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FAUSTO MARINETTI
Comment parler des souffrances cachées, inconcevables par l'esprit d'un habitant du
monde occidental? Comment faire de la théologie - témoigner du Christ, de sa souffrance, de
son espérance - en face d’hommes réduits au stade de larves humaines? Dans ses deux premiers
livres, "L'Olocausto degli "empobrecidos" (1'Holocauste des appauvris) et "Lettere dalla
periferia della storia" (Lettres des marges de l'histoire), Marinetti s'était fait l'écho du cri de
douleur du Tiers Monde plongé dans l'injustice sociale et politique.
Ce nouveau livre de l'ardent théologien veut nous faire découvrir 1'HOMME dans des
situations qui dénient à un être humain le droit à l'existence: la faim, les plaies de l'innocent,
l'inconsolable tristesse des mères. "C'est là", dit Marinetti, "où on rencontre 1'Homme et qu'on
doit lui rendre témoignage, car appeler des non-hommes par leurs noms n'est autre que prier le
Christ, le Fils de l'Homme".
Marinetti est un maître inégalé dans son genre littéraire de prédilection qu’il nous
présente ici: des échanges épistolaires. Son écriture devient un chant: IL CHANTE L’HOMME
, et ce chant strident, aux sons harmonieux et âpres - est le chant de nos cités.
Fausto Marinetti, père capucin italien, ordonné prêtre en 1968, licencié en théologie
pastorale à Rome, a renoncé à une promotion académique pour entrer dans 1'"Université du
peuple".
Après 10 années d’expérience pastorale à Nomadelfia, une communauté en Italie, il
travaille depuis 10 ans au milieu des accablés de misère du Maranhao au coeur du Brésil
amazonien.
PREFACE
En lisant ces pages, une célèbre phrase de Pascal m'est venue plus d'une fois à l’esprit:
"Dieu continue à agoniser jusqu'à la fin des temps".
J'ai même l'impression que ce livre a été écrit tout exprès pour visualiser cette phrase qui,
entendons-nous bien, n'est point une phrase de désespoir, mais l'expression en termes réalistes
de la conviction que la longue histoire de la souffrance humaine débouchera sur un estuaire de
lumière. Dieu qui agonise et meurt aujourd'hui dans ses pauvres ressuscitera un jour. Dans le
fond, n'est-ce pas là la synthèse de toute la théologie de l'espérance qui peut être traduite de
différentes façons?
Une manière de l'exprimer, essentielle certes mais articulée et combien complexe, est
celle d'avoir recours aux doctes formules, aux dissertations académiques sur la pensée des Pères
de l'Eglise; aux analyses fondées sur l'historicité des lieux saints, du Calvaire au tombeau vide;
aux interprétations du passage de l'Apocalypse qui promet "il n'y aura plus ni mort, ni lutte, ni
lamentations, ni angoisses parce que les choses d'avant appartiennent au passé".
L'autre manière consiste à reconnaître les traits de douleur de la figure du Christ sur le
visage martyrisé de l'homme. C'est celle de la lecture des signes prémonitoires de la
résurrection dans les visages ensanglantés, creusés par la faim, marqués par l'oppression,
enlaidis par les structures du pêché.
De nos jours la liturgie du Chemin de Croix ne s'arrête plus guère sur l'épisode de
Véronique qui essuie la sueur de la face du Christ parce que les Evangiles n'en parlent pas. C'est
mieux ainsi. Les chrétiens comprendront plus facilement que les traits défigurés de Jésus ne
s'impriment pas dans les draps de la piété populaire, mais sur la peau des gens qui souffrent.
Cependant, s'ils ne sont plus évoqués dans la via crucis, ces suaires émergent dans la théologie.
Ils annoncent des imminences pascales, des parfums de résurrection, des prémisses de liberté.
Ce livre de Fausto Marinetti est un vrai livre de théologie. De cette théologie aux pieds
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nus dont il est maître. De cette théologie de la rue qui ne repose pas sur des références
bibliographiques, mais sur la force d'endurance de ceux qui souffrent dans leur chair. De cette
théologie de vulnérabilité qui ne confie pas le message de l'espérance à la subtilité de la
spéculation exégétique, mais aux réalités d’une histoire vécue, faite de pleurs et d’espoirs, de
révoltes intérieures et d’abandons dans les bras de Dieu, de luttes sans violence et de haltes sans
résignation, d'angoisses causées par l'injustice supportée par tant d’êtres humains, et de
certitudes qu'un jour, le Seigneur "séchera toutes les larmes de leurs yeux".
Le Fils de l'Homme crucifié dans des millions d'hommes! C'est le leitmotiv qui soutend
ces pages vibrantes à la fois de souffrance et d'espérance. Car entre les lignes, on lit le secret
espoir qu'à l’instar du centurion qui s'aperçoit que ce condamné est vraiment le Fils de Dieu,
notre monde païen ouvrira finalement les yeux et reconnaîtra la dignité de toutes les foules
exterminées qui, victimes de la violence d'autrui, agonisent sur les patènes de notre civilisation.
Nous pouvons tous nous y reconnaître. En disant notre coulpe.
Mgr. Antonio Bello, Evêque de Trani-Molfetta
I
Chère Professeur,
Il m'arrive d'être tenté d'en finir avec le Premier Monde. Couper les ponts, brûler les
agendas avec les adresses. Puis, je me ressaisis. Je pense aux amis dont je ressens encore la
poignée de main, je revois leurs regards interrogateurs, j'entends leurs questions brûlantes pour
essayer de découvrir ensemble de nouveaux horizons d'humanité.
Je revois tes élèves, je sens leur passion pour la vie. Leur sincérité quasi sadique.
Alors, je me dis: ils sont nos alliés. Ils vivent au-delà de l'océan de nos larmes, pourtant
c'est comme s'ils étaient ici, avec nous. Ils sont nos porte- drapeaux. Ils veulent un monde plus
propre et plus humain. Peut-être est-il opportun de faire connaître leurs lettres pour qu'on sache
comment des jeunes réagissent?
Nous ne pouvons pas nous permettre d'ignorer ces pensées, ces sentiments. Leurs
parents aussi doivent savoir. La société doit savoir que les jeunes ont encore le courage d'avoir
honte devant les injustices commises par leurs pères.
C'est une grande mission de "cultiver les fleurs de la vie". De les aider à éclore. A
devenir universelles. "Gare à celui qui abîme les fleurs!" disait un panneau planté dans un
jardin.
Avec mon estime, F.F. (Frère Fausto)
[Les lettres reproduites ici, écrites par des jeunes de 15/20 ans, ont été suscitées par la
lecture des deux premiers livres de F. Marinetti.]
Cher Père
Comme j'aimerais qu'un jour, il n'y ait plus de produits bon marché qui arrivent chez
nous en provenance des entrailles oubliées de ce monde; qu’il faille aller en vélo; qu'il n'y ait
plus de café. J'attends le débarquement des derniers que tu as décrits avec des paroles si
poignantes, pleines de douleur; j’attends que nous mangions finalement tous ensemble, peut-
être un peu moins, mais que nous mangions tous. Je ne pense jamais à Dieu, mais quelquefois,
je me demande si mon sucre à moi n'a pas été amer pour quelqu'un d'autre. Merci pour ce que
tu fais, pour ce que tu dis à notre malheureuse conscience aveugle. Alessandra
Chère Alessandra,
Sans sucre, ton commentaire! Je le partage pleinement. Quand "les derniers"
débarqueront sur les ondes des empires, trouveront-ils encore des hommes ou des robots? La
chose qui impressionne le plus dans la société opulente est l'incapacité de réagir. C'est la raison
pour laquelle j'aime les jeunes parce qu'ils se laissent impliquer. La plus grande partie de notre
société semble être déjà morte, pas vrai?
Ne t'en fais pas si tu ne penses jamais à Dieu. L'important c'est que tu penses aux
hommes qui crèvent pour rien. Le reste viendra tout seul. FF
Cher Fausto,
Je suis content de pouvoir parler avec toi. A travers tes paroles, j'ai pu connaître la
situation de l'injustice sociale dans laquelle beaucoup de personnes sont obligées de vivre, avec
tant de terre entre les mains des plus riches alors que les pauvres n'ont rien et sont forcés de
vivre dans des conditions indignes, impensables pour une créature humaine. Comment ces
propriétaires peuvent-ils se considérer bons chrétiens quand Jésus a dit "aime ton prochain
comme toi- même"?
Moi, je pense que le Christ est consolateur et source d'espérance pour un lendemain
meilleur; pour cela, je crois qu'il est là, au milieu d'eux, pour les aider et pour les consoler.
Depuis quelque temps, l'idée mûrit en moi de pouvoir aider les plus pauvres et les plus
nécessiteux comme toi tu le fais. Antonio
Mon Père,
Depuis que j'ai entendu tes paroles et vu le "Spécial TV" qui traitait du Brésil et de tous
ses problèmes, j'ai changé, moi aussi. Ma première réaction était la honte et le regret. Honte,
parce que je me suis rendue compte que, en nous unissant tous, nous pourrions vraiment aider
tous ces gens qui, par notre faute, se trouvent en état de pauvreté et qui meurent de faim.
Regret, parce que je me sens presque inutile et que ma lutte servirait à si peu, même si je
pouvais commencer tout de suite. Cependant, je ne veux perdre ni espoir ni courage. Je
t’écrirai encore, je ne t’oublierai pas. Je voudrais un jour venir chez toi pour t'aider et me
!
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rendre utile à tous ces enfants, hommes, femmes qui ont besoin d'aide. Barbara
Cher Père,
Mon coeur a failli se fendre en deux en écoutant tes paroles et en regardant les images
lors du reportage télévisé qui te concernait. J'ai admiré le courage de ces gens qui affrontent et
vivent une vie si dure, et je me suis longtemps demandée comment tout cela peut arriver de nos
jours. Nous n'avons aucun droit "d'assassiner" aussi cruellement, nous autres riches et pleins de
nobles sentiments, nous qui vivons sur le dos de personnes qui meurent sans savoir pourquoi .
Je me suis aussi rendue compte d'une chose: ce qui compte dans la vie, ce n'est pas
l'argent ni le consommisme, mais la volonté et la foi. Toutefois, nous ne pouvons voir et
entendre que les reportages de ce qui se passe là-bas - mais partager leur vie, souffrir et nous
réjouir avec eux, c'est une autre paire de manches.
Je suis sûre d'une chose: Dieu est avec ces personnes dont nous ne méritons pas d'être
appelés "frères". J'admire beaucoup ta générosité et ton engagement. Sincèrement, moi je
t'envie beaucoup parce que tu as décidé de donner ta vie aux pauvres qui souffrent et meurent
sans raison. Chiara
Cher Fausto,
Grâce à tes témoignages, mes yeux se sont ouverts sur un problème dont je ne pensais
pas qu'il puisse me concerner. Les mass-media parlent rarement de cette réalité, et s'ils le font,
ils cherchent toujours à simplifier les choses et à les reléguer à des niveaux inaccessibles à
nous autres jeunes qui aurions, si nous le voulions, la capacité de peser sur l'opinion publique.
Nos parents ne sont pas en mesure de remuer les consciences et ainsi nous vivons désormais
dans un monde qui ne donne place qu'à l'individualisme et au " consommisme", à une époque
où il y a plus de mort que de vie. Les 600 millions de personnes qui meurent de faim sont
aujourd'hui le Christ crucifié. Continue! Bon courage! Daniela
Chère Daniela,
Comme je voudrais pouvoir me donner l'illusion, moi aussi, que tout ce que je vois et
entends jour par jour soit un mirage. Mais je n'y arrive pas parce que le langage du sang et des
larmes parle plus fort que mes impressions. Adopter un enfant du Tiers Monde? Cela ne serait
pas seulement le soustraire à sa famille d’origine, mais aussi à son peuple. Et pourquoi ne pas
se rendre compte qu'il ne s'agit pas seulement d'enfants orphelins ou abandonnés, mais de
peuples entiers abandonnés à la dérive, condamnés par le Premier Monde? FF
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permettent que tout cela arrive. Les paroles me manquent pour décrire comment je me sens. Je
me juge lâche et indigne de me dire chrétienne. Tu sais, je pense que des personnes comme toi
servent d'exemple à tous ceux qui sont au moins sensibles aux problèmes du monde. Merci
donc parce que tu existes, mais surtout pour ce que tu fais. Erica
Cher Père,
Moi aussi, comme mes compagnes, j'ai été perturbée et un peu secouée par tes
expériences au contact d' un monde qui se présente à nous autres occidentaux comme un
monde voilé, obscur, en partie à cause des rares informations, mais aussi un peu à cause du
manque d'intérêt; ici, chacun pense à soi-même. C'est plus commode de manger, de regarder la
TV, de rester au chaud (en hiver), de s'asseoir à la lumière d'une lampe, de gaspiller, de
polluer, plutôt que de s'informer sur les réalités du Tiers Monde en lisant une revue ou un livre.
C'est fatigant de réfléchir, de chercher, de s'interroger, voire - à la rigueur - de jeûner pour
souffrir ensemble avec les frères que nous ne voyons pas mais qui existent réellement.
C'est très difficile pour nous de changer de mode de vie, habitués que nous sommes aux
commodités, au luxe, à l'abondance, au superflu. Nous ne sommes plus capables de renoncer à
quoi que ce soit. Pour améliorer la situation, pour changer le monde, je pense qu'on doit se
changer soi-même, sa propre politique, sa propre pensée, sa propre vie. Seulement quand nous
tous, hommes du monde riche, réussirons à devenir plus humbles, sans nous considérer
supérieurs parce que riches et pleins de savoir, seulement quand nous, hommes du
consommisme, réussirons à renoncer au superflu et au gaspillage, seulement quand nous,
hommes du bien-être, changerons notre mode de penser, notre mentalité, notre vie, alors
seulement nous pourrons espérer pouvoir commencer à changer le monde. Silvia
Chère Silvia,
Je suis d'accord avec toi. Avant de changer les autres, il faut se changer soi-même. En
tout: dans le mode de penser, de produire, de consommer. Si on n'invente pas un nouveau style
de vie, je ne sais pas où nous irons finir. Les pauvres aussi ont besoin de découvrir de
nouvelles propositions parce qu'ils auront à affronter, eux aussi, les problèmes de l'Occident.
Cher Père,
Je suis très touchée et en même temps fascinée par le récit de ta vie à côté des pauvres
gens, du temps que tu partages avec eux. Pendant que je regardais les images de ton interview,
j'ai éprouvé une étrange émotion: j’ai eu la chair de poule parce que seulement à ce moment-là,
j'ai compris, grâce à toi, que les riches sont paranoïaques.
Je ne comprends pas grand’chose à tout cela, peut-être parce que je n'ai pas voulu m'y
intéresser, comme si cela ne me touchait pas de près. Tu verras cependant que d'ici peu, tous
les riches ouvriront les yeux lorsqu’ils seront contraints dé comprendre qu' on ne peut plus
continuer à progresser ainsi. Si un seul change, tous les autres aussi finiront par changer, il ne
faut pas avoir peur. Merci, car à travers tes paroles, j'ai compris qu'autant de gens souffrent par
notre faute. C'est donc vraiment de nous que doit partir l'idée du changement. Luisa
Cher Diego,
Plus on aide, plus on s'aperçoit qu'on n'effleure même pas le problème. Tu en aides 10?
Il en arrive 1000. Tu en aides 1000? Il y en aura dix mille à frapper à ta porte. C'est fini
l'histoire de donner du poisson; il faut enseigner à pêcher. Mais comment? Comment faire pour
ne pas entraver leur culture, leur manière de penser leur vie, leur travail...? C’est un des plus
!
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gros problèmes que nous ayons à affronter. Si on l'aide mal, le pauvre ne fait plus rien.
Pourquoi travailler s'il y a quelqu'un qui nous entretient? Excuse-moi, je ne dis pas ces choses
pour déprécier les pauvres. Que Dieu m'en garde! Je le dis seulement pour essayer de te faire
comprendre la problématique. FF
Cher Père,
Depuis que j'ai vu ton interview, je me suis sentie plus impuissante que jamais. Je
n'arrive pas à me rendre compte comme il est possible que nous nous sentions en droit de
traiter ainsi d'autres personnes humaines. Je me suis sentie coupable de l'indifférence des gens
qui m’entourent. Moi aussi, j'admets n'avoir jamais rien fait même si je connais le problème,
mais c'est parce que je ne sais pas comment je dois me comporter, ce que l'on peut faire. Que
pourrons-nous faire nous, les jeunes, pour modifier cette situation? Elisa
Chère Elisa,
Il n'y a pas de recettes magiques. Ou, si tu veux, il y a une réponse, mais elle est en toi-
même, en chacun de nous dans la mesure où nous prenons conscience du problème et que nous
retroussons nos manches pour faire quelque chose. Comme tu dis, tu savais "quelque chose",
mais tu ne t'es jamais sentie impliquée jusqu'au fond. C'est pour cela que je dis qu'il serait bon
de faire une expérience directe dans le Tiers Monde. Se mettre dans le coup jusqu'au bout.
Vivre la "non-vie" au moins pendant quelques jours, autrement c'est impossible à comprendre.
Moi j’écris, mais, crois-moi, je ne suis pas satisfait parce qu'on n'arrive pas à transmettre tout
ce que l'on éprouve. FF
Cher Père,
J'ai eu du mal à lire ton livre jusqu'à la dernière page. Est-ce parce que nous ne
réussissons-pas à regarder la réalité en face et que nous préférons ignorer ce qui arrive autour
de nous? Peut-être avons-nous peur de nous en rendre compte? N'est-ce pas de la lâcheté? Et
ensuite, nous prétendons nous appeler chrétiens et nous nous permettons de juger les autres et
surtout de continuer à conserver notre mode de vie, suffoqués par le "consommisme",
l'indifférence, l'hypocrisie. Et à la place de nous secouer pour nous en libérer, nous nous
acharnons à améliorer toujours davantage notre propre condition de vie pendant que des
millions de personnes vivent tous les jours une réalité cruelle et inimaginable. Flavia
Très cher,
J'ai compris que la vraie cause de leur pauvreté, c’est nous; c'est nous qui les avons
crucifiés avec les clous de la misère à travers les formes capitalistes de l'esclavage, du vol, de
la colonisation qui n'ont jamais cessé depuis le 15ème siècle jusqu'à nos jours. Simone
Cher frère,
Ce que tu fais me plaît parce que tu y crois, parce que tu as réussi à te détacher de tout
pour aller à la rencontre de rien. Tu as cependant découvert la plus grande richesse: l'homme.
A présent, tu vis pour les autres et tu crois aux autres. Moi, par contre, je vis pour moi-même,
mais je ne crois pas en moi, et j'ai du mal à croire aux autres. Je suis attaché à tout ce qui est à
moi - et j'ai beaucoup de choses - et malgré tout, je ne suis pas plus heureux que ces enfants
qui ont le ventre gonflé par les vers et que tu vois vivre et jouer dans la misère. Je comprends
que je dois lutter contre tout cela et contre notre logique de riches qui croient pouvoir tout faire
pour arrondir leur compte en banque - mais j'ai peur. Matteo
Cher Fausto,
Tes paroles m'ont fait comprendre que nous autres occidentaux qui nous croyons
civilisés et parfaits à tout point de vue, nous ne savons pas, en réalité, nous comporter non
seulement en chrétiens, mais même en hommes. J'ai rarement entendu des témoignages comme
les tiens. Tes paroles ont réussi à nous faire parvenir les accusations d'un peuple désormais
mourant et pourtant toujours capable de clamer la justice à laquelle il a droit. Michela
!
Père,
C'est inutile de dire à ces pauvres de ne pas se révolter: il faudrait punir ceux qui les ont
exploités au point de les crucifier avec les clous de la misère, de la douleur, de l'esclavage, des
malheurs; ça, c'est le Christ en croix qui agonise et meurt pour nous. Mais qu'est-ce qui pousse
l’homme à haïr l'homme à ce point? Paola
Cher Fausto,
Je t'écris parce que je me sens brisée en deux. Comme une personne qui a vécu pendant
des années comme une somnambule et qui, à l'improviste, se réveille. Je pensais être une fille
qui essayait de faire de son mieux. J'ai toujours pris les études au sérieux, j'ai toujours rendu
service, à la maison et aux autres.
Maintenant j'ai compris avoir tout fait de travers. Tout a perdu sa signification. Je ne sais
plus ce que je veux. Sensation d'inutilité, de gâchis. Comme cela je vis jour pour jour, affichant
un masque d'indifférence. Mais le soir, quand je suis seule, ma vraie âme reprend le dessus et
l'angoisse m’envahit.
Je ne peux pas m'empêcher de penser que, si demain était le dernier jour, j'aurais vécu
pour rien. Quelle est ma route? Où finira le tunnel dans lequel je me suis engouffrée?
Toi qui vis côte à côte avec le désespoir, la mort, la faim, peux-tu me dire que je ne me
suis pas rendue coupable de massacre, mais que je dois déployer des efforts parce que je n'ai
encore rien fait? J'essaie d'avoir la patience qu'on m'a conseillé d'avoir, mais je ne peux pas
m'empêcher d'éprouver ce que j’éprouve.
Reçois cette confidence comme celle faite à un ami que je ne cesserai jamais de
remercier d'être entré dans ma vie et de nous avoir amené tous les empobrecidos de ce monde.
Enrica
Chère Enrica,
Cela t'étonnera, mais je dirai que tu as de la chance. Heureux ceux qui se sentent
complices du massacre des empobrecidos! Puissent-ils être nombreux ceux qui sont en crise
comme toi! Moi, j'y suis entré je ne sais combien de fois et je t'avoue que cela fait du bien.
C'est le meilleur moyen de faire venir la volonté de changer sérieusement.
Quand j'ai réappris à pleurer, quand je me suis senti broyé par les victimes, quand j'ai
commencé à écrire avec le désespoir d'appartenir à la race des bourreaux, alors a éclaté en moi
la révolte contre le mal réduit au système social. Et, en même temps, la passion pour l'homme.
Quand les débris des victimes ne m'ont plus dégoûté, je suis devenu un autre. Cet autre que
moi aussi je poursuivais, comme toi, confusément, comme un forcené... Seules les victimes me
l'ont fait retrouver. Et j'ai trouvé l'Homme, toute l'humanité, la mienne et celle de tous.
Au fond, c'est facile à dire: il suffit de se laisser prendre par la main par les pauvres, de
ne pas craindre leur siège même s'ils t'obligent à la reddition inconditionnelle.
Ils t'ont pris par la main et tu es encore là, mal à l'aise, angoissé. La crise est le meilleur
remède pour redevenir une personne humaine. La victime est le seul ciment qui puisse te
recomposer. Donc, avant tout, accepter la crise. Puis, la gérer le mieux possible, se convaincre
que c'est un élagage, une transplantation. Et regarder en avant, déceler les bornes qui indiquent
le chemin. Une chose est certaine: cette société est invivable. Il faut vivre la passion comme
une alternative. La bonne école, ce sont les victimes. Tu peux compter sur moi. FF
Mon Père,
Je suis une jeune fille de Milan. J'ai 27 ans. Pourquoi vous écris-je? Parce que, si vous
avez voulu secouer l'indifférence des "chrétiens" du Premier Monde - avec moi, vous avez
réussi! Je me sens visée par les accusations et leurs conséquences qui m'enlèvent le sommeil.
C’est comme si on était déjà au Jour du Jugement en se sentant privé d’espérance.
Père, vous avez pointé du doigt. Vous avez justement lancé l'accusation qui ne laisse
aucune espérance de salut à nous autres occidentaux. Nous sommes déjà condamnés. Moi, je
perds l'espérance, la confiance, car même en enrichissant ma vie de bonnes oeuvres, même en
étant la personne la plus charitable, la plus juste, l'épouse la plus douce, l'amie la plus
disponible, l'âme la plus ardente, je me sens déjà condamnée.
Condamnée, parce que le Seigneur m'a fait naître dans le Premier Monde, parce que je
mange tous les jours, parce que j'ai le malheur d'avoir une belle maison, parce que je donne à
manger à mon chat.
Comme vous dites, tant qu'on ne partage pas la vie des pauvres, on ne peut pas prétendre
à l'héritage auquel on a droit dans le Royaume des Cieux.
!
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Vos paroles m'ont jetée dans l'angoisse de savoir que rien ne me libérera de la condition
de mauvais riche. Je vis dans un état de rage immense , la rage de l'impuissance. Que puis-je
faire, moi, Anna de Milan, moi, individu seul, moi, occidentale?
Tout quitter y compris le mari et venir vivre parmi les misérables la vie de misère? Je
ressens au fond de moi que ce n'est pas le bon chemin. La solution ne peut consister dans la
migration massive des pays du Premier Monde vers le Tiers Monde.
Être attentive à ce que je consomme? Ne pas acheter de biens de consommation
importants? Cela peut-il suffit? Non! Mais vous ne donnez aucune parole de conseil! Vous
nous avez condamnés, c'est tout!
Je me sens tellement perdue qu'il me semble que tout ce que je fais est inutile, et il
m'arrive de rire de ma, de notre vie de chrétiens: amour fraternel, pardon (nous?), disponibilité,
retraites, belles prières, eucharisties ... A quoi cela sert-il si, au banquet final, les places seront
toutes occupées par les "Derniers de l'Histoire"?
Dans votre livre, il n'y a que des paroles d'accusation, aucune parole d'espérance pour
nous, les '"pauvres" du Premier Monde. Vous nous avez déjà condamnés. Et je désespère parce
que je comprends qu'en même temps que vous, Dieu aussi nous a déjà condamnés. Anna
Les lettres qui me parviennent des amis m'amènent à raconter pour partager avec eux ma
vie. La narration est l’unique manière de faire de la théologie "aux pieds nus". Si l'on ne vit pas
avec les pieds par terre, il est impossible de faire de la théologie. Ici, dans les enfers du Tiers
Monde, on est obligé d'admettre que l’unique voie d'accès à la théologie est l'anthropologie.
L'homme renferme en lui-même la révélation de Dieu. Il "se connaît" en se miroitant dans son
image. C’est le Fils de l’Homme qu'il retrouve, dans lequel il se complaît, se communique.
Comme on tourne les pages d'un album de famille pour se revoir dans les enfants, dans les
petits-enfants. Nous sommes l’album de famille de Dieu.
Durant de longues heures de voyage, tout cela s'est imposé à moi avec une grande
transparence. La voiture roulait dans un paysage tout vert, entre les champs de maïs et de riz.
La lumière du matin rendait le vert encore plus brillant, plus intensif.
A l'intérieur de moi-même naissait spontanément la prière. Non pas des effluves
piétistes, mentales, mais une prière qui libérait tout mon être. La lumière devenait ma prière. Je
l’invoquais, la lumière, toujours plus de lumière, celle qui rend transparente toute l'existence.
Quand tu te laisses envahir, même la matière qui t'entoure devient lumière. Je regardais la
lumière se poser sur les champs. Chante, lumière, mon coeur! Alors je fus rempli d'une
tendresse infinie pour les choses étincelantes de lumière, pour les couleurs qui sont le reflet de
la matière. Je contemplais le labeur des hommes dans les champs. Les épis de riz me
remplirent de joie. Avec ces gouttelettes de rosée traversées par des rayons de lumière. Comme
des grains d'or. Ou des perles suspendues dans le vide. Voir le riz dans les rizières ou dans
l'assiette: la même chose. La joie de voir l'homme manger . Célébrer la vie. Se nourrir de
l'univers. Transformer la matière en mains, pieds, coeurs.
Théologie veut dire mouvement du centre vers la périphérie et de la périphérie à vers
son axe. Nous racontons à Dieu ce que nous sommes pour lui. Gloria Dei vivens homo (la
louange de Dieu, c'est l'homme qui vit).
Que d’autre peut réjouir le Père sinon le fils qui produit, pense, transforme, crée? Nous
sommes l'objet de sa complaisance. Comme c'est arrivé sur les rives du Jourdan, comme cela
se passe de nos jours sur celles du Ganges, du Rio de la Plata, des fleuves amazoniens etc...
Sur chaque vague, Il nous attend pour se complaire en nous.
Luce d'Eramo m'a énormément impressionné. Avoir le courage de renoncer à sa propre
identité et de se faire déporter à Dachau. La passion de s'immerger dans les victimes pour
découvrir leur univers. Se confondre avec elles par la nausée du privilège. Quel sentiment
gigantesque! Pourquoi le Premier Monde ne sent-il pas la nausée d'être une civilisation
opulente qui vit sur le dos des économies naines.
Le mal semble être tellement enraciné et ramifié (carrément institutionnalisé) que toute
pensée de changement paraît illusoire. Les gens suivent le discours tant qu'on élabore le
diagnostic. Puis ils jettent l'éponge et entrent dans un état d'impuissance collective. Comme un
malade incurable.
!
9
On dit communément: un retour en arrière du bien-être acquis est impossible; comment
fait-on pour revenir en arrière, pour se pénaliser, pour se limiter?
Et moi, je me dis: est-il possible que même les trous d'ozone, les effets de serre et tout le
reste ne nous poussent pas à mettre en question nos modèles de développement, d'économie,
notre système socio-économique que nous avons inventé? N'est-il pas devenu un idole, ce
bien-être auquel on sacrifie tout le reste, même l'air, l'eau, les étoiles, le ciel et la terre?
Quand le cercle des pauvres tourne en spirale, on croit vivre une expérience collective.
Comme si je me lançais dans l'Occident qui m'a fait naître.
Il me semble passer à travers les victimes "au nom de", "pour le compte de". Ce n'est pas
moi, individu, qui suis visé, mais tout ce que je représente: l'Occident. Voilà pourquoi il est
nécessaire de faire connaître les tortures, les souffrances, de leur donner voix et physionomie,
valeur cosmique et planétaire.
Bologne, 27.4.88
Je me trouve en Italie pour y faire des conférences sur le Tiers Monde. L'impression qui
s'en dégage? On "touche le fond". Surtout chez les jeunes, on découvre un grand sentiment
d'impuissance, un complexe de culpabilité collective. Les adultes greffent là-dessus des
mécanismes de défense, toutefois avec visiblement moins d’assurance qu’autrefois. On
s'aperçoit que les remparts et les certitudes culturelles de l’Occident vont en décroissant.
Une jeune fille avait le courage de conclure la rencontre ainsi: "nous l'avons compris, il
n'y a plus d’espoir, nous n'avons plus qu’à attendre la mort." J'avais parlé des 4 bombes: la
nucléaire, l'écologique, celle de la faim et celle du désespoir. J'avais peint le tableau avec de
l'encre noire pour essayer de faire comprendre la gravité du moment historique. Pour rompre
l'écorce de l'acquiescement de la civilisation consentante et du conformisme des masses. Si
nous ne tirons pas sur la même corde, ces bombes exploseront pour un rien entre nos mains. Il
faut les placer sous les bastions de nos sécurités, sous les murailles des absolus et des
infaillibles. Elles nous imposent d’appliquer la méthodologie évangélique de la hache aux
racines parce que nous nous sommes trop longtemps donné l'illusion de guérir le cancer social
avec une politique de sparadraps et de compresses chaudes.
Si nous étions cohérents, nous déclarerions le monde en état d'urgence parce qu'avec
autant de gens à la dérive on ne peut pas être tranquille. La santé publique mondiale est en
danger.
Cela dénonce le très mauvais état de santé de la conscience du monde. Nous avons
hérité d'une conscience à un niveau provincial, national, occidental. Et la planète explose et
nous tombe dessus. Tant mieux si on commence à en ressentir le malaise. Cela signifie que le
patient réagit!
Je n'arrive pas à cacher aux jeunes la gravité de la situation. Ce sont les victimes qui
poussent à allumer la mèche sous la plus grande erreur historique que nous ayons commise:
l’idéologie de la charité d'une part et de la résignation de l'autre. Des siècles d'assistance n'ont
fait que consolider ce système qui perpétue le régime de la misère au point que nous le croyons
naturel, fatal. Ce système produit des victimes en série et nous les soignons à l'intérieur du
système. Dans le passé, il s'agissait d'individus ou de catégories, aujourd'hui des peuples
entiers en sont touchés. Les aides au Tiers Monde se sont révélées être une manne pour
l'Occident qui a réduit les peuples du Sud à une précieuse réserve de main d'oeuvre à bon
marché. Nous avons élevé l'assistance au rang d'une "cathédrale blanche" dans laquelle nous
sacrifions les peuples-enfants.
Aujourd'hui, comme jamais auparavant, il est impératif de parler de changements
radicaux, de nouvelle qualité humaine, de refondement de la civilisation.
A quoi cela sert, je me le demande, de parler des pauvres, de décrire leurs stigmates, de
jeter à la figure des gens ce Christ immense? On risque de les blaser, de faire le jeu du
désengagement. Ou encore, on risque d'apaiser l'impact que ce ravage inutile produit sur ceux
qui en sont complices. En substance, avons-nous le droit de traiter de ces choses-là avec nos
bourreaux?
La terre cède sous nos pieds. Comme j’aimerais consulter les victimes pour leur
demander conseil. Dans le fond, que suis-je, sinon un simple émissaire de leur part? Vaut-il la
peine de dialoguer avec ceux qui collaborent à nous river à la dépendance avec les clous du
libre marché, de la libre concurrence, du prix des matières premières, de la dette extérieure, du
coût de la technologie et du progrès?
!
10
Celui qui vit comme un rescapé des fournaises de la misère ne peut pas faire taire sa
conscience. Les victimes m'ont imposé une condition pour être de leur côté: passer d'un stade
de conscience individualiste à celui d'une conscience universelle.
Un ami se défoulait ainsi: "C'est mieux de ne pas savoir ce qui se passe dans le monde
pour ne pas se sentir mal, frustré, pour ne pas se sentir condamné à l'impuissance. Savoir et ne
rien pouvoir faire est trop cruel."
Une dame "bien", une de celles qui fréquentent l'oratoire, réagissait: "Mais j'étais venue
pour entendre parler de Jésus Christ et d'évangélisation, non de problèmes sociaux."
Evangéliser le "non-homme" est facile pour celui qui ne le connaît pas. Mais pour celui qui vit
ensemble avec lui, c’est une torture.
Comment sommes-nous arrivés à une pratique religieuse aussi aliénante, aberrante?
Evangéliser celui qui subit l'injustice ne serait-ce pas avoir la prétention de vouloir évangéliser
le Christ lui-même? Ce serait la même chose que de sermonner le Christ en croix.
Evangéliser? Certes. Mais quoi faire si, à la place d'un homme, tu as devant toi un
individu rempli de vers ou une épave écrasée par l’indignité? Pas la peine de se scandaliser!
Du Christ aussi, on a donné la même définition: "il a été réduit à moins qu'un homme, à un
ver..."
Le défi du Tiers Monde n'a pas encore été mesuré.
Il est de bon ton de dire un peu partout que l'axe portant de la spiritualité est la rencontre
avec le Christ. Avec quel Christ? Celui produit par les écoles des peuples repus ou celui qui
végète dans les catacombes de l'histoire? L'unique piste qui nous conduit à lui est l'humanité.
La voie royale a déjà été tracée dans le Jugement de St. Matthieu (25): "j'étais dans un peuple
qui avait faim, j'étais dans une multitude assoiffée de justice ... j'étais parmi eux." Ces plaies du
Tiers Monde le confirment sans une ombre de doute.
Qu'est-ce que tu crois? que j'ai rencontré le Christ dans les livres de spiritualité, dans les
manuels piétistes, dans les pratiques d'élévation de la conscience vers Dieu? Moi, je l'ai vu, le
Christ, dans la Lina (la prostituée), dans la Rita (la droguée), en Pierre (l'ex-prisonnier), dans
toutes les victimes qui ont déposé dans mes mains leurs larmes, leurs coeurs remplis de
désespoir. Je L'ai reconnu quand Il me présentait ses stigmates, les plaies de l'âme. Il était là, le
Christ, qui m'embrassait et que j’embrassais. Il me coupait la respiration; Il était si vivant!
Veux-tu connaître le Christ? Parcours la chair humaine! Surtout celle qui est blessée,
souillée, piétinée par ceux qui croient appartenir à la société des gens comme il faut.
Dans les souterrains du monde, Il s'est révélé à moi sous forme d'un peuple oublié, d'une
foule perdue, masse sans face ni nom "dont les immenses clameurs transperçaient le coeur du
Seigneur". Peut-être la faillite de la chrétienté doit- elle être cherchée dans ceci: elle a élaboré
une image de Dieu avec laquelle elle a voulu obscurcir, offusquer, diminuer , cantonner
l'Homme. Or, nous nous mouvons sur une planète toute autre et prétendons pouvoir nous
référer encore aux vieilles catégories théologiques. Sans une saine anthropologie (sic et
simpliciter) il n'y a aucun accès à la moindre théologie.
J'ai une de ces volontés de scandaliser les petits esprits et de leur crier à la figure:
"L'Homme c'est tout! Si Dieu a cédé à la passion pour l'homme, cela veut dire que Lui aussi en
avait besoin pour se révéler à Lui-même. Le Christ n’a-t-il pas tout abandonné, même sa
propre vie, pour gagner ce trésor? Nous prêchons la fugue de l’homme pour nous réfugier en
un Dieu sorti des officines de nos intellectualismes. Mais Lui, Il est là, sous le placenta de
l'histoire. Et II veut tant et tant sortir de cette prison pour s’épanouir, pour fleurir, Il ne
demande qu’à briser les chaînes qui l'empêchent de respirer. Il veut montrer Son visage, celui
d'un 'fils de l'homme comme tous les hommes', d'un 'homme des douleurs', d'un membre d'un
peuple crucifié.
11
Un être fragile et grelottant, ébranlé par le désespoir, assoiffé de bonté. Tu t'en souviens? Elle
tremblait comme une feuille. Elle semblait avoir le mal de Parkinson. Et elle avait seulement
16 ans. Menue, brisée, échapée d'un ouragan. Réduite à un morceau de ferraille. Une petite
droguée avec 6 tentatives de suicide à son actif. Les débris de cette créature ont eu le pouvoir
de me bouleverser, de me révéler ce qu'aucun livre, aucune université n'ont jamais pu me
révéler. Le Christ n'est ni de plâtre ni de bois, ni de papier. Il entre dans ta vie quand tu t'y
attends le moins. Et il devient exigeant. Il veut tout de toi. Il te demande l'impossible. Combien
de tendresse dans ses larmes, dans ses rébellions, ses colères par voie d’abstinence. Quel
langage illogique, quelle psychologie en morceaux! Une personnalité toute décousue. Des
nuits sans sommeil. De la patience infinie. Elle se désespérait parce que tous exigeaient d’elle
d'être une autre, qu'elle cesse de faire telle ou telle autre folie: se saoûler, se détruire par la
drogue, fumer une cigarette après l'autre. Elle refusait toutes les conditions, tout chantage. Elle
ne supportait rien parce qu'elle avait supporté tout. Seul le fiel de l'abandon et du mépris. Elle
me mettait à l’épreuve. Elle voulait voir jusqu'à quel point j'allais résister à ses extravagances.
Une créature épouvantée par la vie. Elle parlait, elle crachait tout le mal qu'elle avait reçu. Sans
père ni mère. Deux tentatives de suicide sous mes yeux. Pour voir l'effet qu'elle faisait sur moi.
Pour voir si elle avait de l'importance pour moi.
Une fois, elle a jeté par terre une vingtaine de comprimés de Valium, devant moi. Je
faisais semblant de rester indifférent. Puis, par surprise, j'ai jeté ce tas de comprimés en l’air.
Elle les a ramassés un à un. Je l'ai laissée faire, jusqu'au dernier, le coeur serré. Nous étions
hébétés tous les deux. Chacun voulait voir jusqu'où l'autre arrivait. Elle les ramassait et les
avalait. Je la voyais engloutir la mort. Et malgré cela, je voulais voir jusqu'où elle allait. Puis,
elle s'est enfouie à travers champs et moi, je commençai à désespérer.
En Rita, j'ai découvert que toutes les victimes du monde préféreraient mourir plutôt que
de vivre sans amour. Même de ce minimum: un plat de riz et de haricots. Une soif infime
d'amour. Tu, tu te trouves devant l'alternative: la volonté de renoncer ou celle de te livrer et de
croire que l'amour vrai est un "autre" qui te dépasse, au-delà de tes ressources. Si tu décides d'y
rester, tu nais à l'amour, tu deviens une nouvelle créature.
Rita a eu le pouvoir de me tirer du côté des victimes.
Aujourd'hui, je n'arrive pas à mesurer la valeur historique, le poids spécifique des
victimes. Certes, elles sont l’axe portant , le pivot de la vie. N'alimentent- elles pas l'histoire?
N'est-ce pas d'elles que se nourrit le Premier Monde? Quel est le ferment de l'avenir? Serait-ce
le peuple rassasié et ennuyé qui n'a plus rien à désirer?
La lettre d'une Clarisse m'a étonné. Elle me remercie pour les quelques mots en croix
que j'ai dits, alors que, appuyé sur le grillage de sa clôture, j'essayais d'y faire filtrer les
Calvaires des appauvris. "Merci de m'avoir réveillée de mon apathie spirituelle, de la torpeur
de mon esprit". Une déclaration de reddition qui vient de la banque de l'esprit, c-à-d. d'un
monastère! Cependant, même là, l'esprit d'accumulation, de sécurité, d'avidité peut s’installer.
"J’ai sauvé mon âme, je me suis rassasié de mon Dieu... je n’ai besoin de rien d’autre..."
Les vaincus de l'histoire détiennent les clés de lecture de tout: de la vie et de la mort, de
l'individu et de la société. Ce sont eux qui gardent en vie la passion pour la nouveauté. Le
crucifié ne peut pas ne pas gémir et hurler pour invoquer un monde différent.
Rita a été la première d'une longue série. Elle m'a introduit dans la grande cale du Tiers
Monde. Si tu permets aux victimes de te prendre par la main, tu es obligé de faire la
radiographie du Mal constitué. A travers la lecture de leurs stigmates, tu es renvoyé au
diagnostic du système qui n'est autre qu'un mécanisme de production de victimes en série. Et
tu t'aperçois que tu es une poulie de cette machine. Tu découvres ta complicité. Et tu te fais
horreur parce que tu te rends compte d’être impliqué dans le mal, d'être, en somme, un
collaborateur.
La victime est une exigence historique de tout changement. Une révolution latente. En
état d'incubation, elle attend que la quelqu'un s'y enflamme, l’assume, la traduise en faits. Qui
se fasse victime avec les victimes. Pour amplifier leurs voix. Pour faire d'elles des acteurs de
l'histoire.
L'histoire est faite par les vaincus, non par les vainqueurs. En effet, ceux-ci ne font que
de brèves haltes dans les couloirs de l'histoire, dans les livres de classe. Ils s'attardent dans les
monuments publics jusqu'au moment où d'autres héros de service viendront les remplacer. Les
victimes continuent à se trouver sur toutes les places de l'histoire. Elles se relayent d'une
génération à l'autre, se transmettent le drapeau: celui de la passion pour une vie plus digne;
l'étendard de la passion de libérer le peuple des vers et de l’oppression économique. Ou bien la
fin des peuples-Caïn et la naissance de peuples neufs, de citadins cosmiques, de consciences à
dimension planétaire.
!
12
L'Eglise Institution se limite à célébrer les victimes alors que sa vocation historique est
de se faire victime avec les victimes. Ou avec eux ou contre eux. C'est la raison pour laquelle
ses célébrations sont frigides, aseptiques, à- historiques. Alors qu'il faut partager le sort, subir
"avec" pour se révolter "avec". Souffrir pour accumuler l'impatience historique des pauvres.
Souffrir pour trouver la force de l'indignation, le pouvoir de l'insurrection contre les égoïsmes
collectifs.
La tradition chrétienne m'avait enseigné à passer des heures et des heures en
contemplation devant un crucifix en bois ou en bronze. Nous y avons usé les genoux. Le
crucifix était devenu "un objet de culte". Un produit homogénéisé, filtré, édulcoré. Il ne puait
plus, il ne hurlait plus, il ne se désespérait plus pour ne pas scandaliser les bien-faisants, les
chrétiens aux bonnes manières.
Puis, cet autre "Christ" est venu à ma rencontre. Il m'a cherché. Il s'est posé devant moi
avec les yeux gonflés, le coeur lacéré, la chair tremblante. Je ne le reconnaissais quasi plus.
Comme c'est arrivé à Emmaüs. Car il se présentait comme un Christ "irrégulier". Mais c'est ce
Christ- là qui fait fermenter l'histoire avec les gémissements et la crucifixion permanente des
victimes.
La victime est le sanctuaire dans lequel s'enracine le buisson ardent, l'espérance du
monde.
Lorsque chaque bourreau ira à l'école de la victime, lorsque ceux qui savent tout
deviendront élèves des derniers, lorsque les purs n'auront plus peur de se laisser contaminer par
les miséreux, le salut aura commencé. Quelle est la plus grande préoccupation de la chrétienté:
sauver une religion ou sauver la vie sur la planète?
Malgré les reflux et les restaurations, les reculs de l'histoire et la faillite de 68,
l'embourgeoisement des rêveurs et des idéalistes, malgré les désillusions de l'Est et les exstases
de l'Ouest, je veux croire que la force révolutionnaire des victimes remontera à la surface. Elle
émergera encore plus loin, dans le fleuve.
RES NULLIUS
Imperatriz, 16-8-8 - A une portée de fusil de la ville, en moins d'un jour, la dernière
favela est sortie de terre. Ironie du sort: ils l'ont baptisée du nom du nouveau Gouverneur "Vila
Cafeteira". La victime dédie son quartier à son bourreau!
En faire le portrait? L'ami qui m’accompagne convient qu'il est impossible de trouver les
mots "aucune image ne peut dépeindre cette montagne de misère". Des milliers de cabanes et
de rescapés à un désastre. Un camp de réfugiés est un habitat de luxe à côté! Il n'y a même pas
d'eau, tu comprends.
Quand le camion-remorque arrive, c'est l’assaut. Des heures d'attente dans des files.
Avec l'inextricable de ces situations de folie. Il y en a qui placent les enfants dans la file,
d'autres y laissent seulement le bidon. Et puis, il y en a qui, la nuit venue, volent le bidon du
voisin. Qui s'emparent de l'eau pour la vendre à qui n'en a pas eu. Du haut de la colline, on
contemple l'ensemble du tableau. Qui aurait intérêt à revendiquer la paternité de ces créatures?
Des rues faites de poussière et de crotte. Des enfants pleins de boue se roulent dans ces égoûts
à ciel ouvert. Cabinets, eau courante, hygiène, lavabos, décence, dignité - objets et termes à
donner le vertige aux sous-hommes.
Voilà comment ils sont, les "fils de l'Homme": héritiers de notre humanité, traités
comme s'ils étaient des enfants de personne. Des citadins de fraude. Des hommes de
contrebande. Res nullius, diraient les romains.
Les églises semblent reconnaître leur droit de citoyenneté, mais seulement sur le papier.
Doctrinalement. Concrètement, elles aussi collaborent avec les "structures de pêché". Que
font-elles pour ébranler le système? Elles condamnent les idéologies en paroles et en pratique,
elles convivent tranquillement.
Je revois les personnes de Vila Caféteira: comme les statues inachevées de Michel
Ange. Le Tiers Monde est un Louvre immense qui déborde d'"hommes incomplets". Ils
voudraient pourtant refleurir, émerger de la pesanteur de la misère, quitter la condamnation de
vivre en dessous du seuil de l'humanité. Mais qui leur tend la main?
Donna Davina revient du travail juste à ce moment-là. "Qui prend soin des neuf
enfants?" "La fille de 10 ans". "Elle s'en tirera?" "Bien sûr? il n'y a pas d'autre solution. Le
mari est malade. Ils devront s'arranger". Au bras, elle porte 2 sacs en plastic: du lait offert par
le Président de la République! Des gouttes de bienfaisance qui prétendent éteindre l'incendie
de la misère institutionnalisée. (Le peuple: « le Président est devenu une vache! »)
!
13
Sur la voie du retour, un orage nous a fait prendre la fuite. Et moi - impossible de
m'enfuir du défi. Comment être à égalité avec les derniers? Dans cette sorte de cloaque, il
manquait carrément les ingrédients indispensables pour inoculer le phénomène humain. Entre
nous et eux, il y a l'abîme infernal.
Les seuls à s'amuser avec la pluie étaient les enfants. Par bandes, en faisant la fête. La
fête de l’eau. Et les rues boueuses devenaient des pistes à glissades, à tomber, à se relever, à
retourner aux glissades en compétition avec le copain. Les fils des pauvres se contentent d'une
piste de boue pour jouer et pour essayer d'oublier d'être "des choses de rien".
CELEBRER LA LIBERTE’
14
Premier Monde." Serait-ce à dire que le Premier Monde s'est hissé sur le piédestal de l'unicité
et qu'à partir de là, il impose l’unique modèle de développement, l'unique modèle culturel,
l’unique prototype socio-économique etc.? Le virus de l'avidité est déjà arrivé dans la forêt; la
mentalité du Coca-Cola nous a envahis, les coutumes occidentales font fureur.
Il y a des signes d'espérance: écologistes, pacifistes, les verts, les volontaires à la
coopération au Tiers Monde. Toutefois, ceux-là risquent de laisser les choses comme elles sont
parce qu'ils n'examinent qu’un seul aspect du problème: ou la nature ou la paix etc. Quelle
secousse pour la société du Premier Monde si un important goupe de jeunes refusait et s’en
allait vivre au Tiers Monde? Quel effet produirait une telle gifle morale? Même si quelqu'un
veut être bon dans le Premier Monde - comment une seule goutte d’eau resterait-elle indemne
au milieu d'un fleuve empoisonné? Et j'ajoute: comment être chrétien dans une situation
radicalement inhumaine?
DANS LA FORET
15
celui de la terre, on avait pensé qu'en leur fournissant la possibilité d'en disposer, on faciliterait
le partage du travail communautaire. On s'aperçoit que le rythme est lent. Le pauvre aussi est
fils d'Adam! Il ne se contente pas de l'indispensable. La civilisation est arrivée avant nous et
sème ses ravages dans les échelles de valeur.
Malgré des désillusions et des retours d'illusions, ils sont toujours prêts à rêver, à miser
sur du neuf. Je crois en l'homme. Dans ses potentialités de faire du bien. Les défaites
quotidiennes ne sont que des détails. Tu troues un pneu, et e faire réparer. Il ne reste qu'à
conquérir la sagesse de vivre avec la contradiction, avec l'instabilité, avec le provisoire.
RAIMUNDO DE CEARA’
ELECTIONS
1.11.1988 - La campagne des élections municipales bat son plein. Temps de grâces
spéciales! Temps unique où les pauvres comptent pour quelque chose, l'unique durant lequel
les grands ont besoin d'eux et les achètent avec des sucreries, des rêves et des promesses. Cela
me ronge: pourquoi les petits élisent-ils ceux qui les crucifient, les bourreaux de leurs enfants?
Nos gens ont été tellement habitués à se vendre qu'il est devenu d'usage de donner son
vote en échange de quelque chose: une chemise, une visite médicale, un document, deux sous.
Le candidat est apprécié en fonction de ses largesses. Le misérable méprise celui qui se
présente sans ressources. On dirait qu'il se miroite dans le riche comme dans un mirage. En lui,
!
16
il voit se réaliser son rêve; cet autre est la projection de ce qu’il voudrait être lui-même.
"Pourquoi voter pour un pauvre type comme nous? Que pourra-t-il faire? S'il n'a même
pas ce qu'il faut pour lui-même...?"
Un agent pastoral m'expliquait. "Le misérable est comme un malade qui passe d'un
hôpital à l'autre et qui se fait renvoyer à la maison parce qu'on ne peut plus rien pour lui. Il n'a
plus qu'à attendre sa dernière heure. Le pauvre vit la même situation: il se voit fichu, perdu. Il
vit l'agonie de ses derniers jours. Que peut-il espérer? Comment quelqu'un qui est sur son lit de
mort peut-il changer le cours des choses"
Et encore: "Le pauvre a besoin d'être ensorcelé. Il a peur d'entendre la vérité. Même s’il
sait qu'un candidat est corrompu, il vote pour lui pourvu qu'il soit 'fort', qu'il ait de l'argent et
qu'il dispense des faveurs. Celui qui vit déboussolé à cause de la misère n'est pas en condition
de comprendre les choses. Pour lui, seul celui qui "a' quelque chose " peut" résoudre tous les
problèmes. Il est difficile de convaincre un pauvre qui va se coucher avec un verre de lait et
une poignée de farine. Ce qui vaut quelque chose - dit le petit peuple - c'est Dieu au ciel et
l'argent sur terre. Personne n'a jamais vu l'eau couler vers le haut. Plus il est misérable, plus le
pauvre est incapable de comprendre. Il désespère et ne croit plus en rien. Celui qui ne vit que
pour payer ses dettes n’a plus aucun goût de vivre..."
La Luiza aussi (un de nos agents pastoraux) est descendue dans l'arène. Ce sont les
paysans qui l'ont décidée. "Comment? Tu travailles à nos côtés au syndicat, dans le Parti des
Travailleurs, dans la pastorale de la communauté de base, et quand arrive la politique, tu te
retires et nous sommes contraints de voter pour les candidats des patrons? Pourquoi ne nous
représentes-tu pas?" On peut dire que, pour la première fois, les pauvres ont accouché de leur
propre créature! On commence à s'apercevoir un peu partout que déserter la scène politique est
une omission, c’est comme laisser le champ libre aux "ennemis de l'Homme". Un groupe de
jeunes suit la Luiza avec passion. Dans les réunions électorales, on se farcit la bouche de la
"nouvelle société égalitaire, plus juste et plus fraternelle". Et moi, je leur dis: "S'agit-il
seulement d'un rêve? Vous demandez aux autres d'y croire - mais est-ce que vous y croyez
vous-mêmes?" Quel est l’axe déterminant d'une société différente? La nôtre est fondée sur le
rapport patron- ouvrier. Pour faire quelque chose de différent, il faut partir d'une autre
hypothèse: " changer le rapport d'homme à homme; substituer aux rapports de dépendance et
d'exploitation des relations de partage et de participation." L'idée de tenter une alternative se
fait route: coopératives de production, travail en commun, gestion communautaire.
Dans leurs visites aux villages, les politiciens se pointent comme des vautours pour
profiter de la Messe du Père où on peut trouver beaucoup de personnes réunies. Et moi, j'en
profite pour lire la lettre des Evêques qui disent ouvertement "de ne pas vendre son vote, de
voter seulement pour les candidats qui ont déjà fait preuve de leur engagement sérieux en
faveur du peuple, de ne pas se laisser intimider..."
Dans cette histoire de dépendance économique, les politiciens sont considérés comme
les "patrons des pauvres". La Luiza reçoit, elle aussi, des demandes de faveur. J'en ai vu un de
mes propres yeux: il sortait de la poche de sa chemise les objets de propagande de tous les
candidats; il avait déjà fait la procession et maintenant, c'était le tour de la Luiza. Voilà d'où
partent les politiciens: du cri du ventre, de la nécessité incontournable des pauvres. Chaque
matin, devant les bureaux des comités électoraux, il y a une file de gens à faire peur: c'est la
colonne des misérables qui cherchent des grâces spéciales.
Les candidats différents sont étiquetés comme communistes. La Domingas (une des
nôtres) a eu une discussion avec un pauvre diable: "Mon ami, que veut dire communiste?"
"Être contre les riches et être à côté des pauvres". "Et toi, n'es- tu pas un pauvre bougre comme
moi? Alors, tu es communiste, toi aussi".
J'ai assisté à quelques réunions style américain: Show, musique, fête, chanteurs,
lumières, glaces à volonté, loterie, prix. C'est une honte à te faire fulminer de rage, à te donner
envie de vomir. Voilà ce qu'offrent les politiciens à cette cité qui semble être l'enfer. La
première chose que les enfants voient lorsqu'ils peuvent à peine ouvrir les yeux, c'est le feu des
130 scieries qui jour et nuit brûlent les résidus de bois. Le docteur Walter dit que la mortalité
infantile est de 30 %; la tuberculose atteint 10 %. La syphillis est la maladie la plus répandue:
sur 100 cas analysés, 90 % sont positifs. Peut-on soigner un cancer social avec seulement des
glaces distribuées à gogo?
Je voulais diffuser un petit journal avec les données du Dr. Walter: Sur 100 enfants nés,
30 meurent dans leur tendre enfance. La moyenne du Nord-Est est de 11 %. La Luiza , après
mille détours, est arrivée à la conclusion: "Crois-tu que cela bouleverse nos gens? Pas du tout!
Ils sont tellement persuadés que c'est Dieu qui vient chercher les petits anges. Pour les familles
nombreuses, c'est d'ailleurs plutôt un soulagement. On a l'habitude de dire: "j'ai eu 12 enfants,
!
17
mais grâce à Dieu, Il m'en a repris 3, 4 ... pour ceux- là, je n'ai plus à m'en faire. C'est le
Seigneur qui prend soin d'eux ... Dieu sait bien ce qu'il fait... Cela m'a coupé la parole! On a
donc inculqué au peuple que tout relève de la volonté de Dieu. Ce serait Lui le Cruel qui laisse
naître les enfants pour les tuer après par la diarrhée et la sous-alimentation? On a fait croire au
petit peuple que c'est bien ainsi: les enfants se transforment en petits anges.
Tu devrais voir comment on les enterre: ils les habillent littéralement de fleurs, en
laissant leurs yeux grand ouverts. J'ai eu un gros choc en voyant la fillette d'une prostituée:
couchée sur la table de cuisine, les yeux ouverts. Le regard de la victime est terrible. Si au
moins, elle se levait, si elle pointait du doigt... si elle nous maudissait au moins, comme le fera
le Juge à la fin des temps. Le commentaire de Luiza: "Pour arriver à comprendre que les
enfants meurent de faim par manque de ressources économiques à cause des institutions socio-
économiques, il faut un catéchisme humain très épais".
Imperatriz, 27-12-88
Finalement, la Terra bella, la dernière "occupation" qui a pour but de "libérer la terre"
(comme disent les paysans) de l'esclavage des grands domaines. La police voulait les affamer
pour qu'ils se rendent. Manoel me disait, en ricanant: "Tous ceux qui entraient étaient fouillés.
Pas un grain de riz ne passait. Nous avons ouvert un sentier dans la forêt, et le Père de la
paroisse nous apportait des provisions durant la nuit;"
Aujourd'hui, Terra bêla est remplie d'hommes tout autres que beaux: décharnés, les yeux
dilatés (plus par peur que par faim?), habillés de haillons. J’y suis allé avec Zeca, un de leurs
chefs. A l'entrée, ils ont donné le signal convenu: des hommes armés sont sortis de la
broussaille. Il m'a invité à faire un détour pour ne pas tomber dans un piège. Les pistoleiros
sont encore implantés, dispersés sur les hauteurs.
Zeca salue tout le monde et les invite à une réunion. Nous arrivons à une clairière, une
pente douce, déboisée. J’éteins le moteur. Une foule d'exclus descend lentement le talus. Ils
s'arrêtent à la clairière, leurs regards scrutent avec suspicion les alentours et se fixent sur les
nouveaux arrivés. Zeca rompt la glace: "C'est un ami à nous ... le Père de Açailandia, qui est
venu nous rendre visite". Ceux du " Corrego do Açaî" (du ruisseau des palmiers), s'approchent
et m'embrassent, avec de gros ballots sur leurs épaules, ils veulent raconter en peu de mots tout
ce qu'ils ont sur le coeur. "On en a vu des vertes et des pas mûres. Mais maintenant, la terre est
à nous. Ils nous l'avaient enlevée, mais on l'a reconquise. Les figures des gens qui m'entourent
se détendent. Nous sommes invités dans un local de réunion: une baraque en paille avec le
drapeau du syndicat qui fait office de mur. Des troncs d'arbres servent de bancs. On nous fait
asseoir devant, aux places d'honneur. Et ils débitent leur histoire.
"Nous sommes arrivés ici à 4 heures du matin, quand les éclaireurs nous ont donné le
feu vert en disant: 'les pistoleiros sont allés dormir'. Ce sont eux qui nous ont forcés à nous
défendre". Manoel m'avait montré le lieu de l'embuscade avec force détails. "Dans le fossé, il y
avait le Baixinho. Le vent soufflait fort et nous n'avons donc pas entendu le bruit du moteur de
la voiture. Le Baixinho levait la tête - et à ce moment-là arrivait la première décharge de
carabine; les impacts se voient encore ici dans cette plante. Il faudrait lui faire un monument à
cet "imbauba" (genre de grand mûrier). Dans l'autre fossé se tenait le Blond qui a riposté au feu
et a touché un des pistoleiros. Le gérant du domaine a été blessé et a réussi à s'enfuir en
emportant la mitraillette".
Quelle sensation étrange de se trouver sur un terrain qui a été théâtre de guerre,
d'entendre parler de fusillades en-dessous du bruissement des feuillages, au chant des oiseaux,
à l’intérieur des veines de la forêt. Les traces de tir parlent le seul langage réel: des plantes
tuméfiées, des bris de vitres, des douilles. "Les deux morts sont tombés ici. La police est
venue, les bras en l'air, pour emporter les cadavres".
Durant le récit, l'événement prenait corps, devenait histoire. A les regarder de près, si
maigrichons, ils donnaient l'impression de survivants. Comment avaient- ils pu s'organiser, se
mettre ensemble pour "faire la guerre", alors qu'ils tiennent à peine debout? "Combien de sacs
de riz avec-vous en réserve?" Rigolade générale: "même pas un grain." "Vous avez sans doute
du manioc, du maïs, de la farine?" "on n'a même pas un haricot". J'insistais: "Et qu’est-ce que
vous mettrez dans la casserole ce soir?" Les pauvres ont leurs stratégies. "On se nourrit de
palmitos (graines de palmiers), on chasse, on mange des feuilles de jaborandi, tout ce qu'on
trouve dans la forêt;"
De ces gens, présentés par la presse comme des violents, émane un flux de grande
!
18
tranquillité. Ils sont capables de rire de leur propre mésaventure, ils n'ont rien à se mettre sous
la dent et pourtant, ils ne se révoltent pas, ils ne lancent pas d'imprécations. C’est ça qui me
coupe le souffle. Un vieux, tout déssèché, avait répondu à mon insistance: "nous croyons au
miracle de Jésus. Il nous donnera à manger. Nous sommes pauvres de tout, mais riche de foi
dans son miracle." Et c’est vraiment comme cela que ça s'est passé. J'étais accompagné d'amis
italiens et leur collecte a permis de remplir 2 sacs de riz. "Avec ça, nous aurons à manger
pendant 3 jours. Donc, pour aujourd'hui, le miracle a eu lieu. Ne l'ai-je pas dit?" C'était le
vieux déssèché qui répondait à ma perplexité.
Les hommes laids de la Terra bêla sont entrés dans ma vie et n'en sortent plus. Ce sont
eux, les violents, que le régime qualifie de guerrilleros, de paresseux, de saoûlards? Quand
réussirons-nous à dénoncer un régime de violence institutionnalisée qui contraint les
misérables à se défendre? Et comment peut-on prétendre qu'un régime économique
international coupable du sort misérable des deux tiers de l'humanité à la dérive n’est pas
violent?
La nuit tombait sur la Terra bêla. Les figures des rescapés de la faim semblaient se
détendre. Sérénité issue de la souffrance, pas de désespoir. Nous avons pris la photo-souvenir
sur le terrain devant la baraque. Portrait de. famille - parce qu'ici, tous sont parents en misère.
Je les revois encore, sur la terre battue, ces ombres humaines, agitant la main en guise de salut.
La nostalgie de l'adieu colorait la scène en teintes douces, crépusculaires. Il est nécessaire de
croire en l’utopie des petits, car à ceux qui rêvent, tout devient possible.
L'HOMME DE LA BOUE
19-4-89 - Je suis arrivé à l'improviste. La récolte du riz bat son plein. Les habitants de
Cearà veulent terminer au plus vite leurs maisons. Joao avec ses enfants allait terminer le
"plâtrage". Avec quoi? Avec de la boue. La maison est faite de boue. Les tuiles sont faites en
boue. On fait un genre de canevas et on remplit les vides avec un mélange de terre et d'eau. De
la vraie boue.
Les enfants la pétrissaient avec leurs pieds, les filles les plus grandes la transportaient
avec la carriole à l’intérieur et le papa plâtrait les murs. De la boue jusqu'aux cheveux! Le
contraste augmentait au fur et à mesure que se dessinait sur la figure de Joao la satisfaction
d'avoir, finalement, sa maison toute à lui. Depuis qu'il était arrivé au Projet, il s'était installé
dans le dépôt qui fait eau. Quelle joie de voir naître sa maison de ses mains! Il caressait les
murs pour les lisser. Les empreintes digitales restaient imprégnées dans la boue. Comme la
photo d'un homme de boue. L'unique chose qui brillait était son sourire qui transformait ce
matériel en boue aimable.
Les paroles du mercredi des Cendres me revenaient en mémoire: "Rappelle-toi, homme,
que tu es poussière et que tu redeviendras poussière." Et puis, la Genèse au moment où Dieu
modela ce petit tas de boue pour en faire Adam. Joao était, pour moi, un homme de boue en
attente du souffle qui allait le transformer.
Les non-hommes du Tiers Monde sont, plus ou moins, dans la même situation: fondus
dans l’argile, ils attendent le souffle libérateur qui les fera sortir de l'opacité de l'esclavage.
Joao continuait à caresser les murs comme s'il caressait ses enfants. Ce qui pour moi
était répugnant était, pour lui, sublime.
La boue est une constante dans la vie des pauvres: Tu la trouves partout: dans les
champs, dans les bidonvilles, sous les ongles des paysans qui ironisent : "ceci est la seule terre
qui nous appartient". Leur existence entière est faite de boue. La terre leur fournit la nourriture.
La terre, en apparence si négligeable, source de riz et d'haricots, de bananes et de couleurs,
d’ananas sucré et de musique, réceptacle de la goutte de rosée et du miroitement des étoiles. La
matière qui sourit à travers une figure d’enfant. La matière qui devient tendre à l'aube et au
coucher et qui se dissout dans le chant des couleurs vives de l'orange, du rouge, du rose, de
l'or.
Dieu même a voulu s'en vêtir pour embrasser chaque enfant prodigue, chaque ex-
communié de la vie; N'est-ce pas cela qui caractérise la religion du Christ? Lui seul s'est
incarné dans la matière, Lui seul pouvait nous transmettre la passion pour toute chose faite de
boue.
Si l'homme n'apprend pas, dès son enfance, à apprécier la matière - ce voile de Dieu,
cette enveloppe, cette coquille qui renferme son trésor, la vie - il ne pourra jamais aimer Dieu.
Il a voulu naître de l’argile comme nous. Pour le porter aux étoiles. Pour en faire jaillir le
maximum qu’il peut donner: la vie, l'amour.
!
19
Chaque discours écologique doit partir de cette vision de la matière. Elle est finalisée
dans l'homme qui est son destin, son but ultime. Et pour le Christ, une chose tout simplement
matérielle comme le pain et le vin, deviendra l'étalon de mesure pour mesurer l'homme: "Tout
ce que vous aurez fait au plus petit de mes frères, vous l'aurez fait à moi".
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des colis de dons, des théories de développement, des navires chargés de scories nucléaires et
de poison. Et le poison est arrivé jusqu'au poumon de la terre.
Le convoi humain est parvenu à un point crucial de sa course. Il n'a pas écouté la voix
des pauvres et de leurs alliés. Entendra-t-il le cri de la nature qui commence à mourir (à se
suicider) par l'assassinat écologique? La révolte de la nature est évidente: elle s'immole afin
que ses usuriers se repentissent pour épargner au moins leurs enfants à naître, les futures
générations.
Voilà la question cruciale: on ne discerne pas si les mouvements écologiques sont
préoccupés par deux baleines ou par des millions d'habitants de la planète qui n’ont pas droit à
la citoyenneté, s'ils ciblent davantage quelques fruits empoisonnés ou les racines pourries du
système.
Les tambours des indiens continuent à rouler. Pas pour attaquer, bien sûr, mais pour se
défendre. Ils sont sur le pied de guerre. Le grand couteau de l'indien Tuira nous bafoue tous.
Car ils savent - mieux que tant de civilisés - que l'extinction de l'habitat assassine son
usufruitier : l'homme.
On ne guérit pas le cancer avec des sparadraps. Ou nous aurons le courage de dénoncer
les désordres constitués, les lois du marché qui tuent, la civilisation du profit, l'orgie
"consommiste", ou bien ...
Les indiens sont encore là; derniers témoins d'un monde dans lequel "toutes les choses
étaient bonnes", dernières reliques d'une Genèse toujours en devenir, pour nous dire que
"l'homme ne doit pas diviser ce que Dieu a uni: travail et capital, atomes et électrons, religion
et politique nationale et internationale, développement et écologie.
Que les tambours de la forêt ne se taisent pas! Non, ils ne doivent pas se taire, de grâce!
Ce serait la fin pour tous. Les indiens me fascinent toujours. Parce qu'ils sont différents de
nous. Ils voudraient continuer à ne pas être comme nous. Mais l'agression culturelle de
l'Occident les pollue de l'intérieur.
Ils résistent dans les recoins de la forêt verte. Pour combien de temps encore?
Ils ne font pas beaucoup de discours. Ils dansent et dansent encore. Ils attaquent les
empires avec des chants et des tambours, les tatouages sacrés et les plumes colorées. Pour que
cesse l'agression d'état, le vol et la dévastation internationale de leur habitat d'eau pure et d'air
propre.
Fils de la forêt condamnée à mort par l'holocauste biologique, dansez encore! Pour vous
entendre, pour vous voir vivre. Ou pour tromper la mort annoncée?
On dit que les femmes des indiens Nambiquara refusent de mettre des enfants au monde.
Fatiguées de lutter contre la déportation, les violences, l'assassinat éthique subi, elles optent
pour le suicide de la tribu en ne faisant plus naître de petits indiens. La comparaison avec la
nature n'est pas tout à fait occasionnelle, pas vrai?
11-2-90 - Communauté de la Juçara. Vers 18 heures, on nous avertit: une petite fille a
avalé une cacahuète et ne respire pratiquement plus.
Il faut la porter d'urgence en ville. Commence la course contre la montre pour l'arracher
à la mort. La mère pleure et hurle comme une folle. Nous courons sur les routes en pente à
toute vitesse. Courir pour tenter de couper la route à la mort, pour lui soustraire une fillette de
17 mois: Iranilde.
Aux premières maisons de Varjao, on entend les cris désespérés de Madame Teresa: "la
petite est morte". Je serre la main de la fillette, elle répond à la pression de ma main. Je me
fâche: "elle vit! Laissez-nous l’emmener en ville!" J’insiste. Nous nous arrêtons dans la
première maison sur notre chemin, alors qu'elle a perdu la tête et tout espoir. Luiza prend la
petite fille dans ses bras. A l'intérieur, elle ressemble à une Pietà avec la petite morte sur les
genoux. Teresa: " Que ferai-je sans elle? Je n'ai plus le courage de rentrer chez nous sans ma
fille. Morte comme ça, sans même un petit vêtement ... nue ..."
Elle ne réussit pas à se calmer. Elle marche d'un coin à l'autre, reprend la petite, la serre
contre elle, la caresse, lui parle. Moi aussi, j'y cours pour voir, incrédule, hébété. Je prends la
main et je la laisse tomber. Elle ne réagit plus. Je la pince avec tendresse. Elle devient de plus
en plus froide. Ce n'est pas possible, me dis-je, mourir si vite. Pour une bêtise. Madame Teresa
est plus sincère. En criant et en se tordant de douleur, elle exprime ce qui passe par la tête de
tout le monde. "Pourquoi Dieu l'a-t-il prise? Si petite, si belle. Oh mon Dieu, mon Dieu." Et
une vieille femme a répondu: "C'était la plus belle. C’est pour cela que Dieu se l’est prise."
!
21
Mais elle le disait sans conviction. Et Teresa: "Même pas une petite robe pour l'enterrer;" Voilà
ce qui préoccupe les pauvres. J'enregistre tout. Je cherche à entrer dans la culture de la vie et de
la mort de ce peuple. Chacun cherche à dire une parole de réconfort. Je n’en trouve aucune qui
mérite d'être prononcée. Je reste à l'écart, muet, glacé comme si j'avais essuyé une volée de
coups. Je vis la mort de Iranilde comme la mienne. Quelque chose en moi meurt avec elle.
Le rite funèbre a commencé. Les femmes font les derniers préparatifs: un petit linge
sous le menton, une petite robe bleu ciel sortie on ne sait d'où, quelque un lui brosse les
cheveux. Iranilde est prête pour le dernier voyage. Et nous, l'entourant, avec la bouche amère.
La tête qui veut éclater. La mort est là avec sa proie. Les femmes pensent à voix haute: il faut
se résigner. C'est la vie. Ce n'est pas le noyau d'arachide qui l'a tuée. C'était son jour, son
destin.
La mort est plus forte que nous. L'admettre devant Iranilde est dur parce qu’elle ne nous
a même pas laissé une heure pour arriver en ville. Dans tous les villages qui se blottissent entre
Juçara et la ville (Cumarù, S. Antonio, Mucuiba, Joao Lisboa, Camaçari) il n’y a aucun
médecin. Combien d'innocents devront mourir encore, plus ou moins de la même manière?
José, le papa, vient remercier pour la "gentillesse" et demande de pouvoir porter Iranilde
chez la grand'mère. Nous retournons sur nos pas. Teresa s'occupe maintenant de ses 5 autres
enfants. Nous les trouvons tous en pleurs. Tout le long du trajet, tous s’approchent pour nous
voir passer à la lumière d'une lanterne.
Notre charge devient plus lourde: il s'agit de consoler les petits frères et soeurs. La plus
grande est la plus désespérée: "Elle dormait avec moi. Elle n'a même pas pu essayer les
nouvelles culottes à cause d'un noyau..." "Ce n'est pas à cause du noyau, c'était son jour, le jour
fixé pour elle." A force de l'entendre dire, Teresa le répète à ses enfants. José commente à sa
manière. "Hier, quelque chose d'étrange est arrivé: un oiseau de mauvais augure est entré dans
la maison. Présage que quelque chose devait arriver."
Nous arrivons chez la grand'mère. José nous précède pour la préparer. Puis, en pleine
nuit, on lui confie la petite. Elle est couchée sur la table de la cuisine, avec des bougies pour
veiller sur la vie enterrée dans ce petit corps. Teresa transformée ne fait que répéter: "Iranilde
est ici avec nous . Elle ne nous appartient plus, elle est à Dieu... Il se l'est prise ... parce qu'elle
était la plus belle".
Le grand père cherche à se convaincre. "Un enfant déjà grand qui meurt provoque une
grande douleur, un petit enfant une petite douleur. Chacun à sa conviction, sa culture. Moi
aussi, je me range à la version de tous: "Ce n'est pas le noyau d'arachide qui l'a tuée, c'était son
jour, le jour fixé pour elle." Là où on crève de fatigue pour de petits riens, comment faire pour
ne pas se duper pieusement l'un l'autre? Ma tête est vide? Chaque pensée se tait devant
Iranilde, couchée là dans l'immobilité de la mort, ce trajet de vie plus fort que nous. La
récitation du Notre Père a une saveur différente: elle passe à travers le petit cadavre tout froid.
Incliner la tête devant un "autre".
Iranilde, sur la table de cuisine, dans sa petite robe bleue prêtée, prête pour mourir, me
regarde.
Mes très chers, je vous laisse en sa compagnie. Emportez-la. Comme nous l'avons fait
pendant des kilomètres dans la Toyota froide. Mais peut-être votre coeur pourra-t-il l’accueillir
et la garder avec plus de tendresse, n'est-ce pas?
CACIQUE
1-4-1990 - Je suis arrivé le soir et tout me semblait être nuit. Le chaos de la Genèse.
Quand l'homme n'était pas encore né. Il y avait déjà la matière dont il serait façonné, mais lui,
l'homme, n'était pas encore. La lumière de la lampe à pétrole plongeait la scène dans un clair-
obscur. Aldenor, un des leaders, m'a fait inviter par un ami car il avait déjà mangé et il ne lui
restait plus rien à offrir à un hôte.
J'ai passé la nuit (dormir eût été autre chose!) dans l'occupation du domaine de la
Cacique. Six cents familles sans citoyenneté sur terre ont eu la hardiesse d’y échouer, dans un
coin de forêt oublié, comme des naufragés. Sortis de la société "comme il faut", ils ont
demandé l'asile politique aux animaux sauvages. Aujourd'hui, ils doivent vivre avec le
jaguarondi et le serpent, la force brute et le fleuve en crue. Ils ont pénétré dans la terre en
friche (large d'une cinquantaine de km) en chemin de fer, par l'arrière, car l'accès par route est
contrôlé par les gardiens armés. Aujourd'hui, la "Vila Pindaré" (appelée ainsi comme le fleuve
du même nom) fait penser à des débris assembles par la force du désespoir.
Réunion devant la baraque du leader avec le moignon (homme impressionnant qui
!
22
maîtrise ses débris avec une main sans doigts). Quand un étranger arrive, tout le monde vient
regarder par curiosité. Pour savoir s'il est porteur d'une nouveauté qui sort de la misère
quotidienne. Des figures marquées par la faim. Des gens venus de toute part. Des rides
creusées par l'insécurité et l'instabilité. Toutes leurs pensées débouchent sur un seul refrain:
cette terre sera-t-elle ou ne sera-t-elle pas un jour la nôtre? Ils cherchent à capter dans la voix,
le geste, l'attitude de l'hôte, quel qu'il soit, un message prometteur de sécurité. Un agent
pastoral me le confirme: "Le peuple attend toujours que quelqu'un vienne de l'extérieur pour le
libérer, indépendamment du propre effort déjà entrepris." Il rêve d'un sauvetage gratuit, sans
traumatisme, sans complication, apporté sur un mao beijada (un plat d'argent).
On s'est fait raconter leur histoire. Celle de toujours. "La nécessité nous a conduits ici
pour planter du riz et des haricots. On était fatigué de la puanteur de la favela et de la misère."
Je ne me lassais pas de les étudier. Physiquement laids: maigres? vieillis, osseux. Pourtant, ces
rescapés de la guerre ont eu le pouvoir de m'enlever le sommeil. Dans la torpeur du demi-
sommeil leur histoire défile devant moi. "Le sergent Silva (un militaire retraité autrefois au
service des grands propriétaires) est venu avec des hommes armés. Il nous a obligés à
suspendre les travaux dans les champs et dans la vigne. Nous étions 18, eux 22. Tous armés. Il
a compris que nous étions décidés à tout. Une autre fois, c'est le Colonel Felipe qui est venu.
Le peuple voulait le lyncher. Nous sommes tous de pauvres types. Mais alors que 500 veulent
travailler, il y en autant d'autres prêts à créer la confusion. Maintenant règne un calme relatif.
La majorité des hommes se trouve dans la forêt pour préparer le terrain des plantations. Tous
les jours, il y a de nouveaux arrivés des favelas. A la recherche de terre, de pain, de travail.
Toujours la même histoire."
La nuit descend pour cacher cette ignominie de la face de la terre. Dans le pays des
grands domaines (les "latifondi") les plus impudents, il n' y a pas de place pour les petits. Je me
retourne dans le hamac comme sur de la braise. Qui d'autre sinon les misérables doit rêver d'un
monde nouveau? A qui parler d'une société nouvelle? Aux rassasiés, aux peuples repus? En
quoi nos rêves d'ici peuvent-ils les toucher? Les défis dans le sens opposé nous sont lancés de
l'autre rive: le sous-homme, celui qui est condamné à vivre pour atténuer les morsures de la
faim, peut-il se permettre le luxe de rêver à autre chose qu'à une assiette de riz et de naricots?
Comment l’aider à se libérer des conditionnements internes et externes?
Le lendemain, visite du campement où sont installés ces "gens en transit", une marée de
hors-la-loi, car ils sont hors la loi de la dignité humaine, hors la loi de la moyenne du poids
corporel et de la moyenne de l'espérance de vie, ils sont hors de tout, parce que la vie est contre
eux. A neuf heures, la première Messe dans la terre des oubliés. Ils arrivent au compte-gouttes.
Je reconnais Gregorio, Antonio, l'épouse de Celio. Ils viennent de mes villages. Gregorio
arbore le seul costume de fête qu'il possède. Les enfants, aussi noirs de peau que leurs
vêtements sont blancs, veulent oublier pour un jour les haillons quotidiens. On voit à l'oeil nu
que la norme (à savoir se vêtir décemment, manger à sa faim etc...) est l'exception ici, et
l'exception devient la norme.
Je célèbre avec l'intuition que je peux "servir”, que je peux aider les débris humains à la
dérive à se sentir un peu plus "hommes", plus proches les uns des autres. Les occidentaux
peuvent se permettre le luxe des religions aux cultes éthérés, des encensements, des doctrines
sophistiquées. Chez nous, la religion sert à nous combler de résignation, à procurer l'illusion
d'être comme les autres.
A l'Evangile, on a lu la parabole du Bon Pasteur; alors nous avons parlé des leaders qui
profitent du troupeau, de ceux qui trahissent le peuple etc. Cependant, parmi ces leaders, trois
ne sont pas comme les autres, chacun d'eux peut compter sur une troupe de fidèles.
J’ai raconté 1'histoire-parabole de la fourmi "correiçao”. Elle est tellement minuscule
qu'on peut l'écraser avec un doigt. Mais quand elle se met en mouvement, elle déclenche une
procession de millions et millions de ses congénères, rien ne résiste à leur avance parce
qu'elles mordent toutes au même moment. C'est à devenir fou. Une fois, elles sont entrées dans
mon hamac et j'ai dû me sauver en dehors de la maison, j'ai même dû enlever le slip. Chacun
de nous est petit comme une fourmi, si nous nous unissons comme elles, nous sommes
capables de faire fuir nos ennemis. C'était l'Evangile de la Fourmi correiçao.
Aux célébrations des mariages, les mariés portent les vêtements de tous les jours. Tout
est férié pour les plus pauvres parmi les pauvres. J'ai été impressionné par l'homme moignon,
la main dans la main avec la Toinha. Il se servait de sa main saine pour couvrir la malade. Et
moi, dans le fond, je voudrais occulter les faiblesses de mes amis!
Avant de repartir, l'épouse de Celio a insisté pour que je passe chez eux. Le mari a eu un
accident et est dans la forêt avec une hache et une jambe en bois (les roues d'un camion sont
passées sur son corps, il était ivre). J'entre dans la maison au moment où elle donne à manger à
!
23
la petite, laquelle se met à hurler quand sa maman interrompt la becquetée. La maman s'affaire
pour préparer une boisson sucrée pour le Père. La petite crie tellement que c'est moi qui
continue à lui donner à manger. Elle a tout avalé sans s'apercevoir du changement de la main
qui tient la cuiller. Je lui ai tendu mon verre qu'elle a vidé d'un trait.
Peut-être ces gens ressemblent tous à Celio: une humanité incomplète; avec une jambe
en bois pour affronter la forêt. Voilà pourquoi il ne faut pas se fatiguer de parler de "structures
de pêché", de violence institutionnalisée.
DONNA ANTONIA
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de désordre public; elle ne dérangera jamais la paix sociale. Elle ne réussit même pas à
imaginer qu'on puisse se rebeller.
Si on analyse ces expressions, on s'aperçoit qu'elles sont d"essence bourgeoise et
inoculées dans la victime par la culture dominante. Le système repose sur des astuces tellement
perfectionnées qu'il crée les victimes tout en les apprivoisant. Il leur fait croire qu'il y a des
chanceux et des malchanceux par naissance, que tous ne peuvent être riches, sinon il n'y aurait
personne pour travailler pour les autres.
La victime ne disposant pas d'autres instruments de comparaison ne peut que rentrer
dans ce jeu. Donc, elle succombe. Elle croit que tout - maladie, mort, désordre social - est la
volonté de Dieu. Même lorsqu'il est évident que la misère et l'exploitation ne sont rien d'autre
que la volonté des hommes. Elle croit éperdument que tout arrive selon un plan pré-établi d'en
haut et qu'il serait pêché, un grand pêché, de vouloir s'y rebeller.
Donna Antonia somnolait entre deux soupirs "Oh mon Dieu, oh mon Jésus..." Moi
j'avais perdu le compte! Entre elle et moi; il y avait toujours le muret de séparation. Entre moi
et le Tiers Monde, entre moi et la culture de l'oppressé, quelle muraille!
CITOYENS DU COSMOS
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nous-mêmes. A renaître comme hommes cosmiques et planétaires. A nous exercer en
"universalité". A faire la gymnastique planétaire du coeur. A respirer le cosmos et tout ce qui
l'habite.
SAO RAIMUNDO
22-5-1990 - J'ai été invité à visiter une poignée de désespérés qui essaient de ne pas
couler à pic. A la limite de 1' invraisemblable. Imagine deux ailes de huttes faites de
branchages et une nuée d'enfants. 'Seuls les grands portaient de petites culottes. Tous avaient le
ventre gonflé, les yeux écarquillés pour admirer le visiteur.
Le campement de Sao Raimundo est né de l'occupation de terres. Eux aussi - à leur
manière - cela veut dire avec rien, cherchent à créer un peuple plus juste. Ils veulent procurer à
leurs enfants une vie plus digne, les libérer de l'esclavage des vers, de la dépendance du plat de
riz incertain, de la dégradation collective.
Ces deux files de huttes sont restées gravées dans, mes yeux. Elles sont faites de rien.
Légères. Il n'y a ni meuble, ni frigo, ni machine à laver - rien. 45 familles y habitent, venues de
toutes part, surtout des favelas de Estreito et d'Imperatriz parce qu'elles n'arrivaient plus à se
battre contre la misère. Elles ont préféré affronter les pistoleiros qui, sous leurs yeux, ont brûlé
trois huttes pour les intimider et les faire fuir. Elles ont résisté, grâce à Dieu.
Vois-tu la différence entre eux et nous? Vois-tu à quoi se réduit, pour nous, la justice?
Nous demandons le minimum indispensable. Pourquoi ne nous est-il pas concédé? Quelle
relation y a-t-il donc entre votre "trop bien- être" et notre "trop mal-être"?
C'était un ami du Mouvement des Sans Terre qui m'a introduit dans cette double file de
huttes et dans les problèmes qui s'y cachent. La prudence de la misère. Je m'y suis laissé
impliquer parce qu'ils m'ont assuré qu'ils étaient fatigués d'occuper des terres sans résultat
aucun. Un proprietaire d'éliminé, mille autres de retrouvés; se débarrasser d'un exploiteur - des
centaines reprennent sa place. Même à toute petite échelle - le mécanisme de l'exploitation des
plus faibles se perpétue. Une quinzaine de familles (sur 45) veut la terre en propriété
individuelle, les autres en régime communautaire.
On en discute tout l'après-midi pour mettre en lumière les avantages. L'assemblée des
sociétaires s'est ouverte, on a relu et approfondi les statuts, on a voté pour choisir les
représentants de la Société de Coopérative. Puis, on a procédé à la signature de l'acte de
fondation. Tous, même Chico, le chasseur, ont signé. L'aube se levait déjà avec sa brise
fraîche. "Moi, je n'arrive pas à travailler comme les autres parce que je suis asthmatique: Je me
défends comme je peux, en chassant. C'est pourquoi, si mes collègues m'acceptent comme je
suis, moi je défends le système des terres communautaires."
Même les petits ont du mal à vaincre l'individualisme. Eux aussi doivent lutter contre
l'esprit égoïste qui nous est inné, qui nous précède, car il est en nous avant même d'ouvrir les
yeux. On le voit clairement: Chico a dû lutter toute la nuit pour vaincre cette bête. Il avait les
yeux rougis et faisait comprendre au Père qu'il n'avait pas seulement des bras musclés, mais
aussi un coeur.
Le lendemain, le village paraissait encore plus léger. Une joie contenue, une espèce de
satisfaction l'avait envahi comme par surprise. Les huttes, adossées les unes aux autres,
semblaient être davantage reliées entre elles par la volonté commune de conquérir la terre et de
la travailler en régime semi-communautaire.
"Durera? Ne durera pas?" me demandais-je en me promenant à travers les champs
blondoyants de plants de riz tendres comme notre espérance.
ADALUCIO
1-6-1990 - Je suis allé interviewer des lépreux de Marituba (près de Belém) pour
reconstituer la vie d'un père mangé par la lèpre.
I
J'ai eu honte d'être sain! Le regret d'être différent m'a effleuré. Adalùcio, un petit homme
réduit à un moignon a commencé par me dire que je ne devais pas l'appeler Mr. Adalùcio, que
j‘e devais le tutoyer. Comment pouvais-je me sentir son égal alors que lui était accroché à la
croix de sa propre chair?
Un petit homme de 77 ans, crucifié sur la croix de la lèpre depuis l'âge de 12 ans. Sans
se lamenter! Le pire c'est qu'il se dit heureux. Il vainc la mélancolie en chantant. Réduit à rien,
presque sans corps pourrait-on dire, il marche même sans pieds. Il se traine d'un côté à l'autre
de la petite maisonnette avec son épouse Noemia qui est le reflet constant de son être détruit.
"Ma petite vieille, ne sois pas triste. Notre vie est fondée sur une certitude: que Dieu nous
aime, que moi je suis important pour lui, que lui me veut vivant..."
Des paroles qui te pénètrent comme des gouttes de feu; dans une léproserie ouverte
(comme il est d'usage de nos jours) où de l'embrasure de la porte on voit passer de jeunes
élèves dans la fleur de l'âge qui vont à l'école. Ils passent et repassent devant ce spectacle
désastreux de Andalùcio et Noemia. Ils leur rappellent qu'eux aussi, un jour, ils avaient la peau
lisse, le nez parfait, des jambes, des mains, et non un corps en morceaux réduit à un débris
humain. Je n'ose pas lui demander si la vue de toute cette jeunesse ne le fait pas frissonner
d'envie. A juger d'après l'apparence, il lui suffit d'être celui qu'il est, celui que Dieu a voulu
qu'il soit. Et tu hausses les épaules. Ce petit homme, sans le vouloir et sans le savoir, te fait
prendre conscience de la petitesse de ta stature morale.
Seuls ses yeux brillent dans sa personne, au-dessus d'un nez écrasé, réduit à rien. Il n'a
pas de jambes, mais a déjà été à Rio, à Sao Paolo pour y tenir des conférences. Il a parlé devant
le Pape. Pour moi, il a le droit de parler aussi devant Jésus Christ: "Tu ne m'as donné que
quelques gouttes de vie, mais je donne de la saveur à chacune d'elles. Qu'est-ce qui est
important dans l'homme? Serait-ce la prestance physique, la stature, la peau fraîche ou bien le
fait d'être voulu par Dieu? Dans ces êtres au corps réduit à rien, c'est l'esprit qui brille
davantage. Sa chaire de vérité était le sol nu. Pourtant, je me sentais là, tout petit, pour
apprendre, pour boire une eau nouvelle que m'offraient, sans mesure, ces moignons d'êtres
humains.
C'est ça: mon orgueil a reçu un fameux coup. Même un homme "bon à jeter" comme on
pourrait être tenté de le dire, a quelque chose à dire, à offrir. S'affirmer soi-même: sa présence,
son droit à une place dans la vie, son histoire. Et moi qui me mets à l'interroger! Pour
comprendre, pour saisir son secret; "Dis-moi, Adalùcio, qu'est-ce qui s'est passé en toi quand
tu as découvert ta maladie?" "J'avais seulement 12 ans. Cela m'était indifférent. Je ne me
souviens plus très bien comment cela s'est passé. J'ai l'impression que je me suis couché sain et
que je me suis réveillé malade, avec le corps tout tâché. Je pensais alors que cela passerait
comme un mal de tête qui passe. Je lisais beaucoup de choses très spirituelles. Ainsi, quand je
suis arrivé à le comprendre, je ne lui attachais pas grande importance. Bien sûr, cela me faisait
mal quand quelqu'un me regardait, se pinçait le nez, crachait par terre... cela me blessait.
Sais-tu ce qui change avant et après la découverte de la maladie? Quand tu cesses d'être
en bonne santé pour te retrouver malade? Le lépreux est un être complexe, révolté, frustré et
allègre à la fois. Les blessures du coeur, il les cicatrice seulement avec la foi".
"Puis-je te faire une demande indiscrète? Aimes-tu la vie? Réussis-tu à l'aimer?" A
travers la porte, on voyait passer à ce moment-là deux amoureux. Des enfants allaient et
venaient sur le terrain vague. L'après- midi tropical venait d'être lavé par une averse tiède. Les
paroles de l'homme moignon restaient suspendues dans l'air chaud, saturé d'humidité. Comme
des oracles. Sa maisonnette, alignée entre celles des autres hommes moignons, ne se
distinguait pas particulièrement des autres. L'entrée remplie de petits souvenirs, de babioles, de
santons, témoins que Andalùcio a un tas d'amis partout dans le monde. Et pourtant, il n'a pas
de jambes.
Les petits cadeaux de l'amitié ont pour lui valeur de reliques. "Cette petite chaînette en
or, c'est la fille de Giorgio Torelli qui me l'a accrochée au cou. Cet autre souvenir vient d'un
ami américain..."
Je le quitte avec des yeux gonflés, ses paroles me suivent comme une ombre. "Quand je
suis né à la maladie, j'ai découvert toute la profondeur de Dieu dans ma vie. Alors j'ai
découvert qu'il n'y avait pas de raison de se révolter. Notre vie ici n'est qu'un passage. Il y a
une autre vie, un autre monde: pourquoi se rebeller? J'ai toujours senti Dieu présent dans ma
vie. Une fois, un français m'a demandé: Si tu devais mourir aujourd'hui et arrivais devant Dieu,
lui demanderais-tu :" Seigneur, pourquoi m'as-tu enlevé les jambes, pourquoi m'as-tu enlevé
les mains, pourquoi m'as-tu pris la santé, à moi qui aime tant la vie? Alors qu'il y en a tant
d'autres qui ne lui accordent pas de valeur..?" Moi, j'ai répondu: "Mon ami, personne ne doit
demander à Dieu le pourquoi et le comment. En Dieu on croit, Dieu on l'aime, on le sert. C'est
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ma réponse ».
Sao Luis, 3-7-1990 - Je me trouve dans la capitale pour la retraite annuelle chez les
Soeurs. Quelle différence de méthode ici! Ici, c'est un seul qui parle, qui doit tout savoir, qui
administre du haut de la chaire la vérité unique et absolue. Ici, notre prédicateur incarne la
réalité, l'histoire, les événements que l'on vit. Le Père Cambron le disait sans ambages: "En
Occident, la révélation passe par le principe de l'autorité: de Pape en Pape, de dogme en
dogme. Dans le Tiers Monde, la révélation se fait à travers la réalité. Voilà pourquoi le Cntre
refuse la périphérie: parce que cette dernière est multiforme. Et le Centre veut l'uniformité,
prétend être l'unique modèle de pensée et de vie. Le Centre veut abolir la périphérie, 1'altérité."
Si Saint Paul affirme que la première révélation se fait à travers la matière brute, Dieu ne
se révélera-t-il pas a fortiori à travers la nature élaborée, filtrée, modelée par la conscience et la
volonté des peuples; c.à.d. à travers l'histoire? L'histoire est le premier lieu théologique. C'est
là que s'allume l'étincelle de l'incarnation, là où Dieu prend un visage d'homme pour être notre
pareil. Il n'est pas comme le riche qui, dans le meilleur des cas, éprouve de la peine pour les
petits pauvres. Lui, il arrive au point d'exalter celui qui pleure, qui se désespère, qui est crucifié
par la douleur, non pas parce qu'il est sadique, mais parce que Lui-même s'est confondu avec
nos tragédies et qu'il les a toutes assumées. Même Auschwitz, même Hiroshima, même la
tragédie écologique et nucléaire, même celle du Tiers Monde. Il s'est vidé de Sa divinité pour
se remplir de notre humanité. Il s'est rassasié de matière et d'histoire. Il ne s'est pas contenté de
partager avec nous ce qu'il a , mais aussi ce qu'il est. Il se donne comme un père de famille qui,
à travers sa sueur, son travail, se transforme en riz et haricots pour les offrir à son enfant;
"Prends et mange, ceci c'est moi. Ma vie te nourrit." Se donner en nourriture: Immoler sa
propre sueur pour que la vie demeure. Liturgie cosmique et séculaire. Cachée dans l'atome,
dans la semence, dans la croix. La vie naît de 1'immolation.
L'immolation des victimes doit donner vie à quelque chose. Pour moi, il s'agit d'un
catalyseur qui fait embraser le rêve d'un monde nouveau. Ce sont les limites des pauvres qui
m'obligent à chercher de nouvelles pistes. A quoi peut servir l’aide, le sauvetage d'un naufrage
pour les voir devenir bourgeois et individualistes tout comme leurs oppresseurs? Il faut créer
des alternatives pour démontrer qu’il est possible de rompre le cercle de l'unique modèle de
développement, de rapport humain, de culture, de civilisation. Cela revient à dire que les
pauvres ont pour mission de garantir aux générations futures le besoin d'un comportement
humain différent. Aujourd'hui, on t'impose même de naître en éprouvette, de passer à travers
un ordinateur. Manipulé avant même d'avoir vu la lumière du jour.
Les pauvres sont la plus grande provocation, le défi le plus terrible de ce monde injuste
et cruel; vous voulez nous imposer de devenir comme vous? Même la nature vous condamne
parce que les ressources ne sont pas suffisantes pour que chacun puisse devenir riche et avide
de consommation comme vous l'êtes.
Est-il possible de vivre assiégés par des victimes et de ne pas voir que quelqu'un en est
responsable? Au moins se laisser effleurer par le doute; et moi, dans quelle mesure est-ce que
je collabore à tout cela? La culture occidentale a réussi à créer tant de ces lieux communs, à
imposer son modèle en séries: l'homme "comme il faut", intégré dans le système. Je crois ce
modèle plus dangereux que ceux qui tuent avec les armes parce que contre des armes, tôt ou
tard, on peut se défendre, alors que de l’autre non, car il croit faire du bien tout en étant un
chaînon actif d'un système constitué par le mal. Loin de moi d'affirmer que c'est par mauvaise
volonté. Le mécanisme t'absorbe tellement, t'englobe au point de t'induire à tout justifier.
Seuls des cataclysmes parviendront peut-être à faire filtrer le doute que, si les choses ne
vont pas bien, le mal doit se trouver à la racine.
Tout cela n'est-il pas absurde ? Pour commencer, le système frappe, dépouille les pays
appauvris et puis veut leur faire la charité. Comment le bourreau peut-il prétendre vouloir venir
en aide à la victime? L'aide au nécessiteux devient un élément fonctionnel du système de mort
qui l'engendre. La victime a une étrange façon de condamner. Elle n'a à sa disposition ni juges
ni tribunaux; elle ne convoque pas l'ONU en session extraordinaire; elle ne trouble pas les
Eglises pleines d'encens et de vérité; elle ne pèse d'aucun poids politique sur les partis. On
dirait qu'elle vit par force d'inertie. Et le ressort de la vie se charge de la venger. Il ne lui reste
qu'une seule satisfaction, d'ailleurs la plus économique et la plus facile à pratiquer aussi bien
en bidonville que sur les palafittes: boire la cachaça (alcool brésilien) et faire des enfants.
Comment restituer à la victime la passion pour une vie digne? Celui qui la lui a enlevée n'est-il
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pas un voleur, un assassin?
LES CHARBONNIERS
FILOMENA
Imperatriz, 28-7-1990 - Tant qu'à la fin les circonstances m'ont contraint de rencontrer la
femme aux pieds purulents. Filoména était recroquevillée dans son lit. Entourée de garde
malades tendres, elle les rebrouait, car dans la brousse, on ne va à l'hôpital que pour consulter,
et puis on rentre à la maison. Elle se lamentait parce qu'on l'avait amenée là et abandonnée à
son sort. Raimunda essayait vainement de lui faire comprendre que si les siens tenaient à elle,
ils auraient donné signe de vie, qu'elle ne serait pas arrivée dans l'état dans lequel elle se
trouve, que si , que si ...
J'étais étonné que cette petite "chose" de 30 kg contienne autant de voix et tant de vie.
D'après le récit de Gianni, je m'étais fait l'image d'une femme gentille, résignée,
reconnaissante. La réalité était toute autre: elle avait une voix presque masculine -, grognarde,
sèche, hargneuse. Les garde-malades disaient qu'elle hurle et enguirlande celles qui la lavent,
qui lui font une piqûre (cela doit être toute une entreprise car elle semble n'être faite que d'os
sans chair), quand on lui désinfecte les dernières plaies de ses jambes pourries. Il y a accord
total sur une chose: "C'est un miracle! Elle était condamnée et maintenant, si ce n’était pas à
cause de la paralysie, elle pourrait rentrer à la maison sur ses deux jambes".
Devant Filoména, je suis resté muet. Sa vitalité m'a époustoufflé. Je l'aurais voulue
différente. La Filoména que j'avais idéalisée était quelqu'un d'autre. C'est sans doute ainsi pour
tout homme. Un être qui nous trouve toujours pris au dépourvu pour l'accueillir tel qu'il est et
non tel que nous voudrions qu'il soit. C'est pourquoi je me trouve devant Filoména comme
devant l'humanité. En dehors et en-dedans de ce sanctuaire. C'est pareil quand elle se lamente
et maudit. Ce sera un sanctuaire ébréché, répugnant comme celui que j'ai devant les yeux, mais
malgré tout toujours un réceptacle du divin. C'est dur de perforer l'écorce des apparences.
Dieu doit avoir fait la même expérience. Comme un artiste devant un bloc d'argile dont
il aura rêvé, idéalisant sa création. Aujourd'hui, il tient entre les mains une humanité marquée
par les cicatrices des guerres mondiales, des fours crématoires, des blessures nucléaires. Un
chant brésilien met ces paroles dans la bouche du Seigneur:
"Ce n'est pas cet homme-là que j'ai fait/ qui vit oppressé, perdu, errant/ qui tombe abattu
dans un monde tel que moi je l'ai voulu/ Peut-être me suis-je trompé?/ Dites-le, de grâce/ Peut-
être ai-je mis trop d'eau dans la mer?/ Peut-être la chaleur de mon soleil vous brûle-t-elle?/ Si,
par hasard, c'était ainsi, je vous demande pardon, je me suis trompé.
Mais à présent, je vous dis: dans le monde tel que je l'ai voulu/ les étoiles ne se
querellent pas, le soleil ne s'éloigne pas/ la mer n'est pas trop pleine sur la terre telle que je l'ai
faite/ Maintenant, je vous dis: la terre que j'ai voulue/ devait être une terre sans guerres, sans
autant d'injustice/ qui blesse mon enfant, l'homme que j'ai fait./ Aujourd'hui je vous dis:
l'homme que j'ai voulu/ devait être un homme libre, un frère, ouvert aux autres/ capable de
faire de la vie un chant heureux./
Peut-être ai-je tout raté parce que je suis trop bon/ Peut-être l'amour, la justice, la paix/
ne valent plus rien, dans ce monde qui est le mien?/ Si par hasard, c'était ainsi, je vous
demande pardon,/ Je me suis trompé."
L'humanité a voulu à tout prix retourner chez les siens qui l'ont rejetée dans la masure de
boue au fond de la cour: et l'homme est comme elle: blessé, ne sachant plus marcher (Filoména
a des jambes, mais c'est comme si elle n'en avait pas) sur les sentiers de la justice; il se fait du
mal avec ses propres mains, exactement comme Filoména qui, retournant à sa maison, est
destinée à tuer de misère et d'infection.
Après l'éclat, elle s'est blottie dans sa pelote de douleur. Pliée en deux. Il me semblait
alors d'être en face de deux Filomenas: l'une, celle que j'avais idéalisée, l'autre celle, la vraie,
qui se trouvait devant moi avec sa fièreté et son opiniâtreté. L'être humain, qu'il s'appelle
Filoména ou autre, est toujours autre que toi. Comme un mystère. Comme le buisson
mystérieux qui brûle sans se consumer.
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NOUVELLES BREVES
Imperatriz, 3-9-1990
Un collage de citations: assez pour démontrer la brutalité de 1'exploitation.
-"L'esclavage continue. Nous connaissons maintenant les noms des entreprises qui ont
forcé les ouvrières à avorter: Filco, Ayert et Banca Bamerindus. Les usines Jate (2000
ouvrières), Iracema (3000) et Fontanelle (1500) de Fortaleza (Etat de Cearà) paient un salaire
de misère, les femmes ne sont pas déclarées, il n'y a pas de cantine. Les ouvrières mangent sur
les trottoirs devant l'usine.
Il y a pire: La fabrique Del Rio donne l'autorisation de se servir des cabinets seulement
avec des jetons, et à la sortie, les ouvrières doivent se déshabiller pour se soumettre à un
contrôle (c'est une fabrique de sous- vêtements). Dans l'entreprise Guararapes (Fortaleza) tout
permet de soupçonner qu'un produit anti-conceptionnel est mis dans le repas des ouvrières. On
exige d'elles (elles sont 6000) qu'elles soient célibataires et qu’elles ne soient pas enceintes.
L'usine De Millus commet un vrai attentat au droit à la maternité: les femmes sont
obligées de présenter tous les mois un certificat attestant la régularité de leurs menstruations."
(Dénonciation à la IVe Assemblée des Assistantes Sociales - Campinas (SP) 18-8-1989).
Bulletin no. 65 de la Pastorale de la Femme marginalisée Fortaleza octobre 1989 :
- "La saison des pillages recommence. Dans l'Etat de Paraîba (frappé par la sécheresse),
on a enregistré durant ces derniers six mois dans 33 municipalités sur 90 le chiffre incroyable
de 20 pillages et 54 tentatives de mise à sac avec la participation d'une moyenne de 300
personnes.
Bulletin du "Centre Nord-Est de l'animation populaire Août 1990 :
- "Le plus grand problème de l'enfant brésilien n'est pas l'analphabétisme, mais la faim et
la sous-alimentation. Non pas celle qui résulte de l'absence absolue de nourriture, qui tue, mais
celle qui est chronique, physiologique, dû à une alimentation insuffisante qui génère la
dénutrition.
C'est pire de vivre en ayant faim que de mourir de faim.
La dénutrition frappe 460 millions d'habitants du monde en voie de développement. Le
problème le plus grave touche les enfants. Après la naissance, le cerveau se développe avec un
rythme beaucoup plus rapide que le reste du corps. A 3 ans, il a déjà atteint 90% de son
développement alors que le corps n'en est qu'à 20%. Conclusion: le cerveau est plus vulnérable
durant la première enfance. Toute la vie est conditionnée par la nourriture reçue dans la tendre
enfance. (...) De par le monde, il y a 350 millions d'enfants sous-alimentés. Dans les pays en
voie de développement, la moitié des enfants en dessous de 5 ans sont en état de dénutrition et
condamnés à une mort précoce. Pour ceux qui survivront, le manque de protéines sera
responsable a un cerveau aux facultés compromises.
Le Brésil est le 6e pays du monde touché par la dénutrition, au même degré que
l'Ethiopie, l'Equateur, la Papouasie, la Birmanie et El Salvador (...)
En 1989, à Sao Paolo, la consommation de viande de même que celle de poisson a
diminué de 45 %, celle du lait de 22 %, celle des oeufs de 19 %. On sait que la classe sociale la
moins favorisée se nourrit presque exclusivement d'amidons. Pour ceux-là, l'école n’a pas une
grande importance. La capacité d'apprentissage est pratiquement nulle et l'apathie est
généralisée. Comment préparer à des travaux spécialisés des enfants déficients et mal nourris?
(...) Malgré la production annuelle de 70 millions de tonnes de céréales, notre peuple
souffre de faim. Et non seulement dans le pauvre Nord-Est, mais aussi dans les favelas de Rio
et de S. Paolo. Notre ouvrier a honte de ce qu'il met dans sa gamelle qu'il amène chaque jour
au travail." (Hugo Prata , dans la "Feuille de S. Paolo" 7-89-1989).
Estreito, 2-12-1989
Très chers Papa et Maman, J'ai reçu votre lettre et l'ai lu avec une immense joie parce
que vous me manquez. Cela ne m'arrive pas tous les jours de recevoir de vos nouvelles! Fausto
m'a dit que vous avez téléphoné parce que vous étiez préoccupés de mon état de santé. Merci
pour la pensée, mais je ne pense pas qu'il faille s'alarmer à ce point.
Je suis un chançard. Un de ceux qui peuvent se soigner. Voyez comment va le monde! A
certains, il ne concède même pas cela. Comme vous l'avez appris, j'ai fini par être hospitalisé.
5 jours après, j'ai pu sortir de l'hôpital, sain comme un poisson dans l'eau, et je suis allé dans la
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maison de Luiza, une baraque semblable à toutes les autres. De l’autre côté de la rue, une
femme pleurait si désespérément que nous sommes allés la voir. Sa fille était au plus mal
pendant que j’étais hospitalisé: 14 ans. Sa fille aînée. Son état s'est aggravé de sorte qu'ils l'ont
amenée à l'hôpital. La mère n'avait pas d'argent pour payer l'hospitalisation. Pas de père. D'où:
la fillette n'a pas été admise. Peu après, elle est morte sur les marches de l'hôpital. Moi, quand
je tombe malade, je me soigne. Je guéris - eux pas.
On vient ici avec l'idée de vivre comme eux, mais on se rend compte que ce n'est pas
possible. Leur vie n'est pas une vie. Comment peut-on vivre une non-vie?
Je me demande si vous avez encore le courage de demander des nouvelles de ma santé.
La fille de Luiza n'aurait-elle pas pu être ma soeur ou votre fille? Et si cela avait été moi, sur
les marches de l'hôpital? L'envie me prend de condamner ces médecins ou ceux qui,
responsables à leur place, ne l'ont pas accueillie. Mais ce n'est pas de leur faute. La fille est
morte. Elle aurait pu être sauvée. Ce n'est la faute de personne. Et qui sait si le lendemain ce ne
sera pas à une autre personne sur les marches de l'hôpital de payer la faute qui n'est à personne.
C'est ça, la civilisation. Et nous avons le droit de refuser. Le grand droit, mais aussi la
grande responsabilité. J'ai connu un garçon italien, un type formidable lui aussi, comme tant
d'autres. Il est tourmenté. Il travaille? gagne sa vie, un brave citadin. Mais cela ne lui suffit pas.
Bientôt, il va tout abandonner pour faire le paysan. Peut-être alors se sentira-t-il plus "homme".
Je lui ai parlé de la Communauté, il a peur; "L'histoire nous enseigne que les communautés
s'écroulent". Voilà notre responsabilité: démontrer ce que l'histoire n'a pas prouvé. Nous avons
reçu les talents: qu'est-ce qu'il faut en faire? Aller les cacher dans un quelconque vieux dépôt
par peur de les perdre, ou nous en servir pour que le Père puisse les faire fructifier?
Je crois qu'une des plus grandes leçons que le Brésil m'ait donnée jusqu'à présent est
celle du sacrifice. Le sacrifice de ce peuple qui fait tourner au rythme de ses pas l'humanité
entière. Le sacrifice de celui qui abandonne tout pour venir vivre ici avec le but d'aider son
prochain, allant jusqu'à compromettre sa propre existence. Même mon misérable petit sacrifice
me fait réfléchir. Le fait de vivre avec eux veut dire pour nous: renoncer à tant de commodités.
Comme on apprend à apprécier les choses, à respecter la nourriture, à manger aussi ce qu'on
aurait pensé devoir jeter autrefois! Comme ils me manquent, le pain, les légumes etc...!
Comme on apprend à se laver avec peu de savon, avec peu d'eau, à laver ses affaires dans la
rivière à la place de faire tourner une machine à laver. Je savais déjà que la nourriture était à
respecter, que même dans l’abondance on ne doit rien gaspiller. Mais comment faire?
L'homme est faible. Penser qu'une occasion suffit pour en faire un voleur.
Nous avons besoin de ces expériences. Mais elles seules ne suffisent pas. Il faut être
cohérent. Avec soi-même. La cohérence des autres ne me sert à rien. Il faut la cohérence qui
est le fruit du sacrifice. Sacrifice que je voudrais éviter, qui me pèse, mais qui me construit.
Aujourd'hui, le monde te comble de conforts banals. Le sacrifice te les enlève mais nous
rapproche du Père. Pour cette raison, je me demande parfois quels sont aujourd'hui les
sacrifices de Nomadelfia, et je ne trouve pas de réponse. Vivre, c'est facile; savoir vivre, c'est
héroïque.
Je vous demande pardon si je suis peut-être un peu méchant ou si j'ai peut- être un peu
trop dramatisé. D'autre part, ici tout est un peu méchant, un peu trop dramatique.
De toute façon, ne vous inquiétez pas pour moi. Je suis bien remis. Mon problème était
une inflammation intestinale, due aux graisses. Ici, ils cuisinent avec beaucoup d'huile. Et moi,
pour donner un peu de saveur au riz et aux haricots, je ne m'en prive pas. Ici, même un
morceau de gras est le bienvenu dans l'assiette! Je devrai donc faire attention au gras ... qui
agrémente si bien la pauvreté du riz et des haricots.! Et ce qui concerne l'eau, nous avons la
possibilité de la faire bouillir. Nous avons même les filtres. Mais quand on est aux champs
sous le soleil équatorial, on oublie tout ça. On va au fleuve, un plongeon, une rasade d'eau, et
on est reparti... Comme ça, j’ai aussi des vers maintenant!
J'arrive à me débrouiller pour la langue, et j'ai de bons rapports avec les gens. Dans votre
lettre, vous me dites que Nomadelfia est encore trop petit pour résoudre les problèmes du Tiers
Monde. Avec ça, je suis pleinement d'accord. Moi-même, si je suis ici, ce n'est pas pour
résoudre quoi que ce soit. Je suis heureux de donner un coup de main. Je suis ici pour
connaître, pour évaluer, choisir.
Pareille expérience serait évidemment utile à tous. Mais cela n'est pas possible.
Laissons-en la possibilité à celui qui en ressent le besoin. Ce qui est évident, c'est qu'il ne s'agit
pas d’une école de civilisation ancienne !
Maintenant, je suis dans notre abri de campagne, dans les champs avec le bulldozer. Je
retournerai probablement dans la Communauté ces jours-ci pour les aider à travailler la terre.
Ils n'ont pas l'habitude de se servir des engins mécaniques. Au cause de cela, ils perdent
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souvent du temps pour de petits problèmes. Il y a encore tant de terre à travailler, et avant
l'arrivée des grandes pluies qui s'annoncent, il faudra planter le riz, les haricots, le manioc et la
canne à sucre. Ici, on peut vraiment dire: "La moisson est grande, et il y a si peu d'ouvriers".
Avec vous, je prie le Seigneur qu'il envoie des ouvriers, et dans cette union de pensée, je vous
salue et vous embrasse. Luigi (Gigi) de Nomadelfia
Belém, le 25-2-1990
Cher Fausto, Je me trouve dans un lieu où les cieux content la gloire de Dieu et où la
terre raconte l'ignominie des hommes. Je lui donne le nom "terre", mais elle ne le mérite pas. Il
s'agit d'immondices, de gravats, de déchets industriels, le tout imbibé de cloaque nauséabond.
Ce n'est pas la décharge communale, mais un des quartiers les plus peuplés de la capitale du
Parà: Belém. A quelques kilomètres de l'équateur, avec un million et demi d'habitants, dont les
70% vivent en favela: des baraques souvent périclitantes, concentrées là où ni les grands
propriétaires ni les multinationales n'ont voulu acheter du terrain pour y mettre le bétail parce
que ce sont des zones constamment inondées. C'est ici que s'écoulent les égoûts de la ville.
Mais pour ceux qui n'ont pas trouvé de place sur la terre des hommes, même ces lieux peuvent
servir pour planter les palafittes de notre temps. Préhistoire moderne. J'écris dans une baraque
qui flotte sur le cloaque. Ici tout flotte. Aussi l'existence de ces gens. On ne sait pas bien grâce
à quelles lois physiques. Selon mes théories, tout devrait sombrer, comme d'ailleurs cela arrive
parfois, et pourtant, la plus grande partie résiste.
Je passe une bonne partie de la journée au "balcon", et je ne me fatigue pas à regarder le
paysage de bourbier. Parfois la rue, faite de passerelles, me fait penser à une de nos plages au
mois d'août: il y a tellement de gens, on ne comprend pas où ils vivent, d'où ils viennent. Et
comme si cela ne suffisait pas, la majorité sont des jeunes, des adolescents? des enfants.
Surpopulation et jeunesse doivent être les caractéristiques congénitales de chaque favela.
Quand on se plonge dans leur non-vie, on découvre les problèmes sousjacents, les
conditions de vie, et on se demande ce qu'ils attendent pour mourir. Qu'est-ce qui les pousse à
lutter pour vivre? A cause de tout cela, selon mes théories, tout devrait s'écrouler.
Je commence à me convaincre que leur existence trouve sa raison d’être dans une
mission importante: nous condamner.
Mes voisins du quartier Guamà sont presque tous d'anciens paysans: vaincus, déçus,
accablés par la politique agraire du régime qui favorise les grands producteurs par le soutien
d'exportation. L'exode rural est en augmentation, aussi causé par le mirage que la cité exerce
sur les "petits". Rêve vite déçu. En un tournemain, ils découvrent son vrai visage: violence,
chômage, isolement, exploitation. Et quand tu es dans la rue, sans toit, sans amis, il ne te reste
qu'à louer une de ces baraques sur la "non terre". De ces '"maisons", il y en a tant qu'elles
deviennent la norme. Baraques minuscules pour laisser la place à d'autres. Parfois, pour arriver
à sa propre masure, on est obligé de traverser le taudis d’une autre famille. Tout est loué et
sous-loué. Même le lit et le pot de chambre. Les services hygiéniques sont un luxe. Il y en a
qui résolvent le problème avec un sac en plastic qui, après usage, est jeté par la fenêtre.
Ceux qui aiment les contrastes n'ont qu’à lever le regard: au fond, des grattes-ciel de
science fiction, une vraie insulte à la misère. Et c'est justement de là qu'arrivent les ordures
pour paver les rues du cloaque.
Je suis venu habiter ici pour connaître de près le fléau des hommes. Je marche en
m'enfonçant dans la boue jusqu'aux chevilles, écoeuré de ce qui m'entoure. Dans un pays dont
les richesses pourraient satisfaire les besoins non seulement de son propre peuple, mais encore
d'autres peuples. J'étais venu avec l'idée de pouvoir aider les plus meurtris, à la rigueur en
échange d'un plat de riz pour subsister. Je me suis rendu compte que cela ne fonctionnait pas.
A quoi cela servirait-il de réparer le toit à travers lequel il pleut, ou nettoyer le fossé qui
t'amène le cloaque dans la maison quand les intéressés passent des heures et des heures devant
leur chez eux en conversation avec les voisins ou regardant la vie passer.
Résignés? Fatigués de lutter en vain? Luiza dit que certains gens ont tout perdu. Jusqu'à
la volonté de vivre. Ils n'ont plus la force de réagir. Ils se laissent aller. Comme on dit ici: "Ils
se sont confiés au destin..." Si je me mets à réparer leur toit, ne les rendrai-je pas encore plus
dépendants qu'avant? Comment leur restituer l'amour pour la vie? Y a-t-il crime plus grave que
de contraindre un homme à vivre contre son gré? Vivre parce qu'on est obligé de vivre. Je ne le
sais pas. Je crois que face à mon bourreau, je lui demanderais de me prendre la vie avant que je
ne perde le goût de vivre.
L'autre jour, j'étais invité à déjeuner. Finalement, je vais pouvoir mieux connaître ce
sous-monde. Le discours tourne autour des problèmes de tous les jours. Le papa à elle est
tombé malade et a été licencié. Le plus petit des enfants devrait être opéré, mais il n'y a pas
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d'argent.
"Nous n'avons que deux enfants. On en voudrait d'autres, mais les voir avoir faim..." Le
mari est serveur dans un des clubs les plus luxueux de la ville. "Le travail ne me plaît pas.
Comment arrive-t-on a satisfaire les caprices des riches quand on ne peut pas satisfaire les
besoins élémentaires de ses propres enfants? Ils ont réduit mon salaire de 10 %, et celui qui fait
grève est immédiatement renvoyé." Quand je me suis levé de table, j'avais plus d'appétit que
quand je m'y suis assis.
Une vie constamment remplie de tensions engendre forcément la violence. Pour des
queues de cerise. Des disputes en famille, des disputes avec les voisins. Hier, deux hommes se
sont battus au couteau dans la rue. La fillette de 9 ans avec laquelle je venais de blaguer
quelques minutes auparavant, hurlait: "Papa, il te tuera..." Dans ces cas, la rue se remplit de
spectateurs. On les a séparés à grand' peine. J'ai préféré ne pas regarder. Un soir, quelques
garçons ont improvisé une table de ping-pong dans la rue, sous le lampadaire. La richarde du
quartier a tiré en l’ai’ et les a menacés: "Si vous ne partez pas sur le champ, je vous tirerai
dessus
Ceci pour vous faire comprendre le type d'ambiance qui règne dans la favela et où peut
arriver l'homme condamné à vivre de la sorte.
Comme il a raison, celui qui a dit: "Celui qui vit avec, comprend; celui qui ne vit pas
avec, ne peut pas comprendre". Tu viens ici pour faire le missionnaire, pour enseigner, pour
donner, pour civiliser, et tu finis par apprendre, par recevoir.
Les missionnaires du temps présent, ce sont eux, car ils nous font comprendre qu'avant
tout, il faut respecter l’homme et ses besoins: "J'avais faim, j'étais un peuple esclave, j'étais
assoiffé de justice etc..." Ils nous obligent a accepter d'être la cause de leurs maux: nous les
avons réduits à tel point qu'avec notre assistencialisme, nous les avons rendus dépendants.
Nous prétendons les sauver en les hissant sur les barques de nos structures, sans penser que
nous voguons sur leur misère.
Aujourd'hui, le Christ n'est plus seulement le petit vieux qui vient quémander gentiment
une assiette de soupe. C'est le drogué, l'ignorant, le violent. Ces multitudes de violés que nous
condamnons à mort avec nos systèmes économiques. La chose la plus difficile à comprendre
et, pire encore, à accepter, est qu'en face de tous ces Christs, nous sommes appelés à battre
notre poulpe. Je n'ai jamais affamé personne. Je n'ai pas mis d'enfants au monde. Mais s'il y a
une faute, avant que ce ne soit la leur, c'est très sûrement la mienne.
Je t'embrasse.
Imperatriz, 2-11-1990
Cher Gigi,
C'est le "Sargente" qui t'écrit. Jeudi dernier, la police nous a surpris et nous sommes tous
dans le trou. Tu le sais bien, personne ne veut de nous. Nous vivons d'expédients comme des
chiens sauvages, en volant ce qui devrait nous revenir. Nous étions à 9. Ils nous ont tellement
malmenés qu'ils ont fini par nous faire chanter. Maintenant, tous savent que je suis un
"protégé", que je travaille "sur commission". Et les journaux disent que je suis "marqué pour
mourir" (sur la liste noire). A 14 ans, tu te rends compte! Peut-être que cela ne vaut pas la
peine de vivre dans un monde tellement sale, pas vrai? Pour une fois que tu te décides à dire la
vérité, ils t'éliminent.
A quoi cela sert-il de vivre à des gens comme nous? Nous vivons pour voler. Nous
volons pour ne pas crever. Et aussi pour avoir quelque chose à faire. Quelque chose
d'intéressant pour tromper la routine quotidienne parce que notre vie est seulement faite de
mépris.
Nous sommes de trop dans ce monde. IL n'y a pas de place pour des chipeurs. Seule la
rue nous accueille, nous sert de maison, de papa, de maman, de frère et soeur. Et pourtant, la
rue devient étroite, il ne nous reste que la prison.
La nouvelle est arrivée jusqu'ici, dans les cellules de la porcherie dans laquelle ils nous
ont enfermés comme des malfrats ultra-dangereux. Et nous ne sommes que des garçons. Ils
nous ont fait chanter. Si un jour tu retournes au Brésil, on ne t'accepte plus dans la
Communauté. Fais attention parce qu'il y a des obédiences qui viennent de Dieu et d'autres qui
viennent des hommes. Tes copains de la communauté doivent avoir oublié qu'eux aussi sont
des fils et des frères d'enfants abandonnés. Ou avec nous ou contre nous.
Analyse en filigrane l'histoire de Don Zeno qui est à l'origine de la Communauté.
L'église institutionnelle l'a mis au vert justement a cause des enfants de la rue. Ou tu fais le
prêtre, ou tu te fais père des enfants de putain. Et lui, face à une fille qui a mal tourné, a fait
son choix; il a opté pour les derniers, les victimes.
Gigi, nous ne pouvons pas te forcer. Nous ne voulons même pas te rappeler les jours
passés dans le cloaque de Belém, dans les communautés rurales de Juçara, Gameleira, S.
Raimundo. Nous savons que nos figures se sont imprégnées en toi avec des lettres de feu. Nous
ne nous permettons pas de juger tes frères. Votre fondateur vous a déjà jugés: "Tant que vous
resterez à l'unisson avec les victimes, vous serez Nomadelfia; quand vous ne vivrez plus en
union avec eux, vous n'en ferez plus partie."
Un chantage? Pour l’amour du ciel, te semblerait-il que nous n'avons aucune valeur,
aucun poids sur la conscience du monde? Ne te préoccupe pas pour nous. Pour nous, il y a
toujours une solution: la rue. Ou la prison. La certitude qu'ils nous mettront hors course.
Le sais-tu? Le mois dernier, sur la route qui mène à Joao Lisboa, ils ont trouvé - en une
semaine - les restes de 6 garçons comme nous. Qui a levé la voix pour leur défense? C'est
comme s'ils n'avaient jamais existé. Voilà pourquoi on disait que nous sommes des fils de
personne et de nulle part. Ni du ciel, ni de la terre. Es-tu jamais passé par une telle expérience?
Sais-tu ce que l'on ressent? Ou n'as-tu pas le temps d'y penser parce que l'obédience te
l'interdit? Ou parce qu'on t'impose de penser comme le système le veut?
En ces temps-ci, Imperatriz est en état de grand tumulte. A cause de nous. Des juges, des
avocats, des policiers, de grandes personnalités se sont réunis. Pourquoi s'agitent-ils tellement?
Pas pour notre sécurité - évidemment - mais pour la leur. Ils se préoccupent de l'ordre public,
de la sécurité de notre ville. S'ils pouvaient nous effacer d'un coup d'éponge, ils l'auraient déjà
fait.
Ils ont rempli les journaux en parlant de nous. Pas parce que nous sommes importants,
mais à cause de nos méfaits dont le dernier était de voler de la colle de cordonnier pour nous
droguer avec ses exhalations. A nous autres, il suffit de si peu pour oublier d'être au monde.
Seulement, un peu de colle.
Ils disent que notre ennemi numéro 1 est la faim. Cela aussi, mais pas seulement ça.
La "justice" s'emploie a faire construire pour nous une maison modèle de réclusion parce
que la ville n'a pas de prison pour enfants. Ils nous ont obligés de rester pendant deux heures
sous la pluie et de nous coucher dans la boue. A présent, tous semblent être satisfaits parce que
le "cas" est en voie de solution. La réponse à nos problèmes sera "une prison modèle pour
mineurs.
En attendant, ils savent tous que mes jours sont comptés. Cantanheide, mon
prédécesseur comme chef de bande, a déjà été éliminé.
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Aujourd'hui, c'est le jour des morts. Tous sont allés au cimetière pour pleurnicher. Mais
personne ne vient au cimetière de nos coeurs pour pleurer sur les débris de la société que nous
sommes, nous, les abandonnés. Nous sommes déjà morts avant de mourir.
Personne ne vient pour déposer une fleur. Exactement comme pour les chiens. Je parle
de chiens du Tiers Monde parce que ceux du Premier Monde sont traités comme de grands
seigneurs. Certes, vous devez penser à des choses plus importantes. Vous n'avez pas de temps
à perdre avec les fadaises des enfants de la rue. Continuez à préparer vos modèles de
communautés sélectes pour ... les anges. Pour nous, les modèles de prison modèles sont
suffisants.
Entre temps, la liste des victimes s’allonge. On mettra ça sur le compte de qui? Les
églises s'en lavent les mains: la société ne veut pas en entendre parler; les communautés des
élus de choix ne mettent pas des emplâtres. Nous continuons ainsi, nous continuons à attendre
un "peuple samaritain" qui aura le courage de faire ce que les autres refusent de faire:
cantonner leurs propres affaires, relativiser leurs propres programmes pour voir les peuples-
enfants encapuchonnés en peuples-brigands.
Ne crois pas que nous soyons contre toi. De grâce! Tu nous as accordé 12 longs mois de
ta vie. Ce n'est pas peu. As-tu jamais pensé à l'effet que pourrait produire sur les gars de ton
âge ton refus du monde occidental? Essayons d'y penser ensemble. Si ça te va, entre un tour de
tracteur et l'autre, nous pourrions venir en parler avec toi, oui? Crois en notre amitié, le
"Sargento" et tous les autres (Selon les statistiques, nous sommes quelques 25 millions
d'enfants abandonnés.)
S. Raimundo, 20-12-1990
Chère Clarissa, ... et moi, je te lis devant le sacrement du Cosmos, parce qu'il est
l'Eucharistie des pauvres. Pour tous, de tous. En lui, le Père nous accompagne sans arrêt. A
l'intérieur et en-dehors de nous: "en lui, nous nous mouvons, nous vivons, nous sommes".
Je me trouve dans un campement, une occupation de terres, dans lequel 27 familles
essaient de survivre. Les paysans sont en train de charger la Toyota de paille de babaçu
(palmier du Nord du Brésil) qu'ils ont ramassée pour couvrir leurs huttes.
Je ne vais pas bien. Il doit y avoir une multitude de vers dans mon ventre ces jours-ci,
j'ai dû engager une bataille, même avec eux!
Les médicaments vermifuges me mettent à plat. Voilà pourquoi il n'y a pas de moment
plus propice pour recevoir un message comme le tien. Devant le sacrement du Cosmos. Te lire,
te sentir ici, partie de l'Univers, particule de Lui. Tout l'Univers n’est-il pas matière première
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pour confectionner le sacrement? Finalement le corps du Christ (même son corps mystique) ne
vient-il pas de la même matière dont le Père a extrait les atomes et les électrons? Dans le fond,
quelle différence y a-t-il entre une hostie de pain et une hostie de lumière, entre la sphère de la
planète, la lune ou tout l'univers? Le corps physique du Christ n'est-il pas de la même matière
que l’Univers? N'est-il pas fait du même potassium, magnésium, fer, phosphore, de tous les
éléments qui constituent notre parenté avec l'univers? Voilà pourquoi François ressentait
tellement cette union intime avec la matière au point de se considérer frère du soleil, du fleuve,
des étoiles, des ondes, des couleurs, du feu.
Je vis de plus en plus intensément ma parenté avec la matière parce que les misères de la
terre m'obligent à valoriser tout ce qui est petit et essentiel.
Comme l'eau, la lumière, le soleil, la pluie, la nourriture, le riz, les haricots. Je vis tout
cela comme sacrement, c.à.d. comme instrument de salut. Le riz quotidien ne me sauve-t-il pas
de la tristesse de la faim? Seul celui qui a vu les yeux des affamés et qui a pénétré leur coeur
peut comprendre ce que je veux exprimer.
Les vers se révoltent dans le ventre, excités par le vermifuge. Mais je ris jaune. En
blaguant avec un ami italien, tous les matins, à peine levé, je lui demande:; "As-tu fait les
prières du matin pour demander notre saint cynisme quotidien?" C'est la prière qui me remplit
le plus souvent le coeur et me monte sur les lèvres. Il ne faut pas s'en étonner. C'est la prière du
bon misérable. Celle du bon chrétien est différente! Tant que la tragédie du Calvaire du Tiers
Monde ne nous touchera pas, c'est en vain que le "Fils de l'Homme" continue à être cloué sur
la croix.
L'autre jour, ils m'ont interviewé par téléphone... A un certain moment, il me semblait
que je criais du haut d'un pupitre au sommet du cosmos: "Ne comprenez-vous donc pas qu'ici,
on crève pour rien? De vers, de diarrhée, de malnutrition..." Et puis, sans m'en apercevoir, je
me suis retrouvé en sanglots.
Décembre est le mois le plus dur parce qu'on court contre le temps, contre la pluie qui
arrive. Si on ne sème pas rapidement, on risque de ne pas semer du tout. Je cours dans tous les
sens dans le campement pour aider et résoudre les problèmes de l'ensemencement. Un vrai
marathon sur des routes casse-cou. Il faut porter un morceau de rechange à S. Raimundo,
l'essence, les semences, les plants de bananes. Tant que moi je reste là, tout à l'air de d'aller
bien . A St. Francisco, c'est pareil. A Gameleira et Juçara, même histoire. Et on se meut dans
un rayon de 200 km!
Durant cette course contre la montre, sur des pistes rouge sang, je soulève une colonne
de poussière (l'auréole des pauvres) et d'interrogations: pourquoi dois-je tant courir? Qu'est-ce
que je poursuis? Est-ce que je fais le prêtre? Est-ce que j'évangélise?
Selon le droit canon classique, certainement pas. Selon l'Homme du Jugement universel
si, parce que je lutte contre la tuerie institutionnalisée de ces populations crucifiées. Je suis au
service du pain destiné à devenir sacrement. Pour nous autres, sous-alimentés et oubliés, le
pain, rien que le pain, je veux dire sans accompagnement, est déjà un sacrement. Sacrement
premier, cosmique et universel parce qu'il nous sauve d'une mort prématurée. Parce qu'il
prépare l'homme à devenir chrétien. Il lui permet de le devenir.
Ce sera un sacerdoce primordial, au service de la faim et de la soif, mais pour nous, à
cette latitude de l'histoire, c'est un vrai exercice sacerdotal. Consacrer la faim et la soif de
l'homme. L'aider à s'organiser en communautés paysannes pour conjuguer de nouveaux
"verbes": propriété communautaire de la terre (au moins une partie), usage fraternel des biens,
travail en commun, partage et participation.
Depuis quelques mois, on voit déjà la différence dans cette partie du pays: l'espoir éclot
sur le visage plus rond des enfants. On balbutie les syllables du nouvel abécédaire humain. Et
moi je vis le sacerdoce de la vie universelle, immergé dans le sacrement du cosmos.
Au service des derniers. "Choisi parmi les hommes pour les choses qui concernent
Dieu". Y a-t-il quelque chose qui touche le Père plus que la faim de ses enfants? F.F.
Estreito, 21-12-1990
Chère Clarissa, Nous avons été sur la sellette, au service de la vie, jusqu'à 23 heures,
après une journée massacrante. Sonia m'a raconté la "chose" avec les "yeux d'eau" (comme on
dit ici). Le Père Chagas m'a prié d'aller visiter avec Gianni une infirme de sa paroisse.
Tu auras du mal à me croire. Paralysée, la jambe gangréneuse. Gianni a essayé de faire
comprendre par téléphone au médecin que les bras sont minces comme le pouce de sa main. Et
par-dessus tout, les vers la mangent à partir des pieds (il s’agit d'une mouche qui dépose les
oeufs dans les plaies où se développent les larves). Les parents ont construit une cabane au
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fond de la cour parce qu'ils craignent la contagion. Mais nos infirmières ont vérifié qu'il ne
s'agit pas de la lèpre.
Nous avons bombardé Brasilia, capitale futuriste à 1400 km de distance, de coups de
téléphone pour trouver une place dans un hôpital. La chose semblait pouvoir s'arranger parce
que le curé a des parents qui travaillent dans un hôpital. Au contraire... grève à durée
indéterminée! Le gouvernement ne paie pas et n'a pas l'intention de payer les salaires des
fonctionnaires. Le bruit court que le pays touche le fond du puits. Ultra- riche en matières
premières et débordant de main d'oeuvre! Nous avons joué la dernière carte: l'ami, le Dr.
Walter. Gianni et le Père Chagas sont déjà partis avec le précieux chargement, la dame au
pieds dévorés par les vers. Le docteur devait voir si son physique (réduit à rien) supporterait
une amputation. Théoriquement, il faudrait l'amputer sur le champ, sans quoi, la septicémie
l'envahirait. Gianni m'a raconté tout les détails concernant la longueur, la grosseur, la couleur
des vers. "Une femme qui ressemble à un petit rat. Vive, sereine, avec le sourire, son sourire à
elle...! Un vrai cadeau de Noël..." (Gianni et Sonia sont deux infirmiers qui ont tout abandonné
pour venir ici. Fous, pas vrai? Tu t'imagines un sourire au-dessus des vers?)
Tu sais, notre mystique est différente. Moi, je suis encore au seuil du "Château
intérieur". Dans la phase purificatrice. Je prie pour obtenir la grâce d'être cynique. "Saint
cynisme, priez pour moi".
Il ne faut pas croire que je sois allé rendre visite à la femme aux pieds pourris. Je n'en ai
pas eu le courage. Appelle-moi un lâche! Je n'y vais pas exprès, par pitié pour mon a pauvre
foie. Et pour mes pauvres nerfs qui, en ces temps-ci, sont à fleur de peau. Je crois que mes
amis miséreux ont déjà envahi le "Château".
Je ne saurais te dire dans quelle chambre ils sont logés. Cela doit être celle du banquet où tous
les "peuples-Lazares s'empiffrent sous les yeux des "peuples- Epulons". Et le plat de résistance
est la sainte résignation.
J'étudie leurs réactions et les miennes. Des siècles d'esclavage semblent les avoir
anesthésiés à toute injustice, les avoir rendus apathiques devant l'adversité, résignés face à la
douleur. Moi, je vis en état de révolte. Je m'en explique. Il y a deux semaines, nous étions
occupés à labourer à S. Raimundo. Avec une hâte terrible. Saint Pierre nous en a fait une
bonne: dans la nuit, il a oublié de fermer les robinets. Un déluge. Tout était arrêté. Et moi, je
scrutais le ciel avec rage. Le croirais-tu? J'avais envie de maudire... Ne vois-tu pas, on est là
pour travailler pour les pauvres? Pourquoi ne nous donnes-tu pas un coup de pouce? Même le
ciel est contre eux.
Une autre fois, nous avions à peine fini de relever un four pour faire du charbon de bois
(rien d'autre ne pouvait sortir de cet enfer des pauvres!). Durant la nuit, la pluie l'a fait
s'écrouler. Et avec lui, moi aussi je me suis écroulé. J'eu du mal à ne pas blasphémer. Le ciel
restait muet, gris, lointain. Les gens haussaient les épaules. Comme celui qui baisse la tête
devant l'inéluctable. En moi, la rébellion ne faisait que croître.
Aide-moi à prier pour la grâce de la sainte résignation! Cela doit être l'état suprême de la
passivité spirituelle pour le chrétien de luxe et le nirvana pour les indiens. Je l'avoue. Je
n'arrive pas à rester impassible. Serait-ce l'état de l'enfance spirituelle? Je ressens que quelque
chose devra céder en moi. Mon prétexte de vouloir tout faire tout seul; ma passion pour
l’efficacité; l'attachement presque morbide à la vie. Ce n'est peut-être pas vrai que notre
psychologie nous pousse à nous accrocher encore plus à ce qui nous glisse entre les mains? Et
moi je vis dans l'anxiété devant la menace qui pèse sur la vie de mes amis et sur l'écosphère.
Merci pour ce que tu m'écris de toi-même. En quelques traits de plume|, tu fais le
portrait d'une âme qui marche en rang avec les tourmentés. J'invoque avec toi celui qui donne
la paix à nos coeurs aussi dans les nuits noires de l'esprit; même quand on est obligé de
déguster le fiel de l'impuissance; même quand on voit sombrer la chair de tant de "pauvres
Christs" dans les vers et la faim. Que Amen ne soit pas! Ton F.F.
Imperatriz, 4-10-1990
Me voilà à nouveau avec toi (et avec tous les amis en recherche comme toi) pour
"prendre ce Premier Monde et le serrer comme un enfant". Même s'il est vicié et capricieux.
Pour défier la fantaisie. Pour un saut de qualité Pour donner corps et chaleur aux peurs et aux
espérances qui remplissent nos jours. Pour que l'amitié ne soit pas seulement une information
mais se transforme en alliance créative.
I nous obligent à refonder la planète comme un village global et interdépendant dans
lequel chaque peuple-Caïn doit répondre à l'appel des peuples-Abel.
La victime - mer polluée ou peuple exploité, espèces voie de disparition ou atome
écorché - renferme en elle-même un tel potentiel subversif qu'il faut imposer un changement
de route.
Je te propose à toi et à tes amis de réfléchir ensemble sur certains principes qui fondent
la nouvelle vision de l'univers et des pistes concrètes qui vous amènent à l'action. C'est
seulement une étincelle, un début de confrontation, les premiers pas vers une recherche
commune. Pour combattre non pas comme des isolés et des Don Quichotte perdus, mais pour
se réunir, unir nos forces, faire naître un mouvement autour de la raison de nos angoisses:
l'Homme. Transiter à travers les stigmates de l'homme- victime pour rejoindre l'homme-frère.
Je t'en prie, je vous en prie, les amis, échangeons nos idées, nos intuitions, nos
propositions, nos solutions, nos tourments. Il faut sortir des sables mouvants du
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"consommisme". Le jour décline et l'apocalypse est devant la porte. Le pouvoir de l'arrêter est
donné aux victimes. Avec toute ma sympathie, ton F.F.
L'HOMME UNIVERSEL
Chère Anna, Ce qui me hante le plus, c'est l’homme universel. Celui de tous. Un type
d'homme à inventer. A créer , tout neuf. A tous les Nicodèmés de l'histoire du passé et aux
Anna d'aujourd'hui, le Fils de l'Homme répondrait: "Il est nécessaire de renaître comme des
hommes universels. Si vous ne renaissez pas à la conscience cosmique et planétaire, vous ne
goûterez pas au fruit de son Règne: la justice."
Un homme qui ferait usage des choses en mesurant sa consommation par rapport aux
autres hommes. Que puis-je me permettre sans léser le droit d’autrui? Guidé non pas par une
charité intéressée, mais par la justice. Si je ne veux rien soustraire aux autres, je dois me
comporter de manière à me servir seulement de ce qui me revient. Tout le reste serait une
appropriation indue, donc un vol. Au niveau des individus comme au niveau collectif.
La chose la plus urgente à créer est un mouvement de cohérence économique: adopter
un train de vie qui me réconcilie avec tous les hommes. Comment l'inventer à partir du
piédestal de l'Occident? Comment faire si l’on ne se mesure pas avec les peuples en état
d’émergence?
Maintenant, tu comprendras pourquoi j'affirme que la confrontation avec les victimes est
inéluctable Elles seules nous révéleront l’homme universel Ce sont elles qui nous en donneront
la mesure et nous inspireront une ardente aspiration.
Pour être pleinement des hommes, nous devrons faire les comptes avec le dernier
citoyen de la terre. Aussi avec celui qui est relégué dans la cave du monde. '
Les progrès nous ont fait grandir en tout, mais nous sommes restés des nains en
humanité. La conscience de la civilisation occidentale est myope, individualiste, nationaliste.
Elle a créé la race des peuples repus, obèses et ennuyés. D'après une enquête de l'ISTAT
(Centre des Statistiques officielles en Italie), la courbe de l'augmentation du nombre de
suicides va de pair avec celle de l'amélioration de la conjoncture économique générale et celle
du revenu familial ("L'Arena" de Verone du 13-9-90).
Les jeunes inventent une nouvelle façon d'en finir avec la vie: le gaz d'échappement. Et
ils choisissent la voiture (symbole emblématique du progrès) comme petite chambre à gaz
personnelle en laissant derrière eux un sillage opaque de messages: "nous avons voulu en finir
avec cette vie sans perspectives".
"Fatigué de la réalité de la vie, incapable d'en construire une autre, je m'en vais".
N'y a-t-il pas un lien entre ces morts volontaires et les morts imposées par les
mécanismes de la faim?
On peut se demander s'il est possible qu'une société entière puisse embrasser - comme
telles - les valeurs de la sobriété, de la restriction, de l'épargne, de l'usage modéré des biens. La
réponse plus qu'éloquente ne nous est-elle pas fournie par les océans pollués, par les effets de
serre, par les jeunes qui se suicident au gaz? Et les 50 millions de victimes annuelles? Les
limites du dévéloppement sont démontrées par des scientifiques au-delà de tout soupçon. La
terre peut se comparer à un frigo dont nous devons nous servir et dont devront se servir aussi
les générations futures.
Pouvons-nous encore nous débattre entre les écueils du facultatif et de l'obligatoire, du
"je suis tenu" et du "je ne suis pas contraint" pour réprimer l'abordage maraudeur?
L'humanité a l'air de se trouver à bord de deux embarcations: 30 % sur un
transatlantique de luxe (une espèce de Titanic de l'an 2000) qui mettent à sac les 87 % des
ressources. Les 70 % restants, sur un radeau à la dérive, ont accès à 12 % du produit mondial
brut, à 6 % des dépenses globales pour la santé, à 11 % pour l'instruction, à 5 % pour la
recherche scientifique, à 15 % pour la consommation énergétique, à 7 % pour l'industrie
mondiale et à 20 % pour le commerce et les investissements mondiaux. Un américain
consomme autant d'énergie que ne consomment mille cent habitants du Ruwanda.
Est-il encore possible de parler de droits humains, de lois égales pour tous alors que tous
les peuples ne sont pas égaux devant la loi? N'est-il pas évident, devant ces aberrations
massives que l'utérus des appauvris ait envie de générer le rêve de Pierre quand il invoque "de
nouvelles souches d'hommes universels, de "nouvelles races" à la conscience cosmique et
planétaire? Chaque atome dépend de l'équilibre de son voisin; chaque peuple survivra grâce au
peuple limitrophe et à tous les autres. Celui qui pille, qui détruit, qui pollue met en danger non
seulement sa propre vie ou la vie du groupe, mais celle de tous les peuples et de toutes les
générations. Tout dtoit passer au travers des béatitudes de la modération: même l'atome, les
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mines, le grain, le pétrole, l'air, le peuple, le cosmos.
L'unique manière d'être hommes est de percevoir les choses et les hommes à un niveau
planétaire. Ou nous tenons compte des macro-problèmes et nous adaptons nos exigences en
conséquence; ou nous nous solidarisons avec l’univers, ou bien nous nous condamnons nous-
mêmes à ne pas être des personnes humaines et le Juste hurlera au nom des victimes : "Loin de
moi, peuples goinfres qui vous êtes nourris des peuples cobayes. J'avais faim d'une humanité
nouvelle , je voulait respirer comme un homme universel; j'avais soif d'une nouvelle
civilisation... et tu m'as obligé à vivre dans les favelas, dans les égoûts... tu m'as nié ma qualité
d'homme, me réduisant à l'état d'estomac".
L'homme nouveau que le Fils de l'Homme est venu créer, la nouvelle création qu'il est
venu engendrer ne sont pas faits des matériaux aseptiques ou d'argile céleste. Dieu n'agit pas
du dehors de l'histoire et de la géographie. Nous sommes arrivés à un point de l'histoire où
nous ne pouvons pas fermer les yeux devant les Signes des Temps qui réclament une
croissance collective en âge et en grâce, un saut de qualité de la substance humaine.
La nouvelle création ne tombe pas du ciel, elle éclot du tissu de l'histoire. Elle a besoin
du sacrement du temps et de la matière. Tout comme le sacrement a besoin d'atomes, de mers,
d'étoiles de peuples, de pain, de riz. Pour confectionner le sacrement de la justice, de la
solidarité, de la paix.
Et cela vaut pour tous, aussi pour ceux qui se croient "comme il faut" parce qu'ils vivent
dans un groupe engagé ou dans une communauté sélective. Pour renaître à Dieu, les hommes
nouveaux doivent re-naître au service de tous les hommes, penser à eux quand ils se mettent à
table, quand ils font leurs courses, quand ils font leurs choix. Entrer en communion avec eux,
faire alliance - c'est l'unique moyen de chercher à atteindre le Règne et sa justice.
"Qui me voit - affamé et conspué en peuples entiers - voit le Père". Avec amitié. F.F.
INQUIETUDES
"On a beau lire des livres et des magazines, on a beau visiter des lieux tels que Fausto
les a décrits, on finit toujours par être réabsorbé par le système, on devient bourgeois même
sans le vouloir. On est si nombreux au Premier Monde, mais on se sent souvent bien seul.
Comme si les problèmes du Tiers Monde ne nous concernaient pas. La course à l'argent, au
pouvoir, à la carrière nous a conquis. Nous y sommes tellement accoutumés qu'on n'y prête
plus attention. Même la classe ouvrière "est allée au paradis" comme on a coutume de dire,
pour une poignée de sous qui permettent d'acheter une fourrure, de partir en 'Semaine
Blanche', d'avoir une seconde résidence à la mer etc... En fait, l'ouvrier conteste et puis, il se
retrouve dans une mentalité de patron. Et alors, le Tiers Monde - qui s'y intéresse? Avons-
nous perdu toute décence? Pour nous réconcilier avec l'homme, nous devons secourir
l'humanité que nous avons poignardée. Nous devons renoncer à notre abondance qui assouvit
et avachit, pour courir à la rencontre de l'humanité qui meurt à cause de nous" (Paolo Alberto-
Milano).
"Jai beaucoup apprécié la lettre du P. Fausto surtout quand il dit que c'est le Premier
Monde qui doit changer de style de vie. Dans cette optique, ma famille et moi, nous avons
décidé de vivre avec le strict nécessaire sans nous laisser tenter par le superflu. J'aimerais bien
être une de vos volontaires si je n'étais pas atteinte par une arthrite rhumatismale qui me fait
souffrir depuis mon enfance. Toute foi, je me mets à disposition pour un travail de
sensibilisation et pour la diffusion de la culture de l’homme universel, car la conviction d'une
telle nécessité a mûri en moi depuis longtemps. Je voudrais aider à faire naître ce rêve.
Je t’embrasse." (Mercedes-Piadena)
QUOI FAIRE?
Chère Anna, Réjouis-toi! Les Anna qui veulent savoir comment se réconcilier avec les
victimes, il y en a tant! L'obsession du" Comment faire?" est en train de contaminer beaucoup
d’amis. On avance par force d'inertie, mais on se rend compte qu'il ne suffit plus de faire
toutes les objections possibles et imaginables, d'adopter des enfants du Tiers Monde, de partir
en coopération, d'aider les immigrés, de ne se soumettre à aucune loi.
La réponse à la faim dans le monde n'est pas une morale au centimètre et encore moins
le retrait de ce problème de la problématique globale. Avant toute chose, nous devons nous
demander si nous avons fait de l'espace en nous pour épouser une nouvelle mentalité, un
nouveau mode de vie qui nous place devant l'Homme et devant la planète.
Le "Comment faire?" passe donc à travers une autre question: sommes-nous conscients
d'être devenus des citoyens effectifs de la cité globale? Mais encore, plus radicalement, que
peut faire un individu?
Un début dé réponse est inscrite dans les cellules de notre corps.
C'est tellement vrai que dès que nous altérons leur équilibre, elles se rebellent. Un corps
humain au poids moyen a besoin d'absorber 3000 calories par jour. C'est un taux
universellement admis. Si tu ne le respectes pas, tu deviens disproportionné: ou obèse ou
complexé ou inepte. Ces maladies, à large échelle, deviennent des épidémies de type social,
des pathologies de générations entières.
Je lis la perplexité dans tes yeux: serait-elle suffisante, la croisade des 3000 calories
pour changer le monde? Aussi, mais pas uniquement. Pour le moins, tu aurais fait le premier
pas vers la justice à partir de toi-même.
Tu deviendrais un maillon dans une chaîne sans fin. Tu renforcerais la culture du
nécessaire et grossirais les rangs de ceux qui commencent à devenir des objecteurs à l'intérieur
même de leur maison, du propre estomac, du portefeuille, de l'armoire.
Ainsi pourrait-on adopter dans nos moeurs une autodiscipline qui établit des normes de
l'usage des choses pour nous mettre à table avec l'univers. La thèse du "tout est permis, je fais
ce qui me plaît" est insidieuse et nuisible.
Cet exercice quotidien de la justice t'amènerait inévitablement à un changement de
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régime de tes pensées, tes désirs, tes programmes. Ce point de départ conditionnerait le choix
du travail, de l'usage du temps libre, de l'éducation des enfants, des rapports sociaux. Et en toi-
même, un changement radical se produirait: le passage d'une vision de domination des choses
selon la nécessité et toujours en fonction de ton hiérarchie des valeurs. L'obsession de l'argent,
lé pouvoir d'achat, les conditionnements sociaux (la belle maison, la grosse voiture, les
vacances de luxe, les voyages de plaisir, les extravagances) n'occuperaient plus la première
place, mais chercheraient l'harmonie avec la création.
La baguette magique, le talisman que nous cherchions, l'aurions-nous donc à la maison,
en-dessous du tapis? La prise de conscience des 3000 calories amorce alors un procès d’auto-
libération de ce que tu as de trop chez toi, dans ta maison, dans le portefeuille. Et à la fin, tu
t'aperçois que cela aurait manqué à quelqu’un d'autre.
La justice exige la restitution de ce qui a été volé. "Mais oui, moi je restitue les
vêtements usagés à la mission, je fais l'objection fiscale, je me taxe moi-même pour financer
des projets, je n'investis pas dans des affaires sales ou dans des banques corrompues qui
traitent avec des pays totalitaires, je n'achète pas certains produits et je suis client dans un
magasin correct et solidaire. Qu'est-ce que je dois faire de plus?"
Les peuples exploités rétorquent: "D'où vient la marchandise bon marché? Quels sont
les mécanismes et les lois de marché qui font arriver à ta maison des produits exotiques à des
prix ridicules? Ne sont-ils pas amères, le sucre, les bananes importées à des prix dérisoires?
N'est-il pas tâché de sang le fer brésilien, le cuivre chilien, l'aluminium bolivien, les matériaux
qui entrent dans la fabrication de ta voiture, de ton frigo, de la machine à laver, des jouets de
ton enfant? Vois-tu comme il est trompeur, le prix de vente!
Que tu le veuilles ou non, tu es obligée de collaborer aux mécanismes souterrains de
l'exploitation qui te rendent complice des structures économiques délictueuses.
Pourquoi ne pas renverser les données de la question? A la place d'être contraint
d'accumuler tant de biens pour les restituer ensuite aux pauvres (parce que les vêtements ne
rentrent plus dans l'armoire, parce que trop d'argent pèse sur la conscience etc...), ne serait-il
pas plus logique d’intervenir dans les engrenages des marchés internationaux, de changer de
système?
Et donc, comment organiser le bien et la justice?
Les pauvres nous ont obligés à mettre le doigt sur la plaie: il faut changer les structures
si on veut être efficace. Et cela, personne ne peut le faire seul. Il faut s'organiser en groupes,
sur le terrain, intervenir au niveau local, forcer la main des politiciens pour que la bonne
volonté se transforme en action politique. Les choses changent dans la mesure où nous y
croyons et où l'action individuelle devient mouvement de masse. Tout comme une vague est
capable de faire mouvoir mille autres vagues.
Un exemple comme contre-preuve. Le Mouvement pour la paix de Piacenza a organisé
une action de signatures pour demander aux commerçants de destiner l'argent qui aurait été
dépensé pour les luminaires et les ornements de Noël à des oeuvres de solidarité. On a
expliqué qu'avec l'énergie ainsi économisée on peut couvrir les besoins de consommation
mensuelle de cent familles.
Parallèlement avec les luminaires se pose le problème de l'économie d'énergie, du
modèle de consommation, du scandale d'un Noël commercialisé. Les magasins qui ont adhéré
à cette action ont été signalés par un signet spécial, et les signataires de la pétition se sont
engagés à les privilégier pour y faire leurs achats. Tu vois, seuls, nous ne sommes rien,
ensemble, nous sommes une force. Il est nécessaire de se grouper en un mouvement composé
de groupes régionaux, de volontaires décidés à vivre en paix avec l'homme et l'écosystème. Se
convaincre que les instruments de changement existent et sont de nature politique, qu'il faut
sortir de la situation de léthargie dans laquelle une politique de délégation et de
représentativité nous a enfermés. Reprendre le pouvoir qui appartient au peuple et à personne
d'autre.
L'engagement politique doit se faire au niveau local (communes, provinces, assemblées,
boycottage civil, grèves de la faim, sit-in, manifestations de masse). Aujourd'hui, les
changements des moeurs se font à une vitesse incroyable. A l’époque de Tchernobyl, le fait de
ne pas pouvoir manger de la salade pendant quelques semaines a été plus instructif et efficace
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que mille colloques et transmissions radio-télévisées.
Ce n'est pas une question de moyens. De même que les moyens n'ont pas manqué pour
faire du Premier Monde le pays des Joujoux, ils ne manqueront pas pour se mettre en route
vers l'homme planétaire. Le salut se trouve entre nos mains fragiles: une chaîne humaine de
justice a le pouvoir de changer le monde.
Attelons-nous, chacun avec son dynamisme , son énergie, ses capacités, ses moyens, à
nous engager sur une voie qui nous rapproche de l'idéal de l'homme planétaire! Cela suppose
de:
se contenter d'un niveau de vie simple et serein qui respecte les vraies exigences
humaines de tout homme qui vient au monde, en se référant non pas à celui qui possède de
trop, mis à celui qui n'a même pas le nécessaire;
exclure de sa propre activité, soit comme individu soit comme peuple, toute forme
d'exploitation sans discernement face à l'écosystème et à l’homme;
favoriser l'échange avec le Tiers Monde pour vivre en plénitude cette vocation humaine
qui nous appelle à devenir des "citoyens de la planète";
lutter contre toute forme de dépendance économique et politique pour nous libérer de
ces mécanismes de mort qui, au Nord tuent par excès de bien-être, et au Sud par manque du
nécessaire;
adopter et aider à diffuser de nouveaux modèles de dévéloppement et de style de vie qui
respectent la planète comme un bien limité et biodégradable, destiné à tous les peuples et à
toutes les générations;
se vouer à une culture nouvelle dont les valeurs fondamentales sont la justice, le
partage, la paix, l'universalité, le respect de la création , la sobriété, selon l'esprit des
Béatitudes et la sagesse des peuples.
Entendons-nous. Entre le sifflement des supersonics et les sirènes des usines, la voix
d'un peuple riche qui se cherche de bonnes raisons pour survivre: "Peuple appauvri - pauvres
christs - que dois-je faire pour ne pas voir la vie s’éteindre en un clin d'oeil?"
Et lui de répondre: "Pourquoi m'interroges-tu sur la vie de la planète en danger? Une
seule chose est bonne et nécessaire: lutter de toutes ses forces pour que la vie soit sauve et
abondante."
Nouvelle question: "Comment fait-on pour aimer la vie?"
Réponse:
ne permettre à aucun peuple de crucifier la vie sur la croix de l'atome, de l'écorcher par
la pollution;
ne pas prostituer la sueur des peuples-enfant;
ne pas leur voler légalement leurs matières premières, leur culture, leur modèle de
dévéloppement;
ne pas empoisonner les rapports économiques selon les lois de marché iniques, par des
dettes impossibles à rembourser;
honorer la mère Terre qui t’a engendré et qui te nourrit, en respectant ses cycles de
production et de bio-dégradabilité;
aimer le peuple de l’autre comme celui auquel on appartient soi-même;
Et le peuple riche, insatisfait : Et quand j'aurai fait tout cela, que devrai-je faire?
"Si tu veux vivre dans la plénitude, relativise tout, vends ce que tu as et tu découvriras
que le trésor du ciel consiste à vivre dans une dimension planétaire déjà ici-bas. Les peuples
ne sont-ils pas que des débris d'un même vase que mon Père a modelé?. Ramasse ces débris,
recolle-les et tu vivras."
Les peuples opulents retournent fébrilement à leurs affaires, en secouant la tête: "Nous
n'avons pas de temps à perdre. Qu'est-ce qui peut venir de bon des cloaques du Tiers Monde?"
"Et les peuples crucifiés: "En vérité, en vérité, nous vous le disons: un peuple riche
entrera difficilement dans le règne des cieux. Nous vous le répétons: il est plus facile à un
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chameau passer par le chas d'une aiguille qu'à un peuple enrichi d’entre dans le Royaume des
cieux." (Math. 19,23à)
Fini d'écrire le 31 mars 1991 alors que le Nord du monde célèbre la Pâque de la
Résurrection et que, au Sud, nous vivons toujours dans son attente.
Un baiser grand comme la vie!