuf et balançant à bout de bras un cartable de
fonctionnaire, signe de sa nouvelle identité.
En conclusion, on peut dire que sa prise en charge à Min¬
kowska a été de type ethnopsychiatrique. En séparant le
problème social du problème psychologique, en considérant
d’une part Mr. E. comme un maghrébin transplanté et
d’autre part comme un individu ayant un problème psycho¬
logique dont il souffre, nous avons pu déceler ce qui est de
l’ordre de la souffrance réelle, et ce qui est de l’ordre de
la majoration!.
Des cas similaires abondent à la consultation, et s’il ne

1. Majoration et non simulation, car la majoration n’est rien


d’autre, dans ce cas, que la recherche de la «bonne manière» d’ex¬
primer son conflit.
Origine ethnique et migration 97

s’agit pas toujours de problèmes psychologiques ou psy¬


chiatriques, on assiste souvent à un désir, chez les praticiens
qui nous adressent ces patients, de se décharger de ces cas.

Observation 13
« Monsieur. Je me permets de vous adresser le dossier
de Mr. A. Compte-tenu des difficultés linguistiques, il nous
paraît souhaitable de vous envoyer le dossier, afin qu’un
psychiatre parlant arabe le prenne en charge.
« Il s’agit d’un marocain de 32 ans, qui ne travaille plus
depuis qu’il a eu un ’bouton’ à l’œil droit. Il est au chô¬
mage depuis trois ans, et espère obtenir une pension d’inva¬
lidité. Il est suivi par plusieurs médecins, consulte souvent
les services hospitaliers. Une psychothérapie a été entreprise,
mais rapidement abandonnée, car Mr. A. comprend diffi¬
cilement. Il a été vu au rythme d’une fois par semaine
pendant presque deux mois, mais rien n’a changé au niveau
des plaintes somatiques, notamment la phrase ’depuis ce
jour, c’est fini pour ma tête’. Croyez, Monsieur, en mes
sentiments les meilleurs ».
Ce patient nous a été adressé par un dispensaire d’hygiène
mentale qui l’a suivi et a, par ailleurs, prescrit un traitement
chimiothérapique. La lettre précédente est celle de l’assis¬
tante sociale.
Voici celle du médecin :
«Monsieur et cher Confrère. Je vous adresse Mr. A. qui
présente des troubles psychopathologiques diffus : asthénie,
insomnie, ralentissement psychique. Pourriez-vous le prendre
en charge? Je le déclare^inapte pour un mois. Bien confra-
temellement.»
Du dossier qui l’accompsigne, nous apprenons les éléments
suivants: en France depuis 1958, sa femme et ses quatre
enfants sont au pays. Très « gentil», il accepte tout ce qu’on
lui propose. Il vient parce que ça ne va pas depuis 3 ans, fait
des cauchemars, ne dort plus, n’arrive plus à travailler.
De l’âge de 17 ans à 29 ans, tout allait très bien, puis, à
la visite médicale du travail, on a trouvé une sorte de bouton
à l’œil droit; «depuis ce jour-là, c’est fini ma tête», «je
98 Le Maghreb déchiré

viens pour qu’on me soigne de ma maladie»l. Prescription:


Anafranil. Largactil.
Au cours des autres entretiens, le médecin notera simple¬
ment : « mêmes plaintes hypocondriaques ».
Voyons maintenant comment le patient rapporte son his¬
toire, au cours des quelques entretiens que j’ai eus avec lui.
Arrivé en France en 1958, il a travaillé comme ferrailleur
jusqu’en 1970, sans avoir jamais eu de problèmes impor¬
tants. C’est en septembre 1970 que tout a commencé,
après l’intervention chirurgicale sur son œil (prescrite après
une visite médicale obligatoire, dans le cadre du travail).
Il n’aime pas parler et le bruit le gêne («quand mes enfcmts
font du bruit, je suis obligé de sortir»).
Il fait souvent des cauchemars (voit des rats qui le mor¬
dent). Exprime son désir d’aller au Maroc pour les fêtes (Id
El Kebir).
Au cours du deuxième entretien, se plaint toujours de ses
yeux et d’avoir «les pieds lourds». Son activité onirique est
toujours importante (rêve de chutes dans le vide), et se
réveille dans la nuit. Par ailleurs, il a arrêté son traitement
médicamenteux.
Troisième entretien: Mr. A. est souriant. Malgré la persis¬
tance de sa plainte somatique, celle-ci est bien atténuée
et n’envahit plus son discours. Il rapporte deux rêves dont
il se souvient, mais ajoute : « ce ne sont pas des cauchemars ».
Il souhaite partir au Maroc vivre avec sa famille.
Mr. A est l’aîné de sa famille, il a été obligé d’abandonner
ses études (il était accepté à l’école d’instituteurs de Rabat)
pour faire vivre sa famille. Son père, qu’il présente comme
un homme chétif et fatigué, travaillait comme manœuvre
en Algérie. C’est depuis le décès de ce dernier que Mr. A.
fait des cauchemars. Il a même été soigné par des fquihs
au Maroc, mais sans résultat.
Au cours des entretiens qui suivront, Mr. A. continuera à
avoir des plaintes somatiques, les jours où il dit ne pas
pouvoir se souvenir de ses rêves.

1. J’utilise les termes et la chronologie des faits rapportés dans le


dossier établi par le psychiatre qui nous l’a adressé.
Origine ethnique et migration 99

Au dernier entretien, en même temps qu’il m’informe de


son retour définitif au pays, il «confesse» qu’il n’a jamais eu
de relations sexuelles en France car la religion l’interdit.
On assiste tour à tour, dans cette courte prise en charge,
à l’émergence d’un conflit psychologique lié au décès du
père (culpabilité, cauchemars, impuissance sexuelle) recou¬
vert par une revendication somatique qui apparaît comme
une rationalisation mais peu satisfaisante. Le retour au pays
est une tentative de résoudre le conflit de manière tradi¬
tionnelle: remplacer le père mort et s’identifier à lui; ce
qui l’autorise dès lors à une activité sexuelle interdite
jusqu’alors par la religion (du père).

Observation 14
H. Mohamed, 25 ans. Algérien. Arrivé en France en 1971,
il occupe plusieurs emplois (cinq employeurs différents en
trois ans). Quand nous le recevons, il est hospitalisé depuis
13 jours au service de médecine de l’hôpital B.
«Monsieur. Pourriez-vous avoir l’obligeance de voir Mr.
H. Mohamed, entré dans le service pour obésité récente
diffuse dont le début, d’après le malade, est très précis:
le 9 août où il dit avoir eu des céphalées, vertiges et impuis¬
sance sexuelle brutale.
«Il nous est difficile de comprendre et de faire parler ce
malade, peut-être serait-il plus en confiance avec vous. De
plus, son obésité est-elle réactionnelle à cette impuissance
qui a l’air d’avoir beaucoup marqué ce malade?
«Quels problèmes profonds auraient pu entraîner cette
impuissance, ou n’est-ce qu’un accident malheureux, pouvez-
vous le lui expliquer? Merci de ce que vous' pouvez faire
pour ce malade. »
Cette lettre est envoyée par le médecin. En effet, la date
du 9 août semble le point de départ de la maladie de Mr. H.
Ce jour-là, alors qu’il travaille en haut d’un échafaudage, il
est pris de vertiges et d’une forte migraine. Au cours de
l’entretien, il signale que son poids habituel est de 90 kg.
Il pèse actuellement 93 kg. D’autre part, ce n’est pas d’une
impuissance sexuelle brutale qu’il s’agit, mais qu’il ne peut
plus performer plusieurs rapports sexuels successifs, et qu’il
100 Le Maghreb déchiré

se sent moins «fort» (il fréquente des prostituées réguliè¬


rement depuis son arrivée en France),
Si cet «accident» ne s’était pas produit, il aurait dû
rentrer en Algérie auprès de sa famille, le 15 août. Là
encore, le conflit s’exprime dans la sphère sexuelle, comme
l’écrit T, Ben Jelloun, « l’impuissance est aussi perte d’identité
et de vie» (10). Le sexe se dit en arabe « nafss » (souffle),
«rouh» (âme). L’importance des troubles de la sexualité
chez les maghrébins est aussi à comprendre au niveau
symbolique par la perte du désir d’exister en dehors de
toute attache affective. Les patients qui souffrent d’impuis¬
sance sont toujours des hommes qui vivent seuls en France,
séparés de leur femme, et pour qui la sexualité consiste le
plus souvent dans des rapports frustrants avec des prosti¬
tuées. D’emblée, toute activité sexuelle tombe sous le poids
de l’interdit et ne peut donc être que culpabilisante. «La
plus haute des solitudes» n’est pas seulement celle de l’indi¬
vidu, séparé de son milieu, exilé de son pays et déculturé,
mais aussi de l’individu aux prises avec son inconscient, face
aux interdits que cette société ébranle constamment. Tahar
Ben Jelloun note qu’il y a un refoulement de l’agressivité
qui se retourne contre l’individu «et c’est là que la pulsion
d’autodestruction se manifeste sans toutefois qu’il exprime
de désir de suicide» (10), En effet, cette autoagressivité est
éveillée par le sentiment de culpabilité qui est toujours
sous-jacent. Si Ben Jelloun s’attache à chercher «les facteurs
pathogènes inhérents au système de l’immigration et qui
favorisent le déclenchement du symptôme», il me semble
plus important de permettre à l’individu d’exprimer cette
culpabilité inconsciente afin qu’il renoue avec son histoire
sans avoir besoin, pour cela, d’y laisser son sexe.

Observation 15
C. Ali, 44 ans. Algérien. Ce patient nous est adressé par
le S.S.A.E. (Service Social d’Aide aux Emigrants) «afin
qu’il puisse parler en arabe».
«Mr. C. est en France depuis 1963, il a subi plusieurs
accidents de travail (non reconnus). Il a été opéré trois fois
d’une hernie inguinal droite: en 1971 à l’hôpital de N.,
Origine ethnique et migration 101

en 1972 à V., et en 1973 de nouveau à l’hôpital de N. Après


son opération de septembre 1973, Mr. C. a eu un mois de
repos. Le 25 novembre 1973, il cesse de percevoir des
indemnités journalières sur avis du médecin-conseil. L’exper¬
tise du 14 janvier 1974 a eu pour conclusion «Apte à
reprendre une activité salariée le 26.11.73».
«Il semble très découragé, disant qu’il est trop malade
pour reprendre un travail (il a également mal à l’estomac)
et qu’ « il ne veut pas se faire hospitaliser».
Voici, en substance, le contenu de la lettre envoyée
par l’assistance sociale.
Nous recevons ce patient en avril 1974. Il n’est pas
retourné en Algérie depuis l’été 1970, à partir de cette date,
il est opéré tous les ans (1971, 72 et 73).
Depuis son arrivée en France, il a eu huit employeurs
différents (un par année de séjour en France) jusqu’au
moment où il commence sa maladie, et ne retourne plus
en Algérie pour les vacances.
En juillet 1974, il est de nouveau hospitalisé à N. pour
une nouvelle intervention chirurgicale. A son retour, il
persiste toujours des psychalgies multiples de type hypo¬
condriaque et lés revendications sociales sont toujours
importantes (il exige une invalidité).
En septembre, le problème social est résolu: il perçoit
une indemnité et à été remboursé de tous les frais médi¬
caux. Depuis ce moment, il ne revient plus à la consultation.

Observation 16
B. Azzedine, 27 ans. Algérien. Il est envoyé par son em¬
ployeur, et se présente em demandant à « aller en maison de
repos pour y suivre un traitement ».
«J’ai un complexe formidable, je rate ma vie. Je voulais
voir un psychiatre»; «je ne peux pas réussir dans mon
métier car, dès que je travaille, je suis sensible et très vite
je m’accroche avec quelqu’un».
Arrivé en France en 1972, il occupe plus de dix emplois
différents et n’a jamais travaillé plus de 4 mois au même
endroit (parfois il s’en allait au bout de quatre jours). Il
travaille quelque temps en province avant d’arriver à Paris.
102 Le Maghreb déchiré

Le plus souvent, il est licencié à la suite d’une bagarre.


Il dit de lui-même qu’il est timide et a très peu de contact
avec les gens; ü est célibataire et n’a eu que peu de rapports
sexuels («une vingtaine de fois»). Il souffre d’insomnie —
le médecin de son village lui prescrit du Valium —, actuelle¬
ment, il ne prend aucun traitement.
Il a eu une «enfance normale» et a poursuivi ses études
jusqu’à la fin du premier cycle du secondaire. A l’âge de
21 ans, il se met à boire et à se droguer (kif). En Algérie, il
travaille comme professeur d’éducation physique. A 25 ans,
il arrive en France et cesse de se droguer ( « ici, je ne peux
plus»), mais continue à boire de grandes quantités d’alcool
( « c’est à portée de la main » ).
Depuis cinq ans, il écrit beaucoup sur ses problèmes : ne
se sent pas à la hauteur, il aimerait ne plus être habité par
la peur («j’aimerais faire ce que je veux, être moi-même»).
Il a l’impression que les gens le regardent il s’affole et
s’enivre avant de sortir « pour s’encourager».
Sixième d’une famille de dix enfants, il dit avoir toujours
manqué de l’affection de sa mère; il se sent bien mieux
avec son père («on allait bosser ensemble»; «quand il m’a
vu sombrer dans l’alcool, on ne s’entendait plus, je l’ai
déçu, il comptait beaucoup sur moi»).
Une semaine plus tard, il arrive à l’entretien en disant:
«je fais toujours des choses que je ne devrais pas faire» et
m’annonce qu’il a quitté son travail. Il souffre d’une angine
et se sent très fiévreux. Vers 18 ans, il avait souvent des
angines qui le faisaient beaucoup souffrir mais plus depuis
7 ans. «Çà a repris après le dernier rendez-vous, après avoir
parlé». Quelques jours plus tard, il est hospitalisé en psy¬
chiatrie; après un séjour de 2 mois à Maison-Blanche, il
retourne définitivement en Algérie.

Observation 17
Z. Ahmed, 37 ans. Algérien. Il nous est adressé par
l’hôpital A.; nous recevons d’autre part un compte-rendu
d’examen psychologique.
«Il nous est difficile d’explorer les possibilités intellec¬
tuelles de Mr. Z. car les épreuves dont nous disposons ne
Origine ethnique et migration 103

paraissent pas bien adaptées, eu égard à la différence cultu¬


relle existante et au fait que Mr. Z. n’a pas été scolarisé.
« Cependant, nous avons appliqué quelques sub-tests de
l’échelle de performance de la WAIS: complètement d’ima¬
ges, cubes, code. J1 sera utile de corriger les résultats par
l’observation clinique...
« Les résultats obtenus ne semblent pas refléter les possi¬
bilités réelles de Mr. Z. et ces épreuves fournissent, par
contre, des indications sur les capacités de Mr. Z. à s’adapter
à une situation nouvelle pour lui, d’une manière satisfaisante
quoiqu’un peu lente...
«Conclusion; Mr. Z. a des possibilités intellectuelles
vraisemblablement normales, sinon assez bonnes. Mais son
fonctionnement apparaît marqué par la lenteur. Sa person¬
nalité comporte des aspects d’immaturité, d’anxiété, de
manque de confiance en soi dans un contexte névrotique
où dominent les traits phobiques. Il éprouve des difficul¬
tés relationnelles qu’il ne verbalise pas, qu’il aurait plutôt
tendance à nier (notamment au cours de l’entretien).
« Les difficultés qu’il éprouve concernant son élocution
et ses possibilités d’expression paraissent très largement
subjectives et en relation avec les aspects névrotiques
de sa personnalité.
« On pourrait éventuellement lui proposer, pour répondre
à sa demande, de suivre un enseignement d’alphabétisation
qui, en s’appuyant sur un apprentissage de la langue fran¬
çaise écrite, lui fournirait peut-être un moyen de se sécu¬
riser, et d’établir des relations à autrui à travers un matériel
assez concret et qui, de toute manière, lui sera utile. »
C’est le seul document que nous recevrons de sa consul¬
tation à l’hôpital A..
Au cours de l’entretien, il m’apprend qu’il aurait eu
« une paralysie de la langue » il y a dix ans. Son élocution
est normale, d’un rythme plutôt rapide. Tout en parlant
assez bien le français, il se plaint de difficultés d’élocution:
sensations de paralysie, de lourdeur de la langue; il pense
que sa langue est défectueuse car «en français et en arabe,
c’est pareil»; il aimerait qu’on procède à une intervention
chirurgicale.
104 Le Maghreb déchiré

Quand je lui demande de me donner un exemple de ses


difficultés d’élocution, ü répond : «je ne sais pas dire... arabe».
Arrivé en France en 1960, il travaille pendant deux années
consécutives, ensuite il repart en Algérie où il séjourne
jusqu’en 1967. A son retour, il est engagé comme chauffeur
dans une entreprise où il travaille toujours. Il semble bien
adapté à son nouveau mode de vie, mais, dit-il: «je m’en¬
tends pas très bien avec mes copains de travail parce que je
ne bois jamais d’alcool». «Eux boivent une bière ou un
rouge, et moi je bois toujours un café, alors on est pas
pareil ».
Il refuse catégoriquement d’admettre l’origine psychologi¬
que de ses difficultés, et demande l’adresse d’une orthopho¬
niste. C’est la seule fois qu’il se présentera à son rendez-vous.

Observation 18
D. Abdelkader, 32 ans. Ce patient, né en Algérie, est de
nationalité française: arrivé en France en 1962, il fait
son service militaire jusqu’en 1964 à Rouen. Il prend un
travail de manutentionnaire de 1964 à 1965. A cette
époque, il fait une maladie dont on sait très peu de choses:
il aurait été frappé par des noirs, et hospitalisé par la suite à
cause de douleurs à l’estomac qui lui donnaient des « dépres¬
sions nerveuses». Après quelques mois de travail à la SNCF,
il démissionne à cause d’une «maladie à la tête». Il travaille
par la suite 15 jours dans les usines SIMCA et quitte « à
cause des musulmans» (il est lui-même musulman). Après
plusieurs entreprises, il faitl un accident de travail en 1973.
Au bout de neuf mois de maladie, il reprend un travail
pour trois mois, jusqu’en juillet 1973.
Nous le recevrons en février 1974, sur la demande du
psychiatre qui le suit. Mr. D. supporte très mal sa nationa¬
lité française et dit qu’il vit «dans la misère depuis 1969»
(date des accords entre l’Algérie et la France). Il souffre
d’insomnies, pense qu’on lui fait prendre des drogues,
qu’on l’ensorcèle; il dit qu’on l’oblige à travailler et qu’on

1. C’est bien de «faire» un accident qu’il s’agit; l’accident est


souvent un des premiers symptômes de l’appel.
Origine ethnique et migration 105

veut le garder en France. Par moments, il parle en arabe


pour dire qu’on lui fait des choses dans son corps. Se sent
rejeté par les musulmans. Il a l’impression d’avoir perdu la
mémoire.
Il a tenté des démarches il y a quelques mois pour repartir
en Algérie, mais l’Ambassade a refusé en disant qu’il était
français et pas algérien. Ce même jour, il fut admis à l’hôpi¬
tal psychiatrique de Maison-Blanche.

Observation 19
A. Hadi, 41 ems, Tunisien. Mr. A. nous est adressé pzir la
consultation de psychiatrie du Centre hospitalier de L.
« Mon cher confrère. Je vous adresse en consultation
Mr. A. Hadi, hospitalisé dans notre service pour troubles
caractériels.
« Il est tunisien, en France depuis 4 mois et présente par
moments des phénomènes hallucinatoires : il croit voir sa
femme sortir avec quelqu’un d’autre, et qu’elle cherche à
l’empoisonner.
« D’après ses camarades, il a déjà été hospitalisé il y a
5 mois, en Tunisie, pour ces troubles. Malheureusement
je n’ai pu connaître ni le traitement, ni le diagnostic.
« En vous remerciant de ce que vous pourrez faire pour
lui... ».
En fait, Mr. A. est en France depuis 1969. Marié en
Tunisie, il a très peu vécu avec sa femme. Il y a quelques
mois, sa famille lui envoie une lettre recommandée pour
l’informer que sa femme le trompe. Resté huit jours « dépri¬
mé», il repart en Tunisie vpulant tuer sa femme. Il est
hospitalisé pendant 13 jours à Tunis.
Il dit qu’actuellemerit sa femme est en France : « elle
fait l’amour à Barbés avec les arabes, les algériens, les
tunisiens, les portugais, tout le monde». Elle lui a fait des
« s’hors » et tout le monde en parle.
C’est à la suite d’une crise élastique dans son foyer que
ses camarades le transportent à l’hôpital.

2. « SYNDROME DE MIGRATION » : UNE CRISE D’IDENTITE


La diversité de ces cas montre le rôle de la consultation
106 Le Maghreb déchiré

pour nord-africains du Centre Françoise Minkowska. A


l’image de l’hôpital psychiatrique au Maroc, on y adresse
les cas dans lesquels la dimension culturelle du conflit
semble prédominante.
Devant l’échec d’une prise en charge de type médical
ou psychiatrique dont on a vu la dimension acculturative,
le patient est adressé à notre consultation « afin qu’il y
parle dans sa langue ».
Or le simple problème linguistique n’explique pas cette
incapacité à entendre la demande du patient, car dans de
nombreux cas, le patient s’exprime convenablement en
français. La difficulté réside dans l’impossibilité pour le
praticien de séparer le discours sociologique-acculturatif
du discours psychologique. Il ne s’agit pas de dire que l’un
est une conséquence de l’autre, ou le contraire, mais de
déterminer le processus dynamique de leur rapport : un
comportement donné, fût-il un trouble psychopathologique,
peut n’être qu’un modèle culturel. Ce modèle culturel
va dans le sens d’un effort accompli par l’individu pour
exprimer un conflit idiosyncrasique de manière standardisée
(revendications sinistrosiques, symptômes hypocondriaques,
hystéroïdes... ) à des fins adaptatives. L’échec thérapeutique
provient du fait que le praticien non averti traite le symptô¬
me et non la structure. Comme l’écrit G. Devereux :
«L’incompréhensibilité du patient n’est pas une
qualité inhérente, mais une conséquence de la fausse
optique de celui qui cherche à le comprendre» (36,
p. 105).
« Je voudrais simplement souligner que la majorité
de nos erreurs de compréhension sont dues à l’illusion
que nous connaissons déjà le cadre dans lequel le patient
doit être compris, alors que nous ne le connaissons pas
encore » (36, p. 106).
Si nous avons vu comment, dans le cas de l’omnipra¬
ticien, cette particularité est de règle, il me reste à montrer
qu’en psychiatrie le problème est similaire. Les catégories
nosographiques des troubles de la transplantation englobent,
de manière indifférenciée, aussi bien la dimension psycho¬
logique que la dimension sociologique du problème. Il y
Origine ethnique et migration 107

a confusion entre les deux composantes du tableau. Le


comportement du migrant en voie d’adaptation est inter¬
prété comme s’il s’agit d’un comportement pathologique.
Le symptôme prend son origine dans le conflit psycho¬
logique de l’individu, mais il ne peut, à lui seul, nous rensei¬
gner sur la nature de ce conflit. Ainsi, on sait que généra¬
lement chez les nord-africains transplantés, les symptômes
somatiques sont fréquents mais, dans certains cas, ces
symptômes peuvent recouvrir un délire hypocondriaque,
dans d’autres un état dépressif, dans d’autres encore des
troubles psychotiques, et enfin (peut-être) une lésion
organique réelle.
L’observation de ces seuls symptômes somatiques ne peut
donc en aucun cas inférer un diagnostic psychiatrique.
Elle peut tout au plus donner une information sur l’impor¬
tance de l’élément acculturatif, comme je l’ai montré
précédemment.
L’adaptation du migrant à son nouveau milieu passe par
la restructuration de son Moi en rapport avec les nouveaux
modèles d’identification (Devereux, 36). Ce qu’il est impor¬
tant de souligner, c’est que les troubles qui pourraient
survenir sont une conséquence des modifications psy¬
chologiques auxquelles doit procéder l’individu, et non pas
seulement le résultat des normes imposées par l’extérieur.
Tant que l’environnement reste incompréhensible pour le
migrant ou, en d’autres termes, tant qu’il n’a pas accès à
certaines défenses culturelles de son nouveau milieu, le
migrant se maintient dans une adaptation superficielle:
il pourra vivre en France pendant des dizaines d’années,
et se contenter de connaître le chemin qui mène de son
hôtel à son lieu de travail sans même parler un mot de
français (observation 9).
Ce n’est qu’à partir du moment où il perçoit son envi¬
ronnement comme signifiant et qu’il accède aux défenses
culturelles françaises qu’intervient la nécessité d’une ré¬
élaboration de ses modèles. Cette réélaboration peut être
une conséquence d’un conflit psychologique (observation
12) ou même la cause d’un conflit psychologique (obser¬
vation 13).
108 Le Maghreb déchiré

Selon le cas, on aura affaire à un désordre ethnique ou


à un désordre idiosyncrasique. Cette distinction typolo¬
gique est essentielle pour le clinicien, comme le souligne
G. Devereux ;
« Ce qui importe donc, c’est que le psychotique ethni¬
que est contrôlable par des moyens essentiellement culturels,
alors que le psychotique idiosyncrasique n’est contrôlable
que par des moyens psychologiques » (38,p.61).
Ceci n’est pas seulement vrai dans le cas du psychotique,
mais généralisable à toute pathologie.

Observation 20
A. Ali, 37 ans, Tunisien. Ce patient nous est adressé par
le C.P.O.A. (Hôpital Henri-Rousselle) après que l’interne du
service ait avisé notre service social. Voici la lettre qui
accompagne le patient :
«Cher confrère. J-’ai vu aujourd’hui Mr. A., hospitalisé au
pavillon X... du 27 mars au 24 mai 1976. D’après les docu¬
ments entre mes mains, il avait été convenu que ce malade
soit suivi au Centre Minkowska, étant donné sa fcdble
compréhension du français. Il tenait cependant à revenir
au C.P.O.A. où il reçoit des médicaments (!), mais où il
voit, à chaque fois, un médecin différent.
«Pour l’immédiat, je lui fait un arrêt de travail de 3
semaines avec une ordonnance comprenant Akinéton,
Périactine, Théralène. Nous lui avons fait une injection de
75 mg de Moditen, son traitement habituel étant le Modécate.
Je lui ai demandé de consulter à votre centre dès que
possible. »
Les « documents » cités déms cette lettre se trouvent être
la réponse que nous avons écrite au service en question,
qui nous avait adressé ce patient hospitalisé pour « bouffée
délirante aiguë et risque d’évolution vers une psychose
hallucinatoire ».
Dans cette première lettre, le psychiatre ajoute ;
« Mr. A. viendra régulièrement à Henri Rousselle pour
son traitement neuroleptique retard (75 mg toutes les
3 semaines) mais, en raison de l’obstacle linguistique, je
préfère vous l’adresser ».
Origine ethnique et migration 109

Des observations faites au cours de l’hospitalisation nous


ont été envoyées. Je les cite en conservant leur ordre chrono¬
logique.

27/3/1976.
« Vient au C.P.O.A., accompagné par deux frères. ’Je
ne mange pas beaucoup, cigarettes beaucoup’. A repris
son travail de plongeur. Depuis une semaine, dit que ’ça
ne va pas dans la tête’. Raconte à son frère qu’en Tunisie,
ça ne va pas. Reste très figé toute la journée, le regard fixe,
quasi mutique. Sur le plan social ; vit chez son frère (celui-ci
a été traité dans le même service en 1975); ce frère paraît
très content des soins reçus à X... et aimerait qu’on fasse
aussi bien pour son frère. A admettre pour observation.
Mr. A. est assez réticent pour rester. »
29/3/1976.
« Accident de la circulation en avril 1975 avec, semble-t-il,
un traumatisme crânien et une fracture de la jambe. Le
début des troubles remonterait à cette époque. Eléments
délirants à thème d’empoisonnement : ’On me donne de la
viande de porc au lieu de bœuf, l’eau est transformée en
vin’. Ses parents et ses enfants ne vont pas bien. Syndrome
d’influence, sentiment que les gens l’entendent et qu’il les
entend. ’Ça ne va pas dans ma tête’. Hallucinations. Diffi¬
culté de verbalisation, et n’arrive pas à préciser ses diffi¬
cultés... »
Conclusion: «Délire à thème persécutif et d’empoison¬
nement, syndrome d’influence avec déclenchement des
troubles après un traumatisme crânien chez un travailleur
immigré ».
7/4/1976.
Cette fois c’est un médecin-psychiatre algérien qui le
voit en entretien; il écrit ceci :
« Contact très facile avec le patient, grandement facilité
par ma qualité de compatriote et par usage de la langue
arabe. Parle en effet très longuement, et sans réticence
aucune, des problèmes qu’il connaît depuis 8 mois. Tout
remonte en effet à un accident de la voie publique survenu
110 Le Maghreb déchiré

à cette date. Il évoque cet accident sans attitude revendi-


cante aucune. Il a tendance à plutôt incriminer, à l’origine
de ses troubles, des manœuvres maléfiques de sa belle-sœur...
« Il est tout à fait conscient de la nature morbide, ou du
moins anormale, de ses mobiles sans en faire une critique
parfaite. Il parle d’hallucinations, d’impressions de vécu
onirique, mais tout en s’en défendant et en renvoyant
la connaissance de la vérité au ciel; il ne peut s’empêcher
d’y adhérer, de le vivre, d’en être déprimé et d’accuser
une intervention étrangère. Il entend des voix qu’il ne recon¬
naît pas («peut-être des Jnounn»). Le tout est livré sans
réticence, sur un ton de complainte, et vécu de façon
dépressive. A noter que son frère et deux cousins germains
ont été atteints de la même maladie.
«Conclusion: Bouffée délirante à thème d’influence
de mécanismes essentiellement hallucinatoires, mais aussi
interprétatifs, évoluant depuis 8 mois, vécue sur un mode
très dépressif. »
12/4/1976.
« Amélioration thymique. Céphalées et troubles du som¬
meil. Hypnagogies? Hallucinations visuelles et auditives. »
27/4/1976.
«Permissions régulières chez son frère. Evoque le pro¬
blème des indemnités journalières, sa sortie et sa reprise
de travail. Allègue toujours céphalées, hallucinations visuelles
et auditives. Enorme obstacle linguistique. »
3/5/1976.
«Identification hallucinatoire à son frère, ou délire
à deux? »
12/5/1976.
« Amélioration nette sur le plan thymique. Persistance
des hallucinations. A noter toutefois une certaine distan¬
ciation par rapport aux phénomènes psychosensoriels avec
critique. Demande à reprendre son travail, car s’ennuie
ici. L’idée serait de le maintenir en hôpital de nuit, en
l’autorisant à aller travailler pendant la journée dans un
premier temps, et d’augmenter l’Halopéridol. »
Origine ethnique et migration 111

20/5/1976.
«Après concertation avec le Dr. D., nous décidons de ten¬
ter une réinsertion professionnelle selon le désir du patient.
Syndrome d’automatisme mental. Thème ; persécution. »
C’est donc la dernière observation qui précède de quelques
jours la consultation au Centre F. Minkowska.
Avant d’arriver à l’entretien que nous avons eu avec
Mr. A., je reprendrai les différents moments de son hospi¬
talisation et les conclusions qui en sont tirées par chaque
médecin.
En deux mois d’hospitalisation, Mr. A. va être vu par
six psychiatres qui, chacun de leur côté, établissent une
observation, voire un diagnostic.
Lorsqu’il arrive à la consultation, le psychiatre se contente
de l’hospitaliser pour «observation». Deux jours plus tard,
on note des éléments délirants, syndrome d’influence,
hallucinations et, en même temps, une difficulté de verba¬
lisation. En fait, le psychiatre ne comprenant pas l’arabe
et le malade parlant peu le français, il s’agit plus d’incom¬
préhension que de difficultés à verbaliser. Ceci est vérifié
par l’entretien qui a lieu 8 jours plus tard avec un psychiatre
algérien qui note : « contact très facile », « parle longuement
et sans réticence ».
De quoi s’agit-t-il dans cet entretien? Le patient invoque
l’accident de travail pour justifier un «délire» qui, cette
fois, s’exprime en termes culturels. Alors qu’au psychiatre
français, il dit qu’«on transforme la viande en porc», qu’il
entend «des voix», au psychiatre algérien, il dit qu’il est
ensorcelé par sa belle-sœur, qu’il entend « des Jnounn » et
ceci, sans aucune réticence.
Ceci est essentiel à la compréhension du cas. Car là non
plus, le patient ne parle pas de la réalité de son conflit. Il ne
fait que s’exprimer de manière elle aussi standardisée,
comme il le ferait avec un guérisseur traditionnel : au psy¬
chiatre algérien, il parle de manière culturelle, à travers
des modèles culturels : les Jnounn, l’ensorcèlement. Et
c’est comme cela que le psychiatre l’entend car il conclut :
« bouffée délirante à thème d’influence... typique chez les
nord-africains ».
112 Le Maghreb déchiré

Nous voyons dans ce cas la place secondaire que repré¬


sente l’élément linguistique. Le patient se présente sous une
«fausse identité» (Devereux, 36), mais qui peut passer
pour la vraie. C’est la condition indispensable pour que le
mécanisme de défense (car s’en est un) fonctionne : au
psychiatre français, il présente un certain discours, et au
psychiatre algérien, un autre discours. L’un et l’autre
prennent leur source dans un matériel culturel standar¬
disé d’origine différente.
Comment le diagnostic de «bouffée délirante» s’est
transformé, en un mois d’hospitalisation, en «syndrome
d’automatisme mental » ?
A première vue, rien dans les observations ne permet de
conclure par ce diagnostic; ce serait même le contraire.
Au fur et à mesure que les observations font état d’amélio¬
rations («/amélioration thymique; distanciation par rapport
aux phénomènes psychosensoriels... ), les éléments hallu¬
cinatoires persistent et cohabitent avec une demande
de reprise de travail.
Une lecture ethnopsychanalytique nous permettra
d’éclairer cet élément. Le 3/5/1976, l’observation fait
état d’« identification hallucinatoire à son frère ou délire
à deux». Le frère a effectivement fait une bouffée déli¬
rante un an auparavant, et a été soigné dans le même service,
avec succès, car il s’agissait effectivement d’une bouffée
délirante. C’est le modèle qu’utilise Mr. A. pour exprimer
son conflit. Il emprunte ce modèle que, d’autre part, son
frère lui proposel ; lors de la première consultation, le
psychiatre note: «ce frère paraît très content des soins
reçus à X... et aimerait qu’on fasse aussi bien pour son
frère ».
Lorsqu’il arrive à Minkowska, sa demande de reprendre
un travail est déjà bien installée. Il présente des symptômes
dépressifs évidents (asthénie, insomnie, n’a pas d’appétit).
Lors de son dernier voyage en Tunisie, sa mère était grave¬
ment malade, il se sent coupable de ne pouvoir lui venir en

1. J’ai montré la place que tient la bouffée délirante au Maroc, et


il semble que ce soit pareil en Tunisie.
Origine ethnique et migration 113

aide. Il exprime tout cela, en disant que c’est à travers des


rêves que tout cela lui apparaît: «je rêve que ma famille
a beaucoup de problèmes»; «je rêve que quelqu’un me
demande de faire venir ma famille, mais je ne veux pas le
faire». Chaque année, il rentre en Tunisie, et y séjourne
deux ou trois mois. En fait, depuis son arrivée en France,
en 1970, il n’a jamais pu s’adapter, il vit chez son frère
qui possède un commerce et lui permet de mener cette vie
entrecoupée de longs séjours en Tunisie.
Le 27 août, il se présente à la consultation et montre
un télégramme qu’il vient de recevoir de sa famille deman¬
dant qu’il rentre: sa mère est dans un état critique. Il
abandonne son travail et part sans attendre l’autorisation
de la Sécurité Sociale.

Observation 21
A. Mohamed, 45 ans. Algérien. Il nous est adressé par
l’hôpital psychiatrique de V.
Arrivé en France en 1973, il travaille quelques mois
et fait un accident de travail en décembre de la même
année. Il part en Algérie après avoir été hospitalisé quelques
semaines, et ne revient qu’en avril 1976 pour se faire hospi¬
taliser directement. Il nous est adressé en mai 1976 par
l’hôpital, avec la lettre suivante:
«Mon cher confrère. Comme convenu, je vous adresse
Mr. A. Pourriez-vous lui transmettre l’information suivante:
un médecin expert va être nommé prochainement pour
déterminer si la rechute actuelle est en rapport avec l’acci¬
dent de travail de 1973, et décider s’il y a lieu de lui verser
une pension, La famille est très revendicante à ce propos,
mais, quoi qu’il en soit, je ne vous cacherai pas que je suis
moi-même partisan qu’une indemnité, même minime, soit
attribuée à Mr. A. étant donné la structure familiale et la
place d’aîné qu’il occupe (ce qui ne l’a pas empêché de partir
en France, laissant la famille au frère cadet,,.). Il me semble
donc que Mr. A. est au-delà de toute thérapeutique, tant
médicamenteuse que psychothérapique, et je crains que
révolution ne se fasse vers une augmentation de la sympto¬
matologie psychiatrique — ce qui serait un moindre mal —,
114 Le Maghreb déchiré

mais vers une somatisation plus inquiétante car plus vitale ».


Si, dans l’observation précédente, l’élément culturel
servait d’écran au patient, ici, c’est le praticien qui l’utilise
à cette fin, et nous y voyons la fascination pour la dimension
culturelle.
Ainsi, ce patient, pour le psychiatre, ne peut bénéficier
d’aucun traitement, compte tenu de certains éléments
culturels qu’il invoque; structure familiale, aîné d’une
famille...
Mr. A., après son accident, rentre en Algérie avec l’inten¬
tion d’y rester définitivement mais, là-bas, il est confronté
à des problèmes avec sa famille: sa femme et ses enfants
vivent chez son beau-père et ce dernier refuse de continuer
à le prendre à sa charge s’il ne travaille pas. Au cours des
trois années passées en Algérie, il sera hospitalisé à plusieurs
reprises par la famille. C’est un médecin qui lui dira: «ta
maladie a commencé en France, ici on ne peut pas te
soigner»; la famille va appuyer cette affirmation et faire
en sorte que Mr. A. revienne en France.
En fait, Mr. A. présente un délire à minima, — fait des
épisodes confuso-oniriques depuis de nombreuses années —
qui disparaît sous traitement.
La revendication d’invalidité semble secondaire et n’être
que la demande de la famille.

Observation 22
Z. Lahcen, 31 ans, Marocain. Il nous est adressé par le
Consulat du Maroc avec cette lettre du médecin.
«Mon cher confrère. Mr. Z. Lahcen, âgé de 31 ans, a
présenté un accident de travail le 1/7/75: traumatisme du
pouce gauche, sans séquelles appréciables. Je l’ai vu cinq ou
six fois avec des confrères vacataires spécialisés et parlant
également sa langue régionale pour le persuader de reprendre
son travail, nous n’avons pu avoir aucune emprise sur lui : je
pense que vous aurez plus de chance que nous au point de
vue traitement adéquat et psychothérapie éventuelle.
« Un certificat médical fait par vos soins pourrait déclen¬
cher une expertise psychiatrique, et aider à résoudre le cas
de Mr. Z. qui paraît très complexe... »
Origine ethnique et migration 115

Dans ce cas, non seulement les médecins sont marocains


et parlent «la langue régionale» du malade mais, de plus,
la consultation a lieu au Consulat de son pays. Pourtant
ce cas est exemplaire pour nous éclairer sur la dimension
acculturative des phénomènes psychopathologiques.
Très vite l’accident de travail et les revendications sociades
passent au second plan, laissant apparaître un délire installé
depuis de nombreuses années. Mr. Z. est arrivé en France en
1957, où il est resté jusqu’en 1964. Célibataire, il ne retourne
que deux fois au pays (ses parents sont décédés, et il dit
ne pas s’entendre avec ses frères).
De 1964 à 1973, il résidera d’abord au Maroc, ensuite en
Tunisie et en Egypte. Il part ensuite pour l’Egypte et
demande la nationalité égyptienne qui lui est refusée.
Depuis son retour en France, il a été hospitalisé à V.
Actuellement, il est en conflit avec la Sécurité Sociale à
qui il réclame une pension. Il refuse tout traitement, nous
accuse de connivence avec les autorités et ne se présen¬
tera plus à la consultation.
L’accident de travail est intégré au délire de persécution,
mais permet en même temps de recouvrir ce délire. Le
médecin pense, en effet, qu’il s’agit là d’une situation
sociale complexe en rapport avec la revendication et le refus
de reprise du travail.
Ce que nous voyons dans ces cas, c’est qu’au delà des
«symptômes d’appel» et du vernis socio-culturel, il s’agit
d’une pathologie profonde. Z. de Almeida note que:
«Les crises de dépersonnalisation s’expriment par de
forts sentiments d’angoisse face au péril imminent de
désintégration de soi. Le sujet éprouve des impressions
d’étrangeté au niveau' de son corps, de sa vie idéo-affec-
tive et du monde extérieur» (32, p. 263).
Pour Le Guillant (74), la crise d’identification causée
par une désorientation temporo-spatiale fait partie de
«l’étiologie majeure du syndrôme de migration».
Chez pratiquement tous les auteurs, on retrouve l’impor¬
tance des troubles d’identification. Si cet élément est mis
en relief dans les différentes théories, il semble que le
clinicien oublie cette particularité pour tomber dans la
116 Le Maghreb déchiré

fascination du culturel, comme on a pu le voir dans les obser¬


vations précédentes.
« Les études statistiques limitées dans leur valeur
par les problèmes d’ordre numérique, se heurtent à un
autre obstacle, peut-être plus grave encore, celui de la
classification clinique des troubles mentaux observés
chez les migrants. L’application des systèmes noso¬
graphiques fondés sur des expériences faites parmi des
populations autochtones, et surtout européennes, s’est
avérée inadéquate; l’absence d’une relation obligatoire
entre une certaine symptomatologie et une évolution
précise de la maladie chez beaucoup de migrants... le
confirme; des syndromes paranoïdes ou confusionnels
qui laisseraient prévoir l’évolution d’un délire systématisé
chronique de type paranoïa ou d’un processus schizo¬
phrénique disparaissent souvent brusquement, et sans
laisser de traces lorsqu’ils se manifestent chez les trans¬
plantés» (11, p. 3).
C’est le cas de notre observation 20, où la symptoma¬
tologie schizophrénique a fait place à un état dépressif
accompagné d’anxiété. Que ce soit dans le cas de patients
qui présentent des troubles strictement désadaptatifs ou
ceux chez lesquels des troubles psychiatriques sont confir¬
més, le praticien semble confronté à une pathologie où
l’intrication des problèmes psychologiques et sociaux
empêche toute compréhension.
Nous avons vu la précarité du problème linguistique
qui est le plus souvent invoqué (observation 13); nous
avons vu d’autre part que l’élément culturel n’est généra¬
lement qu’un masque, certes important, mais qu’il est
nécessaire d’analyser en fonction de sa place dans l’histoire
du malade (observation 18). A travers ces mêmes observa¬
tions, nous apparaît l’importance des comportements
standardisés d’une part du point de vue sociologique, et
d’autre part du point de vue psychologique.
« La renonciation ou le déguisement de l’identité
sont... les défenses de choix contre la destruction puis¬
que c’est la connaissance de son identité qui révèle la
Origine ethnique et migration 117

vulnérabilité de celui dont on connaît l’identité» (De¬


vereux, 36, p. 121).
« L’incompréhensibilité, la non-communication calculée
et voulue représente... à la fois une manœuvre défensive
(protectrice) et une manœuvre agressive qui intimide»
(Ibid. p. 128).
Ceci nous explique la raison pour laquelle, même lorsque
le patient peut parler dans sa langue, il arrive que le problème
reste touffu et incompréhensible. Il semble que c’est ce
processus que Z. de Almeida nomme «la dépersonnali¬
sation exogène » :
«La désorganisation totale des rapports entre le Moi
et le monde extérieur provoque chez eux des crises de
dépersonnalisation ’exogène’ » (32, p. 263).
Nous avons vu que ce n’est pas une désorganisation totale,
mais une réorganisation en vue de protéger le Moi. Ceci
nous éclaire sur les troubles d’apparence schizophrénique
qui, le plus souvent, ne sont qu’une forme de cette fausse
identité.
«La dépersonnalisation exogène, nous l’avons déjà
assez répété, est l’origine et le moteur des troubles
à moyen terme de la transplantation. Face à ces pertur¬
bations, le psychiatre a l’impression de se mouvoir en
terre inconnue. Même si les tableaux cliniques se rappro¬
chent des entités nosologiques ordinaires, à évolution et
pronostic prévisibles, on est surpris par leur cours et leur
aboutissement tout à fait inattendus» (32, p. 264).
Nous avons vu, dans les cas exposés précédemment,
l’expression de cette labilité symptomatique. Les troubles
de la transplantation, qu’ils soient névrotiques ou psycho¬
tiques, ne sont parfois que des manifestations cliniques
correspondant aux désintégrations et aux réorganisations
successives du Moi. Ils peuvent passer d’un syndrome à
un autre (observation 12), s’effacer complètement ou réap¬
paraître sous d’autres formes.
Berner signale, entre autres, que les troubles mentaux
des migTcmts se distinguent par exemple souvent par leur
caractère plus émotionnel et démonstratif, voire hysté-
118 Le Maghreb déchiré

riforme, de la schizophrénie ou de la mélancolie, et cela


malgré les contenus paranoïdes ou dépressifs qui sont
très semblables.
«Il semble, par conséquent, plus prudent de partir
tout d’abord d’une description purement clinique des
tableaux observés, comme le font en général les Ecoles
françaises, pour n’établir que par la suite le rapproche¬
ment avec des entités nosographiques précises. On évite
ainsi d’attribuer prématurément certains troubles mentaux
des transplantés à des psychoses circonscrites, comme le
font certains auteurs en incorporant des délires de persé¬
cution à la schizophrénie, ou des dépressions de «déra¬
cinement» à la mélancolie classique» (11, p. 13).
C’est ce que j’ai tenté de démontrer dans les pages précé¬
dentes. Si la transplantation est un facteur important
dans les troubles psychologiques des migrants, il faut
savoir lui accorder une juste place. Il est dangereux pour le
clinicien de considérer la transplantation comme néfaste,
et ce, de manière globale. Cet a priori laisse peu de place
au discours du patient et au rôle que joue effectivement,
dans son cas particulier, l’influence morbide de la trans¬
plantation.
Il me semble donc que l’approche dynamique, comme l’a
clairement mis en évidence Le Guillant (74), se prête plus
facilement à l’étude de ces troubles. Tout en réfutant les
anciennes théories voulant expliquer la morbidité unique¬
ment par une prédisposition préalable chez les migrants,
elle tient compte de la désorientation spatio-temporelle
du migrant et des crises d’identité déclenchées par le saut
d’un système de valeurs à un autre.
«Les mesures à prendre découlent de cette situation
des transplantés. La prophylaxie tentera d’éviter l’iso¬
lation, l’abaissement du statut social, la dislocation des
liens familiaux, la séparation complète du milieu d’origine
et le séjour dans des logements provisoires. Les thérapeu¬
tiques ne diffèrent pas des méthodes habituelles, mais
la présence d’un personnel parlant la langue du migrant
et conscient du rôle rassurant qu’il doit jouer augmentera
le nombre des succès...» (11, p. 8).
Origine ethnique et migration 119

Cette conclusion de P. Berner me paraît correspondre


à ce qui serait le plus souhaitable en ce qui concerne la
pathologie strictement « désadaptative ».
L’apparition des phénomènes psychopathologiques à la
suite de la transplantation qui semblait, pour certains ,
un phénomène social bien précis est d’une grande complexité
et loin d’être totalement circonscrite.
L’ethnopsychiatrie nous apporte une méthodologie
et une nosographie susceptible d’en éclairer certains aspects
et de soulever des questions nouvelles. Il n’en reste pas
moins que le clinicien se doit, d’abord, de faire appel
à son sens de l’observation face à un patient qui, même
s’il est issu d’une culture différente est d’abord un individu
porteur d’une identité qu’il se reconnaît. C’est à travers
ses fantasmes et sa parole sur lui-même que l’on peut
dépasser le discours psychiatrique et social sur le migrant
et aboutir à une prise en charge réelle des patients qui
nous sont adressés.

3. PSYCHOTHERAPIE ET ETHNOPSYCHANALYSE
Si à certains moments dans cet ouvrage, l’individu semble
passer au second plan, laissant la place à des préoccupations
plus ethnologiques, ce n’est que pour mieux y revenir
sans jamais oublier que l’individu est toujours inscrit dans
un groupe et une culture à travers lesquels il se reconnaît.
De même que l’inconscient ne se promène pas « tout nu»,
qu’il s’exprime à nous dans les rêves, les comportements ou
le langage, en fin de compte à travers un matériel culturel,
il nous faut reconnaître à ce langage culturel (coutumes,
croyances, mythes, religions, ...) la capacité d’exprimer
au moins en partie la structure psychologique de l’individu.
Les mécanismes inconscients mis en jeu dans telle ou telle
pratique culturelle nous renseigne sur les processus défensifs
les plus facilement utilisables dans ce groupe. La capacité de
l’individu à faire usage de ces défenses culturelles nous
renseigne plus sur son adaptabilité au groupe, que sur son
identité.
Si j’ai fait appel tout au long des chapitres précédents
aux concepts ethnopsychiatriques, c’est pour illustrer ces
120 Le Maghreb déchiré

mécanismes de défense culturels qui tendent à maîtri¬


ser l’individu et à lui faire perdre le sentiment d’individua¬
lité. La maladie mentale fait partie des marginalités les plus
inquiétantes pour le groupe; chacun peut s’identifier au fou
et l’acceptation ou le rejet qu’il provoque, exprime aussi la
dimension sociale et le statut de la folie qu’il porte. Le
guérisseur qui soigne un malade par des traitements tradi¬
tionnels et lui permet de se réinsérer dans le groupe, au
delà de l’intervention magique de sa pratique, exerce en
tant que mandataire de ce groupe auprès du malade. Par
cette action, il réintroduit le discours de la culture et réinstau¬
re l’individu dans une histoire. Il nomme la maladie et lui
donne un statut; l’intervention symbolique de l’écriture
sainte (versets du Coran) ou de la parole chamanique n’est
jamais fonction de la seule vie réelle de l’individu, m£iis
aussi de sa fonction sociale et du désordre que son trouble
pourrait entraîner: l’intervention du guérisseur ne néglige
en rien ce que notre psychiatrie occidentale nomme «le
danger pour autrui» à savoir l’équilibre social.
Mais l’ethnopsychiatrie n’a pas seulement pour fonction
d’épingler le «désordre ethnique» ou le «négativisme so¬
cial» pour illustrer les concepts en action. Si cet aspect
méthodologique favorise la compréhension d’une psycho¬
pathologie culturelle telle que la bouffée délirante au Maroc
ou certains troubles de la migration en France, l’ethno¬
psychanalyse ouvre également le champ à une pratique
psychothérapique originale.
La possibilité de fournir au patient une écoute « culturelle »
sans pour autant qu’il disparaisse comme sujet dans la rela¬
tion, favorise la médiation au cours des premiers entretiens
et permet la poursuite du traitement qui sans cela, est
souvent interrompu.
Dans une pratique interculturelle, la demande elle-même
est formulée en termes de culture où il faut certes lire les
résistances de l’individu mais aussi le discours de patient
sur lui-même, sa manière d’être particulier ou son désir
de le devenir.
C’est en faisant usage de sa particularité (le symptôme
fait partie de cette particularité) que le patient participe
Origine ethnique et migration 121

à rinstauration de la relation thérapeutique. C’est au


psychothérapeute que revient l’obligation de se défaire
de ses convictions théoriques afin d’entendre cette parti¬
cularité garante de l’établissement du transfert. Je voudrais
présenter maintenant le cas d’une patiente où la dimension
culturelle du conflit obscurcissait le tableau clinique,
jusqu’au moment où la patiente a été à même d’exprimer,
de manière plus authentique, ses sentiments et ses angoisses.

Observation 23
Madame Bemous est envoyée par un hôpital parisien
après un séjour de quelques jours en observation; elle avait
fait une crise chez elle, les voisins ont appelé Police-Secours
qui l’a conduite à l’hôpital.
Après ces quelques jours d’observation, on a conclu à
une crise de type hystériforme chez une jeune marocaine
récemment transplantée. Elle a été renvoyée chez elle,
avec un traitement de Valium 5 et un rendez-vous pris
pour la consultation de notre service. Ces éléments nous
sont donnés par l’hôpital lors de la demande de rendez-vous.
Pour le premier entretien. Madame Bemous est accom¬
pagnée par une assistante sociale. Madame B. est une jeune
femme de dix neuf ans née à Casablanca (Maroc) et arrivée
en France depuis un an, pour y suivre l’homme qu’elle
vient d’épouser. Jolie, elle est habillée harmonieusement
et semble détendue. Elle s’exprime facilement et possède
un vocabulaire très riche, preuve d’un bon niveau socio¬
culturel! .
J’apprends qu’elle a fait des études en arabe classique
d’un niveau équivalent' à un premier cycle secondaire.
Fille aînée d’une famille de cinq enfants, elle n’avait jamais
quitté la maison de son père jusqu’à son mariage. Elle
avait même poursuivi ses études chez elle, avec l’aide de
son père, à l’exception de deux années à l’école primaire.
Elle ne sortait qu’accompagnée, et le plus souvent pour des
promenades familiales. La maison paternelle possédait un

1. Elle utilisait beaucoup de mots en arabe classique, alors qu’au


Maroc, c’est l’arabe dialectal qui est utilisé.
122 Le Maghreb déchiré

grand patio qui suffisait amplamant à ses distractions.


Connaissant Casablanca, je me demandais comment une
jeune fille pouvait supporter d’être quasiment cloîtrée,
alors qu’à l’entendre et compte tenu des conditions dans
lesquelles elle avait fait ses études, eUe devait posséder une
grande vivacité intellectuelle et probablement une grande
curiosité.
Je lui dis mon étonnement. Elle répondit que son père
disait que les filles qui sortent seules deviennent très rapide¬
ment dévergondées. Elle-même a vu dans la rue des filles
en pantalon et que cela prouve bien que son père a raison.
De toute façon, elle est l’aînée et se doit de donner l’exem¬
ple à ses autres sœurs; de plus, comme elle est d’accord
avec ce que dit son père, elle n’a aucune difficulté à res¬
pecter cette manière d’être.
Malgré la conviction qu’elle met dans ses paroles, je
gardai mes doutes et lui demandai dans quelles conditions
elle avait connu son mari.
Il y a un peu plus d’un an, Mr. Bernous arriva chez
elle et lui fut présenté comme un ami de son père. Avant
même de savoir la raison de sa visite, ce monsieur lui plut.
Elle me dit : « mon cœur le voulait ». Elle eut alors le pressen¬
timent que c’était pour elle qu’il était venu. Au cours de son
séjour, il lui parla à plusieurs reprises et lui laissa entendre
qu’il serait heureux de l’épouser. A la fin du séjour, après les
présentations officielles, son père donna son accord pour
le mariage. Un mois plus tard, après son mariage, elle accom¬
pagna son époux en France.
Elle ajouta qu’elle était très heureuse avec son mari, car
elle était sûre de l’aimer. Mr. Bemous vit en France depuis
dix ans; il a 37 ans et sa première femme l’a quitté, il y a
trois ans, le laissant avec un enfant de deux ans, qu’il mit
chez une nourrice française. Il s’est remarié car il souhaite
reprendre son petit garçon.
Pourquoi donc la première femme est-elle partie? Son
mari lui a dit que cette femme était folle et qu’elle est
repartie au Maroc.
Ainsi elle m’apprend qu’en quelques jours elle a quitté
sa famille, remplacé une femme folle et se retrouve mère
Origine ethnique et migration 123

d’un garçon de cinq ans. C’étaient d’assez bonnes raisons


pour montrer une certaine lassitude, une fatigue justifiable
et tomber dans la maladie. Je pensais tenir là les premiers
éléments conflictuels qui pouvaient expliquer le déclenche¬
ment de ces crises. Mais elle n’avait toujours pas parlé de sa
maladie, et je la laissai continuer librement.
L’entretien se poursuivit : elle me parla de sa vie au Maroc,
de ses premiers mois en France, toujours de manière déten¬
due. C’est ainsi que j’appris qu’elle a les meilleures relations
du monde avec son mari, qu’ils s’entendent bien sexuelle-
mentl. Il est très prévenant avec elle, lui achète tout ce
dont elle a besoin. Ils ne veulent pas avoir d’enfants pour le
moment car ils ont besoin d’améliorer leur situation finan¬
cière rendue difficile par le mariage.
Elle a eu quelques difficultés, au début de son séjour,
avec le jeune garçon car il ne parle que le français, mais
petit à petit il s’est attaché à elle et ils sont arrivés à se
comprendre.
D’autre part, une assistante sociale qui s’occupait aupara¬
vant de l’enfant l’a inscrite à des cours de français. Elle aime
beaucoup y aller, d’autant plus que c’est pratiquement
sa seule activité.
Le tableau qu’elle me traçait de sa vie me laissait l’impres¬
sion d’avoir devant moi une jeune femme intelligente,
équilibrée, heureuse de sa situation et qui assume assez
bien sa nouvelle vie de femme-mère transplantée. La crise
avait dû être un malaise passager, rapidement interprété par
un médecin trop zélé de « crise hystériforme » typique des
maghrébins. De plus elle n’avait présenté aucune crise
pendant son séjour à l’hôpital.
Je me décidais alors à l’interroger sur cette crise dont elle
ne me disait toujours rien, après une demi-heure d’entretien.
Elle se souvint tout d’abord qu’elle en avait fait d’autres
auparavant; elle avait des vomissements tous les matins, se
sentait souvent nauséeuse et avait l’impression d’une boule
dans la gorge. Son médecin traitant lui avait prescrit des médi-

1. Il m’apparut par la suite que cette phrase «passe-partout»


était un moyen de ne pas parler de sa vie sexuelle.
124 Le Maghreb déchiré

caments mais les malaises n’avaient pas cédés. Le jour de la


crise, elle se sentait pas très bien. Ayant eu un étourdisse¬
ment, elle avait sonné chez les voisins. Ceux-ci, en ouvrant
la porte, l’avaient trouvée en pleine crise.
Pendant son hospitalisation, elle n’avait eu aucun malaise,
grâce aux injections qu’on lui avait administrées. Elle se
sentait soulagée, reposée et les infirmières s’étaient très
gentiment occupées d’elle.
Je lui demandai ce qu’elle pensait de ces crises et de leur
évolution. Elle me répondit qu’elle ne savait pas trop, mais
que c’était probablement son estomac ou son cœur. Son mari
lui avait laissé entendre que c’étaient des Jnounn, mais elle
n’en était pas sûre: ça pouvait être des Jnounn mais elle
n’avait jamais voulu de mal à personne et ne voyait pas qui
pourrait lui en vouloir.
Je lui dis que je souhaitais la revoir, accompagnée de son
mari afin qu’il m’informe sur les crises qu’elle avait eues
auparavant, et dont elle ne me disait pas grand chose. Nous
prîmes rendez-vous pour la semaine suivante.
Ce premier entretien m’apportait beaucoup d’informations,
mais je restais avec un sentiment très imprécis, comme si
pendant les trois quarts d’heure de l’entretien, elle m’avait
envahi d’informations qui m’avaient beaucoup intéressé, et
n’avaient laissé aucune place à l’écoute thérapeutique. Le ni¬
veau intellectuel, l’aisance dans le langage et la maturité
qu’elle montrait face à certains problèmes ne semblaient
pas correspondre avec cette relation de dépendance très
importante qu’elle exprimait à l’égard de sa famille, et plus
précisément de son père. De même, elle manifestait un
grand attachement aux valeurs traditionnelles, et néanmoins
exprimait de l’attachement et de l’amour pour son mari.
L’allusion rapide aux Jnounn donnait au tableau la di¬
mension culturelle suffisante pour me faire poser la question
de la symptomatologie : quelle place prenait la dimension
culturelle dans le conflit individuel de Madame Bernous
(attachement infantile au père, séparation trop brutale
avec le milieu familial, etc.)?
Les crises, les vomissements, les douleurs diverses étaient,
à 1 évidence, des symptômes hystériques à expression
Origine ethnique et migration 125

somatique. La référence aux Jnounn et le doute qu’elle


exprimait à cet égard reflétait la même dissonance que celle
notée précédemment. Comme si la patiente hésitait entre
deux discours: l’un, qui lui serait personnel, et l’autre,
culturellement suggéré.
L’imprécision que je ressentais provenait de cette disso-
nemce dans laquelle je m’étais laissé prendre.

Second entretien
Madame Bemous est accompagnée par son mari et le jeu¬
ne enfant. Le couple entre dans mon bureau, et je suis frappé
par le changement d’attitude dans la présence de Madame
Bemous. Elle me semble tendue, prostrée dans son fauteuil,
elle garde les yeux baissés et ne dit pas un mot. Le mari, au
contraire, est très à l’aise et me regarde avec un petit sourire.
Après quelques minutes. Madame Bemous sort de son
silence pour me dire que ça va un peu mieux, mais qu’elle
a toujours des nausées et se sent faible. Je lui dis que je la
trouve plus tendue que la fois précédente. Le mari inter¬
vient en disant que, pour cette maladie, l’une des choses
qui soignent bien sont les injections.
Je lui demande ce qui lui fait dire cela: il répond qu’il
sait de quoi sa femme est malade, il sait aussi comment la
guérir, mais qu’il ne peut rien dire devant elle. A ce moment.
Madame Bemous montre des signes d’angoisse, bouge dans
son fauteuil et demande à sortir. Je la laisse faire.
Le mari se lance alors dans une longue explication. Sa
femme est possédée par les Jnounn et il le sait depuis
longtemps. C’est à lui qu’ils en veulent, mais comme il est
trop puissant, les Jnounn s’attaquent à son entourage.
C’est pour cela que sa première femme est devenue folle.
Pour protéger son fils, il l’a mis chez une nourrice française
pour que les Jnounn ne le trouvent pas. Il sait tout, me dit-il.
Il connaît les Jnounn, un par un; ceux qui s’attaquent à sa
femme sont des «musulmans», ils n’osent pas s’attaquer à
lui. Il est seul à pouvoir guérir sa femme, mais pour l’ins¬
tant il ne le peut pas, alors il faut maintenir les Jnounn
inoffensifs par les injections. Il comprend le langage des
Jnounn et les pressent avant leur arrivée.
126 Le Maghreb déchiré

Tout jeune déjà, les Jnounn s’attaquaient à lui, mais


n’ont jamais pu l’atteindre. Il est protégé par l’esprit de son
grand-père, et c’est grâce à l’esprit du grand-père de sa
femme qu’il va la soigner.
Comment les Jnounn s’attaquaient-ils à lui quand il
était enfant? Pourquoi? D’où possédait-il ce pouvoir?
En quoi cela consistait-il? Malgré une réticence à parler
des choses qui le concernaient plus précisément, il m’expli¬
qua que les Jnounn étaient partout dans sa maison, mais
qu’ils ne s’attaquaient à sa femme qu’en son absence.
D’ailleurs, il ne lui en parlait pas pour ne pas l’inquiéter.
Il ne fallait pas qu’elle sache de quoi elle était malade.
De toute manière, il ne pouvait pas tout me dire.
Au cours de l’entretien, ü parlait avec une grande certi¬
tude, sur le mode de la confidence entre collègues au sujet
d’une patiente. A aucun moment, il ne me parut inquiet:
il parlait d’une personne qui lui était étrangère et ne se
sentait nullement concerné en tant que mari. J’avais tota¬
lement oublié la femme pendant la durée de son monologue,
tout mon intérêt s’était centré sur Monsieur Bernous.
Il présentait un discours de type paranoïaque, et, bien
que le thème soit culturel (les Jnounn), il exprimait par là
un conflit qui était le sien propre. Et c’est de cette dimension
individuelle qu’il refusa^it de me parler, se contentant de
mettre en avant la maladie de sa femme et l’interprétation
très particulière qu’il en donnait. Il ne montrait aucune
affectivité et aucune sensibilité dans son discours, et c’est
cela qui m’inquiétait.
Je pris beaucoup de précautions pour lui dire qu’il
jouait certainement un rôle dans la maladie de sa femme,
qu’il savait probablement des choses la concernant, mais
elle nécessitait néanmoins un traitement, et je souhaitais
la voir toutes les semaines si elle était d’accord.
Je fis rentrer Madame Bernous, et lui rapportai l’entretien
que je venais d’avoir avec son mari. Contrsiirement au
premier entretien, elle me dit qu’elle était possédée par les
Jnounn, qu’il fallait des injections en attendant d’être guérie
au Maroc. Elle ne montrait plus aucun doute à cet égard.
Tout en craignant d’être présente pendant que le mari
Origine ethnique et migration 127

parlait, elle me tenait quelques minutes plus tard les mêmes


paroles.
D’où venait donc cette crainte? Le mari ne parlait pas des
Jnounn en présence de sa femme, or elle me présentait le
même discours, comme si elle et lui s’ignoraient volontai¬
rement. Ils me demandaient implicitement d’assurer le lien.
En quelque sorte, j’assurais le lien culturel entre le
délire de Monsieur Bemous et la maladie de sa femme.
Monsieur Bemous attendant de moi que je confirme son
«diagnostic», et Madame Bemous que je reconnaisse sa
maladie dans un registre culturel.
Ils m’assignaient une place: le référent culturel qui
comprend la croyance aux Jnounn, contrairement au
médecin français. D’ailleurs, tous les deux me demandaient
d’intervenir auprès du médecin afin qu’il prescrive des
injections.
Avant de rapporter le troisième entretien, je parlerai des
difficultés qui ont surgi après l’entretien avec Monsieur
Bemous.
De toute évidence, il présentait des troubles psychologi¬
ques importants; il utilisait la croyance aux Jnounn de
manière délirante, et à des fins purement subjectives. Cette
manière d’appréhender ce trait culturel n’est pas coutu¬
mière, comme nous le verrons plus loin.
La demande initiale concernait la femme, mais après
avoir entendu le mari, je ne savais plus qui des deux néces¬
sitait une prise en charge. Monsieur Bemous qui, malgré
son délire, menait une vie en apparence équilibrée et ne
faisait aucune demande, ou sa femme dont la maladie est
d’évidence un symptôme d’appel et qui exprime son besoin
à être soignée?

Troisième entretien
Madame Bemous est anxieuse car ses symptômes sont
réapparus malgré le traitement médicamenteux qu’elle
poursuit. Elle n’a envie de voir personne et reste toute la
journée chez elle sans se changer, ni même se coiffer. Elle
ne sort de chez eUe que pour aller chercher l’enfant à
l’école.
128 Le Maghreb déchiré

Les Jnounn lui en veulent, elle fait des cauchemars;


elle a l’impression que son cœur va éclater, a des nausées et
la sensation d’un corps étranger dans la gorge qui l’empêche
de manger.
Je lui dis que je pense que sa souffrance est authentique
mais, qu’à mon avis, ce ne sont pas les Jnounn mais proba¬
blement une grande tristesse qu’elle n’arrive pas à exprimer
autrement.
Elle associe aux événement survenu quelques semaines
auparavant; elle se trouvait chez une amie et écoutait de
la musique marocaine; soudain elle eut envie de pleurer
et malgré de gros efforts, ne put s’en empêcher. Son amie
lui dit qu’il fallait qu’elle se laisse aller à ses pleurs, que
ça la soulagerait.
Depuis elle n’y est pas retournée car lorsqu’elle a raconté
cet événement à son mari, ce dernier lui a dit que son amie
était certainement de connivence avec les Jnounn, ce qui
est probable car, ajouta-t-elle, elle s’était sentie possédée
par eux.
Je lui dis qu’elle était certainement prise par quelque
chose qu’elle sentait comme étrange, mais que c’était
probablement sa tristesse, des sentiments trop forts pour
qu’elle puisse les maîtriser, ou même en parler.
Elle se mit à pleurer et me dit qu’elle ne pouvait plus
écouter de la musique marocaine sans penser à sa famille
et à la maison de son père, où elle avait pour habitude
d’écouter de la musique avec ses sœurs.
Je lui dis que c’étaient des sentiments de la sorte qui
restaient bloqués dans sa gorge et qu’elle nommait Jnounn,
comme son mari. Je pensais que des entretiens l’aideraient à
pouvoir les exprimer à sa manière. A la fin de l’entretien,
nous décidâmes d’un rendez-vous fixe pour les semaines
suivantes.

Discussion
Elle porte sur ces premiers entretiens que je considère
essentiels pour la mise en place de la thérapie, et au cours
desquels le discours de la patiente s’est peu à peu transformé,
allant du tableau de la conversion hystérique à celui d’un
Origine ethnique et migration 129

état dépressif réactionnel, tel qu’elle l’exprimera au cours


des séances suivantes.
Mais avant d’aborder le vif du sujet, j’aimerais dire ici
qu’il ne s’agit nullement de l’analyse de l’histoire de ce cas,
ni même de l’exposé du déroulement et de l’évolution de
la thérapie.
Madame Bemous fait usage, tout d’abord, d’un matériel
culturel compréhensible : ses symptômes somatiques. La
symptomatologie hystérique trouve une réponse adéquate,
au moins momentanément, au cours de l’hospitalisation.
Elle n’y fait aucune crise et se dit satisfaite de son séjour
à l’hôpital.
Ce que Madame Bemous exprime en ma présence est,
en quelque sorte, une recherche de la bonne manière d’ex¬
primer son conflit. Le fait que je parle arabe favorise ma
compréhension de phénomènes qu’elle considère inutiles
et incompréhensibles pour un thérapeute occidental. Elle ne
parle pas de Jnounn à son médecin, ni même à l’hôpital.
C’est un désordre ethnique qui n’a de sens que s’il est compris
par la personne qui est en face. C’est en cela qu’il fonctionne
comme un symptôme d’alarme. G. Devereux nous dit que:
«les désordres ethniques... sont enracinés, non pas
dans l’inconscient ethnique, mais dans les traumatismes
idiosyncrasiques suffisamment courants dans une culture
donnée pour contraindre cette culture à en prendre
connaissance, dès que leur fréquence ou leur intensité
dépasse un certain seuil.
Lorsque tel est le cas, la culture est obligée de se
constituer contre ces désordres des défenses, dont l’une
sera précisément l’élaboration de symptômes modèles
qui, en permettant d’extérioriser les désordres sous formes
standardisées, les rendent par là même plus aisément
contrôlables» (37).
Ces symptômes représentent une structure cohérente
dans leur évolution et dans leurs manifestations. Ils permet¬
tent à l’individu qui les utilise d’exprimer ses problèmes
subjectifs au moyen d’un «modèle d’inconduite» standar¬
disé, donc compréhensible.
130 Le Maghreb déchiré

Nous voyons donc la double fonction défensive et offen¬


sive du désordre ethnique. La fonction défensive consiste
à recouvrir le conflit et permettre à l’individu de retrouver
un équilibre satisfaisant, l’élément offensif est contenu dans
la part négativiste de ce symptôme.
Il me semble important de souligner que, si au niveau du
groupe, la fonction du désordre ethnique est de maintenir
un certain équilibre au sein de ce groupe par la prévisibilité
qu’il permet; au niveau de l’individu, sa fonction première
est celle de recouvrir et de cacher le conflit de l’individu.
Le désordre ethnique, en tant que symptôme, obéit à
la loi des mécanismes de défense et se doit de maintenir
hors du conscient le traumatisme originaire du conflit.
C’est d’abord un système de défense qui permet de mainte¬
nir le refoulement et qui va dans le sens d’une protection
du moi.
S’il fallait établir une hiérarchie, je dirais que la fonction
du désordre ethnique dans l’économie psychique de l’indi-
\vidu, est d’abord de protéger l’intégrité du moi, ensuite de
permettre à l’individu de conserver une insertion dans le
groupe et éventuellement d’être compris.
Le désordre ethnique doit maintenir une cohésion entre
les exigences du moi et le monde extérieur. Si cette fonction
n’est pas remplie, il est déculturé et perd son sens.
Madame Bemous, en me parlant des Jnounn, s’adresse
à moi comme n’importe quelle marocaine l’aurait fait
dems ces conditions. EUe se montre à moi en tant que
marocaine, et accessoirement en tant que Madame Bemous.
En ce sens, elle utilise les Jnounn de manière standardisée,
contrairement à son mari.
Alors qu’elle garde une attitude critique et une distance
vis-à-vis de la croyance culturelle aux Jnounn, le mari
l’utilise de manière délirante et à des fins subjectives. Il
parle avec les Jnounn, les connaît nominalement, les pressent
et a des moyens individuels pour s’en protéger. Le sens est
déculturé. Contrairement à sa fonction régulatrice, le désor¬
dre ethnique est inclus dans le mode délirant interprétatif
de Monsieur Bemous,
« Le psychotique déculture la culture au point qu’elle
Origine ethnique et migration 131

cesse d’exister pour — ou d’être vécue par — lui, en tant


que telle. Les traits culturels continuent d’être utilisés —
mais de manière purement subjective et presque sans
rapport avec le contexte social normal» (37).
C’est ce que fait Monsieur Bemous, et qui me permet de
situer son discours dans un registre délirant. La distance du
patient par rapport au désordre ethnique qu’il présente est
un élément essentiel pour le diagnostic.
Le désordre ethnique est une défense supplémentaire
qui doit protéger le moi en cas de déficience momentanée
des mécanismes de défense individuels. Si, malgré cet
obstacle culturel, le moi est submergé par le conflit et que
l’individu n’aboutit pas à un équilibre entre ses pulsions
et les exigences du monde extérieur, on peut dire qu’ü
y a une altération grave des fonctions psychiques de l’in¬
dividu.
C’est ainsi que Madame Bemous reste, grâce au désordre
ethnique, en contact avec son histoire individuelle, alors
que pour Monsieur Bemous, c’est l’expérience subjective
qui tient lieu d’identité, à travers la culture. Le délire y
trouve son inspiration et, au lieu de cacher la pathologie
de Monsieur Bemous, nous la montre.
L’utilisation des Jnounn par Madame Bemous nous infor¬
me comment une marocaine peut se défendre contre n’im¬
porte quelle agression psychologique, tandis que chez son
mari, nous observons comment ce même trait culturel est
intégré au délire et en devient le miroir. Le trait culturel
conserve son enveloppe extérieure mais il est vidé de son
sens. Ce ne sont plus les Jnounn des croyances maghré¬
bines, mais les Jnounn de Monsieur Bemous.
Freud définit le délire comme «une pièce qu’on colle
là où initialement s’était produite une faille dans la relation
du moi au monde extérieur» (56). T. Nathan nous apprend
que le délire trouve son inspiration dans la culture et qu’il
prend place dans l’inconscient ethnique (87). Cet élément
permet au thérapeute de situer le lieu à partir duquel les
éléments sont «déréalisés» et prennent le caractère exclu¬
sivement privé du psychotique.
La culture nous apparaît comme un système standardisé
132 Le Maghreb déchiré

de défenses et «solidaire au premier chef des fonctions du


Moi» (38).
Ainsi, Monsieur et Madame Bemous utilisent le même
trait culturel mais dans un registre différent. Madame
Bemous continue à reconnaître dans ce trait culturel un
élément extérieur à elle, mais qui est intériorisé, alors que
Monsieur Bemous, à partir de ce même élément, recons-
tmit sa propre réalité. L’un est dans le registre de la névrose,
tandis que l’autre est dans la psychose.
Freud, dans son article «La perte de la réalité dans la
névrose et dans la psychose», écrit que «pour la névrose
comme pour la psychose, la question qui vient à se poser
n’est pas seulement celle de la perte de la réalité, mais
aussi celle d’un substitut de la réalité». Nous voyons, à
travers ce cas, comment la culture fournit ces substituts.
Le fait que le symptôme (la croyance aux Jnounn) soit
culturel ne suffit pas à expliquer pourquoi Madame Bemous
utilise le même «délire» que son mari: il m’apparaît donc
que cet usage est une protection contre le délire réel de
son mari.
Ce dernier, sans parler ouvertement des Jnounn à sa
femme, laisse entendre qu’il pressent des choses bizarres
dans la maison, raconte que sa première femme est devenue
folle à cause des Jnounn et qu’elle est actuellement dans un
hôpital psychiatrique marocain. Tout ceci constitue une
agression soutenue à l’égard de Madame Bemous et va
dans le sens de la projection délirante du mari, qui pense
que ce sont les autres qui sont attaqués par les Jnounn,
lui, prenant le rôle de protecteur.
Il ne s’agit nullement d’un délire à deux, car Madame
Bemous tente d’y échapper par sa propre maladie. La
croyance aux Jnounn lui permet d’exprimer son angoisse
face au délire du mari et, en même temps, lui suggère les
symptômes adéquats.
Nous voyons donc comment le désordre ethnique peut
recouvrir des conflits de nature très différente. Or si pour le
thérapeute, il est important de savoir si un symptôme est
constitué par un désordre ethnique, il est tout aussi impor¬
tant de se questionner sur le choix du désordre ethnique.
Origine ethnique et migration 133

Chaque culture dispose de plusieurs désordres ethniques,


le choix de tel ou tel autre d’entre eux renseigne le clini¬
cien et l’informe sur le type de conflit vécu par l’individu:
l’usage de la croyance à la sorcellerie (Jnounn, envoûtement),
de la tentative de suicide ou de la toxicomanie cannabique,
bien que tous les trois soient des désordres ethniques au
Maroc, ne nous informe pas de la même manière.
D’une part, «la culture définit elle-même la nature et
le degré d’intensité du stress ou du traumatisme qui justifie
qu’on ’devienne fou’ (38). La tentative de suicide est le
désordre privilégié de la femme marocaine, alors que la
bouffée délirante est celui des jeunes gens en voie d’accul¬
turation. Donc le mésusage de ces comportements, par
la part de négativisme que cela implique, nous informe
sur l’adaptabilité de l’individu à son groupe. Certes, la
tentative de suicide, comme la toxicomanie cannabique,
sont des cris d’alarme culturellement agencés, mais alors
que dans le premier cas, il s’agit d’un passage à l’acte auto¬
agressif qui n’aboutit que rarement à la mort, dans le
second cas, c’est une conduite progressive qui peut mener
à la marginalisation et au retrait du groupe. De même,
l’individu qui présente une bouffée délirante, tout en
disant à son groupe «voyez, je me porte mal», dit aussi:
«la faute en incombe à l’occidentalisation, il faut m’amener
au psychiatre et non au guérisseur».
Le désordre ethnique permet à l’individu de nouer
une relation avec son groupe, mais qui peut être aussi bien
une soumission à l’idéal du groupe, qu’une opposition
ouverte à cet idéal.
D’autre part, si la nature du désordre ethnique est proche
du conflit intrapsychique de l’individu, celui-ci ne peut
plus jouer son rôle de temporisateur.
Si une femme marocaine, présentant un accès mélanco¬
lique où le retournement de l’agressivité et l’auto-destruc-
tion sont importants, utilise la tentative de suicide (modèle
d’inconduite), il est probable que son geste aboutisse à la
mort. Son geste sera plus l’expression de son conflit indi¬
viduel que celle de la reconnaissance d’un comportement
standardisé.
134 Le Maghreb déchiré

C’est ainsi que Monsieur Bemous qui présente une pro¬


blématique paranoïaque en utilisant une croyzince culturelle,
va à l’encontre du but recherché et nous dévoile son délire.
Nous voyons comment le désordre ethnique ne peut pas
fonctionner de n’importe quelle manière, et c’est en cela
qu’il renseigne le clinicien de façon précise.
Par le symptôme ethnique que le patient présente au
thérapeute, il exprime une situation (aspect offensif) et
il cache un conflit (aspect défensif). Or dans une thérapie
intraculturelle, le patient et le thérapeute connaissent le
sens de ce désordre: «le groupe a des théories explicites
quant à la nature et aux causes de ces désordres, et des
idées précises sur leurs symptômes, leur évolution et leur
pronostic» (38). Si le thérapeute analyse et ne traite que
l’aspect offensif de ce symptôme, il ne fait rien d’autre
que favoriser le refoulement du conflit, en scotomisant
l’aspect défensif. Ce n’est qu’en acceptant de regarder ce
qui se cache derrière (ou sous) le désordre ethnique que le
clinicien fera son travail de thérapeute. Mais pour cela, il
faut savoir que «la renonciation, aussi bien que le dégui¬
sement de l’identité, sont à la fois défensifs et offensifs » (36).
Le désordre ethnique présente un aspect culturel, mais
qui doit être intériorisé pour pouvoir fonctionner comme
défense «réorganisatrice» du Moi. C’est une limite entre le
dedans et le dehors, sur laquelle l’individu peut évoluer
en sécurité. Le clinicien, en reconnaissant le désordre
ethnique comme un élément qui fait partie aussi bien du
dehors (la culture) que du dedans (l’individu), reconnaît le
patient dans son unicité et son individualité sans pour
autant lui nier son appartenance à un groupe. Un maghré¬
bin qui utilise la croyance aux Jnounn apparaît d’abord en
harmonie avec sa culture; un français qui utiliserait le même
symptôme apparaîtrait comme singulier, même aux profanes.
Nous savons que la culture maghrébine favorise le refou¬
lement de l’agressivité et la projection en son contraire,
c’est-à-dire un sentiment de persécution. C’est à travers
les mythes, les croyances et les contes traditionnels que
cette «directive implicite» est fournie. C’est en ce sens que
la croyance aux Jnounn est un désordre ethnique privilégié.
Origine ethnique et migration 135

Au cours du déroulement de la thérapie, j’appris que la


première femme de Monsieur Bernous avait présenté tout
d’abord les mêmes symptômes que ma patiente et que,
par la suite, son époux l’a accusée d’être de connivence
avec ses persécuteurs, qu’elle voulait tuer l’enfant et l’en a
séparée. Ainsi, par l’utilisation subjective que Monsieur
Bemous fait d’un désordre ethnique, il semble vivre sa
folie par procuration.
Searles, à travers son expérience avec les psychotiques,
constate que «l’instauration de toute interaction interper¬
sonnelle qui tend à favoriser un conflit affectif chez l’autre
— qui tend à faire agir les unes contre les autres, différentes
aires de sa personnalité —, tend à le rendre fou. Cet effort
est mené à un niveau essentiellement inconscient ».
En conclusion, la complexité de ce cas (ou de ces deux cas)
provient essentiellement de l’interaction entre les symptômes
de Madame Bemous et la personnalité de son mari.
En faisant usage d’une symptomatologie hystériforme,
elle se comporte de manière adaptée et tente de résoudre
son conflit pulsionnel de manière adéquate. Les Jnounn
sont un parasitage provoqué par le mari et contre lequel, elle
se bat (dans le premier rêve qu’elle me rapporte, elle voit
des Jnounn avec des couteaux qui veulent la tuer et qui
ressemblent tous à son mari : malgré la symbolique sexuelle,
il est difficile de nier l’aspect persécutif qui en ressort).
C’est l’inadéquation de ce thème culturel qui a servi
de sonnette d’alarme.
L’apport de ces éléments culturels apparaît donc, a
posteriori, comme loin d’être négligeable, voire même
indispensable à la relation thérapeutique. Ces premiers
entretiens que je rapporte et au cours desquels s’est joué,
en fin de compte, une rivalité entre Monsieur Bernous
(qui se propose de soigner sa femme) et moi qui (en mettant
en place une psychothérapie) mets en danger son pouvoir
et sa toute puissance; rendent bien compte de l’enjeu que
recouvre le symptôme culturel: c’est la soumission de la
femme au délire paranoïaque de son époux et quand elle
accepte d’abandonner ce symptôme, elle parle d’emblée
de sa souffrance et de sa tristesse, non pas de sa position de
136 Le Maghreb déchiré

femme mais de celle d’enfant «abandonné» sans famille.


Au cours des mois qui suivent, elle parlera de son enfance
dans une famille unie, de son désir de ne jamais quitter cette
ambiance tellement idéalisée et de son fantasme de rester à
jamais la «petite gazelle de la maison». Elle dira aussi
combien le départ en France lui apparaissait comme le
compromis idéal : elle sera femme ailleurs que sous le toit
familial pour rester à jamais la fille-vierge de son père.
CONCLUSION

Il est difficile de conclure quand on garde l’impression


que tout reste à dire. Les théories s’opposent et se contre¬
disent et il n’en reste pas moins, qu’au delà des querelles
de clochers, la pratique clinique montre l’évidence des
problèmes que posent des patients d’une culture différente.
Marocain mais non musulman, l’arabe est ma langue
maternelle, mais je parle aussi bien le français. Psychothé¬
rapeute, je me suis longtemps occupé de patients maghré¬
bins et cette rencontre ne m’a pas laissé sans marques.
Face à un Maghreb déchiré entre la tradition et le moder¬
nisme, face à une société qui se cherche, quelle peut être
la contribution d’un clinicien? A rester à l’écart des chemins
de l’Histoire, on court le risque de ne parler que du passé;
mais à trop s’y promener, on est sûr d’y rester aveugle.
Au Maroc, l’évolution socio-culturelle tend vers une
occidentalisation irréversible des nouvelles générations.
L’attrait des villes et de l’étranger d’une part, la transfor¬
mation des modes de vie et des valeurs d’autre part, exer¬
cent un mouvement dans le même sens.
Dans la période qui suivit de très prés l’Indépendance,
et jusque ces dernières années, l’institution psychiatrique
au Maroc n’avait pas les moyens nécessaires d’une réélabo¬
ration des concepts et des méthodes classiques. Aujourd’hui,
la présence de psychiatres marocains et de personnel spécia¬
lisé favorise une approche différente de la maladie.
Toute une nouvelle pathologie apparaît en rapport avec
cette évolution socio-culturelle. Elle touche d’abord et avant
tout cette nouvelle génération confrontée à la double
référence culturelle. Dans la psychopathologie de la migra¬
tion, il apparaît qu’au delà de la nosographie et des nouveaux
concepts, les problèmes psychologiques sont de même
nature : si la forme en est parfois différente, le fond reste le
même et touche tout autant l’équilibre de l’individu. Seuls
la prise en charge et les modèles de comportement proposés
par la société varient.
La confusion entre le processus psychopathologique et sa
138 Le Maghreb déchiré

structuration sociologique aboutit à l’impasse que tous les


cliniciens s’accordent à remarquer.
La plupart des travaux sur la pathologie d’acculturation
assimilent ces deux discours et les considèrent comme
identiques. Il est certes indéniable que l’introduction de
nouvelles valeurs et la confrontation à une nouvelle ambiance
sociale sont des causes supplémentaires de désadaptation,
mais seulement en tant qu’elles nécessitent un effort supplé¬
mentaire de la pEirt de l’individu.
Le lien commun entre ces troubles est la quasi permanence
de la remise en question des modèles d’identification.
Qu’il s’agisse de troubles névrotiques ou psychotiques,
l’existence d’un discours structuré socialement me semble
être la preuve que ce trouble est acculturatif.
Dans son étude sur la renonciation à l’identité, Devereux
écrit ceci :
«le fantasme que la possession d’une identité est une
véritable outrecuidance qui, automatiquement, incite
les autres à anéantir non seulement cette identité, mais
l’existence même du présomptueux... Les patients les
plus gravement atteints cherchent à se protéger contre
ce risque, en renonçant à toute véritable identité; ceux
qui sont moins atteints se constituent une fausse iden¬
tité» (36, p.lOl).
Dans le cas des troubles acculturatif s, cette renonciation ou
cette fausse identité ne se fait pas de n’importe quelle façon :
elle se fait à travers des modèles « valorisés » par la culture (ou
la société) en question. L’individu s’exprime par un comporte¬
ment typique qui, par là même, indique de quel ordre de
troubles il souffre (de quel ordre, et non pas de quelle nature).
La particularité de ce comportement est que, d’une part,
il protège l’individualité de celui qui le présente et, d’autre
part, il s’adresse de manière compréhensible, au groupe
auquel l’individu est confronté.
Ainsi, au Maroc, la jeune fille qui fait une tentative de
suicide exprime son conflit de manière compréhensible,
mais sans se dévoiler au groupe. Par contre, elle se met en
situation de dévoiler son conflit au psychiatre qui servira
d’intermédiaire auprès du groupe.
Conclusion 139

En France, le migrant qui «fait» un accident de travail


et arrive, par le cheminement classique, chez le psychiatre,
n’agit pas autrement. Il s’exprime dans ce comportement,
et ce qu’il présente, c’est d’abord une fausse identité:
celle de travailleur étranger en France. C’est derrière cette
fausse identité qu’il nous faut chercher la nature du conflit
psychologique de cet individu.
La pathologie de la tranplantation n’est dans ce cas,
qu’une catégorie descriptive et ne peut permettre, à elle
seule, d’aboutir à une définition psychologique des troubles.
Les troubles en rapport avec l’acculturation au Maroc
(troubles scolaires, tentative de suicide, bouffée délirante,
et bien d’autres) s’expriment dans des modèles « tradition¬
nels» pour l’individu. En France, le rapport entre les modèles
de comportement fréquents chez les migrants et leur origine
culturelle d’une part, le stress acculturatif d’autre part,
est plus difficile à cerner, justement par l’existence de cette
triple dimension (culture d’origine, société d’accueil, modèles
spécifiques à cette situation.)
Il me semble qu’au delà de cette complexité, ces types
de modèles peuvent être considérés exactement comme les
désordres ethniques en rapport avec l’acculturation, en milieu
marocain et font état d’un processus psychique identique
dans les deux cas :
« La théorie psychanalytique admet sans réserve
que révolution des processus psychiques est régie par le
principe de plaisir... Elle est déclenchée chaque fois
par une tension désagréable ou pénible, et elle s’effectue
de façon à aboutir à une diminution de cette tension,
c’est-à-dire à la substitution d’un état agréable à un état
pénible. Cela équivaut à dire que nous introduisons,
dans la considération des processus psychiques que nous
étudions, le point de vue économique, et nous pensons
qu’une description qui tient compte, en même temps
que du côté topique et dynamique des processus psy¬
chiques, du facteur économique, représente la descrip¬
tion la plus complète à laquelle nous puissions prétendre
actuellement... » (57, p.7).
Freud ajoute qu’en présence de difficultés ayant leur
140 Le Maghreb déchiré

source dans le monde extérieur, le principe du plaisir


s’efface et cède la place au principe de réalité, et ce, sous
l’influence de l’instinct de conservation du Moi (ibid. p. 10).
Devereux nous a montré que cette «réalité extérieure»
est elle-même structurée de manière cohérente, afin de con¬
server l’équilibre de la société, mais également l’équüibre
extérieur de l’individu.
L’analyse de la pathologie de la transplantation en termes
ethnopsychiatriques fait ressortir deux éléments.
— D’une part, que les «syndromes» des transplantés entrent
dans le cadre des «désordres ethniques», c’est-à-dire qu’ils
permettent au travailleur migrant de s’exprimer d’une ma¬
nière compréhensible, entre autres, par le praticien;
— D’autre part, ces désordres ne sont pas utilisables par
n’importe quel individu.
Pour qu’un désordre ethnique soit préférable à un autre,
il faut qu’il permette à l’individu de maintenir certains
éléments refoulés, c’est-à-dire qu’il doit maintenir hors du
conscient ce qui pourrait y surgir, lors de la constatation
par rindiuidu de l'inefficacité des défenses ethniques précé¬
dentes.
Le migrant qui utilisera l’un de ces moyens pour exprimer
un conflit, se comporte de manière à être compris. C’est
dans ce sens que la pathologie de la transplantation, quand
il s’agit de troubles de la personnalité à court terme, est
interprétée comme un processus positif favorisant l’adap¬
tation (32). Car l’individu qui a recours à ces modes d’ex¬
pression ne peut le faire qu’à la condition d’abandonner,
au moins en partie, ses défenses culturelles précédentes.
La dimension négativiste n’est pas non plus pour nous
étonner. Elle favorise l’expression de l’agressivité, présente
dans la grande majorité de ces troubles.
Ce n’est pas pour autant que les troubles névrotiques
ou psychotiques n’existent pas chez les migrants : seulement,
dans ces cas, et lorsqu’ils ne sont pas recouverts par un
vernis « standardisé », il s’agira de troubles idiosyncrasiques,
et la place des éléments culturels n’aura d’importance
qu’en référence à l’histoire du malade; la dimension socio-
logique ne viendra là que pour gêner le clinicien.
Conclusion 141

J’ai tenté, au delà des catégories descriptives que nous


propose l’ethnopsychiatrie, de montrer l’importance de
cette méthodologie pour le clinicien. Selon qu’un trouble
est présenté de telle ou telle manière, le rapport entre cette
présentation et la structure psychopathologique sera à envi¬
sager différemment. Dans les troubles de l’acculturation,
plus que partout ailleurs, la présence d’une double référence
socio-culturelle d’une part, et la fascination pour le culturel
d’autre part (souvent provoquée par le patient...) obscurcis¬
sent le tableau clinique et éloignent du noyau de la maladie.
Les mécanismes de défense tendent vers le même but:
protéger le Moi de l’individu. Que ces défenses prennent la
forme de la croyance aux Jnounn ou d’une «sinistrose
revendicative » ne change rien à leur place dans le processus
de la maladie. Elles vont dans le même sens, et ont la même
fonction. Lorsque les premières ne fonctionnent plus,
l’individu en cherche d’autres, que la société s’empresse
de lui fournir.
«Lorsque le caractère «d’appel» des symptômes
courants dans une société autochtone ne trouve pas de
réponse dans le milieu d’accueil, on doit choisir des modes
plus efficaces. On recourt ainsi au « langage du corps », à
la rébellion exigeant une réponse, au dialogue fictif du
délire de persécution, ou finalement à l’apathie sans
contenu... » (Berner, 11, p. 7).
Ces modes de réponse qu’énumère Berner ont pour
avantage d’être aussi structurés socialement.
Ce qui nous apparaît, à travers la pathologie observée
au Maroc et celle rencontrée en France, c’est que nous avons
affaire à un processus psÿchopathologique de même nature,
et que seules certaines formes diffèrent. Il serait d’ailleurs
difficile d’envisager comment il pourrait en être autrement.
L’universalité de l’inconscient (largement prouvée par la
psychanalyse, et même par l’ethnologie), la similarité des
éléments acculturatifs au Maroc et en France (l’occidenta¬
lisation essentiellement) expliquent cette uniformité.
Si les formes diffèrent, c’est que le rapport à la maladie
mentale au Maroc reste, pour l’instant, attaché de très prés à
la culture traditionnelle; l’individu malade reste entouré par
142 Le Maghreb déchiré

un milieu affectif et sécurisant. En France, en plus de


l’élément acculturatif, l’individu est soumis à une pression
constante dans un milieu qu’il ressent comme différent
et contraignant, mais aussi comme contradictoire et agressif.
Si un individu présente une bouffée délirante au Maroc, il
a de fortes chances d’aboutir à une rémission rapide et de
trouver, au sein de son groupe, une place qui lui permettra
de retrouver un équilibre satisfaisant.
En France, l’évolution ne se fera pas forcément de la
même manière. Il risque fort de se retrouver hospitalisé
pour une durée indéterminée, incapable de se faire com¬
prendre et certainement incompris (observation 20).
Pourtant l’origine de la bouffée délirante peut être exacte¬
ment la même dans un cas, comme dans l’autre.
«Comme dans toute désorganisation d’un système, il
y a place pour une réorganisation qui serait une meilleure
adaptation. Mais avant la réorganisation, il y a le désordre,
l’angoisse et les mécanismes de défense psychotiques
au niveau individuel. L’homme du mythe soudé aux
autres et au monde est naturellement intégré, l’homme
séparé des autres et du monde est rivé à la solitude de
sa personne» (24, p. 105).
L’homme vit dans une société dont il intègre les valeurs
et les lois; la maladie mentale y est incluse et y tient une
bonne place.
L’acculturation provoque une désorganisation de ces
valeurs et de ces défenses, mais dans une dynamique cons¬
tante, la culture introduit de nouvelles défenses en fonction
des nouvelles valeurs que l’individu doit intégrer.
Il me reste à opposer «ma» théorie à ma pratique et
laisser libre cours aux contradictions qui ne manqueront
pas de s’y révéler. Une trop courte expérience dans la
psychiatrie marocaine m’a confronté à une folie différente
de celle que je voyais en France. Les mots n’y recouvrent
pas les mêmes choses et l’hôpital n’y a pas cette apparence
carcérale qu’il peut revêtir en France.
Les six années de travail au Centre Françoise Minkowska
ont mis à rude épreuve mes a priori théoriques face à une
pratique impliquante et souvent désarmante. Ce dispensaire
Conclusion 143

pour « étrangers non francophones » justifie son appellation


en élevant le fait de parler, ou non, le français, au rang de
symptôme.
Devant un patient maghrébin, dont il ne comprend pas
la langue, le praticien français semble d’emblée considérer
cette barrière de langage comme insurmontable. Comment
répondre à cet étranger qui se présente à la consultation,
tutoie le médecin, lui présente un discours indéchiffrable
et dénie la magnificence du langage médical parce que ne
comprenant pas le français, il y reste insensible?
Le médecin qui ne «comprend» pas ce malade, l’adresse
au centre Minkowska et me demande de le «comprendre».
Le maghrébin qui s’adresse à moi, son frère de culture
et de migration, se plaint d’être malade et n’exprime qu’un
désir: celui de guérir. Il m’investit de la parole, celle qui
explique et qui authentifie : « dis à mon docteur que je suis
malade, dis-lui que je souffre». Je représente un pouvoir,
«peut-être une magie» comme le dit Tahar Ben Jelloun;
je suis un témoin partial, je ne peux que me faire le porte
parole de sa souffrance et de sa revendication. Notre entre¬
tien en arabe détruit les barrières et les fonctions sociales,
ne serait-ce que pour l’instant que dure la plainte. Cette
situation met le patient dans la nécessité de se faire «en¬
tendre» et crée d’emblée une relation rationnalisée qui
rend caduque toute notion de demande. Ma pratique
s’inscrit d’emblée dans l’ambiguïté et la confusion créées
par l’illusion qui reviendrait à dire que comprendre la langue
implique comprendre le conflit que vit l’individu. Cette
confusion est introduite par l’instance qui nous adresse
le patient «intraitable»^ en lui disant: «eux parlent arabe,
ils peuvent mieux vous soigner». Confronté à un échec
thérapeutique, le praticien invoque la culture et la langue
de son patient pour recouvrir son contretransfert vis-à-vis
de ce malade particulier. Nous n’avons pas affaire à l’usage
de la langue comme résistance du patient, mais plutôt à
la résistance du médecin sous couvert d’un diagnostic
culturel.
Après une longue histoire médicale qui le plus souvent
maintient le patient dans sa conviction d’une lésion organi-
144 Le Maghreb déchiré

que imaginaire, il me faut apporter un autre discours et


proposer au patient de se pencher sur son inconscient et
sur les causes de sa maladie au delà des symptômes invo¬
qués. Mais cette pratique se trouve d’emblée piégée et ne
peut que se situer en porte à faux par rapport à l’institution :
Minkowska, dispensaire es-maghrébins, a pour fonction
sociale de reconnaître la spécificité d’une pathologie des
migrants; on doit fournir aux instances qui nous adressent
les patients un «modèle» qui relève de l’étiquette psychia¬
trique.
La barrière de langue et la différence culturelle sont
supposées ne plus exister puisque le thérapeute et le patient
parlent la même langue, mais cette différence dès lors niée,
maintient sous silence la spécificité de l’individu.
Quel sens a pour le maghrébin d’être adressé à un autre
maghrébin? Le médecin qui au bout de deux ou trois années
se décide à nous adresser un malade récalcitrant en invo¬
quant le problème culturel, exprime d’abord sa tentative
de rejeter une situation d’échec et non pas le désir du
patient à parler arabe. Ce qui revient à dire que le plus
souvent les patients vivent cette indication comme une
rupture de la relation transférentielle à leur médecin. Rare¬
ment il est incriminé dans le discours du patient, il reste
fortement investi et le malade culpabilisé.
Le médecin qui adresse son patient à Minkowska, permet
par là même le maintien de la dépendance du malade à
son symptôme. En agissant, comme si le fait de parler
arabe allait tout régler et en le suggérant à son patient,
le médecin lui dit implicitement: «même les gens de ta
culture ne peuvent rien pour toi» et le confirme dans la
conviction d’une atteinte organique et dans la nécessité
de soins chimiothérapiques. Il n’est pas étonnant que les
patients qui acceptent d’entreprendre une psychothérapie
n’ont, pour la plupart, jamais eu une longue histoire médicale.
C’est donc à la croisée de deux cultures et dans le prolon¬
gement d’une sombre histoire que le patient maghrébin, en
bout de course et en dernier recours, est adressé à* un
psychothérapeute parlant arabe.
Il n’est pas rare d’entendre que la psychothérapie analy-
Conclusion 145

tique ne va pas de pair avec la personnalité maghrébine


comme si nos collègues français s’amusaient à plagier le
professeur Henri Claude qui écrivait en 1924 : «... la psycha¬
nalyse n’est pas encore adaptée à l’exploration de la menta¬
lité française ». Le problème est bien sûr ailleurs. Quand au
delà du discours culturel, on entend la souffrance de l’indi¬
vidu; quand plus que le symptôme, on écoute le discours du
patient sur lui-même, bien vite les grilles conceptuelles
tombent d’elles-mêmes pour laisser place à une relation
thérapeutique où le patient se met à la recherche de sa
propre histoire et de son savoir sur son « soi-même ».
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SOMMAIRE

Chapitre I. MAROC : MALADIE ET CULTURE .19


1. Le modèle occidental ou la folie asilaire .22
2. L’utilisation adaptée de la psychiatrie .27
3. La bouffée délirante : « coup de tonnerre dans
un ciel... beaucoup moins serein » .34
4. L’originalité marocaine face aux données
classiques.40
a) La rechute cannabique .54
b) Bouffée délirante et désordres ethniques.59

Chapitre II. ORIGINE ETHNIQUE ET MIGRATION .... 65


1. Le malade face au clinicien .86
2. « Syndrome de migration » : une crise d’identité . . 105
3. Psychothérapie et ethnopsychanalyse .119

CONCLUSION .s.137

BIBLIOGRAPHIE 147
Achevé d’imprimer sur les presses d’Edit’Offset à Saint-Etienne (Loire)
D.L., 2-1980 - Imprimeur n°90 6
Imprimé en France
Le Maghreb déchiré

(Tradition, Folie et Migration)

Ce livre s'écarte des chemins habituels de la psychiatrie


culturelle, et nous montre avec beaucoup de rigueur com¬
ment la maladie mentale, au Maroc, attachée aux traditions,
mais aussi à l'évolution et à l'occidentalisation des mœurs,
reste le lieu privilégié où l'on peut lire les tensions et les
conflits d'une culture en voie de transformation — ces
mêmes tensions que rencontre l'individu migrant à travers le
regard d'un clinicien ici plus sensible aux drames intérieurs
de l'individu qu'aux aspects strictement sociaux de la
migration.
Cette double rencontre avec la folle, au Maghreb et en
France, laisse de côté l'influence de l'élément socio-culturel
sur les troubles dits de transplantation pour se pencher sur
les vicissitudes du psychisme face aux difficultés d'adap¬
tation.

Albert IFRAH, Docteur en Psychologie, (Ethnopsy¬


chiatrie), Chargé d'Enseignement clinique à la Faculté de
Bobigny, a commencé ses recherches à l'hôpital psychia¬
trique de Casablanca (Maroc), en 1972, pour ensuite
participer jusqu'en 1979 à l'équipe du Service pour Maghré¬
bins du Centre Françoise Minkowska. Psychothérapeute
dans un dispensaire pour enfants de la région parisienne, il
s'intéresse aussi bien aux problèmes des enfants migrants
qu'aux difficultés d'adaptation des adultes face aux nou¬
velles valeurs occidentales.

Couverture : Calligraphie de Tayeb SADI Kl

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