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Présence aux pauvres et annonce de l'Evangile.

* Thématique
Deux préoccupations habitent la réflexion que nous allons entreprendre: la nécessité d'établir un
lien entre l'action sociale et caritative et l'évangélisation des plus démunis. L'urgence de ne pas séparer la
réflexion sur le développement économique et celle sur le développement affectif des personnes et de la
société toute entière.

Première préoccupation: la présence aux pauvres peut-elle être missionnaire? Parmi les
personnes qui sont présentes quotidiennement aux plus démunis beaucoup sont chrétiennes. Elles ont surtout
une action caritative ou professionnelle comme travailleurs sociaux. Leur soucis d'annoncer le Christ à leurs
clients me semble timidement exprimée. Peut-on être présent aux plus faibles de notre société et vouloir leur
annoncer le Christ sans paraître profiter de leur faiblesse par prosélytisme facile? Ne faudrait-il attendre que
les pauvres soient un peu moins pauvres, soient parvenus à un minimum de dignité humaine, de maîtrise de
leur vie humaine, de notre point de vue, pour qu'on puisse décemment leur parler du Christ puisque "ventre
creux n'a pas d'oreille"? Mais le Christ serait-il alors comme un luxe, un couronnement d'une vie "normale"?

Et le christianisme tel qu'il est vécu dans notre pays, c'est à dire surtout par les classes moyennes
qui composent l'essentiel de notre société opulente, ce christianisme leur parle-t-il du Christ ou bien des
valeurs dominantes de ces classes moyennes? Quelles transformations, voire quelle révolution faudrait-il alors
faire dans la façon de comprendre notre foi pour leur annoncer l'Evangile?

Deuxième préoccupation: comment articuler la libération qu'apporte l'Evangile aux hommes en


matière affective et sexuelle à celle qu'il apporte en matière économique. Il me semble que ceux qui font
"l'option préférentielle pour les pauvres" considèrent trop souvent les pauvres exclusivement comme des
acteurs économiques bafoués, opprimés sans s'interroger si la façon de vivre l'affectivité et la sexualité dans
notre monde n'a pas quelque influence sur le fait qu'ils soient pauvres. J'ai l'impression que l'on fait alors
l'option préférentielle pour des asexués. Inversement ceux qui, dans l'Eglise, se soucient de promouvoir la
libération évangélique en matière affective et sexuelle ne montrent pas en quoi leur réflexion est vivifiée par
l'option préférentielle pour les pauvres. Ils me semblent promouvoir un "modèle" familial dont ils ne
perçoivent pas qu'il est lié tout autant à une culture de classes moyennes de pays opulents qu'à l'Evangile.

Quand les passions "politiques" s'en mêlent le "dialogue" entre les deux parties tourne au duel
entre hémiplégiques. A "droite" ceux qui défendent les "valeurs familiales" de façon intemporelle et idéaliste
comme si les personnes n'étaient pas influencées dans leur façon de vivre leur affectivité et leur sexualité par
ce qu'elles vivent sur le plan économique et professionnel. Et comme si on pouvait se dispenser de l'option
pour les pauvres pour comprendre cette partie du message évangélique qui concerne l'affectivité et la
sexualité. A "gauche" ceux qui ont une vision de l'homme et du monde telle que l'homme est exclusivement un
acteur économique et que son dynamisme affectif n'a rien à voir avec son insertion sociale. En tous cas les
deux "partis" s'entendent bien sur le fait de l'incommunicabilité des deux "causes" qu'ils défendent chacun
avec autant de passion que d'unilatéralité!!!
Pour dépasser ces dichotomies ruineuses: développement social sans développement spirituel;
développement économique sans développement affectif, il faut casser certains postulats anthropologiques et
cosmologiques dominants. Ce qui nécessite une réflexion que ce cours n'épuisera pas... Espérons qu'il en
posera quelques linéaments.

* Liminaires
J'appelle ici pauvres, en première intention, ceux qui à qui le Christ s'identifie dans le chapitre 25
de l'Evangile de Matthieu, même si le mot de "pauvres" n'y est pas prononcé: ceux qui peuvent dire, au sens
premier de ces expressions,: "J'ai eu faim et vous m'avez (ou ne m'avez pas) donné à manger, j'ai eu soif et
vous m'avez (ou ne m'avez pas) donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez (ou ne m'avez pas) recueilli,
j'étais nu et vous m'avez (ou ne m'avez pas) vêtu, j'étais malade ou prisonnier et vous m'avez (ou ne m'avez
pas) visité" (Mt 25 35-36; 42-43).

Certes je n'ignore pas que la compréhension évangélique de la pauvreté ne se réduit pas à cette
compréhension au premier degré et un des objectifs de notre réflexion sera précisément de voir en quoi la
pauvreté concrète peut éclairer ce que peut être la pauvreté "en esprit" (Mt 5 3). Mais précisément si
l'Evangile parle de pauvreté pour parler aussi d'attitude spirituelle, il me semble qu'il faut partir de ce que
vivent les pauvres au sens premier du terme pour comprendre ce que peut être la pauvreté spirituelle. Et non
pas l'inverse!!! Ou alors le Seigneur aurait employé un mot plus psychologique, par exemple l'humilité, pour
parler d'attitude spirituelle.

Bien sûr on distingue ici la pauvreté-misère de la pauvreté-voie de conversion spirituelle. Elles se


distinguent l'une de l'autre par la liberté. Celui qui choisit la pauvreté pour exprimer l'attitude de la créature
devant son créateur le fait librement. Celui qui vit dans la misère le fait contre son gré. Si bien que ce qui est
un bien dans la liberté devient un mal dans la servitude. Et la lutte contre la pauvreté devient alors lutte contre
la servitude.

* Y-a-t-il une culture des pauvres?


J'appelle donc pauvres ceux pour qui la vie est particulièrement dure socialement, ceux qui sont
durement éprouvés par la vie. Ils en sont marqués de telle façon qu'on peut dire, en première approximation,
qu'il y a une culture des pauvres. En effet avoir été menacé, depuis sa plus tendre enfance et de façon
fréquente et grave, dans sa survie, c'est-à-dire dans ses besoins primaires de nourriture, d'habillement, de
logement, de reconnaissance sociale; avoir été humilié notamment quand la société a dénié à soi-même ou à
ses propres parents la possibilité d'élever ses enfants, cela crée des réflexes, induit des attitudes, structure des
réactions de telle façon que je pense qu'on peut parler de culture des pauvres.

Cette question de savoir s'il y a une culture des pauvres est controversée parmi ceux qui sont en
contact immédiat, concret et prolongé avec eux. Nous ne pouvons pas ici rentrer dans ce débat qui relève de
compétences sociologiques que je n'ai pas. Notons que François DUBET dans son livre "La galère: jeunes en
survie" dénie à la "galère" les caractéristiques d'une culture ou d'une sous-culture. Et il a raison dans l'horizon
qui est le sien. En effet il caractérise la culture comme un ensemble de références symboliques permettant à
ceux qui y sont plongés de pouvoir être des acteurs sociaux de façon quelque peu stable et organisée. Or c'est
ce qui est précisément nié par la "galère". Mais cet auteur voit dans la "galère" le milieu d'une sous-culture en
gestation notamment quand il caractérise ce milieu comme "classe dangereuse" et le compare à ce qu'était la
classe ouvrière encore inorganisée au début de l'ère industrielle.
Le mouvement ATD-Quart-Monde semble quant à lui considérer les réactions des pauvres comme
déjà plus typées, plus organisées, plus structurées quand il parle de "peuple", d'"histoire", de "mémoire" de la
pauvreté. Peu importe: disons que les pauvres ont un comportement dans la vie tel qu'on peut au moins parler
d'éléments culturels en voie de structuration. C'est en ce sens que je parle de culture des pauvres.

Cette culture des pauvres se caractérise d'abord par l'expérience d'un certain type de souffrance
caractérisé par la dénégation de tout rôle social, voire par l'affirmation sociale d'inutilité ou même de nocivité.
De cette expérience découlent des attitudes d'esquive de cette souffrance et au moins l'espoir, la disponibilité
à pouvoir lutter contre elle.

Et pour ceux qui ne sont pas de ce monde-là, ce n'est que dans l'écoute de cette expérience et la
disponibilité à décrypter et à aider les gestes de lutte contre cette pauvreté qu'on peut approcher cette
culture. En ce sens il n'y a pas de présence passive aux pauvres, comme on l'a dit dans l'évocation de Mt 25. Il
n'y a pas de rôle possible d'observation neutre et objectivante. C'est pourquoi les expressions "présence aux
pauvres" et "lutte contre la pauvreté" sont ici, pour le moment, à comprendre de façon quasi synonymes.

* Ici et maintenant
Notre réflexion se situe, ici, en Europe Occidentale, plus spécialement en France, à la fin du
XXème siècle. Les pauvres ne sont pas partout les mêmes et le regard qu'on porte sur eux n'est pas partout le
même. Les pauvres ne sont plus aujourd'hui ce qu'ils étaient du temps de Zola, du Front Populaire ou de
Madeleine Delbrel. Ils ne sont pas en Europe Occidentale ce qu'ils sont en Europe de l'Est ou en Amérique
Latine ou en Inde.

De même, la façon de croire ou de ne pas croire n'est plus aujourd'hui la même que du temps des
Lumières, ou du temps du marxisme "horizon indépassable de la culture contemporaine". Elle n'est pas la
même dans notre monde sécularisé, à religion privatisée, et dans des populations qui expriment plus
spontanément leur religiosité comme en Amérique latine.

Et il n'y a pas de "bonne" situation historique et géographique, de situation-référence dans


laquelle seraient remplies les conditions pour qu'on puisse être présent aux pauvres sans ambiguïté et en
fonction de laquelle les chrétiens dans d'autres contextes devraient se situer, voire même se justifier. Chaque
situation concrète, géographique et historique, est à prendre en considération pour ce qu'elle est, parce
qu'elle se présente au disciple du Christ comme un appel à y vivre l'aujourd'hui de l'Evangile. C'est aujourd'hui,
ici et maintenant, qu'il faut relever les deux défis qui se posent au chrétien: lutter pour la libération des
pauvres en leur annonçant le Christ, leur annoncer le Christ en luttant pour leur libération.

Il est bien difficile de chiffrer le nombre de pauvres en France au début des années 1990. Dans son
livre Francoscopie 1991, Gérard Mermet avance le chiffre de 4 millions de pauvres (p. 416). Ce qui fait de 7 à
8% de la population. Ce me semble une estimation plancher. Pour des raisons qu'il n'y a pas lieu ici de
développer on peut monter ce chiffre à 10-12%. Il ne s'agit donc pas d'un problème marginal.
I Approche historique immédiate.
La présence chrétienne aux pauvres dans ses deux exigences de lutte contre leur souffrance et
d'annonce du Christ a une histoire. Nous ne partons pas de rien. Et l'histoire de cette présence chrétienne aux
pauvres est bien sûr liée au contexte culturel et idéologique de la société.

a) Appréhension sociale des pauvres


Le moment historique que nous vivons actuellement en Occident se caractérise par une double
désillusion qui relève de la crise de la notion de progrès (Sollicitudo Rei Socialis 27). Nous ne croyons plus, ou
du moins nous croyons avec moins d'euphorie et de candeur, que le progrès, dans sa double dimension de
développement scientifique et technique et de meilleure organisation sociale, puisse profiter aux pauvres.

Les sociétés communistes ont longtemps été un espoir pour de nombreux pauvres. Elles disaient
se fonder sur un conception scientifique de la vie sociale, et elles se paraient ainsi du double prestige propre
aux sciences d'être rationnelles et d'être "en avance". Alors que l'autre conception de la vie sociale était jugée
moins rationnelle et donc plus "en retard". Le risque maintenant est que les notions de rationalité et
d'amélioration de la vie sociale soient discréditées du fait qu'une forme d'organisation sociale, aujourd'hui en
déroute, en ait abusivement revendiqué l'exclusivité.

Mais c'est aussi en Occident que se fait jour le doute que le progrès scientifique et technique
puisse profiter aux pauvres. Au moment même où s'imposait un type de développement basé sur la croissance
technique et économique rapide, se dévoilaient les effets pervers de ce développement. Et cela dès avant
1973 et le premier "choc pétrolier" inaugurant ce qu'on a appelé depuis "la crise". L'écologie, les études du
Club de Rome sur la "croissance zéro", les pulsions anti-consuméristes soixante-huitardes, tout cela diffusait
dès la fin des années soixante le sentiment, plus que des idées bien formulées, que le bien être social de tous
et surtout des plus pauvres n'était pas seulement le fait d'une rapide croissance technique et économique et
d'une bonne politique de redistribution des richesses.

Et qui aujourd'hui croit encore que le bonheur de l'homme et surtout des pauvres sera le fruit
automatique du progrès? Ne perçoit-on pas que la poursuite de la croissance aboutit, si on laisse faire, à des
concentrations de richesses et de pouvoirs de décision laissant de plus en plus de personnes sans place sociale
tant dans les pays développés que sur la planète entière? Toujours est-il qu'au milieu des années quatre-vingt
a éclaté le choc social émotif des "nouveaux pauvres" jusque dans les pays réputés développés.

b) Présence chrétienne aux pauvres


* Déconfessionnalisation et sécularisation
La présence chrétienne aux pauvres a été inéluctablement marquée par ce qui paraissait
culturellement, voire idéologiquement, promesse de bonheur pour eux. Le progrès, scientifique et technique
d'une part, social et politique d'autre part, étant hégémoniquement pensé comme condition, voire même
facteur, de bonheur à venir pour les pauvres, il fallait que les chrétiens soient présents à ce mouvement de
l'intérieur et y manifestent ce qu'ils y voyaient comme "pierres d'attente" du "Royaume de Dieu". Et ce tant
sur le front de la présence immédiate et concrète aux pauvres que sur celui, moins immédiat, du déploiement
de ce progrès qui allait avoir des retombées positives sur eux.
On se souvient de la déconfessionnalisation de nombreuses oeuvres sociales chrétiennes dans les
années soixante. L'Eglise, disait-on, a convenablement rempli son rôle de suppléance dans les domaines
médico-socio-éducatifs. Il est nécessaire de reconnaître maintenant la juste autonomie des réalités terrestres
et la technicité que demandent ces actions. Il ne faut pas hésiter à professionnaliser ce qui jusqu'ici relevait de
l'engagement vocationnel. Aussi bien l'ouverture au monde demande que les chrétiens délaissent les
forteresses confessionnelles qui structuraient l'Eglise en contre-société aux temps héroïques des conflits entre
la laïcité et la chrétienté. Que les chrétiens aillent maintenant pénétrer les organismes progressistes et
humanitaires neutres, non pas bannière au vent mais Evangile au coeur et avec compétence professionnelle.
Ainsi le levain dans la pâte permettra une rechristianisation de la société.

Et cette façon de penser correspondait à l'évolution de la société. On a développé ou créé de


multiples formations de professions paramédicales, d'animation socioculturelle, d'éducation spécialisée etc...
On a vanté l'apport des "sciences humaines" qui se disaient enfin perspicaces sur les motivations personnelles
et collectives de l'action sociale et humanitaire. Et au fur et à mesure où les congrégations religieuses à
vocation socio-sanitaire voyaient leur recrutement tarir, les instituts de formation des travailleurs sociaux
prospéraient.

Ce changement rapide et profond était donc lié à une compréhension de la société basée sur
l'idée de progrès qu'illustrait à merveille la croissance économique des "trentes glorieuses". Et de fait cette
croissance a permis une rapide amélioration de la vie quotidienne d'une grande partie de la population. Certes
c'était dans une petite partie de la planète que cela se produisait. Mais on pensait que le modèle de croissance
prévalant en Occident et en Extrême-Orient était exportable. Si bien qu'il était légitime alors de penser que la
pauvreté serait de plus en plus résiduelle.

Cet optimisme social, justifié par les faits à court terme, se comprenait comme opposé à une
conception de la société traditionnelle perçue comme obscurantiste et à laquelle l'Eglise paraissait liée. Cela a
inéluctablement provoqué une politisation de la problématique et des tensions ecclésiales surtout dans le
domaine de l'Ecole, à un moindre degré dans le domaine social, mais quasiment pas dans le domaine sanitaire.

Il serait intéressant d'examiner pourquoi tel type de technicité tolère sans état d'âme la dé-
confessionnalisation et pourquoi cela pose tant de questions pour un autre. Toujours est-il que personne ne
s'est ému outre mesure de la quasi disparition des cliniques médicales confessionnelles et de la présence, en
corps constitué, des religieuses dans les hôpitaux. Mais le problème de l'Ecole reste sacralisé et politisé dans
notre pays. Quant aux organismes chrétiens à vocation sociale et caritative ils ont survécu, mais non sans
s'interroger sur leur identité chrétienne et paraître vieillots et surannés aux chrétiens qui se pensaient les plus
éclairés. Reconnaissons que ce n'était pas toujours sans raisons.

Cette évolution reposait sur un postulat que la lutte contre la pauvreté était avant tout un
problème de techniques médico-socio-éducatives et de décisions politiques. La motivation explicitement
évangélique de cette action paraissait souhaitable, certes, mais superfétatoire puisque des non-chrétiens
menaient cette action souvent d'ailleurs avec une qualité humaine qui forçait l'admiration.

* Spécificité chrétienne
Restait à comprendre la spécificité de la présence chrétienne à ce mouvement culturel et social
qu'on appelait progrès et qui était né en dehors voire même contre l'institution ecclésiale. Même si on peut
penser avec Kojève que c'était la christianité de la culture ambiante qui a permis l'émergence de ce progrès et
que ce n'est donc pas un hasard si elle a eu lieu en Occident. (Mélanges Alexandre Koyré, dII- l'Aventure de
l'Esprit, Hermann 1964 p.299 et svtes)
Deux tendances se sont fait jour dans l'articulation entre la lutte contre la pauvreté par la
participation au progrès et la conscience d'être chrétien. Et c'est dans la tension entre ces deux tendances que
peut se frayer une meilleure compréhension de l'articulation entre la lutte contre la pauvreté et la mission.

La première tendance est celle de l'identification entre la lutte contre la pauvreté et l'annonce de
Jésus-Christ. Puisque Jésus-Christ est libérateur et sauveur, toute "avancée" dans la lutte contre la pauvreté est
"lue" par les "croyants" comme un "signe" du "Royaume de Dieu". A bien y regarder cette tendance à
l'identification risque fort de se retourner en son contraire, qui est la deuxième tendance: l'autonomie entre la
lutte contre la pauvreté et la foi (et donc l'annonce) de Jésus-Christ.

En effet puisque l'expérience montre que bien des personnes s'affichant comme non-croyantes
sont tout aussi radicalement engagées que les croyants dans la lutte contre la pauvreté et semblent même à
l'origine du progrès qui leur est si bienfaisant, il en découle que la "lecture" que font les croyants des
"avancées" de cette lutte comme "signes du Royaume de Dieu" est bien arbitraire voire récupératrice. Cette
lecture paraît bien difficile à justifier. Tout au plus est-elle respectable non point en elle-même mais au titre du
respect que l'on doit à toute personne quand elle dit ce qu'est sa raison ultime de vivre.

Il apparaît alors seulement que, de fait, un certain nombre de personnes luttant contre la
pauvreté le font pour des motivations religieuses chrétiennes. Mais ces motivations sont superfétatoires
puisque d'autres s'en passent fort bien. Tout au plus peut-on, à ses moments perdus et sur le ton de la
confidence intimiste, se dire les uns et autres quelles sont les références lyriques, poétiques, voire
symboliques, sous la bannière desquelles on lutte au coude à coude ensemble.

Mais pour que le dialogue dépasse ici le respect de l'état de fait contingent de la diversité de
motivations religieuses des militants du progrès, il faudrait fonder en quoi la foi chrétienne est non pas une
illustration possible parmi d'autres d'une action qui se tiendrait par ailleurs en elle-même mais comment elle
est, selon le croyant, fondement, d'une certaine façon nécessaire, de cette action.
II Problématique d'une présence proprement chrétienne
aux pauvres.

a) Réhabiliter une réflexion proprement théologique sur la pauvreté.


Ces difficultés d'articulation entre la lutte contre la pauvreté et la mission d'annonce du Christ,
apparaissent quand la lutte contre la pauvreté n'est pas assez réfléchie à un niveau proprement théologique.
Dans une ambiance culturelle où le progrès apparaît comme un processus irrépressible et essentiellement bon,
le recul de la pauvreté risque d'être perçu comme une conséquence quasi automatique de ce progrès. La lutte
contre la pauvreté devient alors un problème technique, le seul problème moral consistant à ne pas se mettre
en travers du progrès bienfaiteur. Mais cela n'apparaît plus avant tout comme un engagement spirituel, au
sens d'un engagement radical de toute la personne susceptible d'être un chemin de découverte du mystère de
l'homme et de Dieu.

Il ne s'agit pas ici de dénoncer ou de sous-estimer le développement des sciences et des


techniques ou la rationalisation de la vie sociale. Car, indubitablement, ils permettent une grande perspicacité
sur les phénomènes de la pauvreté et une action efficace sur ces phénomènes. Il s'agit de saisir l'utilisation
perverse qu'en fait l'idéologie du progrès. Celle-ci consiste en une quasi-personnalisation des sciences et de la
rationalité qui par elles-mêmes pourraient améliorer le sort des pauvres sans que soit alors nécessaire une
conversion spirituelle des hommes.

Dans ce contexte idéologique de disparition des pauvres ou de leur marginalisation sous l'effet
automatique du "progrès", la réflexion proprement théologique, la vision proprement chrétienne du pauvre
perd de son importance. Les pauvres en effet n'ont pas grand chose à apporter. Leur problème est résolu ou
au moins sur le point de l'être et ils sont appelés à disparaître, ce qui semblait un projet raisonnablement
envisageable dans l'euphorie des "trentes glorieuses" (1945-1975).

* Permanence de la pauvreté
On aborde ici un problème qui devient vite passionnel entre chrétiens:

-D'une part il faut tenir que la pauvreté, perçue ici comme une souffrance, ne peut qu'être
combattue par tout homme de coeur. C'est ce que dit d'ailleurs Matthieu 25: "J'avais faim et vous m'avez
donné à manger".

-D'autre part il faut tenir que les pauvres et les souffrants nous disent quelque chose de Dieu
puisque Jésus s'identifie à eux et les déclarent "heureux".

*Cela n'est compréhensible que si la pauvreté, comme la souffrance, sont compris comme des
mystères insondables et non pas seulement comme des problèmes techniques à résoudre.

Dire que la pauvreté et la souffrance sont des mystères insondables et non pas seulement des
problèmes techniques à résoudre, c'est dire qu'elles disent quelque chose de l'homme dans ses rapports avec
Dieu étant donné que nous sommes en situation post-peccamineuse et pré-parousiaque, condition
contingente, certes, mais pour le moment indépassable!!! Cela ne veut pas dire qu'on s'en fasse une raison ou
qu'on s'en réjouisse!!! J'entends encore des personnes disqualifiant la Doctrine Sociale de l'Eglise arguant que
l'encyclique Rerum Novarum dans son chapitre 14 affirme fortement l'inéluctabilité des inégalités sociales et
des souffrances. Mais il n'apparaît pas que ce texte s'en réjouisse ou s'en fasse une raison en prônant de ne
rien faire contre, bien au contraire!!!

* Dieu sur le chemin et non pas au but


On ne peut donc entrer dans la compréhension chrétienne du mystère de la souffrance et de la
pauvreté qu'en luttant contre. Mais c'est cette lutte elle-même qui est un chemin vers Dieu et non pas quelque
résultat prometteur qui, à terme, rendrait la lutte inutile puisque sans objet!

Cela veut dire que le croyant abordera la lutte contre la pauvreté seulement dans l'espérance d'y
découvrir quelque chose de son Dieu. C'est cela qui nourrira son dynamisme et sa joie et non pas l'espoir de
quelques résultats tangibles. Et ce dynamisme, cette joie sont plus puissants, plus indéracinables que l'espoir
de résultats toujours susceptibles d'être déçus. Dieu seul est Dieu et seule sa recherche peut combler une vie.
Cela demande de dénoncer les autres réconforts même si ceux-ci paraissent à un faux bon sens plus
accessibles!!!

Certes des résultats tangibles dans la lutte contre la pauvreté peuvent aussi advenir même si cette
lutte se donne la recherche de Dieu comme objet exclusif et c'est alors tant mieux. Mais pour qui a quelque
maturité et quelque lucidité, il apparaîtra vite que ces résultat positifs sont fort précaires et fort modestes par
rapport à ce qui reste de pauvreté et de souffrance à vaincre. "Cherchez d'abord le Royaume et sa justice et le
reste vous sera donné par surcroît" (Mt 6 33). Ce reste, donc, est bon à prendre quand il est donné!!! Mais il ne
peut motiver ultimement l'engagement!!!

Il nous faut donc fonder en quoi la lutte contre la pauvreté est un recherche de Dieu.

b) Cheminement spirituel d'un chrétien en contact avec les pauvres.


Pour voir en quoi la présence aux pauvres peut être chemin de découverte de Dieu, esquissons le
cheminement spirituel par lequel passe l'homme de bonne volonté qui est en contact avec eux. Il m'a été
donné de discerner ce chemin quand j'étais aumônier du Secours Catholique à Bordeaux il y a quelques années
et j'ai pu partager ce que j'ai observé avec d'assez nombreuses personnes qui s'y sont retrouvées.

Il n'y a pas de cheminement spirituel linéaire sans chutes, sans reniement, sans conversion
progressive et sans tâtonnements. Ce que je vais décrire ici est une épure. Chacun, à son rythme, selon son
charisme, dans le secret de son coeur, est plus ou moins sensible à telle ou telle étape...

* Le choc ...
Beaucoup ignorent l'existence des pauvres. J'entends encore, douloureusement, la voix d'un
homme me disant qu'il n'y avait pas de pauvres dans son quartier. C'était le curé d'une paroisse de Bordeaux!
Les pauvres se cachent, ont honte. Il faut les chercher pour les trouver!!! Il faut aller dans les lieux où ils sont.

Toujours est-il que quand un homme de bonne volonté se met en situation de rencontrer des
pauvres, c'est un immense choc qu'il vit d'abord. Etonnement, culpabilité, gêne s'entremêlent dans un premier
temps. On critique les citoyens des pays où il y a des violations des droits de l'homme parce qu'ils disent qu'ils
ne savent pas ce qui se passe chez eux. Cela nous semble de l'hypocrisie. Nous sommes exactement comme
eux. Vouloir voir, vouloir se rendre compte de visu, c'est déjà une démarche spirituelle, une exigence de vérité,
une vulnérabilité à une aventure possible. C'est une grâce. C'est déjà se mettre soi-même en position d'être
pauvre et d'apprendre.
C'est toute la hiérarchie des valeurs, en effet, qui est atteinte. On ne voit plus le monde de la
même façon. La logique de la vie moyenne des classes moyennes est touchée. D'une façon ou d'une autre on
ne peut pas ne pas être transformé par cette expérience.

* ... l'illusion de la toute-puissance ...


Le choc encaissé (et beaucoup ne l'encaissent pas et s'en vont dès ce stade) le bénévole a le
sentiment qu'il y a plein de choses possibles à faire. Encore marqué par la vision des choses dont on a parlé, à
savoir que la pauvreté est un problème technique consistant à combler un manque par rapport à ce qu'ont les
gens "normaux", il cherche à combler ce manque. Et le voilà parti à chercher un logement, des subsides, un
emploi... Et ça marche... pour les moins pauvres, pour ceux qui ne sont pas encore dans la spirale infernale de
l'écosystème de la misère.

Il est indispensable de passer par cette étape. Il faut mesurer ce qu'on peut faire positivement
pour que les choses s'arrangent. Et on est loin de ne rien pouvoir faire même avec peu de moyens. Ne pas
passer par cette étape serait rendre odieux tout le cheminement (cf Jc 2 15-16).

Mais petit à petit c'est ce qu'on ne peut pas faire qui retentit douloureusement. On est confronté
à des souffrances déchirantes, à un impuissance désespérante. Que faire quand c'est la personnalité qui est
touchée? Quand les maigres subsides dont on dispose disparaissent comme dans le tonneau des Danaïdes,
paraissant contribuer à déstructurer encore plus la personne et à fausser la relation avec elle? Que faire quand
une personnalité équilibrée est broyée dans un réseau relationnel qui use son énergie sans lui laisser le loisir
de vivre un tant soit peu heureux? Que faire devant les perversions ultimes de l'alcoolisme, de la drogue, de la
prostitution avec toutes les protections puissantes dont elles bénéficient dans la société?

* ... l'accablement ...


C'est alors l'accablement. A quoi bon tout cela? Du "il n'y a qu'à..." on est passer au "à quoi
bon...", autre visage, plus trompeur, du fantasme de toute-puissance. C'est le temps du doute. Et si tout cela
n'était qu'illusion, que bonne conscience à bon compte? Tentation plus redoutable aussi de la fuite en avant.
Je pense à quelques-uns qui ont mis en péril leur équilibre affectif, sexuel, familial dans une logique de fusion
insensée avec le monde de la misère.

Et pourtant cette étape est, elle aussi, indispensable à la vérité de tout le cheminement. Chemin
de kénose dont on ne peut faire l'économie pour que se découvre une vraie solidarité, spirituelle celle-là, avec
les pauvres.

* ... et la gratuité, ...


Car peut naître alors la joie. C'est quand on a perçu qu'on ne peut rien, finalement, devant le
mystère d'iniquité, devant le mystère du mal qui broie l'homme, que peut naître le plaisir d'être là et c'est
tout, assis avec ceux qui sont broyés. Cette gratuité de la présence, dont l'archétype mystique est Marie au
pied de la Croix, source de joie mystérieuse pour celui qui en reçoit la grâce, peut ne pas être odieuse si elle
inclut en elle les étapes de sa propre maturation. C'est-à-dire si on est toujours vigilant pour voir ce qui peut
être fait pour qu'il y ait moins de souffrance et si on est toujours accablé de ne pouvoir faire plus.

Alors et alors seulement apparaît, paradoxalement, l'efficacité la plus grande au sein même de la
gratuité ultime. Car c'est alors qu'on peut aimer les pauvres non pas à cause de leur pauvreté à soulager, mais
pour eux-mêmes. Or c'est cela leur manque ultime! que dire notre manque ultime à tous! C'est alors que peut
naître un petit, un tout-petit geste d'affection qui peut débloquer une situation que des moyens considérables
n'avaient contribuer auparavant qu'à aggraver.

J'atteste que certains bénévoles de mouvements caritatifs, que certains travailleurs sociaux, que
certains hommes et femmes hors de tout regroupement vivent cette sagesse durement conquise. J'atteste
qu'il y a des résurrections inouïes à vue humaine de certaines personnes en difficulté. Mais alors le plus
ressuscité n'est pas l'accueilli, mais l'accueillant!!!

*... chemin d'évangélisation.


Ainsi le désir d'évangéliser les pauvres devient la joie d'être évangélisés par eux. Les harmoniques
sont multiples entre ce chemin et la petite voie de l'Evangile. Nous allons essayer d'en faire l'analyse
théologique et spirituelle plus approfondie. On peut pour le moment caractériser ce chemin d'une sagesse
étonnante: il s'est agi de passer d'une logique de l'efficacité à une logique de la fécondité. Ce me semble un
chemin bénéfique pour l'Eglise d'abord, avant de l'être pour ceux qui sont bénéficiaires de sa sollicitude.
III Redécouvrir la présence de Dieu au monde.
Voici donc l'homme de bonne volonté, au début généreux et tout-puissant, parti à son insu en
pèlerinage à la découverte de sa propre pauvreté. Il s'est aperçu que les biens à la fois matériels et culturels
dont il disposait ne pouvaient pas en eux mêmes, automatiquement, répondre aux besoins des pauvres. Ils
étaient comme dit le psaume 113B

"des idoles: or et argent,


ouvrages de mains humaines.
Elles ont une bouche et ne parlent pas,
des yeux et ne voient pas,
des oreilles et n'entendent pas,
des narines et ne sentent pas.
Leurs mains ne peuvent toucher,
leurs pieds ne peuvent marcher,
pas un son ne sort de leur gosier!
Qu'ils deviennent comme elles
tous ceux qui les font,
ceux qui mettent leur foi en elles."

Cet homme de bonne volonté aura fait à rebours le chemin qui me semble être l'aboutissement
dévitalisé de la modernité. Dans la modernité, comme dans tout âge de l'humanité il y a une phase féconde
puis une face d'épuisement. Or la modernité me semble aboutir à une longue réification, une longue
chosification de la création, sous prétexte fallacieux de rationalité et d'efficacité.

C'est en effet à partir du moment où la création a cessé d'être un jardin habité d'une présence
que, d'une part elle a pu être maîtrisée, à court terme, avec puissance voire même violence et que d'autre part
elle est devenue de plus en plus étrange et étrangère aux pauvres, c'est à dire à ceux qui n'ont d'autres
richesses que leur soif relationnelle. Il nous faudra longuement revenir sur ce qu'on peut appeler le
désenchantement du monde à la suite de Marcel GAUCHET.

C'est en effet parceque les biens que prodigue notre société sophistiquée, artificielle et re-
lationnellement opaque, c'est parce que ces biens sont dévitalisés, dépersonnalisés qu'ils sont inutiles, voire
nocifs pour les pauvres à qui, candidement, on les destine. Ce n'est pas leur affaire et il est compréhensible
qu'ils ne les "habitent" pas et les repoussent fut-ce au prix de ce qui paraît aux personnes "normales" un
suicide.

En ce sens on peut dire à la suite de Saint Vincent de Paul que "les pauvres sont nos maîtres". Ils
sont nos maîtres en ce sens que, du fait même de leur pauvreté, de leur vulnérabilité, ils supportent moins que
d'autres le mensonge d'échanges idolâtriques, d'échanges de biens qui ne soient pas vraiment habités d'une
présence. Les pauvres sont nos maîtres en ce sens qu'ils révèlent notre péché car il apparaît à leur contact que
notre présence au monde, aux échanges économiques et culturels sont idolâtriques, c'est-à-dire non spirituels
et dotés magiquement de puissance bénéfique "automatique".

C'est un vaste programme qui s'ouvre devant nous où il faudra esquisser en quoi nos échanges
sont inséparablement matériels et spirituels, ce qui me semble le coeur de la pensée biblique. Il nous faudra
éviter l'écueil de l'écologisme naïf et réactionnaire et aussi celui de la peur de remettre en cause des idoles
dominantes d'autant plus terrorisantes qu'elles sont sur la défensive. Ce n'est que dans la double exigence de
la rigueur théorique et de la fidélité à ce qui nous paraît être le vécu des pauvres ici et maintenant que nous
pourrons avancer. Nous ne pouvons avoir comme fil conducteur que cette conviction que la conception du
monde, de l'homme et de Dieu qui est le plus dans l'intérêt des pauvres est la plus vraie.
Quelle anthropologie sous-tend la présence aux
pauvres?

Nous avons émis l'hypothèse, la semaine dernière, que la pauvreté avait pour racine l'im-
possibilité des plus faibles à "habiter" les échanges économiques, culturels et sociaux qui leur sont proposés.
C'est parceque ces échanges seraient dévitalisés, c'est parcequ'il ne s'y lirait pas de "présence" motivante,
dynamisante, que les plus fragiles d'entre nous ne parviendraient pas à s'y retrouver et se laisseraient
marginaliser.

Nous allons essayer d'étayer cette hypothèse et d'avancer dans la compréhension de ce


"désenchantement" du monde.

(1) Nous allons d'abord tenter de écrire le processus d'exclusion d'un nombre croissant de
personnes.

(2)Nous allons essayer ensuite d'en cerner les causes proprement anthropologiques à la lumière
de ce que vivent ceux qui subissent ce processus d'exclusion.

(3)Nous verrons en quoi le projet de ré-enchanter le monde par la "resocialisation à la base" est
nécessaire et insuffisante.

(4)Puis nous tâcherons de cerner les mécanismes de pensée par lesquels on en est arrivé à penser
le monde et l'homme de façon aride, desséchante.

(5)Enfin nous poserons les linéaments d'une façon de voir l'homme et le monde qui permettrait
d'y découvrir une présence qui donne vie et sens à l'homme et surtout aux plus pauvres.
I Processus d'exclusion des pauvres.
L'encyclique "Centesimus annus" décrit le mécanisme, le processus par lequel un nombre
croissant de personnes est marginalisé dans notre société: "Si, autrefois, le facteur décisif de la production,
était la terre, et si, plus tard, c'était le capital, compris comme l'ensemble des machines et des instruments de
production, aujourd'hui le facteur décisif est de plus en plus l'homme lui-même, c'est à dire sa capacité de
connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d'organisation solidaire et sa capacité de
saisir et de satisfaire les besoins des autres.

On ne peut toutefois omettre de dénoncer les risques et les problèmes liés à ce type d'évolution. En
effet, de nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas des moyens d'entrer, de
manière efficace et digne de l'homme, à l'intérieur d'un système d'entreprise dans lequel le travail occupe une
place réellement centrale. Ils n'ont la possibilité ni d'acquérir les connaissances de bases qui permettent
d'exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d'entrer dans le réseau de connaissance et
d'intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s'ils ne sont
pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés; et le développement économique se poursuit pour ainsi dire
au-dessus de leur tête." (CA 32-33)

Voilà bien campé le processus non plus tant de l'exploitation des pauvres que de leur
marginalisation. Et cette marginalisation est le fait de la difficulté des personnes à acquérir les connaissances
de bases aujourd'hui indispensables aux actes élémentaires de la vie sociale. Aujourd'hui le nombre d'illettrés
et de personnes sans aucune formation professionnelle augmente alors même que la sophistication de la
société demande d'être de plus en plus formé pour s'y retrouver. Et pas seulement dans la vie professionnelle
mais aussi et surtout dans la vie de tous les jours. On ne perçoit pas dans le grand public en quoi louer un
appartement, gérer un budget minimum est abscons et inatteignable pour un nombre croissant de personnes
dont il faut répéter à temps et à contretemps qu'elles sont, pour la plupart, d'intelligence normale. Et cela
tourne à l'absurde quand on voit que le système d'aide sociale destiné à aider les exclus se complexifie lui aussi
au point que les travailleurs sociaux s'y perdent eux-mêmes!!! Alors que dire de ceux à qui il est destiné!!!

L'encyclique montre en quoi cette aptitude à acquérir des connaissances est aujourd'hui le
"facteur décisif de la production". Alors qu'autrefois cela a été successivement la terre puis le capital. La
société post capitaliste sera celle où le bien premier sera la connaissance et la capacité d'apprentissage.

Or à chaque "facteur décisif de la production" correspond une forme de domination sociale.


Quand le "facteur décisif de la production" est le capital, la domination sociale se comprend par le concept
d'exploitation. Quand il devient la capacité de connaissance, la domination sociale peut se comprendre par le
concept de marginalisation, voire d'exclusion.

Bien sûr il faut comprendre tout cela avec souplesse. Il y a tuilage entre les différentes formes de
société. L'une n'a pas cessé d'exister alors que l'autre surgit déjà. Il ne s'agit pas dire que le capital n'a plus
d'importance aujourd'hui et que les relations d'exploitation ont cessé. Non, il y a encore un grand nombre de
personnes effectivement insérées dans les échanges économiques et sociaux et dont la place n'est pas
reconnue à sa juste valeur. Ceux-là sont exploités et les actions de lutte pour que justice leur soit rendue sont
bonnes et nécessaires. Mais apparaît en outre et de plus en plus un processus de marginalisation et d'exclusion
qui est aussi un déni de justice mais qui est de nature différente et demande à être pensé différemment. Car
ça n'est pas la même chose d'une part d'être indispensable à la production et de ne pas voir sa juste place
reconnue et d'autre part d'être comme de trop et d'être réduit à l'assistance. Les atteintes à sa dignité et de
ressorts de lutte ne sont pas les mêmes dans les deux cas.
Les solutions ne peuvent pas seulement être pensées sur le plan technique. Il est proposé depuis
quinze ans, de façon significative, de multiples stages et allocations divers de formation, préformation,
insertion, adaptation à la vie d'entreprise, remise à niveau, etc... La logique de ces actions est d'améliorer
l'employabilité des plus démunis (puisque nous n'aurons pas le cynisme de dire qu'elles non pour but que de
cacher le chômage). Et c'est une bonne chose!

Mais on ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion plus en profondeur sur les causes plus
radicales de l'inadaptation réciproque d'un nombre croissant d'hommes et de la société. On en arrive d'une
part à un manque croissant de main d'oeuvre qualifiée et en même temps à une masse croissante d'hommes
non qualifiés et même non qualifiables. Il faudrait peut-être alors réfléchir plus profondément aux racines
anthropologiques de la formation proposée. Le type d'homme qu'on veut pour notre mode de développement
est-il humain, en regard de ce que sont beaucoup d'hommes qui pour être pauvres n'en sont point pour autant
des handicapés? L'inadaptation est-elle quantitative (pas assez de formation) ou qualitative (la formation
proposée ne serait-elle pas inhumaine)? Voir à ce propos l'article de Jean-Pierre LE GOFF dans le Monde de
l'Education d'Octobre 1991 page 62-63.
II Quelle vision de l'homme et du monde préside au
développement actuel?
Cette réflexion doit donc partir de ce que vivent les exclus et non pas exclusivement des
nécessités de la société telle qu'elle est aujourd'hui. Ou alors cela voudrait dire que ces nécessités sont érigées
en norme absolue par le fait accompli. Et par réalisme, voire par cynisme, il faudrait y adapter les pauvres
autant que possible. Et ceux qui ne peuvent pas il faudrait alors les déclarer anormaux!

Le risque en effet est de psychiatriser les pauvres et de considérer ceux qui ne sont pas
performants comme des débiles alors que l'expérience montre qu'ils sont pour la plupart d'intelligence
normale. Dans une société moralisante on les culpabilisait en les traitant de fainéants. Aujourd'hui, dans une
société qui n'en finit pas d'être éblouie par ses capacités d'analyses phénoménologiques, on analyse
doctement leur inadaptation en se servant de la conception de psychopathie, par ailleurs pertinente en son
ordre, pour décrire leur comportement. Mais comme cela ne débouche pas sur des soins opératoires, la
plupart du temps, cela ressemble fort à de la médecine à la diafoirus: "C'est pourquoi votre fille est muette!"

Non! Il faut prendre le temps de réfléchir à l'image de l'homme, du monde, des échanges
économiques et sociaux qui préside à un mode de développement qui laisse sur le bord du chemin de plus en
plus de monde. Il faut critiquer les fondements philosophiques et même spirituels d'un tel phénomène. Et c'est
le propre de la théologie d'aborder ce niveau de réflexion.

a) Une anthropologie ouverte ou non au mystère


ultime de l'homme.
Cela veut dire que l'on considère que les grandes options spirituelles sont à la base du dé-
veloppement ou du non développement des sociétés. Je crois que, massivement, nous sommes trop
intoxiqués par le processus de privatisation croissante de la religion pour percevoir toutes les implications de
cette réalité. Nous avons à travailler sur nous-mêmes pour bien percevoir que le développement est avant
tout un problème culturel et comme dit Jean-Paul II: "au centre de toute culture se trouve l'attitude que
l'homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu". (CA 24)

Il ne s'agit pas ici de réduire le "mystère de Dieu dans la culture" dont il est question ici à sa
formulation élaborée dans les grandes religions et à la façon dont celles-ci sont suffisamment honorées ou pas
comme composantes ou comme "racines" de la culture. Il s'agit encore moins de discuter de la place de ces
grandes religions dans la société. Ces questions, pour graves qu'elles soient, risquent d'occulter le coeur du
problème.

Car il s'agit de se demander quel est le dynamisme radical qui donne goût à quelqu'un
d'apprendre. Autrement dit l'homme peut-il acquérir des connaissances si celles-ci ne lui sont pas présentées
comme ayant un certain sens, dans un certain monde, pour une certaine action dans ce monde qui honore ce
qu'il y a de plus noble en lui et qui inévitablement fait appel quelque part à l'abnégation, au don de soi? Est-ce-
que la seule nécessité de gagner sa vie suffit pour entrer dans l'ascèse exigeante de l'apprentissage sophistiqué
que l'on propose aujourd'hui? Ou est-ce que suffit la perspective d'être un rouage dans un monde dont on ne
doit pas dire d'où il vient et où il va, si ce n'est dans le secret de cercles privatisés, toujours soupçonnés d'être
irrespectueux des autres?
Il ne s'agit donc pas de tomber dans une vision mono-factorielle, simpliste et idéologisante du
développement. Il ne s'agit pas de faire du spiritualisme idéologique après avoir fait du matérialisme
idéologique. Bien sûr le mal-développement de la majeure partie de la planète et de couches croissantes des
pays riches obéit à des mécanismes analysables par les sciences économiques, sociologiques et on peut y
déceler des enjeux politiques, c'est-à-dire de pouvoir de tel ou tel groupe. Mais on n'atteint là que les
épiphénomènes de ce qui a pour racine un véritable choix culturel spirituel.

Car il s'agit de se prononcer sur ce qui est le primum movens de l'action de l'homme. Et on ne
peut pas arguer de la complexité des choses pour éluder cette inéluctable prise de position. Edgar MORIN et
d'autres soulignent la nécessité de penser la complexité dans l'analyse d'un monde devenu mouvant et
insaisissable et ils ont raison. Mais j'ai l'impression que pointe derrière cette attitude le scepticisme, en
réaction contre le dogmatisme d'hier qui n'est plus opératoire. Il s'agit donc de bien situer ce qui est simple et
ce qui est complexe.

Or il me semble que la question fondamentale est simple et vertigineuse: est-ce que, oui ou non,
l'homme engage sa relation avec Dieu dans la façon dont il regarde le monde qui lui est donné pour le
transformer et le développer? Et si oui est-ce là qu'il faut chercher le critère ultime pour déterminer si le mode
de développement est humain ou pas? Est-ce là qu'on pourra déceler la source ultime du dynamisme sans
lequel il ne peut pas y avoir de développement? Ou bien, au contraire, la réalité du monde est-elle purement
appréhendable par des compétences techniques? De cette question dépend la pertinence d'un discours
proprement théologique sur le développement.

Certes il n'y a pas d'arguments forçant la liberté sur ce point. Il n'y a que des signes qu'un créateur
autre que le grand horloger lointain est à l'oeuvre dans le monde et qu'on peut le rencontrer ou pas selon la
façon dont on s'engage à développer ce monde. Il y a suffisamment d'indices pour engager raisonnablement la
liberté de l'homme sur cette question mais pas de preuves incontournables telles que la liberté n'y serait pour
rien dans la réponse donnée.

Mais c'est une fausse piste que d'arguer de la complexité des choses pour laisser la question en
suspens!!! C'est une autre fausse piste que d'arguer que c'est l'individu, dans la solitude de sa responsabilité
ultime, qui doit répondre à cette question pour dire que la société en tant que telle ne doit pas poser la
question à chacun, dans des termes tels que précisément il puisse comprendre que c'est là la question ultime,
la plus enthousiasmante et la plus mobilisatrice.

Et la réflexion sur les causes culturelles de la marginalisation d'un nombre croissant de personnes
dans les économies développées pourrait peut-être contribuer à éclairer le phénomène sur le plan
international. La situation du (mal)développement sur la planète montre, en effet, que des aires culturelles
rentrent dans la spirale de croissance et d'autres non. Pourquoi la croissance économique et technique a-t-elle
pris, comme on dit qu'une greffe prend, dans des aires culturelles aussi dissemblables que l'Extrême Orient
asiatique et l'Occident européano-américain alors que des aires culturelles comme l'Afrique Noire et le monde
islamo-musulman y sont plus revêches? Je n'ai pas la compétence d'aborder cette question. Mais peut-être la
réflexion sur les poches sociales d'exclusion de la croissance dans les pays "développés" peut-elle permettre
d'observer des phénomènes qui permettraient de mieux comprendre le mal-développement ailleurs.

b) Quelle aptitude relationnelle dans un monde désenchanté?


La fréquentation des marginaux, exclus, démunis, mal-insérés (peu importe le nom qu'on leur
donne) montre que la plupart ont une intelligence normale et que la raison la plus obvie de leur marginalité
est leur souffrance relationnelle.
C'est ce que dit, à juste titre d'ailleurs, la vulgate de sciences humaines qui garnit le cerveau de
tout travailleur social et des plus branchés des non professionnels quand elle dit que les personnes
malinsérées sont psychopathes. Elles ne sont pas, dit-on, rentrées dans le processus d'apprentissage de
comportement qu'on peut décrire comme le processus de gratification affective différée. L'effort de tout
apprentissage est, en effet, sous-tendu par le projet de recevoir des gratifications sociales et affectives
différées. Je vous renvoie à ce que dit tout bon catéchisme de psychanalyse sur l'apprentissage de la propreté
chez l'enfant. Si cette structuration psychologique s'est mal faite, c'est le processus d'apprentissage qui en
souffre. Dans ce schéma ce qui est alors en cause n'est pas tant l'aptitude de départ d'apprentissage de la
personne mais l'univers trop peu gratifiant dans lequel elle vit.

On peut aussi interpréter de la même façon, toujours à aussi juste titre d'ailleurs, le com-
portement déficient vis à vis de l'argent et des biens matériels en soulignant la carence relationnelle qui en est
la raison profonde. Quand un bien n'est pas acquis d'une relation gratifiante, il n'est pas respecté et n'est pas
utilisé de façon constructive. L'illustration de ce phénomène culmine dans l'attitude de quasiment tous les
prostitués. Les revenus de ces personnes sont pharamineusement élevés le plus souvent. Et ces personnes
sont le plus souvent démunies.

L'attitude des accompagnateurs, travailleurs sociaux ou militants caritatifs, est donc, dans ces
circonstances, de tâcher d'être un "référent" relationnel. Et ça marche parfois. Assez rarement mais de façon
suffisamment enthousiasmante, quand ça arrive, pour permettre de continuer l'action. Et on voit alors, par
exemple, un analphabète de vingt ans apprendre à lire en quelques mois parceque quelqu'un, sur sa route, a
cru en lui plus que lui-même ne croyait alors en lui. De même le sevrage des drogues, légales ou illégales,
advient le plus souvent dans un contexte relationnel privilégié.

Peut-on induire de cette expérience et de cette analyse de la pauvreté comme souffrance


relationnelle qu'il s'agit là du mécanisme fondamental de toute pauvreté? Il faut distinguer ici le symptôme de
la cause. Analyser la marginalité de nombreux pauvres comme psychopathie c'est toucher le mécanisme de
leur marginalité, c'est décrire un symptôme. Ce n'est pas en atteindre la cause. La carence affective dont ils
souffrent n'a pas que des causes immédiates, ponctuelles, relevant de ceux qu'ils ont immédiatement côtoyés.
Il faut se poser la question de la cause culturelle de cette souffrance relationnelle croissante.

Il faut alors oser dire que tout développement tant personnel que collectif, est, fondamenta-
lement, relationnel, que c'est la recherche relationnelle qui est le ressort ultime du dynamisme humain. Et il
s'agit de se demander quelle est cette "présence" enthousiasmante indispensable au développement des
hommes, tant individuel que collectif, c'est-à-dire culturel. Et comment alors penser notre monde pour que
l'action de le développer soit avant tout recherche de cette "présence"? Alors les inéluctables difficultés de s'y
investir seront non seulement supportables mais prendront sens dans cette recherche relationnelle.

c) La souffrance des pauvres représentative de la souffrance de tout le


corps social.
Et cette question dépasse le problème des seuls exclus, marginalisés. C'est l'ensemble des
hommes qui souffrent aujourd'hui d'une tension entre les secteurs de leur vie où ils vivent intensément et
ceux où ils se heurtent à une aridité éprouvante. Le risque est grand alors d'une rupture entre d'une part des
secteurs de replis protégés et chaleureux, famille, clubs divers, voire même groupes religieux, où les relations
sont subjectivement motivantes et d'autre part la logique globale d'un monde où il faut bien gagner sa vie
mais où on s'ennuie, voire même où on subit une violence quant à son humanité profonde. Les pauvres
seraient alors ceux qui supporteraient le plus mal cette tension. Ils seraient alors significatifs de notre malaise
à tous. Dis-moi quels sont tes pauvres, je te dirais qui tu es.

Le risque est alors grand de viser trop court dans l'élaboration de remèdes contre ce que tout le
monde perçoit de déshumanisant dans notre monde trop sophistiqué, opaque, artificiel pour l'exigence
d'humanité du plus grand nombre.
III La nécessaire et insuffisante promotion des
communautés de socialisation de proximité.
La proximité avec les pauvres aboutit souvent à promouvoir ce que, en 1984, dans le texte
"Attention... pauvretés" la Commission Sociale de l'Episcopat Français a appelé avec bonheur "le maillage au
quotidien" des relations sociales. Citant le Pape Paul VI: "Il est urgent de reconstituer, à l'échelle de la rue, du
quartier ou du grand ensemble, le tissu social où l'homme puisse épanouir les besoins de sa personnalité."
(Octagesimo adveniens 11), les évêques demandent que les chrétiens privilégient les relations de proximité
avec les pauvres. Et ils rappellent que l'Etat-Providence ne pourra pas régler tous les problèmes sociaux car il
ne peut pas engendrer la chaleur humaine, la convivialité sans lesquelles il n'est pas de vraies relations
humaines. Il faut rendre justice à ce travail de fourmis multiforme par lequel nombre d'hommes de bonne
volonté, chrétiens ou non, font, jour après jour, parfois inconsciemment, ce "maillage au quotidien" par lequel
les plus démunis peuvent reprendre pied dans la société

Mais il faut aussi réfléchir à ce qui se passe quand on répond à cet appel à l'action à la base. En
effet l'expérience montre qu'il est d'autant plus difficile de vivre ensemble au quotidien sans un minimum de
consensus culturel qu'est grande la promiscuité engendrée par la pénurie. Tout se passe en effet comme si la
pénurie développait certes les réactions de solidarité de proximité mais poussait aussi les hommes à se
retrouver en groupes homogènes sur le plan culturel, ethnique, religieux. Car la souffrance met à nu des
réactions profondes qui dépendent pour une large part de cette identité.

Question redoutable qui a sans doute pris plus d'acuité qu'en 1984. Il faut prendre acte, avec
toutes les précautions requises, du fait inquiétant et troublant que la paupérisation va souvent de pair avec un
replis sur les communautés ethniques, culturelles, religieuses où, précisément, les solidarités premières, le
maillage au quotidien semble d'avantage aller de soi. Et cela, tant dans les plages de pauvreté dans les pays
riches, que sur la planète toute entière.

Certes, on peut toujours penser que demain verra une nouvelle promesse d'enrichissement
général comme celle qui avait vogue pendant les "trentes glorieuses". Et qu'alors les particularismes, sources
de violence, à nouveau, dépériront. Peut-être, peut-être pas! L'avenir n'appartient à personne. Mais en tous
cas peu importe.

Car ce qui importe c'est ce que sont les pauvres, ici et maintenant, là où nous sommes appelés à
vivre en alliance avec eux l'aujourd'hui de l'Evangile et non pas ce qu'on pense qu'ils deviendront quand ils ne
seront plus pauvres!!! Comme nous l'avons déjà dit, ce me semble être une option tout à fait perverse, une
véritable prise de position pour les riches, une option pour les seigneurs de ce monde, que de penser que les
pauvres sont en voie de disparition, qu'ils sont donc inintéressants en eux-mêmes et qu'il faut traiter ceux qui
restent comme des riches en puissance!!!

Il nous faut donc entreprendre le labeur de penser de façon quelque peu articulée la socialisation
humaine à la fois dans les communautés de socialisation de proximité (famille, quartier, groupes culturels et
religieux etc...) et dans un monde qui, dans son effort de développement, ne cesse pas de s'unifier et d'être
interdépendant. Il faut s'efforcer de trouver, à la lumière de la Révélation chrétienne, une certaine unité
d'appréhension de cette socialisation multiforme.

Car l'homme est un. Il est à la fois inscrit dans un réseau de socialisation proximal et dans un
monde de plus en plus intégré. Il est inscrit dans un village relationnel à dimension humaine et, en même
temps "son village c'est la planète", comme dit le CCFD. Mais l'homme délaissera sa planète et se laissera
dominer par elle si celle-ci lui devient étrangère voire inquiétante. Mais qu'il ne croit pas alors que son village
lui sera un refuge. Non! ce lui sera alors une prison.

Car les communautés de socialisation de proximité peuvent être le meilleur et le pire. Le meilleur,
si les relations avec Dieu et avec l'homme qu'elles promeuvent valent pour elles-mêmes et ne sont pas
instrumentalisées pour permettre de mieux supporter un monde devenu aride et étouffant. Car quand on
aime Dieu c'est pour Dieu, quand on aime une femme, c'est pour elle, ce n'est pas pour soi-même, pour
combler sa solitude. Il est donc profondément illusoire pour les gestionnaires du "meilleur des monde" de
croire que les religions, les cultures, la famille pourraient apporter un supplément d'âme à un monde devenu
étouffant sans remettre en cause les raisons pour lesquelles ce monde est devenu étouffant.

Ces communautés de socialisation de proximité ne rempliront leur rôle que si le monde dans son
ensemble est aussi habité de la "présence" dont elles sont dépositaires. Il nous faut donc réfléchir en quoi le
processus mondial de développement est ou n'est pas sous-tendu par la recherche du Créateur.
IV Esquisse du processus de réification du monde.
C'est en regardant des reportages sur des peuples qu'il juge primitifs que l'homme occidental du
XXème siècle apprend que d'autres hommes perçoivent le monde comme habité d'esprits qui sont peu ou
prou responsables de ce qui arrive dans le monde. Mais cet homme Occidental croit, quant à lui, avoir trouvé
le moyen décisif de comprendre le monde. Il sait qu'il ne comprend pas tout mais il croit bien avoir trouvé la
clef pour, en droit, tout comprendre. Cette clef c'est la science dont les conclusions, pour l'homme de la rue,
ont pris la place explicative des puissances spirituelles dont l'action, jadis, présidait à ce qui lui arrivait dans les
plus petits détails de la vie.

Certes la capacité explicative, et donc la performance opératoire, des sciences l'emportent sur
celles des "esprits" des peuples primitifs. Mais c'est au prix d'une déperdition relationnelle. On peut
comprendre le mécanisme par lequel des causes abstraites agissent. On peut alors agir efficacement sur elles.
Mais on entretient pas avec des paramètres causals abstraits les relations que l'on a avec des esprits. L'homme
devient alors d'autant plus seul qu'il est plus puissant.

Certes le positivisme gros grain du début de ce siècle s'est affiné. Certes il ne paraît plus
grossièrement obscurantiste de se poser encore la question de Dieu agissant dans le monde. Certes les plus
fins perçoivent, sans toujours avoir les moyens de l'exprimer, que les causes secondes ne sont pas la cause
première et que celle-ci ne peut pas être comprise avant tout comme le fondement et la fin très lointains du
monde de tous les jours. Certes... certes...

N'empêche que le monde a massivement cessé d'être le jardin de la création, le lieu où on pouvait
rencontrer Quelqu'un. Non le monde est devenu pour "l'homme moderne" un problème à résoudre, une
question intellectuelle et non plus relationnelle, une chose à maîtriser et non plus l'enjeu de relations
spirituelles. Certes beaucoup chantent aujourd'hui l'ode funèbre de cet "homme moderne". Mais c'est trop
souvent pour se lamenter du vide qu'il laisse. Si bien que la réflexion reste prisonnière de cette problématique.

L'hypothèse ici est que cette évolution s'est faite au détriment du vouloir vivre, du dynamisme, de
l'espérance des plus pauvres. Et cette déréliction gagne de proche en proche de plus en plus de monde et est
la cause spirituelle de la paupérisation croissante. Car l'enjeu dans notre monde c'est de comprendre
rationnellement les mécanismes de ce qui nous arrive pour pouvoir peser dessus. Mais il faut courir de plus en
plus vite dans sa tête pour cela. Car les explications sont de plus en plus sophistiquées et abscondes. Sinon on
n'a plus qu'à s'en remettre aux experts, à ceux qui savent. Et si on a la chance de vivre en démocratie, on peut
au mieux, pour sa faible part, arbitrer entre experts sans comprendre l'enjeu. Et cette dépossession vaut bien,
quant à l'humiliation qu'elle engendre, celle que dénonçait le marxisme dans sa critique de la plus-value. Ce
n'est plus tant la production de l'homme qui est accaparée par quelques-uns mais jusqu'à son regard sur le
monde. Ainsi l'homme devient étranger à lui-même après avoir réifié, chosifié le monde où il vit.

Il est à craindre dans cette situation qu'advienne une implosion du système de développement
actuel dont l'implosion des sociétés de l'Est peut donner une idée. Car ce n'est pas tant ce qui opposait les
sociétés de l'Ouest et de l'Est qui est la cause de l'implosion de celles-ci que ce qui les réunissait. Sans jouer les
Cassandre on peut craindre que les réactions de retrait, de démotivation, de déresponsabilisation que l'on
perçoit aussi à l'Ouest ne produisent des effets similaires. Les possibilités de compétitions que laisse possibles
la liberté formelle à l'Ouest risquent de n'être qu'un dopage spirituel pour un nombre de plus en plus restreint
de décideurs et non pas une motivation suffisante pour l'engagement vital indispensable du plus grand
nombre.

Il faudrait prendre le temps de critiquer le fondement des sciences. De quelle rationalité


procèdent-elles? Car le rationalisme est peut-être une caricature de la raison. C'est un travail proprement
philosophique que de discerner cela. Et sans doute les effets pervers du développement sous son mode actuel
pousseront-ils à ce que cette réflexion s'approfondisse.

Mais au moins pourrions-nous réfléchir à ce qui est induit comme transformation du monde
quant on passe de la logique de l'efficacité à celle de la fécondité, à partir de ce que nous avons appris du
contact avec les plus pauvres. Car après tout ce qui importe c'est de commencer à comprendre le réel de façon
différente à la lumière de ce que vivent les pauvres quand ils luttent contre leur pauvreté. Ce sont eux les
veilleurs d'un monde nouveau. Ce sont eux dont le Seigneur voit la misère dans l'Egypte de leur aliénation et
qui déjà les sauve à main forte et à bras étendu.
V Prolégomènes d'un réenchantement du monde.
La fécondité, tout le monde en a l'expérience, au moins parce qu'il est fils ou fille de deux autres
êtres humains. La fécondité est bien processus de développement. L'enfant grandit en "présence" des parents.
Cette "présence" est indispensable pour que, dans une alchimie relationnelle mystérieuse, l'enfant devienne
progressivement l'auteur, à sa place, de son propre développement. Dans la fécondité, tant dans l'échange
primordial lors de l'acte générateur de vie que dans la vie ultérieure de la cellule familiale, ce qui est donné a
pour fondement radical la "présence" des personnes les unes aux autres. Dans la fécondité, les échanges les
plus matériels et les plus objectifs sont radicalement spirituels. Ils sont "enchantés" d'une "présence" qui les
constituent précisément comme féconds. Et la fécondité est d'autant plus générateur de vie que cette
"présence" est vraie, juste, authentique.

L'efficacité est autre, bien que non contradictoire avec la fécondité. Etre efficace c'est planifier
des effets dont on est sûr en fonction de causes que l'on peut déclencher. Il n'y a pas, stricto sensu, de
"présence" des hommes les uns aux autres, dans des actes "purement" efficaces, s'il en existe, pour la bonne
raison que d'autres que ceux qui les ont posés auraient pu les poser.

Par exemple, on peut efficacement nourrir des enfants dans une cantine. Et si on le fait il faut le
faire avec le maximum de chaleur et de convivialité en faisant passer, consciemment ou non, une certaine
"présence" dans ces repas. Mais, pour le meilleur ou pour le pire, selon la famille, la fécondité pour les enfants
d'un tel acte ne sera jamais celle des repas familiaux quand bien même les repas de la cantine seraient
diététiquement mieux équilibrés. Tout simplement "parce que l'homme ne vit pas que de pain" et que le pain
de la cantine est moins "enchanté", moins plein d'une "présence" pour l'enfant que celui de la table familiale.
Et le signe de cette moindre fécondité c'est qu'on peut changer d'éducateurs dans la cantine avec moins de
dommage pour l'enfant que si on le change de famille!!!

La fécondité et l'efficacité ne sont pas contradictoires. Mais l'efficacité est interne à la fécondité.
Elle vise à ce que les échanges soient le plus performants possible pour ce qu'ils visent objectivement.
Comprise dans la logique de la fécondité, elle est un signe de l'amour fécond dans lequel ces échanges ont lieu.
"Qui de vous si son fils lui demande du pain lui donnera une pierre?" (Mt 7 9). Par conséquent l'effort qui vise à
regarder le réel dans la logique de la fécondité doit ne pas dénigrer les efforts de rationalisation qui président
au développement des sciences. Car celles-ci permettent une saisie du réel plus efficace. Il ne s'agit donc pas
de nourrir des nostalgies écologisantes.

Certes le développement économique tel qu'il était vécu quand les sciences étaient moins
prégnantes culturellement laissait percer plus facilement le mystère de fécondité du monde. Quand,
aujourd'hui encore, un paysan voit un champ de blé pousser il sent qu'il est en face d'une oeuvre mystérieuse
qui le dépasse et qui n'est pas sienne. Ce sentiment est moins immédiat pour le maçon qui construit un mur
car celui-ci a plus spontanément le sentiment que le mur est son oeuvre à lui. Et quand le développement
scientifique et technique permet l'apparition d'objets sophistiqués, l'homme est ébloui et voit avant tout son
oeuvre dans ces prouesses. Et il croit que le réel s'est plié au génie de son intelligence et qu'il n'est qu'une
chose inerte, manipulable à merci.

Certes le soucis de l'environnement peut donner le sentiment d'une limite dans cette mani-
pulation. Certes les exigences éthiques peuvent demander la prudence dans ce développement vertigineux.
Mais à bien y regarder ce sont là péripéties qui demandent précisément une sophistication de la technique.
C'est par le développement technique qu'on épure les déchets produits par le développement technique. Si
bien que c'est trop peu de développement qui est polluant!!! Et les exigences éthiques demandent de
développer des moyens d'action plus éthiques et sont une exigence à l'invention.
Ce serait dommage que les efforts de réenchantement spirituel du monde paraissent profiter des
effets pervers inévitables du développement technique pour se présenter comme une limitation de ce
développement, pour paraître avant tout comme des interdits, comme des mises en garde. Non, le
développement scientifique et technique est une donnée incontournable de notre univers mental et il faut
avant tout s'en émerveiller!!! C'est conjecturellement que ce développement est réifiant, chosifiant pour le
monde et non pas essentiellement.

Car il est toujours possible de voir le monde comme il est, c'est-à-dire comme enchanté d'une
présence enthousiasmante à découvrir si on s'y engage. C'est possible mais ça n'est plus une évidence
culturelle. C'est devenu une tâche, non pas un effort, mais une conversion du regard à recevoir si toutefois on
se met en situation de pouvoir le recevoir.

Et la présence aux pauvres est un lieu privilégié, pour ceux qui en ont la vocation, pour pouvoir se
laver le regard et les habitudes mentales. Car les pauvres, nous l'avons longuement dit, ne peuvent
s'approprier les biens tant matériels que culturels que si ceux-ci sont enchantés de la présence amoureuse de
ceux qui les partagent avec eux. Mais ce faisant les personnes en contact avec les pauvres découvriront avec
eux la vraie nature de ces choses. Il ne s'agira pas d'aménager le réel pour qu'il soit plus accessible aux
pauvres, comme si cet aménagement était comme superfétatoire pour ce réel. Non il s'agit de découvrir la
nature spirituel des choses les plus banales dont l'échange matériel ne peut pas ne pas être aussi spirituel.

Il ne s'agit donc pas d'inventer en chambre une nouvelle façon de voir le monde. Il s'agit de
montrer le lieu où cette nouvelle cosmologie, cette nouvelle anthropologie peut apparaître.
Le Dieu des pauvres réenchante
la sexualité humaine.

Nous allons essayer d'apprécier comment est vécue la sexualité dans notre société afin de
comprendre un peu mieux ce qu'est le désenchantement du monde dont souffrent particulièrement les
pauvres. Pourquoi s'intéresser à la sexualité pour parler de désenchantement du monde? Pour deux raisons:
l'une relevant du message biblique sur l'homme et l'image de Dieu en lui, de ce Dieu dont l'absence dans le
monde est la clef du désenchantement. L'autre raison relève de l'observation de ce que vivent les pauvres que
l'on peut rencontrer dans les Centres d'Hébergement pour Sans-Domicile-Fixe, dans les organismes caritatifs,
dans les réseaux plus ou moins formels où ils vivent.

Dans les récits bibliques de la création il est dit que l'homme est à l'image de Dieu. Or c'est en
évoquant son caractère sexué que le récit biblique caractérise l'homme comme image de Dieu: "Dieu créa
l'homme à son image, homme et femme il les créa" (Gn 1 27). C'est donc dans l'homme comme être sexué que
resplendit de façon particulière l'image de Dieu. Il nous faut donc aller voir de plus près la façon dont est vécue
la sexualité dans notre monde pour voir si elle est vécue ou pas comme reflétant l'image de Dieu, si elle est
enchantée ou désenchantée.

Alertés par cette anthropologie biblique, observons donc d'abord ce que vivent les personnes
démunies sur ce plan là. L'écoute des personnes marginalisées, démunies ne peut laisser de doute sur le fait
que les souffrances familiales sont particulièrement fréquentes et intenses dans leur histoire. Oh certes il faut
éviter d'en faire l'unique raison de leur malinsertion sociale. Oh certes la souffrance familiale est difficilement
chiffrable objectivement car, par essence, toute souffrance est subjective. Et on ne peut pas établir de
parallèle strict entre une situation familiale objective (divorce des parents, recomposition familiale, placement
des enfants à l'Aide Sociale à l'Enfance, etc...) et la souffrance avec laquelle tel ou tel enfant aura supporté
cette situation. Mais il ne peut faire de doute que si le vécu familial n'est pas un conditionnement absolu de
l'insertion future des enfants, il en est un paramètre important.

(1) Nous commencerons par regarder si la façon dont est vécue la sexualité dans notre société est
conforme ou pas aux intérêts des pauvres.

(2) Puis nous examinerons le discours ambiant, les idées-forces qui sous-tendent cette pratique
sociale de la sexualité.

(3) Nous tâcherons de voir en quoi tant la pratique que le discours sur la sexualité sont comme
l'oeil du cyclone, le point focal du désenchantement du monde.

(4) Nous poserons alors les linéaments d'un discours possible sur une sexualité réenchantée
pouvant prendre place dans une cosmologie et une anthropologie réenchantées.
I La façon dont est vécue la sexualité aujourd'hui est-elle
dans l'intérêt des pauvres?
Drôle de question, penserons certains!!! Il est en effet courant, jusque dans notre Sainte Eglise, de
ne parler des pauvres que comme des acteurs économiques. Mais peut-il y avoir un rapport entre la façon
dont est vécue la sexualité dans la société et le fait qu'ils soient pauvres? Cette question paraît incongrue
puisque les pauvres sont considérés seulement comme ceux qui n'ont pas assez de biens matériels. Pour le
moment essayons de dépasser nos réticences et observons.

a) L'évolution des moeurs...


Tout le monde connaît l'évolution du vécu social de la sexualité depuis quelques décennies.
Depuis le courant de la décennie soixante, le nombre de mariages a notablement baissé; la cohabitation
juvénile s'est généralisée; le nombre de divorces a augmenté; l'apparition de la contraception féminine facile a
bouleversé (le mot n'est pas trop fort) l'approche de la sexualité, la place de la femme, et donc de l'homme,
dans le couple, et donc aussi dans la société; l'avortement a été légalisé; la tolérance sociale à l'homosexualité
s'est un peu étendue. Bref s'est vécue une profonde transformation des moeurs.

Et cela s'est fait dans un sentiment de libération, de plus grande authenticité. Et ça a pris de court
ceux qui avaient une approche plus traditionnelle de la sexualité et parmi eux les chrétiens. L'histoire retiendra
que la marginalisation des Eglises en Europe occidentale et en Amérique du Nord dans la deuxième moitié des
"trente glorieuses" a eu pour cause consciente principale le divorce qui est apparu entre la façon dont la
majeure partie de la société appréhendait la sexualité et celle des Eglises. Ce phénomène a culminé lors de la
publication de l'encyclique "Humanæ vitæ" sur la limitation des naissances en 1968.

Il faut faire l'effort de comprendre cette évolution et donc d'avoir le minimum d'a priori sym-
pathique nécessaire à cela. La population d'Europe de l'Ouest et d'Amérique de Nord n'est pas subitement
devenue vicieuse, jouisseuse et irresponsable en quelques années. Non! c'est une nouvelle façon de voir les
choses qui est apparue. Certes, cette nouvelle façon de voir est différente de celle des chrétiens. Mais il faut
prendre le temps de l'entendre, de l'examiner, de tâcher d'en cerner les racines sans condamner d'emblée.
Car, si finalement on doit dire qu'on n'est pas d'accord, qu'au moins ce soit à bon escient!!!

b)... et l'intérêt des pauvres...


Cette évolution s'est produite sans que se pose la question de savoir si ces nouveaux
comportements étaient conformes ou pas à l'intérêt des pauvres. Certes, il est vite apparu que la fragilisation
des familles se fait au détriment des plus fragiles de leurs membres, à savoir les enfants, que les enfants du
divorce vivent une lourde épreuve qui entrave leur développement affectif, voire intellectuel pour les plus
fragiles d'entre eux, au moment où, nous l'avons dit, l'aptitude à l'apprentissage devient le facteur décisif
d'insertion sociale. Les avocats font souvent des effets de manche sur l'enfance désastreuse de leurs clients en
demandant au tribunal d'en faire des circonstances atténuantes. Les travailleurs sociaux reconnaissent
volontiers que les plus démunis de leurs clients ont un comportement social en rapport avec la déstructuration
familiale significativement plus importante parmi eux qu'ailleurs. Bref il apparaît une génération où beaucoup
sont "sans père et sans repères", et cela est un handicap dans leur bonheur et dans le développement de toute
la collectivité, y compris économique.
Et pourtant tout cela apparaît à beaucoup au mieux que comme un regrettable effet pervers
d'une évolution qu'on ne peut pas remettre en cause, sur laquelle on ne peut pas peser. Soit parcequ'on la
considère comme inéluctable, fatale, soit même parcequ'on la trouve positive, soit de façon moins avouable
parcequ'on a peur de ne pas être dans le vent si on la remet en cause. Et on ne peut pas dire pour autant que
ceux qui tiennent ces langages n'ont nul soucis des pauvres. Non! ils font preuve souvent d'un dévouement,
d'une générosité qui forcent l'admiration.

Par ailleurs les groupes qui défendent "les valeurs familiales" ne montrent pas souvent en quoi ils
se soucient des pauvres. Si bien que le levain n'est jamais dans la pâte: ceux qui sont en contact avec les
pauvres en parlent comme d'êtres asexués et ceux qui s'efforcent de "défendre les valeurs familiales" ne
montrent pas en quoi ils connaissent le vécu des plus pauvres qui devraient être la sollicitude première de tout
homme de coeur, en particulier des chrétiens.

c) ... une question éludée!!!


C'est donc qu'il y a un intérêt mental supérieur à ne pas mettre en cause l'évolution culturelle en
cours, là où il est pertinent de le faire. Et il est vain de condamner cette évolution sans prendre le temps
d'appréhender cet intérêt supérieur qui est d'ordre mental, culturel, idéologique. Comme disent les
psychologues il est injuste d'appeler un "déni" mauvaise foi et il est vain de le combattre sans discerner les
"défenses" qui en sont à la base.

Ce qui ne veut pas dire qu'il faille cesser de penser, souvent à contre-courant, que l'évolution des
moeurs est désastreuse pour les plus fragiles des citoyens et que c'est une cause obvie d'appauvrissement
social et donc économique pour tout le monde. Mais il ne faut pas condamner trop vite la cécité ambiante à ce
langage. Car ce n'est pas l'évidence qui est niée, c'est les yeux pour la voir qui manquent.

Il nous faut donc explorer les soubassements de cette cécité. Comme nous le dirons, le coeur de
cette attitude c'est le désaccord avec l'idée que la sexualité soit structurellement enchantée et enchanteresse
pour toute la vie de l'homme et notamment pour sa façon d'appréhender la création comme monde à
développer. C'est le désaccord avec l'idée qu'elle ait structurellement vocation à être le reflet d'une image,
d'une présence en l'homme, et partant dans le monde.

Mais avant, il nous faut critiquer la façon dont on articule trop souvent les domaines du privé et
du public avec ceux du sexuel et de l'économique. Il faut en effet en finir avec cette problématique: l'affectif et
le sexuel, c'est personnel et privé, l'économique et le politique c'est collectif et public. Alors nous pourrons voir
pourquoi on a castré la réflexion sur la justice sociale, pourquoi on a considéré que la sexualité n'a rien avoir
avec elle.
II La sexualité est-elle du domaine privé, et l'économique
du domaine public?
Jusque dans notre Sainte Eglise, on considère comme privé ou personnel ce qui relève de la vie
affective et sexuelle et comme public ou social ce qui relève de l'économique et du politique. Pour preuve,
l'expression: "Doctrine sociale de l'Eglise" où on parle d'économie, de travail, de relations Nord-Sud et Est-
Ouest, de guerre et de paix alors qu'on n'y parle pas de questions familiales, affectives ou sexuelles qui
relèvent d'un autre registre qui n'a d'ailleurs pas de qualification aussi nette car on ne parle pas de "Doctrine
personnelle de l'Eglise". Cela voudrait-il dire que le domaine affectif, familiale et sexuel n'a pas de dimension
sociale? Et que les questions économiques et politiques ne sont d'aucune façon appréhendables sur un plan
privé ou personnel?

En outre l'opinion accepte facilement que les Eglises parlent de ce qui lui semble relever du
domaine public mais est irritée quand elles parlent de ce qui lui semble relever du domaine privé, considéré
comme sanctuaire du libre arbitre personnel. Si bien que les interventions ecclésiales en faveur de la justice
sociale sont bien acceptées alors que le discours sur la vie affective est réfuté comme attentatoire à la liberté.

L'universitaire René REMOND souligne souvent qu'il y a un siècle, le discrédit de l'Eglise portait
plus sur son discours politique et économique que sur son discours familial et sexuel. Les nations d'Europe
s'assumaient alors comme s'émancipant d'un ordre politique trop influencé par l'Eglise. Et tout rappel de sa
part d'exigences morales économiques étaient perçues comme une tentative pour restaurer son influence
abusive d'antan. Par contre on considérait comme normal son discours en matière affective et familiale qui
faisait alors consensus. Le XIXème siècle était en effet plus pudibond que le nôtre.

Aujourd'hui, nous l'avons dit, la situation est renversée. Il s'agit donc d'essayer de ne pas se laisser
ballotter par ces fluctuations, si explicables soient-elles sur le plan historique. Qu'est-ce qui est privé,
personnel, et qu'est ce qui est public, social? Et comment l'Eglise peut-elle intervenir sur ces deux plans?

a) Le privé.
Est privé et personnel, donc confidentiel, ce qui relève de façon ultime de la conscience de
quelqu'un de précis dans une situation précise. Cela peut être abordé par cette personne qui en parle à un
tiers de sa propre initiative comme d'une difficulté de comportement où sa responsabilité est engagée et
qu'elle ne parvient pas à résoudre seule. Cela peut aussi relever de ce que l'Evangile de Matthieu appelle la
correction fraternelle c'est à dire être abordé par quelqu'un qui est choqué par le comportement d'un autre et
qui pense avoir autorité pour poser la question, soit au titre de l'amitié, soit au titre de la responsabilité
apostolique. Cela peut aussi être abordé par les pouvoirs publics, par exemple la police ou la justice dans un
cadre pénal. Dans tous les cas cela concerne le comportement de quelqu'un de précis dans une circonstance
précise.

La vie privée peut tout aussi bien concerner le domaine économique ou politique que le domaine
affectif et sexuel. Par exemple, tout le monde comprend que la gestion de son budget personnel est affaire
privée!!! De même si je fais des indélicatesses financières dans les affaires que j'ai à gérer et si pour m'en sortir
je fais appel au discernement d'un frère, cela fait partie de ma vie privée, je fais une démarche confidentielle
et mon interlocuteur est tenu au secret. Mais même si ces indélicatesses sont découvertes par la justice, elles
ne cessent pas de relever de ma vie privée et le droit positif français oblige à un certain secret dit de
l'instruction, ce qui montre bien que ce n'est pas parceque les pouvoirs publics s'en mêlent que cela devient
public.

La vie privée concerne aussi, bien entendu, la vie affective et familiale. Mais cela tout le monde le
comprend aujourd'hui. Si j'ai des difficultés de comportement sexuel et si j'en parle à mon médecin, à un
moraliste patenté ou tout simplement à un ami, celui-ci est soumis au secret. Mais également si je suis en
procédure de divorce, les juges et auxiliaires de justice sont aussi tenus à un certain secret, même s'ils agissent
au titre d'un office public.

b) Le public.
De même le domaine public et social peut concerner tout aussi bien le domaine économico-
politique que le domaine affectif et sexuel. Est public, social et soumis au débat public, ce qui relève de l'idée
que l'on se fait dans une société des rapports entre les hommes, c'est-à-dire le projet (en refonte permanente)
qu'une société ne peut pas ne pas se donner pour son épanouissement et celui de ses membres. Ce domaine
est donc bien exclusif du domaine privé. Il concerne les règles générales que se donne une société et ne doit
pas aborder le vécu concret de tel ou tel.

Une société ne peut pas ne pas avoir de modèle social quant à la propriété des biens, quant aux
relations de travail, quant à l'organisation des pouvoirs publics. Et les règles de ce modèle social sont
susceptibles d'être débattues publiquement.

Mais c'est vrai aussi du projet que la société ne peut pas ne pas avoir dans le domaine familial et
sexuel. Une société ne peut pas ne pas avoir de modèle familial, qu'il soit monogame ou polygame, patriarcal
ou matriarcal, à engagement d'emblée définitif ou "à l'essai", avec ou sans intervention des parents pour le
choix du partenaire, dont on peut se dégager facilement ou pas, laissant une place reconnue ou pas aux
homosexuels, etc... Il existe ainsi dans toute société un idéal du bien-aimer qui inspire l'art, la culture, les lois,
l'éducation. Ceux qui se retrouvent dans cet idéal sont bien intégrés socialement. Ceux qui ne peuvent pas ou
ne veulent pas y adhérer sont plus ou moins en butte à l'infamie sociale.

On a dit que depuis trente ans il y a eu une évolution de la morale sexuelle dominante: baisse du
nombre des mariages, vie maritale hors mariage plus fréquente, divorces plus fréquents, homosexualité
relativement moins prohibée, etc... Ce n'est pas empiéter sur la liberté des personnes que d'en discuter
publiquement. Ceux qui le prétendent sont ceux qui ont l'illusion, ou la prétention, que l'ordre moral sexuel
dominant est le seul possible. Leur morale correspond à la morale dominante et ils croient ou veulent faire
croire qu'elle est indiscutable. Ils vont jusqu'à dire qu'ils ne font pas de morale et accusent leurs interlocuteurs
d'en faire à le mesure de leurs désaccords avec eux.

Il se passe alors le même phénomène que lors de la critique de l'ordre économique et politique
dominant. Ceux qui sont favorables à cet ordre dominant ne prennent pas souvent conscience de ce fait,
présentent l'ordre politique en place comme "naturel", comme le seul possible, disent qu'ils ne font pas de
politique et accusent ceux qui les contestent de faire de la politique à la mesure de leurs désaccords avec eux.

Il nous faut donc débusquer derrière la faible tolérance de l'opinion publique au discours moral
non conformiste un impérialisme abusif, peut-être inconscient, de la morale sexuelle dominante. Il faut réfuter
l'accusation de non respect de la liberté individuelle à ce propos.

Et il faut savoir être impopulaire parfois et ne pas confondre l'impopularité avec le replis sur soi et
la fermeture au monde. C'est parcequ'il faut être "ouvert au monde" (je n'aime pas cette expression qui n'est
conforme ni à la lettre ni à l'esprit du Concile Vatican II, quoiqu'on en dise) qu'il faut dire en quoi on n'est pas
en consonance avec ce qui s'y vit, quand cela se présente.

Mais il faut aussi creuser les raisons de cette intolérance de l'opinion publique au discours public
en matière de morale affective, familiale et sexuelle. L'hypothèse que nous faisons ici c'est que c'est parce que
le désenchantement de la sexualité et de la famille est le point focal du désenchantement du monde que le
monde est le plus chatouilleux quand on le lui dit.
III Le désenchantement de la sexualité, point focal du
désenchantement du monde.

a) la sexualité: chair relationnelle, signe d'un monde


indissociablement matériel et spirituel.
Nous avons vu que la Genèse qualifiait l'homme, être sexué, d'"image de Dieu": "Dieu créa
l'homme à son image, homme et femme il les créa". La sexualité est en l'homme le point focal où il est
relationnel d'une part et charnel, matériel, d'autre part, inséparablement. Or, d'une certaine façon, c'est ça le
propre de la création comme qualification du monde. Le propre de la création c'est d'être le monde considéré
comme pouvant être un lieu de rencontre de Dieu par sa réalité propre de monde qui devient alors
indissolublement et matériel et spirituel, c'est à dire relationnel.

La sexualité est le signe que chaque être humain est en manque de quelqu'un, qu'il ne clôt pas sur
lui-même, qu'il est tourné vers l'extérieur. Et dans cette réalité est inscrite l'échange charnel, matériel,
physique, qui, jusqu'à ces dernières années, avant l'ère de la contraception facile et des Procréations
Médicales Assistées était structurellement source de vie nouvelle.

Je parle là même pour les personnes continentes, que ce soit par consécration religieuse ou non.
La continence volontaire n'est pas une castration. Elle est une façon de vivre autrement ce qui est inscrit en
l'homme, de façon éminente, dans la sexualité. Il faudrait développer ce point mais ce n'est pas le lieu ici.

On peut donc penser que la façon dont l'homme vivra sa sexualité sera particulièrement
significative de son rapport au monde comme réalité matérielle à transformer, à maîtriser et à développer. Si
l'homme voit dans sa sexualité une chose manipulable à merci, une réalité inhabitée en elle-même de toute
présence, il considérera le monde de même. L'un et l'autre seront disponibles pour qu'il lui donne le sens qu'il
voudra.

Mais il peut voir aussi, tant par la raison qu'à la lumière de la Révélation, qu'il y a dans la sexualité,
inscrite d'emblée, une image qui n'est pas la sienne propre mais celle d'un mystérieux Tout-Autre-Tout-Proche.
Il peut voir que la sexualité a vocation, selon la façon dont elle est vécue, à être rencontre ou refus de
rencontre de ce Dieu.

Alors c'est l'ensemble du monde qui lui apparaîtra de proche en proche non plus un outil inerte
laissé à son génie pour lui donner ou pas le sens qu'il voudra, mais le jardin de la création où se propose et se
cache en même temps Quelqu'un qui n'est pas le fruit du génie humain mais qui demande à être découvert
grâce à ce génie.

b) Rôle des sciences, telles qu'elles sont conçues actuellement dans le


désenchantement de la sexualité.
Nous avons dit en quoi la clef du désenchantement actuel du monde se situe dans la façon dont
l'homme appréhende les sciences. Non pas dans ces sciences en elles-mêmes mais dans la façon dont, enivré
par leur efficacité, l'homme en est venu à être aveugle sur la structure fondamentale de fécondité,
d'enchantement du monde. L'homme a perdu de vue le fait que les choses ne sont échangeables entre les
hommes, (dans la pauvreté constitutive de ces derniers que les pauvres rappellent à tous à temps et à
contretemps), que si elles sont habitées de quelque façon de la présence de ceux qui les échangent. L'homme
ne voit pas que cette impossibilité à échanger les choses désenchantées est significative de ce que sont les
choses en elles-mêmes. Les choses sont inéchangeables avec les pauvres, mais de proche en proche avec tout
homme, si elles ne sont pas habitées d'une présence amoureuse, parce qu'alors elles sont un leurre, une
illusion, parceque leur "nature" c'est d'être habitées d'une présence amoureuse.

Or dans tout ce que l'efficacité des sciences a d'enivrant, c'est sans doute la maîtrise de la
fécondité féminine qui a le plus ébloui l'homme ces dernières décennies. On n'a pas encore pris la mesure du
choc culturel que représente la possibilité, ou le sentiment d'avoir la possibilité, de mettre la main sur ce
mystère central inscrit en notre chair, qu'est la fécondité. Il y a là de quoi être pris de vertige prométhéen. Par
la contraception facile nous avons mis la main (ou plutôt nous avons cru mettre la main) sur un feu, sur un
(voire sur le) dynamisme humain fondamental et passionnel qui nous habite.

Mais du même coup (à la mesure même de notre ambition délirante) c'est nous, c'est notre
empreinte que nous voyons désormais en notre sexualité. L'homme a eu le sentiment de mettre la main sur
l'homme, il a fait un pas décisif, éblouissant, dans la façon de s'assumer comme homme et femme. Et
désormais c'est l'image de lui-même, en ce qu'il est vertigineusement (et dérisoirement) puissant, que
l'homme voit dans sa sexualité. Et il faut voir que cet éblouissement est d'autant plus puissant qu'il touche ce
qui, en l'homme, est particulièrement symbolique de son mystère profond.

C'est là, me semble-t-il, la racine du désaccord frontal et amer entre l'opinion publique et le
Magistère ecclésial en matière de sexualité. Il faut consoner, ne serait-ce que méthodologiquement pour
comprendre, il faut consoner, disais-je, à la fierté de l'homme de s'être émancipé de la fatalité en matière de
transmission de la vie. Il faut comprendre le sentiment de libération inouïe qu'il a ressenti. C'est en fonction de
cette jubilation prométhéenne qu'il faut comprendre en quoi tout ce qu'on a dit des souffrances induites par
ce nouvel ordre sexuel apparaissent comme des effets secondaires, regrettables certes, mais qui ne peuvent
pas rendre négatif en lui-même ce nouvel état de fait.

Il faut discerner aussi le sentiment de peur plus ou moins consciente, plus ou moins avouée, qui
raidit l'homme moderne dans cette nouvelle conjoncture qui est un saut qualitatif et non pas seulement
quantitatif dans sa propre maîtrise et la maîtrise du monde. Car cette nouvelle situation est grosse d'une
immense responsabilité nouvelle. C'est la structure anthropologique fondamentale de l'homme qui est
touchée. Y compris sur le plan proprement religieux. Comprendra-t-on de la même façon que Dieu est père si
notre façon d'être père est bouleversée par la nouvelle façon dont nous vivons notre fécondité?

Il faut comprendre comment l'attitude de l'Eglise paraît alors odieuse à beaucoup. A tort c'est
vrai, mais il faut comprendre comment cela se fait!!! Il faut prendre la mesure du scandale ressenti de bonne
foi par beaucoup jusque dans l'Eglise. Celle-ci leur semble vouloir faire l'impasse sur cet événement majeur
qu'est la nouvelle maîtrise de la fécondité. Cette dernière apparaît tout à coup comme plus facile. C'est une
profonde illusion, certes, mais c'est une illusion chatouillante qui séduit la grande masse et l'Eglise semble
bouder la fête et se replier sur elle-même. Elle apparaît alors obsolète, surannée, inspirée par la peur et
inconsciente des enjeux. Bref elle paraît scandaleusement indigne de sa mission.

C'est du coeur de ce scandale, c'est dans l'oeil du cyclone de ce désenchantement du monde et de


la marginalisation de l'Eglise qu'il faut travailler à réenchanter le monde. Il faut travailler là où les questions se
posent!!! C'est dans la pâte qu'il faut mettre le levain!!!

Car c'est si on peut poser les linéaments d'un réenchantement de la sexualité qu'on pourra
trouver le fil rouge pour réenchanter le monde et retrouver la clef perdue du jardin de la création.
IV la fécondité, enchantement de la sexualité et du monde.
Si justes soient-elles, ce ne sont donc pas seulement les considérations sur les méfaits du nouvel
ordre sexuel envers les pauvres qui donneront un dynamisme suffisant pour réenchanter la sexualité et le
monde. Ces considérations sont, en effet, au mieux culpabilisantes pour qui se résout à les reconnaître justes.
Mais si la culpabilité peut alerter la conscience sur un point, elle ne donne pas de dynamisme de fond et
risque, seule, d'être mauvaise conseillère.

De même, si juste soit-il, ce n'est pas non plus seulement le combat affirmant la légitimité et la
nécessité d'un débat public sur la morale sexuelle dominante qui y parviendra, même si on affirme avec force
que ce débat n'est nullement attentatoire aux libertés publiques mais au contraire en constitue un sain usage.

Non ce parcours que nous avons fait aura surtout servi à déterrer la petite source de notre propre
toute-puissance blessée à chacun, dont notre sexualité est l'inscription en notre chair, cette pauvreté où, là
seulement, nous pourrons trouver la joie qui seule peut dynamiser une vie. Il fallait débusquer les obstacles,
dans la pratique et le discours dominants, qui nous empêchaient d'accéder à cette source, à cette pauvreté
inscrite en nous. Et il n'est pas étonnant que ces obstacles aient été puissants. Mais ce serait perdre notre
énergie, une fois que nous les avons débusqués, que d'essayer de les ébranler plus, en dehors d'une
perspective dynamique, enthousiasmante, que seule peut donner la joie d'être pauvres avec les pauvres.

Le contact avec les pauvres, nous l'avons dit, met à nu la vulnérabilité, la fragilité de chacun,
inséparablement liées à sa puissance de vie. C'est là que naît la joie. C'est cela qui se met au jour quand, dans
l'accompagnement de personnes ulcérées par les épreuves, s'animent, deviennent source de vie des échanges
matériels ou culturels qui jusqu'ici étaient violents et destructeurs. Or cette mystérieuse alchimie où se
marient vulnérabilité et puissance de vie, c'est dans la sexualité qu'elle est éminemment inscrite en l'homme.

C'est dire que nous ne pourrons vivre sainement notre sexualité que si nous voyons en quoi le
dynamisme qui est inscrit en elle est aussi inscrit dans le monde comme création et que c'est le
compagnonnage des pauvres qui nous le fera saisir et expérimenter.

Quand ces harmoniques entre ces trois pôles (création, pauvres, sexualité) seront entendues,
pragmatiquement comme intellectuellement, alors pourra être abordée sur des bases sûres la question des
moeurs dominantes dans notre société et du discours qui les sous-tend, jusqu'à évoquer le rôle que joue la
pratique actuelle des sciences, éminemment dans le domaine de la transmission de la vie.

Mais hors de cet enjeu tant la réflexion sur l'agir chrétien en matière de sexualité que la réflexion
sur la présence au pauvre seront ennuyeuses, sentencieuses, moralisatrices. Il s'agit de nous réconcilier avec le
dynamisme de vie qui nous habite. Et dans ce siècle de prodigieuse maîtrise du monde qui s'est vécue comme
une dé-création, seule la petite voie du désarmement spirituel le permettra.

Et maintenant, après avoir démonté, critiqué cette façon d'appréhender le monde, si néfaste aux
pauvres et à la joie de vivre, essayons de reconstruire d'une façon positive une cosmologie, une anthropologie
jubilatoire, centrée sur la présence aux pauvres.

______________________________
Vivre la famille et la sexualité dans un monde
désenchanté et individualiste.

Si désenchanté que soit notre monde, et si prégnant que soit le désenchantement du monde sur
la sexualité et l'affectivité, les hommes et les femmes de notre temps continuent à vivre et à vivre sexués. Il
nous faut donc examiner comment se vit la sexualité dans notre monde sans perdre de vue ce que nous avons
dit de l'imbrication du social et du personnel à ce niveau, comme d'ailleurs au niveau économique.

Car il semble s'être développée ces dernières décennies une instrumentalisation, une conception
utilitaire de la sexualité considérée comme un outil à la disposition de l'homme. C'est ce que nous avons
appelé son désenchantement, point focal du désenchantement du monde. Cette conception de la sexualité
s'oppose à celle qui la considère comme symbole inscrit en l'homme de quelque chose qui le dépasse. Et ce
changement dans la façon d'appréhender la sexualité me semble irradier vers un docétisme du monde, c'est-à-
dire vers une mise à distance du monde le faisant apparaître comme une ombre, une illusion par rapport à ce
que la Révélation Biblique dit qu'il est.

Le docétisme est cette hérésie dans l'Eglise primitive qui disait que l'humanité du Christ était une
apparence, une réalité sans consistance. Il me semble que nous vivons dans un monde qui, culturellement, a
perdu de sa densité de réel, que l'homme ne fait plus cause commune avec lui, mais vit en lui comme dans un
mirage. Et la façon dont l'homme vit sa sexualité me semble au coeur de ce désinvestissement du monde par
lui. Développons tout cela.
I La sexualité, outil pour l'expression affective de l'homme
ou symbole de l'homme-image de Dieu.

a) Outil
La maîtrise vertigineuse et euphorisante que l'humanité a acquise récemment sur sa sexualité
pousse nombre d'hommes à la considérer comme un outil à leur disposition pour qu'ils s'en servent selon ce
qu'il leur semble bon. Et comme nous ne pouvons pas considérer a priori que l'homme de notre temps est
mauvais et méchant en soi, considérons que c'est le plus souvent pour quelque chose de bon que l'homme de
notre temps veut se servir de sa sexualité comme d'un outil.

Se servir d'un outil, c'est d'abord le considérer comme un objet façonné à partir de la nature par
d'autres hommes, dans le but de faciliter un travail ou une expression qui, sans cela, serait plus pénible, voire
impossible. Un outil est neutre de toute signification autre que celle du travail pour lequel il a été conçu. Une
automobile est faite pour transporter des personnes; un marteau pour enfoncer des clous; un ordinateur pour
faire des calculs compliqués ou pour écrire des rapports.

La seule raison d'être d'un outil est ce pour quoi il est censé servir. Et s'il ne sert plus parceque la
technique a évolué et qu'il est obsolète, il n'existe plus comme outil. On peut certes le conserver alors mais
pour autre chose que comme outil: comme objet historique témoin d'une époque ou pour ses valeurs
artistiques qui ne le constituaient pas comme telles comme outil.

On peut aussi se servir d'un outil pour autre chose que ce pourquoi il a été fait sans faire un acte
qualifiable moralement de bon ou de mauvais. On peut dormir dans sa voiture quand on n'a pas le sou pour
aller à l'hôtel, même si elle n'a pas été faite pour ça, sans que ce soit un sacrilège contre la nature intrinsèque
et sacrée de l'automobile.

b) symbole
Un symbole est autre chose qu'un outil. Un drapeau, un uniforme sont des symboles. Ils signifient
quelque chose sous un mode différent qu'un outil. La signification d'un symbole est plus élaborée, plus
sophistiquée, moins malléable que celle d'un outil. Elle est culturelle et non pas immédiatement opératoire.
Elle est plus passionnellement investie.

Et se servir d'un symbole pour autre chose que ce pourquoi il est convenu qu'on s'en serve est un
comportement plus choquant moralement que pour un outil. Si je me sers du drapeau national comme
descente de lit ou comme mouchoir le jour où je suis enrhumé, je risque de provoquer dans mon entourage
des réactions plus vives que si je dors dans ma voiture.

On peut donc dire qu'il y a une nature de tel ou tel outil comme on peut dire qu'il y a une nature
de tel ou tel symbole. C'est dire qu'ils ont l'un et l'autre des caractéristiques fondamentales qu'il faut respecter
si on veut les prendre pour ce qu'ils sont. Mais ça n'est pas la même chose de se servir d'un outil contre sa
nature et de le faire pour un symbole.

C'est là tout le malentendu entre les rédacteurs de l'Encyclique "Humanæ Vitæ" et ses dé-
tracteurs. Quand on conteste l'importance que l'Encyclique porte au fait que la contraception artificielle est
contre la nature de la sexualité, on manifeste par là qu'on aborde la sexualité comme une réalité autre que
celle que vise l'Encyclique. Dans un cas on prend la sexualité comme un symbole, dans l'autre comme un outil.

Et de fait si la sexualité est un outil, ou matière à faire un outil, il est légitime de la modifier à loisir
comme par ailleurs on modifie la nature pour faire des outils performants. Mais si est inscrite en elle une
signification symbolique, cela pose d'autres questions. C'est là le contentieux, me semble-t-il, entre nombre de
nos contemporains et le Magistère ecclésial.

c) Vérité sociale de la sexualité


Nous avons vu la dernière fois que la société ne peut pas ne pas dire quelque chose sur la
sexualité. Eh bien la vérité sociale actuelle sur la sexualité en Europe occidentale et en Amérique du Nord, c'est
qu'elle est un outil à la disposition de chacun pour qu'il l'utilise au mieux, tant que l'ordre public n'est pas
troublé. Tantôt pour le plaisir, tantôt pour exprimer la tendresse, tantôt pour transmettre la vie. A chacun de
voir, sans que la société n'ait rien à en dire.

Cela ne veut pas dire que le symbolique n'existe plus dans notre société. Mais il n'est pas (ou n'est
plus, s'il l'a jamais été) investi dans la sexualité. Entre autres caractéristiques le symbolique se signale par le
fait qu'il s'accompagne d'un cortège d'interdits moraux le plus souvent inconscients et de ce fait quasi
unanimement acceptés socialement, comme on l'a vu avec l'exemple de la profanation du drapeau national.

L'actualité nous a donné un autre exemple du couplage du symbolique et de l'interdit socialement


accepté: je veux parler de la profanation du cimetière de Carpentras. Nul ne considère comme abusif et
autoritaire l'interdit de violer les tombes. Car la tombe est un symbole de notre rapport à la mort, et au-delà
de la mort au mystère ultime de l'homme, qui fait tellement consensus culturellement que l'interdit de la
violer est unanimement acceptée et ne paraît abusif à personne. Et nul n'écrit alors d'article enflammé vantant
le génie artistique et la perspicacité émancipatrice de ceux qui ont violé les tombes de Carpentras. Et il n'y a
pas besoin, pour le moment de matérialiser l'interdit de violer les tombes en faisant garder les cimetières par
des compagnies de C.R.S.

Le jour où, au nom de la démocratie, aura droit de cité parmi d'autres l'opinion que le viol des
tombes est une expression esthético-politique respectable, cela voudra dire que notre rapport symbolique à la
mort et au corps aura changé. Il ne s'agit pas là de morale mais de fonctionnement mental et culturel
inconscients!!! Si bien que les profanateurs d'interdits liés à une symbolique qui "fonctionne" bien socialement
apparaissent plus comme des monstres ou des fous que comme des salauds, c'est-à-dire des êtres
immoraux!!!

Quand des interdits jusqu'alors acceptés, voire inconscients, sont refusés par une partie notoire
de la société, cela signale que le symbolique à la source de ces interdits s'estompe au niveau proprement
social et culturel. C'est ce qui s'est passé il y a quelques décennies à propos de la sexualité. Encore une fois il
faut bien distinguer ici cette désymbolisation sociale de ce qui relève de la transgression voire de la
profanation connues et assumées comme telles et qui respectent l'adhésion des profanateurs au symbole, ce
qui les constitue à leurs propres yeux comme profanateurs: si on conteste la symbolique on déstabilise les
profanateurs en niant leur qualité de profanateurs.

Jean BAUBEROT, dans son livre "Vers un nouveau pacte laïque?" (Seuil 1990 page 176) montre
qu'il est accepté dans notre société, sans que cela ne choque que quelques "attardés", de mettre à la
devanture d'un kiosque à journaux un magazine sur la couverture duquel le passant peut voir une femme nue
enchaînée. Mais si, à la place de la femme nue on mettait un Noir ou un Juif on soulèverait un tollé. BAUBEROT
n'écrit pas cela comme membre d'une ligue de vertu, mais comme défenseur réfléchi de la laïcité à la
française. C'est comme tel qu'il souligne que le symbolique a déserté l'appréhension sociale de la sexualité, et
que cela risque de poser bientôt question. Notre société n'est pas libertaire ou libérale en toute chose. Elle
s'est déchargée de tout discours symbolique sur la sexualité, ce qui est un autre problème beaucoup plus
redoutable.

d) mariage
Dans une société pour qui la sexualité n'est investie d'aucun symbolique, les contrats de mariage
ne peuvent pas exister comme contrats publics de mariage mais comme contrats privés sanctionnés par la
puissance publique et n'ayant comme finalité que de respecter tout l'engagement et rien que l'engagement
que conviennent de se donner les parties en présence. Je ne suis pas juriste mais il me semble que c'est ce
qu'est devenu le mariage civil.

Dans ces circonstances le "mariage légitime" n'existe plus au niveau des institutions politiques et
juridiques. Vous savez que l'Eglise ne considère pas le mariage comme étant une réalité exclusivement
sacramentelle. L'Eglise considère que le mariage est une réalité humaine assumée, pour les chrétiens, dans la
foi et dans l'Eglise, comme sacrement. Mais, bien sûr, des non baptisés peuvent contracter un mariage que
l'Eglise reconnaît comme mariage légitime non sacramentel. Dans notre culture, et partant dans notre société,
de tels mariages légitimes sont-ils pensables? A mon avis oui, Dieu merci, mais je souhaite qu'on réfléchisse au
lien à faire entre la reconnaissance de tels mariages et la démarche d'"aller à la mairie".
II Vérité sociale et authenticité personnelle dans le vécu de
la sexualité.
En effet dans le désinvestissement symbolique massif que vit la société politique (mais pas
forcément la société civile, nous le verrons) même ceux qui font incontestablement l'engagement du mariage
légitime ne font pas toujours la démarche d'"aller à la mairie". Car les pouvoirs publics ne sont plus
l'interlocuteur pouvant recevoir une parole de ce genre-là puisqu'ils montrent par tant de signes qu'ils n'en
n'ont rien à faire!!!

Car il ne faut pas confondre le discours social public sur la sexualité et la conviction intime des
membres de cette société. Dieu merci les hommes de notre temps ne vivent pas le désinvestissement
symbolique total de leur sexualité comme la société juridico-politique le fait. En ce sens il y a un hiatus entre la
société civile et la société politique. Bien des "cohabitations juvéniles" sont vécues par leurs membres avec
beaucoup d'éléments de ce que l'Eglise appelle des mariages légitimes, c'est-à-dire un engagement libre,
indissoluble, dans la fidélité et le désir d'enfant. Et elles sont reconnues plus ou moins clairement comme tels
par l'entourage. Et il y a des fêtes, des "pendaisons de crémaillères" par exemple, où est vécu quelque chose
de la parole inauguratrice de telles unions. On le voit au fait que s'imposent alors les interdits sexuels qui fait
que la sexualité n'est plus vécue comme un outil mais comme un symbole.

Souvent d'ailleurs l'Eglise sert de lieu de parole pour ce qui est pensé par les époux comme un
mariage légitime mais non sacramentel.

Tout cela était important à préciser pour voir maintenant ce qui est déstructurant pour l'homme,
ce qui est facteur d'appauvrissement pour les hommes et de "docétisation" du monde. C'est nécessaire aussi
pour voir aussi où se tisse un réenchantement de la sexualité et du monde, au-delà des clivages juridiques
inéluctables (et bons en soi, sinon personne n'y comprendra plus rien).
III Famille, mariage et écologie affective de l'homme.
Le fait est reconnu que l'enfant a besoin et donc, comme être fragile à protéger, a droit à un
environnement affectif stable pour se développer harmonieusement. Il faut donc repenser cet environnement
dans le monde bigarré que nous venons de décrire: un certain investissement symbolique de la sexualité qui
persiste, permanent ou redécouvert, au niveau de la société civile mais qui n'est pas pris en compte par la
société juridico-politique, au nom de l'idée fausse du caractère exclusivement privé de l'affectivité et de la
sexualité.

Qu'est-ce-qui est donc nécessaire à l'homme, enfant et adulte, comme environnement affectif
pour qu'il se développe harmonieusement et que notamment il puisse faire l'apprentissage humain et
professionnel indispensable à son insertion sociale? "La famille", répondra-t-on le plus souvent. A l'heure où
elle est en crise, elle est en tête des sondages sur le bonheur. Mais quelle famille pour être le cadre
permettant de s'investir dans le monde de façon harmonieuse?

Car, répétons-le, après l'avoir dit à propos des "communautés de socialisation de proximité", la
famille peut être le meilleur et le pire. Elle peut être une communauté respectant et dynamisant ses membres.
Elle peut être aussi un étouffoir. Qu'est-ce-qui fait qu'elle est l'un ou l'autre?

Car il ne faudrait pas oublier l'ambiance qui a présidé à la mise en cause de la famille dans les
années 60-70. A l'époque, dans une ambiance de vulgarisation rapide des sciences humaines, sous l'égide de
MARCUSE et de WEBER, la famille était fustigée comme attentatoire à la liberté de ses membres, comme
véhiculant une compréhension du monde dépassée, comme castratrice de l'élan vital et bénéfique inscrit en
l'homme, etc.. etc... Et peut-être que ce discours, au-delà de ses outrances avait quelque chose de fondé étant
donné ce qu'était devenue la famille, association privée (ou presque) de citoyens sans signification, sans
dimension sociales symboliques!!!

Car la famille sans mariage ou avec un mariage réduit à ses effets juridiques civils de plus en plus
ténus, devient le club des géniteurs et de leur progéniture. Nous parlons ici du mariage dans sa compréhension
culturelle, éventuellement inconsciente ou non formulée, et non pas de sa formalisation rituelle et juridique
qui est devenu un carcan pour beaucoup du fait que la notion même de mariage s'est estompée
culturellement. C'est cette famille sans mariage, ou pire avec un mariage vidée de sa substance, qui était
perçue comme oppressante.

Or la famille a pour mission, entre autres, de lancer et de soutenir ses membres dans leur
engagement dans un monde. Mais quand le monde où vit cette famille est désenchanté, celle-ci ne peut plus
concevoir ce qu'est vraiment le mariage. C'est alors le cercle vicieux: plus on vit dans un monde réifié, chosifié,
désenchanté, moins on peut comprendre ce qu'est le mariage et la famille et plus on instrumentalise celle-ci
comme cocon douillet, contribuant alors à dessécher encore plus les engagements politiques, sociaux et
professionnels.

Il faut donc s'abstenir de crier "famille, famille" comme un remède miracle à la malinsertion
croissante de l'homme, notamment des plus pauvres, dans le monde. La crise est plus profonde que cela. Et
dans une ambiance de peur devant un monde menaçant et inquiétant le repliement sur la bulle affective
familiale ne fait qu'occulter la vraie dimension de la famille. Celle-ci est la cellule de base de la société et non
pas le moyen de fuir cette société!!!

Il faut donc réfléchir au mariage comme parole fondatrice de la famille, permettant à celle-ci de
reconnaître son propre mystère et l'ouvrant donc à plus qu'elle-même. Et ce n'est possible que dans un monde
qui se comprend comme plus que lui-même.
Que disent les époux quand ils disent oui? Quelle est la nature de cette parole? Et surtout, plus
radicalement, quelle est la langue qui permet de dire ce oui, qui a ce oui dans son vocabulaire? Autrement dit
peut-on dire ce oui si par ailleurs rien dans l'existence ne permet de le dire ou de pressentir ce qu'il veut dire?
Quel postulat culturel, anthropologique, cosmologique est supposé pour que le oui inaugural de la famille soit
plus qu'un contrat privé et révocable entre géniteurs potentiels. Et quel comportement implique ce postulat
ailleurs, dans d'autres secteurs de la vie, notamment dans le "développement" du monde et dans la vie
économique?

Autrement dit peut-on dire un oui dans le mariage, c'est-à-dire un oui qui vise un mystère inscrit
en soi tel qu'une fois dit il ne nous appartient plus, si par ailleurs on ne reconnaît pas aussi ce mystère dans le
reste du monde, dans le reste de son existence?
IV Docétisation de la sexualité, docétisation du monde.
Jésus est-il vraiment venu en notre monde ou n'est-ce qu'une apparence? N'a-t-il été qu'une
apparition? Son histoire est-elle une fable géniale ou s'est-elle vraiment passée? A-t-elle vraiment eu lieu?
Notamment sa résurrection? Telle est une des premières questions que se sont posées les chrétiens quand ils
ont pris conscience de la force inouïe du message chrétien. On trouve des échos de cette question, vous le
savez, dans les Epîtres de Saint Jean et dans les Pastorales pauliniennes.

Cela prouve au moins que ceux qui la posaient avaient entendu ce qu'on leur disait. Car quand
l'homme touche l'essentiel, sa réaction première c'est la terreur, l'incrédulité, le déni psychologique, la
tentative de relativiser ce qui lui est dit. Ou bien l'Evangile est une belle histoire, mais une histoire comme
celles qu'on raconte aux enfants, une histoire tout à fait géniale et performante pour évoquer l'indiscernable,
mais finalement une histoire irréelle dont seule importe vraiment la conclusion, la morale comme on parle de
la morale des fables de LA FONTAINE. Ou bien, si c'est vraiment vrai, si c'est réel, alors c'est nous qui
jusqu'alors vivions comme des somnambules par rapport à la densité, à la réalité de ce qui est.

C'est ce que soulève Saint Jean quand il dit: "Dès à présent nous sommes enfants de Dieu mais ce
que nous serons n'a pas encore été manifesté" (1 Jn 3 2). Ainsi l'apparence de ce que nous sommes est
caduque, obsolète, dépassé, et ce que nous sommes réellement n'est "pas encore manifesté". Mais c'est plus
vrai, plus réel que ce qui apparaît!!! Ce que nous pouvons dire de nous, nous pouvons le dire de l'univers
entier, nous le verrons la fois prochaine. C'est pourquoi le kérygme-mémorial est, en régime chrétien,
promesse et déjà inauguration de cette promesse.

Eh bien ce surgissement d'un monde nouveau réellement présent et pourtant invisible advient
quand l'homme dit une parole qu'on ne dit qu'une seule fois dans sa vie, un oui où il engage plus que ce qu'il
peut contrôler. Or c'est notamment au moment du mariage que se pose cette question, de façon
existentiellement particulièrement forte.

Se pose alors inéluctablement la question de savoir si ma vie est un rêve ou si ce que je suis et
deviens est vrai, réel, quand ce que je dis engage plus que moi-même. Et par conséquent si le monde où je vis
est, lui aussi, vrai, réel et si la transformation qui lui est advenue par la résurrection de Christ est vraie, réelle.
Car le réalisme de la glorification du monde inaugurée en la résurrection du Christ ne nie pas mais implique le
réalisme du monde encore à glorifier.

Et, parce que je suis dans le monde, du monde, ce que j'ai à être, si je dis vraiment ce que j'ai à
dire, implique un réalisme du monde tel qu'il ne peut pas être seulement le décors d'une belle histoire, mais
qu'il est engagé avec moi dans une densité de réalité inaccessible jusque là, devenant aussi densément réel
que ce que je fais advenir quand je dis un oui qui fait advenir plus que ce que je peux contrôler, saisir, vérifier.

Car le oui que j'ai à dire est performatif, c'est-à-dire qu'il fait advenir ce qu'il dit. En ce sens ce oui
est vraiment l'image du: "que cela soit et cela fut" de la Genèse. Ainsi apparaît la nature ultimement spirituelle
du réel. Quelle que soit la description philosophique ou spirituelle que l'on peut faire de cette expérience
humaine, cette parole de mariage inauguratrice de la famille est décisive, non seulement pour faire de celle-ci
le lieu où sera reconnue cette densité de réalité de chacun, mais surtout pour expérimenter le
réenchantement du monde qui est nécessaire pour pouvoir voir le monde comme les pauvres nous l'ont
révélé, ainsi que nous avons dit au premier cours.

Nous comprenons alors en quoi il y a cohérence entre le fait que la société se développe de façon
étrange et étrangère pour les pauvres et le fait qu'elle n'authentifie plus de parole de mariage. Il ne s'agit plus
ici de constater seulement les méfaits de la crise de la famille sur l'équilibre psychologique, et à partir de là
social, des plus fragiles. Il s'agit de rejoindre la logique de violence dans l'appréhension du monde qui préside à
la fois au mode actuel de développement dévitalisant et à l'impossibilité de voir le coeur de la réalité, c'est à
dire sa spiritualité là où elle est le plus engagée c'est-à-dire dans le oui inaugurant la famille.

En effet, un société enivrée par la logique d'efficacité non seulement dompte le monde comme un
dompteur son fauve, ce qui exclut ceux qui sont faibles, mais en plus elle s'abstrait tellement, par cette
violence, de la densité ontologique spirituelle de ce monde qu'elle ne peut plus entendre la parole de ceux qui
sont la matrice de ce monde, ceux qui s'y engagent radicalement.

Il nous faut donc maintenant esquisser quelques traits d'une théologie de la création qui montre
la genèse de ce monde, "création qui gémit dans les douleurs de l'enfantement" (Rm 8 22).
Monde, création et histoire.

Le sentiment, ou du moins le désir, de participer à l'histoire qui se fait, de s'inscrire dans le grand
dessein du monde en gestation, est une des pulsions humaines les plus fortes, les plus mobilisatrices qui soit.
Elle peut dynamiser des vies individuelles. Elle peut galvaniser des peuples. Comme telle, elle n'est ni bonne, ni
mauvaise en soi mais elle demande à être humanisée et évangélisée, comme doivent l'être d'autres pulsions
comme l'agressivité, l'érotisme, la soif de savoir ou de posséder. De la façon dont ce dynamisme sera vécu
dépend la façon dont le monde sera enchanté ou pas, sera perçu comme la création, comme l'histoire.

Il nous faut donc réfléchir à une théologie de la création qui motive, qui enthousiasme à la fois les
chrétiens et les pauvres. Il faut le faire en se démarquant des grands desseins politico-populistes mondains,
c'est-à-dire basés sur la force et la puissance, qui ont défiguré notre siècle et qui menacent toujours. Car ceux-
ci ne flattent les pauvres et ne les mobilisent que pour mieux les tromper et se reconnaissent à ceci qu'ils
promettent la revanche aux pauvres de telle façon qu'ils ne s'intéressent pas à ceux-ci en tant que pauvres
mais comme riches potentiels, futurs dominateurs du monde.

Et si, alors, les puissants de ce monde cherchent à exercer leur service de l'autorité de façon
évangélique, c'est-à-dire autant que possible au service des pauvres, la communauté des chrétiens, certes, les
accompagnera de bon coeur dans leur recherche. Mais son soucis premier doit être de chercher le coeur de la
création en chantier dans ce que vivent les pauvres. Telle me semble devoir être l'"option préférentielle pour
les pauvres" qui, pour ne pas être exclusive, doit tout de même rester préférentielle.
I L'événement de la présence aux pauvres, source
d'histoire.

a) Articulation monde-création-histoire
C'est la possibilité d'appréhender le monde comme habité d'une présence enthousiasmante qui
pourra le rendre habitable pour les pauvres, nous l'avons dit. Ceux-ci, en effet, n'ont d'autre richesse que leur
capacité relationnelle. Et celle-ci est telle qu'ils ne peuvent pas entrer dans les échanges sociaux et matériels
indispensables à la vie si ceux-ci ne sont pas suffisamment relationnels, habités de la présence de ceux qui les
échangent.

Or, pour pouvoir penser le monde comme habité d'une présence, il nous faut le penser tel qu'il
puisse s'y passer quelque chose. Car le propre de la présence de quelqu'un, d'une personne, c'est qu'il se passe
en sa présence quelque chose qui ne pourrait pas se passer hors de sa présence. Nous avons vu cela quand
nous avons parlé de la fécondité et de l'efficacité. Personne ne peut être fécond à ma place, il faut que ce soit
moi qui soit là pour avoir une "présence-vulnérable-source-de-vie" que je ne pourrais pas avoir ailleurs et que
personne ne peut avoir là à ma place. En ma présence se produit en l'autre un dévoilement de ce qu'il est, et
en moi de ce que je suis. Nous nous faisons devenir l'un l'autre ce que nous sommes déjà en promesse.

Par contre tout un chacun peut être efficace à ma place. Il suffit qu'il soit initié au savoir faire qui
est le mien pour pouvoir faire des actes qui auront immanquablement les conséquences recherchées.

Le monde où il se passe quelque chose, cela s'appelle l'histoire. L'histoire est le monde où le
temps se remplit car y est en jeu, en suspens, quelque chose qui pourrait se passer ou ne pas se passer. Et ce
quelque chose en suspens concerne celui qui voit le monde comme histoire, en ce sens que selon que cela se
passe ou pas, ce qu'il est en promesse se dévoilera ou pas à lui-même.

Mais on peut aussi penser le monde comme anhistorique, ce qui est un appauvrissement spirituel
considérable. Il arrive cependant que même des chrétiens vivent le monde comme un décors où il ne se passe
rien parce qu'il n'y a pas d'enjeu. Tout événement n'y est que l'ombre de ce que nous appelons ici événement,
tout n'y est qu'anecdote illustrant un scénario immuable, déjà écrit dans un fatum anhistorique. Ce
racornissement spirituel provoque une dégradation du christianisme en moralisme.

Or le réenchantement du monde c'est de le penser à la fois comme histoire, c'est à dire comme
plein d'un enjeu dynamisant, et comme création, c'est à dire comme habité d'une présence. Et l'enjeu de
l'histoire c'est de dévoiler la vraie dimension du monde, c'est-à-dire le fait qu'il est création, don d'un tout
autre. Et c'est le fait qu'on soit présent ou absent aux pauvres qui indique si on vit ou pas dans un monde
pensé comme histoire et comme création.

b) La présence aux pauvres


Dans l'Evangile il y a notamment deux passages qui indiquent que l'enjeu ultime de la vie c'est
d'être présent ou pas aux pauvres. Le premier c'est la parabole du Bon Samaritain (Lc 10 29-37). Le second
c'est le jugement dernier de Mt 25 31-46. Et ce second passage lie la présence aux pauvres à la présence au
Christ, du moins dans l'interprétation du verset 40 qui, à l'instar de la TOB, comprend ce lien comme unissant
tout homme dans le besoin, et non les seuls disciples de Jésus.
Ces deux passages montrent bien en effet, en quoi il y a dans la vie du non-nécessaire, de
l'indécidable, quelque chose qui relève de la liberté. C'est cela qui fait que le monde est histoire. Et cela
concerne la présence aux pauvres, aux souffrants, aux démunis.

Rien ne peut expliquer de façon décisive pourquoi, dans la parabole dite du bon Samaritain, le
Prêtre et le Lévite ne se sont pas arrêtés près du blessé de la route de Jérusalem à Jéricho. L'argument qu'ils
étaient des hommes sacrés ne pouvant toucher à un mort avant de célébrer le culte ne clôt pas la question
mais la repousse. Pourquoi concevoir un sacré tel qu'il exclue ainsi la miséricorde? Rien n'explique non plus
d'ailleurs pourquoi le Samaritain, lui, s'est arrêté.

De même, rien n'explique pourquoi certains auront donné à manger à celui qui avait faim, auquel
le Christ s'identifie, dans Matthieu 25 et d'autres non. Le fait d'être présent ou pas aux pauvres est
inexplicable, indécidable: c'est un événement. Est événement un fait qui n'est pas nécessaire, c'est-à-dire qui
est et aurait pu ne pas être, mais qui n'est pas non plus aléatoire. Grâce aux catégories de JüNGEL on peut dire
qu'un événement n'est ni nécessaire, ni non-nécessaire mais "plus-que-nécessaire".

c) l'Evénement "plus-que-nécessaire"
Il y a trois sortes de faits selon leur degré de nécessité. Il y a les faits nécessaires, c'est-à-dire qui
ne peuvent pas ne pas se produire. Par exemple si je prends une pomme, que je la soulève puis que je la lâche,
elle tombe. Ce n'est pas un événement c'est un fait nécessaire. Il ne peut pas ne pas avoir lieu.

Si maintenant, à la place de la pomme, je prends un dé à jouer, il y a un fait nécessaire, c'est qu'il


tombe quand je le lâche et un fait non-nécessaire, c'est qu'il tombe sur un numéro et non pas sur un autre. Le
fait qu'il tombe sur tel numéro et pas un autre est un fait non-nécessaire mais pas encore un événement. C'est
un fait aléatoire.

Car un événement est un fait non-nécessaire qui relève de la liberté d'une personne qui s'insurge
contre la fatalité qui, de quelque façon, est la fatalité de la souffrance. Car le monde étant ce qu'il est, on peut
penser qu'il est inévitable, fatal et donc à un certain niveau nécessaire, dans l'ordre des choses, que les
hommes soient agressifs et violents les uns vis à vis des autres. C'est ce que devaient se dire le prêtre et le
lévite cheminant de Jéricho à Jérusalem lorsqu'ils sont passés outre à l'homme blessé. La souffrance de cet
homme était dans l'ordre des choses pour eux. Ils n'ont pas été touchés par ce fait.

Mais l'attitude du Samaritain est un événement. Elle n'est ni nécessaire, ni aléatoire. Elle est "plus-
que-nécessaire" en ce sens qu'elle fait surgir du nouveau. Elle fait surgir le Samaritain et le Blessé comme des
personnes présentes l'une à l'autre, et cela à contre-courant de ce que d'autres considèrent comme la
nécessité des choses.

L'insurrection contre la souffrance est événement en ce sens qu'elle n'est jamais automatique,
donnée d'avance. Elle est toujours vaine en ce sens que la souffrance finalement triomphera toujours, du
moins jusqu'à la Parousie. C'est parce qu'elle est toujours vaine que l'insurrection contre la souffrance est
toujours à refaire. Elle est en permanence l'enjeu décisif de l'existence. En ce sens la souffrance institue le
monde en histoire, et ce, tant sur le plan personnel que sur le plan social.

Il y a pour moi un enjeu permanent dans le monde: est-ce-que, ici et maintenant, je vais
m'insurger contre la souffrance ou pas et, par là est-ce-que je vais être présent aux pauvres? C'est cela qui
dramatise, qui met le monde en perspective ou pas pour moi.
De même ce qui constitue l'enjeu de l'histoire pour les peuples, c'est la capacité de leur culture à
dévoiler ou pas, selon le génie de chaque époque et de chaque peuple, l'impossibilité qu'a l'homme
d'admettre ce qui paraît inéluctable: la souffrance des pauvres. Est humaine et conforme à la grandeur de
l'homme la culture qui, par l'art, la philosophie, l'articulation des symboles, les lois, etc... est susceptible de
montrer en quoi le refus (toujours vain et toujours impératif) de la souffrance des pauvres est ce qui la sous-
tend.

d) Dieu "plus-que-nécessaire"
Or, pour JüNGEL, Dieu est "plus-que-nécessaire" (cf "Dieu Mystère du monde". Il n'est pas
"nécessaire" comme la cause ultime du réel qui ne pourrait pas ne pas exister. Il n'est pas non plus aléatoire
comme si sa reconnaissance n'était qu'une façon possible parmi d'autres de comprendre le réel sans que rien
finalement ne puisse en décider, et sans qu'elle ne change grand chose à l'appréhension que l'on fait du
monde.

Non! Pour JÜNGEL, Dieu est "plus-que-nécessaire". Cela veut dire, selon nous, que sa
reconnaissance n'est possible que dans une attitude qui a avec la présence aux pauvres la même similitude
que le premier commandement: "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu" (Mt 22 37) a avec le second: "Tu aimeras le
prochain comme toi-même" (Mt 22 39), étant donné que pour Luc ce prochain est celui qui s'est fait tel à la
rencontre de l'Homme Blessé de la parabole.

Mais pour penser ce lien, il nous faut introduire le concept de création.


II La création et l'engagement dans l'histoire.

a) La création, surgissement du Nouveau


Quand le Samaritain s'est arrêté à la vue de l'homme blessé, il s'est donc passé quelque chose de
Nouveau, de "plus-que-nécessaire": le Samaritain s'est rendu présent au blessé. Et cela s'est exprimé dans une
action efficace: gestes de soin, transport du blessé, débours d'argent, etc... Il s'est passé un échange qui était
indissolublement matériel et spirituel, par lequel une personne a eu l'initiative d'être présente à une autre.

Et par ce Nouveau indécidable, surgi par grâce dans la vie et du Samaritain et du Blessé, s'est
dévoilé à l'un et à l'autre, l'un par l'autre, ce qu'ils étaient en promesse. Et par la critique que Jésus fait de
l'absence des hommes de religion, prêtre et lévite, ainsi que par le lien établi par Jésus entre les "deux
commandements", se dévoile aussi, en filigrane, qui est Dieu.

Faire l'expérience de ce surgissement du Nouveau permet de comprendre de l'intérieur quelque


chose du mystère de la création et de l'histoire, c'est-à-dire comment la présence de Dieu est en jeu en ce qui
advient du monde. La création est un mystère et il faut se garder de deux écueils dans l'appréhension d'un
mystère. D'une part l'anthropomorphisme qui fait de l'expérience humaine le modèle avec lequel on
comprend l'action de Dieu. D'autre part une conception de l'altérité de Dieu telle que rien dans l'expérience
humaine ne permettrait de comprendre l'action de Dieu, ce qui ferait du mystère quelque chose de
strictement incompréhensible.

Non le mystère est en son genre à comprendre de façon "plus-que-nécessaire". C'est-à-dire qu'il
faut qu'on soit saisi par le mystère comme on l'est par un Evénement, surgissement dans le temps de la grâce
à la quelle on consent. Il faut qu'on soit en position d'accueillir du Nouveau en l'expérimentant soi-même
d'une certaine façon. C'est donc en pratiquant de tels surgissements de Nouveau "plus-que-nécessaire" que
nous résonnerons à ce Nouveau qu'est la création et que nous la comprendrons alors en en respectant le
mystère.

Le surgissement du Nouveau qu'est la présence aux pauvres est compris ici comme de l'ordre de
la création car il s'y passe un réenchantement du monde qui est celui que l'on vit quand on regarde le monde
comme création. Car dire que le monde est création c'est réenchanter le monde. C'est un acte de foi, c'est une
lecture théologique de la réalité, du monde et de l'homme. C'est voir, c'est vivre le monde comme habité
d'une présence spirituelle qui se propose à découvrir.

Si nous n'établissons pas quelque relation de ce genre entre d'une part ce qu'expérimente
l'homme dans son existence et d'autre part ce qu'il entend par Dieu, le monde et les relations entre les deux,
c'est-à-dire la création, le discours théologique lui paraîtra lointain, académique et ennuyeux. Par conséquent,
la conception de la création à laquelle adhérera l'homme sera fonction de son expérience de l'histoire, donc de
sa présence aux pauvres.

b) Dualisme et monisme créationnel


En effet de l'expérience qu'a l'homme de l'histoire dépend l'image qu'il se fait de la création.
Celle-ci peut être soit un manichéisme soit un monisme selon la maturité de son engagement dans l'histoire.
C'est ce que n'a pas vu VON RAD, me semble-t-il, dans la compréhension qu'en donne Pierre EYT dans l'article
ci-joint, et ce qu'a amplement montré la séduction qu'a exercé le marxisme, ce dernier avatar du
manichéisme, sur tant de personnes qui ont fait une certaine expérience de présence aux pauvres.

Selon VON RAD, le discours biblique sur la création "au début" a été rédigé par des croyants qui
avaient fait l'expérience de la présence de Dieu par événement de l'Exode. Dans cet événement Dieu avait vu
la misère de son peuple au pays d'Egypte et il les avait libérés à main forte et à bras étendu. Pour VON RAD
l'expérience de cette libération avait produit par projection "à la limite" vers l'avenir, une eschatologie, et vers
le passé, une protologie, à savoir les récits de la création de la Genèse.

Ce genre de projection ne nous convainc pas. Car les expériences libératrices polémiques comme
l'Exode impliquent un combat entre deux forces par définition d'importance comparable (ou alors il n'y aurait
pas eu combat). Et ce qui aurait alors été projeté "au début" c'est le combat entre le bien et le mal comme
fondement du monde.

Ce fondement le marxisme l'a d'ailleurs posé, en faisant de la lutte des classes la clef de l'histoire
ou plutôt, si l'on regarde bien, d'un monde radicalement anhistorique, malgré les apparences, puisque le
triomphe du prolétariat y est certain, donc fatal.

Il faut comprendre en quoi cette vision était séduisante et correspondait au type de présence aux
pauvres que vivaient tant de "militants" de bonne volonté. C'est parce que, dans cette présence aux pauvres,
ces hommes de bonne volonté vivaient ce que nous avons décrit au premier cours comme "l'illusion de la
toute-puissance" qu'ils ont mordu à une vision du monde polémiste, c'est-à-dire manichéenne.

Le discours biblique sur la création a, quant à lui, une visée propre qui n'est pas déductible de
l'expérience de l'Exode en ce qu'il affirme pour elle-même l'absence de la négativité à l'origine. Selon la Bible le
monde et l'homme ont été créés non pécheurs et non souffrants. C'est là une position théologique à laquelle
s'oppose le manichéisme et qui n'est pas induite par l'expérience que nous avons dans un premier temps du
réenchantement du monde lors de notre présence aux pauvres. Il faut pour y adhérer être passé par ce que
nous avons décrit, au premier cours, comme l'"accablement" et la "gratuité" de la présence aux pauvres.

Ayant montré en quoi une théologie de la création est liée au type d'engagement historique que
nous avons près des pauvres, il nous faut donc développer une compréhension du monde comme lieu
d'engagement de l'homme telle que la pratique de cet engagement lui permette d'adhérer à la Bonne
Nouvelle qui lui est annoncée que ce monde est créé par un seul Dieu bon.
III L'insurrection vaine et impérative contre la souffrance.
"La création aspire de toutes ses forces à voir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été
livrée au pouvoir du néant, non parcequ'elle l'a voulue mais à cause de celui qui l'a livrée à ce pouvoir. Pourtant,
elle a gardé l'espérance d'être elle aussi libérée de l'esclavage, de la dégradation inévitable, pour connaître la
liberté, la gloire des enfants de Dieu."

Vous avez reconnu là les versets 19 à 21 du chapitre 8 de l'Epître aux Romains dans sa traduction
liturgique. Texte fondamental pour notre propos. Il a inspiré, chez nos frères orientaux une méditation plus
fournie qu'en Occident. Il faudrait avoir travaillé plus que je ne l'ai fait les Pères Cappadociens. Vous trouverez
ci-joint un texte de Saint Syméon le Nouveau Théologien qui chante douloureusement et lyriquement ces
relations entre l'état de corruption de la création et la déchéance de l'homme.

"La création qui gémit dans les douleurs de l'enfantement attend la Révélation des fils de Dieu"
qu'est-ce-que cela veut dire? Ce n'est qu'en goûtant la paradoxale jubilation qu'inspire au disciple la Croix du
Christ qu'on peut contempler ce mystère.

Parler de jubilation en parlant de la Croix, n'est-ce-pas en effet odieux, n'est-ce-pas faire l'apologie
perverse de la souffrance? Oui! si on n'a pas fait l'expérience de l'"accablement" devant la souffrance. Non! si
on a perçu l'invincibilité de la souffrance sans une nouvelle création, "de cieux nouveaux et d'une nouvelle
terre" (Is 65 17). C'est là la ligne de partage entre ceux qui croient qu'on peut vaincre la souffrance avec les
moyens de la puissance (développement scientifique, technique, économique, rationalisation de la vie sociale,
prise de pouvoir) et ceux qui perçoivent que c'est impossible.

Cela ne veut pas dire que la vanité de l'insurrection contre la souffrance par ces moyens signifie
qu'elle soit nocive. Il ne faut pas confondre les deux concepts. Dire que l'insurrection contre la souffrance avec
des moyens de puissance est vaine, cela veut dire que la mort, la souffrance, l'écrasement des faibles seront
toujours là et toujours scandaleux, donc toujours triomphants pour ceux qui ont du coeur. Mais il est
impératif, néanmoins, de s'insurger ainsi, avec ces moyens-là, contre cette souffrance. Mais pourquoi donc
alors? Pourquoi ne pas verser dans le cynisme qui doit se présenter à tout homme un tant soit peu mûr, c'est-
à-dire qui ne se fait pas d'illusion.

Se présente d'abord à ce stade de notre réflexion la splendide figure du chantre de l'absurde


qu'est CAMUS. Vous avez en tête son roman "La Peste" et la description qu'il y fait de la lutte du médecin le
Docteur RIEUX, notamment lors de la mort de l'enfant OTHON, et de ses controverses avec PANNELOUX.
Lutter contre la souffrance tout en étant lucide que c'est vain, c'est le lot de beaucoup d'hommes qui le font
car c'est là l'honneur d'être homme, point c'est tout. Oui quelque chose en l'homme le pousse à s'insurger
contre la souffrance et la mort d'un enfant, même si c'est vain. Et il nous faut contempler la noblesse d'une
telle attitude. Telle est la grandeur de la vaine insurrection contre la souffrance. Elle rend l'homme humain.

Cette vérité, cette densité humaines de la vaine insurrection contre la souffrance donne, en effet,
à la foi chrétienne sa liberté et sa gratuité. Car le chrétien, lui aussi, doit agir là "etsi Deus non daretur" comme
dit BONHOEFFER. Ou alors la Croix du Christ devient comme une nécessité inscrite dans l'ordre des choses.
Alors inéluctablement la foi devient une gnose et disparaît la joie du don inouï et gratuit que goûte le croyant.

Mais dans ce vain et impératif combat contre la souffrance, il est donné au chrétien de voir la
Croix du Christ et il jubile alors de voir que la création est en gestation là où il n'y avait alors que l'aride nuit de
l'absurde. Car la Croix du Christ est l'appel, l'espérance du monde qui attend du créateur une nouvelle création
et qui est comblé au delà de toute attente.
IV Le Juste Souffrant "en qui tout subsiste" (Col 1 17)
Que ce qui est arrivé à un certain Palestinien d'il y a 2000 ans soit la clef de l'histoire et de la
création, voilà qui ne cesse d'étonner, voire de scandaliser le gros bon sens. Il y a, pour en rendre compte, de
multiples théologies possibles de cette Seigneurie du Christ. Et ce qui en est la première manifestation, c'est
qu'il y a quatre Evangiles et non pas un seul, chacun parlant de Jésus en fonction d'une certaine
problématique. Il est donc idoine, quand on parle de Jésus comme Seigneur, d'en parler en fonction de ses
préoccupations.

a) Jésus, centre de l'histoire


Pour dire que Jésus est le centre de l'histoire, appréhendée ici comme mise en dynamique du
monde par l'insurrection vaine et impérative contre la souffrance, il faut et il suffit que l'on voit en Jésus, dans
sa prétention divine elle-même qui l'a fait condamné à mort, un événement d'insurrection contre la
souffrance. Alors cet événement ne sera plus seulement humain mais aussi divin, ce qui précisément le
constituera comme centre de l'histoire et de la création.

A mon avis c'est une lecture possible de événement Jésus-Christ. Oui Jésus a manifesté une
prétention divine en pardonnant les péchés et en étant libre par rapport au sabbat (cf KASPER "Jésus le
Christ"). Oui ce pardon des péchés était bien refus du malheur, de la souffrance dans laquelle était l'homme.
Ce refus du malheur, de la souffrance s'est aussi manifesté par la miséricorde qu'il a manifestée aux exclus de
son temps, miséricorde qu'il a attribuée à Dieu même qu'il a appelé son Père comme nul ne l'avait fait. Oui sa
prétention divine inouïe ainsi manifestée a été radicalement mise en cause par son procès, niée par sa mort et
confirmée par sa Résurrection.

Si tout cela est vrai, alors l'insurrection contre la souffrance n'est plus seulement action de
l'homme qui se dresse contre l'intolérable, fut-ce en vain, mais elle est surgissement de Dieu dans l'histoire,
surgissement manifesté, mis en cause, nié et confirmé par ce qui est advenu à Jésus le Nazaréen, venu en
notre chair, en notre monde, en notre histoire.

Ou bien tout cela est une belle et géniale fable, ou bien tout cela est, et alors l'homme n'est plus
seul dans son insurrection contre la souffrance: il procède du mouvement même de Dieu dans l'histoire, il est
au coeur même de la création en mouvement, pardon! en "gémissement dans les douleurs de l'enfantement".

Si on peut tenir ce langage, alors oui Jésus, le Christ, est vraiment celui qui dynamise le monde en
histoire car événement de sa présence aux pauvres par son insurrection contre la souffrance est non pas
seulement un événement parmi d'autres, dans une série d'événements similaires, mais Evénement central
puisque divin. Cet Evénement institue donc le monde en histoire d'une façon telle que les autres événements
ne peuvent plus avoir qu'un statut de participation à cet Evénement central. Dans cet Evénement central il y a
création nouvelle, intervention nouvelle de Dieu dans le monde du fait même de la Résurrection.

La Croix apparaît alors comme l'échec, en toute rigueur de terme "ultime", et à ce titre déjà
vaincu, de l'insurrection contre la souffrance. La Croix est alors Bonne Nouvelle pour celui qui combat
jusqu'alors en vain contre la souffrance. Il y voit le retournement de l'absurde dans lequel il baigne en
promesse de nouvelle création, dont les arrhes sont la Résurrection du Nazaréen.
C'est en étant présent à ce retournement insaisissable où le désespoir de l'humanité se mue en
appel au secours vers Dieu que le disciple du Christ est contemporain et témoin du surgissement de la
création.

b) lien Croix-monisme créationnel


Alors, et alors seulement pour celui qui ne se raconte pas d'histoires sur la réalité du mal et de la
souffrance dans le monde, celui-ci apparaît comme créé par un seul Dieu Bon, un Dieu Bon qui a vaincu le Mal
alors même qu'il se laissait vaincre par lui aux yeux du monde. Sinon il ne me semble pas possible de tenir
l'idée d'une création par un seul Dieu Bon. Ou alors on tient cette façon de voir au prix d'une méconnaissance
de la prégnance du mal dans notre monde et on tombe dans une théologie niaise, fleur-bleue, révoltante pour
tout homme de coeur. C'est ce que répète le bon sens quand il dit: "Dieu n'a pas pu permettre tout ce mal
dans le monde"!!!
V L'appel d'une création nouvelle.
Etre présent aux souffrants, c'est donc, au côté du Christ en Croix, s'en remettre au Père, attendre
une création nouvelle du Dieu qui, seul, "connaît le jour et l'heure". "La création, de toutes ses forces, aspire à
voir la Révélation des fils de Dieu (...) pour connaître la gloire, la liberté des enfants de Dieu" (Rm 8 19... 21).
Oui "les cieux nouveaux et la terre nouvelle" ne peuvent pas advenir sans le "fiat" de la création actuelle, de
même que leur prémisse, le Christ, ne pouvait pas advenir sans le "fiat" de Marie. Et c'est à nous, coeur de
cette création gémissante en travail d'enfantement, qu'il revient de dire ce "fiat". Et c'est en nous insurgeant
contre la souffrance que nous pourrons le prononcer.

Alors, et alors seulement, peuvent s'articuler comme il faut la recherche d'efficacité et la patience
de l'humilité dans la présence aux pauvres et dans la gérance de la création. C'est là une question primordiale
alors que nous entrons dans l'âge post-progressiste de l'humanité.

Car c'est bien dans la création actuelle, qui est celle qui attend la révélation des fils de Dieu, qu'il
s'agit d'être présent aux pauvres. Et on ne peut donc y être présent qu'en changeant quelque chose dans
l'agencement actuel de cette dite création, sauf à tomber dans un angélisme de mauvais alois.

Mais, comme nous l'avons dit plusieurs fois, il ne s'agit pas d'avoir l'illusion, ce faisant, de vaincre
la souffrance de ceux à qui on s'est rendu présent. Il s'agit de manifester et d'accorder notre liberté et notre
volonté à ce qu'ils souffrent moins. Cet accordement, cette harmonisation de notre liberté et de notre volonté,
manifestant les "gémissements de la création en attente de la Révélation des Fils de Dieu", est indispensable
pour que la création nouvelle advienne qui se manifestera, entre autres, par la fin de toute souffrance et dont
les arrhes sont la fin ponctuelle de telle souffrance ponctuelle. Et il relève de Celui qui, seul, peut créer de faire
advenir et cette création nouvelle et ses arrhes.

Ce rôle de l'efficacité humaine peut sembler excessivement modeste pour qui manie les
techniques modernes dans ce qu'elles ont de vertigineusement performantes. Celles-ci, en effet, semblent le
triomphe de la seule Raison humaine qui, dans le schéma des trois âges de COMTE, s'est émancipée des
obscurantismes de la Magie et de la Religion. Et il est vrai que quand on a ramené du coma un moribond par
des techniques sophistiquées, on a plutôt l'impression d'avoir oeuvré de façon exclusivement rationnelle et de
n'avoir en rien imploré une création nouvelle. Ce langage paraît alors, au mieux, comme une inflation lyrique
pieuse.

Il me semble que ce triomphalisme de l'efficacité humaine au dépend d'un Dieu qui en serait
comme jaloux relève d'un âge de l'humanité qui, maintenant, est sur le déclin, l'âge de l'éblouissement
positiviste et scientiste. Aujourd'hui le vertigineux développement des sciences et des techniques apparaît plus
ambivalent qu'il y a quelques décennies.

Et ce n'est que dans la juste articulation entre la disponibilité et l'attente des hommes, d'une part
et la souveraine liberté de Dieu, maître du monde, d'autre part que pourra être sauvegardé ce qu'il y a de bon
dans la performance des sciences et des techniques modernes. Oui, nous devons tout faire pour exprimer
l'aspiration, l'attente de la création à ce qu'il n'y ait plus de souffrance. Et comment le ferions-nous si, alors
que nous avons des moyens performants pour diminuer la souffrance, nous ne les utilisions pas et si nous le
les développions pas?

Mais nous n'avons plus la naïveté de croire que les sciences en elles-mêmes peuvent vaincre la
souffrance. L'expérience du culte de l'efficacité que représentent les différents totalitarismes de notre siècle
fait bien apparaître à quoi aboutit l'oubli du mystère, de l'indécidable, de l'irrationnalisable dans le monde et le
mépris de la liberté humaine qui en est l'expression. Et ce n'est que dans l'expérience qu'il est inefficace de se
servir de moyens efficaces s'ils ne répondent pas à un vouloir vivre que l'on peut comprendre en quoi ceux-ci,
au contraire, ne sont qu'un moyen d'exprimer ce vouloir vivre qui leur est antérieur.

Et c'est surtout dans la confrontation à ceux qui souffrent tellement qu'est blessé en eux ce
vouloir vivre qu'on peut saisir les limites des prouesses techniques. Alors se développera une juste pauvreté
spirituelle dans l'utilisation de cette puissance que donne le développement technique et scientifique.

C'est de cette toute-puissance blessée, relativisée, que pourra être perçue en quoi l'Amour est le
coeur de la création en travail d'enfantement.

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