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La souffrance, cassure ou dynamisme de la

solidarité ?

"Les discours sur la souffrance, rarement élaborés par ceux-là même qui souffrent, sont
l'oeuvre de témoins de ces souffrances..." (Pierre SEMPE, Dictionnaire de spiritualité, article "Souffrance").
Car la souffrance isole, écrase, pousse à se replier sur soi. Elle est mise en cause de l'aptitude à
communiquer. En elle-même elle est incommunicable: elle est une expérience indicible et douloureuse que
vit celui qui souffre et qui le retranche, en quelque sorte, de la communauté humaine. Qui n'a jamais perçu
que, devant quelqu'un qui souffre, les plus belles paroles peuvent être insupportables, qu'il faut mieux se
taire et être là, si on en a la force, et c'est tout!!! L'impudeur menace devant celui qui souffre.

Pourtant, paradoxalement, c'est du fait même qu'elle est défi à la communication que la
souffrance est appel à la communication. Elle est un des ressorts les plus puissants de la solidarité, à l'égal
des liens du sang ou de l'amour. En effet voir quelqu'un qui souffre provoque impérativement à tenter de
faire quelque chose pour qu'il souffre moins et pour, du fait même, rentrer en relation avec lui.

Il en est ainsi parce que la communication est essentielle à l'homme. Un homme qui ne peut
plus communiquer avec d'autres est en perdition, en danger dans son humanité même. Et un groupe, une
société, une culture qui ne seraient plus mobilisés, scandalisés, interpellés par la souffrance de ses
membres seraient en danger dans leur humanité même.

Cette expérience que nous avons tous plus ou moins faite, non pas tant de la souffrance que
de la présence à ceux qui souffrent, montre que l'homme est radicalement communication, que c'est une
dimension constitutive de lui-même, telle que si elle est niée, il est en danger.

Cette expérience pragmatique sera le point de départ de notre propos. La souffrance est mise
en cause de l'homme et de la société dans laquelle il est, si bien qu'on peut qualifier l'humanité d'une
société, d'une culture, en fonction de ce qu'elles permettent, de ce qu'elles préconisent comme présence à
ceux qui souffrent. Une société, une culture sont humaines ou pas en ce qu'elles incitent ou pas leurs
membres à être présents à ceux qui souffrent.

Allons plus loin!!! En régime judéo-chrétien on peut dire, me semble-t-il, que Dieu est
communication. Le récent Catéchisme des Adultes des Evêques de France n'est-il pas sous-titré "L'Alliance
de Dieu avec les hommes" comme pour souligner qu'on peut résumer ainsi l'objet de la foi chrétienne. Oui
notre Dieu est le Dieu trinitaire qui se donne au monde. C'est le Dieu communiquant en lui-même et qui se
communique à nous.

Si bien que la souffrance des hommes, comme mise en cause de la communication, est mise
en cause, mise à la question de Dieu même. Quand les souffrants parlent, ce qui, nous l'avons vu, est plus
rare que pour ceux qui sont autour d'eux, c'est souvent un quasi-blasphème qui sort de leurs lèvres et de
leur coeur: "Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour qu'il m'arrive cela?". Les bonnes âmes un peu rapides
en apologétique disent que c'est là attribuer à Dieu des qualités démiurgiques païennes, jupitériennes.
Peut-être ! Peut-être pas ! C'est aussi mettre en cause Dieu en sa qualité de communiquant. Jésus lui
même n'a-t-il pas dit: "Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m'as-tu abandonné?" (Mt 27 46). On dira que c'est là
le début du psaume 22 qui se termine dans l'action de grâce et que celle-ci est donc implicite dans le cri de
Jésus. Certes... certes... Il n'empêche que la souffrance est bien mise en cause, mise en question de Dieu
non pas seulement dans sa conception païenne, mais aussi dans sa conception judéo-chrétienne.
Mettre, à l'occasion de la souffrance, Dieu même en question, c'est aussi mettre le cosmos en
question. Le cosmos, c'est le monde en tant qu'il est harmonieux, cohérent. Si je souffre c'est que tout
cela, tout ce en quoi je vivais harmonieusement jusqu'alors, est absurde, incohérent. C'est que ce qui me
semblait bon et ordonné jusqu'ici n'était qu'un trompe-l'oeil, une illusion.

Telle est donc le fil rouge de notre propos. Notre présence aux souffrants est significative de
notre présence à Dieu et de notre présence à la création en chantier, au monde en ce qu'il est un défi à
relever, parce que la souffrance est mise en cause de notre humanité en ce qu'elle peut communiquer ou
pas avec les souffrants, avec Dieu et avec le monde.

Ce faisant nous risquons le reproche d'utiliser les souffrants, voire de profiter d'eux, pour
autre chose que leur soulagement: la recherche de Dieu et de la cohérence du monde. Alors que leur
soulagement ne devrait être que le seul objectif de tout homme de coeur. C'est vrai que, parlant des
souffrants, nous paraîtrons souvent tomber dans l'odieux du dolorisme (puissions-nous ne jamais y
sombrer!!!) et que le comble du dolorisme est de se complaire dans la souffrance pour des motifs religieux,
comme si Dieu avait besoin de la souffrance pour se dire. Franchement ce ne me semble pas être notre
propos ici. C'est en ce que nous aspirons de tout notre être à ce qu'il n'y ait plus de souffrance que nous
sommes présents aux souffrants. Tout autre présence à eux ne serait qu'illusion et mensonge.

Ce faisant nous confessons que l'homme et le monde ont été créés non souffrants et sont
appelés à être délivrés de tout souffrance. Et qu'alors l'homme a été et sera en communication avec Dieu.
La souffrance n'est donc en aucune façon constitutive de la recherche et de la connaissance de Dieu.

Mais, pour le moment nous sommes dans un monde où il y a de la souffrance. Nous sommes
après le Paradis terrestre et avant la Parousie. C'est comme ça, nous le déplorons tous intensément mais il
faut bien faire avec!!! Dans cette situation, parce que la connaissance de Dieu implique l'attente active de
l'abolition de toute souffrance, nous luttons contre celle-ci et du fait même nous cherchons à être présents
aux souffrants, à Dieu et au monde.

I L'interdit de l'explication abstraite de la souffrance.


Situant la souffrance comme défi à la communication et, par conséquent, appel à la mobi-
lisation pour communiquer, nous rejoignons Jean-Paul II dans sa Lettre Apostolique "Salvifici Doloris" du 11
Février 1984: "Le Christ n'explique pas abstraitement les raisons de la souffrance, mais avant tout il dit:
"Viens, suis-moi". Viens prends part avec ta souffrance à cette oeuvre de salut du monde qui s'accomplit par
ma propre souffrance" (SD 26).

La souffrance n'est pas susceptible d'être expliquée rationnellement. C'est là un axiome


nécessaire à sa conséquence: elle est lieu de mobilisation pour le salut du monde, à la suite du Christ. En
effet ceux qui expliquent abstraitement les raisons de la souffrance la justifient de quelque façon, en
affirment quelque part la nécessité et énervent du même coup l'indignation qui est la source de la
mobilisation contre elle. En d'autres termes devant la souffrance on ne peut que d'abord s'indigner
radicalement, quitte d'ailleurs à mettre Dieu même en cause, comme nous l'avons vu. Toute autre attitude
ne ferait que donner une certaine place inéluctable, nécessaire à la souffrance, tranquilliser notre
conscience et nous démobiliser.

Une petite histoire raconte bien comment de pieuses considérations sur Dieu peuvent dé-
mobiliser devant la souffrance et enjoindre de ne point être présents aux souffrants: c'est la Parabole dite
du Bon Samaritain (Lc 10 29-37). Cette histoire met en évidence en quoi la présence à ceux qui souffrent
est contestation de toute compréhension de l'homme et de Dieu, fut-elle la plus vénérable et la plus
autorisée. Nous verrons en quoi c'était le fait du temps de Jésus et en quoi c'est le fait encore aujourd'hui.

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a) Du temps de Jésus...
Vous connaissez la Parabole dite du Bon Samaritain. Deux hommes sont passés devant un
homme souffrant et ils ne se sont pas arrêtés. C'était des hommes de religion. Un troisième s'est arrêté.
C'était un Samaritain, c'est-à-dire un bâtard, un hérétique.

Pourquoi l'un s'est arrêté, est entré en communication avec le souffrant et pourquoi pas les
autres? Voilà ce qui devrait nous intéresser, nous qui cherchons pourquoi, précisément on se mobilise ou
pas près des souffrants, pourquoi on essaie de leur être présents ou pas. Nous allons creuser les
motivations anthropologiques (vision de l'homme) et religieuses (vision de Dieu) qui font qu'on s'arrête ou
pas devant les souffrants, qu'on essaie de leur est présent ou pas.

Car on peut aussi faire de cette histoire virulente, une petite histoire insignifiante et fausse-
ment pieuse. On peut dire que si le Samaritain s'est arrêté c'est qu'il avait bon coeur et que si les hommes
de religion ne se sont pas arrêtés c'est qu'ils n'étaient pas généreux. Sans essayer d'établir une relation de
cause à effet entre leur statut religieux et leur attitude vis à vis du souffrant. On fera alors de cette histoire
une petite histoire morale sur le devoir d'assistance à personne en danger. Et on perdra de vue l'essentiel.

Car si Jésus a qualifié religieusement ces acteurs c'est qu'il y a une raison, surtout que cette
histoire se situe dans une relation de conflit à mort entre Jésus et les responsables religieux de son peuple.
Donc si ceux qui ne se sont pas arrêtés sont des hommes de religion et si celui qui s'est arrêté est un
bâtard, un hérétique, c'est que Jésus visait, dans cette histoire, l'inaptitude de la conception dominante de
la religion de son temps à inciter à s'arrêter devant les souffrants. C'est un jugement sur la religion de son
temps, telle qu'elle était comprise par ses interlocuteurs, que porte Jésus.

On comprend alors qu'on ait été agressif vis à vis de lui. Si Jésus n'avait été qu'un brave
moralisateur appelant à l'assistance à personne en danger, on ne lui serait pas tombé dessus. On l'aurait
plutôt décoré de la Légion d'Honneur, ou l'équivalent dans la culture de son temps. Non! par son récit qui
correspondait à l'attitude qu'il avait par ailleurs vis à vis des souffrants (pardon des péchés, violation du
sabbat pour porter secours à un souffrant, miracles de guérison, etc...) Jésus contestait la compréhension
de l'homme et de Dieu qui sous-tendait le fait que les hommes de religion ne se soient pas arrêtés près de
l'homme blessés.

En touchant ainsi ce qu'il y avait de plus sacré en eux, Jésus a rendu furieux ses interlocuteurs.
Et il s'est trouvé souffrant lui-même, prenant la place de l'homme blessé sur la route et mettant ses
interlocuteurs en position d'être les bandits qui l'avaient assaillis. Jésus a touché le point sensible chez ses
interlocuteurs les poussant à réaliser ce qu'il racontait. Du fait même le lecteur est provoqué, sommé de
prendre position. Va-t-il se rendre aux raisons du Prêtre, du Lévite, des interlocuteurs de Jésus pour ne pas
s'arrêter près du souffrant? Ou va-t-il prendre le parti du Samaritain et de Jésus au risque qu'il lui arrive ce
qui est arrivé à Jésus et qu'il ne soit plus seulement configuré au Samaritain, mais au bout du compte au
blessé sur le bord de la route.

Les raisons qui ont poussé les hommes de religion à ne pas s'arrêter devaient donc être bien
fortes et il s'agit de tout autre chose que d'un manque de sensibilité ou de générosité de leur part. Le
contact d'un mort rendait l'homme du culte inapte à exercer le culte. Comme le blessé était "à demi-mort",
si les hommes du culte l'avaient touché et qu'il s'était avéré mort, ils auraient été disqualifiés comme
homme du culte, comme homme de Dieu.

Or cette loi était juste et bonne. Il y allait d'une caractéristique essentielle du Dieu d'Israël.
Yahvé, dans sa seigneurie elle-même, était le Dieu des vivants et non le Dieu des morts. Il fallait donc que
les prêtres et les lévites évitent soigneusement tout contact avec les morts. Israël devait se démarquer

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ainsi des cultes païens environnants qui faisaient intervenir les morts, qui concevaient la divinité comme
ayant intégré, comme ayant quelque chose à voir avec cette négation radicale de la vie qu'est la mort.

Et il faut nous pénétrer de la pertinence encore actuelle de cette conception de Dieu que
voulaient préserver le Prêtre et le Lévite de la Parabole. L'Ancienne Alliance est accomplie, pour nous
chrétiens, en Christ, mais elle n'est pas abolie. L'Ancien Testament n'est pas pour nous comme une carrière
archéologique où nous irions chercher une conception de Dieu qui serait aujourd'hui dépassée et qui
n'aurait comme intérêt que de nous documenter sur les mentalités religieuses, aujourd'hui obsolètes, dans
lesquelles Jésus aurait vécu et qu'il aurait abolies. Non le Dieu de l'Ancien Testament est notre Dieu, il est,
selon nous chrétiens, le Dieu unique. Et ce qui y est dit de Lui est pertinent pour nous aujourd'hui. Sinon
nous réduisons le drame de l'Evangile, la lutte à mort entre Jésus et les chefs religieux de son peuple, au
drame d'un progressiste incompris, au drame de quelqu'un de génial mais qui aurait eu raison trop tôt. Or
il s'agit de tout autre chose, il s'agit d'une question d'une actualité permanente: la compréhension de Dieu
dont l'essentiel est déjà dit, déjà révélé dans l'Ancienne Alliance, à ce titre toujours actuelle pour nous.

"Selon la tradition juive, l'homme après la mort, descendait aux enfers, au shéol, lieu
symboliquement placé sous la terre, là où les morts dépourvus de corps menaient une ombre de vie, exclus
de la présence de Dieu" (CA 200). Au-delà de ce qu'a de caduque cette représentation, il faut nous pénétrer
de la vérité intangible de la conception biblique de la mort. Oui notre Dieu, aujourd'hui comme du temps
de Jésus, est bien le Dieu des vivants et non pas le Dieu des morts. Il n'a rien à voir avec la mort. Il ne se fait
aucune raison de la mort des hommes qui est la négation de la vie, de l'homme et de Dieu même. Si nous
ne le percevons pas, c'est la résurrection du Christ, elle-même, que nous risquons de ne pas comprendre.

Si nous ne comprenons pas cela nous risquons de ne rien comprendre à ce que Paul dit quand
il qualifie le "Christ crucifié" de "scandale pour les juifs" (1 Co 1 23). Cette question a retrouvé une actualité
brûlante lors de l'incident du Carmel d'Auschwitz. Il faut comprendre le scandale insurmontable que
représente pour des Juifs de faire d'un lieu de mort, un lieu de prière!!! C'est un viol de la sainteté de
Dieu!!!

Si, nous autres chrétiens, nous prions en communion avec des personnes qui sont mortes, si
même nous demandons l'intercession, l'intervention près de Dieu de personnes qui sont mortes, les saints,
c'est parce que nous les considérons comme ressuscitées par contumace en espérance, pourrait-on dire,
ou du moins appelées à l'être. Nous parlons donc de vivants en espérance, dans notre foi en la résurrection
du Christ, premier né d'entre les morts.

Mais il faut se mettre dans la peau de bons juifs qui ne voient là que nécromancie spirituelle,
complicité de Dieu avec le drame, le scandale majeur qu'est la mort.

Voilà ce à quoi a semblé appeler Jésus par sa Parabole du Samaritain, du Prêtre et du Lévite. Il
a paru mettre en cause la Sainteté de Dieu même dans une des ses caractéristiques constitutives!!
Préserver la sainteté de Dieu pour les interlocuteurs de Jésus, demandait de fuir les circonstances où celle-
ci semblait menacée: la mort. Pour Jésus cette sainteté de Dieu devait être confrontée précisément à ce
qui lui était le plus contraire, la mort, ou plus précisément la souffrance comme "demi-mort", menace "à
demi" de rupture de communication...

C'est par le mot "amour" que Jésus qualifie cette paradoxale confrontation entre ce qui est le
plus sacré et ce qui lui est le plus contraire. C'est par ce même mot qu'il fait dire au légiste, à qui cette
Parabole s'adresse, quelles sont les relations à avoir de la part de l'homme envers Dieu (Lc 10-27).
L'"amour" devient alors le contraire de la solidarité du même avec le même. Il est mise en relation avec ce
qui est contraire. Le prochain est celui qui m'est différent, voire contraire. Ou plutôt il est requis que de
même que j'ai à aimer Dieu, l'Autre, j'ai à me faire le prochain (verset 36) de celui qui est "à demi mort",
c'est-à-dire qui me devient de plus en plus différent, voire contraire, du fait même de sa souffrance.

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Ce faisant Jésus renouait avec la façon dont Yahvé s'était révélé au Buisson Ardent (Ex 3) en
disant son "Nom" précisément quand il voyait la misère de son Peuple, nous en reparlerons.

b)... et de tout temps.


Cette paradoxale confrontation de ce qu'il y a de plus sacré avec ce qui lui est le plus contraire,
le fait que ce soit insupportable pour certains jusqu'à les faire devenir de furieux sanguinaires, tout cela se
vit dans toute culture et dans toute situation historique, par la présence aux souffrants. Les souffrants en
effet rappellent toujours, bien involontairement, la vulnérabilité, la fragilité, de ceux qui les approchent et
du monde dans lequel nous vivons. Les souffrants sont angoissants et toute société, toute culture
développent des explications, parfois subtiles, pour se protéger de cette angoisse. Il est alors expliqué en
quoi il est inévitable que les souffrants souffrent, que ça n'est pas si scandaleux, qu'"ils l'ont bien mérité" et
qu'il y a plus urgent à faire que de s'indigner de leur sort.

Etre présent aux souffrants, cela demande alors de contester toutes ces "explications
abstraites" toujours présentées comme vénérables, par lesquelles il est enjoint aux hommes de ne pas être
présents aux souffrants au nom même de ce qui fonde la dignité de l'homme. Ces "explications abstraites"
visent toujours à établir une différence entre ceux qui souffrent et ceux à qui il est enjoint de ne pas leur
être présents. De telle sorte que les non souffrants auraient la pleine dignité humaine alors que ceux qui
souffrent ne l'auraient pas. Cette théorie a été pleinement développée par exemple par le nazisme vis à vis
des Juifs, par l'opinion commune antique vis à vis des esclaves (ce qui met d'ailleurs en évidence la
virulence de l'Epître de Paul à Philémon). Pensons aussi aux débats sur l'humanité des Amérindiens, il y a
500 ans.

Un autre type de discours tendant à émousser l'indignation devant la souffrance d'autrui est
tenus par les régimes politiques millénaristes, c'est-à-dire ceux qui veulent établir un règne millénaire de
justice, de paix et de prospérité. Les derniers en date ont été communistes mais il est à craindre qu'ils ne
soient pas hélas les derniers de l'histoire. Pour ces régimes leur grand, beau et noble projet nécessite
quelques menus sacrifices pour y parvenir. Les souffrants sont alors présentés comme les "générations
sacrifiées" et s'apitoyer sur leur sort c'est contester le noble projet d'une humanité heureuse. Dans ce cas
la discrimination entre ceux qui ne souffrent pas et ceux qui, pour eux, doivent souffrir se fait selon un
critère temporel et non pas spatial.

Etre présent à ceux qui souffrent c'est alors être plus ou moins traîtres au groupe qui cher-
chent à se protéger et à se rassurer. C'est ainsi que Jésus a situé celui qui s'est rendu présent au Blessé de
la Parabole comme un Samaritain, c'est à dire un métèque, un hérétique, un bâtard. Par ce discours Jésus
rejoint l'inavouable mais le vrai de toute psychologie humaine pour laquelle "le malheur, ça n'arrive qu'aux
autres!". S'intéresser aux souffrants c'est donc être autre et non pas membre du groupe des invulnérables.

C'est là mon hypothèse de travail. Toute culture, matrice des lois, des arts, des coutumes, a
pour fondement la protection du groupe contre la souffrance et la mort, au prix d'une distinction entre
ceux qui sont protégés, de par leur appartenance au groupe de ceux qui sont menacés de par leur non-
appartenance. Si bien que la présence aux souffrants apparaît scandaleuse et menaçante. Elle est
contestation des limites, de l'identité du groupe. Elle tend à universaliser toujours plus la dignité inhérente
aux membres du groupe.

Si la présence aux souffrants est cette contestation permanente des particularismes, non pas
en eux-mêmes, mais en tant qu'ils légitiment une différence de dignité humaine, alors on ne pas faire de la
présence aux souffrants une injonction morale parmi d'autres. Elle est l'accession de celui qui est présent
aux souffrants à l'humanité elle-même, c'est-à-dire à ce qui caractérise l'homme comme homme, en-deça
et au-delà de toute particularité politique, ethnique, religieuse, culturelle...

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En qualifiant d'"amour du prochain" l'attitude du Samaritain présent au souffrant de la Pa-
rabole et en mettant cet amour sur le même pied, pourrait-on dire, que la relation que nous sommes
invités à avoir avec Dieu, Jésus a situé cette attitude à un niveau radical, celui de l'émergence de notre
humanité. En ce sens "LE commandement" de l'amour du prochain, illustré par la présence du Samaritain à
celui qui souffre, n'est pas un précepte parmi d'autres, il ne prend pas place dans une série de préceptes de
même nature que lui, quitte à ce qu'il soit le premier. Il est d'un autre ordre. Il est le principe éthique
constitutif de l'humanité elle-même de l'homme.

Jésus, répondant, à côté et au-delà, à la question qui lui était posée "qui est mon prochain?" a
retourné la question et a qualifié de prochain celui qui "s'est montré tel", qui "l'est devenu" en s'arrêtant à
la vue du souffrant (gegonenaï en grec, l'infinitif parfait du verbe moyen ginomaï, le parfait exprimant un
état présent résultant d'une action passée). On se montre donc, on se révèle "prochain" ou pas. Il ne s'agit
pas là d'une attitude volontariste. Par sa présence au blessé, ce métèque de Samaritain a montré qu'il
n'était pas enfermé par le particularisme, par ailleurs vénérable, qui a inhibé le Prêtre et le Lévite. Il s'est
montré "prochain" parce que métèque, hérétique. C'est tout autre chose que de faire effort pour avoir bon
coeur!!! Etre prochain, ça ne se commande pas, ou si peu. Ca se révèle, ça se montre si on n'a pas d'autre
"commandement", pas d'autre précepte que l'unique, si on n'a pas d'autre communauté que la
communauté humaine. C'est cela qui se révèle par notre présence ou pas aux souffrants.

La souffrance, nous l'avons dit, est mise en cause radicale, épreuve de l'humanité et de celui
qui souffre et de celui qui lui est présent. On ne peut pas tricher devant elle. La souffrance est comme l'oeil
du cyclone. L'immobilité, l'indicible y règne. Mais tout autour, tout est en question. Parce qu'on peut
rencontrer ceux qui souffrent et qu'on peut aussi ne pas les rencontrer. Ca dépend si la cassure de la
solidarité ou si l'appel à la solidarité l'emportent.

Si la rupture de solidarité l'emporte, c'est alors les réactions de malaise, voire de dégoût, bref
l'impossibilité d'être présent par peur d'être comme contaminé par la souffrance, ou d'être submergé par
son émotion. Si l'emporte l'appel à la solidarité, s'engage une aventure de communication et d'échange où
la pauvreté, les failles de celui qui est présent aux souffrants se dévoileront petit à petit à lui mais "avec
douceur et avec puissance" et dans la joie, nous en reparlerons.

Ces réactions nous révèlent à nous-mêmes. On ne peut pas se forcer. Les tempéraments et les
vocations sont multiples et chacun est unique. Il y a de multiples façons de chercher la présence aux
souffrants. On peut le faire bien sûr par une présence immédiate et concrète à ceux qui souffrent en étant
soignant dans un hôpital ou visiteur de prisons par exemple. On peut aussi être présent à ceux qui
souffrent de façon moins immédiate par exemple en étant érudit et en écrivant des livres mettant en
évidence comment les cultures humaines, les postulats philosophiques, les démarches politico-
économiques, voire les écoles théologiques sont sous-tendus ou pas par une présence aux souffrants.

Parce qu'on se montre, qu'on se révèle ou pas prochain des souffrants, il ne faut pas essayer
de se forcer dans son attitude vis à vis d'eux. Notre attitude, immédiate ou non, nous l'avons dit, vis à vis
des souffrants est révélatrice de notre humanité. C'est pourquoi rien n'est pire que de faire "comme si" on
était à l'aise avec les souffrants si on ne l'est pas. Rien n'est pire pour les souffrants que les "bonnes âmes"
qui se penchent sur eux parce qu'"il le faut". Il apparaît vite qu'elles ont des problèmes à régler avec ce
qu'elles sont et qui n'est pas ce qu'elles voudraient qu'elles soient.

Au contraire l'acceptation humble de ce que l'on est, l'apprivoisement patient de ce qui reste
toujours angoissant dans la présence aux souffrants, cela permet de mettre à jour ce qui en nous relève,
nous l'avons dit, d'une humanité tronquée. Alors la présence aux souffrants devient découverte de la
véritable humanité à laquelle nous sommes appelée et qui est toujours plus ample, plus libre, plus
heureuse que ce que nous croyions.

La présence aux souffrants est donc émergence de l'humanité en nous par la mise à jour et le
refus de l'humanité tronquée qui nous pousserait à justifier la souffrance en faisant des souffrants des
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hommes différents de nous. Essayons maintenant de qualifier théologiquement d'"événement" cette
émergence de l'humanité.

II Evénement et nécessité, Dieu "plus-que-nécessaire".


Inspirons-nous de Eberhard JÜNGEL et de sa discussion sur la nécessité de Dieu dans son livre
"Dieu, mystère du monde. Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme."
(traduction française, Paris 1983) Tome I pages 19-51.

a) Dieu "plus-que-nécessaire" chez JÜNGEL.


a) Approche de la problématique.
JÜNGEL s'attache à démontrer que Dieu n'est ni "nécessaire", ni "non-nécessaire", mais "plus-
que-nécessaire". De la façon dont nous comprendrons cette "plus-que-nécessité" de Dieu, dépendra la
façon dont nous comprendrons la "nécessité" et la "gratuité" de la présence aux souffrants, que je
proposerai alors de qualifier également de "plus-que-nécessaire", puis d"événement".

Pour aborder JÜNGEL partons de ce que dit le Catéchisme des Adultes des Evêques de France
en son numéro 23: "Dieu se révèle à travers des signes qui sollicitent notre intelligence, en même temps
qu'ils respectent notre liberté. Car, dans le signe, il y a suffisamment de lumière pour que notre réponse soit
raisonnable et justifiée, et suffisamment d'indétermination pour qu'elle ne soit pas le fait d'une contrainte."
Quelle est donc cette "lumière" non contraignante et pourtant éclairante par laquelle Dieu peut être
connu? C'est ce que JÜNGEL peut contribuer à éclairer et c'est ce qui nous permettra de comprendre en
quoi le "commandement" de l'amour, illustré par la présence aux souffrants, est un commandement qui
non seulement laisse libre mais rend libre en nous "branchant" sur la Liberté qui se donne à nous.

JÜNGEL commence par accepter dans la théologie, c'est-à-dire dans la démarche croyante,
l'idée de la "non-nécessité mondaine" de Dieu et il qualifie cette idée de caractéristique de la modernité,
bien qu'elle ait déjà été formulée au Moyen-âge. Et il montre en quoi la modernité en cassant l'image d'un
Dieu dominateur et nécessaire nous donne la possibilité de rencontrer un Dieu qui se donne dans l'amour
pour nous préserver du néant. Explicitons.

Par la révolution copernicienne, délogeant la Terre du centre du monde, "la raison avait
découvert dans un cas exemplaire le mécanisme de ses illusions et de ses erreurs. Elle avait trouvé un
instrument qu'on pouvait toujours appliquer à d'autres domaines toujours nouveaux: l'instrument de
l'interrogation inversée sur la situation de l'homme qui interroge, expérimente et recherche". (pages 20-21,
citation par JÜNGEL de BLUMENBERG).

L'homme cesse alors d'être assuré d'être placé lui-même au centre du monde, comme image
de Dieu. Et "après avoir été privé de l'objectivité de sa position et de son existence centrales par suite des
découvertes scientifiques, il lui fallait, sous peine d'une dérive sans fin, s'assurer de sa subjectivité et à partir
de là reconstruire l'univers tout entier. C'est en ce sens qu'il devint point de relation de tout ce qui existe.
Ceci se fit de façon exemplaire dans la découverte cartésienne du cogito sum qui est la base de la certitude,
fournie par le Moi humain, de l'existence de tout être" (page 21).

Et JÜNGEL poursuit: "Nous vivons à une époque où la découverte tout d'abord


extraordinairement bouleversante, que Dieu doit se découvrir pour ainsi dire comme Dieu en fonction de
l'homme, est redevenue déjà une évidence, de sorte que la théologie ne peut ni l'éluder, ni surtout l'ignorer.
(...) Mais quiconque est obligé de poser la question de cette façon, quiconque doit mettre en cause la

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nécessité de Dieu a déjà au fond répondu par la négative. En ce sens la découverte moderne implique la
thèse: dans l'horizon du monde, Dieu est mondainement non nécessaire." (page 22)

Cette "non-nécessité mondaine de Dieu" est difficile à assimiler, à s'approprier par la théologie,
par la démarche croyante. Dietrich BONHOEFFER y a contribué par sa devise "etsi Deus non daretur",
incitant à agir dans le monde "comme si Dieu n'était pas donné" au nom, me semble-t-il, de ce que les
catholiques appellent l'autonomie des réalités temporelles (page 27). Dans l'horizon de l'Eglise réformée
c'est, me semble-t-il, une compréhension nouvelle des relations du croyant avec son Dieu et une
reconnaissance étonnante de la densité et de l'autonomie du monde... Un catholique ne peut que s'en
réjouir...

De cette "non nécessité mondaine de Dieu" l'"esprit des temps modernes" pourrait passer
subrepticement à la "nécessité d'une condition humaine sans Dieu et donc d'une humanité impie". Ce
contre quoi la théologie ne pourrait, bien sûr, que s'insurger (page 29). Néanmoins elle devrait, ce faisant,
saisir les raisons de cette dérive.

b) Le coeur de la problématique de JÜNGEL:


"l'expérience avec l'expérience".
C'est parce que "Dieu" désigne un être dominateur, dont l'amour n'est qu'un attribut second
et aléatoire que l'on est comme poussé de passer de la non-nécessité de Dieu à la nécessité d'être sans
Dieu. Comment concevoir Dieu de telle façon que "la toute-puissance divine et l'amour divin ne soient pas
dans un rapport de subordination, ni même dans un rapport dialectique"? (page 31) Tel est l'enjeu de la
bonne compréhension de la non-nécessité de Dieu.

Il faut pour cela forger le concept de Dieu "plus-que-nécessaire", c'est-à-dire ni nécessaire, ni


non-nécessaire c'est-à-dire aléatoire. Pour cela il faut d'abord distinguer le contingent de l'aléatoire. Dieu
n'est pas aléatoire en ce sens qu'il ne "tombe pas dans l'arbitraire". L'aléatoire est ce qui est et pourrait ne
pas être, c'est l'"inessentiel". Il n'en est pas de même du contingent. Est contingent ce qui se trouve être
"sans qu'il soit possible de le déduire d'autre chose, de le justifier par autre chose". Mais le contingent est.
Or le croyant fait l'expérience que Dieu est, qu'il se trouve être. Mais de quelle expérience s'agit-il donc, de
quelle modalité d'être s'agit-il?

Jüngel développe ici le concept d'"expérience avec l'expérience", que je trouve pour ma part
génial, dans un corps à corps métaphysique avec divers auteurs, Hegel (page 40-41), Leibniz surtout (page
42-44), Schelling (page 45), Tillich (page 46). Après avoir développé les différentes dimensions logiques du
concept de "nécessité", que je vous laisse le soin d'explorer (page 36-39), Jüngel s'affronte avec le "principe
de raison suffisante" de Leibniz qui dit que "rien ne se fait sans raison suffisante", en fonction de quoi Dieu
serait "la dernière raison des choses" et donc l'"Etre nécessaire" (page 42-43).

Bien évidemment Jüngel est en désaccord avec Leibniz sur cette "nécessité de Dieu". Mais son
génie me semble consister à poser avec son adversaire, à sa suite, la "question" que le principe de raison
suffisante "implique" (page 43-44). Oui! Leibniz lui-même a reconnu que "ce principe (de raison suffisante)
posé, la première question qu'on a droit de faire sera: Pourquoy il y a plustôt (potius) quelque chose que
rien? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose".

Et Jüngel poursuit, pousse la question permettant de situer ce qu'il appelle la "plus-que-


nécessité de Dieu". C'est là son retournement de problématique qui disqualifie la conception de Dieu
comme "dernière raison des choses" comme étant seconde et non fondamentale. "Le principe de raison
suffisante pose donc la question de privilège (plustôt, potius) de l'être par rapport au non-être. (...) Or, si
l'on ne peut pas fournir la raison du privilège de l'être sur le non-être, l'homme, grâce à la question radicale

8
posée sur la raison suffisante, s'aperçoit du même coup que la possibilité du non-être le menace autant lui-
même que tout étant."1.

Cette question "met en cause comme tel tout ce qui existe et place celui qui interroge ainsi
dans une situation qualitativement différente, dans une situation nouvelle et incomparable." Jüngel
développe la nouveauté de cette situation, notamment avec Schelling et Tillich: "Dans ce choc ontologique,
on fait l'expérience du côté négatif du mystère de l'être - de son caractère d'abîme. Le choc renvoie à un
état de conscience dans lequel celle-ci est rejetée hors de son équilibre normal et ébranlée dans sa
structure. La raison atteint sa limite, elle est renvoyée à elle-même et puis de nouveau repoussée dans sa
situation limite." (page 46) Bref, " face à la possibilité du non-être, l'homme fait de son être une expérience
qualitativement nouvelle." Jüngel l'appelle "une expérience avec l'expérience, car en elle ce n'est pas
seulement toute expérience faite, mais avant tout l'acte même d'expérimenter, qui est, encore une fois
éprouvé d'une façon nouvelle." (page 47)

C'est du coeur de cette expérience limite et spécifique que Dieu peut être expérimenté
comme étant contingentement, c'est-à-dire se trouvant être, sans justification possible, parce que c'est
comme ça et c'est tout, sans être ni nécessaire, ni aléatoire.

g) Entre angoisse et reconnaissance,


la "plus-que-nécessité" de Dieu.
"Cette expérience avec l'expérience, dit Jüngel, est en soi à double face. Elle peut se concrétiser
comme angoisse et menacerait alors fondamentalement l'être. (...) Mais l'expérience faite avec l'expérience
face au non-être peut aussi se concrétiser comme reconnaissance. Elle l'est dans la mesure où l'étant est
saisi par expérience comme quelque chose qui, en sortant du non-être, est sauvegardé de celui-ci comme un
étant donné à soi-même, comme création." (page 47-48)

"Le caractère double et ambivalent de l'expérience que nous faisons avec l'expérience en face
du non-être ne peut absolument pas être levé de par lui-même. (...) Si cependant advient une décision claire
sur ce double caractère qui lève l'ambivalence au profit d'une expérience irréversible du caractère positif de
l'être, dans ce cas-là, précisément, quelque chose s'est produit qui mérite d'être appelé théologiquement un
miracle. (...) Une telle expérience merveilleuse (...) ne peut pas être provoquée Bien au contraire, comme le
miracle lui-même, elle n'est possible qu'en tant que conséquence d'un événement que l'on nomme en
théologie la révélation de Dieu." (page 48)

"Le fait qu'en général il y ait de l'étant et non pas plutôt rien, est en effet ambivalent en soi et il
n'exclut pas que ce qui est pourrait être détruit par le néant. Voilà pourquoi la question: pourquoi y a-t-il
donc de l'être et non pas rien? conduit à une perspective à l'intérieur de laquelle se pose la question de
Dieu, mais elle ne mène pas à Dieu comme fondement nécessaire.2 L'expérience du non-être possible peut
aussi susciter de l'angoisse et rien que de l'angoisse. Par angoisse, il faut entendre non pas seulement un
phénomène de manque; il faut aussi le concevoir dans un sens tout à fait positif, comme soucis de l'étant.
L'homme n'est donc pas moins humain quand il demeure dans cette angoisse que quand il en est
définitivement affranchi. Mais il ne peut pas s'en affranchir définitivement lui-même. Il ne peut qu'en être
affranchi définitivement" (pages 49-50)

Telle est la "plus-que-nécessité de Dieu". Osons nous en inspirer pour parler maintenant de la
plus-que-nécessité du "commandement" de l'amour du prochain, par lequel on "se montre" soi-même
prochain.

1C'est moi qui souligne

2C'est moi qui souligne.

9
b) La présence aux souffrants,
un "événement" "plus-que-nécessaire".
C'est donc dans le "choc ontologique" devant la menace du non-être que Jüngel peut faire
l'expérience de Dieu comme "plus-que-nécessaire", préservant du néant et provoquant, du fait même,
l'homme à se percevoir lui-même comme étant donné à lui-même comme création. J'ose faire un parallèle
entre cette expérience intellectuelle, métaphysique, de "l'expérience avec l'expérience", selon Jüngel, et la
présence aux souffrants.

Celle-ci me semble être, également, une confrontation avec le néant, avec le non-être, sur un
plan existentiel. Etre présent aux souffrants, c'est être en prise avec le non-sens, avec l'indicible, avec le
vertige de l'anéantissement de l'être souffrant par le néant. Et rien, de l'initiative de celui qui est présent
aux souffrants, ne peut être fait pour sortir positivement de cette confrontation. En d'autres termes, ce
n'est pas en lui-même que celui qui est présent aux souffrants peut trouver la force, le ressort, le
dynamisme pour ne pas être écrasé par le déni de communication et de dignité humaine qu'est la
souffrance de ceux qu'il côtoie. Et ce déni ne concerne pas seulement ceux qui souffrent, mais aussi celui
qui leur est présent. C'est ainsi qu'il peut y avoir une sentiment de honte d'être un homme quand on voit la
défiguration de l'humanité à laquelle aboutit la souffrance.

En ce sens l'étape de "l'accablement" devant la souffrance, dont nous reparlerons plus tard,
est inéluctable et doit être respectée, comme étape d'un chemin inachevé, dans la confrontation avec la
souffrance. Cette étape s'exprime religieusement par un quasi-blasphème que Jésus lui même a formulé
dans son "Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m'as-tu abandonné?".

Ceci dit, du sein de cette confrontation, peuvent être donnés à celui qui est présent aux
souffrants le dynamisme, la force de ne pas être écrasé et de commencer à tenter de rétablir la
communication avec ceux qui souffrent, communication précisément déniée par leur souffrance. Ce don
est don de la vie de Dieu, il peut être qualifié, à la suite de Jüngel de "miracle", ou pour employer mon
vocabulaire d'"événement", en tous cas de révélation de Dieu. Mais il est alors du fait même mission, c'est
à dire don de cette vie reçue à ceux à qui cela paraît refusé, les souffrants. C'est en ce lien indissoluble
entre la révélation et la mission, sur le front de la présence aux souffrants, que me semble consister le
"commandement" de l'amour du prochain, illustré dans Luc par l'attitude du Samaritain.

C'est donc un "commandement", oui!, mais le commandement de Dieu qui librement se


donne en créant du fait même celui à qui il se donne libre de recevoir ou pas ce don. C'est donc un
commandement interne à la liberté, tel qu'on est "révélé" (Lc 10 36) aimant ceux qui souffrent, prochain
d'eux, en l'étant librement, mais sans que cela vienne de notre initiative, de notre propre fond. Ce n'est
donc pas un commandement pouvant donné lieu à une attitude volontariste.

Nous sommes là au coeur d'un débat à jamais inachevé, celui de l'initiative de l'homme dans le
bien qu'il peut faire, le débat sur l'initiative de l'homme dans son salut entre Saint Augustin et les
donatistes, celui de la grâce et de la liberté à l'époque classique. Ce débat durera ce que durera l'Eglise,
jaillissant à chaque époque selon les questions soulevées par cette époque. Il est au coeur de la
proclamation du don de Dieu à l'homme, don qui fonde et qui pourtant respecte la liberté de l'homme
auquel il se donne. Mais pour affronter ce débat le mieux possible, posons le dans le lieu théologique par
excellence, la présence aux souffrants, l'amour du prochain.

Ceci dit, après avoir été plein de reconnaissance, il me faut être quelque peu critique vis à vis
de Jüngel ou du moins qualifier plus avant sa "plus-que-nécessité" de Dieu et ma "plus-que-nécessité" du
commandement de l'amour du prochain. Certes Jüngel a en vue le respect de la découverte de la "non-
nécessité mondaine" de Dieu qui lui semble un acquis de la modernité à intégrer à la démarche croyante
(que les Réformés appellent suggestivement "théologie"). Je ne crois pas, pour ma part, contester la
pertinence, la part de vérité, exprimées par cette "non-nécessité mondaine" de Dieu en qualifiant la "plus-
10
que-nécessité" qui veut la dépasser tout en la respectant de "promesse", reprenant le beau terme qu'a mis
en honneur dans la théologie Moltmann dans son débat avec Bloch.

Oui non seulement Dieu est "plus-que-nécessaire" en ce sens qu'il se trouve qu'il est, qu'il est
contingentement, et que cette réalité non-nécessaire m'est révélée en se donnant librement à moi et en
me créant libre; mais en plus il est inscrit dans ce don lui-même que non seulement Dieu se donne mais
qu'il se donnera à tout jamais sans retour. Ce passage de la reconnaissance du don à l'attente du don à
venir est l'espérance et le don devient alors promesse.

Autrement dit, cette réalité, donnée à moi, ne se donne pas selon une liberté qui serait
capricieuse, arbitraire, révocable. Cette liberté est inviolable mais il se trouve qu'elle se donne et que cela
est le fondement de tout ce qui est. Puisque donc il se trouve qu'il y a quelque chose et non pas rien, c'est
que non seulement Dieu se donne librement mais qu'en plus il se donnera librement, sans cesse. Ce don
sauf à ne pas en être un ne peut qu'être irrévocable. Ou alors on retombe inéluctablement dans
l'"angoisse" décrite par Jüngel, pire peut-être qu'avant la "reconnaissance" de Dieu.

Jüngel dit cela, certes, en qualifiant d'"irréversible", l'"expérience", la "décision claire" par
laquelle on reconnaît être préservée du néant. Il n'empêche que cette irréversibilité reconnue vient de
Dieu et non pas de celui qui reçoit le don de Dieu. Le don de Dieu est sûr, pas la liberté créée par le fait
même qui la reçoit. Il est même un fait contingent, bien réel lui aussi, c'est que je suis pécheur et que je ne
reçois pas sans ambivalence le don de Dieu. Il me semble donc bon, pour bien situer d'où vient
l'irréversibilité de l'expérience de Dieu, de qualifier de promesse le don que Dieu me fait de Lui-même.

Ce petit commentaire que je fais à Jüngel me semble nécessaire pour continuer à bien situer le
commandement de l'amour du prochain. C'est donc un commandement qui n'est ni antérieur ni extérieur
à ma liberté, mais au contraire qui la fonde par le don de Dieu que j'expérimente alors. Mais si le don qui
m'est fait est sûr et irrévocable, il n'en est pas de même de la liberté avec laquelle je reçois ce don. Il se
trouve que je suis partagé et que je reçois le don de Dieu tout en le refusant, que je le refuse tout en le
recevant.

Pourquoi en est-il ainsi? C'est à mon avis une question interdite sous peine de tomber dans
"des explications abstraites de la souffrance" que dénonce Jean-Paul II. C'est là le mystère du mal qu'il me
faut respecter axiomatiquement, non pas servilement, mais parce que j'anéantirais alors, du fait même, le
dynamisme qui m'est donné d'être présent à mon prochain, aux souffrants et le don qui m'est fait de Dieu
même. L'interdit axiomatique dans la Genèse (2 17) de manger le fruit de l'arbre au centre, l'arbre de la
connaissance du Bien mais aussi du Mal. Si j'en viens à vouloir comprendre le mal, je lui trouverai quelque
nécessité, quelque inéluctabilité, je m'en ferai une raison et du coup je ne serai plus présent aux souffrants
qui subissent ce mal !

Ma liberté ambivalente et en partie mauvaise (en partie seulement, c'est le débat entre
Luthériens et Catholiques) trouvera donc quelque écho, dans la présence aux souffrants, à la vanité de
cette présence aux souffrants. Oui je suis quelque part partie prenante de cette souffrance. Oui j'en suis
quelque part coupable et cela me sera susurré à la conscience par le Tentateur. Il me dira alors que c'est
pure hypocrisie pour moi d'être présent aux souffrants, que c'est vain et inutile. Oui je serai vulnérable à
son discours !

Mais le don qui m'aura été fait d'être, si peu que ce soit, présent aux souffrants, ce don de la
vie de Dieu même, et de Dieu même, lui il aura été irrévocable. Alors et alors seulement le
"commandement" de l'amour du prochain aura quelque dimension d'injonction morale. Mais ce sera dans
une liberté créée par lui et menacée.

Oui dans la présence aux souffrants il me faudra me souvenir du don qui m'a été fait de leur
être présent. C'est sur ce don et ce don seul que je pourrai m'appuyer dans les vents contraires. Souvenir
qui est donc gage de promesse. C'est ça l'anamnèse, le souvenir qui projette en avant. Mais jamais en tous
11
cas la présence aux souffrants ne peut être revendiquée comme venant de mon propre fond, jamais elle ne
peut être mon oeuvre.

De la nature de don qu'est la présence aux souffrants et de la tentation permanente de se


l'approprier en la détruisant alors radicalement, nous essaierons de distinguer les traces dans notre
histoire.

12
II La modernité désenchantée, oubli du Dieu qui
voit la misère de son Peuple

* Comprendre son temps exercice périlleux et inéluctable, ...


Comment la modernité, c'est-à-dire l'époque que nous vivons, vit-elle le drame spirituel de
l'homme, de l'homme en tant qu'il est homme ? Nous avons essayé de caractériser ce drame en
réfléchissant à ce qui est en cause selon que l'on se montre ou pas, que l'on est ou pas, "prochain" des
souffrants, en "présence" d'eux ? Et non avons vu que la "présence" aux souffrants est contestation de la
propension de toute culture particulière à enjoindre de ne pas leur être présent. Parce que les souffrants
sont angoissants, ils sont toujours stigmatisés comme "les autres", ceux qui ne sont pas du groupe. Et leur
souffrance est justifiée, on en donne des "raisons abstraites". Leur être présent c'est contester la pré-
tention du discours les marginalisant à être le dernier discours possible sur eux.

Exercice périlleux que le nôtre car il faut être bien téméraire pour penser qu'on puisse avoir
quelque recul par rapport à l'univers mental, culturel, dans lequel nous baignons. Regarder l'époque où
nous vivons c'est prétendre avoir un certain recul par rapport à elle. C'est prétendre ne pas être
complètement immergé par elle. C'est dire du même coup qu'on est de cette époque sans en être tout à
fait. C'est parler à partir d'une instance qui prétend transcender quelque peu la contingence dans laquelle
nous sommes, ne pas en être prisonnier.

Exercice indispensable, car nous ne pouvons pas ne pas prendre position, ici et maintenant,
sur ce que nous avons découvert de ce à quoi l'homme est appelé. C'est pourquoi il ne faut pas se faire
d'illusion sur le concept de "crise" dont nous parlerons à propos de la modernité. Prendre du recul par
rapport à ce que nous vivons, c'est inéluctablement s'exposer à en voir les défauts, les limites. Ou plus
précisément c'est parce que nous avons perçu, expérimenté, lors de notre "présence" aux souffrants une
force qui nous a préservés du néant, une joie, un appel à vivre plus, que nous essayons de comprendre
comment cela n'est pas vécu et comment cela pourrait être vécu dans ce que nous vivons
quotidiennement.

* ... qui est observation et engagement.


En ce sens notre discours est inéluctablement à la fois examen de ce que nous vivons et prise
de position par rapport à lui, observation et engagement. Non pas d'abord l'un (l'observation) puis l'autre
(l'engagement) comme si l'objectivité pure de l'observation était possible, mais l'un et l'autre se
conditionnant réciproquement. C'est pourquoi notre observation-engagement de la modernité est
attestation et non pas étude scientifique. Attestation parce que c'est notre être même qui est en jeu dans
ce que nous observons de ce qu'est la modernité. Si notre compréhension de notre propre être, en tant
que préservé par Dieu lors de l'épreuve, est une illusion, alors notre appréhension de la modernité sera
fausse. Mais si c'est vrai que nous existons, que nous sommes comme, en tant que, préservés par Dieu du
néant, alors notre compréhension de la modernité sera peut-être vraie. Peut-être, c'est-à-dire si notre
observation a quelque rigueur.

Cette observation-engagement, non pas description objective mais attestation mettant en jeu
l'observateur-engagé lui-même, c'est le propre du prophétisme. Le prophète dit quelque chose sur le
monde dans lequel il vit parce qu'il a été saisi par l'Eternel. Il dit ce qu'il a à dire en protestant contre le sort
fait aux souffrants, non pas parce qu'il a bon coeur, mais parce que c'est aux souffrants que Dieu se révèle
comme se proposant de les préserver du néant. Et si le prophète dénonce les malfaçons du monde dans le

13
quel il vit il n'est jamais un pur Cassandre. Il promet aussi des jours meilleurs car le don de Dieu qu'il a
perçu ne peut pas ne pas être irrévocable. Il est promesse.

Mais quelle est donc notre compréhension de la modernité?

I La modernité et sa crise.

a) La modernité un moment de l'histoire...


Nous avons qualifié la "présence" aux souffrants comme le lieu où peut advenir un
"événement", Jüngel a dit un "miracle": la révélation de Dieu qui me préserve du néant. Par cet
"événement", je suis devenu quelqu'un donné à lui-même par Dieu: je suis devenu un sujet, un sujet
proposé à lui-même par un autre sujet, Dieu. J'ai vécu une certaine relation entre un événement et
l'émergence d'un sujet. Bref j'ai été créé. Or qui dit événement dit histoire, dit qu'il se passe quelque chose
dans le monde. Regarder le monde comme s'y passant quelque chose, c'est le qualifier d'histoire.

Or la modernité, elle aussi a une certaine conception de l'homme comme sujet et du monde
comme histoire. Conception qui recouvre en partie l'expérience que je fais lors de ma "présence" aux
souffrants et qui en partie la conteste. Etre moderne c'est, nous l'avons dit avec Jüngel, situer l'homme
comme un sujet, un sujet qui s'assume comme tel "sous peine d'une dérive sans fin" après avoir été délogé
de "sa position centrale" par l'esprit critique inhérent aux sciences modernes. Or l'homme moderne
comme sujet auto-constitué ne peut pas ne pas prendre en charge son histoire. Le sujet moderne est alors
non seulement acteur mais auteur de son devenir. Nous verrons en quoi cela ne pouvait pas ne pas se faire
sans nier la négativité, la souffrance dans l'histoire.

Il s'agit pour l'homme moderne d'une compréhension de lui-même et du monde différente de


celle qu'il avait au Moyen-Age. Cette évolution de la compréhension que l'homme a eu de lui-même
comme sujet auteur de son histoire s'est faite avec des philosophes comme Descartes, Leibnitz, Spinoza,
etc... et aussi bien sûr Hegel et Marx.

b) ... aujourd'hui en crise.


Or nous sommes à un moment où cette modernité est en crise. La modernité est une époque
de l'humanité comme celle de l'Antiquité et du Moyen-Age. La modernité n'a pas les promesses de la vie
éternelle. Actuellement beaucoup de notions constitutives de la modernité sont en crise. Par exemple la
notion de progrès comme source de bonheur. On croit de moins en moins que le progrès scientifique et
technique fera le bonheur de l'homme. Ce qui induit une crise du sens même de l'histoire, de la notion de
l'homme maître de son devenir et de celui de sa planète. Ces notions sont en crise.

Est-ce une crise dans la modernité qui débouchera sur un approfondissement de celle-ci,
l'homme gardant en le renouvelant le sens qu'il a actuellement de l'histoire et de sa subjectivité suscitant
cette histoire? Ou est-ce la crise finale de la modernité qui préluderait à une autre époque dans l'humanité
où le sens de l'histoire et de la subjectivité serait complètement refondu? C'est là un débat d'école assez
oiseux, aussi indécidable que de savoir si la bouteille à moitié vide n'est pas plutôt à moitié pleine. Car
l'histoire n'est jamais pure continuité ou pure rupture. Ceci dit nous, comme observateurs-engagés de la
modernité, nous serons plus sensibles aux changements en cours dans le devenir du monde.

Pour le mettre en évidence, il nous faut voir d'abord en quoi notre approche de la "présence"
aux souffrants est moderne mais aussi en quoi elle est critique par rapport à cette modernité dans laquelle
elle se situe. Nous verrons alors en quoi elle débusque les fondements de cette modernité en ce qu'ils ont
14
épuisé leur fécondité. Alors nous verrons comment elle peut permettre de vivre ce que j'appellerai un
réenchantement du monde, signe d'une époque nouvelle. Celle-ci préserverait alors le sens de l'histoire
mais en le renouvelant considérablement et l'auteur de cette histoire ne serait plus l'homme, celui-ci n'en
étant que le prophète.

Dire que la "présence" aux souffrants est un événement c'est nous situer dans un monde vécu
comme historique. L'histoire c'est le monde où il se passe quelque chose, nous l'avons dit. Car on peut
aussi vivre le monde comme une réalité statique où il ne se passe rien, où il n'advient rien. Tout n'est alors
qu'anecdote. Il n'y a pas d'enjeu dans les événements qui ne sont que le reflet d'un scénario immuable
écrit dans un ailleurs inaccessible sur lequel on n'a nulle prise.

Au contraire, dire que la rencontre des souffrants est événement, un fait "plus-que-
nécessaire" relevant de la liberté d'un sujet se recevant lui-même comme préservé du néant, c'est dire qu'il
y a un enjeu dans l'histoire, qu'il peut se passer ou ne pas se passer quelque chose qui fera advenir ou pas
un sujet comme donné à lui-même.

Et ce qu'on peut dire de tel événement ponctuel, à savoir de la rencontre ou pas de telle
personne avec tel souffrant, on peut le dire de proche en proche du devenir de l'humanité. Est-ce que tel
peuple, telle culture va développer une compréhension du monde et de l'homme telle que ceux qui en
vivront pourront être invités ou pas à la rencontre des souffrants? Et est-ce que l'humanité qui s'unifie, qui
se fédère, de plus en plus dans la conscience qu'elle a d'elle-même va s'engager dans une pratique, dans
une politique au sens le plus noble du terme, où les pauvres et les souffrants seront premiers?

Bref, vivre la "présence" aux souffrants comme événement engageant la compréhension que
l'homme a de lui-même et du monde, c'est redynamiser le monde en histoire, c'est mettre en évidence
dans le devenir de l'histoire un enjeu passionnant.

Mais alors que ce sens de l'histoire est en question sinon en crise aujourd'hui il faut montrer
en quoi la "présence" aux souffrants est, non pas incantation qui relève de l'acharnement thérapeutique
pour chef d'oeuvre en péril, mais préservation du meilleur du sens de l'histoire.

Et pour cela il faut faire la genèse de la modernité. Il faut voir en quoi l'auto-constitution de
l'homme en sujet s'est faite dans une inéluctable absence d'attention aux souffrants. Et en quoi c'est cette
"présence" aux souffrants qui peut en préserver le meilleur.

II L'horizon du dynamisme humain dans la modernité


désenchantée.
L'homme s'auto-constituant en sujet peut-il percevoir le monde comme sensé, dynamique,
enthousiasmant? Peut-il appréhender le monde de telle façon qu'il puisse s'y engager, y vivre, en le
transformant, une aventure où il puisse espérer se trouver et trouver Dieu faisant Alliance avec lui dans le
devenir de ce monde? Telle est la question que nous nous poserons maintenant.

Nous nous posons cette question alors que, selon le bon mot du Cardinal Poupart dans un
interview au Figaro le 7 Octobre 1992, "Prométhée triomphant a fait place à Sisyphe titubant". Oui notre
modernité est en crise. Nous appréhenderons cette crise selon deux échelles temporelles. D'abord à
moyen terme en en cherchant les racines dans la constitution même de cette modernité il y a quatre
siècles. Puis à court terme en étudiant l'épuisement de la modernité dans l'essoufflement du
développement triomphant des "trente glorieuses" (1945-1975). Deux échelles d'analyse qui nous
convaincrons, je l'espère, que l'auto-constitution de l'homme en sujet aboutit, après une phase
15
prométhéenne euphorique à l'épuisement du dynamisme par lequel l'homme peut "soumettre la terre"
selon l'ordre de Dieu dans la Genèse (1 28).

Cet épuisement succédant à une euphorie-feu de paille nous en verrons la raison dans la
réification, la chosification du monde, conséquence inéluctable de l'auto-érection de l'homme en sujet.
Nous essaierons alors d'écouter et de critiquer les théologies récentes qui essaient de redynamiser le
monde en histoire (Pannenberg, Moltmann, Metz). Nous verrons les insuffisances de ces théologies en ce
qu'elles ne se situent pas d'abord comme "présence" indignatoire et inconditionnelle aux souffrants, en ce
qu'elles abordent trop rapidement leur objet: la redynamisation du monde en histoire. Car pour nous
l'épuisement de l'histoire comme dynamisme du monde n'est qu'un symptôme d'un mal plus profond:
l'oubli des souffrants dans la constitution de la modernité.

a) L'engagement dans l'histoire,


dimension constitutive de l'homme.
Le sentiment, ou du moins le désir, de participer à l'histoire qui se fait, de s'inscrire dans le
grand dessein du monde en gestation, est une des pulsions humaines les plus fortes, les plus mobilisatrices
qui soit. Elle peut dynamiser des vies individuelles. Elle peut galvaniser des peuples. Comme telle, elle n'est
ni bonne, ni mauvaise en soi mais elle demande à être humanisée et évangélisée, comme doivent l'être
d'autres pulsions comme l'agressivité, l'érotisme, la soif de savoir ou de posséder. De la façon dont ce
dynamisme sera vécu dépend la façon dont le monde sera enchanté ou pas, sera perçu comme la création,
comme l'histoire, et pourra ou pas être le lieu d'engagement des chrétiens.

Il nous faut donc réfléchir à une théologie de l'histoire qui motive, qui enthousiasme les
hommes de notre temps. Il faut le faire en se démarquant des grands desseins politico-populistes
mondains, c'est-à-dire basés sur la force et la puissance, qui ont défiguré notre siècle et qui menacent
toujours. Car ceux-ci ne flattent les souffrants et ne les mobilisent que pour mieux les tromper et se
reconnaissent à ceci qu'ils promettent la revanche aux souffrants de telle façon qu'ils ne s'intéressent pas à
ceux-ci en tant que souffrants mais comme seigneurs potentiels, futurs dominateurs du monde.

La modernité a provoqué une formidable mobilisation de l'homme dans la maîtrise du monde.


L'homme a attendu félicité et bonheur de cette maîtrise. Aujourd'hui ce dynamisme formidable est en péril
à cause de l'ambivalence de ce projet. Il faut discerner ce qu'il y a de bon dans cette modernité et
comment le préserver.

Les pulsions de mort risquent en effet de l'emporter maintenant. Après avoir réussi à maîtriser
la nature, l'homme risque de l'asservir. Celle-ci crie grâce. Par la non maîtrise de la pollution, en mettant la
main sur l'énergie atomique, sur les mécanismes de transmission de la vie, sur le génome humain, le
développement scientifique, économique et technique pose, en de multiples secteurs, plus de questions
angoissantes qu'il ne propose de réponses aux maux qui assaillent l'humanité.

Il s'ensuit des réactions qui vont du meilleur au pire mais qui risquent d'épuiser ce qu'il y avait
de bon dans le dynamisme moderne. Le meilleur c'est le renouveau du questionnement éthique. Que faire
de toute cette puissance angoissante sorti du génie de l'homme?

Le plus ambivalent c'est le renouveau du spirituel qui charrie le meilleur et le pire, qui
provoque à la redécouverte des grandes spiritualités mais qui engendre aussi une effervescence
d'irrationnel débridé, dont les sectes sont une expression.

16
Le pire c'est le repli sur des identités archaïques mythiques, tribales plus que nationales, avec
le risque que tout le monde veuille se séparer de tout le monde dans la violence et la recherche éperdue
de ses racines mythifiées d'avant la modernité. L'écologisme charrie ce meilleur et ce pire.

Ma thèse est que cet épuisement de la modernité vient de sa constitution fondamentale qui a
été une mauvaise compréhension de la rationalisation possible du réel. A la suite de Kojeve que m'a fait
connaître mon maître, François Marty, sj, au Centre Sèvres à Paris, nous verrons que c'est dans une
certaine compréhension de l'incarnation que se sont développées les sciences au 16ème siècle. Mais cette
incarnation n'était pas celle du Dieu des Juifs et des Chrétiens, qui voit la misère, la souffrance de son
peuple, mais celle du Dieu des Grecs qui n'est qu'harmonie. Expliquons nous.

b) Quel est le ciel de la foi,


quel est l'horizon de ton dynamisme?
Il faut se poser la question: "Quel est le ciel de la foi?" Le ciel est en effet une catégorie
religieuse fondamentale sur le plan anthropologique. Il désigne le lieu où est Dieu, ce que nous disons
quand nous disons: "Notre Père qui es aux cieux". Le ciel désigne donc le lieu vers lequel est tendue la
démarche religieuse. Dans une conception plus sécularisée de l'homme et de l'histoire on dirait: "Quel est
l'horizon de ton dynamisme"?

Or aujourd'hui il me semble que la démarche religieuse en Occident est écartelée dans la


tension entre deux ciels différents et difficilement compatibles, l'intériorité et l'histoire. Nous avons vu que
la modernité se signale par une compréhension nouvelle de ces deux notions, intériorité (ou subjectivité)
et histoire, du fait de l'auto-érection de l'homme en sujet. Le fait que ces deux "ciels" soient alors
difficilement embrassables d'un seul regard de la pensée, c'est le signe que la modernité est lourde d'une
crise, qu'elle ne permet pas un regard unifié sur l'homme. L'homme est alors écartelé entre deux
dimensions de lui-même qui demandent à être unifiés.

Il y a intériorité dans la tradition idéaliste (ou encore transcendantale) où le ciel de la foi c'est
le drame existentiel de la personne. Le représentant de cette tradition, sur le plan théologique, me semble
être Karl Rahner. D'après Schilson et Kasper ("Théologiens du Christ aujourd'hui" traduction française
Desclée, Paris 1978 page 91): "le tournant anthropologique de Karl Rahner en théologie signale un trait
particulièrement caractéristique de la pensée moderne. Celle-ci, alors que la dimension cosmologique se
désagrège, place l'homme au centre et cherche à comprendre toute réalité à partir de lui".

Nous verrons en quoi cette théologie est en question dans un monde où le sujet lui-même est
menacé en étant devenu comme veuf de l'histoire, sa compagne sans laquelle il ne peut survivre.

Il y a histoire dans la tradition que l'on pourrait appeler militante ou engagée. Dans cette
tradition le ciel de la foi, l'orientation du dynamisme de l'homme, c'est l'aménagement de la cité séculière.
Les gens de ma génération ont en mémoire les exhortations à "construire un monde plus juste et plus
fraternel" au nom de l'incarnation qui est la réalisation historique des promesses de Dieu. Les chantres de
cette théologie, c'est Moltmann dans son dialogue avec Ernst Bloch et son "principe-espérance" ou encore
Jean-Baptiste Metz et son livre "La foi dans l'histoire et la société" où il développe les notions de "souvenir
dangereux" et de "narrativité" poussant le croyant en Christ à une "pratique" historique en conformité
avec ce souvenir et cette narrativité. Metz est considéré comme l'ancêtre des théologies latino-
américaines de la libération.

La possibilité de cette théologie c'est qu'il y ait encore histoire. Or c'est ce qui est en cause
aujourd'hui, nous l'avons dit.

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L'éclatement de ce ciel de la foi, du dynamisme humain, est donc le reflet de l'éclatement de
la modernité elle-même. C'est par le thème du désenchantement que nous qualifierons cet éclatement,
aboutissement de son épuisement. Mais c'est dans les racines elles-mêmes de la modernité que nous irons
chercher les prémices de son éclatement, de son épuisement, du désenchantement du monde auquel elle
aboutit.

III Les fondements de la modernité et sa crise.


Les causes de l'éclatement de la modernité sont donc à chercher dans ses fondements. Et
nous verrons que c'est dans l'occultation de la négativité et de la souffrance dans le monde que se situent
et le brillant de son dynamisme et les prémices de son épuisement.

La modernité est issue de l'éclatement de l'appréhension ontologique de la réalité, dont une


formalisation élaborée est l'aristotélico-thomisme. Dans cette compréhension les étants, dirions-nous
actuellement, sont compris comme participants à l'Etre que l'on identifie à Dieu. En d'autres termes les
sujets procèdent d'un sujet qui les fait être. En s'auto-constituant en sujet, comme nous l'avons vu avec
Jüngel, l'homme moderne provoque l'éclatement de cette appréhension de la réalité.

L'expression de cet éclatement me semblent résider principalement dans l'émergence et le


formidable retentissement des sciences modernes développées depuis le seizième siècle. Le
développement de ces sciences a bouleversé notre image du monde et notre approche des souffrants
comme on peut le voir par exemple dans la médecine. Or avec Alexandre Kojeve nous essaierons de voir
en quoi le développement de ces sciences est à la fois l'issue de l'appréhension ontologique de la réalité et
le début de sa crise.

Il faudra saisir en quoi l'émergence de ces sciences provoque, du fait de leur démarche elle-
même, un désenchantement dans l'appréhension du monde, c'est-à-dire une appréhension du monde
comme objet de connaissance rationnelle clôt à toute présence. Or nous avons vu que la présence
s'expérimente dans l'épreuve, épreuve métaphysique chez Jüngel, épreuve existentielle lors de l'approche
des souffrants.

Le monde, sans présence, cesse alors d'être la création que Dieu appelle à dominer. Il ne peut
plus être histoire. Ce désenchantement dans l'appréhension du monde a provoqué le reflux du ciel de la foi
vers l'intériorité existentielle. Le monde étant réifié, objectivé, le sujet est devenu le seul lieu des questions
religieuses. Il est devenu le ciel de la foi. Mais cela a entraîné une réaction moralisatrice: "Mais enfin la
religion ne peut pas provoquer un tel désengagement historique sous peine de justifier sa qualification
d'"opium du peuple", il faut aussi s'engager dans le monde". Mais cette réaction n'a pas pris la mesure du
désenchantement du monde qui était la cause de sa désertion par les croyants.

a) L'enchantement premier du monde...


Il nous faut donc cerner la nature de ce désenchantement du monde. Et pour cela il faut
explorer son enchantement premier. Celui-ci est directement lié à la présence aux souffrants. C'est en effet
le surgissement de Yahvé dans le monde, il y a 3 250 ans qui a enchanté ce monde, qui en a fait le lieu où il
se passe quelque chose, auquel il faut s'intéresser car il est gros d'un enjeu.

Et quand Yahvé a surgi dans le monde en le faisant du même coup histoire, qu'a-t-il dit?
Regardons Ex 3. Yahvé y dit deux choses. D'abord: "J'ai vu... J'ai vu la misère de mon Peuple... Je vais le
délivrer" (Ex 3 7-8). Et puis il dit son Nom: "JE SUIS CELUI QUI SUIS" (Ex 3 14). Déjà la concomitance de
l'engagement dans l'histoire et de l'affirmation du sujet. Mais c'est nous, modernes, qui disséquons cette

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réalité qui est une. Et cela parce que nous avons mal et à notre sujet et à notre histoire. Ceux-ci nous sont
conscients parce que nous y avons mal. C'est quand on a mal à son foie qu'on s'aperçoit de son existence!!!

Notons surtout, parce que c'est primordial pour notre propos, que c'est par la rencontre des
souffrants ("J'ai vu la misère de mon peuple...") que s'est nouée la première inscription d'une subjectivité
dans le monde et que le monde est devenue histoire du même coup. Car nous le verrons, le drame de la
modernité c'est d'avoir déconnecté l'affirmation du sujet et de l'histoire de la présence aux souffrants.

Dans l'expérience religieuse première des Hébreux, le ciel vers lequel est tendu le croyant, ce
n'est donc pas l'au-delà de la mort, lieu de rétribution et de vision béatifique tel que nous le concevons
aujourd'hui. Le ciel de leur foi c'est la Terre Promise. Quand Jürgen Moltmann, dans sa "Théologie de
l'Espérance", a voulu réorienter le ciel de la foi des chrétiens de son époque vers l'histoire, il a souligné
dans ce concept de Terre Promise la dimension de Promesse, catégorie susceptible pour lui de permettre
aux chrétiens du vingtième siècle un réinvestissement dans l'histoire. Je voudrais souligner quant à moi la
dimension terrestre de ce concept de Terre Promise. La tension première de la tradition religieuse dont
nous sommes héritiers est la promesse d'une terre de félicité. Petit à petit, après maturation de
l'expérience de sédentarisation en Canaan du dixième au huitième siècles, de l'expérience d'exil, du
scandale devant la non-rétribution morale, s'est forgé le concept d'un au-delà de la mort, lieu de
rétribution et de vision béatifique. Mais cet au-delà de la mort est compris comme incluant l'en-deça de la
mort, comme transfiguration et non pas abolition de cet en-deça, de la promesse première.

Et nous aussi, nous croyons aujourd'hui en la résurrection de la chair, "folie pour les grecs",
transfiguration mais non pas abolition de ce que nous sommes en deçà de la mort. Oui comme dit le
Concile Vatican II (Gaudium et Spes 39): "Les valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté,
tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie que nous aurons propagés sur terre selon le
commandement du Seigneur et de son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute
souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père "un royaume éternel et universel:
royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce royaume d'amour de justice et de paix"" Le
mouvement premier de notre foi est loin d'être un opium, n'en déplaise à certains. Mais cet opium,
présent il est vrai dans certaines théologies chrétiennes, vient peut-être d'ailleurs.

b) ... et sa rencontre avec l'hellénisme.


En effet l'intuition spirituelle première, sémite, a eu à se vivre dans un univers mental autre,
l'univers grec qui était hégémoniquement présent dans le Bassin Méditerranéen à partir d'Alexandre le
Grand et de ses héritiers. Cette rencontre a duré des siècles ... et n'est peut-être pas close encore. Dès
avant l'ère chrétienne, comme le montre le livre biblique de la Sagesse qui est du premier siècle avant
Jésus-Christ, des Juifs ont dû penser leur foi dans un univers mental grec. Puis événement chrétien lui-
même a eu lieu dans un monde où la culture grecque et la culture juive coexistaient en se mélangeant plus
ou moins. Ensuite la grande époque patristique et concilaire du quatrième au sixième siècles témoigne de
l'effort persévérant de penser la foi chrétienne, héritière de la foi juive, dans des termes philosophiques
grecs. Enfin au Moyen-Age la redécouverte du cinquième siècle grec (avant Jésus-Christ), grâce aux Arabes
(qui ont préservé en la circonstance notre propre tradition culturelle), a provoqué la synthèse aristotélico-
thomiste.

Or pour voir en quoi cette rencontre multiforme a toujours été et reste aujourd'hui
conflictuelle, posons la question maintenant à l'hellénisme: "Quel est le ciel de ta foi?". Nous verrons alors
que la rencontre de ces deux démarches religieuses a abouti à l'émergence et au développement des
sciences modernes et aussi au désenchantement du monde. Ecoutons pour cela Kojève.

"Par opposition à la théologie chrétienne, la théologie païenne classique est une théorie de la
transcendance, voire de la double transcendance de Dieu (...). En se débarrassant complètement de son

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corps (ce dont le chrétien n'a nullement besoin) le païen est arrêté à mi-chemin dans son ascension vers
Dieu par un écran sinon opaque, du moins infranchissable, qui est si l'on veut "divin" au sens de trans-
mondain" ou supra-terrestre, mais par rapport auquel le Dieu proprement dit est encore et reste à jamais
transcendant. Le théos du paganisme classique n'est pas seulement au-delà du monde où vit la païen. Ce
théos est encore irrémédiablement au-delà de l'Au-delà auquel le païen peut éventuellement accéder après
sa mort. En partant de la terre, le païen n'est jamais sur le chemin qui pourrait le mener auprès de son Dieu.
(...) L'écran qui est censé séparer Dieu du monde où vivent et meurent les païens est constitué pour Platon
par un Cosmos idéal utopique, pour Aristote par le Ciel planétaire et sidéral éthéré sans position précise
dans l'espace vide infini mais néanmoins franchement spatial. (...) Du point de vue de la théologie païenne
classique, on ne peut trouver des "lois mathématiques", c'est-à-dire des rapports éternels et précis que là où
il n'y a pas de matière du tout, ou tout au moins là où celle-ci n'est qu'un pur éther inaccessible aux sens. Du
point de vue de cette théologie, il serait impie de rechercher de telles lois dans la matière vulgaire et
grossière du genre de celle qui constitue les corps vivants nous servant temporairement de prison" (in
"Mélanges Alexandre Koyre", dII- L'Aventure de l'Esprit, Hermann, 1964 p.299)

Le dieu païen se différencie donc du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob qui voit la misère de
son peuple par deux caractéristiques fondamentales: son immatérialité redoublée et sa nature d'harmonie
pure dont la mathématique est le meilleur reflet ici-bas. C'est dire que la tension religieuse grecque est
proprement et fondamentalement évasion de la matière mondaine fluctuante et aspiration à une
harmonie céleste u-topique immobile.

L'hypothèse d'Alexandre Kojève est que la science moderne est née de la fécondation de la
notion judéo-chrétienne d'incarnation par cette conception grecque d'harmonie céleste u-topique:
"Qu'est-ce-que l'incarnation sinon la possibilité pour le Dieu éternel d'être réellement présent dans le
monde temporel où nous vivons nous-mêmes, sans déchoir pour autant de son absolue perfection? Mais si
la présence dans le monde sensible ne détériore pas cette perfection, c'est que le monde est (a été ou sera)
lui-même parfait, du moins dans une certaine mesure (mesure que rien n'empêche d'ailleurs d'établir avec
précision). Si, comme les chrétiens croyants l'affirment, un corps terrestre (humain) peut être en même
temps le corps de Dieu et donc un corps divin et si, comme le pensaient les savants grecs, les corps divins
(célestes) reflètent correctement des relations éternelles entre des entités mathématiques, rien n'empêche
plus de rechercher des relations dans l'ici-bas autant que dans le ciel. Or c'est précisément à une telle
recherche que des chrétiens de plus en plus nombreux s'adonnent avec passion depuis le seizième siècle (...).
Qu'à fait Copernic sinon de projeter la terre où nous vivons avec tout ce qui s'y trouve dans le ciel
aristotélicien." (Ibid p. 303-304)

Nous faisons nôtre cette explication de la naissance et du développement des sciences


modernes. Mais nous ne sommes plus d'accord avec Kojève quand il dit que cette émergence des sciences
est oeuvre chrétienne.

"Pour tous les païens, ainsi que pour les savants prétendument chrétiens d'avant Copernic, la
Terre, avec ce qui s'y trouve, était vraiment un ici-bas par rapport auquel la lune faisait figure d'un
Transcendant irrémédiablement inaccessible, en raison tant de la supposée perfection "éthérée" de tout ce
qui est céleste, que l'évidente "lourdeur" du terrestre, quel qu'il soit. Or cette façon païenne de voir les
choses ne pouvait satisfaire un homme qui voulait bien faire de la science, mais à condition de rester
chanoine, et par conséquent chrétien. Seulement il ne suffit pas de ne pas être satisfait de toutes les an-
ciennes façons pour trouver une façon vraiment nouvelle. Et si Copernic a réussi là où tant d'autres bons
chrétiens ont échoué (sans d'ailleurs beaucoup d'efforts pour réussir), c'est parce qu'il a fait preuve non
certes pas d'imagination, mais de l'énorme courage (intellectuel) qui est propre aux seuls génies. Quoiqu'il
en soit, c'est Copernic qui a éliminé de la science toute trace du paganisme "docétiste" en faisant suivre
dans le ciel le corps du Christ ressuscité par l'ensemble du monde terrestre où Jésus est mort, après y être
né. Or quelque soit ce Ciel pour les chrétiens croyants, il fut pour tous les savants un ciel "mathématique" ou
mathématisable. Projeter la Terre dans un tel ciel équivalait donc à inviter ces savants à s'atteler sans
tarder à la tâche immense (mais nullement infinie) de l'élaboration de la physique mathématique. C'est ce

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que firent effectivement les savants chrétiens. Et puisqu'ils le firent dans un monde en gros déjà christianisé,
ils purent le faire sans qu'on crie trop fort à la folie, ni même au scandale" (ibid p. 304-305).

Ce que Kojeve dit est que les sciences modernes sont nées du mouvement de l'incarnation qui
a projeté la Terre dans le Ciel mathématisable. Certes, c'est ce mouvement chrétien qui a présidé à la
naissance des sciences. Mais le drame c'est que le Ciel où on a ainsi projeté la Terre n'est pas le Ciel
chrétien mais l'Ouranos aristotélicien.... C'est là le ver dans le fruit, c'est là la source du désenchantement
avec lequel la science moderne appréhende le monde. C'est là où la synthèse helléno-chrétienne devient
syncrétisme trahissant et le judéo-christianisme et l'hellénisme. Le divin où l'on projette la Terre n'est pas
le Dieu personnel d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu qui voit la misère de son Peuple. C'est le ciel u-
topique et anonyme fait de rapports mathématiques glacés. Dès lors le monde devient un objet, une chose
impersonnelle et non pas la création, jardin où se laisse rencontrer le Dieu personnel créateur.

c) Gloire et souffrance du Dieu incarné chrétien.


Le développement des sciences a provoqué une euphorisante maîtrise du monde par
l'homme. Quel enthousiasme de sentir le réel se plier à la rationalité! Quel vertige de se sentir puissant,
efficace! La curiosité humaine s'est décuplée. La nature a livré beaucoup de ses secrets. Elle a pu être
transformée en conséquence avec efficience. La conception du monde que l'on avait avant est alors
apparue désuète. Mais d'où vient alors l'insatisfaction qui se fait jour actuellement et dont nous parlerons
tout à l'heure quand nous examinerons la situation de la modernité à une autre échelle temporelle.

"Quel que soit le Ciel pour les chrétiens croyants, il fut pour tous les savants un ciel
"mathématique" ou mathématisable" nous a dit Kojève. "Quel que soit le Ciel pour les chrétiens croyants..."
La question pour nous, précisément, n'est pas du tout secondaire!!! Oui dans quel ciel chrétien devons-
nous projeter la terre si nous voulons honorer le génie de Copernic et des savants modernes (on dit plutôt
les chercheurs ! Un savant ça sait, un chercheur ça cherche. Soyons modestes!). L'honorer mais aussi le
sauver car si ce n'est pas dans le bon ciel, dans le vrai ciel que l'on a projeté l'ici-bas, il est à craindre que la
rationalisation du réel ne soit dans une impasse. Il nous faut donc "sauver la raison" selon le titre suggestif
d'un des numéros de la revue Communio en réfléchissant sur le "ciel" chrétien vers lequel il nous faut
projeter la terre ou plutôt qu'il faut accueillir sur cette terre.

Car pour nous les arrhes du "ciel" sur la terre, le point de jonction entre le monde de Dieu et
notre monde, il nous a été donné de "le contempler, de le voir de nos yeux, de l'entendre, de le toucher de
nos mains" (d'après 1 Jn 1 1). Oui une partie de notre monde est passé en Dieu. Oui l'un de nous, une
parcelle de notre monde est d'ores et déjà divinisé. C'est le Corps de Christ ressuscité, arrhes de ce qui
adviendra à l'univers tout entier. Et il nous a été donné de le voir. Observons.

Et nous verrons que le Corps du Christ ressuscité est non seulement un corps glorieux, mais
aussi un corps blessé. C'est même un corps qu'on ne peut pas reconnaître comme glorieux, si on ne le
reconnaît pas aussi comme blessé. Pour comprendre cela observons le chemin qu'a dû parcourir Thomas
l'Apôtre et laissons-nous couler, nous-mêmes dans ce chemin.

On méconnaît Thomas à mon avis. Par une de ces lectures mièvres et affadissante on en fait
un incrédule qui aurait manqué de confiance en ses compagnons. C'est là une lecture moralisatrice de
l'Evangile le concernant, une lecture pouvant inviter à une démission coupable de l'esprit critique. Thomas
à mon avis est plus un exigeant qu'un incrédule. Il met à jour ce qu'il est nécessaire de connaître pour
reconnaître le Ressuscité, c'est à dire le premier-né du monde divinisé (pour Kojeve du monde
rationalisable, mathématisable). En ce sens Thomas est un maître pour notre temps d'agnosticisme,
d'interrogation radicale, de déniaisement d'une fausse piété qui n'est que fidéisme démissionnaire.

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Relisons, dans le chapitre 20 de Saint Jean, l'aventure de Thomas. "Le soir du premier jour de
la semaine, les portes étant closes là où se trouvaient les disciples par peur des Juifs, Jésus vint et se tint au
milieu et il leur dit: "Paix à vous!" Ayant dit cela il leur montra ses mains et son côté. Les disciples furent
remplis de joie à la vue du Seigneur."

Quelle est la carte de visite de Jésus? Quel est le signe qu'il donne et qui précède, provoque la
joie des disciples, signe qui leur permette de reconnaître Jésus, de communier à sa vie triomphante? Cette
carte de visite, ce signe, ce sont ses blessures: ses mains et son côté.

Permettons-nous de sauter les versets 22-23 qui ne parlent pas de Thomas et venons-en à lui
au verset 24. "Or Thomas, l'un des Douze, appelé Didyme, n'était pas avec eux, lorsque vint Jésus. Les
autres disciples lui dirent donc: "Nous avons vu le Seigneur!" Mais il leur dit: "Si je ne vois pas dans ses
mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma
main dans son côté, je ne croirai pas."

Que ne disent pas à Thomas les témoins de la première apparition?. C'est ce que Thomas
réclame très précisément, c'est que le Seigneur leur a montré ses plaies, ce en quoi ils l'ont reconnu!!!
Scotomie, oubli très révélateur de la tentation permanente de la prédication chrétienne. Oui la souffrance
ce n'est pas drôle, la mort ça n'est pas drôle. Alors on "oublie" de dire que Jésus ressuscité se fait connaître
à nous en nous invitant à "voir" ses plaies, c'est-à-dire à "communier à ses souffrances, à lui devenir
conforme dans la mort afin de parvenir si possible à ressusciter d'entre les morts" comme dira PAUL (cf. Ph
3 10b-11). Voir les plaies de Jésus, les toucher, ce n'est ni du voyeurisme ni du constat digne d'un huissier
de justice. C'est rentrer soi-même dans la logique dans laquelle Jésus est mort.

Si la requête de Thomas avait été du voyeurisme malsain, du dolorisme morbide, Jésus y


aurait-il accédé? Non, Jésus honore la demande de Thomas. Alors et alors seulement Thomas croit (versets
27-28).

C'est dire que pour moi, contrairement à la lecture la plus fréquente de ce passage, le mauvais
rôle n'est pas à attribuer à Thomas mais aux autres disciples!!! Ce n'est pas le merveilleux, l'extraordinaire,
le sensationnel d'une apparition d'un revenant qui pouvait provoquer la foi chez Thomas. Ce qui lui a
manqué c'est la pédagogie essentielle du kérygme, de la première annonce de l'Evangile.

Oui nous ne pouvons pas croire, accéder à la compréhension de la Résurrection, des arrhes de
la divinisation de notre monde, me semble-t-il, si nous en restons à l'annonce d'un prodige inouï, d'une
abracadabrante reviviscence d'un mort, que seuls certains privilégiés auraient vus et qu'ils seraient chargés
de nous dire. Et que nous devrions croire aveuglément, les yeux de l'intelligence fermés, sans que cela ne
puisse se rattacher en rien à notre expérience. Non la résurrection de Jésus, ce n'est pas la résurrection de
n'importe quelle mort. Oui il faut "voir" les plaies de Jésus, "communier à ses souffrances, lui devenir
conforme dans la mort" pour vivre comme par anticipation la Résurrection qui nous est promise. Ou alors
Jésus ne se serait pas montré blessé aux témoins de sa Résurrection.

Cette étape de la communion aux souffrances du Christ pour accéder à sa Résurrection,


Thomas l'a peut-être enseigné à Copernic dans l'éternité béatifique où, nous l'espérons tous fermement ils
sont tous les deux maintenant. Mais pour entendre ce qu'ils se sont dits, il nous faut maintenant observer
à quoi ont aboutit des siècles de compréhension du monde qui, méthodiquement, ont évacué
l'appréhension de la souffrance.

Nous verrons en quoi s'éteint aujourd'hui la formidable puissance de maîtrise de l'univers, et


comment dans la médecine, un secteur clef de cette maîtrise du monde "à mains fortes et à bras étendu",
réapparaît l'invitation à passer par les souffrances de ceux qu'on soigne pour qu'ils puissent adhérer à leurs
soins.

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Pour garder le fil rouge de notre propos nous verrons alors en quoi sont cohérents les discours
de Jüngel et de Kojeve sur l'homme moderne. Oui c'est parce que l'homme moderne s'auto-érige en sujet
"pour ne pas dériver à l'infini" après avoir perdu sa place centrale objective dans l'univers, c'est pour cela
qu'il occulte dans sa maîtrise du monde la négativité, la souffrance. L'homme auto-constitué en sujet ne
peut que fuir la négativité dans le monde parce qu'elle le menace. Il ne peut plus vivre l'Evénement de la
Révélation du Dieu qui dit son Nom en voyant la misère de son Peuple et qui donne du fait même l'homme
à lui-même. Le monde alors n'est plus qu'une chose mathématisable à souhait. Et les souffrants ne
peuvent plus être regardés pour eux-mêmes mais seulement comme témoins de l'inachèvement provisoire
de cette rationalisation du monde.

IV La présence aux souffrants dans la modernité


désenchantée
Passons donc maintenant à une analyse de le modernité à court terme. Non plus en en
analysant les racines lors de la constitution de cette modernité, mais en observant ce qui se passe
aujourd'hui au lendemain du triomphe de cette modernité qu'on appelle les trente années glorieuses:
1945-1975.

La présence au souffrants nous permettra, c'est notre hypothèse, de comprendre ce qui se


joue en profondeur dans cette crise de la modernité. En effet nous avons émis l'hypothèse que c'est cette
présence aux souffrants qui permet de rejoindre l'universel en l'homme et qui met donc à jour les limites
de toute culture et l'abus que tend à commettre toute culture quand elle s'érige en universelle. Nous allons
donc d'abord décrire l'époque concernée, puis nous allons voir quelle présence aux souffrants peut y être
vécue.

a) Esquisse historique du triomphe final de la modernité: les trente


glorieuses.
Parler des trente glorieuses (1945-1975) c'est parler, comme leur nom le suggère, d'un
formidable optimisme. Et mon hypothèse est que ce formidable optimisme a été comme le fruit mûr du
projet quatre à cinq fois séculaire d'une élite. Il a été la révolution culturelle que, jusqu'ici des cercles
restreints d'intellectuels et de décideurs avait prévue et souhaitée. Cette révolution a été
pragmatiquement vécue alors par la grande masse de nos pays occidentaux. Elle a été l'horizon que ces
pays, alors (et peut-être toujours) impérialistes ont proposé aux pays du tiers monde qui, pour une large
part en ont été fascinés. Elle a été ce à quoi voulaient parvenir plus vite et plus moralement les pays de
l'Est.

1945-1975. En médecine on découvre en peu d'années les antibiotiques et les hormones


(corticoïdes, insuline, hormones sexuelles etc...) avec notamment leur utilisation dans la contraception
féminine orale. On élabore les neuroleptiques et autres psychotropes qui transforment l'existence des
malades mentaux. On fait des progrès spectaculaires dans la chirurgie (opérations à coeur ouvert,
neurochirurgie), etc...

En politique sociale on généralise les assurances sociales (instituées dans l'entre-deux-guerres)


par la Sécurité Sociale. On améliore les retraites qui permettent aux personnes âgées de ne plus être
mendiantes. On met en place la Protection Maternelle et Infantile qui avec les Allocations Familiales
(datant elles aussi de l'entre-deux-guerres) permet une véritable politique familiale.

Sur le plan économique on voit des taux de croissance de 6% l'an. Dans la vie quotidienne,
c'est l'apparition d'outils qui transforment l'existence (généralisation pour tous du téléphone, de la
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télévision, du transistor, de l'automobile, de la machine à laver) conjointement à une hausse du niveau de
vie et à la démocratisation progressive de l'enseignement. On supprime les bidonvilles qui gangrenaient
nos villes. Il ne faut pas oublier que les cités de HLM aujourd'hui tant décriées ont été en leur temps un
progrès vécu dans l'espérance: on construisait alors des "villes nouvelles".

Avec tout cela l'attitude devant la souffrance a radicalement changé, celle de tous les jours,
inhérents aux contraintes de la vie rude qui disparaissent rapidement, mais aussi celle qui couronne toute
existence, c'est-à-dire la maladie et la mort. Comment en effet ne pas avoir été ébloui devant la chute de
fléaux qui, jusqu'ici, étaient de douloureuses fatalités: mortalité infantile importante; épidémies (la
dernière peste date de 1832); disettes. Et devant l'adoucissement rapide de la vie quotidienne: atténuation
des difficultés de communication (voiture, téléphone, télévision); dégagement de temps libre alors que
jusqu'ici le plus grand nombre (ouvriers et paysans) était astreint à des journées de travail de force qui,
pour les paysans, étaient de dix-douze heures par jour six jours sur sept.

S'est ouverte alors la possibilité, inespérée jusque là, pour le plus grand nombre d'adopter le
style de vie des classes moyennes, sans avoir besoin pour cela de devenir un cadre du système idéologique
en place, c'est-à-dire un prêtre si on était dans une région de chrétienté ou un instituteur si on était d'une
région laïcarde. S'en est suivi un élargissement considérable des mentalités. On a pu savoir qu'il existait un
autre univers que celui dans lequel, rétrospectivement, on s'est senti enfermé. De là la formidable
explosion libertaire qui a clôt ces années euphoriques de 1968 à 1975. Ce n'était plus seulement les
contraintes séculaires d'une vie rude qui sautaient. C'était les cadres mentaux et culturels dans lesquels ces
contraintes étaient assumées qui explosaient.

Oui ces années ont vraiment été glorieuses et euphorisantes pour le plus grand nombre. Il
fallait vraiment avoir une sagesse peu commune pour voir que cela ne durerait pas et que la souffrance,
toujours serait là, rendant éprouvante des vies entières et brisant des existences. Ce qui était le plus
évident, c'était le triomphe rapide et époustouflant du progrès. Et si la mort était toujours là, on pouvait
légitimement penser qu'un jour elle ne toucherait plus que des patriarches "rassasiés de jours" comme dit
la Genèse et assagis, comme satisfaits d'avoir vécu une vie pleine, intense et heureuse.

Et ce formidable développement, on le croyait exportable, tel quel, sur toute la planète. Car
s'il y avait des gosses affamés au ventre ballonné qui apparaissaient sur nos écrans de télévision, il y avait
aussi, parlant d'eux, des techniciens cravatés qui disaient que la planète entière allait suivre notre chemin
pour peu qu'on lui donne quelques sous sans que cela n'entrave en rien d'ailleurs notre croissance
euphorique.

b) La persistance de la question de la souffrance.


Des milieux, néanmoins, ont maintenu, en Occident, une sensibilité et une réflexion sur la
souffrance. Ce sont ceux qui avaient particulièrement souffert du drame de la Seconde Guerre, les Juifs et
les Allemands. Il y a eu l'"Ecole de Francfort", école de philosophie dont les membres, pour la plupart,
étaient juifs. Ils ont été contraints à l'exil par le nazisme et, bouleversés par les horreurs de la guerre et
l'ampleur de l'"holocauste", ils ont mis au centre de leur réflexion la question de la souffrance. Comment
de telles horreurs ont-elles été possibles? Comment en empêcher le renouvellement? Pierre Sempé dans
le Dictionnaire de Spiritualité (article Souffrance ressaisit la réflexion de Horkheimer et de Adorno.

"Pour Horkeimer, la philosophie, devenue une pure abstraction, est restée trop loin de la
souffrance des hommes. Sans prise sur la réalité, elle a construit des systèmes dont l'harmonie "est
démentie de toutes parts par les cris des misérables et des déshérités" (Eclipse de la raison, trad. J.
Debouzy, Paris 1974, p. 188)" On reconnaît là un de nos axes de réflexion mettant la présence des
souffrants au centre de la contestation de la culture.

24
"Raison et raisonnement, poursuit Sempé parlant de Horkheimer, sont devenus de simples
moyens, au service d'intérêts particuliers, auxquels les individus et les peuples eux-mêmes ont été sacrifiés,
le pouvoir imposant par la force sa prétendue raison à ses victimes. La rationalisation a fait des hommes les
serviteurs des machines et les esclaves de la production et du conflit. Les gouvernements ont écrasé ceux
qui refusaient leur vérité, en leur imposant un régime pénitentiaire, sous couleur de les rééduquer et de les
libérer par le travail. Ceux qui sont passés par cette souffrance sans abdiquer leur raison sont les martyrs de
notre temps: "La tâche de la philosophie est de traduire ce qu'ils ont fait en un langage qui sera entendu,
même si leurs voix mortelles ont été réduites au silence" (ibid p. 168) Mais il n'y a pas de langage plus clair
et plus universel que le sang des martyrs et on peut se demander si les philosophes seront capables de se
faire mieux comprendre."

"Adorno en doute. Il ne pense pas possible d'empêcher le renouvellement de l'horreur; il


remarque qu'elle va plutôt s'aggravant au cours de l'histoire, ce qui n'est pas une raison de laisser faire. Il
n'est plus possible désormais de philosopher à l'écart de la souffrance du monde. La liberté de penser de
Socrate, de Platon et d'Aristote reposait sur la peine d'esclaves qu'ils méprisaient. Leibniz minimisait la
souffrance dans sa vision optimiste du monde. Mais une pensée qui néglige la souffrance la prolonge; qu'on
la justifie par un système philosophique ou qu'on l'intègre dans un ordre social, on la maintient: "Il faut être
du côté des souffrances des hommes; mais chaque pas que l'on fait du côté de leurs joies est un pas ver le
durcissement de la souffrance" (Minima moralia, trad. E. Kaufholz et J.R. Ladmiral, Paris, 1980, p. 122).
Cette lucidité amère, "dans un monde où depuis longtemps il y a bien pire à craindre que la mort" (p. 35) a
conduit Adorno au suicide."

Il faut consonner à ce désespoir rendu d'autant plus vertigineux qu'il est vécu dans un monde
globalement euphorique et qui "oublie", au nom de son projet triomphaliste, la question de la souffrance.
Les souffrants se sentent alors rejetés, pire niés. C'est sur ce fond de désespérance que la "petite soeur
espérance" de Péguy peut se faire entendre sans paraître fuite et superficialité devant le tragique dans le
monde.

"Mais, poursuit Sempé, comme Adorno, l'a lui-même remarqué (p. 216), quand souffrance et
mort sont devenues massives et collectives, dans un monde d'individus interchangeables, une mort
individuelle perd toute signification... L'espoir cependant parvient à persister contre toute logique; il est
absolument impossible de prouver qu'il soit fondé, mais le désespoir n'est pas davantage démontré ni
démontrable: "Le cours du monde n'est pas absolument fermé, ni le désespoir absolu; c'est plutôt le
désespoir qui constitue sa fermeture" (Dialectique négative, Groupe de trad. du Collège de philosophie,
Paris, 1978, p. 305)"

"La persistance d'un espoir invincible est décrite par un proche de l'Ecole de Francfort, Ernst
Bloch, dans Le principe espérance (Paris, 1976). L'étendue et l'intensité de la souffrance fournissent autant
d'arguments sans preuves à l'espérance qu'au désespoir: l'insupportable ne saurait durer indéfiniment,
disent les uns - et pourtant il persiste, répondent les autres. Quels que soient leurs motifs réels et les
justifications que l'on en donne, espoir et désespoir se situent en définitive au-delà de la stricte rationalité."

Nous retrouvons là un schéma de pensée que nous avons vu avec Jüngel lors de sa description
de "l'expérience avec l'expérience". Oui du sein de l'épreuve rien ne peut de soi faire pencher du côté de
""l'angoisse" ou du côté de la "reconnaissance". Le philosophe ne peut en dire plus. Le croyant peut-être
saisi là par événement de la Révélation de Dieu qui le sauvegarde du néant.

Cette persistance de la réflexion sur la souffrance au sein d'une société en pleine euphorie de
développement scientifique, technique, social et économique a eu assez peu d'impact me semble-t-il en
France. Sans doute est-ce dû à la situation nationale spécifique de notre pays. Nous sommes moins
meurtris que la nation juive en tant que telle par l'horreur de la Seconde Guerre et nous en sommes moins
culpabilisés que les Allemands. Notre appréhension de la souffrance a été colorée par la séduction que le
marxisme a exercée sur l'intelligentsia française jusqu'à la fin des années 1970 jusque dans l'Eglise. Je me
souviens comment la lecture d'un théologien comme Jürgen Moltmann, qui a dialogué avec Bloch,
25
détonnait avec les questions et les préoccupations dominantes dans les années 1970. Pour nous, à cette
époque, les "outils d'analyse marxiste" comme on disait devait nous permettre de saisir les mécanismes de
la souffrance elle-même et d'agir efficacement sur elle.

On peut saisir ce décalage, cette étrangeté des souffrants pendant cette époque en lisant le
livre-interview d'un homme, adolescent juif pendant la Seconde Guerre, le Cardinal Lustiger: "Le choix de
Dieu" (Paris, 1987). Voilà un homme, me semble-t-il, plus mûr que son époque, trempé par l'épreuve de sa
jeunesse déchirée par le drame indicible de l'holocauste. D'où, me semble-t-il, son imperméabilité aux
chants des sirènes des utopies d'après-Guerre, certaines formulées d'autre non, qui ont séduit tant d'entre
nous moins souffrants que lui. Certes certaines de ses idées sur la généalogie des totalitarismes remontant
au Siècle des Lumières me semblent devoir demander inventaire. Néanmoins je ferai un lien entre sa
perspicacité sur le mouvement de notre histoire récente et le fait qu'il ait été, qu'il soit toujours souffrant.

Il était très difficile d'entendre ces voix pendant les Trente Glorieuses. On a pu certes montré
la fragilité du développement euphorique de ces années (Club de Rome). On a pu voir l'éclatement des
structures sociales et idéologiques après une mutation sociale si rapide et si ample (Mai 68). Mais c'est
autre chose que de garder à l'esprit et au coeur la question des souffrants. Aujourd'hui que le progrès
bégaie, hésite, piétine des questions nouvelles surgissent qui peuvent nous dessiller les yeux sur la
nécessiter d'être présent aux souffrants si on veut sauver ce qui peut l'être du progrès.

c) Une redoutable responsabilité.


La "crise", dévoilée en 1973 par le choc pétrolier, est apparue comme un coup de tonnerre
dans un ciel serein. On en a parlé comme d'un tunnel, en disant que tous les tunnels ont un autre bout que
celui par lequel on y est entré. Mais on n'a pas vu en quoi cette crise consiste surtout dans la modification
de l'image du progrès, fondement de l'euphorie dont on sortait. On est en effet passé d'un progrès conçu
comme libérant automatiquement l'homme de la fatalité de la souffrance à un progrès mettant l'homme
en situation de responsabilité, donc inéluctablement de culpabilité face à cette souffrance.

L'évolution est considérable culturellement. Elle se signale par le renouveau tout à fait
significatif de la question éthique, donc de la mise à jour de l'angoissante liberté de l'homme. Or le propre
de la morale, fondement de la loi (ou devant l'être), c'est de protéger le faible du fort !

Derrière la question éthique qui rejaillit des décombres du progrès triomphant, surgit donc
l'impératif d'écouter les pauvres, les faibles, les souffrants pour sauver ce qui peut l'être de ce progrès.
Après avoir sauvé les pauvres le progrès, pourrait-on dire, demande à être sauvé par eux, ou du moins par
l'attention qu'on leur doit. Examinons comment l'évolution de la médecine illustre ce phénomène.

Quoi de plus significatif, en effet, du triomphe insolent de la modernité et du progrès que la


médecine. L'espérance de vie a fait un bond. La mortalité infantile a chuté. Les épidémies ont été vaincues
(enfin presque!). Des maladies réputées incurables comme le diabète sont sinon guéries, du moins
chronicisées et permettent ainsi une vie quasi-normale.

Et pourtant le génie Esculape semble s'essouffler sous l'effet de deux facteurs dont la
conjonction transforme ce bon génie en redoutable questionneur nous mettant à l'épreuve sur ce que
nous sommes, ce que nous voulons, les valeurs que nous voulons nier, sauvegarder ou privilégier.

Ces deux facteurs c'est le coût prohibitif de la médecine curative et la perspicacité de la


médecine préventive, voire prédictive. Que la médecine coûte plus cher que ce qu'on peut lui consacrer
tout le monde le sait avec la crise de la Sécurité Sociale. Cela est dû à l'efficacité des soins de plus en plus
onéreux, à l'obsolescence de plus en plus rapide des techniques et des matériels si bien que chaque franc
investit aujourd'hui dans la médecine est moins efficace en termes de progrès de la médecine qu'il y a
quarante ans. Par exemple les antibiotiques et l'insuline ont sauvé beaucoup plus de vies à beaucoup
26
moins cher que les progrès actuels pourtant réels de la neurochirurgie ou des anticancéreux. A cela
s'ajoute l'exigence croissante des citoyens qui revendiquent comme un droit ce qui relevait hier du luxe.
C'est le phénomène de l'essoufflement opérationnel à court terme de la science.

Dieu merci pourrait-on dire la médecine préventive a fait des progrès. Que l'on prévienne
donc ce qu'on n'a plus les moyens de soigner. C'est plus logique et ça coûte moins cher. Question plus
redoutable et plus complexe qu'il n'y paraît!!!

On sait certes aujourd'hui que nombre de maladies sont dues à des comportements
théoriquement accessibles à l'éducation des citoyens. Il n'y a beaucoup de cancers dont on sait qu'ils sont
tabaco-alcoolo-dépendants. On sait que les maladies cardio-vasculaires sont dues à des troubles dans
l'hygiène de vie (tabagisme, alcoolisme, rythme de vie, stress, régime alimentaire, sédentarité).
L'hécatombe routière est à l'évidence due à des comportements humains. Bien des pathologies mentales
ont pour causes, au moins partiellement, des dysfonctionnements relationnels sur lesquels on pense
pouvoir éduquer les personnes. Et que dire du sida? Au delà des cas transfusionnels qui seront de plus en
plus minoritaires, on peut le qualifier de maladie due à un comportement et les lancinantes campagnes sur
le préservatif n'ont-elles pas pour but de modifier ce comportement?

Or qui dit perspicacité dit responsabilité et qui dit responsabilité dit culpabilité. Ce n'est pas la
même chose pour un fumeur de mourir d'un cancer des bronches en 1992 qu'en 1950. Maintenant ce
malade sait qu'il y est pour quelque chose dans sa maladie et sa mort. Changement considérable!!!
Esculape de bon génie sauveur est devenu accusateur.

Les sociétés en butte à cette troublante évolution veulent en faire aussi un professeur de
morale. Campagnes anti-tabac, anti-alcool (un verre ça va, trois verres...), de prévention routière, de
promotion du préservatif se succèdent nous faisant savoir que si un jour nous sommes souffrants c'est que
nous l'aurons bien voulu et qu'en plus nous coûterons cher aux autres!!!

Mais peut-on fonder une morale sur la médecine brandissant l'épouvantail de la mort? Et
surtout la souffrance peut-elle être avant tout appréhendée par ce qu'on en voit phénoménologiquement?
Peut-on faire apparaître les mécanismes de cause à effet entre un comportement et une maladie sans voir
que du fait même cette maladie apparaît comme la sanction de ce comportement?

Ne tombe-t-on pas là dans une "explication" de la souffrance qui la nie comme souffrance et
qui, comme telle, devra moralement être rejetée comme nous l'avons souvent dit ici? Ces virulentes mises
en demeure de vivre sainement sous peine de mourir et de ruiner la communauté renforcent-elles dans le
défi de communication qu'est la souffrance, le déni de communication ou l'appel à communiquer? Il s'agit
là d'autre chose que du droit à l'information scientifique sur la pathogénèse des maladies!!! C'est sur de
telles questions que s'expliquent l'efficacité limitée des campagnes de prévention actuelles qui me
semblent relever de la médecine vétérinaire, selon un bon mot de Patrick VERSPIEREN parlant de la
promotion de préservatifs.

Car passer un message de prévention médicale, c'est-à-dire viser à modifier un comportement


cela demande d'écouter et de consonner "empathiquement" avec celui à qui on s'adresse comme on le fait
quand on rencontre des souffrants. Aussi bien l'alcoolisme et même le tabagisme, la toxicomanie, le
vagabondage homo ou hétérosexuel, la prostitution ce sont des souffrances qui s'abordent avec autant de
délicatesse que celles plus visibles qu'on voit dans les lits d'hôpitaux. Un comportement à risque comme
pulsion de mort est à écouter et à recevoir comme quand, présents aux souffrants, on écoute et on reçoit
leur angoisse. Il ne s'agit pas là de fusion avec ceux qui souffrent ou qui adoptent un comportement à
risque. Il s'agit de maïeutique, de leur permettre de dire ce qu'ils ont sur le coeur pour qu'ils se l'ob-
jectivent à eux-mêmes et qu'ils trouvent, si possible, en eux, alors valorisés et reconnus par l'écoute,
l'attitude pour le vivre activement.

27
Je ne peux que vous conseiller vivement, si vous voulez travailler votre écoute, de faire des
stages de formation, par exemple au CLER, organisme chrétien d'éducation à la vie et de conseil conjugal et
familial. Développer plus ce concept d'écoute dépasserait le cadre de ce cours.

Il ne me semble pas qu'un tel travail relationnel peut se faire par spots télévisés ou par
affiches géantes aux carrefours des rues enjoignant avec véhémence de ne pas faire ce qui est mal!!! Il
paraît que si c'est les docteurs qui agissent ainsi ce n'est pas du moralisme mais que si c'est les ligues de
vertu, si!!! Comprenne qui pourra!!!

Ce qui importe ici c'est de voir en quoi, dans l'exemple de la médecine, phare du progrès
bienfaiteur de l'humanité, on est renvoyé à l'écoute des souffrants comme pour donner quelque efficacité
à ce que peut avoir de contraire à leur intérêt une science conçue exclusivement comme mise en évidence
de ce qu'il y a d'harmonieux dans le monde. Il s'agit de voir la logique de la chosification, de la réification
du monde qui exclut les souffrants y compris dans ce qui théoriquement leur est le plus favorable: la
médecine. Comme si l'humain ne pouvait se dire comme tel que dans la fragilité, la vulnérabilité, voire la
blessure de la négativité inscrite en lui. Oui c'est menacé par le néant que l'homme peut vivre la rencontre,
la rencontre avec son Dieu et avec ses frères. La recherche de l'harmonieux, du mathématisable ne peut
que le marginaliser en ce qui lui est le plus essentiel, en ce qu'il est humain.

La même observation peut se faire au niveau de l'Aide Sociale aux plus démunis et peut-être,
mais je connais moins bien au niveau de l'Aide au Développement dans les Tiers Monde. Un projet
d'insertion clef en main pour un jeune marginalisé, un projet de développement concocté dans les officines
des banquiers du monde, l'un et l'autre sans doute fort cohérents seront l'un et l'autre inutiles et
inefficaces si on n'est pas à l'écoute des souffrances inhibantes de ceux, individus ou peuples à qui ils sont
destinés.

Il y a donc face à face entre les souffrances du monde et l'empire fanstamé des meilleurs des
mondes que nous concoctent ceux qui n'ont pas compris que le monde n'est pas pure cohérence, pure
harmonie en devenir, mais combat sans cesse à renouveler pour recevoir le don de Celui qui seul nous
préserve du néant. Dans ce face à face les chrétiens sont des révélateurs, des prophètes. Regardons-les la
prochaine fois.

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III Présence chrétienne aux souffrants dans la
modernité désenchantée.

Dans ce monde rationalisé (et chosifié par cette rationalisation) quelle est la présence
proprement chrétienne possible aux souffrants? Observons ce qui s'est vécu pendant les Trente Glorieuses
dont nous venons de parler et demandons-nous quel renouvellement est possible dans la présence aux
souffrants si on considère que c'est à leur contact qu'il est possible de recevoir le don de Dieu qui nous
préserve du néant et qui réenchante le monde en histoire.

Nous pourrons alors nous interroger sur l'image du Christ et de la création "qui gémit dans les
douleurs de l'enfantement" qu'induit une présence renouvelée aux souffrants.

I Une présence chrétienne aux souffrants dans la


modernité triomphante.

* Un profil-bas de l'identité chrétienne.


La présence chrétienne aux souffrants a été inéluctablement marquée par ce qui paraissait
culturellement, voire idéologiquement, promesse de bonheur pour eux. Le progrès scientifique et
technique d'une part, social et politique d'autre part, étant hégémoniquement pensé comme condition,
voire même facteur d'éradication de la souffrance, il fallait que les chrétiens soient présents de l'intérieur à
ce mouvement et y manifestent ce qu'ils voyaient comme "pierre d'attente" du "Royaume de Dieu". Et cela
qu'ils soient ou non en contact immédiat et concret avec les souffrants.

Le formidable développement social, économique et technique a en effet provoqué une crise


majeure chez les chrétiens, crise dont nous sortons à peine actuellement. Les chrétiens étaient assez bien
insérés dans la société de subsistance antérieure aux Trente Glorieuses. Ils avaient un certain discours sur
la souffrance et la mort, ce qui était le propre d'une religion. Ce discours ne faisait pas l'unanimité, certes,
mais beaucoup y adhéraient.

Quand est arrivée la société d'opulence, avec l'atténuation des contraintes et des souffrances
dont on a parlé, le discours donnant sens à la souffrance et exhortant à une certaine ascèse compte tenu
de cette souffrance jusqu'alors indépassable, ce discours est apparu comme justifiant cette souffrance et
ces contraintes. Il est apparu désuet, inopérant et même pervers comme nous le verrons avec le livre de
François VARONE: "Ce Dieu censé aimer la souffrance" (Cerf 1985).

C'est là, me semble-t-il, qu'est le paramètre majeur de la crise de l'Eglise des années 1960-
1980. Il ne s'agit pas, comme le croient les traditionalistes, d'une brusque infidélité de nombreux chrétiens,
voire de la hiérarchie ecclésiale. Non! est apparu un immense décalage entre un discours appelant
inéluctablement quelque part à l'abnégation, au dépassement de soi et une réalité sociale où la vie, enfin,
de façon inespérée apparaissait plus facile et devant s'améliorer indéfiniment. S'en est suivie une immense
crise de l'identité chrétienne dont nous sortons à peine.

On se souvient, dans ce contexte, de la déconfessionnalisation de nombreuses oeuvres


sociales et médicales dans les années 1960. L'Eglise, disait-on, a convenablement rempli son rôle historique
de suppléance dans les domaines médico-socio-éducatifs. Il est nécessaire de reconnaître maintenant la

29
juste autonomie des réalités terrestres. Or la présence aux souffrants demande une technicité qui, seule,
pourra vaincre leur souffrance. J'entends encore des chrétiens et même des prêtres, par ailleurs diplômés
en psychologie, en éducation spécialisée ou en assistance sociale, fustiger les chrétiens non professionnels
qui abordaient les souffrants. Ces professionnels disaient que les bénévoles et les hommes de religion y
faisaient plus de mal que de bien.

Il ne fallait pas hésiter à professionnaliser ce qui relevait de l'engagement vocationnel. A


l'argument de compétence était ajouté un argument missionnaire. L'"ouverture au monde" demandait que
les chrétiens adoptent un profil bas quant à leur identité religieuse puisque celle-ci était si ambivalente.
Qu'ils délaissent donc leurs forteresses confessionnelles qui structuraient l'Eglise en contre-société aux
temps héroïques des conflits entre la laïcité et la chrétienté. Qu'ils aillent maintenant pénétrer les
organismes progressistes et humanitaires neutres, non pas bannière au vent mais Evangile au coeur et
avec compétence professionnelle. Ainsi le levain dans la pâte permettra la rechristianisation de la société.

Inutile de dire que ce discours tarissait la spécificité proprement chrétienne de la présence


chrétienne aux souffrants. Il représentait l'apogée du triomphe de la modernité au sein même de l'Eglise. Il
signait le triomphe de la thèse de l'épuisement possible de la souffrance par la rationalisation du monde,
grâce à la médecine, aux sciences, notamment les sciences humaines, psychologie, sociologie, voire
marxisme érigée en sciences des sciences.

Et la forte baisse du nombre de candidats à un rôle proprement religieux, novices et


séminaristes, est à interpréter sur ce fond sonore idéologique progressiste. Au fur et à mesure où les
congrégations religieuses à vocation socio-sanitaire voyaient leur recrutement tarir, les instituts de
formation de travailleurs sociaux et de personnels paramédicaux prospéraient.

Cette évolution reposaient donc sur le postulat que la présence aux souffrants était avant tout
un problème de techniques médico-socio-éducatives. La motivation explicitement évangélique de cette
présence paraissait certes souhaitable mais superfétatoire puisque des non-chrétiens menaient cette
action souvent d'ailleurs avec une qualité humaine qui forçait l'admiration.

Restait à comprendre, sinon la spécificité de la présence chrétienne aux souffrants (il n'y en
avait pas) du moins l'articulation entre cette présence et le dynamisme triomphant de la nouvelle religion,
à savoir le progrès.

* Pourquoi des chrétiens au coeur du progrès triomphant?


Deux tendances se sont fait jour dans l'articulation entre la lutte contre la souffrance par la
participation au progrès et la conscience d'être chrétien. La première tendance est celle de l'identification
entre la lutte contre la souffrance et l'annonce de Jésus-Christ. Puisque Jésus-Christ est libérateur et
sauveur, toute "avancée" dans la lutte contre la souffrance est "lue" par les "croyants" comme un "signe"
du "Royaume de Dieu".

A bien y regarder cette tendance à l'identification risque fort de se retourner en son contraire,
qui est la deuxième tendance: l'autonomie entre la lutte contre la souffrance et la foi en Jésus-Christ (et
donc son annonce). En effet puisque l'expérience montre que bien des personnes s'affichant comme non-
croyantes sont tout aussi radicalement engagées que les croyants dans la lutte contre la souffrance et
semblent même à l'origine du progrès qui permet son éradication, il en découle que la "lecture" que font
les "croyants" des "avancées" de cette lutte comme "signes du Royaume de Dieu" est bien arbitraire voire
récupératrice. Cette lecture parait bien difficile à justifier. Tout au plus est-elle respectable non point en
elle-même mais au titre du respect que l'on doit à toute personne quand elle dit ce qu'est sa raison ultime
de vivre.

30
Il apparaît alors seulement que, de fait, un certain nombre de personnes luttant contre la
souffrance le font pour des motivations religieuses chrétiennes. Mais ces motivations sont superfétatoires
puisque d'autres s'en passent fort bien. Tout au plus peut-on, à ses moments perdus et sur le ton de la
confidence intimiste, se dire les uns aux autres quelles sont les références lyriques, poétiques, voire
symboliques, sous la bannière desquelles on lutte au coude à coude ensemble.

Mais pour que le dialogue dépasse ici le respect de l'état de fait contingent de la diversité de
motivations religieuses des militants du progrès, il faudrait fonder en quoi la foi chrétienne est non pas une
illustration possible parmi d'autres d'une action qui se tiendrait par ailleurs en elle-même mais comment
elle est, selon le croyant, fondement, d'une certaine façon nécessaire, de cette action.

II Une présence chrétienne aux souffrants dans la


modernité désenchantée.

* Pour une réflexion proprement théologique sur la souffrance.


Ces difficultés d'articulation entre la lutte contre la souffrance et la mission d'annonce du
Christ apparaissent quand la lutte contre la souffrance n'est pas assez réfléchie à un niveau proprement
théologique. Dans une ambiance culturelle où le progrès apparaît comme un processus irrépressible et
essentiellement bon, le recul de la souffrance risque d'être perçu comme une conséquence quasi
automatique de ce progrès.

La lutte contre la souffrance devient alors un problème technique, le seul problème moral
consistant à ne pas se mettre en travers du progrès bienfaiteur. Mais cela n'apparaît plus avant tout
comme un engagement spirituel, au sens d'un engagement radical de toute la personne susceptible d'être
un chemin de découverte du mystère de l'homme et de Dieu.

Il ne s'agit pas ici de dénoncer ou de sous-estimer le développement des sciences et des


techniques. Car, indubitablement il permet une grande perspicacité sur les phénomènes de la souffrance et
une action efficace sur ces phénomènes. Il s'agit de saisir l'utilisation perverse qu'en fait l'idéologie du
progrès. Celle-ci consiste en une quasi personnalisation des sciences et de la rationalité qui, par elles-
mêmes, pourrait améliorer le sort des souffrants sans que soit alors nécessaire une conversion spirituelle
des souffrants et de leurs proches.

Dans ce contexte idéologique d'éradication de la souffrance sous l'effet automatique du


"progrès", la réflexion proprement théologique, la vision proprement chrétienne du souffrant perd de son
importance. Son problème est résolu ou sur le point de l'être. C'est ce qui habitait le fantasme des dopés
du progrès avant que la "crise" ne vienne les désoûler.

Pour aborder cette réflexion théologique il aura été nécessaire de faire le détours onéreux par
la réflexion philosophique sur la négativité dans le monde moderne. Nous avons esquissé cette réflexion
quand nous avons examiné les racines de la modernité. Nous avons vu en quoi la rationalisation par la
projection du ciel ouranique grec mathématique sur la terre implique l'absence, au bout du processus, de
la négativité et en Dieu (le ciel) et dans le monde. D'où l'inaptitude à intégrer cette négativité dans le
regard que l'homme moderne porte sur le souffrant. L'homme moderne ne peut intégrer la négativité et
l'affrontement par l'homme de cette négativité, c'est-à-dire la souffrance, que comme le signe de
l'inachèvement provisoire du monde. C'est-à-dire qu'il l'a nie, finalement.

31
* Permanence de la souffrance
On aborde ici un problème qui devient vite passionnel entre chrétiens:

- D'une part il faut tenir que la souffrance ne peut qu'être combattue par tout homme de
coeur. C'est ce que dit Matthieu 25: "J'avais faim..., j'avais soif..., j'étais un étranger..., nu..., malade...,
prisonnier..., et vous m'avez donner à manger..., à boire..., vous m'avez vêtu..., visité."

- D'autre part il faut tenir que les souffrants nous disent quelque chose de Dieu puisque le
Seigneur s'identifie à eux et les déclarent "heureux": "Heureux ceux qui pleurent ils seront consolés" (Mt 5
5). Et qu'est-ce que le pleur de qui a besoin d'être consolé, si ce n'est l'expression de la souffrance. Et
qu'est-ce-qu'être heureux pour la Bible si ce n'est être avec Dieu!

Cela n'est compréhensible que si la souffrance est comprise comme un mystère insondable et
non pas seulement un problème à résoudre. Dire que la souffrance est un mystère insondable et non pas
seulement un problème technique à résoudre c'est prétendre qu'en elle peut être dit quelque chose de
l'homme dans ses rapports avec Dieu, étant donné que nous sommes en situation post-peccamineuse et
pré-parousiaque.

C'est là, certes, une condition contingente et provisoire. L'homme n'a pas été créé souffrant.
C'est arrivé après une certaine pomme croquée dans un certain jardin. Et l'homme n'est pas destiné à
rester souffrant à jamais. Nous attendons "un ciel nouveau et une nouvelle terre" (Ap 21 1) où il n'y aura
plus de pleurs et de souffrance. Mais si contingente soit-elle, cette situation est pour le moment
indépassable. Et dans ces circonstances lors de la souffrance peut être dit quelque chose et de l'homme et
de Dieu. Ce qui ne veut en rien dire qu'on se réjouisse de la souffrance.

Mais si en la souffrance, comme affrontement douloureux de l'homme à la négativité, peut


être dit quelque chose de Dieu, alors il faut que la négativité dans le monde soit concevable, pensable,
autrement que comme un résidu de ce qui n'est pas encore rationalisé. Il faut donc penser le monde
comme touché, vulnérable au mal, autrement que comme inachevé. C'est ce que nous étudierons dans le
concept paulinien de "création qui gémit dans les douleurs de l'enfantement" (Rm 8).

* Dieu sur le chemin et non pas au but.


On ne peut donc entrer dans la compréhension chrétienne du mystère de la souffrance qu'en
luttant contre, comme le Bon Samaritain. Mais c'est cette lutte elle-même qui peut être un chemin vers
Dieu et non pas quelque résultat prometteur qui, à terme, rendrait la lutte inutile puisque sans objet!

Cela veut dire que le croyant abordera la lutte contre la souffrance seulement dans le but de
pouvoir y découvrir quelque chose de son Dieu. C'est cela qui nourrira son dynamisme et sa joie, et non
pas l'espoir de quelques résultats tangibles. Et ce dynamisme, cette joie sont plus puissants, plus
indéracinables que l'espoir de résultats tangibles, espoir toujours susceptible d'être déçu.

Dieu seul est Dieu et seule sa recherche, la disponibilité à ce qu'il se révèle à nous, peuvent
combler une vie. Cela demande de dénoncer les autres réconforts même si ceux-ci paraissent à un faux
bon sens plus accessibles. Certes des résultats tangibles dans la lutte contre la souffrance peuvent aussi
advenir, même si cette lutte se donne la recherche de Dieu comme objet exclusif. Et c'est alors tant mieux.
Mais pour qui a quelque maturité et quelque lucidité, il apparaîtra vite que ces résultats positifs sont fort
précaires et fort modestes par rapport à ce qui reste de pauvreté et de souffrance à vaincre: "Cherchez
d'abord le Royaume et sa justice et le reste vous sera donné par surcroît" (Mt 6 33). Ce reste, donc, est bon
à prendre quand il est donné!!! Mais il ne peut motiver ultimement l'engagement!!!

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Il nous faut décrire maintenant en quoi la lutte contre la souffrance est une recherche de Dieu,
une disponibilité à ce qu'il se révèle à nous.

* Cheminement spirituel d'un chrétien en contact avec les


souffrants.
Pour voir en quoi la présence aux souffrants peut être chemin de découverte de Dieu,
esquissons le cheminement spirituel par lequel passe l'homme de bonne volonté qui est en contact avec
eux. Il m'a été donné de discerner ce chemin quand j'étais aumônier du Secours Catholique à Bordeaux il y
a quelques années et j'ai pu partager ce que j'ai observé avec d'assez nombreuses personnes qui s'y sont
retrouvées.

Il n'y a pas de cheminement spirituel linéaire sans chutes, sans reniement, sans conversion
progressive et sans tâtonnements. Ce que je vais décrire ici est une épure. Chacun, à son rythme, selon son
charisme, dans le secret de son coeur, est plus ou moins sensible à telle ou telle étape...

- Le choc ...
Notre monde s'organise, consciemment ou non, à la fois pour montrer la souffrance en
spectacle et pour éviter la rencontre personnelle des souffrants au plus grand nombre. D'une part
l'information omniprésente présente, parfois de façon malsaine, les drames de notre monde en
permanence. D'autre part la société permet, plus qu'à tout autre époque, d'isoler les souffrants et les
mourants, les pauvres et les handicapés qui font alors moins partie du paysage quotidien. Cela aboutit à
présenter la souffrance comme un scandale, mais d'autant plus un scandale qu'elle reste loin de la vie de
tous les jours du plus grand nombre. Il faudrait ici s'interroger sur la valeur vraiment humanisante des
appels médiatiques à l'indignation, des coups de coeur d'autant plus violents qu'ils sont éphémères. D'une
part on est sommé de s'indigner sur commande devant des scandales répétés, guerres, famines,
massacres, etc... D'autre part on ne prend pas conscience qu'en toute ville, dans un rayon de moins de
quinze kilomètres de tout point de cette ville, il y a des centaines de petits vieux, grabataires ou non,
d'handicapés et de prisonniers, de paumés et de marginalisés qui n'ont la visite ou l'amitié de personne, je
dis bien de personne, pendant des années, je dis bien des années!!!

Toujours est-il que quand un homme de bonne volonté se met en situation de rencontrer des
souffrants, comme visiteur de malades, comme aumônier d'hôpital, comme visiteur de prison ou encore
comme bénévole de mouvements caritatif, c'est un immense choc qu'il vit d'abord. Etonnement,
culpabilité, gêne s'entremêlent dans un premier temps. On critique les citoyens des pays où il y a des
violations des droits de l'homme parce qu'ils disent qu'ils ne savent pas ce qui se passe chez eux. Cela nous
semble de l'hypocrisie. Nous sommes exactement comme eux. Vouloir voir, vouloir se rendre compte de
visu, c'est déjà une démarche spirituelle, une exigence de vérité, une vulnérabilité à une aventure possible.
C'est une grâce. C'est déjà se mettre soi-même en position d'être pauvre et d'apprendre.

C'est toute la hiérarchie des valeurs, en effet, qui est atteinte. On ne voit plus le monde de la
même façon. La logique de la vie moyenne des classes moyennes est touchée. D'une façon ou d'une autre
on ne peut pas ne pas être transformé par cette expérience.

- ... l'illusion de la toute-puissance ...


Le choc encaissé (et beaucoup ne l'encaissent pas et s'en vont dès ce stade) l'homme de
bonne volonté parti à la rencontre des souffrants a le sentiment qu'il y a plein de choses possibles à faire.
Encore marqué par la vision des choses dont on a parlé, à savoir que la pauvreté est un problème
technique consistant à combler un manque par rapport à ce qu'ont les gens "normaux", il cherche à

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combler ce manque. Et le voilà parti à critiquer et à chercher à améliorer les soins médicaux, à juste titre la
plupart du temps, à analyser les mécanismes psychologiques et sociaux qui sont les "structures de péché" à
la racine de cette souffrance, à chercher si besoin un logement, des subsides, un emploi... Et ça marche...
pour les moins souffrants, pour ceux qui ne sont pas encore dans la spirale infernale de l'écosystème de la
souffrance croissante.

Il est indispensable de passer par cette étape. Il faut mesurer ce qu'on peut faire positivement
pour que les choses s'arrangent. Et on est loin de ne rien pouvoir faire même avec peu de moyens. Ne pas
passer par cette étape serait rendre odieux tout le cheminement (cf. Jc 2 15-16).

Mais petit à petit c'est ce qu'on ne peut pas faire qui retentit douloureusement. On est
confronté à des souffrances déchirantes, à un impuissance désespérante. Que faire quand c'est la
personnalité qui est touchée? Quand les maigres subsides dont on dispose disparaissent comme dans le
tonneau des Danaïdes, paraissant contribuer à déstructurer encore plus la personne et à fausser la relation
avec elle? Que faire quand une personnalité équilibrée est broyée dans un réseau relationnel qui use son
énergie sans lui laisser le loisir de vivre un tant soit peu heureux? Que faire devant les perversions ultimes
de l'alcoolisme, de la drogue, de la prostitution avec toutes les protections puissantes dont elles
bénéficient dans la société?

- ... l'accablement ...


C'est alors l'accablement. A quoi bon tout cela? Du "il n'y a qu'à..." on est passer au "à quoi
bon...", autre visage, plus trompeur, du fantasme de toute-puissance. C'est le temps du doute. Et si tout
cela n'était qu'illusion, que bonne conscience à bon compte? Tentation plus redoutable aussi de la fuite en
avant. Je pense à quelques-uns qui ont mis en péril leur équilibre affectif, sexuel, familial dans une logique
de fusion insensée avec le monde de la misère.

Et pourtant cette étape est, elle aussi, indispensable à la vérité de tout le cheminement.
Chemin de kénose dont on ne peut faire l'économie pour que se découvre une vraie solidarité, spirituelle
celle-là, avec les souffrants.

- ... la gratuité, ...


Car peut naître alors la joie. C'est quand on a perçu qu'on ne peut rien, finalement, devant le
mystère d'iniquité, devant le mystère du mal qui broie l'homme, que peut naître le plaisir d'être là et c'est
tout, assis avec ceux qui sont broyés, attendant avec eux le "miracle" dont parle JüNGEL, l'"événement" de
la révélation de Celui qui seul peut librement et souverainement préserver du néant.

Cette gratuité de la présence, dont l'archétype mystique est Marie au pied de la Croix, source
de joie mystérieuse pour celui qui en reçoit la grâce, peut ne pas être odieuse si elle inclut en elle les
étapes de sa propre maturation. C'est-à-dire si on est toujours vigilant pour voir ce qui peut être fait pour
qu'il y ait moins de souffrance et si on est toujours accablé de ne pouvoir faire plus.

Alors et alors seulement apparaît, paradoxalement, l'efficacité la plus grande au sein même de
la gratuité ultime. Car c'est alors qu'on peut aimer les souffrants non pas à cause de leur souffrance à
soulager, mais pour eux-mêmes. Or c'est cela leur manque ultime! que dire notre manque ultime à tous!
C'est alors que peut naître un petit, un tout-petit geste d'affection qui peut débloquer une situation, qui
peut redonner envie de vivre, là où des moyens considérables n'avaient contribuer auparavant qu'à
aggraver la situation.

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- ... et la découverte joyeuse et réconciliée de sa propre souffrance à soi...
Rencontrer des souffrants dans un monde qui se veut tellement propre et bon qu'il rend les
souffrants coupables de leur souffrance, comme nous l'avons dit, peut aussi permettre de découvrir petit à
petit comment soi-même on participe au mystère d'iniquité qui est à la racine de la souffrance. Il faut ici
être précis dans le lien entre la culpabilité et la souffrance. Nous ne l'abordons pas ici au niveau
métaphysique mais au niveau pragmatique de l'accompagnement des souffrants.

Tout d'abord, il faut dire qu'il y a des souffrances dont on doit affirmer qu'elles ne sont liées à
aucun comportement de quiconque, qualifiable moralement. Les plus typiques sont celles qui concernent
les enfants, mais elles peuvent concerner aussi les adultes. Un enfant leucémique ou qui a la
mucoviscidose ne souffre pas à cause de son comportement ou du comportement de quiconque. C'est la
souffrance spontanément absurde. La culpabilité peut exister néanmoins dans cette situation. Elle est
souvent comprise alors comme une punition d'une puissance spirituelle vengeresse à cause d'actes
coupables autres, sans lien de causalité avec la souffrance subie. L'écoute attentive et la chaleur affective
peuvent permettre d'atténuer ce sentiment infondé.

Il y a aussi des souffrances qui sont vécues comme avant tout le fruit de comportement
coupable d'autrui. C'est le cas de tous les martyrs de toute les causes justes, prisonniers politiques ou
martyrs religieux, dans les régimes dictatoriaux. C'est aussi le cas, fréquents, d'époux délaissés, qu'ils
restent fidèles ou pas dans la solitude au conjoint qui les a délaissés. Certes il n'y a jamais, dans ce cas, de
conjoint dont le comportement soit totalement innocent. Néanmoins il y a souvent une différence notable
de culpabilité objective du comportement de l'un et de l'autre (il s'agit bien sûr d'apprécier les
comportements et non pas les personnes). C'est cette souffrance avant tout due au comportement
d'autrui qui se rapproche le plus de la Souffrance par excellence, celle du Christ.

Mais souvent la souffrance est rapportée à juste titre à un comportement coupable.


Quelqu'un qui est paraplégique parce qu'il a eu un accident de voiture alors qu'il conduisait ivre à 160
km/heure sur une route départementale vit une souffrance qui est en lien immédiat avec son
comportement. Un malade qui meurt d'une cirrhose alcoolique souffre à cause de son comportement. Un
jeune, auquel je pense, sans domicile fixe et sans revenu, qui a bénéficié de nombreux stages de formation
et d'insertion professionnelle qu'il a gâchés, souffre de sa faute, de son propre aveu, et il n'est pas éducatif
de le nier, même si par ailleurs il a des excuses dues à son histoire personnelle, affective et familiale.

Il faut éviter là deux écueils, d'une part la transformation de la culpabilité objective en


punition, d'autre part la déculpabilisation systématique qui enferme le souffrant dans la solitude.

Il faut lutter avec énergie contre le concept de souffrance-punition. On l'a dit et répété à
l'occasion de l'épidémie du SIDA. Même si une souffrance peut être immédiatement rapportée à un
comportement, il faut lui dénier la qualité de punition. Car qui dit punition dit punisseur et le punisseur en
l'occurrence ne peut être que la puissance spirituelle supérieure qu'on appelle Dieu. C'est là se mettre à la
place de Dieu, le faire rentrer dans nos schémas humains de rétribution. "Si Dieu a créé l'homme à son
image, l'homme le lui a bien rendu" aurait dit VOLTAIRE. Cessons donc de projeter en Dieu nos miasmes.

Ceci dit c'est sottise et pusillanimité que de se refuser à qualifier moralement des
comportements coupables sous le prétexte fallacieux de ne pas juger les personnes. Va-t-on refuser de
qualifier moralement la torture sous prétexte de ne pas juger les tortionnaires!!! Quand on refuse à
qualifier moralement des comportements sous prétexte de ne pas juger les personnes qui les ont adoptés,
on cache une complaisance coupable vis à vis de ces comportements. Et on manque de la vraie charité vis
à vis des personnes qui les ont adoptés. Si quelqu'un souffre à cause de son comportement coupable,
certes il ne faut pas le juger mais il faut accueillir son légitime sentiment de culpabilité. A déculpabiliser
systématiquement on ne fait que d'enfermer les culpabilisés dans la solitude. On redouble leur culpabilité
car ils se trouvent alors culpabilisés d'être à tort culpabilisés.

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Et nous avons vu comment les progrès de l'hygiène et de la médecine prédictive permet de
mettre de plus en plus souvent en relation un comportement et une maladie. Même si cette relation de
cause à effet objective ne peut à elle-même provoquer le sentiment de culpabilité, il y contribue
grandement.

La Bonne Nouvelle de l'Evangile est annonce du pardon et non pas déculpabilisation, ce qui est
tout différent!!! Or accompagner les souffrants sur cette route, cela demande que soi-même on consente à
reconnaître sa propre culpabilité. C'est le chemin proprement spécifique, me semble-t-il, de l'Evangile qui
est fait pour les malades et non pas pour les bien-portants, pour les pécheurs et non pas pour les hommes
justes.

Oui le grand service que peuvent rendre les souffrants qui souffrent à cause de leur
comportement, c'est de nous aider à reconnaître notre culpabilité, notre péché. Oui nous aussi nous
sommes pris dans les "structures de péché" qui sont à l'origine de tant de souffrances. Oui nous aussi nous
avons agi parfois sans que nous puissions en fournir de justification ou d'excuse. Oui, c'est la plus
formidable aventure humaine que de renaître alors par pure gratuité de Dieu, alors que rien en nous ne le
justifie. Et le corps à corps, le coeur à coeur avec les souffrants peut et doit nous amener à cette pointe de
l'humanité et de l'Evangile.

J'atteste que certains bénévoles de mouvements caritatifs, que certains travailleurs sociaux,
que certains soignants, que certains hommes et femmes hors de tout regroupement vivent cette sagesse
durement conquise. J'atteste qu'il y a des résurrections inouïes à vue humaine de certaines personnes
souffrantes. Mais alors le plus ressuscité n'est pas l'accueilli, mais l'accueillant!!!

-... chemin d'évangélisation.


Ainsi le désir d'évangéliser les souffrants devient la joie d'être évangélisés par eux. Les
harmoniques sont multiples entre ce chemin et la petite voie de l'Evangile. Nous allons essayer d'en faire
l'analyse théologique et spirituelle plus approfondie. On peut pour le moment caractériser ce chemin d'une
sagesse étonnante: il s'est agi de passer d'une logique de l'efficacité à une logique de la fécondité. Ce me
semble un chemin bénéfique pour l'Eglise d'abord, avant de l'être pour ceux qui sont bénéficiaires de sa
sollicitude.

III Redécouvrir la présence de Dieu au monde.


Voici donc l'homme de bonne volonté, au début généreux et tout-puissant, parti à son insu en
pèlerinage à la découverte de sa propre souffrance. Il s'est aperçu que les biens à la fois matériels et
culturels dont il disposait ne pouvaient pas en eux mêmes, automatiquement, répondre aux besoins des
souffrants. Ils étaient comme dit le psaume 113B:

"des idoles: or et argent,


ouvrages de mains humaines.
Elles ont une bouche et ne parlent pas,
des yeux et ne voient pas,
des oreilles et n'entendent pas,
des narines et ne sentent pas.
Leurs mains ne peuvent toucher,
leurs pieds ne peuvent marcher,
pas un son ne sort de leur gosier!
Qu'ils deviennent comme elles

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tous ceux qui les font,
ceux qui mettent leur foi en elles."

Cet homme de bonne volonté aura fait à rebours le chemin qui me semble être
l'aboutissement dévitalisé de la modernité. Dans la modernité, comme dans tout âge de l'humanité il y a
une phase féconde puis une face d'épuisement. Or la modernité me semble aboutir à une longue
réification, une longue chosification de la création, sous prétexte fallacieux de rationalité et d'efficacité.

Le chemin que font ceux qui se mettent en situation d'être présents aux souffrants, c'est le
chemin à faire par la modernité. En rationalisant le monde en le projetant unilatéralement dans l'harmonie
mathématique ouranique grecque, la modernité a vécue la phase d'illusion de toute puissance vis à vis de
la souffrance. C'est la deuxième phase de la présence aux souffrants. Il faut maintenant à la modernité
vivre l'accablement, la lucidité quant à l'impuissance devant le mystère d'iniquité.

Alors pourra advenir la gratuité et la fécondité de la présence aux souffrants.

Sans doute est-ce cela qu'a dit l'Apôtre Thomas à COPERNIC, si vraiment celui-ci est le maître
de la modernité dont parle KOJEVE.

_______________________________

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Une christologie cosmique
de présence aux souffrants.

La Bible conjugue constamment le salut de l'homme et le salut du monde. Nos frères,


chrétiens orientaux, ont, plus que nous occidentaux, le sens de cette conjonction du salut de l'homme etdu
cosmos. Cela me semble en lien avec le fait que l'occident est le berceau de la modernité. Sans doute est-
ce parceque l'homme occidental, influencé par le droit romain, a eu plus le soucis de son salut personnel,
voire individuel. Toujours est-il que nous ne pourrons réenchanter le monde que si nous parvenons à relier
le devenir de l'homme avec le devenir du monde.

Que l'homme et le monde aient partie liée cela apparaît dès la Genèse. Comme le dit le tout-
nouveau "Catéchisme de l'Eglise Catholique": "L'homme est le sommet de l'oeuvre de création" (CEC 343)
renvoyant à Gn 1 26: "Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'ils dominent sur
les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui
rampent sur la terre." (Notons que, dans la traduction de la BJ que je cite, "faisons l'homme à notre image,
comme notre ressemblance" est au singulier et que "qu'ils dominent..." est au pluriel. Il faudrait demander
pourquoi à un hébraïsant!!!)

Cette prééminence, cette domination de l'homme sur la création, est source de dépendance
réciproque de l'un sur l'autre. Ce qui adviendra à l'un adviendra à l'autre. C'est à l'homme de donner un
nom "aux bestiaux, aux oiseaux du ciel et aux bêtes sauvages" (Gn 2 19-20). Et quand l'homme chutera, la
création chutera avec lui et lui deviendra hostile: "Maudit soit le sol à cause de toi, dit Yahvé Dieu à
l'homme! A force de peine tu en tireras subsitance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et
chardon..." (Gn 3 17b-18a).

Il faut reproduire ici le beau texte de Saint Syméon le Nouveau Théologien que cite Stéphane
CHARALAMBIDIS dans le troisième Tome de l'"Initiation à la pratique théologique" (page 26): "Toutes les
créatures, lorsqu'elles virent qu'Adam était chassé du Paradis, ne consentirent plus à lui être soumises; ni le
soleil, ni la lune, ni les étoiles ne voulurent le reconnaître; les sources refusèrent de faire jaillir l'eau, et les
rivières de continuer leur cours; l'air ne voulut plus palpiter pour ne pas donner à respirer à Adam pécheur;
les bêtes féroces et tous les animaux de la terre, lorqu'ils le virent déchu de sa gloire première, se mirent à
le mépriser et tous étaient prêts à l'assaillir; le ciel s'efforçait de s'effondrer sur sa tête et la terre ne voulut
plus le porter.

Mais Dieu qui avait créé toutes choses et l'homme, que fit-il? Il contint toutes ces créatures par
sa propre force et, par son ordre et sa clémence sacrée ne les laissa pas se déchaîner contre l'homme, mais
ordonna que la création restât sous sa dépendance et, devenant périssable, servît l'homme périssable pour
lequel elle était créée et cela jusqu'à ce que l'homme renouvelé redevienne spirituel, incorruptible et
éternel, et que toutes les créatures, soumises par Dieu à l'homme dans son labeur se libèrent aussi, se
renouvellent avec lui, et, comme lui, redeviennent incorruptibles et spirituelles."

Cette conjonction de destin entre l'homme et le monde apparaît non seulement dans la chute
mais aussi dans le salut de l'homme en Christ. Dans l'apocalypse du chapître 24 de Matthieu on voit, à la
venue du Fils de l'Homme, le soleil s'obscurcir, la lune ne plus donner de lumière, les étoiles tomber du
ciel!!! (Mt 24 29). Mais c'est surtout l'hymne paulinien aux Colossiens qui montre la primauté du Christ
"Premier-né de toute créature (...) en qui tout fut créé dans les cieux et sur la terre (...) Trônes, Seigneuries,
Principautés, Puissances. (...) Dieu s'est plu à réconcilier par lui tous les êtres pour lui aussi bien sur la terre
que dans les cieux..." (Col 1 15-20).

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Enfin c'est l'Epître aux Romains qui articule le devenir, non seulement du Christ, mais de ses
disciples et le devenir du monde: "La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu: si elle fut
assujettie à la vanité, - non qu'elle l'eût voulu, mais à cause de celui qui l'y a soumise, - c'est avec
l'espérance d'être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la gloire des enfants de
Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement. Et non pas
elle seule: nous-mêmes qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement
dans l'attente de la Rédemption de notre corps." (Rm 8 19-23).

Ainsi nous sommes comme les ministres du réenchantement du monde et ce là où


précisément il souffre, il "gémit" de concert avec nous. Oui le Corps du Christ ressuscité c'est les prémices
du monde en gloire. Et nous qui par le Baptême sommes membres de son corps glorieux, nous gémissons
dans l'attente, en notre corps de cette glorification. Et nous ne gémissons pas seuls. C'est la création
entière qui gémit en nous, attendant notre "Révélation", la révélation des "fils de Dieu". Vous comprenez
combien, encore une fois je suis hostile au concept "d'ouverture au monde". Le monde est en nous, nous
sommes dans le monde là où nous vivons à la suite du Christ cette Pâque.

Citons ici Olivier CLEMENT: "Il existe des degrés différents de matérialité, qui ne sont pas des
natures mais des états; précisons avec EVAGRE et BERDAïEV, des états de contemplation. C'est dire que la
situation du cosmos, sa transparence ou son opacité, sa libération en Dieu ou son asservissement à la
corruption et à la mort, dépendent de l'attitude fondamentale de l'homme, de sa tranparence ou opacité à
la lumière divine et à la présence du prochain. C'est la capacité de communion de l'homme qui conditionne
l'état de l'univers. Du moins initialement et, maintenant, en Christ, dans son Eglise. Car l'homme, en
asservissant l'Univers à la "vanité" s'est trouvé lui-même asservi à ce nouvel état de la matière où sa liberté
s'est figée" (cité par CHARALAMBILIS op. cit. page 26).

Il nous faut donc penser une christologie cosmique, une cosmologie christique, de présence
aux souffrants.
Ainsi nous pourrons ne pas succomber à la conception moderne réifiante du monde. Celui-ci ne sera plus
un matériau réifiable à merci. Il deveindra le jardin confié par Dieu à l'homme.

Pour cela il faut réfléchir à la souffrance du Christ. Nous le ferons en utilisant de façon critique
le livre de François VARONE: "Ce Dieu censé aimer la souffrance". Puis nous réfléchirons à notre
participation à cette souffrance du Christ grâce à la Lettre apostolique de Jean-Paul II "Salvifici Doloris".
Ainsi pourra se dessiner, espérons-le, une cosmologie de l'Attente, de l'Avent, où l'homme sera non plus
l'auteur de son devenir comme l'homme moderne, mais le prophète du Dieu qui librement advient dans le
monde pour rejoindre et diviniser l'homme et la création là où ils gémissent de concert.

Pour parler des souffrances du Christ, il nous faudra d'abord déminer l'odieux marchandage,
que dénonce VARONE, de compensation de la faute par la souffrance. Nous pourrons alors penser la
souffrance du Christ comme le oui par lequel la création assujettie s'ouvre à son créateur, attendant de sa
promesse la libération.

I L'odieuse théorie de la compensation


de la faute par la souffrance.
"Génant, inquiétant, répugnant ce sang de Jésus censé nous sauver! Révoltant ce marché
sanglant exigé par Dieu, ce sacrifice nécessaire à son apaisement!" Par cette première phrase François
VARONE campe la problématique de son livre: "Ce Dieu censé aimer la souffrance" (Cerf 1985).

Livre contestable et suggestif. Contestable par le contre-sens avec lequel, me semble-t-il, il


emploie le mot "satisfaction" en en faisant un synonyme de "compensation". Et c'est là un des points sur
lesquels porte la "mise en garde" que le Magistère, par la voix de l'Evêque de Sion, a cru devoir publier (La
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Documentation Catholique numéro 1930 du 21 décembre 1986, page 1178). Pour ne pas entrer dans ce
débat trop technique j'appellerai ici "compensation", l'attitude théologique contestable que VARONE
appelle "satisfaction". Mais livre suggestif par la malfaèon de la Rédemption qu'il dénonce et à laquelle il
veut répondre. Les souffrances du Christ sont-elles la contre-partie odieusement réclamée par Dieu pour
assouvir sa colère devant la faute de l'homme? Cette question me semble portée par un nombre important
de nos contemporains. Elle est inéluctable pour tous ceux qui entendent le message chrétien "de
l'extérieur", pourrait-on dire. C'est-à-dire pour qui le concept de Dieu représente un être supérieur
extrinsèque à leur expérience humaine et spirituelle. VARONE analyse trois points de vue sous lesquels le
sacrifice de Jésus est déformé: "le sacrifice de Jésus perverti par la religion", "le sacrifice de Jésus rejeté par
l'athéisme" et "le sacrifice de Jésus menacé par la malcroyance". J'en ajouterai un quatrième: "le sacrifice
de Jésus insupportable pour l'homme moderne qui ne peut pas appréhender la négativité dans le monde
et en lui-même et qui se comporte comme un innocent".

Pour la "religion" l'offense infinie qu'a infligée l'humanité à Dieu a provoqué sa colère. Pour
apaiser ladite colére l'humanité devait compenser à hauteur de l'offense infligée. Comme elle ne pouvait
pas payer ce prix, n'étant point infinie, Dieu a eu la bonté de lui donner son Fils qui seul pouvait satisfaire à
la justice bafouée. Lequel Fils s'offrit donc en victime compensatoire. Ainsi tout est rentré dans l'ordre.

On est là, dit VARONE, dans le cadre de la "religion". Cette distinction religion-foi remonte, me
semble-t-il, à Karl BARTH. Elle est propre à l'époque où la théologie voulait répondre à la conception de la
religion-aliénation de l'homme. On a donc adopté dans la théologie et la pastorale la conception négative
de la religion que décrivaient ceux qui la contestaient. Et on y a opposé la foi. Par "religion" on entend,
dans cette perspective, l'effort de l'homme pour capter la bienveillance de la divinité capricieuse ou
vindicative. Ainsi l'homme offre des sacrifices pour "acheter" la bienveillance du dieu avant un moment
critique de son histoire ou de l'histoire du peuple: bataille, fondation d'une ville, succession dynastique,
etc...

Pour VARONE le marchandage souffrance-compensation de la faute relève de cette


psychologie religieuse que, comme beaucoup, il appelle "religion". Il me semble qu'on peut préserver la
pertinence de la critique sans être d'accord avec l'appellation de religion portée à cette attitude spirituelle.
Aujourd'hui on prend conscience que la religion est une dimension constitutive de l'homme et on
l'appréhende de faèon moins négative qu'il y a quelques décennies. Mais, au delà de cette question de
vocabulaire l'analyse de VARONE porte. On est là dans une perspective religieuse archaïque où l'homme
s'efforce d'acheter la bienveillance de la divinité ou de calmer sa colère en lui offrant quelque chose.

Ne croyons pas que nous soyons à l'abri de la régression toujours possible dans cette
mentalité. Et mesurons combien, de fait, elle est répandue actuellement.

Pour VARONE, cette conception de la souffrance-marchandage pour obtenir le pardon de la


faute, aboutit à l'athéisme, tellement elle est insupportable à l'homme de coeur comme à l'homme de
raison. On s'aperèoit vite, en effet, que ce marchandage sauve Dieu et non point l'homme. Il rétablit en
effet l'honneur de Dieu et condamne l'homme à continuer à souffrir, le bienfait qu'a opéré Jésus étant si
merveilleux qu'il faut s'y associer en joignant ses propres souffrances aux siennes. Disons qu'au moins là la
souffrance de l'homme cesse d'être insensée. Mais effectivement c'est Dieu qui, d'abord, est satisfait. Et
pour cet auteur cette acceptation de la souffrance comme nécessaire pour Dieu distrait de la nécessité de
lutter contre. Et il est vrai que certaines réactions de certains chrétiens, par exemple lors de l'apparition
des médicaments antalgiques puissants qu'ils refusaient ou lors des prouesses ascétiques qu'ils
s'imposaient, pouvaient relever de cette mentalité. L'odieux de cette attitude serait à l'origine de
l'athéisme moderne.

Pour VARONE cette mauvaise compréhension des souffrances du Christ provoquerait la


malcroyance chez les chrétiens eux-mêmes. Ceux-ci détourneraient leur regard du mystère de la
Rédemption pour retenir du mystère chrétien l'aspect d'exhortation éthique centrée, dans le contexte
oeucuménique actuel, sur l'interpellation de la Parole de Dieu. C'est ainsi qu'on développerait dans
40
l'Eucharistie la liturgie de la Parole et qu'on ne célèbrerait plus le rite eucharistique proprement dit que
"comme chat sur braise", ne pouvant plus lui donner sens.

Voilà les trois points de vue sous lesquels VARONE dénonce la mauvaise compréhension de la
rédemption et ses conséquences. J'ai dit en quoi, vocabulaire de "religion" mis à part, le premier point de
vue me semblait pertinent.

Quant au second, "le sacrifice de Jésus rejeté par l'athéisme", il me semble qu'on se situe là
dans une certaine mauvaise conscience chrétienne qui voit dans la déformation du christianisme par les
chrétiens et le mauvais exemple de ceux-ci la raison principale de l'athéisme et de l'incroyance. Il me
semble qu'il s'agit là d'un point de vue unilatéral. Que la caricature du christianisme que donnent les
chrétiens soit une cause de l'athéisme, c'est bien vrai et le Concile Vatican II en convient (Gaudium et Spes
). Il reste que si le christianisme était bien présenté et bien vécu par les chrétiens (ce qui,d'aileurs ne sera
jamais totalement le cas) il ne serait pas forcément accueilli. Ou alors le Christ ayant, par hypothèse,
parfaitement bien vécu et péésenté son mystère il aurait été accueilli et non pas cloué sur une croix.

Les choses ne sont donc pas aussi simples! Il y a peut-être antériorité réciproque entre
l'athéisme ou la malcroyance (troisième point de VARONE) et la mauvaise compréhension des souffrances
du Christ. Par antériorité réciproque j'entends ce qu'on illustre souvent par le problème de la poule et de
l'oeuf: on ne sait pas qui est le premier. Peut-être que nous ne croyons pas ou que nous croyons mal
parceque nous avons une mauvaise compréhension de la Croix. Mais peut-être que nous avons aussi une
mauvaise compréhension de la Croix parce que nous ne croyons pas ou que nous croyons mal.

Il faut ici peut-être rejoindre la condition commune des incroyants et des (mal)croyants, celle
d'être plongés dans la modernité. J'ai dit en quoi celle-ci est caractérisée par l'homme qui s'auto-institue
en sujet "sous risque de dériver sans fin". Et en quoi cette autoconstitution de l'homme en sujet rend fort
délicate l'affrontement à la négativité dans le monde, à la souffrance et à la faute. Or précisément le Christ
est "mort pour nos péchés".

* Un déficit d'insertion de l'homme dans la création.


C'est donc, pour moi, d'un déficit d'insertion de l'homme dans la création que provient cette
mauvaise compréhension de la rédemption. Là je quitte VARONE qui me semble privilégier une
compréhension psychologisante de la faute, de la souffrance, du slalut, non sans quelque similitude avec
DREWERMAN. Pour VARONE, il y a conflit entre le désir infini de l'homme et la Loi, non seulement la Loi
révélée, mais la Loi comme réalité de sa finitude en conflit avec son désir infini. Ce conflit interne pousse
l'homme à la rebellion et à la recherche irraisonnée du pouvoir. C'est alors par la Révélation d'un Dieu
pauvre refusant en Christ le pouvoir que l'homme peut se réconcilier avec son être le plus profond, avec sa
vocation.

Cette voie ne me semble pas très féconde. Il faut en effet ne pas dévaloriser la vocation de
l'homme à "soumettre" la terre. Et la suspicion sur l'engagement historique que porte inéluctablement en
lui l'appel au renoncement au pouvoir ne me semble pas honorer cet aspect de la vocation de l'homme.

Non c'est par une compréhension renouvellée de l'homme "sommet de la création" en


chantier que nous pouvons comprendre la présence aux souffrants comme le Christ l'a vécue, lui qui par
cette présence marchait vers la Croix par la quelle "Dieu s'est plu à réconcilier tous les êtres, aussi bien sur
la terre que dans les cieux" (Col 1 19-20).

Oui l'homme qui veut payer sa faute par le prix de sa souffrance, c'est l'homme seul devant
Dieu. C'est l'homme dénudé de la création dont il est le sommet et le prêtre. C'est l'homme "qui n'a qu'une
âme qu'il faut sauver" comme chantait le vieux cantique de notre enfance (ou d'avant si on a moins de
quarante ans!). Et si effectivement se pose la question de savoir quelle satisfaction apporte le Christ pour
41
le péché du monde, nous ne pouvons aborder cette question que dans le cadre de la "souffrance du
monde" dont parle Jean-Paul II dans "Salvifici Doloris 8"

II L'évènement de la présence aux souffrants, source


d'histoire.

* Articulation monde-création-histoire
C'est la possibilité d'appréhender le monde comme habité d'une présence enthousiasmante
qui pourra le rendre habitable pour les souffrants, nous l'avons dit. Ceux-ci, en effet, sont appel et défi
permanents au rétablissement de la solidarité relationnelle, nous l'avons dit également.

Or pour pouvoir penser le monde comme habité d'une présence, il nous faut le penser tel qu'il
puisse s'y passer quelque chose. Car le propre de la présence de quelqu'un, d'une personne, c'est qu'il se
passe en sa présence quelque chose qui ne pourrait pas se passer hors de sa présence. Nous avons vu cela
quand nous avons parlé de la présence de Yahvé Sabaoth qui "voit la misère de son peuple" et qui, du
même coup, institue le monde en histoire, c'est-à-dire où il se passe quelque chose.

Le monde où il se passe quelque chose, cela s'appelle l'histoire. L'histoire est le monde où le
temps se remplit car y est en jeu, en suspens quelque chose qui pourrait se passer ou ne pas se passer. Et
ce quelque chose en suspens concerne aussi celui qui voit le monde comme une histoire, en ce sens que
selon que cela se passe ou pas, ce qu'il est en promesse se dévoilera ou pas à lui-même.

Mais on peut aussi penser le monde comme anhistorique, ce qui est un appauvrissement
spirituel considérable. Il arrive cependant que même des chrétiens vivent le monde comme un décors où il
ne se passe rien parcequ'il n'y a pas d'enjeu. Tout évènement n'y est que l'ombre de ce que nous appelons
ici évènement, tout n'y est qu'anecdote illustrant un scénario immuable, déjà écrit dans un fatum
anhistorique. Ce raccornissement spirituel provoque une dégradation du christianisme en moralisme.

Or le réenchantement du monde, c'est de le penser à la fois comme histoire, c'est-à-dire


comme plein d'un enjeu dynamisant, et comme création, c'est-à-dire comme habité d'une présence. Et
l'enjeu de l'histoire c'est de dévoiler la vraie dimension du monde, c'est-à-dire le fait qu'il est création, don
d'un tout autre. Et c'est le fait qu'on soit présent ou absent aux souffrants qui indique si on vit ou pas dans
un monde pensé comme histoire et comme création.

L'insurrection contre la souffrance est évènement, nous l'avons dit, en ce sens qu'elle n'est
jamais automatiquement donné d'avance. Il nous faut comprendre maintenant qu'elle est toujours vaine
en ce sens que la souffrance finalement triomphera toujours du moins jusqu'à la Parousie. C'est parce
qu'elle est toujours vaine que l'insurrection contre la souffrance est toujours à revivre. Elle est en
permanence l'enjeu décisif de l'existence. En ce sens la souffrance institue le monde en histoire, et ce, tant
sur le plan personnel que sur le plan social.

Il y a pour moi un enjeu permanent dans le monde: est-ce-que, ici et maintenant, je vais
m'insurger contre la soufrance ou pas et, par là, est-ceque je vais être présent aux pauvres? C'est cela qui
dramatise, qui met le monde en perspective ou pas pour moi.

De même ce qui constitue l'enjeu de l'histoire pour les peuples, c'est la capacité de leur
culture à dévoiler ou pas, selon le génie de chaque époque et de chaque peuple, l'impossibilité qu'a
l'homme d'admettre ce qui paraît inéluctable: la souffrance des pauvres. Est humaine et conforme à la
grandeur de l'homme la culture qui, par l'art, la philosophie, l'articulation des symboles, les lois etc... est

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susceptible de montrer en quoi le refus (toujours vain et toujours impératif) de la souffrance des pauvres
est ce qui la sous-tend.

Si donc le monde ne peut être enchanté d'une présence que si en même temps il est vécu
comme histoire, et ce par la présence aux pauvres, il nous faut repenser le concept de création.

III La création et l'engagement dans l'histoire.

* La création, surgissement du Nouveau


Quand le Samaritain s'est arrêté à la vue de l'homme blessé, il s'est donc passé quelque chose
de Nouveau, de "plus-que-nécessaire": le Samaritain s'est rendu présent au blessé. Et cela s'est exprimé
dans une action efficace: gestes de soin, transport du blessé, débours d'argent, etc... Il s'est passé un
échange qui était indissolublement matériel et spirituel, par lequel une personne a eu l'initiative d'être
présnte à une autre.

Et par ce Nouveau indécidable, surgi par grâce dans la vie et du Samaritain et du Blessé, s'est
dévoilé l'un à l'autre, l'un par l'autre, ce qu'ils étaient en promesse. Et par la critique que Jésus fait de
l'absence des hommes de religion, pêtre et lévite, ainsi que par le lien établi par Jésus entre les "deux
commandements" , se dévoile aussi en filigrane qui est Dieu.

Faire l'expérience du Nouveau permet de comprendre de l'intérieur quelque chose du mystère


de la création et de l'histoire, c'est-à-dire comment la présence de Dieu est en jeu en ce qui advient du
monde. La création est un mystère et il faut se garder de deux écueils dans l'appréciation d'un mystère.
D'une part l'anthropomorphisme qui fait de l'expérience humaine le modèle avec lequel on comprend
l'action de Dieu. D'autre part une conception de l'altérité de Dieu telle que rien dans l'expérience humaine
ne permettrait de comprendre l'action de Dieu, ce qui ferait du mystère quelque chose de strictement
incompréhensible.

Non le mystère est en son genre à comprendre de façon "plus-que-nécessaire". C'est-à-dire


qu'il faut qu'on soit saisi par le mystère comme on l'est par un Evènement, surgissement dans le temps de
la grâce à laquelle on consent. Il faut qu'on soit en position d'accueillir du Nouveau en l'expérimentant soi-
même d'une certaine façon. C'est donc en pratiquant de tels surgissements de Nouveau "plus-que-
nécessaire" que nous résonnerons à ce Nouveau perpétuel qu'est la création et que nous la comprendrons
alors en en respectant le mystère.

Le surgissement du Nouveau qu'est la présence aux pauvres et aux souffrants est ici compris
comme de l'ordre de la création car il s'y passse un réenchantement du monde qui est celui que l'on vit
quand on regarde le monde comme création. Car dire que le monde est création c'est le regarder comme
enchanté, c'est le réenchanter. C'est un acte de foi, c'est une lecture théologique de la réalité, du monde et
de l'homme. C'est voir, c'est vivre le monde comme habité d'une présence spirituelle qui se propose à
découvrir.

Si nous n'établissons pas quelque relation de ce genre entre d'une part ce qu'expérimente
l'homme dans son existence et d'autre part ce qu'il entend par Dieu, le monde, les relations entre les deux,
c'est-à-dire la création, le discours théologique lui paraîtra lointain, académique et ennuyeux. Par
conséquent, la conception de la création à laquelle adhérera l'homme sera fonction de son expérience de
l'histoire, donc de sa présence aux souffrants.

43
* Dualisme et monisme créationnel
En effet de l'expérience qu'a l'homme de l'histoire dépend l'image qu'il se fait de la création.
Celle-ci peut être soit un manichéisme soit un monisme selon la maturité de son engagement dans
l'histoire. C'est que n'a pas vu VON RAD, me semble-t-il, dans la compréhension qu'en donne Pierre EYT
dans l'article ci-joint, et ce qu'a amplement montré la séduction qu'a exercé le marxisme, ce dernier avatar
du manichéisme, sur tant de personnes qui ont fait une certaine expérience de présence aux souffrants.

Selon VON RAD, le discours biblique sur la création "au début" a été rédigé par des croyants
qui avaient fait l'expérience de la présence de Dieu par l'évènement de l'Exode. Dans cet évènement Dieu
avait vu la misère de son peuple au pays d'Egypte et il les avait libérés "à main forte et à bras étendu". Pour
VON RAD l'expérience de cette libération avait produit par projection "à la limite" vers l'avenir, une
eschatologie, et vers le passé, une protologie, à savoir les récits de la création de la Genèse.

Ce genre de projection ne nous convainc pas. Car les expériences libératrices polémiques
comme l'Exode impliquent un combat entre deux forces par définition d'importance comparable (ou alors
il n'y aurait pas eu combat). Et ce qui aurait alors été projeté "au début" c'est le combat entre le bien et le
mal comme fondement du monde.

Ce fondement le marxisme l'a d'ailleurs posé, en faisant de la lutte des classes la clef de
l'histoire ou plutôt, si l'on y regarde bien, d'un monde radicalement anhistorique, malgré les apparences,
puisque le triomphe du prolétariat y est certain, donc fatal.

Il faut comprendre en quoi cette vision était séduisante et correspondait au type de présence
aux souffrants que vivaient tant de "militants" de bonne volonté. C'est parce que, dans cette présence aux
souffrants, ces hommes de bonne volonté vivaient ce que nos avons décrit au dernier cours comme
"l'illusion de la toute puissance" qu'ils ont mordu à une vision du monde polémiste, c'est-à-dire
manichéenne.

Le discours biblique sur la création a quant à lui, une visée propre qui n'est pas déductible,de
l'expérience de l'Exode en ce qu'il affirme pour elle-même l'absence de négativité à l'origine. Selon la Bible
le monde et l'homme ont été créés non pécheurs et non souffrants. C'est là une position théologique à
laquelle s'oppose le manichéisme et qui n'est pas induite par l'expérience que nous avons dans un premier
tems du réenchantement du monde lors de notre présence aux souffrants. Il faut pour y adhérer être
passé par ce que nous avons décrit comme "l'accablement" et la "gratuité" de la présence aux souffrants.

Ayant montré en quoi une théologie de la création est liée au type d'engagement historique
que nous avons près des souffrants, il nous faut donc développer une compréhension du monde comme
lieu d'engagement de l'homme telle que la pratique de cet engagement lui permette d'adhérer à la Bonne
Nouvelle qui lui est annoncée que ce monde est créé par un seul Dieu bon.

IV Le Christ présent aux souffrants, lui "en qui toutes


choses ont été créées"
Avant d'aborder le mystère du Christ souffrant, noeud s'il en est de toute compréhension
chrétienne de la présence aux souffrants, récapitulons notre cheminement:

- la présence aux souffrants est à toute époque un questionnement radical des fondements de
la culture ambiante. Cela peut être illustré, au temps du Christ par la Parabole dite, mièvrement, "du Bon
Samaritain", alors qu'elle devrait être dite "du Samaritain, du prêtre et du lévite", en ce que Jésus met en
cause, dans cette petite histoire, la compréhension religieuse dominante que l'on avait des souffrants.
Aujourd'hui la présence aux souffrants est mise en cause de la modernité en ce que celle-ci, auto-érigeant
44
l'homme en sujet "sous peine de dérive infinie" ne peut pas lui permettre de comprendre la négativité. En
privilégiant, dans une illusion de toute-puissance, l'action efficace sur les phénomènes de la souffrance, la
modernité rend difficile, déprimante, décourageante, insensée la phase d'accablement par laquelle on ne
peut pas ne pas passer pour être vraiment présent aux souffrants. Car alors et alors seulement peut se
vivre la "sympathie", la "compassion" où peut se dire une parole de fraternité et d'espérance. Il s'agit en
cela de passer de l'efficacité à la fécondité.

- Cette compréhension de la modernité et des questions que lui pose la présence aux
souffrants appelle une nouvelle compréhension du monde, de la création et de l'histoire. La modernité, en
effet à réifié, chosifié le monde qui ne peut plus être compris comme le lieu où Dieu advient, qu'il crèe et
où est en suspens la possibilité de le rencontrer ou pas. Comme la présence aux souffrants est question
posée à cette modernité, en son coeur même c'est-à-dire en son illusion de toute-puissance, on peut
pesnser que, là, pourra être pensé, à nouveau frais, le monde comme création et comme histoire où peut
être rencontré ou pas Dieu dans le monde, c'est-à-dire créant le monde jour après jour. En étant présent
aux souffrants, ce qui est un impératif moral mais une action vaine au niveau de l'eeficacité historique, on
vit des "événements", c'est-à-dire une initiative spirituelle qui peut être une expérience nous permettant
de comprendre ce qu'est l'initiative de la création. En ce sens la nouvelle compréhension du monde
comme création et histoire en présence des souffrants relève de l'"option préférentielle pour les pauvres".
C'est de ce point de vue là qu'on a le plus de chance de mieux comprendre le monde et la Révélation
chrétienne.

- La désinsertion de l'homme comme "couronnement de la création", en Occident, berceau de


la modernité, a occulté la communauté de destin entre l'homme et le cosmos, dans la chute comme dans
la promesse de salut. Les Orientaux en ont gardé meilleur souvenir. Cette désinsertion de l'homme de la
création me semble avoir contribué à ce qu'il y a d'insatisfaisant voire d'odieux dans les théories
compensatoires des fautes par la souffrance. La peur de Dieu dont relèvent ces théories, me semble le fait
d'un homme seul devant la divinité qui, du coup, devient inquiétante. La meilleure compréhension de son
staut de "couronnement de la création" déplace sa culpabilité, la relativise, c'est-à-dire la met en relation
avec autre chose que lui et son Dieu. Il peut en ressortir un plus grand ou un moindre sentiment de
culpabilité selon les tempéraaments, mais en tous cas une culpabilité mieux située... et plus ouverte au
devenir, à l'histoire en suspens.

Cette récapitulation de notre cheminement étant faite, gageons que la présence aux
souffrants pourra nous permettre de mieux comprendre les liens entre l'attitude du Christ, sa souffrance,
sa mort, sa résurrection et son couronnement comme "Celui en qui toutes choses ont été créées" Col 1 16).

* Les ravages de la compréhension partielle de la Mort-


Résurrection-Exaltation du Christ.
Il ne manque pas de théories pour expliquer la Passion et la Mort du Christ comme salvatrices,
la Résurrection ayant alors un rôle second. Et il est vrai que cette souffrance et cette mort nous sauvent
vraiment. Mais alors que vient faire dans cette approche la Résurrection? N'aurait-elle qu'un rôle
apologétique, comme la signature de Dieu le Père, soi-même, qui avaliserait d'un coup d'éclat, comme un
Deus ex machina, le juste combat de Jésus, comme pour donner raison après coup à celui qui avait paru
avoir tort devant les hommes? La Résurrection ne viendrait-elle que conforter l'indignation morale des
justes devant la mort odieuse infligée à un des leurs, ou la gratitude du pécheur qui ne serait pas sorti de
son mauvais pas sans un tel sauveur quasi magique?

Beaucoup de justes ont ét persécutés et sont morts de Socrate à Che Guévara (si toute fois on
considère ces deux derniers comme des justes, ce qui n'est pas de foi définie) et on peut un peu
comprendre la mort de Jésus à partir de ce qu'on voit de ce qu'il leur est advenu. Mais, à ce jour, tous ne
sont pas ressuscités et considérés par leurs disciples comme Premier-Nés de toutes créatures. La mort de
45
Jésus a donc peut-être un spécificité, est donc peut-être un hapax historique qui ne peuvent pas êtere
compris par de tels parallèles?

A vouloir comprendre le salut d'abord par la fonction salvatrice de la Passion et de la Mort du


Christ, ne risque-t-on pas d'en faire une mort d'un juste parmi d'autres? Certes cela rendra plus
compréhensive dans un premier temps la Rédemption! Mais la gymnastique pour réintroduire la
Résurrection et l'Exaltation risque de paraître du surfait. Et comme l'Exaltation est l'aspect cosmique de la
Résurrection on restera dans l'atrophie cosmologique dans laquelle j'ai dit combien le christianisme me
semblait souffrir. De plus cela donnera un petit parfum de tristesse, finalement assez peu évangélique, à la
vie chrétienne. Celle-ci n'est pas l'attente d'une revanche post-mortem comme celle qu'aurait vécue Jésus.
Elle est communion à la Vie.

Ce qui est dit là de la Résurrection de Jésus comme confirmation divine post-mortem de la


justesse de sa vie concerne aussi les théories "compensatoires" de la faute par un juste "vicaire" qui aurait
souffert à notre place, théories que nous avons épinglées la fois dernière. Là aussi on voit la Résurrection
comme confirmation après coup de l'"obéissance du Juste qui aurait "tenu" et bien joué son rôle,
l'essentiel de notre salut étant acquis par sa souffrance héroïque et sa mort.

"Le Christ est ressuscité". C'est le cri premier de la foi. C'est de ce cri qu'il faut partir pour
comprendre la vie, la mort de Jésus. Le Christ n'est pas ressuscité de n'importe quelle mort et seule la
Résurrection peut nous donné la clef pour comprendre cette mort. Toute aute compréhension ne serait
qu'outrageusement partielle.

Jésus est mort d'un conflit avant tout religieux avec ceux que nous considérons, nous
chrétiens, comme les chefs légitimes du peuple de Dieu légitime d'alors. Il a posé une question dont seule
sa Résurrection était la réponse. Il l'a posée dans un milieu, à des personnes qui pouvaient la comprendre.
Cette question était celle de sa prétention divine qui ne cadrait pas avec ce qu'on pensait de Dieu et qui,
pourtant, aurait dûe être entendue.

Certes Jésus n'a jamais dit: "Je suis Dieu, la deuxième persone de la Sainte Trinité,
consubstantiel à mon Père, dans l'Esprit-Saint". Certes... certes... Mais il a eu un comportement qui mettait
en évidence sa prétention à être l'égal de Dieu. Et il a eu ce comportement devant des personnes qui ne se
sont pas trompées sur sa signification. Et ce comportement scandaleux, nous le verrons était directement
en lien avec sa présence, sa proximité avec les pauvres, les souffrants et les pécheurs.

Sa mise à mort n'était pas alors avant tout une épreuve pour voir si c'était vrai ou une façon
de faire taire un gêneur encombrant. Il s'agissait d'une preuve irréfutable administrée au peuple que c'était
faux! Pour le comprendre il faut revenir à ce que nous avons dit du Dieu des vivants lors de notre examen
de la Parabole soi-disant du Bon Samaritain. Pour Israël, se faire l'égal de Dieu comme Jésus le faisait cela
voulait dire être le Vivant. Le mettre à mort c'était anéantir, nier par le fait même cette prétention devant
tous, ses adversaires, ses disciples et lui-même. Hors de cette perspective centrale on ne fait de la mort de
Jésus qu'une histoire édifiante mais finalement hélas banale dans notre monde de violence.

Hors de cette perspective, la Résurrection de Jésus est incompréhensible et abracadabrante.


Pourquoi alors les autres héros qui sont morts pour de justes causes ne sont-ils pas ressuscités? Faut-il
mettre cela sur le compte de la perfection morale qu'aurait atteinte Jésus et pas les autres martyrs de
toutes les justes causes? Mais en quoi consiste alors cette perfection? En outre quell est cette confirmation
que donne le Père de la justese du combat de Jésus et qui est si bizarrement affirmée? En effet la
Résurrection n'est accessible que dans la foi. Jésus ressuscité ne se montre jamais comme on se montrerait
à un huissier de justice. Il ne nargue pas ses anciens ennemis en montrant par sa Résurrection que c'était
lui qui avait raison et eux tort.Non! le voir c'est du fait même croire en lui. mais on n'est jamais contraint
de le voir. Etrange confirmation de la justesse de sa cause!!!

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Non la Résurrection de Jésus est unique parcequ'unique est la question qu'il pose. Cette
question c'est de savoir si oui ou non il est l'égal de Dieu. Mais quel est donc le comportement qui a rendu
cette question si pressante, si scandaleuse, si incontournable pour ses contemporains? Et peut-on
aujourd'hui en percevoir quelque chose de l'incisiveté en ayant une "pratique" comme celle qu'il a eue.

* Le scandale d'un homme de Dieu proche des pauvres et des


souffrants.
Christian DUQUOC qualifie la mort historique de Jésus d'ambigüe ("le messie" Tome 2
Cogitatio Fidei Cerf 1972 page 193 et suivantes). C'est à dire que "pour un juif fidèle son innocence n'allait
pas de soi". Il importe pour notre propos de nous arrêter à cette réalité et de l'approfondir. Je dirais même
de tâcher de la faire nôtre. Ne serait-ce que pour déniaiser notre foi. Et comme l'attitude de Jésus vis à vis
des souffrants et des pécheurs faisait scandale, il importe de l'examiner.

Selon DUQUOC "la mort de Jésus, suite à un procès qui est présenté comme odieux dans le cas
des Juifs, et lâche dans le cas des Romains, nous paraît être un crime, conséquence de la méchanceté des
chefs du peuple. La réalité est moins simple. Le procès de Jésus est l'issue naturelle d'un conflit qui remonte
au début de sa prédication ambulante. Les paroles et attitudes de cet homme, qualifié de prophète par les
uns et souçonné d'être le messie par les autres, ont dérouté et scandalisé. Dérouté parceque ni sa parole, ni
ses gestes ne s'accordaient à la tradition respectable reçue des ancêtres, maintenue et transmise par la
tradition officielle, par les anciens et les penseurs. Scandalisés, parceque des attitudes de Jésus offusquaient
profondément le respect de la Loi dont on faisait l'origine en Moïse, sinon en Dieu même. La liberté avec
laquelle Jésus parlait et agissait, sans référence légale et sans officielle, conduisit les responsables du Peuple
à un drame de conscience. II serait injuste de ne voir en eux que des hypocrites, des rapaces ou des
méchants. Grossir leur méchanceté ou leur hypocrisie nous innocente. Ils étaient bornés, incapables
d'imaginer un Dieu qui ne fut pas conforme à I'opinion régnante et qui'approuvât pas ce qui s'était toujours
dit et toujours fait. Ce qui serait conservatisme chez nous était chez eux religion, car ce qui s'étatt toujours
dit et fait avait une garantie divine: la Loi."

Le même auteur poursuit: "L'ambiguüé de la mort de Jésus tient à ce fait pa- radoxal pour
nous que Dieu n'était pas de façon évidente du côté de Jésus. Pour un procura- teur qui jugeait avec ironie la
pensée religieuse juive, iI était aisé de déclarer Jésus innnocent: il n'avait pas directement comploté contre
César, mais pour le Juif fidèle, l'innocence de Jésus n'allait pas de soi. Il bouleversait les fondements
idéologiques de la nation."

Et plus loin: "Est-ce à dire qu'il n'existait aucune préparation dans la Loi qui eût rendu possible
l'acceptation de la Parole de Jésus? Certes non, mais le retournement demandé à des esprits nourris d'un
seul commentaire était trop radical pour que la prédication seule l'opérât. Les paroles de Jésus ont été
entendues, elles correspondaient à un désir latent de la religion judaïque; trop de senlences s'accordent à
celles des Rabbis d'alors et aux phrases de la Bible pour qu'elles n'aient pas éveillé un écho. Mais par leur
correspondance à ce désir latent, elles provoquèrent une réaction de défense: rien ne conciliait cette
espérance venue des temps les plus lointains de la Bible et ce comportement étrange."

En quoi ce comportement de Jésus, problématique pour les hommes de son temps, comporte-
t-il une attitude parculière vis à vis des pauvres et des souffrants. Il faut éviter deux écueils ici:

- D'une part faire de l'attitude de Jésus vis à vis des souffrants le seul motif de l'agressivité qu'il
a suscitée. On réduit alors Jésus à un défenseur du peuple en butte aux puisssants du siècle.

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- D'autre part ne faire de la présence de Jésus aux souffrants qu'une philanthropie quasi
clientéliste par laquelle il aurait illustré la générosité seconde d'une doctrine avant tout théologique et
dont le soucis des pauvres et des souffrants n'était pas l'objet principal.

D'une part Jésus a agi et parlé comme s'il se prenait pour l'égal de Dieu:

- il a reformulé la Loi, attribut divin s'il en est, dans une attitude de fidélité et
d'accomplissement: "On vous a dit... et bien moi je vous dis..." .(Mt 5).

- il a non pas violé le sabbat, point central de la Loi et de l'identité juive, mais l'a resitué pour
l'homme".

- il a proclamé la proximité du Règne de Dieu, là aussi prérogative divine s'il en est.

- il a pardonné les péchés, ce que seul Dieu pouvait faire.

D'autre part, il a été proche des pauvres et des souffrants:

- comme guérisseur,

-comme accueillant les méprisés, Cananéenne, Samaritaine, Zachée, Pécheresse pardonnée et


aimante de Luc 7, identifiée par la tradition à Marie-Madeleine, etc...

Mais ce qu'il faut bien voir c'est qu'il s'est présenté comme étant non pas seulement l'un ET
l'autre mais l'un PARCE QUE l'autre. Cela culmine dans son fameux: "Heureux les pauvres (!..) Heureux ceux
qui pleurent". Dans la culture de son époque, (et pas seulement là si on y pense, mais pour tout croyant de
tout temps) être heureux c'est être en Dieu. (Ou alor c'est qu'on n'a pas vraiment le sens de Dieu). Or Jésus
n'a pas dit: "on peut aussi être heureux (c'est-à-dire en Dieu) et être pauvre, pleurer, ce dont tout le
monde aurait convenu. Il a dit: "pour être heureux (en Dieu) il faut être pauvre, pleurer".

Je ne suis pas sûr qu'on saisisse bien la radicalité de ce discours. Il est primordial de s'y arrêter
pour notre propos. Car cela veut dire que pour savoir qui est Dieu, il faut se situer vis à vis des pauvres et
des souffrants comme Jésus l'a fait. Or nous l'avons vu, à l'occasion de la lecture de la Parabole soi-disant
du Bon Samaritain, il y a une antinomie entre Dieu et la souffrance. Et pas seulement du temps de Jésus
mais de tout temps.

En effet la conception de Dieu dans un premier temps ne peut ne pas être, pour le croyant,
"pleine", positive. Il ne s'agit pas là seulement d'une conception archaïque de Dieu, même si c'est aussi le
cas. Il s'agit de l'expérience première de Dieu que, même en régime chrétien, on perçoit d'abord comme
étant maître de vie, appelant à un bonheur posiitif...

C'était, me semble- t-il, ce contre quoi se sont insurgés les adversaires de Jésus. En ce sens le
procès de Jésus n'est jamais fini, même en chaque chrétien. Surtout, même, en chaque chrétien. Car la
tentation est grande, pour le chrétien, d'édulcorer le tranchant de l'attitude de Jésus. Alors que celui qui
refusera d'adhérer à Lui à cause de cette apparence de perversion la mettra en avant pour justifier sa
position.

Devant cette radicalité de l'attitude de Jésus, se disant l'égal de Dieu et faisant de la


souffrance, par la proximité aux souffrants, comme un passage obligé vers Dieu la question est inévitable
"Y aurait-il de la souffrance en Dieu? Dieu souffrirait-il?"

* Dieu souffre-t-il?

48
Jésus a tellement pris au sérieux ses propres paroles qu'il est devenu lui-même un pauvre, un
souffrant. Comment ne pas redoubler de vigilance devant le tableau de Jésus en Croix qui est le symbole
central du christianisme! Comment ne pas voir l'énorme danger, en incitant à l'adorer, d'inciter à la
perversité, à l'exatation de la souffrance? De bonnes âmes s'émeuvent de temps en temps qu'on
éduquerait les enfants à la violence en leur achetant des jouets-armes à Noël. Salutaire interrogation. Mais
pense-t-on à ce qui est induit, génération après génération, dans l'incitation à adorer et à aimer un homme
nu souffrant le martyre sur un gibet! Rappelons nous que les premières générations chrétiennes n'ont pas
pu repré- senter le Christ en Croix. Et que, jusqu'aux XIVème-XVème siècles, le Christ en croix était
représenté comme glorieux. Il a fallu attendre le haut Moyen- Âge et la Renaissance pour le représenter
souffrant, voire mort sur la Croix.

Devant ce film d'horreur qu'est la Passion et l'impératif qui nous est fait d'aimer et d'adorer
néanmoins cet homme sanguinolent et pantelant, on s'est mis à penser que le Père lui-même souffrait.
Redoutable question qu'il nous faut aborder maintenant en citant assez longuement Pierre SEMPE dans la
fin de son article "Souffrance" dans le "Dictionnaire de Spiritualité".

"Jésus, souffre en silence et Dieu reste muet devant la souffrance de son Fils et celle des
hommes: c'est ce que, depuis les psaumes, on lui reproche souvent. Pourtant devant toute souffance, les
discours sont insupportables; comme les amis de Job, les donneurs de leçons sont odieux. La .souffance des
autres ne sert pas à se justifier, à prouver l'exactitude de ses prévisions, ni à démontrer ses thèses. Si Dieu
se tait, c'est sans doute qu'il souffre le premier.

La souffrance du Fils de Dieu est encore plus incompréhensible que la souffrance des hommes.
Très discret sur le sens qu'il donne à sa propre souffrance, Jésus s'en remet à la volonté de son Père. La
distinction des personnes dans la Trinité et la distribution traditionnelle des rôles entre elles attribue au
Père la toute-puissance et l'impassibilité et au Fils l'incarnation et la souffrance dans son humanité. Cette
clarté artificielle est peu satisfaisante. Coment concevoir qu'un Père tout amour sacrifie son Fils sans
souffrir lui-même? La souffrance est considérée comme une imperfection incompatible avec la toute-
puissance divine, mais devant la souffrance du Fils et celle des hommes, l'impassibilité attribuée au Père
apparaît comme une imperfection plus grave encore que la compassion.

Comme l'a remarqué UNAMUMO, si celui qui voit le Fils voit aussi le Père, en voyant la
souffrance du Fils, on voit la souffrance du Père: "Celui qui ne souffre pas et qui ne souffre pas parce qu'il ne
vit pas, c'est cet ens realissimum logique et glacé, c'est le primum movens, cet entité impassible, dont
l'impassibilité fait une pure idée. La catégorie ne souffre pas mais ne vit pas et n'existe pas comme
personne. Comment va naître le monde à partir d'une idée impassible? La souffrance est la substance de la
vie et la racine de la personnalité; car c'est seukment par la souffrance qu'on est une personne. Et elle est
universelle; ce qui nous unit tous les étres, c'est la souffrance, le sang universel ou divin qui circule en tous."
(M. de UNAMUNO, Del sentimiento tragico de la vida, Madrid, 1982, p.181).

En disant: "Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils, son unique...", Jean ne semble
pas envisager un amour impassible. Dieu n'est pas un souverain cruel, dont la justice, vindicative exigerait
du sang dans un sacrifice rituel; le sacrifice, c'est lui qui le fait en livrant son Fils aux hommes, et il est le
premier à en souffrir. On peut voir au musée du Prado un tableau de Greco, où le Père douloureux tient
dans ses bras, comme une pietà, le cadavre de son Fils. Dans 'La souffrance de Dieu' Paris, 1975), F. Varillon
a réunit divers textes de l'Ecriture et de Pères, de la philosophie et de la littérature qui vont dans le même
sens. La théologie de la libération insiste sur ce Dieu pauvre qui se veut vulnérable; il n'est pas le seul Fils de
la "kénose", mais le Dieu trinitaire. On peut trouver une étude lhéologique de la question dans le livre de J.
MOLTMANN, 'Le Dieu crucifié' (Paris, 1974, en particulier p.310-25) et en celui de J GALOT 'Dieu souffre-t-il?
(Paris, 1976)"

Néanmoins Pierre SEMPE pose la question décisive à l'issue de cette plaidoirie pour
l'affmnation que Dieu souffre: "Au sortir de la prison ou de l'hôpital, on ne saurait oublier ceux qui y sont
restés: si la béatitude devait faire partager aux saints l'impassibilité divine, on serait amené à dire comme
49
saint Thomas que "les saints se réjouiront des peines des impies en considérant l'ordonnance de la justice
divine pour ceux-ci, et leur libération personnelle, source de joie" (3a, sup. q. 94, art. 3). La vision d'un Dieu
vulnérable et compatissant, semble plus proche de l'Ecriture et plus satisfaisante pour le témoin des
souffrances des autres, dont la pitié se trouve ainsi valorisée. Il n'est pas certain qu'elle soit plus
réconfortante pour celui-là même qui souffre et qui désire avant tout la fin de sa souffrance: si Dieu souffre,
comment espérer en être un jour définitivement libéré, fût-ce par la mort?"3.

A la fin de cet exposé de Pierre SEMPE, se trouve donc ce qui me semble être la question
ultime: quelle est la place que tient celui qui parle de la souffrance de Dieu? N'y aurait-il pas, dans ma
volonté de voir Dieu avec moi qui compatis, un inavouable refus de mon impuissance devant la souffrance
de l'autre, une inavouable recherche d'être réassuré, un refus de me laisser déposséder?

Car effectivement si Dieu souffre, certes il apparaît comme compatissant, mais alors n'est-on
pas à tout jamais enfermé dans la souffrance quand bien même on serait en lui? C'est là qu'il faut prendre
la mesure de ce qu'on dit quand on parle des attributs divins. Pour citer le Catéchisme de l'Eglise
Catholique, il faut prendre conscience à la suite du Concile de Latran IV (Ds 806) qu'"entre le Créateur et la
créature on ne peut marquer tellement de ressemblance que la dissemblance entre eux ne soit plus grande
encore", et à la suite de Saint Thomas que "nous ne pouvons saisir de Dieu ce qu ll est, mais seulement ce
qu'il n'est pas, et comment les autres êtres se situent par rapport à Lui." (Catéchisme de l'Eglise Catholique
42).

Il me semble donc qu'il faut, sur cette question difficile de la souffrance de Dieu tenir que
"tout se passe comme si" Dieu était compâtissantt mais non point pâtissant. Certes c'est une aporie pour
notre esprit comme souvent, d'ailleurs, quand on se risque à réfléchir aux attributs de Dieu.

Par là me semble-t- il on peut tenir la double vérité que la souffrance est ce qui, dans notre
condition actuelle, est la plus prégnante des questions, mais qu'elle n'est liée qu'à notre édition actuelle
post-peccamineuse et pré-parousiaque. Oui la souffrance actuellement est scandaleuse, invinciblement
scandaleuse. Mais elle n'est pas la réalité première et ne fait pas partie de notre nature. Oui nous n'avons
pas été créés souffrants et nous ne serons pas à tout jamais souffrants. Et si, dans un certain sens, Dieu
souffre ça n'est certainement pas à cause d'une logique interne à ce qu'il est mais ça N'est QUE par amour
pour nous. Et comme l'amour est source de toute joie on peut se risquer à penser que l'Amour, qui est le
seul mouve- ment divin assume, transfigure la souffrance en Dieu en joie d'aimer.

Il nous est impossible, ici, de ne pas être quelque peu anthropomorphistes. Mais il nous est
impossible aussi de ne pas tâcher de comprendre. Encore une fois il ne s'agit pas ici de vouloir percer le
mystère de Dieu, il s'agit de dire en quoi tout se passe à nos yeux d'homme comme si Dieu transfigurait
dans son Amour la souffrance en joie. Certes nous ne savons de Dieu que ce qui est utile à notre
sanctification. Mais précisément il nous est donné de souffrir par amour et alors l'amour, mais non pas la
souffrance, nous transporte de joie. Ce faisant nous vivons dans la dynamique de Dieu. Il nous est donc
impossible de ne pas transposer en Dieu quelque chose de notre expérience. Restons lucides sur ce que
nous faisons mais ne craignons pas de le faire.

Nous naviguons ici sur des abîmes.. A vous de voir si cette formulation de Dieu compatissant
mais non pas pâtissant est parlante!!! Elle me semble, à l'heure qu'il est, la moins mauvaise possible!!! Elle
rejoint la conception traditionnelle du Dieu miséricordieux.

3C'est moi (AdV) qui souligne.

50
* Le Fils de Dieu miséricordieux,
inaugurant la création nouvelle.
On peut alors cerner un peu plus la logique de l'attitude de Jéus. Ce n'est pas par attrait
morbide qu'il a été proche des souffrants et qu'il a acceplé de souffrir lui-même, sans le désirer. C'est pour
rejoindre l'homme dans son drame. Ce faisant il "obéissait" au mouvement divin qui est Amour, celui-ci ne
pouvant pas ne pas être compassion, étant donné qu'il y a des souffrants, ce que Dieu n'a jamais voulu.

Si c'est l'Amour qui transfigure tout, alors on peut penser que le Christ, sans cesser de souffrir,
"comme homme" dit la Tradition, assumait déjà cette souffrance dans l'Amour source de toute joie,
"comme Dieu". Il me semble qu'on peut dire cela "avec crainte et tremblement" certes, mais sans nier ni le
réalisme de la souffrance de Jésus, ni la souveraineté avec laquelle il apparaît dans les Evangiles qu'il
aborde sa Passion et sa mort. En effet, même à Gethsémani, Jésus me semble toujours dire "je". Sa
personne ne me semble pas aliénée dans ces récits comme on peut voir que la suuffrance peut aliéner
parfois l'homme... Cela ne veut pas dire que Jésus n'ait pas assumé toute la souffrance humaine. Mais
mystérieusement il la transfigurait déjà.

Cet investissement de la souffrance par l'Amour, qui encore une fois est le mou- vement de
fond, le seul mouvement dans lequel Jésus a accepté de souffrir, est inauguration de la Création Nouvelle.
Oui si la souffrance peut être vécue par Amour, alors elle est vaincue par l'Amour. Alors est inaugurée la
Création Nouvelle, création sans souffrance. Car, nous l'avons vu au premier cours, la souffrance est défi à
la communication, elle est ou cassure ou dynamisme de la solidarité.

Il ne s'agit donc pas d'attendre l'inauguration définitive de cette Création Nouvelle par la
seconde venue du Christ pour en vivre. Oui quand le Christ a vécu la souffrance dans l'Amour, l'Amour l'a
"brûlée de son feu" pourrait-on dire. C'était la Création Nouvelle qui était là, seulement visible certes par
ceux qui communient à ce mouvement et à qui est donné d'en avoir quelque expérience, mais réellement
et authentiquement là.

Nous verrons la fois prochaine comment vivre de cette Création Nouvelle, comment
"compléter en nos corps ce qui manque aux souffrances du Christ pour son Corps qui est l'Eglise" (Col 1 24)

51
"Participants des souffrances du Christ."

Nous abordons maintenant un chapitre de notre réflexion qui peut sembler contredire ce que
nous avons dit d'emblée au tout début de ce cours: on ne peut pas parler à la place des souffrants, ni les
faire parler. "Les discours sur la souffrance sont rarement élaborés par ceux-là même qui souffrent. Ils sont
souvent l'œuvre de ceux qui sont en présence des souffrants". Ceux-ci, en effet, ou bien se taisent ou bien
se tiennent à ce point indicible où le blasphème le dispute en eux à quelque parole d'espérance sans qu'on
puisse en rendre compte de l'extérieur.

Or nous allons maintenant parler de la possibilité qui s'ouvre à celui qui souffre de vivre sa
souffrance en participant à celle du Christ, et même de l'appel qui est fait à tout homme de joindre sa
souffrance à celle du Christ. Est-ce à dire que nous renions ce que nous avons dit au début et que nous
voulons désormais apprendre aux souffrants comment souffrir? Certes non! On souffre comme on peut et
nul ne peut donner de leçons aux souffrants!!!

Mais nous pressentons, à cette étape de notre cheminement que l'homme, en Christ, et en Lui
uniquement, n'est plus seul dans la souffrance. Nous devinons une réponse à la question angoissante que
nous avions posée au début: la souffrance, cassure ou dynamisme de la solidarité? Elle a une réponse,
cette question, en Christ et finalement en Christ seulement. Il a fallu la poser, cette question, dans toute
son épaisseur angoissante. Il a fallu en explorer les tenants et les aboutissants culturels dans la modernité,
recherche désespérée d'un monde harmonieux, aujourd'hui menacée de désenchantement. Il a fallu
dessiner le visage du Christ "en qui toutes choses ont été créées" (Col 1 16) et qui assume en Lui toute la
création "qui gémit dans les douleurs de l'enfantement" (Rm 8 22). Il a fallu reconnaître en Lui Celui qui
"vainc la souffrance par l'amour" selon le titre IV de la lettre apostolique "Salvifici Doloris" de Jean-Paul II
du 11 Février 1984 (au moins dans la présentation qu'en font les "Editions du Centurion"). Il a fallu tout
cela pour tenter maintenant de dire qu'au Christ tout souffrant peut être présent et rejoindre en Lui le
dynamisme du monde en chantier, ce que Jean-Paul II ose appeler "le caractère créateur de la souffrance"
(SD 24).

Si donc c'est en Christ uniquement que, finalement, les souffrants ne sont plus seuls, nous ne
prétendons pas rejoindre ceux-ci en dehors de Lui. Nous ne prétendons pas les rejoindre préalablement à
la présence du Christ à eux, comme pour leur dire comment bien souffrir afin qu'ensuite, ainsi, ils
reconnaissent le Christ. Non! nous pressentons et nous essayons de comprendre en quoi le Christ leur est
déjà présent, en quoi Il est le seul qui finalement puisse leur être présent dans ce défi à la solidarité qu'est
la souffrance et nous Le cherchons en eux. Et nous sommes encouragés dans cette quête par la fameuse
scène du Jugement dernier de Mt 25: "J'avais faim... J'avais soif... J'étais nu... et vous m'avez nourri... vêtu".

En quoi donc peut-on "connaître le Christ avec la puissance de sa Résurrection et la


communion à ses souffrances, Lui devenir conforme dans sa mort afin de parvenir si possible à ressusciter
d'entre les morts" (Ph 3 10-11).En quoi pouvons-nous "compléter en notre chair ce qui manque aux
souffrances du Christ pour son corps qui est l'Eglise." (Col 1 24)? En quoi pouvons-nous dire à la suite de
Paul que "Jésus fait du monde un crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde" (Ga 6 14)? Bref
quelle est cette présence du Christ aux souffrants et la participation de ceux-ci à son mystère? C'est ce que
nous allons explorer maintenant. Nous le ferons principalement en compagnie de Jean-Paul II et de sa
lettre "Salvifici Doloris" et de Marie-Joseph LE GUILLOU, o.p. et de son livre "Du scandale du mal à la
rencontre de Dieu" (Paris 1991) Ce faisant nous affinerons notre compréhension de la souffrance du Christ.

Nous commencerons par un détours, la façon dont Job a pressenti la Résurrection de la chair.

52
I Job, le juste souffrant qui attend la révélation de Dieu
"dans sa chair" (Jb 19 26)
Il peut paraître paradoxal de commencer à étudier la présence du Christ aux souffrants en
parlant de Job. Pourtant le livre de Job témoigne, dans l'Ancien Testament, de la première attestation, du
premier pressentiment de la Résurrection. Nous ne lisons, nous autres chrétiens l'Ancien Testament qu'à la
lumière du mystère du Christ. C'est en fonction de Lui que nous voyons s'y dessiner petit à petit la
Révélation qui ne culmine qu'en Lui. Mais inversement, et c'est ce qui nous intéresse ici, l'Ancien
Testament est indispensable pour nous pour comprendre le Christ. Nous ne pouvons voir Celui-ci que si
nous voyons ses préfigurations en dehors desquelles Il est incompréhensible. Et pour le sujet qui nous
intéresse il est primordial de voir comment se dessine la première intuition de la Résurrection de la chair.
Si nous ne nous y arrêtons pas, nous risquons de ne pas comprendre la Résurrection du Christ elle-même,
et donc, nous l'avons dit, ses souffrances et sa présence aux souffrants.

a) Articulation souffrance - déni de culpabilité -


Résurrection
Or cette première appréhension de la Résurrection se fait dans un contexte où s'articulent de
façon originale la souffrance, la revendication de non culpabilité du souffrant et la "foi", pourrait-on dire,
en l'importance de la chair, comme constitutive de l'homme, de telle façon qu'il n'y aurait plus d'homme
s'il n'y avait plus de chair et si dans cette chair l'homme ne s'accomplissait pas c'est-à-dire ne voyait pas
Dieu. Or c'est du sein du déni de la dignité de la chair, déni provoqué par la souffrance que s'entrevoit, que
s'atteste le salut de la chair, la vision de Dieu dans la chair. De la façon dont nous comprendrons cette
triple articulation, souffrance-déni de culpabilité-intuition de la Résurrection, dépendra la façon dont nous
comprendrons l'originalité radicale du christianisme devant la souffrance. Originalité qui consiste en ce que
le christianisme s'acharne, malgré la souffrance, à ne pas considérer l'existence, liée à la chair, comme un
mal dont il faudrait se débarrasser pour accéder à un état meilleur, mais comme un bien inaltérable qui
sera sauvé.

Vous connaissez l'histoire de Job. C'est un homme juste à qui il arrive malheurs sur malheurs
et qui se trouve en butte au scandale de la souffrance. Je ne peux que vous encourager à vous laisser
introduire à son aventure spirituelle en lisant les chapitres deux et trois du petit livre de LE GUILLOU, "Du
scandale du mal à la rencontre de Dieu". D'une part Job interpelle avec véhémence Dieu. Il a les accents
quasi-blasphématoires que l'on retrouve chez les souffrants. Il s'affronte alors avec trois amis, théologiens
de la rétribution divine, selon laquelle sa souffrance serait châtiment de quelque faute proportionnelle à sa
dite souffrance. Or Job a beau s'examiner il ne trouve en lui que peccadilles qui ne justifient pas le malheur
qui s'abat sur lui.

C'est dans ce contexte qu'apparaît chez ce juste, souffrant injustement, la figure d'un "Goël",
d'un mystérieux "Rédempteur" qui lui donnera raison de telle façon que c'est dans sa chair, c'est-à-dire
dans tout son être qui serait dissous sans sa chair, qu'après sa mort, il verra Dieu (Jb 19 25-29). Il a fallu que
l'humanité en Job descende dans le scandale de la souffrance perçue comme indue pour que se dessine la
folie, folie toujours actuelle de la résurrection de la chair. Les versets qui expriment cette mystérieuse
intuition sont, certes, discutés par les exégètes. Et je n'ai pas la compétence ni l'autorité pour rentrer dans
cette discussion. La note de la Bible d'Osty donne un aperçu de ces difficultés. Néanmoins il est
généralement reçu qu'il s'agit là de la première intuition de la Résurrection de la chair dans l'Ancien
Testament. Au moins est-ce la position de Jean-Paul II dans Salvifici Doloris 14.

Retenons pour notre propos le lien que je crois pouvoir faire entre le refus de la souffrance
explicable, "nécessaire" comme châtiment divin, et l'espérance devenant comme folle jusqu'à oser penser
53
l'impossible, de voir Dieu dans sa chair. Comme s'il fallait ne pas se satisfaire de la nécessité de la
souffrance (ici en l'occurrence à cause du péché) pour pouvoir penser que l'existence charnelle a une
consistance propre telle qu'en dehors d'elle il n'y a plus d'homme et donc telle qu'elle peut permettre la
vision de Dieu, c'est à dire le plein accomplissement de l'homme.

On est loin donc de la conception de la Résurrection comme simple affirmation d'une survie
inéluctable de l'âme. Il s'agit de tout autre chose que de l'immortalité intrinsèque de l'âme. Il s'agit de
l'affirmation de l'innocence originelle de l'homme. Oui il faut percevoir une innocence fondamentale,
originelle de l'homme en sa chair pour penser la vision de Dieu en sa chair. Ce me semble être le nœud en
dehors duquel on ne comprendra rien à la Résurrection du Christ. Et cela n'a pu advenir que chez un Juif
car les Juifs avaient perçu que Dieu s'engage dans l'histoire, dans le monde, ce qui rendait concevable son
engagement dans la chair. Et chez un Juif qui protestait d'être innocent, non point dans l'absolu, mais eu
égard à la souffrance qui s'abattait sur lui et qui ne pouvait être "expliquée" à ses yeux par les théories
ambiantes de la rétribution.

b) Une explication de la souffrance


qui n'en épuise pas la compréhension.
C'est dire que si l'on doit maintenir la solidarité que nous avons développée entre l'homme, sa
chute et la chute du cosmos, il faut aussi ne pas réduire, radicaliser cette relation de cause à effet au point
de la considérer comme décisive, radicale, justifiant comme nécessaire la souffrance, de telle façon qu'on
ne devrait plus s'insurger contre elle et contre les explications nécessaires qu'on en donne. Quelles que
soient les relations de cause à effet que l'on peut établir entre la chute et la souffrance il ne faut jamais en
arriver à considérer celle-ci comme normale, inévitable, incontournable. Il ne faut jamais en arriver à s'en
faire une raison.

Si juste que soit la conception de la souffrance comme conséquence de la chute il faut dire
qu'on n'épuise pas là la compréhension de la souffrance. Cette compréhension est en effet de l'ordre de la
"nécessité" dont nous avons parlé avec Jüngel. Elle peut donc et elle doit laisser place à la possibilité d'un
événement "plus-que-nécessaire".

Car il s'agit, dans cette "explication nécessaire" du point de vue de celui qui s'est coupé de son
Créateur. Quant au Créateur, tout mystérieux et insaisissable qu'Il soit, on peut néanmoins affirmer qu'Il
n'a pas cessé d'avoir créé et de créer l'existence comme bonne. Et si on se tourne vers Lui, inévitablement
dans le quasi-blasphème, pour Lui demander raison, alors on entrevoit que Lui n'a pas cessé d'être ce qu'Il
est, qu'Il ne s'est pas mis à créer le monde, l'existence, la chair comme mauvais sous prétexte qu'on en a
mésusé. Se tournant vers le Créateur on cesse alors de ne se penser soi-même que comme déchu, que
comme membre du cosmos déchu. On s'inscrit, par le fait même qu'on crie vers le Créateur (fut-ce pour
récriminer contre Lui), contre la dynamique dans laquelle est tombé le cosmos quand l'homme s'est
détourné du Créateur. Mouvement spirituel où le blasphème et l'espérance sont indisécables, pour le
regard de l'homme, comme le recto et le verso d'une même feuille.

c) L'inéluctable combat spirituel


où apparaît la figure de Dieu comme personne
Et ce qui décidera de ce qui l'emportera du blasphème où de l'espérance c'est de savoir si ce
cri est vraiment lancé vers le Créateur, à la deuxième personne ("Tu"). Ou s'il est proféré à la troisième
personne, c'est-à-dire à propos du Créateur ("Il"). Car si on parle à la deuxième personne ("Tu") il peut
nous être donné que la majesté, la sainteté, les modernes diraient l'altérité, la subjectivité de Celui à qui on
s'adresse nous soit révélée. Non pas avant tout par quelque nécessité de fonctionnement mental de
54
l'homme, mais parce que le Créateur peut répondre, de par sa propre fidélité, à qui Lui dit "Tu" parce que
si vraiment on Lui dit "Tu" on se met en disposition de pouvoir L'entendre.

Par contre si on profère ce cri de blasphème-espérance à un tiers à propos du Créateur en


disant de Lui "Il", en prenant ce tiers (un ami, le monde, la postérité, l'histoire, la justice allégorisée et
personnifiée... que sais-je d'autre!) en témoin contre le Créateur, ou même comme les amis de Job pour
"défendre" Celui-ci, alors on Le chosifie, on Le réduit à ce qu'on en comprend en fonction de soi. Alors c'est
le blasphème qui risque de l'emporter parce qu'on ne se sera pas vraiment ouvert à Lui!!! C'est pourquoi
me semble-t-il Job évince ses amis qui parlent trop aisément de Dieu à la troisième personne, pour prendre
directement Dieu à témoin à la deuxième personne. Alors il lui est donné que Dieu lui fasse voir sa majesté
insaisissable. Telle me semble être la leçon de Job.

d) Raschower un Job de notre temps


Les Jobs juifs existent. Pour nous en rendre compte je vous propose d'écouter Jossel
RASCHOWER, Juif polonais mort au cours de la révolte du ghetto de Varsovie en 1943. Il avait déposé ce
testament dans une bouteille, et nous avons retrouvé ce texte admirable. Cette profession de foi
extraordinaire a été publiée sous le nom de "Testament dans la fournaise". Marie-Joseph LE GUILLOU, o.p.,
en cite quelques passages dans son livre. Notons en l'écoutant le passage du "il" (troisième personne
grammaticale) au "tu" (deuxième personne grammaticale):

"Si quelqu'un le trouve plus tard, il saura peut-être saisir les sentiments d'un juif, d'un de ces
millions de juifs qui sont morts; un Juif abandonné du Dieu auquel il croyait si intensément (...).

Lorsque je regarde les années passées, je puis dire, pour autant qu'un homme puisse témoigner
de quelque chose avec certitude: j'ai eu une vie magnifique. Ma vie fut autrefois bénie de bonheur. J'ouvrais
ma porte à tout homme dans le besoin et je trouvais le bonheur lorsque je pouvais rendre service à mon
prochain. J'ai servi Dieu dans un ardent abandon, et ma seule prière vers lui était de pouvoir le servir de tout
mon cœur, de toute mon âme, de toutes mes forces.

Mais il se passe maintenant quelque chose de très surprenant dans le monde: c'est le temps où
le Tout-Puissant détourne son visage des suppliants. Dieu a caché sa face au monde. Et c'est pourquoi les
hommes sont abandonnés à leurs passions sauvages. Il est très naturel, aux temps où ces passions règnent
sur le monde, que ceux-là soient les premières victimes en qui le divin et le pur sont demeurés vivants. Cela
ne signifie pas qu'un juif pieux accepte simplement le jugement comme il vient et dise: Dieu a raison, son
jugement est juste. Non je n'attends pas un miracle et je ne prie pas mon Dieu qu'il ait pitié de moi. Qu'il me
montre la même indifférence qu'il a montrée à des millions d'autres de son peuple; je ne suis pas une
exception et je n'attends pas qu'il m'accorde une attention. Je n'essaierai pas de me sauver moi-même; je
ne tenterai pas d'échapper d'ici.

Je crois au Dieu d'Israël, même s'il a tout fait pour briser ma foi en lui. Je crois à ses lois. Je me
courbe devant sa grandeur, mais je n'embrasserai pas le bâton qui me châtie. Je l'aime mais j'aime encore
plus sa loi.

Tu dis que nous avons péché. Je voudrais néanmoins que tu me dises s'il y a un péché sur terre
qui mérite un tel châtiment. Je te dis tout cela, mon Dieu, parce que je crois en toi, parce que je crois plus
que jamais en toi.

Mais je ne puis te louer pour les actes que tu tolères. Je meurs paisiblement mais non satisfait;
en croyant mais non en suppliant. J'ai suivi Dieu, même quand il m'a repoussé loin de Lui. J'ai accompli son
commandement même lorsque, pour prix de cette observance, il me frappait. Je l'ai aimé. J'étais et je suis
encore épris de Lui, même lorsqu'il m'a abaissé jusqu'à terre, m'a torturé jusqu'à la mort.

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Tu peux me torturer, mais je croirais en toi. Je t'aimerai toujours malgré toi. Et ce sont mes
dernières paroles, mon Dieu de colère: tu ne réussiras pas à me faire te renier. Tu as tout entrepris pour que
je tombe dans le doute. Mais je meurs comme j'ai vécu, dans une foi inébranlable en toi."

Ce cri de blasphème-espérance qui traverse le livre de Job, qui traverse ce "Testament dans la
fournaise" de RASCHOWER, trouvera écho dans la bouche du Christ dans le Psaume 21 dont la première
phrase est dite par le Christ en Croix. Psaume indissociablement de quasi-basphème au début et de
d'action de grâce à la fin. Psaume à la deuxième personne qui commence par dire "Mon": "Mon Dieu
pourquoi m'as-tu abandonné?"

e) L'autre qui rompt la nécessité


Le livre de Job dévie donc le regard de l'homme de ce qui, pour ne point être faux, n'est vrai
que du point de vue de la créature, du point de vue de la "nécessité", à savoir que la souffrance est la
conséquence de la chute. Mais ce point de vue, incontournable pour l'homme, n'est pas le seul. Si de ce
point de vue incontournable on se tourne vers le Créateur, on peut certes non pas adopter son point de
vue mais recevoir la Révélation de son insaisissabilité et aussi de sa réalité. Advient alors "l'événement
plus-que-nécessaire"

La souffrance devient dès lors, non plus seulement les stigmates de la chute, mais le lieu où,
du sein de la chute, on peut ne pas être enfermé dans cette chute. Le lieu où le quasi-blasphème peut se
muer en espérance si toutefois on ne laisse pas son regard être accaparé par l'inéluctabilité de la
souffrance trop bien "expliquée" par la chute. Lieu de combat spirituel qui sera celui du Serviteur Soufrant
d'Isaïe, préfiguration du Christ.

On peut déjà comprendre comment ce regard tourné vers le Créateur du sein de la souffrance
est participation à la création. Cela ne sera pleinement compréhensible qu'en Christ souffrant-ressuscitant
qui se reçoit du Père et en qui, donc, tout est créé et recréé. Mais c'est déjà compréhensible en Job. Celui-
ci se tourne résolument vers son Créateur, fut-ce pour l'apostropher avec véhémence. Il refuse les
explications trop partielles des ses amis qui l'invitaient à s'examiner, donc à ne tourner son regard que vers
lui-même fut-ce pour se reconnaître enfermé dans un verdict porté par Dieu, mais un verdict définitif et
clôt. En se tournant résolument vers son Créateur, Job s'est mis en position de créature et s'est mis en
position de pouvoir être créé.

Disposition spirituelle radicalement différente de celle de la modernité présumant qu'il n'y a


qu'harmonie dans le monde et que la dysharmonie n'est que ce qui n'est pas encore rationalisé, maîtrisé
par l'homme. En se situant résolument dans la dysharmonie, non pas de son propre mouvement mais en
en acceptant la prégnance, Job part de ce qui est, de ce qui est scandaleux, certes, mais de ce qui est
incontournablement réel. Et il affronte ce drame sans le présumer résolu, fut-ce dans un avenir radieux...

La liberté de Job ne se situe donc pas dans une vulnérabilité consentie à la souffrance. Ce sera
le fait du Serviteur Souffrant puis celui du Christ. Mais la liberté de Job se trouve dans son courage et son
authenticité à prendre à bras le corps la situation qui lui est faite. Mais parce que cette confrontation s'est
ouverte sur la théophanie, sur la Révélation du créateur, certes tout différent, mais réellement présent et
répondant, la souffrance devient le lieu où la rencontre entre le Créateur et la création est possible.

Nous sommes là aux antipodes de l'anthropologie grecque de l'immortalité de l'âme où


l'homme attend d'une libération de l'existence sa véritable authenticité. Cette anthropologie me semble
être aussi celle du bouddhisme et de l'attente d'un nirvana où seraient calmées les passions de l'âme. Pour
comprendre la folie de la Résurrection (et de la création puisqu'il s'agit de la même attitude de se recevoir
d'un autre) il faut à la fois ne pas tricher avec la réalité du mal et de la souffrance et refuser tout salut de

56
l'homme dans quelque évasion, le castrant de sa condition charnelle. Tentation permanente de la foi qui
est toujours exposée à concevoir le salut comme désincarnation et désolidarisation d'avec le cosmos.

C'est au décours de la captivité à Babylone, souffrance par excellence pour les juifs pieux que
se dessine la figure du Serviteur Souffrant, qui non seulement souffre mais souffre pour les autres, à la
place des autres, mais de façon bien différente de ce qui en a été compris dans les théories de la
compensation vicaire dont nous avons parlé avec François VARONE.

II Le Serviteur Souffrant "qui porte les péchés des


multitudes" (Is 53 12)

a) Une préfiguration du Christ


Revenant de l'Exil, Israël est confronté à la plus grande épreuve qui soit quant à sa
compréhension de l'attitude de Yahvé. Le chant du Serviteur de Yahvé donne une interprétation de l'action
de Yahvé dans l'histoire qui peut nous faire tomber dans l'odieux que nous avons dénoncé avec François
VARONE. Pourtant, comme pour Job, la compréhension de ce passage, que la liturgie du Vendredi Saint
associe au devenir du Christ, est incontournable si nous voulons comprendre la souffrance du Christ et la
façon dont les souffrants peuvent y être associés.

A trois reprises, au moins, le Nouveau Testament cite explicitement le passage du Quatrième


Chant du Serviteur, deux fois en identifiant clairement Jésus au Serviteur mystérieux: Mt 8 16-17: "Le soir
venu on amena à Jésus beaucoup de possédés; par sa parole il en chassa les esprits et guérit tous ceux qui
étaient malades. Ainsi devait s'accomplir l'oracle du prophète Isaïe: "Il a pris nos infirmités et s'est chargé
de nos maladies" (Is 53 5)"; et Lc 22 37 (et son parallèle en Marc, Mc 15 28): "Il faut que s'accomplisse en
moi cette parole de l'Ecriture: "Il a été mis au rang des scélérats" (Is 53 12)" Une troisième fois en
identifiant plus indirectement Jésus et le Serviteur: Ac 8 31-35: "L''Eunuque invita Philippe à monter et à
s'asseoir près de lui. Le passage de l'Ecriture qu'il lisait était le suivant: "Comme une brebis il a été conduit à
la boucherie; comme un agneau muet devant celui qui le tond, ainsi il n'ouvre pas la bouche. Dans son
abaissement la justice lui a été déniée. Sa postérité qui la racontera? Car sa vie est retranchée de la terre"
(Is 53 7-8) S'adressant à Philippe, l'eunuque lui dit: "Je t'en prie, de qui le prophète dit-il cela? De lui-même
ou de quelqu'un d'autre?" Philippe prit alors la parole et partant de ce texte de l'Ecriture, lui annonça la
Bonne Nouvelle de Jésus."

D'autre part le thème de Serviteur fait partie de la titulature de Jésus (par exemple: Ac 3 13;
Ac 3 26). Et il est fait plusieurs allusions à se passage dans le Nouveau Testament, par exemple: 1P 2 24-25;
2 Co 5 21; Ga 3 13; Rm 4 25.

b) Une souffrance vicaire qui peut être mal comprise.


La réalité de la souffrance vicaire du Serviteur de Yahvé est clairement affirmée dans ce
poème, qui est suffisamment court pour que nous le relisions ici: Is 52 13-53 12. "Frappé par Dieu (4)...
transpercé à causes de nos crimes (5)... Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures
nous trouvons la guérison (5)... Yahvé fait retomber sur lui nos fautes à nous (6)... Yahvé a voulu l'écraser
par la souffrance... s'il offre sa vie... par lui la volonté de Yahvé s'accomplira (10) Par sa connaissance, le
juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s'accablant lui-même de leurs fautes (11)" Que voilà de
quoi satisfaire amplement à l'image d'un Dieu vindicatif et vengeur, sadique et repu de souffrances
compensatrices.

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Et de fait si nous oublions Job nous risquons de tomber dans une telle lecture. Mais si nous
avons saisi en quoi la souffrance est l'occasion pour le croyant de se tourner vers son Créateur et de
vaincre ainsi déjà la désespérance, alors nous pouvons saisir en quoi le combat spirituel vécu dans la
souffrance peut être une "connaissance" qui "justifie la multitude" (11) car en ce combat se rétablit la
créature comme créature et triomphe ainsi la création. La fécondité pour la multitude du combat spirituel
du souffrant me semble une première intuition de la communion des saints.

En dehors de cette perspective on risque de tomber dans l'imaginaire d'une souffrance


automatiquement salvatrice, ce qui est de l'apologie perverse de la souffrance en tant que telle. La
souffrance n'est pas salvatrice en elle-même, elle est le lieu inéluctable d'un combat spirituel dans lequel
nous pouvons nous ouvrir à notre Créateur.

Dans le cadre de ce cours on peut comprendre quelque chose de ce combat spirituel dans la
souffrance en nous souvenant de ce que JÜNGEL appelle "l'expérience avec l'expérience": "Face à la
possibilité du non-être l'homme fait de son être une expérience qualitativement nouvelle (...) expérience qui
peut se concrétiser comme angoisse ou comme reconnaissance" Et l'expérience de reconnaissance "ne peut
pas être provoquée mais n'est possible qu'en tant que conséquence d'un événement que l'on nomme en
théologie la révélation de Dieu" (cf premier chapitre de ce cours). De même nous pouvons nous souvenir
de ce que nous avons dit du passage de l'"accablement" à la "gratuité" dans le "cheminement d'un chrétien
en contact avec les souffrants" du troisième chapitre ce cours.

Alors on peut comprendre l'articulation entre l'initiative de Dieu et la liberté du sujet, deux
éléments qui apparaissent dans ce Quatrième Chant du Serviteur. En effet d'une part c'est "Yahvé" qui "fait
retomber sur son Serviteur les crimes de nous tous" (verset 6), c'est "Yahvé" qui "s'est plu à l'écraser par la
souffrance" (verset 10). Et pourtant c'est le Serviteur qui "offre sa vie en expiation" (verset 10), c'est lui qui
"s'accable lui-même des fautes des multitudes" (verset 11), c'est lui qui "s'est livré lui-même à la mort"
(verset 12).

c) Récapitulons ...
Récapitulons ce que nous pouvons comprendre de cette articulation:

- D'une part la souffrance par essence ne peut pas être voulue par celui qui souffre. Elle ne peut
spontanément être que subie et même repoussée. Voir l'attitude de Jésus à Gethsémani: "S'il est
possible! Que ce calice passe loin de moi!" (Mt 26 39).

- De l'intérieur de cette expérience de souffrance subie et rejetée peut être vécue une expérience qui,
reprochant au Créateur cette souffrance à l'instar de Job 30 20-23 et du Psaume 44 (43) 10, est
orientation du regard vers le Créateur et vers personne d'autre ("Tu" et non pas "Il") et non pas
ressassement de son malheur, repli sur soi, réaction spontanée dans la souffrance. A ce niveau la
souffrance est perçue comme venant du Créateur.

- Alors, comme une grâce, peut être reconnue la Sainteté du Créateur (Job 40), expérience non pas
provocable mais recevable et pourtant sur laquelle on "peut compter" au nom de la fidélité de l'Eternel.
Ces deux dernières "étapes" resituent le souffrant comme créature, le réinsère dans le dynamisme de la
création. Elles le dépassent donc de toutes parts. Elles sont "connaissance" (Is 53 11) qui, relevant de la
création, rejoint les "multitudes" dans ce qu'elles sont le plus fondamentalement, des créatures, et peut
donc être vécue en solidarité fondamentale avec elles (première ébauche de la communion des saints).

-C'est alors, et alors seulement du sein de ce mouvement de re-création, que le souffrant peut souffrir non
plus seulement passivement, mais activement. Mais il me semble qu'il ne vit sa souffrance activement
que dans ce retournement, dans cette "justification" (Is 53 11) (on pourrait dire ce réajustement) dont
la souffrance est la voie qu'il n'avait jusqu'alors que subie. Ce n'est qu'en fonction de ce que la
58
souffrance a permis comme retournement re-créateur, comme réajustement et redécouverte de sa
création, que l'homme peut souffrir activement, librement.

Voilà comment, me semble-t-il, on peut articuler initiative divine, liberté humaine et


"substitution vicaire" dans la souffrance. S'ouvre alors pour le chrétien la Révélation que le Fils de Dieu vit
Lui-Même ce passage, cette Pâques et que c'est alors en Lui qu'il la vit.

III "Compléter en sa chair ce qui manque aux souffrances


du Christ pour son corps qui est l'Eglise" (Col 1 24)
C'est donc Paul qui fait se rejoindre dans une synthèse profondément cohérente ce que nous
avons essayé de penser d'un même mouvement tout au long de ce cours: "Présence aux souffrants,
Présence au Christ, Présence au monde en chantier c'est à dire à la création". C'est lui qui a développé, de
façon la plus conséquente l'importance de l'union au Christ dans son mystère de Passion-Résurrection pour
être présent au monde, à la création. Ainsi que le dit la note de la Bible de Jérusalem accompagnant
Romains 8 19: "Le monde matériel, créé pour l'homme, en partage la destinée. Maudit en raison du péché
de l'homme, Gn 3 17, il se trouve actuellement dans un état violent: "vanité", "servitude de la corruption",
vv 19-22. Mais comme le corps de l'homme, destiné à la gloire, il est objet de Rédemption, vv. 21, 23; il
participera lui aussi à la "liberté" de l'état glorieux, v 21. La philosophie grecque voulait libérer l'esprit de la
matière considérée comme mauvaise; le christianisme libère la matière elle-même. Même extension du
salut au monde non humain (spécialement au monde angélique) en Col 1 20; Ep 1 10; 2P 3 13; Ap 21 1-5.".
Il nous faut maintenant développer cette cohérence en espérant que ce cours aura contribué à montrer la
prégnance encore actuelle de cette philosophie grecque, notamment dans l'effort de la modernité de
maîtriser cette matière sans en pénétrer la vulnérabilité à la négativité à la suite de l'homme blessé.

Paul a rencontré le Christ souffrant en ses membres que lui, Paul, faisait souffrir. C'est le
chemin de Damas et le "pourquoi me persécutes-tu?" de Ac 9 4. Désormais toute souffrance, pour Paul est
comprise dans celle du Christ et des membres de son Corps qui souffrent avec Lui, en Lui. Toute
souffrance, même celle de la "création qui gémit dans les douleurs de l'enfantement, attendant la
Révélation des Fils de Dieu" (Rm 8). Et ce n'est que si nous parvenons à vivre comme lui cette unité de
toute souffrance cosmique comme assumée en Christ que nous pourrons être véritablement présents aux
souffrants certes, mais aussi aux gémissements cosmiques (Rm 8). Et que nous pourrons participer, mais
en le critiquant et en le renouvelant, à l'effort moderne de "maîtrise" de la création. Non point en voulant
la dominer comme l'homme moderne. Mais en étant témoins, prophètes, en son sein, de "la terre nouvelle
et des cieux nouveaux" (Ap 21 1) qui y sont inaugurés dans le corps ressuscité du Christ et en ses arrhes
qu'est son Corps eucharistique et son Corps ecclésial.

Cela demande de renouveler profondément notre regard, notamment en ce qui concerne ce


Corps du Christ qu'est l'Eglise et à l'édification duquel Paul dit contribuer par ses souffrances, participation
à celles du Christ. Il nous faut donc considérer à nouveaux frais les souffrances du Christ, la façon dont elles
inaugurent un monde nouveau, une création nouvelle, et comment le disciple peut contribuer, par ses
souffrances, à ce mouvement, spirituel et matériel en même temps.

a) Les souffrances du Christ, lieu où s'inaugure


une création nouvelle. (Ph 2 5-11)
Nous avons déjà parlé des souffrances de Jésus. En voyant pourquoi Jésus a souffert, en quoi
ce qui était en jeu était sa prétention scandaleuse à être l'égal de Dieu tout en ayant un comportement
contradictoire en côtoyant ce qui était contraire à Dieu, la souffrance, le péché, la négativité dans le
monde. C'était une considération historique. Essayons de comprendre maintenant comment la réflexion et
59
l'expérience de Paul comprend cette souffrance comme récapitulant toute souffrance au delà de celle
factuelle qu'a vécue Jésus de Nazareth. Lisons les hymnes pauliniennes aux Philippiens (Ph 2 5-11) et aux
Ephésiens (Ep 1 3-14). S'y articulent trois éléments: la Seigneurie du Christ, la proclamation de cette
Seigneurie et la constitution, du fait de cette proclamation de l'Eglise, Corps du Christ. Ce qu'il faut bien
voir est que la proclamation de la Seigneurie du Christ n'est pas, pour Paul, seulement déclamatoire, elle
est attestataire, elle est renouvellement de ce qu'a vécu le Christ par le disciple en ce qu'il se met en jeu,
s'engage radicalement, se vulnérabilise dans sa proclamation. (2 Co 6 4)

C'est l'hymne aux Philippiens qui reprend au plus près le mouvement du Serviteur Souffrant
d'Isaïe. Mouvement de kénose et d'exaltation. La réflexion sur Job et le Serviteur Souffrant d'Isaïe nous ont
permis de comprendre quelque peu, je l'espère ce mouvement. Mais il faut saisir ici la radicalité de la
Seigneurie du Christ qui est affirmée sur "tout (...) sur la terre et aux enfers" (10). Ce n'est que s'y l'on
comprend la "condition divine" de Celui qui est abaissé et exalté que l'on peut comprendre qu'Il embrasse
tout dans son mouvement. Cette "condition divine" était ce qui était en cause dans le procès de Jésus. Mais
les conséquences en ont été tirées par Paul. Ecoutons Jean-Paul II ( Salvifici Doloris 17): "Si la souffrance se
"mesure" en fonction du mal enduré, les paroles du prophète (Isaïe) nous permettent de comprendre la
mesure du mal et de la souffrance dont le Christ s'est chargé. On peut dire que c'est une souffrance de
"substitution"; mais elle est surtout une souffrance de "Rédemption". L'Homme de douleur de cette
prophétie est vraiment "l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde". Dans sa souffrance, les péchés
sont effacés précisément parce que lui seul, comme Fils unique a pu les prendre sur lui, les assumer avec un
amour envers le Père qui surpasse le mal de tout péché; en un certain sens il anéantit ce mal dans l'espace
spirituel des rapports entre Dieu et l'humanité, et il remplit cet espace avec le bien.

Nous touchons ici la dualité de nature d'un unique sujet personnel de la souffrance
rédemptrice. Celui qui par sa passion et sa mort sur la Croix, opère la Rédemption est le Fils unique que Dieu
a "donné". Et en même temps, ce Fils de même nature que le Père souffre en tant qu'homme. Sa souffrance
a des dimensions humaines, elle a aussi - à un degré unique dans l'histoire de l'humanité - une profondeur
et une intensité qui, bien qu'humaines, peuvent être également une profondeur et une intensité
incomparables de souffrance du fait que l'Homme qui souffre est en même temps le Fils unique: "Dieu de
Dieu". Lui seul par conséquent -lui, le Fils unique- est capable d'étreindre l'étendue du mal contenu dans le
péché de l'homme: dans tout péché et dans le péché "total", selon les dimensions de l'existence historique
de l'humanité sur la terre."

Il ne s'agit pas ici de faire du dolorisme en s'appesantissant sur l'intensité de la souffrance du


Christ. Une fois qu'on a dit qu'elle est incomparable on a tout dit et, en toute rigueur de termes, on ne
peut plus que se taire sur ce sujet. Il s'agit de comprendre comment le Fils Unique étreint, du fait même,
toute l'étendue du mal et de la souffrance. Et ce n'est ainsi que parce qu'il est Dieu et qu'Il souffre à cause
du déni de sa divinité par ceux qui le font souffrir. En sa souffrance est en balance la réalité ou non de sa
divinité pour tous ceux qui voient pourquoi Il souffre, adversaires et disciples.

Ce faisant s'inaugure effectivement en Lui et en Lui seul, quand Il se tourne du sein de sa


souffrance vers son Père, la Nouvelle Création. Ce qui était esquissé, signifié chez Job et le Serviteur
Souffrant, est effectif, est réalisé par Celui qui seul peut aller à la racine du conflit entre le blasphème et
l'espérance, entre "l'angoisse et la reconnaissance" selon Jüngel. Dès lors tout combat spirituel, du sein de
la souffrance, est participation au combat du Christ: "S'il est possible que ce calice passe loin de moi. Mais
non pas ce que je veux mais ce que tu veux" (Mt 26 39). "Maintenant mon âme est troublée. Et que dire?
Père sauve moi de cette heure? Mais c'est pour cela que je suis arrivé à cette heure." (Jn 12 27). Nulle
négation de la souffrance, nulle "consolation" facile, nul stoïcisme pseudo-héroïque dans l'attitude du
Christ. Mais la solitude des souffrants à tout jamais vaincue. (Ce qui peut certes avoir quelques
conséquences consolatrices). Et avec eux, en Christ, c'est la création qui à nouveau se reçoit de son
Créateur.

60
b) Le Christ "tête du Corps,
c'est-à-dire de l'Eglise". (Ep 1 18)
Pour l'hymne aux Ephésiens le Christ est Celui "en qui toutes choses ont été créées" (Ep 1 16).
Et Il est du fait même "la Tête du Corps, c'est-à-dire de l'Eglise" (Ep 1 18). Le lien entre la Création Nouvelle
et l'Eglise est fondamentale. Par le baptême, nous avons été "ensevelis avec le Christ-Jésus (...) afin que,
comme le Christ est ressuscité d'entre les morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie
nouvelle. Car si c'est un même être avec le Christ que nous sommes devenus par une mort semblable à la
sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable." (Rm 6 4-5).

Nous sommes sans doute trop intoxiqués par une certaine revendication typiquement
moderne de pouvoir connaître le Christ sans l'Eglise, ou à la rigueur malgré l'Eglise, malgré "l'institution-
Eglise" comme on dit, pour comprendre et vibrer à cette vérité paulinienne qu'en "devenant conformes au
Christ dans la mort, afin de parvenir si possible à ressusciter d'entre les morts" (Ph 3 10-11) nous sommes
du fait même, membres de son Corps, c'est-à-dire de l'Eglise. Nous sommes trop intoxiqués
d'individualisme et de revendication de la dignité de l'individu non pas dans, mais devant voire contre le
groupe pour comprendre et vibrer que du fait même qu'on souffre avec le Christ "afin de ressusciter si
possible avec Lui", on est d'Eglise, membres de son Corps.

Sans doute pour vaincre ce malaise faut-il relire les chapitres de Lumen Gentium 13 à 16 pour
voir en quoi "ceux qui ne connaissent pas l'Evangile" sont "ordonnés au Peuple de Dieu" (LG 16). Ce dont il
s'agit, c'est de se rendre compte qu'on n'adhère pas à l'Eglise comme on adhère à une association, par une
décision entièrement consciente, maîtrisée, après accord de la personne extérieure au groupe aux
objectifs de ce groupe. Non! on est saisi par le Christ dont le dynamisme traverse le monde et l'histoire en
cette réalité qu'est l'Eglise, à la fois mondaine et historique et différente du monde et de l'histoire.

"Le mystère de l'Eglise - de ce corps qui complète aussi en lui-même le corps crucifié et
ressuscité du Christ- indique l'espace dans lequel les souffrances humaines complètent les souffrances du
Christ. C'est dans ce domaine, dans cette dimension de l'Eglise-corps de Christ se développant
continuellement dans l'espace et dans le temps, que l'on peut penser à "ce qui manque" aux épreuves du
Christ et que l'on peut en parler. L'Apôtre, du reste, le met clairement en relief quand il parle de compléter
"ce qui manque aux épreuves du Christ pour son corps qui est l'Eglise."

L'Eglise, qui puise sans cesse aux sources infinies de cette Rédemption, en introduisant cette
Rédemption dans la vie de l'humanité, est précisément la dimension dans la quelle la souffrance
rédemptrice du Christ peut être complétée par la souffrance de l'homme. Cela met en relief la nature à la
fois divine et humaine de l'Eglise. La souffrance semble relever en quelque sorte des caractéristiques de
cette nature. Et c'est pourquoi aussi elle a une valeur spéciale aux yeux de l'Eglise. Elle est un bien, devant
lequel l'Eglise s'incline avec vénération, dans toute la profondeur de la foi avec laquelle elle accueille en elle-
même l'inexprimable mystère du corps du Christ." (SD 24)

Il ne s'agit donc pas d'"annexer" les souffrants dans l'Eglise mais que l'Eglise "s'incline", aux
dires de Jean-Paul II, devant le mystère qu'ils vivent. Car en eux est en jeu le devenir de l'Alliance entre
Dieu et l'humanité et le devenir de toute la création. C'est ce qu'il faut comprendre dans la fameuse
"option préférentielle pour les pauvres". Il ne s'agit pas de faire du marketing vers un groupe social dont on
aurait pitié, parce que délaissé par tout le monde. Il s'agit que l'Eglise se ressource elle-même près de ceux
qui vivent le mystère qu'a vécu le Christ, sa Tête. L'Eglise devient donc elle-même quand elle est en
présence des souffrants.

En ce sens l'Eglise, qui devient elle-même quand elle est en présence des souffrants, est le seul
lieu où on peut comprendre que la souffrance des hommes "complète" celle du Christ. "Voici en effet que
celui qui souffre en union avec le Christ -comme l'Apôtre Paul endure ses "tribulations" en union avec le
Christ - non seulement puise dans le Christ la force dont nous avons parlé précédemment mais aussi
61
"complète" par sa souffrance "ce qui manque aux épreuves du Christ". Dans ce contexte évangélique est
mise en relief, de façon particulière, la vérité sur le caractère créateur de la souffrance. La souffrance du
Christ a créé le bien de la Rédemption du monde. Ce bien en lui-même est inépuisable et infini. Aucun
homme ne peut lui ajouter quoi que ce soit. Mais en même temps, dans le mystère de l'Eglise qui est son
corps, le Christ, en un sens a ouvert sa souffrance rédemptrice à toute souffrance de l'homme. Dans la
mesure où l'homme devient participant des souffrances du Christ - en quelque lieu du monde et à quelque
moment de l'histoire que ce soit -, il complète à sa façon la souffrance par laquelle le Christ a opéré la
Rédemption du monde.

Cela veut-il dire que la Rédemption accomplie par le Christ n'est pas complète? Non. Cela
signifie seulement que la Rédemption, opérée par la force de l'amour réparateur, reste constamment
ouverte à tout amour qui s'exprime dans la souffrance humaine. Dans cette dimension -dans la dimension
de l'amour - la Rédemption déjà accomplie totalement s'accomplit, en un sens constamment. Le Christ a
opéré la Rédemption entièrement et jusqu'à la fin; mais en même temps il n'y a pas mis un terme: dans la
souffrance rédemptrice par laquelle s'est opérée la Rédemption du monde, le Christ s'est ouvert dès le
début, et il s'ouvre constamment, à toute souffrance humaine." (SD 24)

Comme à chaque fois que nous tâchons d'approfondir le mystère de l'Eglise, la réflexion sur le
mystère de Marie nous est d'un grand secours, dans l'esprit de ce qu'en dit Lumen Gentium &60-69. En
Marie Dieu a associé intiment l'humanité non seulement à l'incarnation, mais aussi à tous les "mystères"
(au sens où le Rosaire parle de "mystères") du Christ. En Marie l'humanité n'est pas seulement bénéficiaire
du don de Dieu, elle participe intimement non seulement à la chose donnée (premier sens du mot don)
mais aussi au mouvement, au dynamisme, au processus parlesquels la chose est donnée (deuxième sens
du mot don).

L'Eglise comme cette part de l'humanité qui, à la suite du Christ, se tourne vers le Père, malgré
les dénégations de sa puissance amoureuse, cette Eglise naît donc en permanence de ce mouvement, de
ce retournement de l'homme. Là donc et là seulement, il n'y a pas de concurrence entre quelque homme
que ce soit et le Christ, entre l'homme et Dieu. Il y a fécondité de la Rédemption du Christ.

Je vous propose maintenant d'illustrer cette fécondité ecclésiale de la souffrance par la lecture
de quelques pages de Thérèse de Lisieux.

IV Thérèse MARTIN: "répandre le sang du Christ sur les


âmes" (Manuscrit A 45 verso).
Il y a cette année cent neuf ans qu'un fait divers banal et odieux a eu lieu: le triple assassinat
commis par un dénommé Pranzini, la nuit du 16 au 17 Mars 1887. On n'aurait jamais souvenir aujourd'hui
de cet événement, insignifiant en lui-même, si une gosse de quatorze ans, inconnue de tous les
protagonistes de cette histoire, ne l'avait saisi et vécu intensément, en secret.

Thérèse Martin a vécu à cette occasion une résonance à la souffrance du monde que je vous
propose d'étudier. Notre fin de siècle est bien différente de la sienne. C'est surtout la technique, la science,
le vertige de la toute-puissance qui nous tentent. A moins que déjà le dénigrement excessif du
développement économique, scientifique et technique, parce que nous aurions oublié que celui-ci est bon
en lui-même, ne nous fasse errer dans un spiritualisme frelaté. Seul un authentique amour de ceux qui
souffrent, des pauvres, pourra nous sauver de ces deux risques majeurs. Et je crois que cette histoire de
Thérèse et de Pranzini garde jalousement le secret de l'authentique communion à ceux qui souffrent. Si on
n'exploite pas ce secret, si on ne désensable pas cette source, c'est l'engagement dans le monde qui risque
de se casser. Dans cette histoire avec Pranzini, Thérèse montre un engagement passionné, un
tempérament de gagneuse, d'audacieuse, ce qui est l'authentique sens de la spiritualité.

62
a) Le texte
Ecoutons Thérèse dans son Manuscrit Autobiographique A (feuillets 44-46):

"Si le Ciel me comblait de grâces, ce n'était pas parce que je le méritais, j'étais encore bien
imparfaite; j'avais, il est vrai, un grand désir de pratiquer la vertu, mais je m'y prenais d'une drôle de façon,
en voici un exemple: Etant la dernière, je n'étais pas habituée à me servir. Céline faisait la chambre où nous
couchions ensemble et moi je ne faisais aucun travail de ménage; après l'entrée de Marie au Carmel, il
m'arrivait quelque fois pour faire plaisir au Bon Dieu d'essayer de faire le lit, ou bien d'aller en l'absence de
Céline rentrer le soir ses pots de fleurs; comme je l'ai dit, c'était pour le Bon Dieu tout seul que je faisais ces
choses, ainsi je n'aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas! il en était tout autrement, si Céline
avait le malheur de n'avoir pas l'air d'être heureuse et surprise de mes petits services, je n'étais pas
contente et le lui prouvais par mes larmes... J'étais vraiment insupportable par ma trop grande sensibilité;
ainsi s'il m'arrivait de faire involontairement une petite peine à une personne que j'aimais, au lieu de
prendre le dessus et de ne pas pleurer, ce qui augmentait ma faute au lieu de la diminuer, je pleurais
comme une Madeleine et lorsque je commençais à me consoler de la chose elle-même, je pleurais d'avoir
pleuré... Tous les raisonnements étaient inutiles et je ne pouvais arriver à me corriger de ce vilain défaut.

"Je ne sais comment je me berçai de la douce pensée d'entrer au Carmel, étant dans les langes
de l'enfance!... Il fallut que le Bon Dieu fasse un petit miracle pour me faire grandir en un moment et ce
miracle il le fit au jour inoubliable de Noël; en cette nuit lumineuse qui éclaire les délices de la Trinité Sainte,
Jésus, le doux petit Enfant d'une heure, changea la nuit de mon âme en torrents de lumière... En cette nuit
où Il se fit faible et souffrant pour mon amour, Il me rendit forte et courageuse, Il me revêtit de ses armes et
depuis cette nuit bénie, je ne fus vaincue en aucun combat, mais au contraire je marchai de victoires en
victoires et commençai pour ainsi dire, "une course de géant!..." La source de mes larmes fut tarie et ne
s'ouvrit depuis que rarement et difficilement ce qui justifia cette parole qui m'avait été dite: "Tu pleures tant
dans ton enfance que plus tard tu n'auras plus de larmes à verser!..."

"Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l'enfance, en un mot la grâce de
ma complète conversion. - Nous revenions de la messe de minuit où j'avais eu le bonheur de recevoir le Dieu
fort et puissant. En arrivant aux Buissonnets je me réjouissais d'aller prendre mes souliers dans la cheminée,
cet antique usage nous avait causé tant de joie pendant notre enfance que Céline voulait continuer à me
traiter comme un bébé puisque j'étais la plus petite de la famille... Papa aimait à voir mon bonheur, à
entendre mes cris de joie en tirant chaque surprise des souliers enchantés, et la gaieté de mon Roi chéri
augmentait beaucoup mon bonheur, mais Jésus voulant me montrer que je devais me défaire des défauts
de l'enfance m'en retira aussi les innocentes joies; il permit que Papa, fatigué de la messe de minuit,
éprouvât de l'ennui en voyant mes souliers dans la cheminée et qu'il dît ces paroles qui me percèrent le
coeur: "Enfin, heureusement que c'est la dernière année!..." Je montais alors l'escalier pour aller défaire
mon chapeau, Céline connaissant ma sensibilité et voyant des larmes briller dans mes yeux eut aussi bien
envie d'en verser, car elle m'aimait beaucoup et comprenait mon chagrin: "O Thérèse! me dit-elle, ne
descends pas, cela te ferait trop de peine de regarder tout de suite dans tes souliers." Mais Thérèse n'était
plus le même, Jésus avait changé son coeur! Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l'escalier et
comprimant les battements de mon coeur, je pris mes souliers et les posant devant Papa, je tirai
joyeusement tous les objets ayant l'air heureuse comme une reine. Papa riait, il était aussi redevenu joyeux
et Céline croyait rêver!... Heureusement c'était une douce réalité, la petite Thérèse avait retrouvé la force
d'âme qu'elle avait perdue à 4 ans et demi et c'était pour toujours qu'elle devait la conserver!...

"En cette nuit de lumière commença la troisième période de ma vie, la plus belle de toutes, la
plus remplie des grâces du Ciel... En un instant l'ouvrage que je n'avais pu faire en 10 ans, Jésus le fit se
contentant de ma bonne volonté qui jamais ne me fit défaut. Comme ses apôtres, je pouvais Lui dire:
"Seigneur, j'ai péché toute la nuit sans rien prendre." Plus miséricordieux encore pour moi qu'Il ne le fut
pour ses disciples, Jésus prit lui-même le filet, le jeta et le retira rempli de poissons... Il fit de moi un pécheur
d'âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs, désir que je n'avais pas senti
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aussi vivement... Je sentis en un mot la charité entrer dans mon coeur, le besoin de m'oublier pour faire
plaisir et depuis je fus heureuse!... Un Dimanche en regardant une photographie de Notre-Seigneur en
Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d'une de ses mains Divines, j'éprouvais une grande peine en
pensant que ce sang tombait à terre sans que personne ne s'empresse de le recueillir, et je résolus de me
tenir en esprit au pied de la Croix pour recevoir la Divine rosée qui en découlait, comprenant qu'il me
faudrait ensuite la répandre sur les âmes... Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement
dans mon coeur: "J'ai soif!" Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive... Je voulais
donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes... Ce n'étais pas
encore les âmes des prêtres qui m'attiraient, mais celles des grands pécheurs, je brûlais du désir de les
arracher aux flammes éternelles..."

"Afin d'exciter mon zèle le Bon Dieu me montra qu'il avait mes désirs pour agréables. -
J'entendis parler d'un grand criminel qui venait d'être condamné à mort pour des crimes horribles, tout
portait à croire qu'il mourrait dans l'impénitence. Je voulus à tout prix l'empêcher de tomber en enfer, afin
d'y parvenir j'employais tous les moyens imaginables; sentant que de moi-même je ne pouvais rien, j'offris
au Bon Dieu tous les mérites infinis de Notre-Seigneur, les trésors de la Sainte Église, enfin je priai Céline de
faire dire une messe dans mes intentions, n'osant pas la demander moi-même dans la crainte d'être obligée
d'avouer que c'était pour Pranzini, le grand criminel. Je ne voulais pas non plus le dire à Céline, mais elle me
fit de si tendres et si pressantes questions que je lui confiai mon secret; bien loin de se moquer de moi, elle
me demanda de m'aider à convertir mon pécheur, j'acceptai avec reconnaissance, car j'aurais voulu que
toutes les créatures s'unissent à moi pour implorer la grâce du coupable. Je sentais au fond de mon coeur la
certitude que nos désirs seraient satisfaits, mais afin de me donner du courage pour continuer à prier pour
les pécheurs, je dis au Bon Dieu que j'étais bien sûre qu'Il pardonnerait au pauvre malheureux Pranzini, que
je le croirais même s'il ne se confessait pas et ne donnait aucun signe de repentir, tant j'avais de confiance
en la miséricorde infinie de Jésus, mais que je lui demandai seulement "un signe" de repentir pour ma
simple consolation... Ma prière fut exaucée à la lettre! Malgré la défense que Papa nous avait faite de lire
aucun journal, je ne croyais pas désobéir en lisant les passages qui parlaient de Pranzini. Le lendemain de
son exécution je trouve sous ma main le journal: "La Croix". Je l'ouvre avec empressement et que vois-je?...
Ah! mes larmes trahirent mon émotion et je fus obligée de me cacher... Pranzini ne s'était pas confessé, il
était monté sur l'échafaud et s'apprêtait à passer sa tête dans le lugubre trou, quand tout à coup, saisi d'un
inspiration subite, il se retourne, saisi un crucifix que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies
sacrées!... Puis son âme alla recevoir la sentence miséricordieuse de Celui qui déclare qu'au Ciel il y aura
plus de joie pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour 99 justes qui n'ont pas besoin de pénitence!..."

"J'avais obtenu "le signe" demandé et ce signe était la reproduction fidèle de grâces que Jésus
m'avais faites pour m'attirer à prier pour les pécheurs. N'était-ce pas devant les plaies de Jésus, en voyant
couler son sang Divin que la soif des âmes était entrée dans mon coeur? Je voulais leur donner à boire ce
sang immaculé qui devait les purifier de leurs souillures, et les lèvres de "mon premier enfant" allèrent se
coller sur les plaies sacrées!!!... Quelle réponse ineffablement douce!... Ah! depuis cette grâce unique, mon
désir de sauver les âmes grandit chaque jour, il me semblait entendre Jésus me dire comme à la
Samaritaine: "Donne-moi à boire!" C'était un véritable échange d'amour; aux âmes je donnai le sang de
Jésus, à Jésus j'offris ces mêmes âmes rafraîchies par sa rosée Divine; ainsi il me semblait le désaltérer et
plus je lui donnais à boire, plus la soif de ma pauvre petite âme augmentait et c'était cette soif ardente qu'Il
me donnait comme le plus délicieux breuvage de son amour..."

" En peu de temps le Bon Dieu avait su me faire sortir du cercle étroit où je me tournais ne sachant
comment en sortir."

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b) Commentaire
Pour ma part, j'ai trouvé cinq parties dans ce texte. Mais d'autres lectures sont possibles selon
l'expérience chrétienne de chacun.

1) L'enfer

2) Noël, "nuit de lumière"

3) La charité, "besoin de s'oublier"

4) Et Pranzini...

5) L'Eglise prophétique et sacerdotale...

* L'enfer
Dans cette première partie, Thérèse décrit l'univers de la souffrance humaine dans lequel elle
est plongée, et je crois qu'on peut qualifier sans hyperbole ce monde d'enfer même si le mot n'est pas de
Thérèse et même s'il paraît excessif pour des petits chagrins d'une fillette de treize ans. La description que
fait Thérèse de son vécu rejoint Rm 7: "C'est le bien que je veux et c'est la mal qui se présente à moi."
Attachons-nous à discerner les caractéristiques de ce monde. Elles paraîtront d'ailleurs plus clairement en
contraste quand nous lirons la deuxième partie de ce texte, le "petit miracle" de la nuit de Noël 1886.

Nous sommes en présence d'une fillette sensible, ayant une certaine vision du bien auquel elle
aspire. Ce bien est exprimé par une générosité qui part de soi: "grand désir de pratiquer la vertu" ,"faire
plaisir au Bon Dieu", "c'était pour le Bon Dieu tout seul que je faisais ces choses"

Devant cet idéal "égogène", c'est-à-dire partant de soi pour aller vers l'autre, qui l'anime,
Thérèse est complètement déprimée parce qu'elle n'est pas à la hauteur. Elle est "la dernière", "pas
habituée" , elle "essaie". Mais ce qui lui apparaît cruellement, c'est son incapacité à parvenir à ce grand
idéal et par conséquent son besoin morbide d'être réconfortée à court terme alors que, précisément, elle
voudrait être au-dessus de cela.

Cet être est centré sur lui-même, se trouvant minable, en face de son idéal inatteignable. Et
c'est la spirale infernale de la solitude douloureuse. Plus l'idéal est grand, plus l'être en est incapable et
plus il est seul, éloigné de son but. Le comble dans les dernières lignes est de souffrir de souffrir, de
"pleurer de pleurer".

Un moderne docteur consulté diagnostiquerait (cuistrement) une carence affective entraînant


un besoin insatiable de réassurances itératives, toutes plus inefficaces les unes que les autres. "C'est
pourquoi votre fille est muette!"

Un disciple de Feuerbach ou de Marx démonterait doctement, les méfaits d'une


superstructure idéologique, reflet médiatisé au niveau culturel de rapports de production inégalitaires qui,
projetés dans un univers idéaliste, génère un fantasme de Dieu tout-puissant qui empêche l'homme
d'émerger à sa liberté. Seule une praxis politique et sociale, si on est marxiste, ou une psychanalyse, si on
est freudien, pourrait libérer cet être de son aliénation. "Oui mais précisément ce sujet est replié sur lui-
même", lui dira-t-on.

Un homme de religion, enfin, s'il est rompu à la lecture biblique verra quelque résonance
entre Thérèse souffrante et l'homme sans Christ que Paul de Tarse décrit pathétiquement à la fin du

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chapitre 7 de l'épître aux Romains juste avant que n'éclate l'hymne à l'Esprit du chapitre 8. "Le bien que je
veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais." (Rm 7 19).

Comme les trois amis de Job, ces trois doctes personnages seraient impuissants devant le mal
qui ronge Thérèse. ("Tous les raisonnements étaient inutiles et je ne pouvais arriver à me corriger de ce
vilain défaut", dit-elle). Ils pourraient seulement, s'ils ont quelque modestie (ce qui est rare chez les doctes
personnages), convenir que cette description de la souffrance humaine est poignante de vérité et qu'on
peut la comprendre de diverses façons, mais jamais en faire le tour.

Car la souffrance si elle a de multiples points de focalisation (maladie, deuil, revers de


fortune...) semble avoir comme phénomène le caractère inacceptable du hiatus entre ce que l'on aimerait
être et ce que l'on est.

* Noël, "nuit de lumière"


Que s'est-il passé, cette nuit de Noël 1886 ? C'est le secret de Dieu! Analysons seulement
comment désormais Thérèse se comprend et se situe par rapport à ce à quoi elle aspire du plus profond
d'elle-même.

"En cette nuit où Il se fit faible et souffrant pour mon amour, Il me rendit forte et
courageuse..." Dans cette phrase où s'exprime déjà le renversement de la "petite voie thérèsienne"4,
notons deux changements par rapport à la façon dont, avant, Thérèse se situait.

D'abord, et cela me semble la pointe de tout l'Evangile, Jésus se fait faible et souffrant "pour
mon amour". Ce possessif, en français, est ambivalent. Il peut signifier: par amour pour moi; ou bien: pour
que je l'aime. Ambivalence à respecter. Mais j'aime à regarder se déployer aussi le second sens de cette
expression: pour que je l'aime. Thérèse, alors, s'aperçoit qu'elle ne peut aimer Dieu, son grandiose idéal,
que si celui-ci se fait faible et souffrant. Le cercle infernal de l'idéal insaisissable "égogène", vrai supplice de
Tantale, est brisé. Dieu, en Jésus enfant, mendie l'amour de Thérèse.

Qui ferait d'un enfant l'objet de son grandiose idéal chevaleresque? Les rois, les grands de ce
monde, pour galvaniser leurs peuples prennent une posture de gloire mondaine faite d'apparât, de
grandeur et leurs subordonnés se sentent rehaussés de servir une telle gloire. Un enfant au contraire
requiert d'autres qualités pour qu'on l'aime: la tendresse, l'humilité, la délicatesse. Eh bien Dieu, le
Seigneur et créateur du monde, le seul Grand, se fait enfant, dans son incarnation, se fait pitoyable crucifié
dans la rédemption qu'il nous offre. Et ce faisant il réoriente notre désir. Il disqualifie ce qu'il y a de
mondain, ce qui vient de soi, le dépit que nous nourissons en nous de n'être que créature et non pas Dieu,
dépit dont l'exutoire sont les marionnettes, les guignols de grandeur que nous nous donnons pour les
adorer de quelque façon.

C'est alors que Thérèse devient "forte et courageuse": elle n'est plus écrasée, mais valorisée
par l'amour que Dieu, en Jésus enfant, en Jésus faible, réclame d'elle. La relation entre elle et Dieu s'est
inversée. Dieu, en l'Enfant Jésus, est faible. Thérèse, du fait même, est forte, courageuse, car enfin elle
peut enfin aimer, de tendresse humaine et non plus d'admiration, ce Dieu là.

4 Pour la mise en place de la "Petite voie" chez Thèrèse cf Conrad De Meester "Dynamique de
la confiance" Cerf réédition 1995. D'après cet auteur la structuration intellectuelle et spirituelle de cette "Petite
voie" date de fin 1894, après l'arrivée de Céline au Carmel. Le texte que nous lisons date de 1895 même s'il
relate des événements de 1886-1887. On peut donc légitimement penser que la "Petite voie" qui habite le
coeur et l'âme de Thérèse depuis quelques mois lors de la rédaction du texte que nous lisons est la clef de
lecture dont elle se sert pour lire ce qui lui est advenu de Décembre 1886 à Septembre 1887 (le récit de
l'exécution de Pranzini dans 'la Croix' est du 1-9-1887).

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C'est dans le petit manège des souliers de Noël que Thérèse s'aperçoit du retournement qui,
déjà, l'a saisie. Notons que c'est le père de Thérèse qui prend l'initiative de frustrer sa fille de la joie de cet
enfantillage, ce en quoi il montre qu'il est un bon père, pressé de couper le cordon ombilical et non pas
possessif. Parce que Thérèse a aimé l'Enfant Jésus, elle est désormais sûre d'elle-même et n'a plus besoin
de perpétuelles réassurances. Elle est prête maintenant à être mère, ce qu'elle réalisera avec Pranzini, son
"premier enfant". Car il lui a été donné d'aimer et non pas seulement d'être aimée. Et c'est la petitesse de
notre Dieu qui le lui a permis.

Certes dans ce passage, à deux reprises, Dieu est appelé "Bon Dieu" et "Dieu fort et puissant".
Mais ce n'est jamais considéré en lui-même qu'il est ainsi nommé. C'est en fonction de sa relation à
Thérèse. Dans le premier cas il est dit qu'il fait "un petit miracle" (tiens! le même mot 'miracle' que Jüngel
parlant de la 'reconnaissance' advenant dans 'l'angoisse') pour elle. Dans le second cas il est dit qu'il vient
d'être reçu l'Eucharistie.

Nous touchons là un point fort de la relation aux souffrants (le premier souffrant pouvant être
nous-mêmes que nous avons du mal à supporter). Ils ne sont accessibles que dans la faiblesse, la petitesse.
Toute attitude qui laisse croire qu'on sait pourquoi ils souffrent ne fait que redoubler leur souffrance.

Les souffrants sont en manque, non pas tant dans leur besoin d'être aimés (ils ont souvent
beaucoup de bonnes âmes qui se penchent sur eux, merci pour eux!), mais dans leur besoin d'aimer (que
de lamentations de leur part sur leur sentiment d'inutilité!). C'est ce que nous allons voir maintenant avec
la contemplation de Thérèse devant le Christ en Croix. Si nous sommes appelés à approcher des souffrants,
puissions-nous être prêts autant à être aimés d'eux qu'à les aimer !

* La charité, "besoin de s'oublier"


"Je sentis (...) la charité entrer dans mon coeur". Thérèse, ayant cessé de souffrir et de faire
souffrir les autres par elle-même, peut enfin résonner à la souffrance des autres. Et deux souffrances
trouvent maintenant place dans son cœur, jusqu'ici fermé, la souffrance des "pécheurs" et la souffrance du
Christ en Croix. Et s'esquisse déjà le rôle prophétique et sacerdotal dont Thérèse fera sa vocation après sa
rencontre de Pranzini: être le lien entre ces deux souffrances.

Le sujet de la souffrance change donc ici. Et nous voyons la différence entre la souffrance
qu'on peut qualifier de destructrice, que vivait Thérèse avant le "petit miracle" dont elle a été gratifiée à
Noël 1886, et la souffrance rédemptrice, celle du Christ, à laquelle elle est associée maintenant, mais à une
place bien particulière que nous qualifierons de prophétique et sacerdotale. La souffrance destructrice
isole et enferme dans la solitude. La souffrance rédemptrice a soif de créer des liens.

Thérèse, ayant connu l'amour, devient donc mère. "Je sentis un grand désir de travailler à la
conversion des pécheurs, désir que je n'avais pas senti aussi vivement..." Et son cœur, maintenant libéré,
tombe en arrêt devant LE Souffrant, Christ en Croix, mais s'attache à deux aspects, étonnants au premier
abord, de la dite souffrance, son inutilité et la soif du Souffrant qui découle de cette inutilité.

C'est d'abord le gaspillage du sang du Christ qui tombe d'une des mains du Crucifié qui arrête
Thérèse. Ce sang est inutile puisqu'il tombe à terre! C'est en rencontrant en Jésus Enfant, un Dieu faible,
que Thérèse est sortie de son enfer. Et la Croix, après la Crèche, est un lieu de la vulnérabilité de notre
Dieu. Mais si la Crèche est signe de la vulnérabilité par nature de l'Enfant Dieu, la Croix est le signe de la
vulnérabilité intentionnelle de ce Dieu fou de vouloir aimer et être aimé. Et le scandale est donc que la
Croix ne soit pas reçue par ceux qui souffrent car elle est faite pour eux.

C'est pourquoi le cri de Jésus sur la Croix: "J'ai soif", devient lancinant. ("Ce cri retentissait
continuellement dans mon cœur"). Ce cri souligne l'incomplétude, l'absurdité du Sacrifice du Rédempteur si
personne ne fait le lien entre Christ et les destinataires de son sang. Car au faîte même de sa mission,
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Christ veut avoir besoin de nous. Sans tricher, il fait de nous son Corps, et il n'est pas accessoire pour le
Christ d'avoir un corps ou pas. C'est pourquoi il fait de Thérèse son prophète et son prêtre.

Mais pour approfondir cette soif "dévorante" qui l'envahit, Thérèse doit comme l'étrenner
avec celui qu'elle appellera "mon premier enfant".

* Et Pranzini...
Dès que cette "soif dévorante des âmes" l'envahit, Thérèse l'applique à un inconnu qui a
commis un triple meurtre crapuleux à l'aube du 17 Mars 1887. D'emblée elle se sent incapable ("... de moi-
même je ne pouvais rien"). Mais alors qu'avant son "petit miracle" de Noël 1886, son incapacité la désolait
et qu'elle était désolée de cette désolation, maintenant cette incapacité est vécue dans la joie et nullement
dans le découragement ("j'employais tous les moyens imaginables"). Mieux cette incapacité‚ est à la source
de communions multiples.
- Communion avec "tous les mérites infinis de Notre Seigneur, les trésors de la Sainte Eglise" dont Thérèse
dispose sans hésitation.
- Communion avec Céline dont elle fait son ambassadeur, puis sa confidente, enfin son co-intercesseur.

- Désir enfin "que toutes les créatures s'unissent à elle".

Arrêtons nous au "signe" que demande Thérèse. Tout d'abord ce signe n'est pas nécessaire. La
certitude de Thérèse est entière que "leurs désirs seraient satisfaits". Mais "afin de lui donner du courage
pour continuer à prier pour les pécheurs", Thérèse demande un signe "pour sa simple consolation". Et
quand elle le reçoit, elle éclate de joie.

Nous avons ici le cœur, me semble-t-il, de l'attitude chrétienne vis à vis des signes visibles du
Royaume de Dieu. Et notre époque, plus que d'autres, parce qu'elle est férue d'efficacité, de visibilité, me
semble devoir approfondir cet enseignement. Pour le chrétien le Royaume de Dieu est acquis, il n'est pas
"à construire". Tout signe visible du Royaume de Dieu est à recevoir comme un don gratuit et
superfétatoire de la part de Dieu, quand bien même il apparaîtrait que les hommes en aient été les
"artisans", car de toute évidence le dynamisme qui les animait, et leur être tout entier est don de Dieu.
Sauf à tomber dans un donatisme, ces signes ne peuvent pas être perçus comme quelque participation des
hommes à la source même du salut. L'humanité n'est pas créatrice ou rédemptrice d'elle-même, quels que
soient le caractère spectaculaire de son génie et le caractère poignant de sa générosité.

Mais pour avancer plus avant dans ce discernement de la place de l'homme dans son propre
salut, continuons à écouter Thérèse.

* L'Église prophétique et sacerdotale


Un échange triangulaire commence alors à s'établir durablement entre Jésus, Thérèse et les
âmes. Il nous faut l'observer avec attention pour situer avec justesse la place de l'homme dans son propre
salut. Gratuitement Dieu donne à l'homme le salut mais Il veut que, avec Marie, l'homme sauvé soit actif
dans la réception et la contagion de ce salut. Gardons en mémoire que pour Thérèse le salut n'est pas un
avenir spéculatif, c'est l'expérience d'une libération merveilleuse qu'elle vient de faire la nuit de Noël et
qu'elle ne peut pas garder pour elle-même.

"Aux âmes je donnais le sang de Jésus", c'est la dimension prophétique de l'Eglise que Thérèse
vit. "A Jésus j'offrais ces mêmes âmes rafraîchies par sa rosée Divine" C'est la dimension sacerdotale de
l'Eglise qu'elle découvre.

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Thérèse a vécu intensément la rupture du cercle vicieux infernal où elle se débattait. Cette
merveilleuse rupture a été possible grâce à la découverte de Jésus faible, de Jésus-Enfant. La
contemplation de Jésus en Croix, inutile à en perdre son sang pour rien, a rendu insupportable pour elle
que des hommes souffrent alors qu'un tel Dieu est là pour eux, pour qu'ils sortent comme elle de la spirale
infernale de l'idéal inaccessible. Recueillir le sang de Jésus en Croix et le répandre sur les âmes, c'est, pour
Thérèse, se vouer à voir le monde, ses frères, en fonction de cette soif du Christ de les sortir ainsi de leur
souffrance. Et par ce regard Thérèse crée, suscite cette fécondité du sang du Christ qui a voulu avoir besoin
d'elle, de ses yeux, de son coeur pour s'offrir à l'amour possible de ceux qui souffrent s'ils veulent bien le
recevoir.

Dieu séduisant (cf Jérémie) a besoin de la coopération (de type marial) de ses créatures pour
se faire connaître de ceux qui ne connaissent pas encore son amour. Telle est la mission prophétique de
l'Eglise. La pleine réception de cette Bonne Nouvelle de la petitesse de Dieu qui, du fait de sa petitesse,
nous sauve, entraîne le croyant à être configuré à ce Dieu mendiant l'amour de l'homme.

Le croyant, ainsi, participe au dynamisme du salut, mais sans en être la source qui n'est que
l'abaissement "pour notre amour" de Dieu. Alors il reconnaît que ceux que, par lui, Dieu attire, sont
consacrés, du fait même qu'ils sont désormais sauvés, comme lui même l'est du fait qu'il reçoit cette
Bonne Nouvelle. Parce qu'il n'est pas la source de la Bonne Nouvelle qu'il annonce, le croyant est prêtre, il
offre à Dieu ceux qui sont sanctifiés par la réception de la Bonne Nouvelle dont il est le nécessaire
prophète. Sans cette dimension sacerdotale, le prophétisme régresse en annonce de soi-même.

Conclusion
Par la connaissance de l'Enfant Jésus, dont elle prendra le nom, Thérèse Martin est sortie de
l'angoisse infernale où elle se débattait. Par la contemplation du Christ en Croix pour rien, elle est devenue
"patronne des missions". La "petite voie" et la "soif des âmes" se conjuguent chez elle pour pointer la
tentation majeure du siècle qu'elle n'a pas vu mais qui déjà pointait sous le dix-neuvième finissant. Pie X
l'appellera "la plus grande sainte des temps modernes". En effet il lui a été donné de percevoir que seule la
petitesse de Dieu Enfant , de Dieu en Croix pour rien, peut vaincre le vertige babelien de toute-puissance
dans lequel nous nous débattons.

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