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FAUSTO MARINETTI

" JE CHANTE L'HOMME "

Comment parler des souffrances cachées, inconcevables par l'esprit d'un habitant du
monde occidental? Comment faire de la théologie - témoigner du Christ, de sa souffrance, de
son espérance - en face d’hommes réduits au stade de larves humaines? Dans ses deux premiers
livres, "L'Olocausto degli "empobrecidos" (1'Holocauste des appauvris) et "Lettere dalla
periferia della storia" (Lettres des marges de l'histoire), Marinetti s'était fait l'écho du cri de
douleur du Tiers Monde plongé dans l'injustice sociale et politique.
Ce nouveau livre de l'ardent théologien veut nous faire découvrir 1'HOMME dans des
situations qui dénient à un être humain le droit à l'existence: la faim, les plaies de l'innocent,
l'inconsolable tristesse des mères. "C'est là", dit Marinetti, "où on rencontre 1'Homme et qu'on
doit lui rendre témoignage, car appeler des non-hommes par leurs noms n'est autre que prier le
Christ, le Fils de l'Homme".
Marinetti est un maître inégalé dans son genre littéraire de prédilection qu’il nous
présente ici: des échanges épistolaires. Son écriture devient un chant: IL CHANTE L’HOMME
, et ce chant strident, aux sons harmonieux et âpres - est le chant de nos cités.
Fausto Marinetti, père capucin italien, ordonné prêtre en 1968, licencié en théologie
pastorale à Rome, a renoncé à une promotion académique pour entrer dans 1'"Université du
peuple".
Après 10 années d’expérience pastorale à Nomadelfia, une communauté en Italie, il
travaille depuis 10 ans au milieu des accablés de misère du Maranhao au coeur du Brésil
amazonien.

PREFACE

En lisant ces pages, une célèbre phrase de Pascal m'est venue plus d'une fois à l’esprit:
"Dieu continue à agoniser jusqu'à la fin des temps".
J'ai même l'impression que ce livre a été écrit tout exprès pour visualiser cette phrase qui,
entendons-nous bien, n'est point une phrase de désespoir, mais l'expression en termes réalistes
de la conviction que la longue histoire de la souffrance humaine débouchera sur un estuaire de
lumière. Dieu qui agonise et meurt aujourd'hui dans ses pauvres ressuscitera un jour. Dans le
fond, n'est-ce pas là la synthèse de toute la théologie de l'espérance qui peut être traduite de
différentes façons?
Une manière de l'exprimer, essentielle certes mais articulée et combien complexe, est
celle d'avoir recours aux doctes formules, aux dissertations académiques sur la pensée des Pères
de l'Eglise; aux analyses fondées sur l'historicité des lieux saints, du Calvaire au tombeau vide;
aux interprétations du passage de l'Apocalypse qui promet "il n'y aura plus ni mort, ni lutte, ni
lamentations, ni angoisses parce que les choses d'avant appartiennent au passé".
L'autre manière consiste à reconnaître les traits de douleur de la figure du Christ sur le
visage martyrisé de l'homme. C'est celle de la lecture des signes prémonitoires de la
résurrection dans les visages ensanglantés, creusés par la faim, marqués par l'oppression,
enlaidis par les structures du pêché.
De nos jours la liturgie du Chemin de Croix ne s'arrête plus guère sur l'épisode de
Véronique qui essuie la sueur de la face du Christ parce que les Evangiles n'en parlent pas. C'est
mieux ainsi. Les chrétiens comprendront plus facilement que les traits défigurés de Jésus ne
s'impriment pas dans les draps de la piété populaire, mais sur la peau des gens qui souffrent.
Cependant, s'ils ne sont plus évoqués dans la via crucis, ces suaires émergent dans la théologie.
Ils annoncent des imminences pascales, des parfums de résurrection, des prémisses de liberté.
Ce livre de Fausto Marinetti est un vrai livre de théologie. De cette théologie aux pieds
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nus dont il est maître. De cette théologie de la rue qui ne repose pas sur des références
bibliographiques, mais sur la force d'endurance de ceux qui souffrent dans leur chair. De cette
théologie de vulnérabilité qui ne confie pas le message de l'espérance à la subtilité de la
spéculation exégétique, mais aux réalités d’une histoire vécue, faite de pleurs et d’espoirs, de
révoltes intérieures et d’abandons dans les bras de Dieu, de luttes sans violence et de haltes sans
résignation, d'angoisses causées par l'injustice supportée par tant d’êtres humains, et de
certitudes qu'un jour, le Seigneur "séchera toutes les larmes de leurs yeux".
Le Fils de l'Homme crucifié dans des millions d'hommes! C'est le leitmotiv qui soutend
ces pages vibrantes à la fois de souffrance et d'espérance. Car entre les lignes, on lit le secret
espoir qu'à l’instar du centurion qui s'aperçoit que ce condamné est vraiment le Fils de Dieu,
notre monde païen ouvrira finalement les yeux et reconnaîtra la dignité de toutes les foules
exterminées qui, victimes de la violence d'autrui, agonisent sur les patènes de notre civilisation.
Nous pouvons tous nous y reconnaître. En disant notre coulpe.
Mgr. Antonio Bello, Evêque de Trani-Molfetta
I

PREMIERE PARTIE : Correspondances: questions, doutes, angoisses

Chère Professeur,
Il m'arrive d'être tenté d'en finir avec le Premier Monde. Couper les ponts, brûler les
agendas avec les adresses. Puis, je me ressaisis. Je pense aux amis dont je ressens encore la
poignée de main, je revois leurs regards interrogateurs, j'entends leurs questions brûlantes pour
essayer de découvrir ensemble de nouveaux horizons d'humanité.
Je revois tes élèves, je sens leur passion pour la vie. Leur sincérité quasi sadique.
Alors, je me dis: ils sont nos alliés. Ils vivent au-delà de l'océan de nos larmes, pourtant
c'est comme s'ils étaient ici, avec nous. Ils sont nos porte- drapeaux. Ils veulent un monde plus
propre et plus humain. Peut-être est-il opportun de faire connaître leurs lettres pour qu'on sache
comment des jeunes réagissent?
Nous ne pouvons pas nous permettre d'ignorer ces pensées, ces sentiments. Leurs
parents aussi doivent savoir. La société doit savoir que les jeunes ont encore le courage d'avoir
honte devant les injustices commises par leurs pères.
C'est une grande mission de "cultiver les fleurs de la vie". De les aider à éclore. A
devenir universelles. "Gare à celui qui abîme les fleurs!" disait un panneau planté dans un
jardin.
Avec mon estime, F.F. (Frère Fausto)

[Les lettres reproduites ici, écrites par des jeunes de 15/20 ans, ont été suscitées par la
lecture des deux premiers livres de F. Marinetti.]

Cher Père
Comme j'aimerais qu'un jour, il n'y ait plus de produits bon marché qui arrivent chez
nous en provenance des entrailles oubliées de ce monde; qu’il faille aller en vélo; qu'il n'y ait
plus de café. J'attends le débarquement des derniers que tu as décrits avec des paroles si
poignantes, pleines de douleur; j’attends que nous mangions finalement tous ensemble, peut-
être un peu moins, mais que nous mangions tous. Je ne pense jamais à Dieu, mais quelquefois,
je me demande si mon sucre à moi n'a pas été amer pour quelqu'un d'autre. Merci pour ce que
tu fais, pour ce que tu dis à notre malheureuse conscience aveugle. Alessandra

Chère Alessandra,
Sans sucre, ton commentaire! Je le partage pleinement. Quand "les derniers"
débarqueront sur les ondes des empires, trouveront-ils encore des hommes ou des robots? La
chose qui impressionne le plus dans la société opulente est l'incapacité de réagir. C'est la raison
pour laquelle j'aime les jeunes parce qu'ils se laissent impliquer. La plus grande partie de notre
société semble être déjà morte, pas vrai?
Ne t'en fais pas si tu ne penses jamais à Dieu. L'important c'est que tu penses aux
hommes qui crèvent pour rien. Le reste viendra tout seul. FF

Cher Fausto,
Je suis content de pouvoir parler avec toi. A travers tes paroles, j'ai pu connaître la
situation de l'injustice sociale dans laquelle beaucoup de personnes sont obligées de vivre, avec
tant de terre entre les mains des plus riches alors que les pauvres n'ont rien et sont forcés de
vivre dans des conditions indignes, impensables pour une créature humaine. Comment ces
propriétaires peuvent-ils se considérer bons chrétiens quand Jésus a dit "aime ton prochain
comme toi- même"?
Moi, je pense que le Christ est consolateur et source d'espérance pour un lendemain
meilleur; pour cela, je crois qu'il est là, au milieu d'eux, pour les aider et pour les consoler.
Depuis quelque temps, l'idée mûrit en moi de pouvoir aider les plus pauvres et les plus
nécessiteux comme toi tu le fais. Antonio

Mon Père,
Depuis que j'ai entendu tes paroles et vu le "Spécial TV" qui traitait du Brésil et de tous
ses problèmes, j'ai changé, moi aussi. Ma première réaction était la honte et le regret. Honte,
parce que je me suis rendue compte que, en nous unissant tous, nous pourrions vraiment aider
tous ces gens qui, par notre faute, se trouvent en état de pauvreté et qui meurent de faim.
Regret, parce que je me sens presque inutile et que ma lutte servirait à si peu, même si je
pouvais commencer tout de suite. Cependant, je ne veux perdre ni espoir ni courage. Je
t’écrirai encore, je ne t’oublierai pas. Je voudrais un jour venir chez toi pour t'aider et me
!

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rendre utile à tous ces enfants, hommes, femmes qui ont besoin d'aide. Barbara

Cher Père,
Mon coeur a failli se fendre en deux en écoutant tes paroles et en regardant les images
lors du reportage télévisé qui te concernait. J'ai admiré le courage de ces gens qui affrontent et
vivent une vie si dure, et je me suis longtemps demandée comment tout cela peut arriver de nos
jours. Nous n'avons aucun droit "d'assassiner" aussi cruellement, nous autres riches et pleins de
nobles sentiments, nous qui vivons sur le dos de personnes qui meurent sans savoir pourquoi .
Je me suis aussi rendue compte d'une chose: ce qui compte dans la vie, ce n'est pas
l'argent ni le consommisme, mais la volonté et la foi. Toutefois, nous ne pouvons voir et
entendre que les reportages de ce qui se passe là-bas - mais partager leur vie, souffrir et nous
réjouir avec eux, c'est une autre paire de manches.
Je suis sûre d'une chose: Dieu est avec ces personnes dont nous ne méritons pas d'être
appelés "frères". J'admire beaucoup ta générosité et ton engagement. Sincèrement, moi je
t'envie beaucoup parce que tu as décidé de donner ta vie aux pauvres qui souffrent et meurent
sans raison. Chiara

Cher Fausto,
Grâce à tes témoignages, mes yeux se sont ouverts sur un problème dont je ne pensais
pas qu'il puisse me concerner. Les mass-media parlent rarement de cette réalité, et s'ils le font,
ils cherchent toujours à simplifier les choses et à les reléguer à des niveaux inaccessibles à
nous autres jeunes qui aurions, si nous le voulions, la capacité de peser sur l'opinion publique.
Nos parents ne sont pas en mesure de remuer les consciences et ainsi nous vivons désormais
dans un monde qui ne donne place qu'à l'individualisme et au " consommisme", à une époque
où il y a plus de mort que de vie. Les 600 millions de personnes qui meurent de faim sont
aujourd'hui le Christ crucifié. Continue! Bon courage! Daniela

Cher Frère Fausto,


Tes lettres m'ont bouleversée. J'ai froid dans le dos en y pensant. En même temps,
j'essaie cependant de me convaincre que tout ce que j'ai entendu est faux. Il est difficile de
croire à tes paroles parce que je suis habituée à en entendre de toutes les couleurs de la part des
mass-media et j'aimerais pouvoir me convaincre que toute cette histoire est une invention. Je
me suis demandée quelles sont les vraies valeurs de la vie et quels sont les devoirs d'un
chrétien aujourd'hui. Il y a tellement de choses qu'on me propose de faire pour donner un coup
de main afin de porter remède à certaines situations dans le monde, mais après, je me rends
compte qu'une fille seule ne peut pas faire grand chose. Le progrès a apporté tout ce qui était
possible à l'homme du Nord, sauf le bonheur. Je pense qu’il a contribué à créer énormément
d'égoïsme dans la société qui n’est attirée que par le pouvoir. Mon rêve à moi est de trouver un
bon travail, de me marier, d'avoir des enfants et une belle maison. En même temps, je ressens
le désir de faire quelque chose pour les enfants du Tiers Monde. Je ne parle pas de la petite
aumône en argent! Combien de fois n'ai-je pas rêvé de pouvoir adopter un enfant du Tiers-
Monde, un enfant privé d'avenir - et puis, je me suis toute de suite rendue compte que ce ne
serait pas juste de le soustraire à sa famille. Mais même si cela pouvait se réaliser (en dehors
de tous les problèmes concrets que cela poserait car je ne suis pas vraiment certaine de vouloir
le faire!), cela ne représenterait sûrement pas une vraie contribution à l'amélioration de la
situation. Alors, qu'est-ce que je peux faire?
Je te remercie d'avoir écrit ces lettres dans lesquelles tu dénonces les injustices de
l’Occident. Merci parce que tu as permis que je te rencontre, toi et le Tiers Monde. Daniela

Chère Daniela,
Comme je voudrais pouvoir me donner l'illusion, moi aussi, que tout ce que je vois et
entends jour par jour soit un mirage. Mais je n'y arrive pas parce que le langage du sang et des
larmes parle plus fort que mes impressions. Adopter un enfant du Tiers Monde? Cela ne serait
pas seulement le soustraire à sa famille d’origine, mais aussi à son peuple. Et pourquoi ne pas
se rendre compte qu'il ne s'agit pas seulement d'enfants orphelins ou abandonnés, mais de
peuples entiers abandonnés à la dérive, condamnés par le Premier Monde? FF

Cher Frère Fausto,


Tes paroles et la vie que tu mènes m'ont bouleversée. Ce qui m'a surtout déchiré le
coeur, ce sont les images de ces enfants, si petits et si déçus par la vie: j'aurais pleuré si je n'en
avais pas honte. J'ai éprouvé aussi un sentiment de rage à cause de ces hommes qui veulent et
!

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permettent que tout cela arrive. Les paroles me manquent pour décrire comment je me sens. Je
me juge lâche et indigne de me dire chrétienne. Tu sais, je pense que des personnes comme toi
servent d'exemple à tous ceux qui sont au moins sensibles aux problèmes du monde. Merci
donc parce que tu existes, mais surtout pour ce que tu fais. Erica

Cher Père,
Moi aussi, comme mes compagnes, j'ai été perturbée et un peu secouée par tes
expériences au contact d' un monde qui se présente à nous autres occidentaux comme un
monde voilé, obscur, en partie à cause des rares informations, mais aussi un peu à cause du
manque d'intérêt; ici, chacun pense à soi-même. C'est plus commode de manger, de regarder la
TV, de rester au chaud (en hiver), de s'asseoir à la lumière d'une lampe, de gaspiller, de
polluer, plutôt que de s'informer sur les réalités du Tiers Monde en lisant une revue ou un livre.
C'est fatigant de réfléchir, de chercher, de s'interroger, voire - à la rigueur - de jeûner pour
souffrir ensemble avec les frères que nous ne voyons pas mais qui existent réellement.
C'est très difficile pour nous de changer de mode de vie, habitués que nous sommes aux
commodités, au luxe, à l'abondance, au superflu. Nous ne sommes plus capables de renoncer à
quoi que ce soit. Pour améliorer la situation, pour changer le monde, je pense qu'on doit se
changer soi-même, sa propre politique, sa propre pensée, sa propre vie. Seulement quand nous
tous, hommes du monde riche, réussirons à devenir plus humbles, sans nous considérer
supérieurs parce que riches et pleins de savoir, seulement quand nous, hommes du
consommisme, réussirons à renoncer au superflu et au gaspillage, seulement quand nous,
hommes du bien-être, changerons notre mode de penser, notre mentalité, notre vie, alors
seulement nous pourrons espérer pouvoir commencer à changer le monde. Silvia

Chère Silvia,
Je suis d'accord avec toi. Avant de changer les autres, il faut se changer soi-même. En
tout: dans le mode de penser, de produire, de consommer. Si on n'invente pas un nouveau style
de vie, je ne sais pas où nous irons finir. Les pauvres aussi ont besoin de découvrir de
nouvelles propositions parce qu'ils auront à affronter, eux aussi, les problèmes de l'Occident.

Cher Père,
Je suis très touchée et en même temps fascinée par le récit de ta vie à côté des pauvres
gens, du temps que tu partages avec eux. Pendant que je regardais les images de ton interview,
j'ai éprouvé une étrange émotion: j’ai eu la chair de poule parce que seulement à ce moment-là,
j'ai compris, grâce à toi, que les riches sont paranoïaques.
Je ne comprends pas grand’chose à tout cela, peut-être parce que je n'ai pas voulu m'y
intéresser, comme si cela ne me touchait pas de près. Tu verras cependant que d'ici peu, tous
les riches ouvriront les yeux lorsqu’ils seront contraints dé comprendre qu' on ne peut plus
continuer à progresser ainsi. Si un seul change, tous les autres aussi finiront par changer, il ne
faut pas avoir peur. Merci, car à travers tes paroles, j'ai compris qu'autant de gens souffrent par
notre faute. C'est donc vraiment de nous que doit partir l'idée du changement. Luisa

Cher Père Fausto,


C'est tout à fait vrai que la réalité est toujours plus dure et différente de ce que nous
connaissons aujourd'hui, nous qui vivons dans un monde de richesses, sans problèmes, où la
vie est planifiée sous tous ses aspects. J'ai compris que je ne peux être que d'accord avec toi
quand tu dis que nous, qui nous appelons chrétiens, ne pouvons pas être aussi indifférents,
aussi froids et je-m’en-foutistes face aux problèmes dont tu parles et qui glacent le sang.
Les hommes comme toi devraient être légion, alors que toi et ton peuple vous êtes si peu
nombreux à lutter contre les injustices. Mais vous réussirez, même si votre victoire passe à
travers les souffrances et les tourments. Ce Dieu dont nous sommes tous les enfants ne peut
pas regarder sans bouger. Néanmoins, je me rends compte que vous tous attendez notre aide,
mon aide, celle de tous parce que tous les problèmes qui affligent notre planète doivent et
peuvent être résolus seulement grâce à la collaboration de tous. C’est pourquoi je te demande
si et comment nous pouvons te donner un coup de main, aussi petit qu'il soit. Diego

Cher Diego,
Plus on aide, plus on s'aperçoit qu'on n'effleure même pas le problème. Tu en aides 10?
Il en arrive 1000. Tu en aides 1000? Il y en aura dix mille à frapper à ta porte. C'est fini
l'histoire de donner du poisson; il faut enseigner à pêcher. Mais comment? Comment faire pour
ne pas entraver leur culture, leur manière de penser leur vie, leur travail...? C’est un des plus
!

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gros problèmes que nous ayons à affronter. Si on l'aide mal, le pauvre ne fait plus rien.
Pourquoi travailler s'il y a quelqu'un qui nous entretient? Excuse-moi, je ne dis pas ces choses
pour déprécier les pauvres. Que Dieu m'en garde! Je le dis seulement pour essayer de te faire
comprendre la problématique. FF

Cher Père,
Depuis que j'ai vu ton interview, je me suis sentie plus impuissante que jamais. Je
n'arrive pas à me rendre compte comme il est possible que nous nous sentions en droit de
traiter ainsi d'autres personnes humaines. Je me suis sentie coupable de l'indifférence des gens
qui m’entourent. Moi aussi, j'admets n'avoir jamais rien fait même si je connais le problème,
mais c'est parce que je ne sais pas comment je dois me comporter, ce que l'on peut faire. Que
pourrons-nous faire nous, les jeunes, pour modifier cette situation? Elisa

Chère Elisa,
Il n'y a pas de recettes magiques. Ou, si tu veux, il y a une réponse, mais elle est en toi-
même, en chacun de nous dans la mesure où nous prenons conscience du problème et que nous
retroussons nos manches pour faire quelque chose. Comme tu dis, tu savais "quelque chose",
mais tu ne t'es jamais sentie impliquée jusqu'au fond. C'est pour cela que je dis qu'il serait bon
de faire une expérience directe dans le Tiers Monde. Se mettre dans le coup jusqu'au bout.
Vivre la "non-vie" au moins pendant quelques jours, autrement c'est impossible à comprendre.
Moi j’écris, mais, crois-moi, je ne suis pas satisfait parce qu'on n'arrive pas à transmettre tout
ce que l'on éprouve. FF

Cher Père,
J'ai eu du mal à lire ton livre jusqu'à la dernière page. Est-ce parce que nous ne
réussissons-pas à regarder la réalité en face et que nous préférons ignorer ce qui arrive autour
de nous? Peut-être avons-nous peur de nous en rendre compte? N'est-ce pas de la lâcheté? Et
ensuite, nous prétendons nous appeler chrétiens et nous nous permettons de juger les autres et
surtout de continuer à conserver notre mode de vie, suffoqués par le "consommisme",
l'indifférence, l'hypocrisie. Et à la place de nous secouer pour nous en libérer, nous nous
acharnons à améliorer toujours davantage notre propre condition de vie pendant que des
millions de personnes vivent tous les jours une réalité cruelle et inimaginable. Flavia

Très cher,
J'ai compris que la vraie cause de leur pauvreté, c’est nous; c'est nous qui les avons
crucifiés avec les clous de la misère à travers les formes capitalistes de l'esclavage, du vol, de
la colonisation qui n'ont jamais cessé depuis le 15ème siècle jusqu'à nos jours. Simone

Cher frère,
Ce que tu fais me plaît parce que tu y crois, parce que tu as réussi à te détacher de tout
pour aller à la rencontre de rien. Tu as cependant découvert la plus grande richesse: l'homme.
A présent, tu vis pour les autres et tu crois aux autres. Moi, par contre, je vis pour moi-même,
mais je ne crois pas en moi, et j'ai du mal à croire aux autres. Je suis attaché à tout ce qui est à
moi - et j'ai beaucoup de choses - et malgré tout, je ne suis pas plus heureux que ces enfants
qui ont le ventre gonflé par les vers et que tu vois vivre et jouer dans la misère. Je comprends
que je dois lutter contre tout cela et contre notre logique de riches qui croient pouvoir tout faire
pour arrondir leur compte en banque - mais j'ai peur. Matteo

Cher Père Fausto,


C'est vrai que j'ai ressenti de la rage et presque de la haine contre presque tous ceux qui
écrasent avec superbe, les "pequeninos" (les petits). Mais j'ai aussi ressenti un sentiment de
soulagement et de confiance parce que je pense que, s'il y a encore quelques personnes comme
toi, le monde a déjà fait un pas en avant. Mirka

Cher Fausto,
Tes paroles m'ont fait comprendre que nous autres occidentaux qui nous croyons
civilisés et parfaits à tout point de vue, nous ne savons pas, en réalité, nous comporter non
seulement en chrétiens, mais même en hommes. J'ai rarement entendu des témoignages comme
les tiens. Tes paroles ont réussi à nous faire parvenir les accusations d'un peuple désormais
mourant et pourtant toujours capable de clamer la justice à laquelle il a droit. Michela
!

Père,
C'est inutile de dire à ces pauvres de ne pas se révolter: il faudrait punir ceux qui les ont
exploités au point de les crucifier avec les clous de la misère, de la douleur, de l'esclavage, des
malheurs; ça, c'est le Christ en croix qui agonise et meurt pour nous. Mais qu'est-ce qui pousse
l’homme à haïr l'homme à ce point? Paola

Cher Fausto,
Je t'écris parce que je me sens brisée en deux. Comme une personne qui a vécu pendant
des années comme une somnambule et qui, à l'improviste, se réveille. Je pensais être une fille
qui essayait de faire de son mieux. J'ai toujours pris les études au sérieux, j'ai toujours rendu
service, à la maison et aux autres.
Maintenant j'ai compris avoir tout fait de travers. Tout a perdu sa signification. Je ne sais
plus ce que je veux. Sensation d'inutilité, de gâchis. Comme cela je vis jour pour jour, affichant
un masque d'indifférence. Mais le soir, quand je suis seule, ma vraie âme reprend le dessus et
l'angoisse m’envahit.
Je ne peux pas m'empêcher de penser que, si demain était le dernier jour, j'aurais vécu
pour rien. Quelle est ma route? Où finira le tunnel dans lequel je me suis engouffrée?
Toi qui vis côte à côte avec le désespoir, la mort, la faim, peux-tu me dire que je ne me
suis pas rendue coupable de massacre, mais que je dois déployer des efforts parce que je n'ai
encore rien fait? J'essaie d'avoir la patience qu'on m'a conseillé d'avoir, mais je ne peux pas
m'empêcher d'éprouver ce que j’éprouve.
Reçois cette confidence comme celle faite à un ami que je ne cesserai jamais de
remercier d'être entré dans ma vie et de nous avoir amené tous les empobrecidos de ce monde.
Enrica

Chère Enrica,
Cela t'étonnera, mais je dirai que tu as de la chance. Heureux ceux qui se sentent
complices du massacre des empobrecidos! Puissent-ils être nombreux ceux qui sont en crise
comme toi! Moi, j'y suis entré je ne sais combien de fois et je t'avoue que cela fait du bien.
C'est le meilleur moyen de faire venir la volonté de changer sérieusement.
Quand j'ai réappris à pleurer, quand je me suis senti broyé par les victimes, quand j'ai
commencé à écrire avec le désespoir d'appartenir à la race des bourreaux, alors a éclaté en moi
la révolte contre le mal réduit au système social. Et, en même temps, la passion pour l'homme.
Quand les débris des victimes ne m'ont plus dégoûté, je suis devenu un autre. Cet autre que
moi aussi je poursuivais, comme toi, confusément, comme un forcené... Seules les victimes me
l'ont fait retrouver. Et j'ai trouvé l'Homme, toute l'humanité, la mienne et celle de tous.
Au fond, c'est facile à dire: il suffit de se laisser prendre par la main par les pauvres, de
ne pas craindre leur siège même s'ils t'obligent à la reddition inconditionnelle.
Ils t'ont pris par la main et tu es encore là, mal à l'aise, angoissé. La crise est le meilleur
remède pour redevenir une personne humaine. La victime est le seul ciment qui puisse te
recomposer. Donc, avant tout, accepter la crise. Puis, la gérer le mieux possible, se convaincre
que c'est un élagage, une transplantation. Et regarder en avant, déceler les bornes qui indiquent
le chemin. Une chose est certaine: cette société est invivable. Il faut vivre la passion comme
une alternative. La bonne école, ce sont les victimes. Tu peux compter sur moi. FF

Mon Père,
Je suis une jeune fille de Milan. J'ai 27 ans. Pourquoi vous écris-je? Parce que, si vous
avez voulu secouer l'indifférence des "chrétiens" du Premier Monde - avec moi, vous avez
réussi! Je me sens visée par les accusations et leurs conséquences qui m'enlèvent le sommeil.
C’est comme si on était déjà au Jour du Jugement en se sentant privé d’espérance.
Père, vous avez pointé du doigt. Vous avez justement lancé l'accusation qui ne laisse
aucune espérance de salut à nous autres occidentaux. Nous sommes déjà condamnés. Moi, je
perds l'espérance, la confiance, car même en enrichissant ma vie de bonnes oeuvres, même en
étant la personne la plus charitable, la plus juste, l'épouse la plus douce, l'amie la plus
disponible, l'âme la plus ardente, je me sens déjà condamnée.
Condamnée, parce que le Seigneur m'a fait naître dans le Premier Monde, parce que je
mange tous les jours, parce que j'ai le malheur d'avoir une belle maison, parce que je donne à
manger à mon chat.
Comme vous dites, tant qu'on ne partage pas la vie des pauvres, on ne peut pas prétendre
à l'héritage auquel on a droit dans le Royaume des Cieux.
!

8
Vos paroles m'ont jetée dans l'angoisse de savoir que rien ne me libérera de la condition
de mauvais riche. Je vis dans un état de rage immense , la rage de l'impuissance. Que puis-je
faire, moi, Anna de Milan, moi, individu seul, moi, occidentale?
Tout quitter y compris le mari et venir vivre parmi les misérables la vie de misère? Je
ressens au fond de moi que ce n'est pas le bon chemin. La solution ne peut consister dans la
migration massive des pays du Premier Monde vers le Tiers Monde.
Être attentive à ce que je consomme? Ne pas acheter de biens de consommation
importants? Cela peut-il suffit? Non! Mais vous ne donnez aucune parole de conseil! Vous
nous avez condamnés, c'est tout!
Je me sens tellement perdue qu'il me semble que tout ce que je fais est inutile, et il
m'arrive de rire de ma, de notre vie de chrétiens: amour fraternel, pardon (nous?), disponibilité,
retraites, belles prières, eucharisties ... A quoi cela sert-il si, au banquet final, les places seront
toutes occupées par les "Derniers de l'Histoire"?
Dans votre livre, il n'y a que des paroles d'accusation, aucune parole d'espérance pour
nous, les '"pauvres" du Premier Monde. Vous nous avez déjà condamnés. Et je désespère parce
que je comprends qu'en même temps que vous, Dieu aussi nous a déjà condamnés. Anna

DES CATACOMBES DE L'HISTOIRE (Lettres circulaires aux amis)

THEOLOGIE AUX PIEDS NUS 13.8.1988

Les lettres qui me parviennent des amis m'amènent à raconter pour partager avec eux ma
vie. La narration est l’unique manière de faire de la théologie "aux pieds nus". Si l'on ne vit pas
avec les pieds par terre, il est impossible de faire de la théologie. Ici, dans les enfers du Tiers
Monde, on est obligé d'admettre que l’unique voie d'accès à la théologie est l'anthropologie.
L'homme renferme en lui-même la révélation de Dieu. Il "se connaît" en se miroitant dans son
image. C’est le Fils de l’Homme qu'il retrouve, dans lequel il se complaît, se communique.
Comme on tourne les pages d'un album de famille pour se revoir dans les enfants, dans les
petits-enfants. Nous sommes l’album de famille de Dieu.
Durant de longues heures de voyage, tout cela s'est imposé à moi avec une grande
transparence. La voiture roulait dans un paysage tout vert, entre les champs de maïs et de riz.
La lumière du matin rendait le vert encore plus brillant, plus intensif.
A l'intérieur de moi-même naissait spontanément la prière. Non pas des effluves
piétistes, mentales, mais une prière qui libérait tout mon être. La lumière devenait ma prière. Je
l’invoquais, la lumière, toujours plus de lumière, celle qui rend transparente toute l'existence.
Quand tu te laisses envahir, même la matière qui t'entoure devient lumière. Je regardais la
lumière se poser sur les champs. Chante, lumière, mon coeur! Alors je fus rempli d'une
tendresse infinie pour les choses étincelantes de lumière, pour les couleurs qui sont le reflet de
la matière. Je contemplais le labeur des hommes dans les champs. Les épis de riz me
remplirent de joie. Avec ces gouttelettes de rosée traversées par des rayons de lumière. Comme
des grains d'or. Ou des perles suspendues dans le vide. Voir le riz dans les rizières ou dans
l'assiette: la même chose. La joie de voir l'homme manger . Célébrer la vie. Se nourrir de
l'univers. Transformer la matière en mains, pieds, coeurs.
Théologie veut dire mouvement du centre vers la périphérie et de la périphérie à vers
son axe. Nous racontons à Dieu ce que nous sommes pour lui. Gloria Dei vivens homo (la
louange de Dieu, c'est l'homme qui vit).
Que d’autre peut réjouir le Père sinon le fils qui produit, pense, transforme, crée? Nous
sommes l'objet de sa complaisance. Comme c'est arrivé sur les rives du Jourdan, comme cela
se passe de nos jours sur celles du Ganges, du Rio de la Plata, des fleuves amazoniens etc...
Sur chaque vague, Il nous attend pour se complaire en nous.
Luce d'Eramo m'a énormément impressionné. Avoir le courage de renoncer à sa propre
identité et de se faire déporter à Dachau. La passion de s'immerger dans les victimes pour
découvrir leur univers. Se confondre avec elles par la nausée du privilège. Quel sentiment
gigantesque! Pourquoi le Premier Monde ne sent-il pas la nausée d'être une civilisation
opulente qui vit sur le dos des économies naines.
Le mal semble être tellement enraciné et ramifié (carrément institutionnalisé) que toute
pensée de changement paraît illusoire. Les gens suivent le discours tant qu'on élabore le
diagnostic. Puis ils jettent l'éponge et entrent dans un état d'impuissance collective. Comme un
malade incurable.
!

9
On dit communément: un retour en arrière du bien-être acquis est impossible; comment
fait-on pour revenir en arrière, pour se pénaliser, pour se limiter?
Et moi, je me dis: est-il possible que même les trous d'ozone, les effets de serre et tout le
reste ne nous poussent pas à mettre en question nos modèles de développement, d'économie,
notre système socio-économique que nous avons inventé? N'est-il pas devenu un idole, ce
bien-être auquel on sacrifie tout le reste, même l'air, l'eau, les étoiles, le ciel et la terre?
Quand le cercle des pauvres tourne en spirale, on croit vivre une expérience collective.
Comme si je me lançais dans l'Occident qui m'a fait naître.
Il me semble passer à travers les victimes "au nom de", "pour le compte de". Ce n'est pas
moi, individu, qui suis visé, mais tout ce que je représente: l'Occident. Voilà pourquoi il est
nécessaire de faire connaître les tortures, les souffrances, de leur donner voix et physionomie,
valeur cosmique et planétaire.

EMISSAIRE DES VICTIMES

Bologne, 27.4.88
Je me trouve en Italie pour y faire des conférences sur le Tiers Monde. L'impression qui
s'en dégage? On "touche le fond". Surtout chez les jeunes, on découvre un grand sentiment
d'impuissance, un complexe de culpabilité collective. Les adultes greffent là-dessus des
mécanismes de défense, toutefois avec visiblement moins d’assurance qu’autrefois. On
s'aperçoit que les remparts et les certitudes culturelles de l’Occident vont en décroissant.
Une jeune fille avait le courage de conclure la rencontre ainsi: "nous l'avons compris, il
n'y a plus d’espoir, nous n'avons plus qu’à attendre la mort." J'avais parlé des 4 bombes: la
nucléaire, l'écologique, celle de la faim et celle du désespoir. J'avais peint le tableau avec de
l'encre noire pour essayer de faire comprendre la gravité du moment historique. Pour rompre
l'écorce de l'acquiescement de la civilisation consentante et du conformisme des masses. Si
nous ne tirons pas sur la même corde, ces bombes exploseront pour un rien entre nos mains. Il
faut les placer sous les bastions de nos sécurités, sous les murailles des absolus et des
infaillibles. Elles nous imposent d’appliquer la méthodologie évangélique de la hache aux
racines parce que nous nous sommes trop longtemps donné l'illusion de guérir le cancer social
avec une politique de sparadraps et de compresses chaudes.
Si nous étions cohérents, nous déclarerions le monde en état d'urgence parce qu'avec
autant de gens à la dérive on ne peut pas être tranquille. La santé publique mondiale est en
danger.
Cela dénonce le très mauvais état de santé de la conscience du monde. Nous avons
hérité d'une conscience à un niveau provincial, national, occidental. Et la planète explose et
nous tombe dessus. Tant mieux si on commence à en ressentir le malaise. Cela signifie que le
patient réagit!
Je n'arrive pas à cacher aux jeunes la gravité de la situation. Ce sont les victimes qui
poussent à allumer la mèche sous la plus grande erreur historique que nous ayons commise:
l’idéologie de la charité d'une part et de la résignation de l'autre. Des siècles d'assistance n'ont
fait que consolider ce système qui perpétue le régime de la misère au point que nous le croyons
naturel, fatal. Ce système produit des victimes en série et nous les soignons à l'intérieur du
système. Dans le passé, il s'agissait d'individus ou de catégories, aujourd'hui des peuples
entiers en sont touchés. Les aides au Tiers Monde se sont révélées être une manne pour
l'Occident qui a réduit les peuples du Sud à une précieuse réserve de main d'oeuvre à bon
marché. Nous avons élevé l'assistance au rang d'une "cathédrale blanche" dans laquelle nous
sacrifions les peuples-enfants.
Aujourd'hui, comme jamais auparavant, il est impératif de parler de changements
radicaux, de nouvelle qualité humaine, de refondement de la civilisation.
A quoi cela sert, je me le demande, de parler des pauvres, de décrire leurs stigmates, de
jeter à la figure des gens ce Christ immense? On risque de les blaser, de faire le jeu du
désengagement. Ou encore, on risque d'apaiser l'impact que ce ravage inutile produit sur ceux
qui en sont complices. En substance, avons-nous le droit de traiter de ces choses-là avec nos
bourreaux?
La terre cède sous nos pieds. Comme j’aimerais consulter les victimes pour leur
demander conseil. Dans le fond, que suis-je, sinon un simple émissaire de leur part? Vaut-il la
peine de dialoguer avec ceux qui collaborent à nous river à la dépendance avec les clous du
libre marché, de la libre concurrence, du prix des matières premières, de la dette extérieure, du
coût de la technologie et du progrès?
!

10
Celui qui vit comme un rescapé des fournaises de la misère ne peut pas faire taire sa
conscience. Les victimes m'ont imposé une condition pour être de leur côté: passer d'un stade
de conscience individualiste à celui d'une conscience universelle.
Un ami se défoulait ainsi: "C'est mieux de ne pas savoir ce qui se passe dans le monde
pour ne pas se sentir mal, frustré, pour ne pas se sentir condamné à l'impuissance. Savoir et ne
rien pouvoir faire est trop cruel."
Une dame "bien", une de celles qui fréquentent l'oratoire, réagissait: "Mais j'étais venue
pour entendre parler de Jésus Christ et d'évangélisation, non de problèmes sociaux."
Evangéliser le "non-homme" est facile pour celui qui ne le connaît pas. Mais pour celui qui vit
ensemble avec lui, c’est une torture.
Comment sommes-nous arrivés à une pratique religieuse aussi aliénante, aberrante?
Evangéliser celui qui subit l'injustice ne serait-ce pas avoir la prétention de vouloir évangéliser
le Christ lui-même? Ce serait la même chose que de sermonner le Christ en croix.
Evangéliser? Certes. Mais quoi faire si, à la place d'un homme, tu as devant toi un
individu rempli de vers ou une épave écrasée par l’indignité? Pas la peine de se scandaliser!
Du Christ aussi, on a donné la même définition: "il a été réduit à moins qu'un homme, à un
ver..."
Le défi du Tiers Monde n'a pas encore été mesuré.
Il est de bon ton de dire un peu partout que l'axe portant de la spiritualité est la rencontre
avec le Christ. Avec quel Christ? Celui produit par les écoles des peuples repus ou celui qui
végète dans les catacombes de l'histoire? L'unique piste qui nous conduit à lui est l'humanité.
La voie royale a déjà été tracée dans le Jugement de St. Matthieu (25): "j'étais dans un peuple
qui avait faim, j'étais dans une multitude assoiffée de justice ... j'étais parmi eux." Ces plaies du
Tiers Monde le confirment sans une ombre de doute.
Qu'est-ce que tu crois? que j'ai rencontré le Christ dans les livres de spiritualité, dans les
manuels piétistes, dans les pratiques d'élévation de la conscience vers Dieu? Moi, je l'ai vu, le
Christ, dans la Lina (la prostituée), dans la Rita (la droguée), en Pierre (l'ex-prisonnier), dans
toutes les victimes qui ont déposé dans mes mains leurs larmes, leurs coeurs remplis de
désespoir. Je L'ai reconnu quand Il me présentait ses stigmates, les plaies de l'âme. Il était là, le
Christ, qui m'embrassait et que j’embrassais. Il me coupait la respiration; Il était si vivant!
Veux-tu connaître le Christ? Parcours la chair humaine! Surtout celle qui est blessée,
souillée, piétinée par ceux qui croient appartenir à la société des gens comme il faut.
Dans les souterrains du monde, Il s'est révélé à moi sous forme d'un peuple oublié, d'une
foule perdue, masse sans face ni nom "dont les immenses clameurs transperçaient le coeur du
Seigneur". Peut-être la faillite de la chrétienté doit- elle être cherchée dans ceci: elle a élaboré
une image de Dieu avec laquelle elle a voulu obscurcir, offusquer, diminuer , cantonner
l'Homme. Or, nous nous mouvons sur une planète toute autre et prétendons pouvoir nous
référer encore aux vieilles catégories théologiques. Sans une saine anthropologie (sic et
simpliciter) il n'y a aucun accès à la moindre théologie.
J'ai une de ces volontés de scandaliser les petits esprits et de leur crier à la figure:
"L'Homme c'est tout! Si Dieu a cédé à la passion pour l'homme, cela veut dire que Lui aussi en
avait besoin pour se révéler à Lui-même. Le Christ n’a-t-il pas tout abandonné, même sa
propre vie, pour gagner ce trésor? Nous prêchons la fugue de l’homme pour nous réfugier en
un Dieu sorti des officines de nos intellectualismes. Mais Lui, Il est là, sous le placenta de
l'histoire. Et II veut tant et tant sortir de cette prison pour s’épanouir, pour fleurir, Il ne
demande qu’à briser les chaînes qui l'empêchent de respirer. Il veut montrer Son visage, celui
d'un 'fils de l'homme comme tous les hommes', d'un 'homme des douleurs', d'un membre d'un
peuple crucifié.

OU AVEC EUX OU CONTRE EUX

3-5-1989 - C'est l'aube. Je viens de vivre un phénomène étrange. Le corps reposé,


relâché semble libérer l'esprit. Alors, je vois la vie en transparence. Une sorte de
dématérialisation. Quand les premières lueurs colorent le matin, mon être s'épanouit sous
l'influence des couleurs. L'âme devient plus légère. C'est le moment propice pour relire sa
propre histoire dans le clair-obscur de la journée naissante. Il y a des expériences tellement
fortes de notre existence que, pour en percer toute leur signification, il faut s'y replonger plus
d'une fois comme les pêcheurs de perles. Quelle a été l'expérience la plus marquante de ma vie
qui a servi d'interrupteur pour allumer en moi une nouvelle énergie, ce courant qui m'envahit?
J'éprouve le besoin de faire remonter à la surface mes perles. La première s'appelle Rita.
!

11
Un être fragile et grelottant, ébranlé par le désespoir, assoiffé de bonté. Tu t'en souviens? Elle
tremblait comme une feuille. Elle semblait avoir le mal de Parkinson. Et elle avait seulement
16 ans. Menue, brisée, échapée d'un ouragan. Réduite à un morceau de ferraille. Une petite
droguée avec 6 tentatives de suicide à son actif. Les débris de cette créature ont eu le pouvoir
de me bouleverser, de me révéler ce qu'aucun livre, aucune université n'ont jamais pu me
révéler. Le Christ n'est ni de plâtre ni de bois, ni de papier. Il entre dans ta vie quand tu t'y
attends le moins. Et il devient exigeant. Il veut tout de toi. Il te demande l'impossible. Combien
de tendresse dans ses larmes, dans ses rébellions, ses colères par voie d’abstinence. Quel
langage illogique, quelle psychologie en morceaux! Une personnalité toute décousue. Des
nuits sans sommeil. De la patience infinie. Elle se désespérait parce que tous exigeaient d’elle
d'être une autre, qu'elle cesse de faire telle ou telle autre folie: se saoûler, se détruire par la
drogue, fumer une cigarette après l'autre. Elle refusait toutes les conditions, tout chantage. Elle
ne supportait rien parce qu'elle avait supporté tout. Seul le fiel de l'abandon et du mépris. Elle
me mettait à l’épreuve. Elle voulait voir jusqu'à quel point j'allais résister à ses extravagances.
Une créature épouvantée par la vie. Elle parlait, elle crachait tout le mal qu'elle avait reçu. Sans
père ni mère. Deux tentatives de suicide sous mes yeux. Pour voir l'effet qu'elle faisait sur moi.
Pour voir si elle avait de l'importance pour moi.
Une fois, elle a jeté par terre une vingtaine de comprimés de Valium, devant moi. Je
faisais semblant de rester indifférent. Puis, par surprise, j'ai jeté ce tas de comprimés en l’air.
Elle les a ramassés un à un. Je l'ai laissée faire, jusqu'au dernier, le coeur serré. Nous étions
hébétés tous les deux. Chacun voulait voir jusqu'où l'autre arrivait. Elle les ramassait et les
avalait. Je la voyais engloutir la mort. Et malgré cela, je voulais voir jusqu'où elle allait. Puis,
elle s'est enfouie à travers champs et moi, je commençai à désespérer.
En Rita, j'ai découvert que toutes les victimes du monde préféreraient mourir plutôt que
de vivre sans amour. Même de ce minimum: un plat de riz et de haricots. Une soif infime
d'amour. Tu, tu te trouves devant l'alternative: la volonté de renoncer ou celle de te livrer et de
croire que l'amour vrai est un "autre" qui te dépasse, au-delà de tes ressources. Si tu décides d'y
rester, tu nais à l'amour, tu deviens une nouvelle créature.
Rita a eu le pouvoir de me tirer du côté des victimes.
Aujourd'hui, je n'arrive pas à mesurer la valeur historique, le poids spécifique des
victimes. Certes, elles sont l’axe portant , le pivot de la vie. N'alimentent- elles pas l'histoire?
N'est-ce pas d'elles que se nourrit le Premier Monde? Quel est le ferment de l'avenir? Serait-ce
le peuple rassasié et ennuyé qui n'a plus rien à désirer?
La lettre d'une Clarisse m'a étonné. Elle me remercie pour les quelques mots en croix
que j'ai dits, alors que, appuyé sur le grillage de sa clôture, j'essayais d'y faire filtrer les
Calvaires des appauvris. "Merci de m'avoir réveillée de mon apathie spirituelle, de la torpeur
de mon esprit". Une déclaration de reddition qui vient de la banque de l'esprit, c-à-d. d'un
monastère! Cependant, même là, l'esprit d'accumulation, de sécurité, d'avidité peut s’installer.
"J’ai sauvé mon âme, je me suis rassasié de mon Dieu... je n’ai besoin de rien d’autre..."
Les vaincus de l'histoire détiennent les clés de lecture de tout: de la vie et de la mort, de
l'individu et de la société. Ce sont eux qui gardent en vie la passion pour la nouveauté. Le
crucifié ne peut pas ne pas gémir et hurler pour invoquer un monde différent.
Rita a été la première d'une longue série. Elle m'a introduit dans la grande cale du Tiers
Monde. Si tu permets aux victimes de te prendre par la main, tu es obligé de faire la
radiographie du Mal constitué. A travers la lecture de leurs stigmates, tu es renvoyé au
diagnostic du système qui n'est autre qu'un mécanisme de production de victimes en série. Et
tu t'aperçois que tu es une poulie de cette machine. Tu découvres ta complicité. Et tu te fais
horreur parce que tu te rends compte d’être impliqué dans le mal, d'être, en somme, un
collaborateur.
La victime est une exigence historique de tout changement. Une révolution latente. En
état d'incubation, elle attend que la quelqu'un s'y enflamme, l’assume, la traduise en faits. Qui
se fasse victime avec les victimes. Pour amplifier leurs voix. Pour faire d'elles des acteurs de
l'histoire.
L'histoire est faite par les vaincus, non par les vainqueurs. En effet, ceux-ci ne font que
de brèves haltes dans les couloirs de l'histoire, dans les livres de classe. Ils s'attardent dans les
monuments publics jusqu'au moment où d'autres héros de service viendront les remplacer. Les
victimes continuent à se trouver sur toutes les places de l'histoire. Elles se relayent d'une
génération à l'autre, se transmettent le drapeau: celui de la passion pour une vie plus digne;
l'étendard de la passion de libérer le peuple des vers et de l’oppression économique. Ou bien la
fin des peuples-Caïn et la naissance de peuples neufs, de citadins cosmiques, de consciences à
dimension planétaire.
!

12
L'Eglise Institution se limite à célébrer les victimes alors que sa vocation historique est
de se faire victime avec les victimes. Ou avec eux ou contre eux. C'est la raison pour laquelle
ses célébrations sont frigides, aseptiques, à- historiques. Alors qu'il faut partager le sort, subir
"avec" pour se révolter "avec". Souffrir pour accumuler l'impatience historique des pauvres.
Souffrir pour trouver la force de l'indignation, le pouvoir de l'insurrection contre les égoïsmes
collectifs.
La tradition chrétienne m'avait enseigné à passer des heures et des heures en
contemplation devant un crucifix en bois ou en bronze. Nous y avons usé les genoux. Le
crucifix était devenu "un objet de culte". Un produit homogénéisé, filtré, édulcoré. Il ne puait
plus, il ne hurlait plus, il ne se désespérait plus pour ne pas scandaliser les bien-faisants, les
chrétiens aux bonnes manières.
Puis, cet autre "Christ" est venu à ma rencontre. Il m'a cherché. Il s'est posé devant moi
avec les yeux gonflés, le coeur lacéré, la chair tremblante. Je ne le reconnaissais quasi plus.
Comme c'est arrivé à Emmaüs. Car il se présentait comme un Christ "irrégulier". Mais c'est ce
Christ- là qui fait fermenter l'histoire avec les gémissements et la crucifixion permanente des
victimes.
La victime est le sanctuaire dans lequel s'enracine le buisson ardent, l'espérance du
monde.
Lorsque chaque bourreau ira à l'école de la victime, lorsque ceux qui savent tout
deviendront élèves des derniers, lorsque les purs n'auront plus peur de se laisser contaminer par
les miséreux, le salut aura commencé. Quelle est la plus grande préoccupation de la chrétienté:
sauver une religion ou sauver la vie sur la planète?
Malgré les reflux et les restaurations, les reculs de l'histoire et la faillite de 68,
l'embourgeoisement des rêveurs et des idéalistes, malgré les désillusions de l'Est et les exstases
de l'Ouest, je veux croire que la force révolutionnaire des victimes remontera à la surface. Elle
émergera encore plus loin, dans le fleuve.

RES NULLIUS

Imperatriz, 16-8-8 - A une portée de fusil de la ville, en moins d'un jour, la dernière
favela est sortie de terre. Ironie du sort: ils l'ont baptisée du nom du nouveau Gouverneur "Vila
Cafeteira". La victime dédie son quartier à son bourreau!
En faire le portrait? L'ami qui m’accompagne convient qu'il est impossible de trouver les
mots "aucune image ne peut dépeindre cette montagne de misère". Des milliers de cabanes et
de rescapés à un désastre. Un camp de réfugiés est un habitat de luxe à côté! Il n'y a même pas
d'eau, tu comprends.
Quand le camion-remorque arrive, c'est l’assaut. Des heures d'attente dans des files.
Avec l'inextricable de ces situations de folie. Il y en a qui placent les enfants dans la file,
d'autres y laissent seulement le bidon. Et puis, il y en a qui, la nuit venue, volent le bidon du
voisin. Qui s'emparent de l'eau pour la vendre à qui n'en a pas eu. Du haut de la colline, on
contemple l'ensemble du tableau. Qui aurait intérêt à revendiquer la paternité de ces créatures?
Des rues faites de poussière et de crotte. Des enfants pleins de boue se roulent dans ces égoûts
à ciel ouvert. Cabinets, eau courante, hygiène, lavabos, décence, dignité - objets et termes à
donner le vertige aux sous-hommes.
Voilà comment ils sont, les "fils de l'Homme": héritiers de notre humanité, traités
comme s'ils étaient des enfants de personne. Des citadins de fraude. Des hommes de
contrebande. Res nullius, diraient les romains.
Les églises semblent reconnaître leur droit de citoyenneté, mais seulement sur le papier.
Doctrinalement. Concrètement, elles aussi collaborent avec les "structures de pêché". Que
font-elles pour ébranler le système? Elles condamnent les idéologies en paroles et en pratique,
elles convivent tranquillement.
Je revois les personnes de Vila Caféteira: comme les statues inachevées de Michel
Ange. Le Tiers Monde est un Louvre immense qui déborde d'"hommes incomplets". Ils
voudraient pourtant refleurir, émerger de la pesanteur de la misère, quitter la condamnation de
vivre en dessous du seuil de l'humanité. Mais qui leur tend la main?
Donna Davina revient du travail juste à ce moment-là. "Qui prend soin des neuf
enfants?" "La fille de 10 ans". "Elle s'en tirera?" "Bien sûr? il n'y a pas d'autre solution. Le
mari est malade. Ils devront s'arranger". Au bras, elle porte 2 sacs en plastic: du lait offert par
le Président de la République! Des gouttes de bienfaisance qui prétendent éteindre l'incendie
de la misère institutionnalisée. (Le peuple: « le Président est devenu une vache! »)
!

13
Sur la voie du retour, un orage nous a fait prendre la fuite. Et moi - impossible de
m'enfuir du défi. Comment être à égalité avec les derniers? Dans cette sorte de cloaque, il
manquait carrément les ingrédients indispensables pour inoculer le phénomène humain. Entre
nous et eux, il y a l'abîme infernal.
Les seuls à s'amuser avec la pluie étaient les enfants. Par bandes, en faisant la fête. La
fête de l’eau. Et les rues boueuses devenaient des pistes à glissades, à tomber, à se relever, à
retourner aux glissades en compétition avec le copain. Les fils des pauvres se contentent d'une
piste de boue pour jouer et pour essayer d'oublier d'être "des choses de rien".

CELEBRER LA LIBERTE’

9-9-88 - Le Baianino (originaire de l'Etat de Bahia) m'a apporté des nouvelles de la


région. Il y a 2 semaines, il lui est arrivé une vilaine histoire. On ne parle plus que de ça. Dans
cette région, la violence est à l'ordre du jour à cause des conflits pour la terre. Les paysans ont
pour la seconde fois envahi un domaine inoccupé. Ils y étaient allés au nez et à la barbe de la
police qui les a ensuite traités comme des porcs: coups, mauvais traitements, confiscation des
fusils de chasse et des pauvres et maigres ustensiles ménagers. La vague de rage se fait sentir.
Ils se sont organisés pour contre-attaquer. J'étais déjà au courant du bruit qui courait de bouche
à oreille, s’amplifiait à mesure de son arrivée dans la ville. On parlait de 2, d'autres de 6 morts.
Je tenais à entendre la version du Baianino. La manière de décrire un fait traduit
l'interprétation des choses, révèle le degré de conscientisation. En d'autres temps, il aurait fait
un récit plein de terreur à cause du sang versé. Hier, il parlait seulement en homme concis, il
gesticulait, il triomphait de satisfaction.
Revenons-en au fait. Les paysans ont reconquis le domaine "Terra Bêla" et ont fait
savoir à l'administrateur qu'il pouvait venir les voir. Il y est allé avec une camionnette remplie
de pistoleiros (hommes à main armés) et d'armes lourdes.
Les paysans ont creusé des tranchées dans la forêt et se servent de signaux
conventionnels. Le fils d'un pistoleiro et un de ses frères y sont restés.
Le Baianino s’excitait comme l’esclave qui entrevoit les signes de la rescousse. Il
rentrait dans les détails. Sa voix s'échauffait à l'événement-clé du récit: "la police est allée
chercher les morts, désarmée et avec les bras en l'air". Je ne l'avais jamais entendu chanter les
louanges d'actions guerrières. Car il s'agit bel et bien de guerre, même si les fronts sont
inégaux. Entre riches et pauvres. Mieux: entre pauvres et misérables, car les pistoleiros sont
aussi des pauvres, enrôlés pour assassiner.
Pour comprendre le sens qu'il donnait à la parole "victoire", il faut connaître l'étendue de
l'indignité de tous les habitants de Bahia, subjugués, humiliés par une histoire de soumission et
de dépendance. Esclavage à fleur de peau. Et tout sursaut de libération est à célébrer comme
une victoire sur le mal institutionnalisé.
Il y en a qui font de savantes recherches sur la légalité ou l'illégalité, sur l'état de droit,
sur la non-violence. Nous célébrerons, avec les petits, la fête de la vie au goût de la liberté.
Libération des vers et des pistoleiros - dans le fond - quelle différence?
Plus tard, j'ai su que l'armée est intervenue, en encerclant toutes les voies d'accès au
domaine dans le but de les réduire par la faim. Il y a eu d'autres morts. Le journal est rempli de
nouvelles alarmantes: Les paysans ont saccagé le supermarché parce que les commerçants
avaient décidé de ne plus leur vendre de la marchandise. Commentaire du journaliste: "Quand
on tire trop sur la corde, à la fin, elle casse..." cela en dit long. Jusqu'au porte-parole du
gouvernement qui plaint la situation d'urgence sociale à laquelle les paysans sont acculés.
Avec des pirouettes verbales, on dit "que la force de la situation" les a contraints de saccager.
Force de la situation ou du désespoir? Vues sous cet angle, les choses prennent une coloration
différente.
Voilà pourquoi il n'est pas possible d'employer les mêmes mesures dans tous les points
du globe et de l'histoire. 'Les circonstances peuvent complètement changer la nature d'un acte
moral', affirme-t-on en éthique. Cependant, l'Occident continue, imperturbablement, à se
considérer comme le nombril du monde, comme unique unité de mesure de l'homme et de la
planète.
Un clou fixe: comment faire comprendre aux amis les affres d'appartenir au Premier
Monde? Est-ce que cela ne signifie pas être au service d'une civilisation de mort fonctionnelle
au sein du système oppressif? Il faudra trouver le moyen de refuser, de créer des alternatives,
soit comme individu, soit comme collectivité.
Un ami de dire: " Au Tiers Monde se préannoncent aussi déjà les symptômes du mal du
!

14
Premier Monde." Serait-ce à dire que le Premier Monde s'est hissé sur le piédestal de l'unicité
et qu'à partir de là, il impose l’unique modèle de développement, l'unique modèle culturel,
l’unique prototype socio-économique etc.? Le virus de l'avidité est déjà arrivé dans la forêt; la
mentalité du Coca-Cola nous a envahis, les coutumes occidentales font fureur.
Il y a des signes d'espérance: écologistes, pacifistes, les verts, les volontaires à la
coopération au Tiers Monde. Toutefois, ceux-là risquent de laisser les choses comme elles sont
parce qu'ils n'examinent qu’un seul aspect du problème: ou la nature ou la paix etc. Quelle
secousse pour la société du Premier Monde si un important goupe de jeunes refusait et s’en
allait vivre au Tiers Monde? Quel effet produirait une telle gifle morale? Même si quelqu'un
veut être bon dans le Premier Monde - comment une seule goutte d’eau resterait-elle indemne
au milieu d'un fleuve empoisonné? Et j'ajoute: comment être chrétien dans une situation
radicalement inhumaine?

DANS LA FORET

3-10-88 - 20 jours en forêt. La colonne vertébrale endolorie, une oreille infectée, le


corps brûlant de fièvre. Toujours sous pression. Celui qui vit dans la peau des damnés n'arrive
plus à raisonner sinon en termes d'opposition entre victime et bourreau. On est acculé à
prendre position. J'ai vécu des moments pleins d'émotion. En croupe sur le mulet, entre lianes
et tâches de ciel s'infiltrant sous la coupole verte de la dense forêt. Des sentiers tortueux,
raides, pleins de ronces qui lacéraient la peau. Mon regard plongeait dans le fond du tunnel
vert, à la recherche d'une réponse de lumière. Comment faire pour tout dire aux amis sans les
blesser?
De temps en temps, un ipé (arbre gigantesque) émergeait avec ses fleurs jaunes et roses.
Sensation de tendresse - c’est comme une main qui sort des profondeurs de la forêt, comme
une main levée qui s'agite dans la brise pour te saluer. Tu passes au-dessus d'un tapis de fleurs
qui s'étend sous tes pieds. La forêt: si sauvage et si gentille! Quelle douceur enveloppante et
cachée au loin, au milieu des pauvres. Tâches de couleur émouvantes. La matière dont mon
corps est fait vibre comme un violon caressé par les doigts d'un artiste. Les balbutiements de
Don Zeno, parlant des choses matérielles, me tiennent doucement compagnie. "Quand nous ne
ferons plus qu'un, nous et la matière; quand le ronronnement d'un moteur ne nous ennuiera
plus, alors nous vivrons en union avec les choses, toute la vérité de notre être cosmique. Et
nous embrasserons les étoiles, les mers, les montagnes. Nous les prendrons en mains et nous
les élèverons jusqu'aux étoiles."
Dans la forêt, tout paraît calme. Comme si c'était le premier jour de la création. Cela
t'oblige à relativiser tout: le temps, la distance, la vie, la mort. S'il t’arrive quelque chose, il ne
te reste qu'à saluer la vie et tu seras enterré en quelques heures. Quelle sensation étrange
émanant de la forêt ... Tout est absolu et relatif à la fois. Les longues cavalcades favorisent la
réflexion. Et alors, il devient facile de se laisser aller à l'oscillation à laquelle tu te réfères:
courir d'un côté à l'autre de l'océan pour rester avec les amis d'ici et d’ailleurs. Ce n'est pas
facile de transiter du Nord au Sud et du Sud au Nord: un processus qui exige un redoublement
de la personnalité. Se sentir choisi à faire partie de la race des sous-hommes tout en étant né
dans la super-civilisation. Une dissension allumée en permanence en moi-même.
Il me vient à penser: comment les victimes, les derniers, pourront-ils transformer leurs
bourreaux? Seule la logique de l'Evangile me fournit une réponse: Les petits renverseront les
puissants de leur trône".
Si j'étais un artiste, je peindrais la Pietà de Michel Ange avec 2 enfants dans ses bras: un
obèse, plein de trous de piqûres (de drogue) sans expression dans son regard,; l'autre sous-
alimenté, le ventre gonflé, les pupilles dilatées. Je ne vois d'image plus percutante pour décrire
cette humanité dont les enfants meurent par excès de bien-être ou par excès de mal-être.
C'est l'heure de brûler les distances, de colmater les mers, de rompre les chaînes
culturelles. La dissemblance la plus grande, je la rencontre au niveau culturel. Malgré tous les
efforts, je me retrouve toujours inférieur, démuni face à la culture des pauvres, leur mode de
concevoir la vie est tellement différent du mien. Il faut de la patience, prendre des vitamines
d'espérance, se faire enseigner par la forêt les respirations longues. Apprendre du torrent quand
il est gonflé d'eau et quand il agonise en période de sécheresse. Apprendre à vivre avec le
peuple et partager ses élans comme ses décélérations. Devenir élève de la foi d'Abraham.
Croire dans la force de l'impossible, de l'impondérable. L'histoire m'enseigne à ne pas mesurer
les événements en fonction des résultats immédiats.
Les projets avancent au ralenti. Etant donné que le problème majeur pour les petits est
!

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celui de la terre, on avait pensé qu'en leur fournissant la possibilité d'en disposer, on faciliterait
le partage du travail communautaire. On s'aperçoit que le rythme est lent. Le pauvre aussi est
fils d'Adam! Il ne se contente pas de l'indispensable. La civilisation est arrivée avant nous et
sème ses ravages dans les échelles de valeur.
Malgré des désillusions et des retours d'illusions, ils sont toujours prêts à rêver, à miser
sur du neuf. Je crois en l'homme. Dans ses potentialités de faire du bien. Les défaites
quotidiennes ne sont que des détails. Tu troues un pneu, et e faire réparer. Il ne reste qu'à
conquérir la sagesse de vivre avec la contradiction, avec l'instabilité, avec le provisoire.

RAIMUNDO DE CEARA’

Imperatriz, 27-10-88 - Mon cauchemar s'appelle "Senhor Raimundo". Il est originaire de


l'état de Cearà. De petite taille, maigrichon. L'unique chose qui brille dans sa personne, ce sont
ses yeux. Il n'a eu cesse d'insister pour que j'aille le voir dans sa "maison". Avec ses 8 enfants,
il s'est réfugié dans la cabane de la gare abandonnée. Imagine un boyau de ciment, couvert de
des graffitis, d'inscriptions et de dessins obscènes, gonflé de toute la misère de la petite ville
qui s'y réflète.
Les enfants, nus, assis sur leurs excréments. Rachitiques par dénutrition. L'unique
proéminence, c'est le gros ventre au-dessus de jambes menues? Tout est disproportionné dans
ce cadre de misère. Et Raimundo, là, ressemblant à la carcasse d'un navire naufragé, entouré de
ses propres débris. Il a tenté de traverser l'océan de l'indignité, mais une vague l'a renversé. Les
8 enfants, éperdus, ahuris, ont l'air d'être ses membres cassés par la furie de l'ouragan.
Marie du Secours, la plus grande, gardait les plus petits, lançant des ordres avec une
voix stridente. Raimondo en est fier. "Elle a neuf ans et se comporte en vraie maîtresse de
maison". Je l'ai pas mal observée et ne l'ai jamais vu sourire. Des yeux profonds et tristes. Ils
semblent appeler au secours (comme son nom veut dire); elle courait de ci, de là à travers la
pièce traînant à ses côtés le plus petit qui hurlait, effrayé par la présence d'un étranger. Le
corps étranger, différent, c'était moi parce que - le petit s'en rendait bien compte - je ne suis pas
de leur race. L'eau bouillait sur deux pierres, sans rien dedans. Raimundo m'expliquait que
l'épouse allait arriver, qu'elle aurait apporté quelque chose à manger. Seulement en aparté, il
m'expliquera qu'elle est allée mendier. (Plus tard, Maria se confiera à moi: La chose la plus
triste et humiliante pour moi, c'est d'aller demander la charité.) Dans le temple de la misère,
Raimundo a débité son histoire. "Père, j'ai 66 ans de souffrance. Ma femme et moi, nous
sommes comme deux agneaux hors du troupeau. J'ai tant souffert que j'ai du mal à le
raconter..." Plus je le regardais, plus je fixais les relents de son corps - les enfants - plus les
paroles venaient à me manquer. Y a-t-il seulement une parole qui mérite d'être proférée dans le
cyclone de la misère?
Et comme cela ne suffisait pas, il tenait à me présenter ses voisins, co-locataires de
l'édifice de l'ignominie. Au rez-de-chaussée, les chambres n'ont ni portes ni fenêtres. Diverses
familles "vivent" dans cet espèce de hangar. La nuit, il faut tout fermer, à cause des
malfaiteurs. La veuve Robertina avec la fille enceinte et quatre enfants ne m'a pas adressé la
parole. Dure, elle semble être indignée vis-à-vis de tous. Raimundo m'a supplié de l'amener au
Projet communautaire. Il n'a qu'une hâte, s'en aller d'ici. "La nuit, tout le monde se saoûle,
hommes et femmes, et j'ai peur pour mes enfants. Ils se disputent, se tapent dessus. Je ne suis
pas de cette trempe-là." Il me le disait sans le moindre soupçon de condamnation.
Le même après-midi, je suis retourné au palais de la misère. Ils m'attendaient, les
naufragés avec leurs hardes. On a chargé tout ensemble, fagots et enfants, sur la camionnette.
Raimundo semblait comme quelqu'un qui sort d'un cauchemar et court vers l'espérance.

ELECTIONS

1.11.1988 - La campagne des élections municipales bat son plein. Temps de grâces
spéciales! Temps unique où les pauvres comptent pour quelque chose, l'unique durant lequel
les grands ont besoin d'eux et les achètent avec des sucreries, des rêves et des promesses. Cela
me ronge: pourquoi les petits élisent-ils ceux qui les crucifient, les bourreaux de leurs enfants?
Nos gens ont été tellement habitués à se vendre qu'il est devenu d'usage de donner son
vote en échange de quelque chose: une chemise, une visite médicale, un document, deux sous.
Le candidat est apprécié en fonction de ses largesses. Le misérable méprise celui qui se
présente sans ressources. On dirait qu'il se miroite dans le riche comme dans un mirage. En lui,
!

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il voit se réaliser son rêve; cet autre est la projection de ce qu’il voudrait être lui-même.
"Pourquoi voter pour un pauvre type comme nous? Que pourra-t-il faire? S'il n'a même
pas ce qu'il faut pour lui-même...?"
Un agent pastoral m'expliquait. "Le misérable est comme un malade qui passe d'un
hôpital à l'autre et qui se fait renvoyer à la maison parce qu'on ne peut plus rien pour lui. Il n'a
plus qu'à attendre sa dernière heure. Le pauvre vit la même situation: il se voit fichu, perdu. Il
vit l'agonie de ses derniers jours. Que peut-il espérer? Comment quelqu'un qui est sur son lit de
mort peut-il changer le cours des choses"
Et encore: "Le pauvre a besoin d'être ensorcelé. Il a peur d'entendre la vérité. Même s’il
sait qu'un candidat est corrompu, il vote pour lui pourvu qu'il soit 'fort', qu'il ait de l'argent et
qu'il dispense des faveurs. Celui qui vit déboussolé à cause de la misère n'est pas en condition
de comprendre les choses. Pour lui, seul celui qui "a' quelque chose " peut" résoudre tous les
problèmes. Il est difficile de convaincre un pauvre qui va se coucher avec un verre de lait et
une poignée de farine. Ce qui vaut quelque chose - dit le petit peuple - c'est Dieu au ciel et
l'argent sur terre. Personne n'a jamais vu l'eau couler vers le haut. Plus il est misérable, plus le
pauvre est incapable de comprendre. Il désespère et ne croit plus en rien. Celui qui ne vit que
pour payer ses dettes n’a plus aucun goût de vivre..."
La Luiza aussi (un de nos agents pastoraux) est descendue dans l'arène. Ce sont les
paysans qui l'ont décidée. "Comment? Tu travailles à nos côtés au syndicat, dans le Parti des
Travailleurs, dans la pastorale de la communauté de base, et quand arrive la politique, tu te
retires et nous sommes contraints de voter pour les candidats des patrons? Pourquoi ne nous
représentes-tu pas?" On peut dire que, pour la première fois, les pauvres ont accouché de leur
propre créature! On commence à s'apercevoir un peu partout que déserter la scène politique est
une omission, c’est comme laisser le champ libre aux "ennemis de l'Homme". Un groupe de
jeunes suit la Luiza avec passion. Dans les réunions électorales, on se farcit la bouche de la
"nouvelle société égalitaire, plus juste et plus fraternelle". Et moi, je leur dis: "S'agit-il
seulement d'un rêve? Vous demandez aux autres d'y croire - mais est-ce que vous y croyez
vous-mêmes?" Quel est l’axe déterminant d'une société différente? La nôtre est fondée sur le
rapport patron- ouvrier. Pour faire quelque chose de différent, il faut partir d'une autre
hypothèse: " changer le rapport d'homme à homme; substituer aux rapports de dépendance et
d'exploitation des relations de partage et de participation." L'idée de tenter une alternative se
fait route: coopératives de production, travail en commun, gestion communautaire.
Dans leurs visites aux villages, les politiciens se pointent comme des vautours pour
profiter de la Messe du Père où on peut trouver beaucoup de personnes réunies. Et moi, j'en
profite pour lire la lettre des Evêques qui disent ouvertement "de ne pas vendre son vote, de
voter seulement pour les candidats qui ont déjà fait preuve de leur engagement sérieux en
faveur du peuple, de ne pas se laisser intimider..."
Dans cette histoire de dépendance économique, les politiciens sont considérés comme
les "patrons des pauvres". La Luiza reçoit, elle aussi, des demandes de faveur. J'en ai vu un de
mes propres yeux: il sortait de la poche de sa chemise les objets de propagande de tous les
candidats; il avait déjà fait la procession et maintenant, c'était le tour de la Luiza. Voilà d'où
partent les politiciens: du cri du ventre, de la nécessité incontournable des pauvres. Chaque
matin, devant les bureaux des comités électoraux, il y a une file de gens à faire peur: c'est la
colonne des misérables qui cherchent des grâces spéciales.
Les candidats différents sont étiquetés comme communistes. La Domingas (une des
nôtres) a eu une discussion avec un pauvre diable: "Mon ami, que veut dire communiste?"
"Être contre les riches et être à côté des pauvres". "Et toi, n'es- tu pas un pauvre bougre comme
moi? Alors, tu es communiste, toi aussi".
J'ai assisté à quelques réunions style américain: Show, musique, fête, chanteurs,
lumières, glaces à volonté, loterie, prix. C'est une honte à te faire fulminer de rage, à te donner
envie de vomir. Voilà ce qu'offrent les politiciens à cette cité qui semble être l'enfer. La
première chose que les enfants voient lorsqu'ils peuvent à peine ouvrir les yeux, c'est le feu des
130 scieries qui jour et nuit brûlent les résidus de bois. Le docteur Walter dit que la mortalité
infantile est de 30 %; la tuberculose atteint 10 %. La syphillis est la maladie la plus répandue:
sur 100 cas analysés, 90 % sont positifs. Peut-on soigner un cancer social avec seulement des
glaces distribuées à gogo?
Je voulais diffuser un petit journal avec les données du Dr. Walter: Sur 100 enfants nés,
30 meurent dans leur tendre enfance. La moyenne du Nord-Est est de 11 %. La Luiza , après
mille détours, est arrivée à la conclusion: "Crois-tu que cela bouleverse nos gens? Pas du tout!
Ils sont tellement persuadés que c'est Dieu qui vient chercher les petits anges. Pour les familles
nombreuses, c'est d'ailleurs plutôt un soulagement. On a l'habitude de dire: "j'ai eu 12 enfants,
!

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mais grâce à Dieu, Il m'en a repris 3, 4 ... pour ceux- là, je n'ai plus à m'en faire. C'est le
Seigneur qui prend soin d'eux ... Dieu sait bien ce qu'il fait... Cela m'a coupé la parole! On a
donc inculqué au peuple que tout relève de la volonté de Dieu. Ce serait Lui le Cruel qui laisse
naître les enfants pour les tuer après par la diarrhée et la sous-alimentation? On a fait croire au
petit peuple que c'est bien ainsi: les enfants se transforment en petits anges.
Tu devrais voir comment on les enterre: ils les habillent littéralement de fleurs, en
laissant leurs yeux grand ouverts. J'ai eu un gros choc en voyant la fillette d'une prostituée:
couchée sur la table de cuisine, les yeux ouverts. Le regard de la victime est terrible. Si au
moins, elle se levait, si elle pointait du doigt... si elle nous maudissait au moins, comme le fera
le Juge à la fin des temps. Le commentaire de Luiza: "Pour arriver à comprendre que les
enfants meurent de faim par manque de ressources économiques à cause des institutions socio-
économiques, il faut un catéchisme humain très épais".

TERRA BELLA - LA BELLE TERRE

Imperatriz, 27-12-88
Finalement, la Terra bella, la dernière "occupation" qui a pour but de "libérer la terre"
(comme disent les paysans) de l'esclavage des grands domaines. La police voulait les affamer
pour qu'ils se rendent. Manoel me disait, en ricanant: "Tous ceux qui entraient étaient fouillés.
Pas un grain de riz ne passait. Nous avons ouvert un sentier dans la forêt, et le Père de la
paroisse nous apportait des provisions durant la nuit;"
Aujourd'hui, Terra bêla est remplie d'hommes tout autres que beaux: décharnés, les yeux
dilatés (plus par peur que par faim?), habillés de haillons. J’y suis allé avec Zeca, un de leurs
chefs. A l'entrée, ils ont donné le signal convenu: des hommes armés sont sortis de la
broussaille. Il m'a invité à faire un détour pour ne pas tomber dans un piège. Les pistoleiros
sont encore implantés, dispersés sur les hauteurs.
Zeca salue tout le monde et les invite à une réunion. Nous arrivons à une clairière, une
pente douce, déboisée. J’éteins le moteur. Une foule d'exclus descend lentement le talus. Ils
s'arrêtent à la clairière, leurs regards scrutent avec suspicion les alentours et se fixent sur les
nouveaux arrivés. Zeca rompt la glace: "C'est un ami à nous ... le Père de Açailandia, qui est
venu nous rendre visite". Ceux du " Corrego do Açaî" (du ruisseau des palmiers), s'approchent
et m'embrassent, avec de gros ballots sur leurs épaules, ils veulent raconter en peu de mots tout
ce qu'ils ont sur le coeur. "On en a vu des vertes et des pas mûres. Mais maintenant, la terre est
à nous. Ils nous l'avaient enlevée, mais on l'a reconquise. Les figures des gens qui m'entourent
se détendent. Nous sommes invités dans un local de réunion: une baraque en paille avec le
drapeau du syndicat qui fait office de mur. Des troncs d'arbres servent de bancs. On nous fait
asseoir devant, aux places d'honneur. Et ils débitent leur histoire.
"Nous sommes arrivés ici à 4 heures du matin, quand les éclaireurs nous ont donné le
feu vert en disant: 'les pistoleiros sont allés dormir'. Ce sont eux qui nous ont forcés à nous
défendre". Manoel m'avait montré le lieu de l'embuscade avec force détails. "Dans le fossé, il y
avait le Baixinho. Le vent soufflait fort et nous n'avons donc pas entendu le bruit du moteur de
la voiture. Le Baixinho levait la tête - et à ce moment-là arrivait la première décharge de
carabine; les impacts se voient encore ici dans cette plante. Il faudrait lui faire un monument à
cet "imbauba" (genre de grand mûrier). Dans l'autre fossé se tenait le Blond qui a riposté au feu
et a touché un des pistoleiros. Le gérant du domaine a été blessé et a réussi à s'enfuir en
emportant la mitraillette".
Quelle sensation étrange de se trouver sur un terrain qui a été théâtre de guerre,
d'entendre parler de fusillades en-dessous du bruissement des feuillages, au chant des oiseaux,
à l’intérieur des veines de la forêt. Les traces de tir parlent le seul langage réel: des plantes
tuméfiées, des bris de vitres, des douilles. "Les deux morts sont tombés ici. La police est
venue, les bras en l'air, pour emporter les cadavres".
Durant le récit, l'événement prenait corps, devenait histoire. A les regarder de près, si
maigrichons, ils donnaient l'impression de survivants. Comment avaient- ils pu s'organiser, se
mettre ensemble pour "faire la guerre", alors qu'ils tiennent à peine debout? "Combien de sacs
de riz avec-vous en réserve?" Rigolade générale: "même pas un grain." "Vous avez sans doute
du manioc, du maïs, de la farine?" "on n'a même pas un haricot". J'insistais: "Et qu’est-ce que
vous mettrez dans la casserole ce soir?" Les pauvres ont leurs stratégies. "On se nourrit de
palmitos (graines de palmiers), on chasse, on mange des feuilles de jaborandi, tout ce qu'on
trouve dans la forêt;"
De ces gens, présentés par la presse comme des violents, émane un flux de grande
!

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tranquillité. Ils sont capables de rire de leur propre mésaventure, ils n'ont rien à se mettre sous
la dent et pourtant, ils ne se révoltent pas, ils ne lancent pas d'imprécations. C’est ça qui me
coupe le souffle. Un vieux, tout déssèché, avait répondu à mon insistance: "nous croyons au
miracle de Jésus. Il nous donnera à manger. Nous sommes pauvres de tout, mais riche de foi
dans son miracle." Et c’est vraiment comme cela que ça s'est passé. J'étais accompagné d'amis
italiens et leur collecte a permis de remplir 2 sacs de riz. "Avec ça, nous aurons à manger
pendant 3 jours. Donc, pour aujourd'hui, le miracle a eu lieu. Ne l'ai-je pas dit?" C'était le
vieux déssèché qui répondait à ma perplexité.
Les hommes laids de la Terra bêla sont entrés dans ma vie et n'en sortent plus. Ce sont
eux, les violents, que le régime qualifie de guerrilleros, de paresseux, de saoûlards? Quand
réussirons-nous à dénoncer un régime de violence institutionnalisée qui contraint les
misérables à se défendre? Et comment peut-on prétendre qu'un régime économique
international coupable du sort misérable des deux tiers de l'humanité à la dérive n’est pas
violent?
La nuit tombait sur la Terra bêla. Les figures des rescapés de la faim semblaient se
détendre. Sérénité issue de la souffrance, pas de désespoir. Nous avons pris la photo-souvenir
sur le terrain devant la baraque. Portrait de. famille - parce qu'ici, tous sont parents en misère.
Je les revois encore, sur la terre battue, ces ombres humaines, agitant la main en guise de salut.
La nostalgie de l'adieu colorait la scène en teintes douces, crépusculaires. Il est nécessaire de
croire en l’utopie des petits, car à ceux qui rêvent, tout devient possible.

L'HOMME DE LA BOUE

19-4-89 - Je suis arrivé à l'improviste. La récolte du riz bat son plein. Les habitants de
Cearà veulent terminer au plus vite leurs maisons. Joao avec ses enfants allait terminer le
"plâtrage". Avec quoi? Avec de la boue. La maison est faite de boue. Les tuiles sont faites en
boue. On fait un genre de canevas et on remplit les vides avec un mélange de terre et d'eau. De
la vraie boue.
Les enfants la pétrissaient avec leurs pieds, les filles les plus grandes la transportaient
avec la carriole à l’intérieur et le papa plâtrait les murs. De la boue jusqu'aux cheveux! Le
contraste augmentait au fur et à mesure que se dessinait sur la figure de Joao la satisfaction
d'avoir, finalement, sa maison toute à lui. Depuis qu'il était arrivé au Projet, il s'était installé
dans le dépôt qui fait eau. Quelle joie de voir naître sa maison de ses mains! Il caressait les
murs pour les lisser. Les empreintes digitales restaient imprégnées dans la boue. Comme la
photo d'un homme de boue. L'unique chose qui brillait était son sourire qui transformait ce
matériel en boue aimable.
Les paroles du mercredi des Cendres me revenaient en mémoire: "Rappelle-toi, homme,
que tu es poussière et que tu redeviendras poussière." Et puis, la Genèse au moment où Dieu
modela ce petit tas de boue pour en faire Adam. Joao était, pour moi, un homme de boue en
attente du souffle qui allait le transformer.
Les non-hommes du Tiers Monde sont, plus ou moins, dans la même situation: fondus
dans l’argile, ils attendent le souffle libérateur qui les fera sortir de l'opacité de l'esclavage.
Joao continuait à caresser les murs comme s'il caressait ses enfants. Ce qui pour moi
était répugnant était, pour lui, sublime.
La boue est une constante dans la vie des pauvres: Tu la trouves partout: dans les
champs, dans les bidonvilles, sous les ongles des paysans qui ironisent : "ceci est la seule terre
qui nous appartient". Leur existence entière est faite de boue. La terre leur fournit la nourriture.
La terre, en apparence si négligeable, source de riz et d'haricots, de bananes et de couleurs,
d’ananas sucré et de musique, réceptacle de la goutte de rosée et du miroitement des étoiles. La
matière qui sourit à travers une figure d’enfant. La matière qui devient tendre à l'aube et au
coucher et qui se dissout dans le chant des couleurs vives de l'orange, du rouge, du rose, de
l'or.
Dieu même a voulu s'en vêtir pour embrasser chaque enfant prodigue, chaque ex-
communié de la vie; N'est-ce pas cela qui caractérise la religion du Christ? Lui seul s'est
incarné dans la matière, Lui seul pouvait nous transmettre la passion pour toute chose faite de
boue.
Si l'homme n'apprend pas, dès son enfance, à apprécier la matière - ce voile de Dieu,
cette enveloppe, cette coquille qui renferme son trésor, la vie - il ne pourra jamais aimer Dieu.
Il a voulu naître de l’argile comme nous. Pour le porter aux étoiles. Pour en faire jaillir le
maximum qu’il peut donner: la vie, l'amour.
!

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Chaque discours écologique doit partir de cette vision de la matière. Elle est finalisée
dans l'homme qui est son destin, son but ultime. Et pour le Christ, une chose tout simplement
matérielle comme le pain et le vin, deviendra l'étalon de mesure pour mesurer l'homme: "Tout
ce que vous aurez fait au plus petit de mes frères, vous l'aurez fait à moi".

LE COUP DU GRAND COUTEAU DE L'INDIEN (LE "CAS" AMAZONIE)

7-1-1990 - A Altamira, (au coeur de la forêt amazonienne), un protagoniste de l'affaire


s'est levé: l'Indien. Ils étaient des centaines, venus de toutes les parties du Brésil, pour protester
contre les "blancs" et leur civilisation de la mort. Ils ont écrit leurs poèmes d'amour pour la vie,
pour la survie de leurs fleuves , de la forêt, de la chasse. Leur poésie n'est pas seulement faite
de belles paroles, mais aussi de danses, de gestes, de ménies nostalgiques. Un rituel inconnu
pour ceux qui se vouent à la liturgie du lucre et de l’initiative individualiste à tout prix.
L'indien Tuira (qui ne connaît pas un mot de portugais) a transmis au directeur de l'Eletrobràs
(Compagnie de l'Electricité brésilienne) le plus grand message de l'histoire. Il l'a gouaillé avec
le grand couteau jusqu'à lui effleurer les joues. Une menace? Comment le Premier Monde
pourrait-il se croire menacé par ce résidu de l'humanité à moitié nue qui ne sait faire autre
chose que de célébrer la vie par le chant, le tatouage, les plumes, la danse? L'homme blanc a
tremblé devant cette humanité sans défense qui donne du fil à retordre à toutes les grandes
institutions financières du monde. Les indios se sont donné rendez-vous à Altamira pour dire
"non" à la construction de 136 nouvelles digues qui détruiraient 250 mille km2 de forêts,
causant l'exode forcé de 400.000 indios et paysans.
Assisi, Berlin, Altamira: des étapes d'un pèlerinage vers du neuf auquel tous aspirent.
Finalement, on en parle. Dans les auditoires, dans les stades et sur les places. De nouveaux
slogans résonnent: holocauste biologique", assassinat écologique", la situation de l'Amazonie
scandalise le monde", "illégitimité de la dette extérieure", "la politique économique
internationale est responsable de la misère croissante des pays du Tiers Monde".
Une ondée internationale. Pour défendre, cette fois-ci, l'ultime colonie boisée qui nous
est restée: l'Amazonie. Le poumon du monde est malade.
Une nouvelle mode pour idéalistes et rêveurs? A Berlin, Jaime da Silva Araujo
répondait au nom de tous: "Il s'agit de notre survie physique et économique. Nous autres
(brésiliens) dépendons de la préservation de la forêt. Mais votre avenir aussi, ici à Berlin,
dépend de ce fait". Et les faits parlent un langage clair: chaque heure qui passe, 1000 ha de
forêt sont détruits. Avant 2007, la forêt amazonienne n’existera plus, elle sera abattue,
éventrée, inondée.
Certains mouvements donnent l'impression qu'on veut ajuster l'écosphère sans changer
les règles du jeu. Peut-on permettre sans réagir qu'au nom d'un faux concept de libre initiative,
de certaines lois du marché (toujours appliquées unilatéralement, d’ailleurs) de la libre
concurrence, des empires et des multinationales fassent la pluie et le beau temps comme ils
l’ont fait jusqu'à présent en nous entraînant vers le collapsus écologique? Peut-on exiger que
les pays de l'hémisphère Sud du monde sauvegardent les derniers bouts de forêt pour avoir de
l'oxygène à bon marché alors que les peuples opulents ont dilapidé leurs ressources naturelles
et imposent aux peuples appauvris d’obéir à leur dictats? Qu’ils mévendent par exemple leurs
ressources à des prix fixés à New York, à Tokio, à Londres?
Les multitudes appauvries de l'histoire ont émergé pour faire entendre leurs
dénonciations. Elles sont sorties des forêts, des bidonvilles, des palafittes, des nouveaux enfers
de la société pour mettre le doigt sur la plaie. Dans les cloaques se lèvent les cris des victimes
d’un système économique international qui institutionnalise la misère. L'orgie du Premier
Monde est en péril. Le festin tourne à sa fin. Les derniers ont fait irruption dans l'histoire des
grands et nous obligent à découvrir les racines du mal. On a commencé à parler de "structures
du délit social", de mécanismes qui génèrent des misères, on a admis que les pauvres ne
naissent pas par génération spontanée mais sont le résultat d'un engrenage économique et
politique bien précis. Du Vietnam à la Palestine, de Medellin à Puebla, de Assisi à Berlin et
Altamira, des messages se sont multipliés pour un "nouvel ordre international" à niveau
économique, social et politique. Qui peut expliquer à travers les doctrines anciennes le
massacre de 50 millions d’affamés par an? Même les techniques les plus raffinées des camps
de concentration n'avaient pas réussi à inventer une "solution finale " aussi rapide et parfaite!
La chambre à gaz de la faim naît de rien. Elle est construite, imposée et programmée par les
institutions du Nord de la planète. A quoi a servi le sacrifice de tant de victimes jusqu'à
présent? Ne continuons-nous pas à les soigner pour les maintenir grâce à une "sainte charité",
!

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des colis de dons, des théories de développement, des navires chargés de scories nucléaires et
de poison. Et le poison est arrivé jusqu'au poumon de la terre.
Le convoi humain est parvenu à un point crucial de sa course. Il n'a pas écouté la voix
des pauvres et de leurs alliés. Entendra-t-il le cri de la nature qui commence à mourir (à se
suicider) par l'assassinat écologique? La révolte de la nature est évidente: elle s'immole afin
que ses usuriers se repentissent pour épargner au moins leurs enfants à naître, les futures
générations.
Voilà la question cruciale: on ne discerne pas si les mouvements écologiques sont
préoccupés par deux baleines ou par des millions d'habitants de la planète qui n’ont pas droit à
la citoyenneté, s'ils ciblent davantage quelques fruits empoisonnés ou les racines pourries du
système.
Les tambours des indiens continuent à rouler. Pas pour attaquer, bien sûr, mais pour se
défendre. Ils sont sur le pied de guerre. Le grand couteau de l'indien Tuira nous bafoue tous.
Car ils savent - mieux que tant de civilisés - que l'extinction de l'habitat assassine son
usufruitier : l'homme.
On ne guérit pas le cancer avec des sparadraps. Ou nous aurons le courage de dénoncer
les désordres constitués, les lois du marché qui tuent, la civilisation du profit, l'orgie
"consommiste", ou bien ...
Les indiens sont encore là; derniers témoins d'un monde dans lequel "toutes les choses
étaient bonnes", dernières reliques d'une Genèse toujours en devenir, pour nous dire que
"l'homme ne doit pas diviser ce que Dieu a uni: travail et capital, atomes et électrons, religion
et politique nationale et internationale, développement et écologie.
Que les tambours de la forêt ne se taisent pas! Non, ils ne doivent pas se taire, de grâce!
Ce serait la fin pour tous. Les indiens me fascinent toujours. Parce qu'ils sont différents de
nous. Ils voudraient continuer à ne pas être comme nous. Mais l'agression culturelle de
l'Occident les pollue de l'intérieur.
Ils résistent dans les recoins de la forêt verte. Pour combien de temps encore?
Ils ne font pas beaucoup de discours. Ils dansent et dansent encore. Ils attaquent les
empires avec des chants et des tambours, les tatouages sacrés et les plumes colorées. Pour que
cesse l'agression d'état, le vol et la dévastation internationale de leur habitat d'eau pure et d'air
propre.
Fils de la forêt condamnée à mort par l'holocauste biologique, dansez encore! Pour vous
entendre, pour vous voir vivre. Ou pour tromper la mort annoncée?
On dit que les femmes des indiens Nambiquara refusent de mettre des enfants au monde.
Fatiguées de lutter contre la déportation, les violences, l'assassinat éthique subi, elles optent
pour le suicide de la tribu en ne faisant plus naître de petits indiens. La comparaison avec la
nature n'est pas tout à fait occasionnelle, pas vrai?

IRANILDE: 17 MOIS A VIVRE

11-2-90 - Communauté de la Juçara. Vers 18 heures, on nous avertit: une petite fille a
avalé une cacahuète et ne respire pratiquement plus.
Il faut la porter d'urgence en ville. Commence la course contre la montre pour l'arracher
à la mort. La mère pleure et hurle comme une folle. Nous courons sur les routes en pente à
toute vitesse. Courir pour tenter de couper la route à la mort, pour lui soustraire une fillette de
17 mois: Iranilde.
Aux premières maisons de Varjao, on entend les cris désespérés de Madame Teresa: "la
petite est morte". Je serre la main de la fillette, elle répond à la pression de ma main. Je me
fâche: "elle vit! Laissez-nous l’emmener en ville!" J’insiste. Nous nous arrêtons dans la
première maison sur notre chemin, alors qu'elle a perdu la tête et tout espoir. Luiza prend la
petite fille dans ses bras. A l'intérieur, elle ressemble à une Pietà avec la petite morte sur les
genoux. Teresa: " Que ferai-je sans elle? Je n'ai plus le courage de rentrer chez nous sans ma
fille. Morte comme ça, sans même un petit vêtement ... nue ..."
Elle ne réussit pas à se calmer. Elle marche d'un coin à l'autre, reprend la petite, la serre
contre elle, la caresse, lui parle. Moi aussi, j'y cours pour voir, incrédule, hébété. Je prends la
main et je la laisse tomber. Elle ne réagit plus. Je la pince avec tendresse. Elle devient de plus
en plus froide. Ce n'est pas possible, me dis-je, mourir si vite. Pour une bêtise. Madame Teresa
est plus sincère. En criant et en se tordant de douleur, elle exprime ce qui passe par la tête de
tout le monde. "Pourquoi Dieu l'a-t-il prise? Si petite, si belle. Oh mon Dieu, mon Dieu." Et
une vieille femme a répondu: "C'était la plus belle. C’est pour cela que Dieu se l’est prise."
!

21
Mais elle le disait sans conviction. Et Teresa: "Même pas une petite robe pour l'enterrer;" Voilà
ce qui préoccupe les pauvres. J'enregistre tout. Je cherche à entrer dans la culture de la vie et de
la mort de ce peuple. Chacun cherche à dire une parole de réconfort. Je n’en trouve aucune qui
mérite d'être prononcée. Je reste à l'écart, muet, glacé comme si j'avais essuyé une volée de
coups. Je vis la mort de Iranilde comme la mienne. Quelque chose en moi meurt avec elle.
Le rite funèbre a commencé. Les femmes font les derniers préparatifs: un petit linge
sous le menton, une petite robe bleu ciel sortie on ne sait d'où, quelque un lui brosse les
cheveux. Iranilde est prête pour le dernier voyage. Et nous, l'entourant, avec la bouche amère.
La tête qui veut éclater. La mort est là avec sa proie. Les femmes pensent à voix haute: il faut
se résigner. C'est la vie. Ce n'est pas le noyau d'arachide qui l'a tuée. C'était son jour, son
destin.
La mort est plus forte que nous. L'admettre devant Iranilde est dur parce qu’elle ne nous
a même pas laissé une heure pour arriver en ville. Dans tous les villages qui se blottissent entre
Juçara et la ville (Cumarù, S. Antonio, Mucuiba, Joao Lisboa, Camaçari) il n’y a aucun
médecin. Combien d'innocents devront mourir encore, plus ou moins de la même manière?
José, le papa, vient remercier pour la "gentillesse" et demande de pouvoir porter Iranilde
chez la grand'mère. Nous retournons sur nos pas. Teresa s'occupe maintenant de ses 5 autres
enfants. Nous les trouvons tous en pleurs. Tout le long du trajet, tous s’approchent pour nous
voir passer à la lumière d'une lanterne.
Notre charge devient plus lourde: il s'agit de consoler les petits frères et soeurs. La plus
grande est la plus désespérée: "Elle dormait avec moi. Elle n'a même pas pu essayer les
nouvelles culottes à cause d'un noyau..." "Ce n'est pas à cause du noyau, c'était son jour, le jour
fixé pour elle." A force de l'entendre dire, Teresa le répète à ses enfants. José commente à sa
manière. "Hier, quelque chose d'étrange est arrivé: un oiseau de mauvais augure est entré dans
la maison. Présage que quelque chose devait arriver."
Nous arrivons chez la grand'mère. José nous précède pour la préparer. Puis, en pleine
nuit, on lui confie la petite. Elle est couchée sur la table de la cuisine, avec des bougies pour
veiller sur la vie enterrée dans ce petit corps. Teresa transformée ne fait que répéter: "Iranilde
est ici avec nous . Elle ne nous appartient plus, elle est à Dieu... Il se l'est prise ... parce qu'elle
était la plus belle".
Le grand père cherche à se convaincre. "Un enfant déjà grand qui meurt provoque une
grande douleur, un petit enfant une petite douleur. Chacun à sa conviction, sa culture. Moi
aussi, je me range à la version de tous: "Ce n'est pas le noyau d'arachide qui l'a tuée, c'était son
jour, le jour fixé pour elle." Là où on crève de fatigue pour de petits riens, comment faire pour
ne pas se duper pieusement l'un l'autre? Ma tête est vide? Chaque pensée se tait devant
Iranilde, couchée là dans l'immobilité de la mort, ce trajet de vie plus fort que nous. La
récitation du Notre Père a une saveur différente: elle passe à travers le petit cadavre tout froid.
Incliner la tête devant un "autre".
Iranilde, sur la table de cuisine, dans sa petite robe bleue prêtée, prête pour mourir, me
regarde.
Mes très chers, je vous laisse en sa compagnie. Emportez-la. Comme nous l'avons fait
pendant des kilomètres dans la Toyota froide. Mais peut-être votre coeur pourra-t-il l’accueillir
et la garder avec plus de tendresse, n'est-ce pas?

CACIQUE

1-4-1990 - Je suis arrivé le soir et tout me semblait être nuit. Le chaos de la Genèse.
Quand l'homme n'était pas encore né. Il y avait déjà la matière dont il serait façonné, mais lui,
l'homme, n'était pas encore. La lumière de la lampe à pétrole plongeait la scène dans un clair-
obscur. Aldenor, un des leaders, m'a fait inviter par un ami car il avait déjà mangé et il ne lui
restait plus rien à offrir à un hôte.
J'ai passé la nuit (dormir eût été autre chose!) dans l'occupation du domaine de la
Cacique. Six cents familles sans citoyenneté sur terre ont eu la hardiesse d’y échouer, dans un
coin de forêt oublié, comme des naufragés. Sortis de la société "comme il faut", ils ont
demandé l'asile politique aux animaux sauvages. Aujourd'hui, ils doivent vivre avec le
jaguarondi et le serpent, la force brute et le fleuve en crue. Ils ont pénétré dans la terre en
friche (large d'une cinquantaine de km) en chemin de fer, par l'arrière, car l'accès par route est
contrôlé par les gardiens armés. Aujourd'hui, la "Vila Pindaré" (appelée ainsi comme le fleuve
du même nom) fait penser à des débris assembles par la force du désespoir.
Réunion devant la baraque du leader avec le moignon (homme impressionnant qui
!

22
maîtrise ses débris avec une main sans doigts). Quand un étranger arrive, tout le monde vient
regarder par curiosité. Pour savoir s'il est porteur d'une nouveauté qui sort de la misère
quotidienne. Des figures marquées par la faim. Des gens venus de toute part. Des rides
creusées par l'insécurité et l'instabilité. Toutes leurs pensées débouchent sur un seul refrain:
cette terre sera-t-elle ou ne sera-t-elle pas un jour la nôtre? Ils cherchent à capter dans la voix,
le geste, l'attitude de l'hôte, quel qu'il soit, un message prometteur de sécurité. Un agent
pastoral me le confirme: "Le peuple attend toujours que quelqu'un vienne de l'extérieur pour le
libérer, indépendamment du propre effort déjà entrepris." Il rêve d'un sauvetage gratuit, sans
traumatisme, sans complication, apporté sur un mao beijada (un plat d'argent).
On s'est fait raconter leur histoire. Celle de toujours. "La nécessité nous a conduits ici
pour planter du riz et des haricots. On était fatigué de la puanteur de la favela et de la misère."
Je ne me lassais pas de les étudier. Physiquement laids: maigres? vieillis, osseux. Pourtant, ces
rescapés de la guerre ont eu le pouvoir de m'enlever le sommeil. Dans la torpeur du demi-
sommeil leur histoire défile devant moi. "Le sergent Silva (un militaire retraité autrefois au
service des grands propriétaires) est venu avec des hommes armés. Il nous a obligés à
suspendre les travaux dans les champs et dans la vigne. Nous étions 18, eux 22. Tous armés. Il
a compris que nous étions décidés à tout. Une autre fois, c'est le Colonel Felipe qui est venu.
Le peuple voulait le lyncher. Nous sommes tous de pauvres types. Mais alors que 500 veulent
travailler, il y en autant d'autres prêts à créer la confusion. Maintenant règne un calme relatif.
La majorité des hommes se trouve dans la forêt pour préparer le terrain des plantations. Tous
les jours, il y a de nouveaux arrivés des favelas. A la recherche de terre, de pain, de travail.
Toujours la même histoire."
La nuit descend pour cacher cette ignominie de la face de la terre. Dans le pays des
grands domaines (les "latifondi") les plus impudents, il n' y a pas de place pour les petits. Je me
retourne dans le hamac comme sur de la braise. Qui d'autre sinon les misérables doit rêver d'un
monde nouveau? A qui parler d'une société nouvelle? Aux rassasiés, aux peuples repus? En
quoi nos rêves d'ici peuvent-ils les toucher? Les défis dans le sens opposé nous sont lancés de
l'autre rive: le sous-homme, celui qui est condamné à vivre pour atténuer les morsures de la
faim, peut-il se permettre le luxe de rêver à autre chose qu'à une assiette de riz et de naricots?
Comment l’aider à se libérer des conditionnements internes et externes?
Le lendemain, visite du campement où sont installés ces "gens en transit", une marée de
hors-la-loi, car ils sont hors la loi de la dignité humaine, hors la loi de la moyenne du poids
corporel et de la moyenne de l'espérance de vie, ils sont hors de tout, parce que la vie est contre
eux. A neuf heures, la première Messe dans la terre des oubliés. Ils arrivent au compte-gouttes.
Je reconnais Gregorio, Antonio, l'épouse de Celio. Ils viennent de mes villages. Gregorio
arbore le seul costume de fête qu'il possède. Les enfants, aussi noirs de peau que leurs
vêtements sont blancs, veulent oublier pour un jour les haillons quotidiens. On voit à l'oeil nu
que la norme (à savoir se vêtir décemment, manger à sa faim etc...) est l'exception ici, et
l'exception devient la norme.
Je célèbre avec l'intuition que je peux "servir”, que je peux aider les débris humains à la
dérive à se sentir un peu plus "hommes", plus proches les uns des autres. Les occidentaux
peuvent se permettre le luxe des religions aux cultes éthérés, des encensements, des doctrines
sophistiquées. Chez nous, la religion sert à nous combler de résignation, à procurer l'illusion
d'être comme les autres.
A l'Evangile, on a lu la parabole du Bon Pasteur; alors nous avons parlé des leaders qui
profitent du troupeau, de ceux qui trahissent le peuple etc. Cependant, parmi ces leaders, trois
ne sont pas comme les autres, chacun d'eux peut compter sur une troupe de fidèles.
J’ai raconté 1'histoire-parabole de la fourmi "correiçao”. Elle est tellement minuscule
qu'on peut l'écraser avec un doigt. Mais quand elle se met en mouvement, elle déclenche une
procession de millions et millions de ses congénères, rien ne résiste à leur avance parce
qu'elles mordent toutes au même moment. C'est à devenir fou. Une fois, elles sont entrées dans
mon hamac et j'ai dû me sauver en dehors de la maison, j'ai même dû enlever le slip. Chacun
de nous est petit comme une fourmi, si nous nous unissons comme elles, nous sommes
capables de faire fuir nos ennemis. C'était l'Evangile de la Fourmi correiçao.
Aux célébrations des mariages, les mariés portent les vêtements de tous les jours. Tout
est férié pour les plus pauvres parmi les pauvres. J'ai été impressionné par l'homme moignon,
la main dans la main avec la Toinha. Il se servait de sa main saine pour couvrir la malade. Et
moi, dans le fond, je voudrais occulter les faiblesses de mes amis!
Avant de repartir, l'épouse de Celio a insisté pour que je passe chez eux. Le mari a eu un
accident et est dans la forêt avec une hache et une jambe en bois (les roues d'un camion sont
passées sur son corps, il était ivre). J'entre dans la maison au moment où elle donne à manger à
!

23
la petite, laquelle se met à hurler quand sa maman interrompt la becquetée. La maman s'affaire
pour préparer une boisson sucrée pour le Père. La petite crie tellement que c'est moi qui
continue à lui donner à manger. Elle a tout avalé sans s'apercevoir du changement de la main
qui tient la cuiller. Je lui ai tendu mon verre qu'elle a vidé d'un trait.
Peut-être ces gens ressemblent tous à Celio: une humanité incomplète; avec une jambe
en bois pour affronter la forêt. Voilà pourquoi il ne faut pas se fatiguer de parler de "structures
de pêché", de violence institutionnalisée.

DONNA ANTONIA

Estreito, 15-4-1990 - Depuis 4 jours, la fièvre me tenaille: infection rénale. Ce sera la


troisième attaque de malaria - pensais-je - son apparition cyclique devrait justement éclater
aujourd'hui. Je suis resté à l'intérieur, brûlant de fièvre. Je l'ai fait aussi pour donner le bon
exemple aux autres, en me montrant courageux.
Ce n'est pas seulement la fièvre, c'est aussi une attaque de goutte qui me fait souffrir: la
jambe est tellement enflée que je ne peux pas marcher. J'ai dû me plier et me faire amener dans
la ville voisine: Estreito où le Père Chagas m'a obligé d'aller consulter son ami médecin.
Dans la journée, on me garde à l'hôpital avec une perfusion, la nuit, je peux retourner à
la maison paroissiale. Quelle chance! Car le petit hôpital du Dr. Mario n'a rien à voir avec ce
que nous imaginons en Europe quand nous pensons à un hôpital! Ce n'est pas seulement une
question de structure hospitalière. N'importe qui entre et sort comme bon lui semble. Y
compris les chiens et les enfants. En courant! en criant! Les lits grincent rien qu'à les regarder.
On peut compter tous les ressorts à travers le matelas. Le pire c'est qu'il est fait en mousse qui
empêche la transpiration; ça te fait cuire la colonne vertébrale!
Une paroi en ciment haute d'un mètre et demi sépare les lits les uns des autres. Il se peut
donc qu'on soit hospitalisé dans la même pièce dans laquelle se trouve un mourant ou un
nouveau-né. Le lit voisin était en effet occupé par Donna Antonia qui avait une fièvre de
cheval. Je ne voyais rien mais je pouvais tout imaginer. Une procession d'amies, de voisines,
de parentes venaient pour la réconforter. Un plaisir fou d'entendre, malgré la fièvre, les
compliments et les consolations inhérentes à la culture des simples et des doux de coeur:
"Comment vas-tu, ma chérie?" "Sainte Vierge, Donna Antonia, vous êtes souffrante? Qu'est-ce
qui s'est passé? Quel dommage, mon trésor!" "Commère, c’est notre sort de souffrir comme
Jésus".
Quand il plut à Dieu, tous s'en allèrent , et Donna Antonia se rappela sa fièvre. Elle
commença à converser avec Dieu. "Oh mon Dieu, oh Jésus ... ne me laisse pas seule". Elle le
répéta tant.de fois que je me suis mis à le compter. Elle appela Dieu comme témoin de sa
souffrance. Elle voulu le sentir près d'elle à tout prix. Un moment donné, je pensais qu'elle
délirait, qu'elle avait des hallucinations. Mais elle devait être lucide parce qu'elle commença à
appeler l'infirmière. Il y avait encore pas mal de va-et-vient, l'infirmière ne pouvait donc pas
l'entendre. Elle appela avec insistance, avec politesse, sans se fâcher. L'infirmière ne venait
pas. Alors, elle se remit à parler avec Jésus, comme s'il était là, à son chevet. "Oh mon Jésus,
pour l'amour de Dieu, envoie-moi l'infirmière." A la fin, elle se calma. Non que la crise fut
terminée. Cela devait être parce que Donna Antonia était convaincue que la souffrance du
pauvre devait être l'égale de celle du Christ et se passer en silence. C'est évident que cela doit
être ainsi. Si lu, l'innocent, a souffert - nous avons à souffrir d'autant plus, n'est-ce pas? Le
pauvre n'a pas voix au chapitre, il ne peut rien prétendre. Qu'advienne ce qui voudra: Ou
mieux: qu’advienne ce que Jésus veut qu'advienne.
Quand l'infirmière est venue, elle m'a demandé pourquoi moi, je n'ai rien fait pour ma
voisine de lit. J'ai tergiversé pour ne pas devoir lui dire à haute voix ce qui m'était passé par la
tête sur ces entrefaits. En réalité, je voulais voir jusqu'où allait la foi de Donna Antonia. La foi
ou la résignation? Une vision cruelle m'envahissait. Dans ma mémoire surgissaient les doutes
de E. Wiesel devant l'échafaud d'un enfant dans les camps de concentration: "où est Dieu? où
est Dieu?" Pourquoi n'est-il pas descendu pour sauver "l'ange qui ne souriait pas" et pourquoi,
aujourd'hui, ne descend-il pas pour sauver Donna Antonia? Des moments de rébellion? Peut-
être quelque chose en moi voulait défier le Dieu de la Bonté? voulait voir s’il se manifestait au
moins aux petits, aux simples: comme Donna Antonia. D'autre part, quelque chose de cynique
en moi voulait voir jusqu'où pouvait aller sa capacité de supporter.
Moi, j'aurais hurlé de rage. Elle, elle se limitait à gémir, en se recommandant à Jésus.
Voilà la différence entre la victime et celui qui n'est pas de la même race. Pour la victime, il est
normal de se taire, de subir, de ne pas revendiquer ce à quoi elle a droit. Elle ne créera jamais
!

24
de désordre public; elle ne dérangera jamais la paix sociale. Elle ne réussit même pas à
imaginer qu'on puisse se rebeller.
Si on analyse ces expressions, on s'aperçoit qu'elles sont d"essence bourgeoise et
inoculées dans la victime par la culture dominante. Le système repose sur des astuces tellement
perfectionnées qu'il crée les victimes tout en les apprivoisant. Il leur fait croire qu'il y a des
chanceux et des malchanceux par naissance, que tous ne peuvent être riches, sinon il n'y aurait
personne pour travailler pour les autres.
La victime ne disposant pas d'autres instruments de comparaison ne peut que rentrer
dans ce jeu. Donc, elle succombe. Elle croit que tout - maladie, mort, désordre social - est la
volonté de Dieu. Même lorsqu'il est évident que la misère et l'exploitation ne sont rien d'autre
que la volonté des hommes. Elle croit éperdument que tout arrive selon un plan pré-établi d'en
haut et qu'il serait pêché, un grand pêché, de vouloir s'y rebeller.
Donna Antonia somnolait entre deux soupirs "Oh mon Dieu, oh mon Jésus..." Moi
j'avais perdu le compte! Entre elle et moi; il y avait toujours le muret de séparation. Entre moi
et le Tiers Monde, entre moi et la culture de l'oppressé, quelle muraille!

CITOYENS DU COSMOS

3-5-1990 - Un de ces crépuscules mélancoliques comme on ne les vit qu'à l'Equateur.


Chaleur étouffante et oppression intérieure se confondent. Tout s'évanouit rapidement. Aussi
dans le paysage intérieur. Tristesse, nostalgie, passé et futur.
Tout est changé dans le cadre de l'an deux mille. Nous sommes contraints de vivre des
situations et des émotions collectives. Nous avons tous tremblé pour ce jeune chinois qui
barrait la route au char qui voulait écraser la liberté. Un frémissement d'admiration et de
stupeur nous glaçait le sang devant l'image de la place de la 'paix céleste' (Tienanmen), le lieu
de tant de jeunes vies fauchées. Nous avons participé à la "guerre des anges" aux Philippines.
Cette barricade humaine qui s'interposait entre les deux armées ne nous a-t-elle pas
traumatisés? Et quand le premier homme posa son pied sur la lune, n'avions-nous pas
l'impression que ce pied était le nôtre?
Nous sommes des témoins de l'imprévisible: la chute du mur de Berlin, la fin du parti
unique, l'unification des deux Allemagnes, les missiles obsolètes qu'on fait sauter en l'air.
N'est-ce pas le présage qu'un jour, les nationalismes, les patries, les armées, les frontières
voleront en éclat?
Certes, je me bats toujours ici avec les problèmes de survie, avec les vers, avec les
Addolorate, les forêts en disparition, le manque de riz et de haricots. Mais il me semble de me
trouver au sommet du monde, de vivre en première personne tout ce qui touche 1'Homme.
Nous vivons des émotions et nés sentiments collectifs. Les fêtes et les tragédies de la vie.
L'homme universel ne naît pas par hasard. Il est généré par la moelle de l'histoire.
L'homme, celui qui se fait l'égal de tous les hommes, avec les habitants des favelas et des cités
sur pilotis, avec les citadins des mégapoles comme de la forêt vierge, cet homme-là est encore
à naître. Il n'y aura jamais d'homme nouveau sans cette dimension universelle. Le plus grand
défi de l'histoire: comment faire pour ne jamais frustrer aucun citoyen du cosmos? Comment
faire pour ne mettre en péril aucun fils d'homme de cette génération ou de celle à venir?
Comment offrir à tous des parts justes à la table des biens, des mines, des ressources naturelles,
de l’eau, de l'air?
C'est la première fois que l'histoire nous offre des moyens pour faire de nous des
citoyens du cosmos. Impossible de vivre en plénitude, aujourd’hui, sans se sentir concerné par
tout ce qui arrive aux quatre coins du monde. Mon oreille s'élargit à toutes les antennes, mes
yeux entrent dans chaque télécaméra qui enregistre en direct les événements historiques. Tout
m'appartient et j'appartiens au tout. La vie baigne dans une seule matrice, celle dans laquelle
nage toute l'histoire humaine.
La nouvelle création passe à travers 1'Homme universel. La vie ne s'innove-t-elle pas
grâce à l'aspiration des peuples pour les droits humains, les mouvements de libération, la soif
de démocratie, les valeurs de dignité et de justice? Quelle religion, quel parti, quelle idéologie
peut accaparer à son seul profit ce qui appartient à tous? Voilà pourquoi les religions, surtout
celles qui affichent une prétention d'universalisme, doivent se confronter à la nouvelle
physionomie du cosmos en cette circonstance historique tellement différente des précédentes,
tellement unique.
L'Homme universel doit naître d'abord dans nos coeurs. Nous avons à le générer en
!

25
nous-mêmes. A renaître comme hommes cosmiques et planétaires. A nous exercer en
"universalité". A faire la gymnastique planétaire du coeur. A respirer le cosmos et tout ce qui
l'habite.

SAO RAIMUNDO

22-5-1990 - J'ai été invité à visiter une poignée de désespérés qui essaient de ne pas
couler à pic. A la limite de 1' invraisemblable. Imagine deux ailes de huttes faites de
branchages et une nuée d'enfants. 'Seuls les grands portaient de petites culottes. Tous avaient le
ventre gonflé, les yeux écarquillés pour admirer le visiteur.
Le campement de Sao Raimundo est né de l'occupation de terres. Eux aussi - à leur
manière - cela veut dire avec rien, cherchent à créer un peuple plus juste. Ils veulent procurer à
leurs enfants une vie plus digne, les libérer de l'esclavage des vers, de la dépendance du plat de
riz incertain, de la dégradation collective.
Ces deux files de huttes sont restées gravées dans, mes yeux. Elles sont faites de rien.
Légères. Il n'y a ni meuble, ni frigo, ni machine à laver - rien. 45 familles y habitent, venues de
toutes part, surtout des favelas de Estreito et d'Imperatriz parce qu'elles n'arrivaient plus à se
battre contre la misère. Elles ont préféré affronter les pistoleiros qui, sous leurs yeux, ont brûlé
trois huttes pour les intimider et les faire fuir. Elles ont résisté, grâce à Dieu.
Vois-tu la différence entre eux et nous? Vois-tu à quoi se réduit, pour nous, la justice?
Nous demandons le minimum indispensable. Pourquoi ne nous est-il pas concédé? Quelle
relation y a-t-il donc entre votre "trop bien- être" et notre "trop mal-être"?
C'était un ami du Mouvement des Sans Terre qui m'a introduit dans cette double file de
huttes et dans les problèmes qui s'y cachent. La prudence de la misère. Je m'y suis laissé
impliquer parce qu'ils m'ont assuré qu'ils étaient fatigués d'occuper des terres sans résultat
aucun. Un proprietaire d'éliminé, mille autres de retrouvés; se débarrasser d'un exploiteur - des
centaines reprennent sa place. Même à toute petite échelle - le mécanisme de l'exploitation des
plus faibles se perpétue. Une quinzaine de familles (sur 45) veut la terre en propriété
individuelle, les autres en régime communautaire.
On en discute tout l'après-midi pour mettre en lumière les avantages. L'assemblée des
sociétaires s'est ouverte, on a relu et approfondi les statuts, on a voté pour choisir les
représentants de la Société de Coopérative. Puis, on a procédé à la signature de l'acte de
fondation. Tous, même Chico, le chasseur, ont signé. L'aube se levait déjà avec sa brise
fraîche. "Moi, je n'arrive pas à travailler comme les autres parce que je suis asthmatique: Je me
défends comme je peux, en chassant. C'est pourquoi, si mes collègues m'acceptent comme je
suis, moi je défends le système des terres communautaires."
Même les petits ont du mal à vaincre l'individualisme. Eux aussi doivent lutter contre
l'esprit égoïste qui nous est inné, qui nous précède, car il est en nous avant même d'ouvrir les
yeux. On le voit clairement: Chico a dû lutter toute la nuit pour vaincre cette bête. Il avait les
yeux rougis et faisait comprendre au Père qu'il n'avait pas seulement des bras musclés, mais
aussi un coeur.
Le lendemain, le village paraissait encore plus léger. Une joie contenue, une espèce de
satisfaction l'avait envahi comme par surprise. Les huttes, adossées les unes aux autres,
semblaient être davantage reliées entre elles par la volonté commune de conquérir la terre et de
la travailler en régime semi-communautaire.
"Durera? Ne durera pas?" me demandais-je en me promenant à travers les champs
blondoyants de plants de riz tendres comme notre espérance.

ADALUCIO

1-6-1990 - Je suis allé interviewer des lépreux de Marituba (près de Belém) pour
reconstituer la vie d'un père mangé par la lèpre.
I

J'ai eu honte d'être sain! Le regret d'être différent m'a effleuré. Adalùcio, un petit homme
réduit à un moignon a commencé par me dire que je ne devais pas l'appeler Mr. Adalùcio, que
j‘e devais le tutoyer. Comment pouvais-je me sentir son égal alors que lui était accroché à la
croix de sa propre chair?
Un petit homme de 77 ans, crucifié sur la croix de la lèpre depuis l'âge de 12 ans. Sans
se lamenter! Le pire c'est qu'il se dit heureux. Il vainc la mélancolie en chantant. Réduit à rien,
presque sans corps pourrait-on dire, il marche même sans pieds. Il se traine d'un côté à l'autre
de la petite maisonnette avec son épouse Noemia qui est le reflet constant de son être détruit.
"Ma petite vieille, ne sois pas triste. Notre vie est fondée sur une certitude: que Dieu nous
aime, que moi je suis important pour lui, que lui me veut vivant..."
Des paroles qui te pénètrent comme des gouttes de feu; dans une léproserie ouverte
(comme il est d'usage de nos jours) où de l'embrasure de la porte on voit passer de jeunes
élèves dans la fleur de l'âge qui vont à l'école. Ils passent et repassent devant ce spectacle
désastreux de Andalùcio et Noemia. Ils leur rappellent qu'eux aussi, un jour, ils avaient la peau
lisse, le nez parfait, des jambes, des mains, et non un corps en morceaux réduit à un débris
humain. Je n'ose pas lui demander si la vue de toute cette jeunesse ne le fait pas frissonner
d'envie. A juger d'après l'apparence, il lui suffit d'être celui qu'il est, celui que Dieu a voulu
qu'il soit. Et tu hausses les épaules. Ce petit homme, sans le vouloir et sans le savoir, te fait
prendre conscience de la petitesse de ta stature morale.
Seuls ses yeux brillent dans sa personne, au-dessus d'un nez écrasé, réduit à rien. Il n'a
pas de jambes, mais a déjà été à Rio, à Sao Paolo pour y tenir des conférences. Il a parlé devant
le Pape. Pour moi, il a le droit de parler aussi devant Jésus Christ: "Tu ne m'as donné que
quelques gouttes de vie, mais je donne de la saveur à chacune d'elles. Qu'est-ce qui est
important dans l'homme? Serait-ce la prestance physique, la stature, la peau fraîche ou bien le
fait d'être voulu par Dieu? Dans ces êtres au corps réduit à rien, c'est l'esprit qui brille
davantage. Sa chaire de vérité était le sol nu. Pourtant, je me sentais là, tout petit, pour
apprendre, pour boire une eau nouvelle que m'offraient, sans mesure, ces moignons d'êtres
humains.
C'est ça: mon orgueil a reçu un fameux coup. Même un homme "bon à jeter" comme on
pourrait être tenté de le dire, a quelque chose à dire, à offrir. S'affirmer soi-même: sa présence,
son droit à une place dans la vie, son histoire. Et moi qui me mets à l'interroger! Pour
comprendre, pour saisir son secret; "Dis-moi, Adalùcio, qu'est-ce qui s'est passé en toi quand
tu as découvert ta maladie?" "J'avais seulement 12 ans. Cela m'était indifférent. Je ne me
souviens plus très bien comment cela s'est passé. J'ai l'impression que je me suis couché sain et
que je me suis réveillé malade, avec le corps tout tâché. Je pensais alors que cela passerait
comme un mal de tête qui passe. Je lisais beaucoup de choses très spirituelles. Ainsi, quand je
suis arrivé à le comprendre, je ne lui attachais pas grande importance. Bien sûr, cela me faisait
mal quand quelqu'un me regardait, se pinçait le nez, crachait par terre... cela me blessait.
Sais-tu ce qui change avant et après la découverte de la maladie? Quand tu cesses d'être
en bonne santé pour te retrouver malade? Le lépreux est un être complexe, révolté, frustré et
allègre à la fois. Les blessures du coeur, il les cicatrice seulement avec la foi".
"Puis-je te faire une demande indiscrète? Aimes-tu la vie? Réussis-tu à l'aimer?" A
travers la porte, on voyait passer à ce moment-là deux amoureux. Des enfants allaient et
venaient sur le terrain vague. L'après- midi tropical venait d'être lavé par une averse tiède. Les
paroles de l'homme moignon restaient suspendues dans l'air chaud, saturé d'humidité. Comme
des oracles. Sa maisonnette, alignée entre celles des autres hommes moignons, ne se
distinguait pas particulièrement des autres. L'entrée remplie de petits souvenirs, de babioles, de
santons, témoins que Andalùcio a un tas d'amis partout dans le monde. Et pourtant, il n'a pas
de jambes.
Les petits cadeaux de l'amitié ont pour lui valeur de reliques. "Cette petite chaînette en
or, c'est la fille de Giorgio Torelli qui me l'a accrochée au cou. Cet autre souvenir vient d'un
ami américain..."
Je le quitte avec des yeux gonflés, ses paroles me suivent comme une ombre. "Quand je
suis né à la maladie, j'ai découvert toute la profondeur de Dieu dans ma vie. Alors j'ai
découvert qu'il n'y avait pas de raison de se révolter. Notre vie ici n'est qu'un passage. Il y a
une autre vie, un autre monde: pourquoi se rebeller? J'ai toujours senti Dieu présent dans ma
vie. Une fois, un français m'a demandé: Si tu devais mourir aujourd'hui et arrivais devant Dieu,
lui demanderais-tu :" Seigneur, pourquoi m'as-tu enlevé les jambes, pourquoi m'as-tu enlevé
les mains, pourquoi m'as-tu pris la santé, à moi qui aime tant la vie? Alors qu'il y en a tant
d'autres qui ne lui accordent pas de valeur..?" Moi, j'ai répondu: "Mon ami, personne ne doit
demander à Dieu le pourquoi et le comment. En Dieu on croit, Dieu on l'aime, on le sert. C'est
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ma réponse ».

LA MISSION DES PAUVRES

Sao Luis, 3-7-1990 - Je me trouve dans la capitale pour la retraite annuelle chez les
Soeurs. Quelle différence de méthode ici! Ici, c'est un seul qui parle, qui doit tout savoir, qui
administre du haut de la chaire la vérité unique et absolue. Ici, notre prédicateur incarne la
réalité, l'histoire, les événements que l'on vit. Le Père Cambron le disait sans ambages: "En
Occident, la révélation passe par le principe de l'autorité: de Pape en Pape, de dogme en
dogme. Dans le Tiers Monde, la révélation se fait à travers la réalité. Voilà pourquoi le Cntre
refuse la périphérie: parce que cette dernière est multiforme. Et le Centre veut l'uniformité,
prétend être l'unique modèle de pensée et de vie. Le Centre veut abolir la périphérie, 1'altérité."
Si Saint Paul affirme que la première révélation se fait à travers la matière brute, Dieu ne
se révélera-t-il pas a fortiori à travers la nature élaborée, filtrée, modelée par la conscience et la
volonté des peuples; c.à.d. à travers l'histoire? L'histoire est le premier lieu théologique. C'est
là que s'allume l'étincelle de l'incarnation, là où Dieu prend un visage d'homme pour être notre
pareil. Il n'est pas comme le riche qui, dans le meilleur des cas, éprouve de la peine pour les
petits pauvres. Lui, il arrive au point d'exalter celui qui pleure, qui se désespère, qui est crucifié
par la douleur, non pas parce qu'il est sadique, mais parce que Lui-même s'est confondu avec
nos tragédies et qu'il les a toutes assumées. Même Auschwitz, même Hiroshima, même la
tragédie écologique et nucléaire, même celle du Tiers Monde. Il s'est vidé de Sa divinité pour
se remplir de notre humanité. Il s'est rassasié de matière et d'histoire. Il ne s'est pas contenté de
partager avec nous ce qu'il a , mais aussi ce qu'il est. Il se donne comme un père de famille qui,
à travers sa sueur, son travail, se transforme en riz et haricots pour les offrir à son enfant;
"Prends et mange, ceci c'est moi. Ma vie te nourrit." Se donner en nourriture: Immoler sa
propre sueur pour que la vie demeure. Liturgie cosmique et séculaire. Cachée dans l'atome,
dans la semence, dans la croix. La vie naît de 1'immolation.
L'immolation des victimes doit donner vie à quelque chose. Pour moi, il s'agit d'un
catalyseur qui fait embraser le rêve d'un monde nouveau. Ce sont les limites des pauvres qui
m'obligent à chercher de nouvelles pistes. A quoi peut servir l’aide, le sauvetage d'un naufrage
pour les voir devenir bourgeois et individualistes tout comme leurs oppresseurs? Il faut créer
des alternatives pour démontrer qu’il est possible de rompre le cercle de l'unique modèle de
développement, de rapport humain, de culture, de civilisation. Cela revient à dire que les
pauvres ont pour mission de garantir aux générations futures le besoin d'un comportement
humain différent. Aujourd'hui, on t'impose même de naître en éprouvette, de passer à travers
un ordinateur. Manipulé avant même d'avoir vu la lumière du jour.
Les pauvres sont la plus grande provocation, le défi le plus terrible de ce monde injuste
et cruel; vous voulez nous imposer de devenir comme vous? Même la nature vous condamne
parce que les ressources ne sont pas suffisantes pour que chacun puisse devenir riche et avide
de consommation comme vous l'êtes.
Est-il possible de vivre assiégés par des victimes et de ne pas voir que quelqu'un en est
responsable? Au moins se laisser effleurer par le doute; et moi, dans quelle mesure est-ce que
je collabore à tout cela? La culture occidentale a réussi à créer tant de ces lieux communs, à
imposer son modèle en séries: l'homme "comme il faut", intégré dans le système. Je crois ce
modèle plus dangereux que ceux qui tuent avec les armes parce que contre des armes, tôt ou
tard, on peut se défendre, alors que de l’autre non, car il croit faire du bien tout en étant un
chaînon actif d'un système constitué par le mal. Loin de moi d'affirmer que c'est par mauvaise
volonté. Le mécanisme t'absorbe tellement, t'englobe au point de t'induire à tout justifier.
Seuls des cataclysmes parviendront peut-être à faire filtrer le doute que, si les choses ne
vont pas bien, le mal doit se trouver à la racine.
Tout cela n'est-il pas absurde ? Pour commencer, le système frappe, dépouille les pays
appauvris et puis veut leur faire la charité. Comment le bourreau peut-il prétendre vouloir venir
en aide à la victime? L'aide au nécessiteux devient un élément fonctionnel du système de mort
qui l'engendre. La victime a une étrange façon de condamner. Elle n'a à sa disposition ni juges
ni tribunaux; elle ne convoque pas l'ONU en session extraordinaire; elle ne trouble pas les
Eglises pleines d'encens et de vérité; elle ne pèse d'aucun poids politique sur les partis. On
dirait qu'elle vit par force d'inertie. Et le ressort de la vie se charge de la venger. Il ne lui reste
qu'une seule satisfaction, d'ailleurs la plus économique et la plus facile à pratiquer aussi bien
en bidonville que sur les palafittes: boire la cachaça (alcool brésilien) et faire des enfants.
Comment restituer à la victime la passion pour une vie digne? Celui qui la lui a enlevée n'est-il
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pas un voleur, un assassin?

LES CHARBONNIERS

12-7-1990 - J'ai passé la semaine dans la Communauté S. Raimundo à transporter du


bois à cuisage. Tu aurais dû voir la Toyota sous le poids, c'était le double de la contenance
prévue. Moi, je me voyais dans la même situation! Aujourd'hui, j'ai terriblement mal au dos.
Mais - qu'est-ce que c'est par rapport aux souffrances des pauvres? J'ai été là, avec eux, malgré
les menaces. Il y a un pistoleiro de fameuse réputation qui apparaît et disparaît durant la nuit; il
est ici et là à menacer nos gens. On se raconte qu'il y a une douzaine d'années, il aurait tué trois
ou quatre personnes et puis se serait enfui dans la région de Goiania. Maintenant, il veut
récupérer la terre de S. Raimundo pour le propriétaire.
Nos paysans en sont à leurs premières armes au sein du groupe communautaire. C'était
toujours à moi de les entraîner, de les exhorter, d'allumer le moteur pour aller au travail. Il y en
a quelques uns - peu, à vrai dire - qui servent de locomotive, la plupart se contentent d'être des
wagons; Pas par méchanceté, mais par manque d'habitude.
Le travail consistait à charger les troncs et à les porter aux fours pour en faire du
charbon. Ils n’ont rien, le charbon est leur seul ancre de sauvetage. Dire que le travail est
bestial, c'est peu dire. Même le ciel s'est mis contre eux. Le four est bâti à la manière d'un
igloo. Rafael est un expert dans ce travail, moi je l'appelais "Monsieur l'ingénieur". Nous avons
lutté contre le temps, mais la pluie a été plus rapide que nous. Le four s'est écroulé durant la
nuit. Le lendemain, on se regardait et on se comprenait sans parole. C'était le premier
enfournage. Nous avions plaisanté toute la journée pour célébrer le premier charbon de la
communauté. Quelle vilaine farce! Le climat était lourd. La chaleur étouffante contribuait à
suffoquer l'espoir. Pour calmer la tension, j'ai joué au cynique comme eux-mêmes le font dans
de telles circonstances. "Monsieur l'ingénieur! Vous avez oublié d'envoyer un télex à St. Pierre
, et alors, il a laissé les robinets ouverts, n'est-ce pas?"
La majeure partie d'entre eux n'a ni riz, ni farine, ni haricots. Ils n'ont que le charbon à
vendre. "Je ne comprends pas comment ils arrivent, avec des moyens aussi rudimentaires, à
constuire les fours d'une hémisphère aussi parfaite. Le charbon est la seule chose dont on parle,
dont on rêve, dans laquelle on met son espoir. Ces jours-ci, il est synonyme de vie. Cela fait
surgir en moi des images de l'enfer. Se voir , se miroiter dans les autres, raison pour laquelle à
la fin, on est tous noirs comme les moignons d'une forêt incendiée. Une scène dantesque, du
fond de l'enfer. Je ne me souviens plus de quel cercle!
J'ai bu de l'eau grise, jaune, de toutes les couleurs. Tous boivent à la même gourde. Je
deviens de plus en plus cynique. Cela doit être la première vertu de l'enfer des pauvres. Par ci,
par là, de petits gestes de bonté. Chico, le chasseur, allait à la chasse pour alléger mes peines.
Un jour, il est retourné avec un macaque et un tatou. Le singe avait le regard fixe. Et moi:
"Emmenez-le, de grâce, ne voyez-vous pas qu'il me regarde?" A table, j'ai fait fête au pauvre
macaque. C'est grâce à la chasse de Chico que j'ai réussi à résister toute une semaine.
Il est essentiel de partager leur vie. Autrement, il est impossible de saisir leurs côtés
positifs et leurs faiblesses. Le dernier soir, nous avons fait l'évaluation du travail de la semaine.
Points positifs: excellent rendement du travail (bien sûr, il y avait la Toyota), la fatigue est plus
légère quand on travaille ensemble; on fraternise quand on transpire ensemble. Points négatifs:
manque d’intérêt de quelques uns, retard au travail; tous n'engagent pas leurs efforts de la
même manière.
J'ai insisté sur la nécessité d'établir un "règlement intérieur"; de se faire confiance les
uns aux autres; de faire reposer le travail communautaire sur des principes de foi. Nous
sommes en phase d'exercice de gymnastique communautaire. Il faut du temps, de la bonne
volonté et les moyens adaptés pour atteindre un tel objectif.
Ces exercices vont droit au coeur des pauvres. Ils leur font toucher leurs limites. Il faut
savoir voir et avaler sa salive, dire les choses avec douceur et au bon moment. Il devient
toujours plus évident que sans motivation religieuse, on ne réussit pas à vivre ensemble en
communauté. Je regrette de devoir l'admettre, car pour d'autres raisons, j'affirmerais
exactement le contraire. Si Dieu nous a faits pour des formes de vie collective (qui ont toujours
existé: tribus, clans, groupes féodaux, familles patriarcales, coopératives etc...), il doit aussi
nous donner les moyens adéquats pour nous réaliser dans de telles dimensions. Comment peut-
on décharger la faute sur Dieu? Moi j'en veux plutôt à l'histoire que nous traînons derrière
nous, faite d'individualisme stratifié, exalté, canonisé par toutes les liturgies économiques.
A l'aube, je me retrouve à m'en prendre à l'histoire, à me confronter avec 1'Homme
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universel, le Christ. Malgré les désillusions, je reste foncièrement attaché à l'idéal de la vie
communautaire, car je n'ai foi en rien d'autre. Comme un iceberg dont on n'aperçoit que la
pointe. Donc, il faut croire sans voir. Accueillir le pauvre avec ses tentations d'insurrection?
ses rechutes en arrière, son manque de confiance, son cynisme quotidien comme arme de
survie.
Les Communautés de Gameleira et de Juçara avancent à pas de géants dans leur travail
communautaire. Une bouchée qui me nourrit et me donne la force dans ces pistes de désert.
Merci.

FILOMENA

Imperatriz, 28-7-1990 - Tant qu'à la fin les circonstances m'ont contraint de rencontrer la
femme aux pieds purulents. Filoména était recroquevillée dans son lit. Entourée de garde
malades tendres, elle les rebrouait, car dans la brousse, on ne va à l'hôpital que pour consulter,
et puis on rentre à la maison. Elle se lamentait parce qu'on l'avait amenée là et abandonnée à
son sort. Raimunda essayait vainement de lui faire comprendre que si les siens tenaient à elle,
ils auraient donné signe de vie, qu'elle ne serait pas arrivée dans l'état dans lequel elle se
trouve, que si , que si ...
J'étais étonné que cette petite "chose" de 30 kg contienne autant de voix et tant de vie.
D'après le récit de Gianni, je m'étais fait l'image d'une femme gentille, résignée,
reconnaissante. La réalité était toute autre: elle avait une voix presque masculine -, grognarde,
sèche, hargneuse. Les garde-malades disaient qu'elle hurle et enguirlande celles qui la lavent,
qui lui font une piqûre (cela doit être toute une entreprise car elle semble n'être faite que d'os
sans chair), quand on lui désinfecte les dernières plaies de ses jambes pourries. Il y a accord
total sur une chose: "C'est un miracle! Elle était condamnée et maintenant, si ce n’était pas à
cause de la paralysie, elle pourrait rentrer à la maison sur ses deux jambes".
Devant Filoména, je suis resté muet. Sa vitalité m'a époustoufflé. Je l'aurais voulue
différente. La Filoména que j'avais idéalisée était quelqu'un d'autre. C'est sans doute ainsi pour
tout homme. Un être qui nous trouve toujours pris au dépourvu pour l'accueillir tel qu'il est et
non tel que nous voudrions qu'il soit. C'est pourquoi je me trouve devant Filoména comme
devant l'humanité. En dehors et en-dedans de ce sanctuaire. C'est pareil quand elle se lamente
et maudit. Ce sera un sanctuaire ébréché, répugnant comme celui que j'ai devant les yeux, mais
malgré tout toujours un réceptacle du divin. C'est dur de perforer l'écorce des apparences.
Dieu doit avoir fait la même expérience. Comme un artiste devant un bloc d'argile dont
il aura rêvé, idéalisant sa création. Aujourd'hui, il tient entre les mains une humanité marquée
par les cicatrices des guerres mondiales, des fours crématoires, des blessures nucléaires. Un
chant brésilien met ces paroles dans la bouche du Seigneur:
"Ce n'est pas cet homme-là que j'ai fait/ qui vit oppressé, perdu, errant/ qui tombe abattu
dans un monde tel que moi je l'ai voulu/ Peut-être me suis-je trompé?/ Dites-le, de grâce/ Peut-
être ai-je mis trop d'eau dans la mer?/ Peut-être la chaleur de mon soleil vous brûle-t-elle?/ Si,
par hasard, c'était ainsi, je vous demande pardon, je me suis trompé.
Mais à présent, je vous dis: dans le monde tel que je l'ai voulu/ les étoiles ne se
querellent pas, le soleil ne s'éloigne pas/ la mer n'est pas trop pleine sur la terre telle que je l'ai
faite/ Maintenant, je vous dis: la terre que j'ai voulue/ devait être une terre sans guerres, sans
autant d'injustice/ qui blesse mon enfant, l'homme que j'ai fait./ Aujourd'hui je vous dis:
l'homme que j'ai voulu/ devait être un homme libre, un frère, ouvert aux autres/ capable de
faire de la vie un chant heureux./
Peut-être ai-je tout raté parce que je suis trop bon/ Peut-être l'amour, la justice, la paix/
ne valent plus rien, dans ce monde qui est le mien?/ Si par hasard, c'était ainsi, je vous
demande pardon,/ Je me suis trompé."
L'humanité a voulu à tout prix retourner chez les siens qui l'ont rejetée dans la masure de
boue au fond de la cour: et l'homme est comme elle: blessé, ne sachant plus marcher (Filoména
a des jambes, mais c'est comme si elle n'en avait pas) sur les sentiers de la justice; il se fait du
mal avec ses propres mains, exactement comme Filoména qui, retournant à sa maison, est
destinée à tuer de misère et d'infection.
Après l'éclat, elle s'est blottie dans sa pelote de douleur. Pliée en deux. Il me semblait
alors d'être en face de deux Filomenas: l'une, celle que j'avais idéalisée, l'autre celle, la vraie,
qui se trouvait devant moi avec sa fièreté et son opiniâtreté. L'être humain, qu'il s'appelle
Filoména ou autre, est toujours autre que toi. Comme un mystère. Comme le buisson
mystérieux qui brûle sans se consumer.
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NOUVELLES BREVES
Imperatriz, 3-9-1990
Un collage de citations: assez pour démontrer la brutalité de 1'exploitation.
-"L'esclavage continue. Nous connaissons maintenant les noms des entreprises qui ont
forcé les ouvrières à avorter: Filco, Ayert et Banca Bamerindus. Les usines Jate (2000
ouvrières), Iracema (3000) et Fontanelle (1500) de Fortaleza (Etat de Cearà) paient un salaire
de misère, les femmes ne sont pas déclarées, il n'y a pas de cantine. Les ouvrières mangent sur
les trottoirs devant l'usine.
Il y a pire: La fabrique Del Rio donne l'autorisation de se servir des cabinets seulement
avec des jetons, et à la sortie, les ouvrières doivent se déshabiller pour se soumettre à un
contrôle (c'est une fabrique de sous- vêtements). Dans l'entreprise Guararapes (Fortaleza) tout
permet de soupçonner qu'un produit anti-conceptionnel est mis dans le repas des ouvrières. On
exige d'elles (elles sont 6000) qu'elles soient célibataires et qu’elles ne soient pas enceintes.
L'usine De Millus commet un vrai attentat au droit à la maternité: les femmes sont
obligées de présenter tous les mois un certificat attestant la régularité de leurs menstruations."
(Dénonciation à la IVe Assemblée des Assistantes Sociales - Campinas (SP) 18-8-1989).
Bulletin no. 65 de la Pastorale de la Femme marginalisée Fortaleza octobre 1989 :
- "La saison des pillages recommence. Dans l'Etat de Paraîba (frappé par la sécheresse),
on a enregistré durant ces derniers six mois dans 33 municipalités sur 90 le chiffre incroyable
de 20 pillages et 54 tentatives de mise à sac avec la participation d'une moyenne de 300
personnes.
Bulletin du "Centre Nord-Est de l'animation populaire Août 1990 :
- "Le plus grand problème de l'enfant brésilien n'est pas l'analphabétisme, mais la faim et
la sous-alimentation. Non pas celle qui résulte de l'absence absolue de nourriture, qui tue, mais
celle qui est chronique, physiologique, dû à une alimentation insuffisante qui génère la
dénutrition.
C'est pire de vivre en ayant faim que de mourir de faim.
La dénutrition frappe 460 millions d'habitants du monde en voie de développement. Le
problème le plus grave touche les enfants. Après la naissance, le cerveau se développe avec un
rythme beaucoup plus rapide que le reste du corps. A 3 ans, il a déjà atteint 90% de son
développement alors que le corps n'en est qu'à 20%. Conclusion: le cerveau est plus vulnérable
durant la première enfance. Toute la vie est conditionnée par la nourriture reçue dans la tendre
enfance. (...) De par le monde, il y a 350 millions d'enfants sous-alimentés. Dans les pays en
voie de développement, la moitié des enfants en dessous de 5 ans sont en état de dénutrition et
condamnés à une mort précoce. Pour ceux qui survivront, le manque de protéines sera
responsable a un cerveau aux facultés compromises.
Le Brésil est le 6e pays du monde touché par la dénutrition, au même degré que
l'Ethiopie, l'Equateur, la Papouasie, la Birmanie et El Salvador (...)
En 1989, à Sao Paolo, la consommation de viande de même que celle de poisson a
diminué de 45 %, celle du lait de 22 %, celle des oeufs de 19 %. On sait que la classe sociale la
moins favorisée se nourrit presque exclusivement d'amidons. Pour ceux-là, l'école n’a pas une
grande importance. La capacité d'apprentissage est pratiquement nulle et l'apathie est
généralisée. Comment préparer à des travaux spécialisés des enfants déficients et mal nourris?
(...) Malgré la production annuelle de 70 millions de tonnes de céréales, notre peuple
souffre de faim. Et non seulement dans le pauvre Nord-Est, mais aussi dans les favelas de Rio
et de S. Paolo. Notre ouvrier a honte de ce qu'il met dans sa gamelle qu'il amène chaque jour
au travail." (Hugo Prata , dans la "Feuille de S. Paolo" 7-89-1989).

SECONDE PARTIE : LETTRES D'UN JEUNE DE NOMADELFIA


(Correspondance Frère Fausto - Luigi = Gigi)

Estreito, 2-12-1989
Très chers Papa et Maman, J'ai reçu votre lettre et l'ai lu avec une immense joie parce
que vous me manquez. Cela ne m'arrive pas tous les jours de recevoir de vos nouvelles! Fausto
m'a dit que vous avez téléphoné parce que vous étiez préoccupés de mon état de santé. Merci
pour la pensée, mais je ne pense pas qu'il faille s'alarmer à ce point.
Je suis un chançard. Un de ceux qui peuvent se soigner. Voyez comment va le monde! A
certains, il ne concède même pas cela. Comme vous l'avez appris, j'ai fini par être hospitalisé.
5 jours après, j'ai pu sortir de l'hôpital, sain comme un poisson dans l'eau, et je suis allé dans la
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maison de Luiza, une baraque semblable à toutes les autres. De l’autre côté de la rue, une
femme pleurait si désespérément que nous sommes allés la voir. Sa fille était au plus mal
pendant que j’étais hospitalisé: 14 ans. Sa fille aînée. Son état s'est aggravé de sorte qu'ils l'ont
amenée à l'hôpital. La mère n'avait pas d'argent pour payer l'hospitalisation. Pas de père. D'où:
la fillette n'a pas été admise. Peu après, elle est morte sur les marches de l'hôpital. Moi, quand
je tombe malade, je me soigne. Je guéris - eux pas.
On vient ici avec l'idée de vivre comme eux, mais on se rend compte que ce n'est pas
possible. Leur vie n'est pas une vie. Comment peut-on vivre une non-vie?
Je me demande si vous avez encore le courage de demander des nouvelles de ma santé.
La fille de Luiza n'aurait-elle pas pu être ma soeur ou votre fille? Et si cela avait été moi, sur
les marches de l'hôpital? L'envie me prend de condamner ces médecins ou ceux qui,
responsables à leur place, ne l'ont pas accueillie. Mais ce n'est pas de leur faute. La fille est
morte. Elle aurait pu être sauvée. Ce n'est la faute de personne. Et qui sait si le lendemain ce ne
sera pas à une autre personne sur les marches de l'hôpital de payer la faute qui n'est à personne.
C'est ça, la civilisation. Et nous avons le droit de refuser. Le grand droit, mais aussi la
grande responsabilité. J'ai connu un garçon italien, un type formidable lui aussi, comme tant
d'autres. Il est tourmenté. Il travaille? gagne sa vie, un brave citadin. Mais cela ne lui suffit pas.
Bientôt, il va tout abandonner pour faire le paysan. Peut-être alors se sentira-t-il plus "homme".
Je lui ai parlé de la Communauté, il a peur; "L'histoire nous enseigne que les communautés
s'écroulent". Voilà notre responsabilité: démontrer ce que l'histoire n'a pas prouvé. Nous avons
reçu les talents: qu'est-ce qu'il faut en faire? Aller les cacher dans un quelconque vieux dépôt
par peur de les perdre, ou nous en servir pour que le Père puisse les faire fructifier?
Je crois qu'une des plus grandes leçons que le Brésil m'ait donnée jusqu'à présent est
celle du sacrifice. Le sacrifice de ce peuple qui fait tourner au rythme de ses pas l'humanité
entière. Le sacrifice de celui qui abandonne tout pour venir vivre ici avec le but d'aider son
prochain, allant jusqu'à compromettre sa propre existence. Même mon misérable petit sacrifice
me fait réfléchir. Le fait de vivre avec eux veut dire pour nous: renoncer à tant de commodités.
Comme on apprend à apprécier les choses, à respecter la nourriture, à manger aussi ce qu'on
aurait pensé devoir jeter autrefois! Comme ils me manquent, le pain, les légumes etc...!
Comme on apprend à se laver avec peu de savon, avec peu d'eau, à laver ses affaires dans la
rivière à la place de faire tourner une machine à laver. Je savais déjà que la nourriture était à
respecter, que même dans l’abondance on ne doit rien gaspiller. Mais comment faire?
L'homme est faible. Penser qu'une occasion suffit pour en faire un voleur.
Nous avons besoin de ces expériences. Mais elles seules ne suffisent pas. Il faut être
cohérent. Avec soi-même. La cohérence des autres ne me sert à rien. Il faut la cohérence qui
est le fruit du sacrifice. Sacrifice que je voudrais éviter, qui me pèse, mais qui me construit.
Aujourd'hui, le monde te comble de conforts banals. Le sacrifice te les enlève mais nous
rapproche du Père. Pour cette raison, je me demande parfois quels sont aujourd'hui les
sacrifices de Nomadelfia, et je ne trouve pas de réponse. Vivre, c'est facile; savoir vivre, c'est
héroïque.
Je vous demande pardon si je suis peut-être un peu méchant ou si j'ai peut- être un peu
trop dramatisé. D'autre part, ici tout est un peu méchant, un peu trop dramatique.
De toute façon, ne vous inquiétez pas pour moi. Je suis bien remis. Mon problème était
une inflammation intestinale, due aux graisses. Ici, ils cuisinent avec beaucoup d'huile. Et moi,
pour donner un peu de saveur au riz et aux haricots, je ne m'en prive pas. Ici, même un
morceau de gras est le bienvenu dans l'assiette! Je devrai donc faire attention au gras ... qui
agrémente si bien la pauvreté du riz et des haricots.! Et ce qui concerne l'eau, nous avons la
possibilité de la faire bouillir. Nous avons même les filtres. Mais quand on est aux champs
sous le soleil équatorial, on oublie tout ça. On va au fleuve, un plongeon, une rasade d'eau, et
on est reparti... Comme ça, j’ai aussi des vers maintenant!
J'arrive à me débrouiller pour la langue, et j'ai de bons rapports avec les gens. Dans votre
lettre, vous me dites que Nomadelfia est encore trop petit pour résoudre les problèmes du Tiers
Monde. Avec ça, je suis pleinement d'accord. Moi-même, si je suis ici, ce n'est pas pour
résoudre quoi que ce soit. Je suis heureux de donner un coup de main. Je suis ici pour
connaître, pour évaluer, choisir.
Pareille expérience serait évidemment utile à tous. Mais cela n'est pas possible.
Laissons-en la possibilité à celui qui en ressent le besoin. Ce qui est évident, c'est qu'il ne s'agit
pas d’une école de civilisation ancienne !
Maintenant, je suis dans notre abri de campagne, dans les champs avec le bulldozer. Je
retournerai probablement dans la Communauté ces jours-ci pour les aider à travailler la terre.
Ils n'ont pas l'habitude de se servir des engins mécaniques. Au cause de cela, ils perdent
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souvent du temps pour de petits problèmes. Il y a encore tant de terre à travailler, et avant
l'arrivée des grandes pluies qui s'annoncent, il faudra planter le riz, les haricots, le manioc et la
canne à sucre. Ici, on peut vraiment dire: "La moisson est grande, et il y a si peu d'ouvriers".
Avec vous, je prie le Seigneur qu'il envoie des ouvriers, et dans cette union de pensée, je vous
salue et vous embrasse. Luigi (Gigi) de Nomadelfia

Belém, le 25-2-1990
Cher Fausto, Je me trouve dans un lieu où les cieux content la gloire de Dieu et où la
terre raconte l'ignominie des hommes. Je lui donne le nom "terre", mais elle ne le mérite pas. Il
s'agit d'immondices, de gravats, de déchets industriels, le tout imbibé de cloaque nauséabond.
Ce n'est pas la décharge communale, mais un des quartiers les plus peuplés de la capitale du
Parà: Belém. A quelques kilomètres de l'équateur, avec un million et demi d'habitants, dont les
70% vivent en favela: des baraques souvent périclitantes, concentrées là où ni les grands
propriétaires ni les multinationales n'ont voulu acheter du terrain pour y mettre le bétail parce
que ce sont des zones constamment inondées. C'est ici que s'écoulent les égoûts de la ville.
Mais pour ceux qui n'ont pas trouvé de place sur la terre des hommes, même ces lieux peuvent
servir pour planter les palafittes de notre temps. Préhistoire moderne. J'écris dans une baraque
qui flotte sur le cloaque. Ici tout flotte. Aussi l'existence de ces gens. On ne sait pas bien grâce
à quelles lois physiques. Selon mes théories, tout devrait sombrer, comme d'ailleurs cela arrive
parfois, et pourtant, la plus grande partie résiste.
Je passe une bonne partie de la journée au "balcon", et je ne me fatigue pas à regarder le
paysage de bourbier. Parfois la rue, faite de passerelles, me fait penser à une de nos plages au
mois d'août: il y a tellement de gens, on ne comprend pas où ils vivent, d'où ils viennent. Et
comme si cela ne suffisait pas, la majorité sont des jeunes, des adolescents? des enfants.
Surpopulation et jeunesse doivent être les caractéristiques congénitales de chaque favela.
Quand on se plonge dans leur non-vie, on découvre les problèmes sousjacents, les
conditions de vie, et on se demande ce qu'ils attendent pour mourir. Qu'est-ce qui les pousse à
lutter pour vivre? A cause de tout cela, selon mes théories, tout devrait s'écrouler.
Je commence à me convaincre que leur existence trouve sa raison d’être dans une
mission importante: nous condamner.
Mes voisins du quartier Guamà sont presque tous d'anciens paysans: vaincus, déçus,
accablés par la politique agraire du régime qui favorise les grands producteurs par le soutien
d'exportation. L'exode rural est en augmentation, aussi causé par le mirage que la cité exerce
sur les "petits". Rêve vite déçu. En un tournemain, ils découvrent son vrai visage: violence,
chômage, isolement, exploitation. Et quand tu es dans la rue, sans toit, sans amis, il ne te reste
qu'à louer une de ces baraques sur la "non terre". De ces '"maisons", il y en a tant qu'elles
deviennent la norme. Baraques minuscules pour laisser la place à d'autres. Parfois, pour arriver
à sa propre masure, on est obligé de traverser le taudis d’une autre famille. Tout est loué et
sous-loué. Même le lit et le pot de chambre. Les services hygiéniques sont un luxe. Il y en a
qui résolvent le problème avec un sac en plastic qui, après usage, est jeté par la fenêtre.
Ceux qui aiment les contrastes n'ont qu’à lever le regard: au fond, des grattes-ciel de
science fiction, une vraie insulte à la misère. Et c'est justement de là qu'arrivent les ordures
pour paver les rues du cloaque.
Je suis venu habiter ici pour connaître de près le fléau des hommes. Je marche en
m'enfonçant dans la boue jusqu'aux chevilles, écoeuré de ce qui m'entoure. Dans un pays dont
les richesses pourraient satisfaire les besoins non seulement de son propre peuple, mais encore
d'autres peuples. J'étais venu avec l'idée de pouvoir aider les plus meurtris, à la rigueur en
échange d'un plat de riz pour subsister. Je me suis rendu compte que cela ne fonctionnait pas.
A quoi cela servirait-il de réparer le toit à travers lequel il pleut, ou nettoyer le fossé qui
t'amène le cloaque dans la maison quand les intéressés passent des heures et des heures devant
leur chez eux en conversation avec les voisins ou regardant la vie passer.
Résignés? Fatigués de lutter en vain? Luiza dit que certains gens ont tout perdu. Jusqu'à
la volonté de vivre. Ils n'ont plus la force de réagir. Ils se laissent aller. Comme on dit ici: "Ils
se sont confiés au destin..." Si je me mets à réparer leur toit, ne les rendrai-je pas encore plus
dépendants qu'avant? Comment leur restituer l'amour pour la vie? Y a-t-il crime plus grave que
de contraindre un homme à vivre contre son gré? Vivre parce qu'on est obligé de vivre. Je ne le
sais pas. Je crois que face à mon bourreau, je lui demanderais de me prendre la vie avant que je
ne perde le goût de vivre.
L'autre jour, j'étais invité à déjeuner. Finalement, je vais pouvoir mieux connaître ce
sous-monde. Le discours tourne autour des problèmes de tous les jours. Le papa à elle est
tombé malade et a été licencié. Le plus petit des enfants devrait être opéré, mais il n'y a pas
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d'argent.
"Nous n'avons que deux enfants. On en voudrait d'autres, mais les voir avoir faim..." Le
mari est serveur dans un des clubs les plus luxueux de la ville. "Le travail ne me plaît pas.
Comment arrive-t-on a satisfaire les caprices des riches quand on ne peut pas satisfaire les
besoins élémentaires de ses propres enfants? Ils ont réduit mon salaire de 10 %, et celui qui fait
grève est immédiatement renvoyé." Quand je me suis levé de table, j'avais plus d'appétit que
quand je m'y suis assis.
Une vie constamment remplie de tensions engendre forcément la violence. Pour des
queues de cerise. Des disputes en famille, des disputes avec les voisins. Hier, deux hommes se
sont battus au couteau dans la rue. La fillette de 9 ans avec laquelle je venais de blaguer
quelques minutes auparavant, hurlait: "Papa, il te tuera..." Dans ces cas, la rue se remplit de
spectateurs. On les a séparés à grand' peine. J'ai préféré ne pas regarder. Un soir, quelques
garçons ont improvisé une table de ping-pong dans la rue, sous le lampadaire. La richarde du
quartier a tiré en l’ai’ et les a menacés: "Si vous ne partez pas sur le champ, je vous tirerai
dessus
Ceci pour vous faire comprendre le type d'ambiance qui règne dans la favela et où peut
arriver l'homme condamné à vivre de la sorte.
Comme il a raison, celui qui a dit: "Celui qui vit avec, comprend; celui qui ne vit pas
avec, ne peut pas comprendre". Tu viens ici pour faire le missionnaire, pour enseigner, pour
donner, pour civiliser, et tu finis par apprendre, par recevoir.
Les missionnaires du temps présent, ce sont eux, car ils nous font comprendre qu'avant
tout, il faut respecter l’homme et ses besoins: "J'avais faim, j'étais un peuple esclave, j'étais
assoiffé de justice etc..." Ils nous obligent a accepter d'être la cause de leurs maux: nous les
avons réduits à tel point qu'avec notre assistencialisme, nous les avons rendus dépendants.
Nous prétendons les sauver en les hissant sur les barques de nos structures, sans penser que
nous voguons sur leur misère.
Aujourd'hui, le Christ n'est plus seulement le petit vieux qui vient quémander gentiment
une assiette de soupe. C'est le drogué, l'ignorant, le violent. Ces multitudes de violés que nous
condamnons à mort avec nos systèmes économiques. La chose la plus difficile à comprendre
et, pire encore, à accepter, est qu'en face de tous ces Christs, nous sommes appelés à battre
notre poulpe. Je n'ai jamais affamé personne. Je n'ai pas mis d'enfants au monde. Mais s'il y a
une faute, avant que ce ne soit la leur, c'est très sûrement la mienne.
Je t'embrasse.

Imperatriz, 15-6-1990 Cher Gigi,


Le "Sargento" (le "Sergent") ne me sort pas de la tête. C'est un petit voleur qui s'attaque
aux églises et aux paroisses. On dit que c'est un protégé de la police. Il vole sur ordre et répartit
le butin. Il est entré dans la maison et le confrère m'a appelé, tout excité, pour retenir le voleur.
Il peut avoir 14 ans: maigrelet, bouclé, brun. Il tremblait comme une feuille. Jurait qu'il avait
trouvé la porte ouverte, qu'il ne recommencerait jamais plus, que le Père ne pourrait pas ne pas
lui pardonner.
Par la suite, il nous a "visités" encore 4 ou 5 fois. Mais il s'est trouvé en face d'un autre
Pér qui soutenait qu'il faudrait faire disparaître cette engence: un bon coup, un sac en plastic, et
hopp, le jeter dans le Tocantins (le fleuve). Pendant qu'il le rouait de coups, il s'échauffait: "On
a bien le droit de se défendre, non? Ce n'est que légitime défense..." Comment pourrait-on le
contredire quant aux principes éthiques? Et comment le "Sargento" devrait-il se défendre des
injustices que la société lui a fait subir?
Chacun a ses justifications. Même la police qui le protège. Si le gouvernement me donne
une paie de misère, n'ai-je pas le droit à une "compensation occulte", je m'arrange comme je
peux, c.à.d. je m'approprie ce qui me revient? Seulement, moi je ne trouve pas de raisons
suffisantes pour me mettre le coeur en paix. A peine réveillé, je me retrouve avec le "Sargento"
entre les pieds. Il me fixe avec ses yeux larmoyants; il me parle avec son langage de victime. Il
crache du sang, encore.
Il a plusieurs fois cambriolé la maison de l'Evêque. Il a dévalisé l'appartement du Juge.
Ce qui lui manque à son tableau de chasse, c'est de pénétrer dans le coeur de quelqu'un, pas
vrai?
Tu as compris que pour moi, le Sargento n'est pas une personne au singulier, mais une
multitude.
Je te vois préoccupé à ne pas rompre avec ta Communauté, à ne pas désobéir. Et les
victimes, n'exigent-elles pas, elles aussi, de l'obéissance? Ne veulent-elles pas, elles aussi, des
alliés à vie? Quelle est l'hérédité de Don Zeno (le fondateur de la Communauté de
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Nomadelfia)? Ne nous a-t-il pas enseigné d'être libres, de cette liberté qui nous lie seulement
aux victimes? Tu te souviens de l'image de l'aigle? Il nous a appris à voler haut, au dessus des
précipices, au-delà des frontières. Les ailes de la liberté sont faites de vérité.
Et le "Sargento", à sa manière à lui, n'est-il pas vrai? N'est-elle pas vraie, sa tragédie? Le
Calvaire du Tiers Monde, n'est-il pas vrai? Notre vérité consiste à être doublement liés aux
victimes Ils nous ont accueillis dans le sanctuaire de leurs plaies: favelas, palafittes,
occupations des terres. Reste-t-on encore libre une fois entre dans leur jeu? Ou bien - notre
liberté - est-ce que ce sont eux? Eux, ils nous libèrent de nous-mêmes dans la mesure où nous
nous lions à leur destin à eux.
Peut-être l'ultime vérité de l'histoire s'appelle-t-elle "victime". La même vérité resplendit
sur le Calvaire de l'univers. Et, à la fin, elle se montrera pour ce qu'elle est: Justice de
l'Histoire. Mais nous étouffons sa voix.
Les victimes n'acceptent pas d'être connues par personne interposée. Elles veulent traiter
personnellement avec chacun d'entre nous. Elles veulent avoir droit à une expérience directe.
Certains fondateurs de Communautés doivent avoir pensé qu'il suffisait de passer avec eux par
les stigmates des victimes; et ils ont cru que leurs disciples en étaient dispensés. Rien de tout
cela. Cette expérience-là, chacun doit la faire pour son compte. Ensuite, nous pourrons mettre
en commun les résultats, mais chacun doit parcourir ce chemin avec ses propres jambes.
Pense ce que tu veux. Fais ce que tu veux. Mais si tu réussis à oublier les victimes, à
effacer cette année de vie à leurs côtés, fais-le-moi savoir, parce que je voudrais bien réussir à
en faire autant. Voilà ce qui vit en moi et ce que je voudrais ruminer avec toi! F.F.

Belém, 5-3-1990, Cher Fausto;


J'ai changé de baraque. Je suis hôte du Centre Communautaire St. Anna où je vis avec 4
séminaristes. Il se trouve à 1 km en contrebas de la Paroisse S. Maria Goretti plus en bas dans
tous les sens! Mais ici, je me sens davantage immerge dans le peuple. Notre baraque ressemble
à toutes les autres, le petit peuple y entre et sort.
Entre mon lit (matelas de 3cm d'épaisseur) et la cuisine de la voisine, il y a une planche
de bois. Et entre ma vie et la sienne, il y a un abîme. J’ignore qui elle est, d'où elle vient. C'est
inévitable, quand je suis dans la chambre, je l'entends parler. Elle répète souvent: "Les pleurs
sont le chant du pauvre..." Et moi, je reste à la fenêtre à regarder les huttes sur pilotis, les
égoûts qui coulent en dessous de la maison. Je me sens en plein accord avec ma voisine! C'est
vrai: "Les pleurs sont le chant du pauvre."
J'ai fait la connaissance d'autres voisins. J'ai aidé une famille à faire le terre-plein en-
dessous de la maison parce que la plupart des baraques ont deux planchers: un en bois et un
autre en eau! Le matériel provient de la terre ferme. Il pleut tous les jours, on travaille dans la
boue. La maison est pleine de meubles, c'est pour cela que nous sommes obligés de déclouer
plusieurs planches et remplir de terre les interstices pour repousser la vase du cloaque. La
maîtresse de maison, 26 ans, très active dans la Communauté, a toujours un sourire aux lèvres,
même quand elle a dû s'enfiler dans la galerie en-dessous du plancher pour repousser la terre
vers les côtés latéraux. En la voyant toute embourbée, je me suis décidé à l'aider, étendu de
tout mon long dans la boue pour repousser le purin vers l'écoulement.
Je ne peux pas dire ce que j'ai ressenti en ces moments-là. Je regardais Dolores qui avait
fini par être complètement momifiée de boue; elle aussi me regardait et, pour ne pas pleurer,
nous avons éclaté de rire comme des fous.
Ces jours-ci, j'ai attrapé à nouveau la diarrhée. Et je suis complètement à sec. J'ignore
même comment je vais pouvoir expédier cette lettre. Le Père Savino est fauché, lui aussi; c'est
le progrès inauguré par l'ère Collor (le nouveau président). C'est important, de temps à autre,
de partager de plus près la situation des pauvres; d'éprouver le besoin; de se sentir petit petit,
impuissant; de se voir les épaules contre le mur. Et de découvrir comment des millions de
personnes vivent leur situation quotidienne. Pour moi, ce sera seulement l'histoire de quelques
jours. Il ne faut pas s'en faire, je trouverai une voie d'issue.
Je dois confesser que je peux me sentir satisfait de l'expérience de vie en favela, satisfait,
mais en même temps dérouté. Comment les aider d'une manière équitable? Une maison
décente et un morceau de terrain pourraient- ils résoudre les problèmes? Ou la solution serait-
elle de se faire comme eux?
Les victimes te désarment. J'ai vu leurs conditions d'existence, même si ce n'est que de
loin. Et c'est justement la raison pour laquelle je crois bien que moi aussi, je perdrais le goût de
vivre. On les a tellement réduits à rien que, même en le voulant, nous ne savons pas comment
les aider.
Créer des alternatives, des groupes de nouvelle société, cela pourrait être une réponse
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concrète. Mais par où commencer? S'ils se trouvent en-dessous du seuil de l'existence
humaine, comment pourront-ils accéder à un nouveau mode de vie? Seule l'histoire pourra
peut-être répondre et panser des plaies si profondes.
L'autre nuit, comme cela m'arrive souvent, je n'arrivais pas à m'endormir. Les
moustiques ne cessent de piquer; les souris jouent à cache-cache entre les tuiles; les chiens
sauvages hurlent. Inévitablement, entre un souvenir et l'autre, la pensée s'envole de l'autre côté
de l'océan. Je pense à mes amis de Nomadelfia et à tant d'autres communautés qui essaient de
vivre autrement.
Face à certaines misères je pense toujours à eux. "Si, par hasard, vous deviez avoir un
quelconque doute sur ce que vous êtes en train de faire, venez par ici. Ici les gens vivent traités
comme des bêtes. Je ne crois pas que la valeur de leur vie puisse être estimée différemment.
Nous avons reçu des dons fabuleux en partage: nous avons découvert la vie communautaire, la
force de l'Union, la liberté de vivre en frères, l'alternative face à une société d'exploités et
d'exploiteurs, l'union entre travail et capital. Et un jour, nous aurons à rendre compte de tout
cela parce que les talents comportent des responsabilités.
Nous devons donner vie à ce que nous croyons. Faire voir au peuple qu'une vie
différente est possible. Que la vie fraternelle même dans le domaine de la production et de
l'usage des biens n'est pas le privilège de quelques chançards, mais que c'est un fruit à mettre à
la portée de tous les peuples. Ces enfants qui n'ont pas de cour pour sauter et jouer, qui n'ont
pas d’arbre sur lequel ils peuvent grimper sont les témoins vivants du besoin d'un monde
nouveau. Je voudrais tout l'espérer avec leurs grands yeux noirs, avec le sourire sur leurs
lèvres: le rêve, un jour, deviendra réalité. Luigi (GiGi)

Porto Franco, 12-3-1990


Cher Gigi; Les enfants des écoles de Nomadelfia ont écrit. Cela vaut une analyse, car
les paroles des enfants dévoilent l'âme des parents. Les enfants révèlent ce qu'ils ressentent à la
maison, le climat dans lequel ils grandissent et sont élevés.
Quelle est donc la position d'une Communauté engagée comme Nomadelfia par rapport
au Tiers Monde? On la découvre clairement dans toutes les petites lettres: "Tu es allé au Brésil
pour aider les plus pauvres. On t'admire, mais nos papas travaillent pour la nouvelle
civilisation, comme ça, il n’y aura plus personne au monde qui mourra cause des injustices des
hommes."
Pourquoi continue-t-on à duper les enfants, à leur injecter des conceptions bourgeoises
qui présentent les missions comme une "aide", une charité à faire aux pauvres? La grande
solution de ce drame international serait donc le paternalisme habituel, l'hérésie assistantialiste,
la bienfaisance honteuse? Depuis toujours on aide les pauvres. Qu'y a-t-il donc de changé?
Les pauvres sont fatigués d'être aidés avec vos miettes, parce que la main qui donne
cache le système homicide qui est derrière. Leur masse en constante augmentation met tout en
crise. Les statistiques de la bonté ont sauté depuis longtemps car aucune générosité ne peut
suppléer la justice. Ce est l'aide la plus importante que les pauvres nous donnent, à nous: ils
affirment qu'on ne peut pas raccomoder le vieux tissu de la société avec un coupon de bonté.
Ils déclarent que nous aussi, nous contribuons à maintenir le système économique scélérat qui
appauvrit systématiquement les peuples pauvres du Sud. Comment se libérer du délit du
"consommisme", du crime de la pollution et du gaspillage des ressources non renouvelables?
Personne n'est exempt de ces fautes collectives, de ces pêchés qui souillent une civilisation
entière.
Qui réussira à convaincre l'Occident de son délit de s'imposer comme unique modèle de
développement, comme modèle de la démocratie et de tout le reste? Comment dire: "je suis ton
'dieu' - civilisation du profit et du Coca-Cola, civilisation du "user et jeter" et tu n'auras jamais
d'autres idoles que moi! ". Justement parce que nous les avons toujours mal aidés, le nombre
des pauvres augmente à la place de diminuer. Notre premier devoir n'est pas d'aider, mais de
nous faire aider par les pauvres pour découvrir notre propre misère morale, l'état de "mort"
d'une civilisation entière. C'est grâce à eux que nous découvrons les mandements et les
exécutants matériels de leur "solution finale. Il y en a qui se donnent l'illusion d'enrayer le mal,
mais qui, par contre, ne font que le maintenir.
Dans le fond, aider les pauvres, qu'est-ce que cela veut dire? Cela signifie aussi que nous
avons créé une humanité d'inégaux dont certains sont obligés d'être aidés parce que d'autres ont
tiré des avantages sur leur dos. Justement parce que le système international m'autorise à
gagner à leur dépens, moi, appartenant au peuple de l'hémisphère Nord, je peux me permettre
de l'aider, le peuple du Sud, en faisant pleuvoir sur lui des brins d'assistance. L’aide au pauvre
36
est le contraire de la fraternité. Elle ratifie un système injuste qui nous condamne à rester
différents. Comme s'il y avait deux types de nature humaine: celle du peuple riche et celle du
peuple misérable. Une sur le piédestal de la bienfaisance, l'autre sur une fosse à purin comme
Job. De cette façon, non pas par nature mais par loi sociale, nous avons institutionnalisé
l'inégalité entre les peuples. Il y a des peuples qui guident et des peuples guidés, des économies
pilotes et des économies de service. La parité est impossible. Le bénéficiaire éprouvera tout au
plus crainte et révérence vis-à-vis de son bienfaiteur, mais ne se sentira jamais son égal. Entre
inégaux, on s'aide, entre frères, on partage.
Cela n'a pas de sens de parler d'amour universel là où on se préoccupe d'aider les
pauvres. Voilà pourquoi Don Zeno a dû passer par la phase de la bienfaisance et de
1'assistantialisme, juste assez pour en voir les limites. Puis, il a refusé le rapport bienfaiteur-
bénéficiaire, assistant- assisté et s'est lancé pour créer un rapport neuf avec les enfants
abandonnés: ou à égalité ou rien, fils et frères ou rien du tout.
Comment pouvons-nous céder à l'illusion d'aider les peuples-enfants avec une main
alors qu'avec l'autre, nous collaborons au système qui les dépouille de leurs matières
premières, nous les opprimons à travers les lois du marché avec des dettes extérieures, avec les
dépendances économiques etc. Après tout, l’aide n'est-elle pas humiliante? Celui qui reçoit
n'est-il pas toujours en-dessous, conditionné par son bienfaiteur?
En maintenant la structure assistantialiste, on cultive chez les pauvres la culture
esclavagiste, la mentalité des éternels mineurs. Nous continuons à les duper, à leur faire croire
que l'unique droit que la vie leur ait réserve est celui de vivre grâce à la condescendance
d'autrui. Le droit de tendre la main, de baisser la tête. Citoyens de seconde catégorie.
Ici on voit à l’oeil nu les conséquences de la mentalité assistantialiste: il y a des pauvres
qui ne savent pas réagir, qui n'ont pas d'autonomie propre, qui s'abandonnent au destin. Il vaut
mieux vivre en parasite puisqu'on n'a rien à attendre, même pas le pain quotidien.
Pourquoi a-t-on inventé le palliatif de l'aumône, sinon pour couvrir l'omission
généralisée de la justice? Et les églises sont aussi tombées dans ce traquenard, en se laissant
entortiller par l'idéologie paternaliste de l'"aide aux pauvres". Ici on s'illusionne en mettant un
emplâtre sur le tissu social qui ne tient plus ensemble. Résultat? Les deux tiers de l’humanité à
la débâcle avec l'aide des systèmes d'assistance, des théories de développement, des plans
Marshal, des campagnes de bienfaisance.
Qui sommes-nous donc pour pouvoir nous permettre d'aider les peuples appauvris? Qui
sommes-nous pour devoir les maintenir avec le cordon ombilical de l'assistance? Si leur vie
dépend de nous, aurions-nous peut- être le droit d'être leur "dieu"?
L'admiration que nous avons pour les missionnaires me semble un peu ingénue. On ne
se rend pas compte que les missions ne sont plus celles de jadis. Nous voulons le partage et la
participation. L'admiration, on la jette à la poubelle parce qu'elle mystifie les choses. La
mission n'a plus pour objectif d’aller à donner, à faire du bien, à civiliser, à évangéliser”, mais
de se laisser évangéliser. Mieux encore: se laisser humaniser par les derniers.
Si nous on ne descendons pas du podium de l'unique religion de vérité, si nous ne
mettons pas l’accent sur le règne qui est l'intérêt principal du "Fils de 1'Homme", ouvert à tous
les hommes; si nous n'avons pas le courage de nous perdre pour nous retrouver, alors nous
prendrons difficilement de la hauteur.
Nous est-il permis d'appartenir à un premier monde qui nous force à perpétrer les crimes
du gaspillage, du "consommisme", de la destruction des surplus alimentaires, du massacre des
valeurs morales? Il va falloir trouver le moyen de s'en délier. Si on veut rester partie prenante
du premier monde, il faut lutter concrètement. Positivement. Emettre de simples objections ne
suffit pas. Il faut tenir compte de l'objection de conscience dans le compte courant, dans le
parti, dans l'initiation des jeunes au profit, dans la culture de la concurrence et de la
compétition.
Même sans le vouloir, la civilisation de consommation nous introduit dans la tentation
du superflu. Les mouvements d'assistance regorgent de vêtements usés, de meubles démodés,
de voitures hors d'usage. Il est impossible de prétendre être du côté des victimes et jouir des
bénéfices du premier monde. Il faut être en règle avec soi-même non pas comme homme
européen, mais comme homme universel. L'homme de tous, celui qui habite toutes les latitudes
de l'histoire et de la géographie.
L'école de l'homme universel se trouve dans la favela, parmi les désespérés. Les parias
de la terre nous enseignent comment on fait pour être l'homme de tous parce que, à leur
manière, ils le sont déjà. A qui est, à qui appartient la flétrissure de la misère? Les victimes
nous disent: "Dansa pauvreté extrême, même les idéaux les plus beaux doivent céder le pas à la
justice." Un salut fraternel. F.F.
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Imperatriz, 2-11-1990
Cher Gigi,
C'est le "Sargente" qui t'écrit. Jeudi dernier, la police nous a surpris et nous sommes tous
dans le trou. Tu le sais bien, personne ne veut de nous. Nous vivons d'expédients comme des
chiens sauvages, en volant ce qui devrait nous revenir. Nous étions à 9. Ils nous ont tellement
malmenés qu'ils ont fini par nous faire chanter. Maintenant, tous savent que je suis un
"protégé", que je travaille "sur commission". Et les journaux disent que je suis "marqué pour
mourir" (sur la liste noire). A 14 ans, tu te rends compte! Peut-être que cela ne vaut pas la
peine de vivre dans un monde tellement sale, pas vrai? Pour une fois que tu te décides à dire la
vérité, ils t'éliminent.
A quoi cela sert-il de vivre à des gens comme nous? Nous vivons pour voler. Nous
volons pour ne pas crever. Et aussi pour avoir quelque chose à faire. Quelque chose
d'intéressant pour tromper la routine quotidienne parce que notre vie est seulement faite de
mépris.
Nous sommes de trop dans ce monde. IL n'y a pas de place pour des chipeurs. Seule la
rue nous accueille, nous sert de maison, de papa, de maman, de frère et soeur. Et pourtant, la
rue devient étroite, il ne nous reste que la prison.
La nouvelle est arrivée jusqu'ici, dans les cellules de la porcherie dans laquelle ils nous
ont enfermés comme des malfrats ultra-dangereux. Et nous ne sommes que des garçons. Ils
nous ont fait chanter. Si un jour tu retournes au Brésil, on ne t'accepte plus dans la
Communauté. Fais attention parce qu'il y a des obédiences qui viennent de Dieu et d'autres qui
viennent des hommes. Tes copains de la communauté doivent avoir oublié qu'eux aussi sont
des fils et des frères d'enfants abandonnés. Ou avec nous ou contre nous.
Analyse en filigrane l'histoire de Don Zeno qui est à l'origine de la Communauté.
L'église institutionnelle l'a mis au vert justement a cause des enfants de la rue. Ou tu fais le
prêtre, ou tu te fais père des enfants de putain. Et lui, face à une fille qui a mal tourné, a fait
son choix; il a opté pour les derniers, les victimes.
Gigi, nous ne pouvons pas te forcer. Nous ne voulons même pas te rappeler les jours
passés dans le cloaque de Belém, dans les communautés rurales de Juçara, Gameleira, S.
Raimundo. Nous savons que nos figures se sont imprégnées en toi avec des lettres de feu. Nous
ne nous permettons pas de juger tes frères. Votre fondateur vous a déjà jugés: "Tant que vous
resterez à l'unisson avec les victimes, vous serez Nomadelfia; quand vous ne vivrez plus en
union avec eux, vous n'en ferez plus partie."
Un chantage? Pour l’amour du ciel, te semblerait-il que nous n'avons aucune valeur,
aucun poids sur la conscience du monde? Ne te préoccupe pas pour nous. Pour nous, il y a
toujours une solution: la rue. Ou la prison. La certitude qu'ils nous mettront hors course.
Le sais-tu? Le mois dernier, sur la route qui mène à Joao Lisboa, ils ont trouvé - en une
semaine - les restes de 6 garçons comme nous. Qui a levé la voix pour leur défense? C'est
comme s'ils n'avaient jamais existé. Voilà pourquoi on disait que nous sommes des fils de
personne et de nulle part. Ni du ciel, ni de la terre. Es-tu jamais passé par une telle expérience?
Sais-tu ce que l'on ressent? Ou n'as-tu pas le temps d'y penser parce que l'obédience te
l'interdit? Ou parce qu'on t'impose de penser comme le système le veut?
En ces temps-ci, Imperatriz est en état de grand tumulte. A cause de nous. Des juges, des
avocats, des policiers, de grandes personnalités se sont réunis. Pourquoi s'agitent-ils tellement?
Pas pour notre sécurité - évidemment - mais pour la leur. Ils se préoccupent de l'ordre public,
de la sécurité de notre ville. S'ils pouvaient nous effacer d'un coup d'éponge, ils l'auraient déjà
fait.
Ils ont rempli les journaux en parlant de nous. Pas parce que nous sommes importants,
mais à cause de nos méfaits dont le dernier était de voler de la colle de cordonnier pour nous
droguer avec ses exhalations. A nous autres, il suffit de si peu pour oublier d'être au monde.
Seulement, un peu de colle.
Ils disent que notre ennemi numéro 1 est la faim. Cela aussi, mais pas seulement ça.
La "justice" s'emploie a faire construire pour nous une maison modèle de réclusion parce
que la ville n'a pas de prison pour enfants. Ils nous ont obligés de rester pendant deux heures
sous la pluie et de nous coucher dans la boue. A présent, tous semblent être satisfaits parce que
le "cas" est en voie de solution. La réponse à nos problèmes sera "une prison modèle pour
mineurs.
En attendant, ils savent tous que mes jours sont comptés. Cantanheide, mon
prédécesseur comme chef de bande, a déjà été éliminé.
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Aujourd'hui, c'est le jour des morts. Tous sont allés au cimetière pour pleurnicher. Mais
personne ne vient au cimetière de nos coeurs pour pleurer sur les débris de la société que nous
sommes, nous, les abandonnés. Nous sommes déjà morts avant de mourir.
Personne ne vient pour déposer une fleur. Exactement comme pour les chiens. Je parle
de chiens du Tiers Monde parce que ceux du Premier Monde sont traités comme de grands
seigneurs. Certes, vous devez penser à des choses plus importantes. Vous n'avez pas de temps
à perdre avec les fadaises des enfants de la rue. Continuez à préparer vos modèles de
communautés sélectes pour ... les anges. Pour nous, les modèles de prison modèles sont
suffisants.
Entre temps, la liste des victimes s’allonge. On mettra ça sur le compte de qui? Les
églises s'en lavent les mains: la société ne veut pas en entendre parler; les communautés des
élus de choix ne mettent pas des emplâtres. Nous continuons ainsi, nous continuons à attendre
un "peuple samaritain" qui aura le courage de faire ce que les autres refusent de faire:
cantonner leurs propres affaires, relativiser leurs propres programmes pour voir les peuples-
enfants encapuchonnés en peuples-brigands.
Ne crois pas que nous soyons contre toi. De grâce! Tu nous as accordé 12 longs mois de
ta vie. Ce n'est pas peu. As-tu jamais pensé à l'effet que pourrait produire sur les gars de ton
âge ton refus du monde occidental? Essayons d'y penser ensemble. Si ça te va, entre un tour de
tracteur et l'autre, nous pourrions venir en parler avec toi, oui? Crois en notre amitié, le
"Sargento" et tous les autres (Selon les statistiques, nous sommes quelques 25 millions
d'enfants abandonnés.)

Grosseto, 20-11-1990 - Cher Fausto,


Comme d'habitude, nous autres habitants du Premier Monde , nous allons bien, pour
cela, nous vous remercions vous, habitants du Tiers Monde. Pendant quelques moments, nous
prenons la peine de penser à vos indignes réalités. Mais la possibilité d'une éventuelle hausse
des prix de l'essence ou les caprices de Maradona nous distraient immédiatement. Quelle est
notre faute à nous si les indigents ne peuvent exercer aucune influence directe sur les balances
de paiement?
Même les communautés les plus sélectes ne peuvent se contenter des gloires de leur
passé, tirer leur subsistance de quelques épisodes héroïques. De temps en temps, je relis la
lettre du "Sargento" dans laquelle tu me demandes si je réussis à oublier les victimes. Eh bien,
je n'y suis pas encore parvenu. Au contraire, j'avoue qu'elles me prennent en traître. Elles me
laissent passer tranquillement ma journée. Mais à peine me trouve en face à une de ces
forfaitures que tu connais (gaspillage, consommisme, superflus etc...), que le "Sargento" se
place devant moi et m'arrête sur mon chemin. Eux - les derniers - pieds nus, sous alimentés,
n'ennuient personne et pourtant, ils réussissent à ébranler nos sécurités.
Dans la communauté, j'ai projeté les diapositives des favelas de Belém . De tels scènes
font spontanément repenser aux misères que l'Italie a connues après la guerre. La différence,
c'est qu'au Tiers Monde, il ne s'agit pas de situations transitoires. Il y a cent, deux cents années,
ces gens vivaient mieux. De 1960 à 1985, l'exportation des produits agricoles de l'Amérique
Latine a augmenté de 30 % alors que la production a connu une hausse de 4 % seulement.
Entre 1970 et 1980, la production des haricots a baissé de 10% et celle du manioc de 19 %. La
production de la canne à sucre a connu une hausse de 904 %. Puis ils nous font croire qu'en
achetant leurs produits, nous les aidons dans leur processus de développement.
Notre pays n'a pas de ressources propres et se vautre dans une richesse insultante, alors
que le Brésil, richissime en ressources naturelles, s'effondre dans une misère scandaleuse.
Nous autres occidentaux constituons les 37 % de la population mondiale et nous
gaspillons les 87 % des ressources. Et nous avons la stupide ambition de vouloir élever à notre
niveau de vie celui du 2e, 3e et 4e Monde. Cela ne nous passe même pas par l'anti-chambre du
cerveau que c’est à nous de redimensionner notre niveau de consommation. Même s'il était
possible de porter l'humanité entière à notre niveau - comment réduirions-nous la planète?
Tout cela ne signifie pas devoir retourner à l'âge de la pierre, mais nous renvoie à la
redécouverte des valeurs évangéliques et éternelles de l'essentiel, de la modération, de la
priorité de l'être sur l'avoir.
Ce sont ceux qui n'ont pas de poids de gravité sur les économies mondiales qui
deviennent notre Evangile vivant, ils nous lancent cet appel: "Gare à vous, peuples repus, car
vous avez eu votre récompense!"
Il n'est pas nécessaire d'avoir un compte en banque et encore moins une propriété privée
pour être riche. C'est si facile de bénéficier des excédents alimentaires de l’AIMA (Organisme
d'Etat d'intervention de produits alimentaires en Italie). Tant de miettes tombent des tables du
39
"consommisme" qu'il est pratiquement impossible de se porter mal dans le pays des "joujoux".
Que tu le veuilles ou non, tu es concerné par cette énorme bouffe qui donne la nausée.
Les pauvres doivent disposer d'un champ magnétique duquel je ne réussis pas à me
libérer. Dis au "Sargento" qu’il m'a conquis! Luigi (Gigi)

Imperatriz, 15-2-1990 - Cher Gigi,


J'ai pensé à toi hier soir quand la TV a annoncé lors de son Journal que dans la seule
région de Rio de Janeiro, les justiciers ont éliminé 490 enfants de moins de 18 ans. Un copain
du "Sargento" a laissé ce message sur les murs de S. Paolo: "vamos fugir para onde fugiu o
nosso sonho" (Nous nous réfugions là où s'est enfui notre rêve). Ni les ponts, ni les prisons ne
sont des asiles sûrs pour ces anges dont personne ne veut. Il ne leur reste qu'à se réfugier dans
les rêves. C'est cela que je fais depuis un certain temps parce que la réalité est trop dure, la
marche de l'histoire trop lente. Et il faut alors se gaver de rêves pour survivre. Comme certains
animaux de la forêt qui se nourissent de fleurs de "ipé" (arbre), "jatobà", etc. Il est prouvé
scientifiquement, statistiquement, que la mort prématurée est en relation (lien de cause à effet)
avec le gain des familles. Au Brésil, on compte 8 millions d'"enfants de la rue"; 10 millions
d'"esclaves au travail", 8 millions ayant droit d'être scolarisés mais restant sans accès à
l'enseignement; 7 millions (entre 10 et 17 ans) qui travaillent dans des usines et dans le
commerce; cinq cents mille fillettes prostituées. Les 80% des enfants morts à Récife (capitale
du Pernambuco) durant ces deux dernières années présentaient une quelconque forme de
dénutrition. Pour le FAO, 30 % des enfants brésiliens entre 0 et 5 ans sont sous-alimentés.
Le "cas" est tellement grave que le nouveau Président a lancé le "Statut de l'Enfant et de
1'Adolescent" lors de discours tonitruants, flashs et scoups télévisés. Selon la nouvelle loi, les
enfants en-dessous de 12 ans ne peuvent pas être emprisonnés. Endéans l'an, 100 000 anges
abandonnés doivent être rejetés dans la rue. Combien d'entre eux finiront comme Wagner
Moreira et William Magnoli, 12 et 13 ans, tués au coups de revolver par deux "vigiles" de Sao
Paolo?
Le journaliste Gilberto Dimenstein écrit: "Actuellement, un enfant ou un adolescent par
jour est assassiné au Brésil. 5000 au moins ont été tués ces 5 dernières années (un nombre 6
fois plus élevé qu'au Liban) par des escadrons d'exterminateurs chargés de "maintenir l'ordre"
(la guerra dos meninos = la guerre des enfants). L'Institut National d'Alimentation déclare que
toutes les deux minutes un enfant meurt de faim.
La semaine dernière, je n'ai pu refuser l'invitation de visiter le "Sargento" dans la prison-
modèle où il est enfermé avec 18 autres copains. A l'entrée, tu es reçu par un espèce de shérif
qui sourit tout le temps mais dont la main ne lâche pas un seul instant le gousset gonflé du
revolver d'ordonnance. Je ne trouve pas de mots pour exprimer le dégoût que j'ai éprouvé
devant la femme qui se fait appeler "tante" et qui ne cesse de leur faire du chantage:
"Comment? Vous ne me regardez même pas? Vous me demandez toujours si je vous ai apporté
à manger et vous ne me demandez jamais comment je vais, moi?" Le "Sargento" était tendu,
nerveux. Il s'est seulement détendu quand une autre dame d'oeuvres est arrivée pour l'amener à
la promenade. Pour quelques heures.
On les dirait en cage, ces garçons. Il y en avait un de 7 ans. Il s'est caché sur un camion
en transit dans le Cearà et est arrivé ici (environ 1000 km). Il ressemble à un puceron perdu. Je
ne puis te dire à quel point j 'étais révolté. Je suis resté là pendant une heure à observer tout ce
qui s'y passait. Ils ne faisaient que des jeux de lutte, de karaté, de Capoeira. Après tout ne sont-
ils pas enfermés avec toute leur force vive?
La première "madame" qui m'a fait entrer est la fille d'un riche industriel. Elle organise
la collecte de vivres auprès des commerçants de la ville, lesquels dorment ensuite d'un
sommeil tranquille parce que les petits voyoux sont sous clé. As-tu compris la dernière
trouvaille de la charité? "On vous entretient, mais restez bien derrière les barreaux comme les
petits cochons dans la porcherie. Pour nous, vous n'êtes qu'un ventre, rien d'autre". Les
bénévoles sont évidemment de braves chrétiens convaincus de faire l'oeuvre la plus méritoire
du monde. Certes, ils accumulent des mérites pour le paradis à travers le "Sargento" et
compagnie. Les victimes deviennent ainsi des instruments de la Providence pour que des
"bons" puissent faire du bien...
Sur la route du retour, mon sang n'a fait qu'un tour: vois-tu quels chrétiens vulgaires
nous sommes, nous tous? Cette ville a combien d'habitants? Au moins 300 000. Et on ne
trouve pas 19 familles capables d'ouvrir la porte de leur maison et de leur coeur pour accueillir,
chacune, un de ces garçons? Quels chrétiens sommes-nous si nous ne sommes pas en mesure
de trouver une solution à un si petit problème?
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Le crépuscule enveloppait la ville. Jusqu'hier, à la tombée de la nuit, on y vivait dans la
crainte des "meninos da rua" (des enfants de la rue) qui commençaient leurs chiperies
nocturnes. Aujourd'hui, grâce à certaines personnes généreuses, la ville a retrouvé un somme
tranquille: les petits voleurs sont neutralisés. Pour eux, il y a une prison modèle et les restes
des dîners des commerçants.
Le programme prévoit la création d'ateliers, d'écoles, de travail. Pour le moment, il n'y a
que l'ennui. Le petit gars de Cearà ne trouvera pas de meilleure école de délinquance!
Ces garçons, désormais inoffensifs, assiègent ma conscience. Aucun projet de nouvelle
société ne peut ne pas passer sur leur corps. Il fait nuit. Au fond du tunnel des interrogations, je
ne vois que les figures des 19 détenus et les yeux éteints du "Sargento": "Nous aussi, nous nous
réfugierons là où se sont enfuis nos rêves". Affectueusement. F.F.

CORRESPONSANCE FREI FAUSTO – ROBY (Père Franciscain)

Porto Franco, 3-2-1990 - Cher Roby,


Je suis heureux de t'avoir comme compagnon de route sur ce chemin sans fin. Je te
souhaite de découvrir le plus vite possible que, comme prêtre, on perd son temps dans le
Premier Monde. Ta découverte d'un monde blafard même au milieu des pauvres (du Premier
Monde) est la chose la plus importante. Dieu sert à quoi dans une civilisation rassassiée et
pleine d'ennui? Même les pauvres le ressentent, en sorte que Dieu devient un "surplus". Nous
devrons en découvrir les raisons. Pour moi, on les trouve dans le type de civilisation que nous
nous sommes donné. Qu'est-ce qu'on peut chercher, à quoi peut-on aspirer si l'on pense avoir
tout. Comment est-il possible de croire s'il n'y a pas de prémisses pour déclencher le processus
de la foi?
J'ai bien peur que l'Occident ne soit en position "out". Il s'est lui-même barré le chemin
qui mène à Dieu parce qu'il a coupé les ponts avec les peuples frères. Je voudrais te le dire sans
pour autant te faire du mal. Quand j'étais en Europe, je me demandais chaque samedi après-
midi: qu'est- ce que je dirai demain aux gens? Nous sommes contraints de dire deux petites
paroles innocentes qui ne font ni bien ni mal, pour que, le lundi matin, tout recommence " da
capo". On fait une proposition anodine parce que tous devront pouvoir faire ce que nous leur
demandons: vivre en harmonie avec le voisin, faire de bonnes oeuvres, prier, aider, s'engager
dans des groupes actifs. N'est-ce pas une farce a l'égard de celui qui est venu au monde pour
renouveler toutes choses? Moi je refuserais un Christ qui ne nous aide pas à changer les règles
du jeu. Il serait un allié du mal constitué. Un danger public, un ennemi des oppressés.
Il semble que ce n'est que maintenant que nous découvrons les délits sociaux, les
structures du pêché, les civilisations qui se nourrissent de l'exploitation légalisée des peuples-
enfants. Je ne peux le cacher à un ami comme toi: je refuse le christianisme de style occidental.
Je le répudie.
Je prétends qu'il est l'ennemi de l'homme, qu'il est "tué” cinquante millions de fois
chaque année. A quoi te font penser les remous à l'Est, les murs de Berlin, la glasnost, "les
maisons communes", ces athéistes qui parlent de paix et d'universalisme? Peut-être le fils de
l'Homme s'est-il réfugié en eux? Qui est en train de défendre 1'Homme, qui prêche l'évangile
de 1'Homme?
Tu fais bien de te mettre en route. Comme St. François. Pour trouver tous les rendez-
vous avec l'homme, les Emmaüs, les Béthlehem, le Calvaire. Lui, on le rencontre entre
Jérusalem et Jérico. Et cela exige de la part de chaque Abraham, qu'il soit petit ou grand,
d'abandonner ses sécurités, ses principes, ses rêves. Pour se laisser conduire en dehors de la
propre terre. La rencontre magique mène toujours sur des sentiers de l'inconnu. Chaque terre
promise, aujourd'hui, passe par le Tiers Monde. Parce que l'Occident nous a générés dans les
pêchés capitalistes. La route passe par le pauvre. Mieux: par le peuple appauvri. Ton F.F.

Porto Franco, 23-3-1990 - Cher Roby,


Rien ne peut se substituer à l'expérience directe. Un compte est de discutailler sur la
croix du Tiers Monde, un autre est de monter dessus, i la parole, ni l'image, ni le témoignages
ne sont suffisants pour communiquer ce que la victime transmet. La communication pleine et
entière passe à travers la participation. Se défaire de soi pour assumer l'autre.
Le monde des victimes est là à imposer justement ce message: vous ne savez pas ce que
cela veut dire être traité comme des vers, en peuple servile et dépendant. Relisons la parabole
du mauvais riche avec des clés cosmiques. Les peuples riches ne peuvent pas comprendre les
peuples -Lazare qu'ils entretiennent pourtant grâce à leurs aumônes d'aide assistentialiste. D'où
41
la stupeur des premiers: "Mais nous avons observé les lois du marché; ce que nous avons
accumulé est le fruit de nos efforts; nous respectons les normes internationales ... Les peuples
misérables sont une race inférieure, des paresseux, incapables de s'administrer... Père
Abraham, pourquoi nous trouvons-nous dans ce lieu de tourment? Est-ce notre faute si
l'histoire nous a favorisés par les croisades, les colonies, les navigations, les talents de nos
citoyens, le progrès? Qu'y pouvons-nous si la technologie et les satellites sont de notre côté?
Le Père Abraham ne fait aucune analyse sociologique. Il appelle à l'évidence: vous avez
joui, les autres ont souffert. Pas d'analyse des structures. Evidence, rien qu’évidence. IL n'y a
qu'une voie pour comprendre, accueillir, faire de l'espace à "l'autre", aux peuples-Lazare. Il ne
suffit pas de faire ce qu'a fait François en son temps. Aujourd'hui, il faut non seulement
s'arracher les habits du dos, mais aussi les vêtements mentaux de l'Occident, jeter au loin les
cultures dominantes, la présomption d'être l'étalon de l'univers pour se vêtir des chiffons des
cultures vulnérables et des économies esclaves. Lui, il avait devant lui les pauvres de son pays,
nous, nous avons à faire avec des peuples entiers, dépouillés vifs de leurs ressources. Il suffit
de feuilleter certains livres sur la "conquête" afin de s’en rendre compte: "Je croyais (que les
chrétiens) étaient pleins de bienveillance, envoyés (comme ils le prétendaient) par T.
Viracocha, c.à.d. par Dieu; mais tout s'est passé, me semble-t-il, différemment de ce que je
pensais, parce que, sachez-le, frères, après leur arrivée dans notre pays, ces êtres ont prouvé
qu'ils ne sont pas des fils de Viracocha, mais au démon (dit Tito Cusi au Pérou en 1500, cité en
Nathan Wachtel , La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou face à la conquête espagnole,
Torino 1977, p. 32).
Le Tiers Monde ne devrait-il pas dire la même chose de nous? Fils du lucre à tout prix,
fils des idoles du capital; fils des atomes exterminateurs et des économies devenues folles et
fils du démon, n'est-ce pas, au fond, la même chose? Je voudrais pouvoir te donner raison,
espérer comme toi en un repentir du Premier Monde, pouvoir dire: "Donc, la miséricorde est la
seule clé de lecture qui nous ouvre au mystère de Dieu." Je n'y arrive pas.
Parce que, sur le plan de la justice, il ne peut y avoir rémission. Le Christ pardonne tout,
mais pas l'injustice. L'injustice n'est pas comme une mauvaise pensée; si l'on ne répare pas les
dommages, quelqu'un en reste victime. Seulement après la restitution des biens mal acquis, le
Christ entre en relation d'intimité avec Zachée. Pouvons-nous repéter avec tous les Christs
sous-alimentés: "Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font? " Comment font-ils pour
ne pas le savoir, avec tant de doctrines, tant de culture, tant de cerveaux électroniques?
A force d'assistantialisme, nous avons perdu jusqu'aux notions de la justice. Le Christ
n’a pas de compassion avec l'injuste. "Loin de moi, maudit..." Quand l'abécé de l'humanité
n'est même pas respecté, Lui, il ne nous voit plus, parce qu'avant tout, Il voit l'Homme, le pain
et le vin qui le nourrissent. Tout le reste vient après. Même la miséricorde. Sans la justice, ce
serait un contresens.
Et n'oublions pas que, l'injustice devenue structurelle, le pêché d'une civilisation entière
devient institutionnalisé. On n'a pas encore assez souligné ce fait. Alors, condamnation sans
appel? Je passe la parole aux victimes. Elles seules ont droit au verdict. Bons baisers de ma
part et de leur part. Ton F.F.

Novara, 22-6-1990 - Mon très cher ami,


Les bons baisers que tu m'envoies de l'autre rive de l'océan, les tiens et ceux des pauvres,
me font mal. Je me rends compte que je ne comprends pas et cela me fait souffrir. C'est un
coup dur pour mon orgueil, pour ma prétention de comprendre et de partager sans me salir.
Mon froc serait-il vraiment cette "chemise aseptique" et immaculée qui me sépare de la peine
des hommes? A plus forte raison des sous-hommes de ton monde?
Cette ambiance de certitudes commodes et de remords stériles m'abêtit et me rend
paresseux. Pourtant, je ne suis ni auteur ni conservateur. Je vis entouré d'idoles, que je nais et
que je sers. Mon moi étant au centre du Panthéon. Même Dieu, le vrai, le Dieu de Jésus Christ,
est parfois seulement une pâle ombre au fond de la mémoire. Je n'ai même pas l'illusion-
consolation de la paix spirituelle (spiritualiste?) Ce Dieu de l'Alliance et de la Communion, je
ne l'ai probablement jamais vraiment connu ni aimé. Autre chose que les élans héroïques!
Quelle prétention de comprendre et de partager! Je ne réussis même pas à être un brave
pharisien médiocre. Voilà ce que je suis: une image de cette société, du Premier Monde
homicide et faussement inconscient. Avec en plus le risque quotidien de l'hypocrisie religieuse,
des bons sentiments de façade. Au-delà des structures - tout en reconnaissant toute leur
influence maligne - il y a quelque chose en moi qui doit être démoli et reconstruit, arraché et
assaini: "dieu" doit redevenir "Dieu". Pour que l'homme en moi puisse redevenir l'Homme à
l'image du Christ pour se mettre sérieusement au service de l'homme.
42
Celui que tu embrasses, Fausto, est donc probablement ton "ennemi". En fait, avec mon
comportement, avec mes connivences, je te trahis chaque jour et tes pauvres avec toi.
Toutefois, dans ce scénario désolant, une lumière d'espérance reste allumée. Malgré tout,
moi qui mérite de la colère, moi qui m'appelle Ninive, Judas et Epulone, Je suis aimé de Dieu.
Même si le nom de cet amour n'est pas "paix", plutôt "pierre d'achoppement" et "feu dévorant".
Je ne prétends pas te dire des choses vraies, mais te donner le peu de choses que j'ai en
actuellement: partager ne fût-ce que pour un moment la pauvreté de la parole. Et si je dis des
bêtises, ne me jette pas avec l'eau du bain.
Nous sommes d'accord: "la miséricorde sans justice est un contresens". Les prophètes de
Jésus l'ont proclamé sans ambiguïté, nous sommes donc engagés sur cette terre à planter les
bases de la miséricorde, c.à.d.: à répondre - ici et aujourd'hui - aux défis de la justice.
Mais nous n'avons pas non plus le droit de gonfler à ce point le mot justice - au risque
d'oublier que seuls l'Amour, la Charité, la Miséricorde nous resteront à la fin (Cor. 1,13).
Entendons-nous bien: je crois que tu as raison de revendiquer impérativement la justice. C'est
ton devoir à toi qui vis dans la périphérie de l'histoire. Gare si tu ne le faisais pas! Moi-même,
je t'invite à continuer, à dénoncer, à hurler toute ton indignation.
Je voudrais seulement que tu n'obstrues pas la voie aux possibilités de Dieu, à cette
miséricorde qui est l'identité même de notre Dieu. En somme, il ne faut pas éteindre la mèche
qui fume. C'est le mystère de la justice de Dieu qui s'est révélé au monde en Jésus Christ.
Qualitativement, cette justice est différente de celle des humains.
Continue à crier comme Amos et comme Jérémie, mais souviens-toi de Jésus Christ.
C'est en Jésus que les "gare à vous" et les malédictions sont inscrits dans une ambiance de
miséricorde, s'il est vrai que la parole définitive est celle de la Croix. C'est justement dans la
croix que se révèle la justice de Dieu (lettres aux Romains), là où Jésus le juste a assumé
"pêché et malédiction" pour permettre l'espérance de sauver justement les injustes et les
maudits de Dieu (...). "Si", me diras-tu, "mais en attendant, mes gens continuent à mourir, pire,
à non vivre." Et tu as raison: ça, c'est le drame de la Parole. Encore plus: le drame de Dieu.
Laissons alors la parole aux victimes. Qu'est-ce que tu crois, toi, qui les connais si bien:
est-ce qu'ils condamneront - ou pardonneront-ils? Je suis peut-être un masochiste, mais toi,
n'arrête pas de me serrer dans les bras des victimes. Ton Roby

Imperatriz, 27-8-1890 - Cher Roby,


Pendant plusieurs jours, tu m'es resté sur l'estomac avec ton impitoyable sincérité. Avec
ton alternative: "ou les victimes nous pardonneront, ou ils nous condamneront". Cela reste sur
le tapis comme de la lave incandescente; moi aussi, d'instinct, je dirais avec toi que la victime
embrassera son bourreau. Mais quoi d'autre pouvait inventer le Juge pour faire comprendre la
gravité du mal que nous sommes en train de commettre?
Et puis, as-tu jamais pensé à quoi peut bien penser le bourreau en recevant l'accolade de
sa victime? Cela ne serait-il pas justement son tourment?
Je ne crois pas que les victimes puissent condamner. Elles sont trop bonnes. Leur
univers intérieur a toujours exercé un attrait sur moi. C'est peut-être parce que je devine par
intuition que cela me permet de pénétrer dans la psychologie du Christ. Je l'ai analysé dans les
livres témoins sur les camps de concentration. Le rapport victime-bourreau est quelque chose
de monstrueux. Même les SS ne réussissaient pas à porter un poids tellement lourd sur leur
conscience; La plus grande partie d'entre eux devenait fou, se noyait dans l'alcool ou se
suicidait.
Tu vois? Il y a une limite à tout, même à la barbarie.
La justice, mon ami, c'est la grande inconnue. Même dans les séminaires, ils ne nous
l'ont jamais explicitée. Et ainsi, nous aussi nous sommes victimes d'une vision cléricale de
l'univers. Elle se réflète dans tes paroles. Peut-être Dieu est-il à court de moyens pour sauver
tous les nommes, comme il en avait l'intention dès la création du cosmos? Et pourquoi
prétendre "peser" l'histoire avec la miséricorde et la charité, catégories strictement chrétiennes?
Au Jugement, tous les peuples seront convoqués, pas seulement les chrétiens. Il est évident
qu'il faudra une mesure plus vaste, universelle justement. Oui, les chrétiens seront jugés aussi
sur l'amour, mais les autres sur la seule justice. Nous sommes conditionnés par cette vision
ecclésiologique qui a toujours vu le monde en fonction de 1'Eglise et non pas 1'Eglise en
fonction du monde.
Voilà pourquoi la justice est le grand "trou noir" de la tradition chrétienne. Moi aussi, si
je me trouvais dans la peau du pauvre Lazare, j'aurais pitié des peuples-Epulone. Mais un
compte est de vivre avec les victimes et un autre d'en faire partie. Rien qu'à cause de cela, ils
43
ont le droit de te répondre.
Et pour te montrer que tu n'es pas le seul à éprouver des inquiétudes, je te consolerai par
une bonne nouvelle. A mon retour en Italie, j'ai trouvé des amis disposés à s'engager sur un
nouveau chemin, en prenant "les derniers" comme point de référence pour organiser leur
propre vie. Plus d'une fois, on était tentés de mettre le feu à la maison. On s'est dit: on ne peut
pas émigrer en masse pour le Tiers Monde. Cela ne ferait qu'aggraver la situation. Pourquoi ne
pas ramener les victimes ici, les introduire dans le portefeuille, dans les choix quotidiens, dans
le frigo, l'armoire, le compte en banque, dans la conscience occidentale, plate, consommiste?
De là est née l'idée de promouvoir un Mouvement qui propose justement une teneur de vie
adaptée pour nous mettre en paix avec les peuples esclaves. Nous sommes arrivés à la
conclusion que seuls, on ne peut rien changer, et encore moins égratigner les "injustices
structurelles". Ou on s'attaque tous ensemble au changement, ou on ne change rien.
Comme tu vois, mon verdict sur le Premier Monde n'est pas sans appel. Les
provocations lancées par des amis comme tu en es un, servent à quelque chose. Ce sera une
luciole d'espoir - mais pour moi, c'est une étoile lumineuse comme Vénus! Pour continuer la
route. Pour oublier tant d'erreurs. Pour récupérer le défi: "J'ai vaincu le monde!" Comme cela
sonne mal dans les celliers du monde! Oui peut venir à bout des multinationales, des cultures
dominantes, de l'idéologie du libéralisme économique, des économies des géants? Et comment
faire ouvrir les yeux à tous ces "idiots utiles" (que nous sommes) qui en sont les utilisateurs et
les bénéficiaires en usufruit?
Voilà pourquoi rien ne changera dans l'histoire si le Premier Monde ne change pas. Il
faut construire des alternatives. Créer des exemples. Des "arches" pour 1'Homme. L'unique
manière pour fuir le "complexe du bourreau". Je te laisse en te rappelant qu'il ne faut pas avoir
peur des victimes. F.F.

Imperatriz, 24-10-90 - Mon cher ami Roby,


"Continue avec courage et confirme tes frères dans l’espérance!" Quelle espérance? Que
les pluies soient suffisantes pour la récolte, qu'on ne perde pas la place de travail (celui qui en a
peut se considérer veinard); que l'enfant ne tombe pas malade sinon le diable l'emportera... Ici
le terme "espérance" a une autre teneur. J'ai du mal à en parler parce que nous évoluons dans
deux univers totalement différents. Je suis plongé dans la culture des derniers, toi dans celle
des premiers. La culture d'un habitant d'un bidonville - un "favelado" -, d'un misérable sans
rien a rien à voir avec la tienne. Nous nous servons des mêmes mots (espoir, maison, santé,
dignité etc...) mais les significations ne peuvent se comparer. Que veut dire politique, liberté de
choix, démocratie dans les latitudes des "survivants"? Lui me disait: "On a à choisir entre deux
candidats au Gouvernement. Lobao bâte, Castelo mata (Lobao te fait battre, Castelo te fait
tuer)!" Les salaires de plus en plus bas, mais les ouvriés ne peuvent même pas se mettre en
grève sinon ils perdent leur place. Pour ne pas se faire renvoyer, on est disposé à accepter la
réduction du maigre salaire.
Tu as raison de faire tes expériences d'évangélisateur du Premier Monde. Jusqu'à quel
point peux-tu te dire à toi-même que tu ne collabores pas avec "Sodome et Gomorre" de l'orgie
consommiste? Comment fait-on pour annoncer la bonne nouvelle à qui, volens nolens, est
imbriqué dans les mécanismes de la faim? Ta conscience réussit-elle à cacher dans un placard
les fosses communes de la misère? Ne te semble-t-il pas qu'un évangélisateur de notre temps
doit avoir une respiration cosmique?
Si tu veux entrer en possession des instruments de communication avec le Sud de notre
planète (avec le Nord, l'Est ou l'Ouest, cela va de soi) tu devrais d'abord t'y immerger ne fût-ce
que pour un bout de temps.
Je crois pouvoir affirmer qu'on n'a le droit d'offrir l'Evangile aux peuples opulents
qu'après être passé à travers les peuples-Abele. Ne te semble-t-il pas que c'est une ironie de
parler d'amour à celui qui a le talon d'une botte sur le cou, sans parler de la dette extérieure, les
lois du marché etc.
Nous devons rompre les barrières qui justifient notre ignorance collective, le
conformisme de masse, le désengagement généralisé. Nous sommes des victimes, nous tous,
d'une espèce de mafia internationale. Que soient maudites toutes les doctrines et idéologies qui
tranquillisent notre conscience !
Nous avons toujours considéré le pauvre comme un objet d'évangélisation et un alibi
pour les bonnes oeuvres. C'est au contraire le peuple appauvri qui évangélise: c'est lui qui
illumine la parole, qui la traduit, qui la rompt pour nous.
Dans une réunion, la plus grande partie de mes collègues soutenait qu'il est stupide de se
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faire pauvre, que nous devrions leur enseigner à se développer, à apprendre ; "si nous n'avons
pas les moyens, comment pouvons- nous les assister?" J'ai expliqué qu'au Brésil, il y a 60
millions de pauvres qui ne possèdent rien. Quel genre d'assistance pouvons-nous leur offrir?
Quel évangile pouvons-nous leur annoncer? Si quelqu'un est réduit à rien, comment peut-on
l'évangéliser?
Je ne réussis pas à me soustraire à ces interrogations, car pour moi, il s'agit de personnes
vivantes. Comme Delfina de la favela Joao Castelo (le candidat qui a "donné" quinze mille
billets de loteries pour acheter le vote d'autant de misérables) qui a 12 enfants et survit dans
des conditions non-humaines. Comme Raimunda qui "n'a rien pour y poser sa tête". Les pistes
du Tiers Monde regorgent de ces "Christs" et on ne sait pas où les ranger. Comment peut-on
les caser dans la morale catholique, dans nos examens de conscience? Peux-tu les tranquilliser
en leur disant; "Mais moi, je fais 1'évangélisateur du Premier Monde...", "moi, je suis engagé
dans tel groupe...", "moi, je fais partie d'Amnesty International", "moi, je suis du côté des
Verts...", "moi, je suis pour la non-violence. .. "?
La bombance ne produit pas de prophéties. Si le Christ n'avait pas souffert, il n'aurait
pas pu nous comprendre. Comment aurait-il lancé ce défi: "Heureux celui qui pleure! Heureux
celui qui est persécuté pour la justice" si lui n'avait pas été victime de l'injustice
institutionnalisée de son époque? Parce qu'il a été broyé par les structures du pêché, il les a
condamnées (Math. 25)
Fais un peu les comptes: un sac de riz coûte 2400 cruzeiros; un kilo de haricots 100
cruz. Le salaire est de 5000 cruzeiros. Une personne peut tout juste végéter. Il ne reste rien
pour les dépenses du logement, de l'habillement, des transports, des médicaments, de l'école,
des loisirs. Une seule chose lui est consentie: manger pour calmer les morsures de la faim. Ni
plus ni moins que ne fait un chien, un chat, un moineau. Aurons- nous encore le courage de
dire qu'un homme vaut plus qu'un moineau? Nous devrons passer à travers les pauvres si nous
voulons arriver au sauvetage!
Un père racontait qu'il y a 20 ans, les missionnaires étaient porteurs de civilisation et de
progrès. Il citait un exemple probant: quand le premier WC a été installé dans la maison
paroissiale de Pedreiras, tous les notables du pays sont venus en procession pour le voir... Peu
de temps après, on a envoyé de la capitale des WC à gogo. Et quelqu'un commentait: Voilà à
quoi sert le missionnaire: à porter la civilisation aux "fazendeiros"! Je t'embrasse. F. F.

17.11.1990 - Cher Père Fausto,


Je saisis l'occasion de t'écrire après avoir lu la fameuse lettre de Anna. Son intervention
m'a beaucoup plu à cause de la sincérité qui la caractérise: une analyse lucide et sans fard de la
situation des chrétiens du Premier Monde. Il faut du courage pour exprimer ses propres
sentiments, pour reconnaître son impuissance, et plus encore, pour protester contre
l'impuissance même, l'impuissance structurelle. Et ensuite, parce qu'elle épingle un problème
fondamental qui se pose à nous autres habitants de ce côté-ci de l'océan: quelle espérance?
Quel futur pour le Premier Monde? Après avoir pris conscience de sa connivence, que peut
faire positivement le chrétien du Premier Monde?
Je me sens solidaire de la protestation passionnée d'Anna. D'autres personnes auxquelles
j'ai fait lire tes livres ont eu une réaction similaire: une grande secousse, indignation et honte
de soi-même. Un énorme sentiment d'impuissance et de découragement.
Face à la toute puissance et à la radicalité des conditions de conversion , la volonté de
changer et d'être plus cohérent avec sa propre foi risque d'échouer dès le départ. Tu as beau
vouloir devenir meilleur, dit Anna, "moi je me sens déjà condamnée."
Tes sacro-saintes accusations nous placent devant un Jugement anticipé et nous
condamnent. Elles détruisent notre fausse conscience et les murailles illusoires de notre
comportement impeccable, mais laissent un sens de vide privé de toute espérance.
Le Chrétien occidental, le "brave" chrétien qui prie, qui essaie d'être généreux et
disponible aux autres, qui donne un coup de main à la paroisse, qui participe joyeusement aux
fêtes entre amis, qui donne son temps au bénévolat et travaille honnêtement pour maintenir sa
famille, ce chrétien-là aurait donc fait fausse route sans qu'il n'y ait plus rien à faire? Serait-il
perdu, puisque mêlé à la chute de l'Occident?
Ton message semble même insister: ou tout ou rien! Oui, car ceci semble être l'unique
réponse à l'échec de l'Occident: une conversion complète, conversion idéologique et matérielle.
A cette seule condition, il est possible de ré-ouvrir les portes du Règne des Cieux. C’est tout à
fait juste. Mais si tu substitues a la catégorie titanique d"’Occident" la masse des "pauvres
chrétiens du Premier Monde" comme Anna les définit? Est-ce que tous pourront emprunter le
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sentier escarpé et passer par la porte étroite? Ou entrer tous dans cette "arche alternative" que
tu proposes comme réponse chrétiennement adéquate pour vivre "en paix avec les peuples-
esclaves"?
Donc, changer - mais concrètement? comment? Moi je crois que pour la grande masse,
il faut proposer des chemins de conscientisation et de conversion praticables dans le quotidien.
Non pas des ruptures fracassantes (ils n'en seraient pas capables), mais des pas de libération,
des options conscientes contre le consommisme et l'égoïsme individualiste dans la vie, grâce à
un programme minimal d'austérité, d'accueil et de partage, de volontariat, de responsabilisation
politique et sociale dans une échelle de promotion authentique de l'être humain. Je suis avec
toi, comme je peux. Roby

Imperatriz, 12.12.1990 - Cher Roby,


J'ai emporté ta lettre au campement de S. Raimundo: 19 familles qui essaient de survivre
dans un régime semi-communautaire. Te lire alors que je me trouve au milieu de maisons-
huttes, entre une course et l'autre pour arriver avant la mort prématurée; te lire à ce niveau de
l'histoire suscite des réactions de signe opposé. Il s'en dégage un sentiment
d'incommunicabilité.
Reconstruisons la scène: une hutte (il pleut dedans), une souche, une caisse de tomates.
Dehors, des enfants avec le ventre gonflé de vers, les hommes travaillant dans les champs; une
maman qui fredonne: "Viendra à la fin un jour nouveau quand les oppressés chanteront, d'une
seule voix, la liberté". Partout des chiens, des chats, des poules qui courent tranquillement.
C'est l'époque des semences. Et moi, je suis ici (fou ou désillusionné?) à croire qu'on
peut ensemencer, avec les pauvres, un échantillon de société différente. Même s'ils ressemblent
plus à des déchets qu'à des oeuvres accomplies. Je sers de chauffeur, d'organisateur, je simule
un mécanicien. Tu devrais me voir après le travail: embourbé de terre (de cette terre sacrée qui
nous donne du riz et des haricots), je suis en sueur, cassé en deux. La seule chose dont on a
envie est d'avaler quelque chose et de se coucher pour remettre en place les os rompus. C'est la
période des pluies et la boue règne en souveraine. Cette terre glaise qui me ramène à l'aube de
l'Homme. La où un souffle l'a investi et en a fait surgir un miracle: l'Homme. Moi aussi, je suis
proie de l’argile dont est pétri l'Homme. C'est pourquoi j'essaie de lui insuffler un esprit
fraternel.
Hier, on a commencé la plantation communautaire du manioc. Cadre d'une humanité
nouvelle: hommes, femmes, enfants, jeunes. Il y en avaient qui coupaient les branches, qui
creusaient les trous, qui plantaient. Tout cela apparaissait au loin, a l'horizon. Emouvant: une
humanité unie pour planter et cueillir ensemble le fruit de la fraternité sociale. Plus je
m'approchais, plus les figures prenaient corps: Zé Pereira, Adao, Chico, Pedro, Bento, Oscar,
Petronilia, Raimunda etc. Pour célébrer ensemble la saveur d'un vie nouvelle.
La nuit tombée, entre les deux rangées de huttes, réunion d'évaluation du travail
communautaire: en valait-il la peine? Un seul n'aurait-il pas dû employer 40 jours? On chante,
en soupirant: "un ciel nouveau, une terre nouvelle, un océan nouveau... dans la nouvelle terre
le noir, l'indien, le métis, le blanc et tous les autres mangeront dans la même assiette."
Tu t'étonnes que Anna se sente "condamnée". Pourtant? le Christ fait de chair et de sang,
ne se trouble pas quand le Père lui ordonne de maudire les injustes. Je te dirais que ce soir, tout
écorché à force d'avoir chargé et déchargé les branches de manioc, je me jette dans le hamac et
il me vient l'envie de tout maudire. Une réaction égale et spontanée, alors que, par
inadvertance, les images de deux mondes se rappochaient à l'intérieur de moi-même: le vôtre et
le nôtre.
Non, ce n'est pas nous qui maudissons. C'est l'indécence de cette sous-vie qui le fait.
Nous sommes comme les rayons de la lumière: L'énergie passe à travers ces rayons mais les
rayons ne sont pas la lumière. La malédiction passe à travers nous, mais nous ne sommes pas
la malédiction.
Si tu savais à quel point l'interrogation me tourmente: "Quelle espérance, quel futur pour
le Premier Monde?" Depuis des années... Et je pense: le monde dans lequel étaient immergés
les premiers chrétiens n'était pas meilleur. Des esclaves, des empereurs omnipotents, des
légions féroces. Qu'est-ce qu'ils ont du faire pour être cohérents? Ils n'avaient peur ni des
animaux féroces du cirque, ni du martyre, ni du refus du service militaire et du système social.
L'époque historique dans laquelle nous vivons nous impose quelque chose d'héroïque.
Comme lors d'un naufrage, lors d'un incendie, d'une inondation, d'un tremblement de terre: ne
sommes-nous pas contraints, bien malgré nous, à être des héros?
Tu demandes à l'histoire "que peut faire, positivement, le chrétien du Premier Monde?"
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Tu interroges au singulier car tu appartiens à une culture qui exalte l’individu. Ici, à l'étage en-
dessous, dans l'enfer, nous soulignons les responsabilités sociales, les structures de pêché, la
dimension universelle de l'homme.
Consulte attentivement l'examen de conscience qui se trouve affiché aux confessionaux .
Où se trouve la liste des délits sociaux, de nos complicités avec les désordres constitués, avec
les dettes extérieures, avec la dépendance économique et politique du Tiers Monde?
Moi aussi, je suis broyé par le pressoir de l'impuissance.
J'ai bu du fiel, de la rage, l’indignation de ne pouvoir rien faire - seul - contre le mal
organisé. Aujourd'hui, je suis content d'avoir été trituré parce que la passion pour le
changement s'est déchaînée en moi.
Avec combien de braves chrétiens Hitler n'a-t-il pas monté la machinerie des fours
mangeurs d’hommes? N'est-ce pas avec leur collaboration qu’on continue à fabriquer des
armes, des mythes consommistes, des marottes de progrès? Ne sera-ce pas avec la bénédiction
des chapelains militaires que les braves soldats chrétiens appuieront sur les boutons des
missiles nucléaires? On ne peut comprendre comment, avec tant de "braves chrétiens", le
monde va si mal: le nombre des affamés augmente, l'écosystème agonise, les générations
futures sont en danger. L'histoire est parvenue à un point limite: ou on change, ou tout saute en
l'air. Et le chrétien est encore plus responsable.
Nous autres prêtres, ne sommes-nous pas réduits aux fonctions du culte? Surtout de ce
type de culte abstrait et artificiel qui n'a rien à voir avec le pain quotidien, sa production et sa
distribution. Dans le fond, qu'est- ce que nous proposons aux gens? Aider le voisin, faire la
charité, faire des prières, un engagement social s'il le faut. Est-ce tout? Est-ce que tous ne
devraient pas faire cela? La foi ne nous a-t-elle pas été donnée pour "l'impossible pour
l'homme" - où est-elle? Tu vois, comme il est grand, le risque d'altérer , de mystifier, de vider
le feu, le sel, l'épée! Je te salue. F.F

Imperatriz, 14-2-1991 - Cher Roby,


Dans le fond, la difficulté est ailleurs: nous vivons des expériences totalement
différentes. Il y a seulement une dizaine d'années, tu m'aurais trouvé consentant. Quel est ce
nouvel élément qui est entré dans ma vie? Une parole suffit: victime. Non pas de façon
intellectuelle, froide, abstraite. Aujourd'hui, je l'appelle par son nom. Je me rappelle ses pleurs,
ses angoisses - plus que tous les manuels de séminaire. Et puis, une appelle l'autre. Jusqu'à
remplir le coeur. Une invasion. Et moi, j'ai été obligé de leur faire de la place, de créer le vide à
l'intérieur de moi. De jeter toutes les justifications, même de type théologique. Car la victime
t'envahit, elle est impertinente, radicale. Ou tout ou rien. " Ou avec moi, ou contre moi."
Puis les victimes de là-bas m'ont jeté dans les bras des victimes d'ici. Les choses ont
empiré parce qu'ici, ils sont en multitude, en majorité. Et le système qui les génère ici est
tellement bien machiné que tout semble normal, tout est conforme aux règles du jeu.
Elles m’ont contraint à relire l'histoire, le ciel, la terre. Mon rapport avec l'univers passe
à travers une conscience cosmique et planétaire. Je ne dois pas me limiter à faire les comptes
seulement avec mon voisin, je dois les faire avec 1'Homme universel, celui qui se meut entre
les deux pôles. Je vis avec l'homme de tous les temps et de toutes les latitudes, avec celui gui
fût poussé sur le chemin des fours crématoires et celui qui est en train de crever dans le Golfe
sous un bombardement aux rayons laser.
Lorsque j'entre dans le sanctuaire de la victime, tout reste comme avant et tout devient
différent. Impossible de l'expliquer en paroles. Seule l'expérience directe peut le révéler. Tu
sais, ce n'est pas difficile. Jette-toi dans une communauté de premier secours; fais-toi ami des
incarcérés; reste avec les marginaux et les conspués de notre société de gens bien.
Pour être tout à fait sincère, je te confie que jusqu'à l'année dernière, j'étais découragé
par rapport à notre Premier Monde. Des provocations, des défis, des confrontations, des
échanges d'expériences m'ont fait comprendre que, si le Premier Monde ne change pas, le Tiers
Monde ne pourra pas changer non plus. Nous sommes tous en recherche d'une nouvelle qualité
humaine, d'un nouvel ordre international. On a pensé à un mouvement de cohérence avec les
victimes: faire en sorte que les peuples appauvris ne restent pas dans les cales de l'histoire mais
qu'ils soient présents aux heures de choix. Tirer usufruit de leur sacrifice (leur Messe annuelle
immole 50 millions). Appliquer leur potentiel de transformation; rendre présente la victime
même lorsque nous faisons nos courses. La planter dans la mentalité consommiste, dans la
culture d'une économie libérale. Si c'était vrai que l'usage des choses n'a de conséquence sur
rien ("je fais ce que je veux de ce qui m'appartient"), nous ne serions pas arrivés à de tels
résultats. La victime nous contraint d'entrer dans la dimension de 1'Homme universel.
Être chrétien ou non n'est pas fonction d'une situation purement géographique. Le fait
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est que nous ne sommes plus des citoyens italiens, français ou américains. Nous sommes entrés
dans une solidarité corporative, une participation avec tout l'univers. Chaque goutte est
responsable aussi bien de l'inondation que du bénéfice que le fleuve apporte aux campagnes
irriguées. Les barrières spatio-temporelles se sont écroulées. La TV nous présente le Liban,
l'Erytrée et le Golfe. Les trous d'ozone et les effets-serre nous regardent.
Il y a urgence: un nouvel être chrétien se lève à la mesure de cette nouvelle
anthropologie qui brille à l'horizon. Nous avons en mains un homme oui entre dans la moëlle
de la matière; un homme qui navigue entre les étoiles; un homme gui court plus vite que le
son; un homme qui dispose d'un potentiel destructif omnipuissant. Et le chrétien que nous
proposons est encore celui du siècle dernier et en deçà.
La première question à se poser n'est pas comment être chrétien, mais comment se
comporter en hommes dans un nouvel univers. Il s'agit de re-créer 1'Homme qui sache vivre
avec les atomes et les électrons, avec les satellites et le laser, avec le cosmos réduit à "mon
village", avec une conscience planétaire.
Je m'insurge contre l'application du culte parce que non seulement il n'est pas innocent,
mais il devient nocif quand il endort la conscience et procure l'illusion d'être comme il faut. Si
quelqu'un sait qu'il est délinquant, il peut changer tôt ou tard. Mais si nous convaincons les
"braves chrétiens" qu'ils ont fait leur devoir; il n'y aura jamais le moindre changement pour les
victimes. Pour moi, c'est une question de conscience. Nous acceptons cette espèce de
christianisme qui veut faire passer le chat pour le lièvre. Être juste ne signifie pas encore être
chrétien. Le Christ le disait aux disciples de Jean: "Que celui qui veut entrer dans le Royaume
(et c'est plus vaste que l'Eglise Institutionnelle; il coïncide avec la place du Jugement!) donne
son deuxième vêtement à celui qui n'en a pas; et que celui qui a trop de capitaux, trop de
technologie, trop de surplus alimentaires, qui a des excédents de cerveau en fasse de même!"
Ne crois-tu pas que nous ferions mieux de nous déclarer tous en état de catéchuménat?
Reconnaître publiquement: le Christ est une brave personne, mais nous n'avons pas encore
réussi à découvrir la différence entre un chrétien et un non-chrétien; nous ne savons même pas
quelles sont "les choses impossibles à l'homme" que nous nous proposons de créer. Qui a le
courage de présenter ce Christ du Premier Monde aux derniers, aux oppressés, aux multitudes
humbles et méprisées. Ne l'avons-nous pas forcé à être de connivence avec nos systèmes
inhumains? Excuse-moi si je te torture. C'est parce qu'à mon tour, je vis torturé d'avoir été "un
d'eux". F.F.

Imperatriz, 3-2-1991 - Mon cher ami,


Dimanche matin. Le jour pour rompre ensemble le pain le plus dur que l'histoire nous ait
réservé: le dilemne "ou victime ou bourreau". Ce n'est pas une chose que l'on peut dire le coeur
léger. J'ai commencé à le mâcher quand la victime m'a transmis son humiliation, son sentiment
d'être condamnée, vilipendée par cette société hypocrite qui "pour commence par t'exploiter et
qui te jette ensuite comme un vieux chiffon".
Quand j'ai commencé à sentir dans ma propre peau ce que ressent la victime, quand elle
fait irruption dans ta vie, rien ne tient plus debout. Tu es obligé de faire la radiographie du
système parce qu'on ne naît pas victime par génération spontanée. Moi aussi j'ai essayé de me
cacher derrière l'excuse du système. Mais c'est moi, pas le système, qui me trouvais devant la
victime folle de douleur. Le système? Il peut être notre alibi. Un bouclier qui ne protège pas,
car le système, c’est nous. Sans nous, il n'existe pas.
Mais l'honnête citoyen italien a les papiers en règle. A fait son devoir. Comment peut-il
être complice d'un délit qu'il n'a pas commis et qu'il ne connaît même pas?
Les victimes semblent suggérer: une goutte du fleuve ne peut faire du mal, ni inonder ni
tuer; mais ensemble, avec des millions d'autres gouttes, le courant cause un désastre. Toi,
goutte, tu ne peux pas t'en extraire, te mettre à part. Et toi, citoyen honnête, tu es une cellule du
corps social. Moi, seul, je ne suis pas le système, mais je porte une cinq-milliardième partie de
responsabilité pour le destin du cosmos. Même si je ne fais rien, je suis déjà coupable
d'omission. Même si je ne dis rien: délit de complicité!
Et si nous lisions l'Evangile dans l'optique des peuples en termes cosmiques et
universels?
"C'étaient des économies-enfant qui descendaient de Jérusalem à Jérico, de Londres à
Pékin...". "C'étaient des peuples-Lazare qui cherchaient à se libérer de l'enchaînement des
dettes extérieures, des modèles de développement, des lois du marché..."
"Je faisais partie des 50 millions de tués chaque année par les mécanismes de la faim..."
"Il y avait une fois un peuple-Epulon qui faisait fortune en exploitant les ressources des
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peuples-Lazare, leurs matières premières, leur main d'oeuvre sous-payée... et le peuple Epulon
était heureux de faire du bien, de prodiguer de bonnes oeuvres aux peuples-Lazare..
Le sermon de la montagne à dimension planétaire."
Juger les autres? Que Dieu m'en garde! Je suis incapable de me juger moi-même. Nous
tous, nous voudrions être jugés par un "dieu" fait à notre image et à notre ressemblance.
Néanmoins, Dieu confie le jugement au "Fils de 1'Homme" qui a été broyé par l'injustice et la
barbarie. La faute majeure du système consiste peut-être dans le fait qu'il fait de nous des
intègres, des bien-pensants, d’honnêtes citoyens, de bons conformistes soumis et ignorants,
complices de ses méfaits.
L'histoire nous oblige à admettre qu’il faut changer ensemble - ou que rien ne changera
jamais. Que peut faire l'individu au singulier contre les multinationales, les lois iniques du
marché, les cultures dominantes, les modèles de développement et de comportement?
Ne le prends pas mal. Seule l'amitié sincère permet de dire toute la vérité. On peut
discuter de tout. Mais la victime existe, l'opinion passe. F.F.

CORRESPONDANCE FREI FAUSTO - SUOR CLARISSA

Imperatriz, 2-11-1990 - Chère Soeur Clarissa,


Aujourd'hui, nous sommes le 2 novembre. Ils sont tous allés au cimetière.
Et moi, je reste en ta compagnie dans le sacrement du partage. Les morts - ou plutôt :
une multitude de tués par la faim - je les porte en moi. Le cimetière est à l'intérieur. Peux-tu
imaginer ce que cela signifie, dans une situation comme la mienne - de recevoir quelques
lignes comme les tiennes. Chargées d'humanité, c.à.d. de la mystique la plus profonde qui
puisse exister. Juste pour dire Je suis avec toi. Avec tes crucifies".
Que puis-je répondre? Que je marcherai avec plus d'élan en ta compagnie? Renforcé par
les bras portants d'une soeur en prières? C'est trop peu, n'est-ce pas? Je te relis encore: "Je crois
que ce n'est qu'en me laissant interroger, inquiéter profondément par ta présence là-bas que je
peux continuer à rester ici."
Anna aussi s'est laissée inquiéter: "Pour moi, il ne peut y avoir de salut parce que
j'appartiens aux peuples épuloniens".
Exprimé en ces termes, c'est trop dur, trop émotionnel. Fais tous les détours que tu veux,
passe même par Auschwitz et Hiroshima, passe par les calvaires du Tiers Monde, par les
déserts écologiques et nucléaires, entre dans les structures internationales du pêché dont nous
sommes tous complices, y compris les clôtures - et, à la fin, tu te retrouveras entre les mains de
ce "fils de l'homme crucifié par millions".
Comment ne pas l'interroger comme François dans ce nouveau Saint Damien cosmique
et planétaire? Comment ne pas passer des nuits d'insomnie en sa compagnie, en caressant son
visage qui se réflète et est incarné dans les visages de tant d'enfants qui naissent seulement
pour mourir? Voilà: mes morts reposent à l'intérieur. Eux aussi ont droit à une fleur, une
bougie. Pour qu’au monde, on se rappelle d’eux, de leur décès. Pour que leur vie de victime
n'ait pas été vaine, que leur immolation n'ait pas été inutile.
Francinete, José Cassiano, Joao, les enfants de cire. Une procession sans fin. Qui me met
dans un état d'anxiété". Qui me fait sentir fautif. Parce que je suis encore en vie. Malgré les
pistoleiros. Malgré le désespoir qui me consume l'âme.
Suis-je vivant ou en survie?
Parlons des clôtures. Des âmes contemplatives. Elles aussi doivent se confronter avec
les Auschwitz de la misère imposée et institutionnalisée. Que veut dire "contempler", alors que
sous les pieds - (ou sous les genoux, si tu préfères-) coule le sang de tant de nos victimes? Le
monde n'est plus celui d'auparavant. L'histoire a brûlé le temps, l'espace, les distances. Les
victimes sont là, avec toi, quant tu te mets à genoux (à la rigueur à genoux devant toi-même).
Je voudrais trouver les paroles justes pour te transmettre ce que j’éprouve. Je n'y réussis
pas. Je ne voudrais pas être dur. Après tout, qu'est-ce qu'on peut vouloir exiger d'une personne
qui a déjà tout donné? Cependant, il y a quelque chose qui ne doit pas nous laisser tranquille,
immobile dans nos châteaux intérieurs. J'estime que le Tiers Monde (avec 1'écologie et le
nucléaire) est le plus grand des Signes du Temps. La prophétie qui a la voix la plus forte. Il va
falloir se mesurer à elle. Tout et chacun doit passer a travers cette nouvelle mesure de
l'histoire.
Qu'est-ce que cela veut dire, être contemplatif en compagnie des favelas, du Liban, ae
l'Erytrée, des deux tiers de l'humanité à la dérive?
Comment se situe la clôture par rapport aux Calvaires du présent?
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Réfléchissons-y en priant et en marchant avec les morts que nous portons en nous. Et, si
tu veux bien, échangeons nos pensées à ce propos. F.F.

2-12-1990 - Mon cher frère,


Je lis et relis ta lettre devant l'Eucharistie, le Sacrement du partage, et je sens que tes
paroles sont des fragments de ce même pain qui nourrit mais qui ne laisse pas tranquille. Il ne
me laisse pas en paix à l'intérieur de la "tranquillité" monastique. Mais il me pousse toujours
davantage, avec les années qui passent, sur les routes des hommes. Je ne sais comment te le
dire... Le simple fait de t'avoir rejoint par une lettre et d'avoir reçu une réponse m'éclaire les
routes par les quelles je dois cheminer si je veux rencontrer le Seigneur vivant et agissant dans
l'histoire.
Je suis loin de toi, non seulement géographiquement, mais aussi parce que je vis une vie
tellement différente. Pourtant, je te sens profondément vivant en moi, avec tes gens, tes
crucifiés, ton coeur brisé. Comme je sens vibrer en moi tes paroles "je me sens fautif parce que
je suis encore en vie, malgré les pistoleiros, malgré le désespoir qui consume 1'âme."
Comment te dire que je voudrais être avec toi, même physiquement, pour sentir dans ma
propre chair tes peurs et tes désespoirs qui sont ceux des multitudes? Et pourtant, pour être là,
avec toi, avec vous, je sens que je dois rester ici, descendre dans les enfers du coeur où se
succèdent toutes les nuits du monde et se combattent les luttes suprêmes du mal.
Il devient de plus en plus clair pour moi que la contemplation chrétienne passe par le
"fils de l'homme - crucifié par millions". Et cette contemplation ne peut pas être douce,
innocente, tranquille, elle ne peut être que partage, coeur brisé, coeur inquiet, espace ouvert
pour accueillir tous les crucifiés de l'histoire. Cela entraîne forcément aussi une crise totale de
toutes les structures monastiques et ecclésiales. Cela provoque le sentiment de devoir toujours
nager à contre-courant!
Comment j'aimerais pouvoir répondre aux défis que tu m'as lancés! Je le ferai dans une
prochaine lettre en priant et, comme tu le dis, en "marchant avec les morts qui se meuvent en
toi". Pour aujourd'hui, permets que je te parle seulement de communion dans le mystère du
Royaume. Pour aujourd'hui, laisse-moi faire le geste de Véronique qui veut panser les plaies de
ton visage, dans lequel se miroitent les autres visages infinis.
Pour aujourd'hui, laisse-moi te dire encore et seulement: je suis avec toi.
Plus tard, nous à correspondrons à propos de faits provocateurs de l'histoire. Je le désire
profondément parce que ceux-ci sont ma lecture non pas après, mais avant la Bible - que je lis
depuis des années à travers les événements. Ce temps d'Avent, je le vivrai certainement de
façon particulière avec toi, avec vous: dans l'attente priante et souffrante du Libérateur.
Je t'embrasse avec un coeur de soeur. Soeur Clarissa
PS. Afin que cette lettre ne te paraisse pas surgir de la nuit des temps, sache que j'ai 51
ans. Je suis entrée en Religion le jour de l'ouverture du Concile: le 11 octobre 1962. J'ai vécu
en clôture les douleurs de l'enfantement de la période conciliaire et post-conciliaire: le
renouveau, les espoirs, les désillusions, les interrogations sur l'Eglise. J’ai toujours été fascinée
par ceux qui se sont jetés, comme toi, dans la mêlée. Je sens que nous sommes en train de
vivre, dans l’Eglise occidentale, un reflux et une restauration. Et cela me fait beaucoup
souffrir.
Dieu est au-delà. Il est plus grand que l'Eglise. Et on le trouve souvent à l'oeuvre en
dehors de l'Eglise visible. Mais je te parlerai une autre fois de cette découverte du Christ "hors
les murs". Maintenant je te laisse car la nuit est avancée. Et dans peu de temps, l'aube se
lèvera, et ce sera l'heure des Laudes de Celui qui donne la paix à nos coeurs même dans le
désespoir le plus noir.

S. Raimundo, 20-12-1990
Chère Clarissa, ... et moi, je te lis devant le sacrement du Cosmos, parce qu'il est
l'Eucharistie des pauvres. Pour tous, de tous. En lui, le Père nous accompagne sans arrêt. A
l'intérieur et en-dehors de nous: "en lui, nous nous mouvons, nous vivons, nous sommes".
Je me trouve dans un campement, une occupation de terres, dans lequel 27 familles
essaient de survivre. Les paysans sont en train de charger la Toyota de paille de babaçu
(palmier du Nord du Brésil) qu'ils ont ramassée pour couvrir leurs huttes.
Je ne vais pas bien. Il doit y avoir une multitude de vers dans mon ventre ces jours-ci,
j'ai dû engager une bataille, même avec eux!
Les médicaments vermifuges me mettent à plat. Voilà pourquoi il n'y a pas de moment
plus propice pour recevoir un message comme le tien. Devant le sacrement du Cosmos. Te lire,
te sentir ici, partie de l'Univers, particule de Lui. Tout l'Univers n’est-il pas matière première
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pour confectionner le sacrement? Finalement le corps du Christ (même son corps mystique) ne
vient-il pas de la même matière dont le Père a extrait les atomes et les électrons? Dans le fond,
quelle différence y a-t-il entre une hostie de pain et une hostie de lumière, entre la sphère de la
planète, la lune ou tout l'univers? Le corps physique du Christ n'est-il pas de la même matière
que l’Univers? N'est-il pas fait du même potassium, magnésium, fer, phosphore, de tous les
éléments qui constituent notre parenté avec l'univers? Voilà pourquoi François ressentait
tellement cette union intime avec la matière au point de se considérer frère du soleil, du fleuve,
des étoiles, des ondes, des couleurs, du feu.
Je vis de plus en plus intensément ma parenté avec la matière parce que les misères de la
terre m'obligent à valoriser tout ce qui est petit et essentiel.
Comme l'eau, la lumière, le soleil, la pluie, la nourriture, le riz, les haricots. Je vis tout
cela comme sacrement, c.à.d. comme instrument de salut. Le riz quotidien ne me sauve-t-il pas
de la tristesse de la faim? Seul celui qui a vu les yeux des affamés et qui a pénétré leur coeur
peut comprendre ce que je veux exprimer.
Les vers se révoltent dans le ventre, excités par le vermifuge. Mais je ris jaune. En
blaguant avec un ami italien, tous les matins, à peine levé, je lui demande:; "As-tu fait les
prières du matin pour demander notre saint cynisme quotidien?" C'est la prière qui me remplit
le plus souvent le coeur et me monte sur les lèvres. Il ne faut pas s'en étonner. C'est la prière du
bon misérable. Celle du bon chrétien est différente! Tant que la tragédie du Calvaire du Tiers
Monde ne nous touchera pas, c'est en vain que le "Fils de l'Homme" continue à être cloué sur
la croix.
L'autre jour, ils m'ont interviewé par téléphone... A un certain moment, il me semblait
que je criais du haut d'un pupitre au sommet du cosmos: "Ne comprenez-vous donc pas qu'ici,
on crève pour rien? De vers, de diarrhée, de malnutrition..." Et puis, sans m'en apercevoir, je
me suis retrouvé en sanglots.
Décembre est le mois le plus dur parce qu'on court contre le temps, contre la pluie qui
arrive. Si on ne sème pas rapidement, on risque de ne pas semer du tout. Je cours dans tous les
sens dans le campement pour aider et résoudre les problèmes de l'ensemencement. Un vrai
marathon sur des routes casse-cou. Il faut porter un morceau de rechange à S. Raimundo,
l'essence, les semences, les plants de bananes. Tant que moi je reste là, tout à l'air de d'aller
bien . A St. Francisco, c'est pareil. A Gameleira et Juçara, même histoire. Et on se meut dans
un rayon de 200 km!
Durant cette course contre la montre, sur des pistes rouge sang, je soulève une colonne
de poussière (l'auréole des pauvres) et d'interrogations: pourquoi dois-je tant courir? Qu'est-ce
que je poursuis? Est-ce que je fais le prêtre? Est-ce que j'évangélise?
Selon le droit canon classique, certainement pas. Selon l'Homme du Jugement universel
si, parce que je lutte contre la tuerie institutionnalisée de ces populations crucifiées. Je suis au
service du pain destiné à devenir sacrement. Pour nous autres, sous-alimentés et oubliés, le
pain, rien que le pain, je veux dire sans accompagnement, est déjà un sacrement. Sacrement
premier, cosmique et universel parce qu'il nous sauve d'une mort prématurée. Parce qu'il
prépare l'homme à devenir chrétien. Il lui permet de le devenir.
Ce sera un sacerdoce primordial, au service de la faim et de la soif, mais pour nous, à
cette latitude de l'histoire, c'est un vrai exercice sacerdotal. Consacrer la faim et la soif de
l'homme. L'aider à s'organiser en communautés paysannes pour conjuguer de nouveaux
"verbes": propriété communautaire de la terre (au moins une partie), usage fraternel des biens,
travail en commun, partage et participation.
Depuis quelques mois, on voit déjà la différence dans cette partie du pays: l'espoir éclot
sur le visage plus rond des enfants. On balbutie les syllables du nouvel abécédaire humain. Et
moi je vis le sacerdoce de la vie universelle, immergé dans le sacrement du cosmos.
Au service des derniers. "Choisi parmi les hommes pour les choses qui concernent
Dieu". Y a-t-il quelque chose qui touche le Père plus que la faim de ses enfants? F.F.

Estreito, 21-12-1990
Chère Clarissa, Nous avons été sur la sellette, au service de la vie, jusqu'à 23 heures,
après une journée massacrante. Sonia m'a raconté la "chose" avec les "yeux d'eau" (comme on
dit ici). Le Père Chagas m'a prié d'aller visiter avec Gianni une infirme de sa paroisse.
Tu auras du mal à me croire. Paralysée, la jambe gangréneuse. Gianni a essayé de faire
comprendre par téléphone au médecin que les bras sont minces comme le pouce de sa main. Et
par-dessus tout, les vers la mangent à partir des pieds (il s’agit d'une mouche qui dépose les
oeufs dans les plaies où se développent les larves). Les parents ont construit une cabane au
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fond de la cour parce qu'ils craignent la contagion. Mais nos infirmières ont vérifié qu'il ne
s'agit pas de la lèpre.
Nous avons bombardé Brasilia, capitale futuriste à 1400 km de distance, de coups de
téléphone pour trouver une place dans un hôpital. La chose semblait pouvoir s'arranger parce
que le curé a des parents qui travaillent dans un hôpital. Au contraire... grève à durée
indéterminée! Le gouvernement ne paie pas et n'a pas l'intention de payer les salaires des
fonctionnaires. Le bruit court que le pays touche le fond du puits. Ultra- riche en matières
premières et débordant de main d'oeuvre! Nous avons joué la dernière carte: l'ami, le Dr.
Walter. Gianni et le Père Chagas sont déjà partis avec le précieux chargement, la dame au
pieds dévorés par les vers. Le docteur devait voir si son physique (réduit à rien) supporterait
une amputation. Théoriquement, il faudrait l'amputer sur le champ, sans quoi, la septicémie
l'envahirait. Gianni m'a raconté tout les détails concernant la longueur, la grosseur, la couleur
des vers. "Une femme qui ressemble à un petit rat. Vive, sereine, avec le sourire, son sourire à
elle...! Un vrai cadeau de Noël..." (Gianni et Sonia sont deux infirmiers qui ont tout abandonné
pour venir ici. Fous, pas vrai? Tu t'imagines un sourire au-dessus des vers?)
Tu sais, notre mystique est différente. Moi, je suis encore au seuil du "Château
intérieur". Dans la phase purificatrice. Je prie pour obtenir la grâce d'être cynique. "Saint
cynisme, priez pour moi".
Il ne faut pas croire que je sois allé rendre visite à la femme aux pieds pourris. Je n'en ai
pas eu le courage. Appelle-moi un lâche! Je n'y vais pas exprès, par pitié pour mon a pauvre
foie. Et pour mes pauvres nerfs qui, en ces temps-ci, sont à fleur de peau. Je crois que mes
amis miséreux ont déjà envahi le "Château".
Je ne saurais te dire dans quelle chambre ils sont logés. Cela doit être celle du banquet où tous
les "peuples-Lazares s'empiffrent sous les yeux des "peuples- Epulons". Et le plat de résistance
est la sainte résignation.
J'étudie leurs réactions et les miennes. Des siècles d'esclavage semblent les avoir
anesthésiés à toute injustice, les avoir rendus apathiques devant l'adversité, résignés face à la
douleur. Moi, je vis en état de révolte. Je m'en explique. Il y a deux semaines, nous étions
occupés à labourer à S. Raimundo. Avec une hâte terrible. Saint Pierre nous en a fait une
bonne: dans la nuit, il a oublié de fermer les robinets. Un déluge. Tout était arrêté. Et moi, je
scrutais le ciel avec rage. Le croirais-tu? J'avais envie de maudire... Ne vois-tu pas, on est là
pour travailler pour les pauvres? Pourquoi ne nous donnes-tu pas un coup de pouce? Même le
ciel est contre eux.
Une autre fois, nous avions à peine fini de relever un four pour faire du charbon de bois
(rien d'autre ne pouvait sortir de cet enfer des pauvres!). Durant la nuit, la pluie l'a fait
s'écrouler. Et avec lui, moi aussi je me suis écroulé. J'eu du mal à ne pas blasphémer. Le ciel
restait muet, gris, lointain. Les gens haussaient les épaules. Comme celui qui baisse la tête
devant l'inéluctable. En moi, la rébellion ne faisait que croître.
Aide-moi à prier pour la grâce de la sainte résignation! Cela doit être l'état suprême de la
passivité spirituelle pour le chrétien de luxe et le nirvana pour les indiens. Je l'avoue. Je
n'arrive pas à rester impassible. Serait-ce l'état de l'enfance spirituelle? Je ressens que quelque
chose devra céder en moi. Mon prétexte de vouloir tout faire tout seul; ma passion pour
l’efficacité; l'attachement presque morbide à la vie. Ce n'est peut-être pas vrai que notre
psychologie nous pousse à nous accrocher encore plus à ce qui nous glisse entre les mains? Et
moi je vis dans l'anxiété devant la menace qui pèse sur la vie de mes amis et sur l'écosphère.
Merci pour ce que tu m'écris de toi-même. En quelques traits de plume|, tu fais le
portrait d'une âme qui marche en rang avec les tourmentés. J'invoque avec toi celui qui donne
la paix à nos coeurs aussi dans les nuits noires de l'esprit; même quand on est obligé de
déguster le fiel de l'impuissance; même quand on voit sombrer la chair de tant de "pauvres
Christs" dans les vers et la faim. Que Amen ne soit pas! Ton F.F.

Imperatriz, 26-12-1990 - Chère Clarissa,


Il est bon que tu saches comment on célèbre Noël dans la périphérie de l'histoire.
Nous sommes arrivés dans la communauté de S. Raimundo au coucher du soleil lorsque
les couleurs viraient au gris-bleu du crépuscule. Dans la lumière encore chaude des derniers
rayons du soleil, je rencontrais les amis qui rentraient des champs. La veille de Noël! Les
visages trempés de sueur réflétaient étrangement la lueur crépusculaire. Un effet d'irréel! Zé
Pereira, Joao Pedro, Hilario, Adao, Mundico et les autres. Ils avaient une chose en commun: la
pauvreté et la peau baignée de sueur. Cela fait de l'effet, la sueur qui brille sur la peau!
La nouvelle de la célébration nocturne de Noël se répand comme un éclair.
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On s’y prépare en prenant un bain rapide: un seau et un petit bidon avec lequel on se
jette l'eau sur la tête et sur les épaules. Du fond de la valise, on retire le plus bel habit pour les
grandes occasions. Le grand repas du réveillon se prend chez Chico, le chasseur. Nous sommes
très nombreux, ceux qui arrivent en retard doivent se contenter des os. Je me jette pour un petit
moment dans le hamac parce que j'ai la colonne vertébrale en morceaux. J'essaye de ne pas
m’endormir. C'est ainsi que j'attends Noël: dans une cabane sombre, faite de branchages au
travers desquels l'air souffle à volonté. Je dis aux amis italiens qui m'accompagnent: "N'avez-
vous pas envie de voir où le Christ est né?"
On commence à chanter: "Béthléhem est ici, ici dans la baraque voisine où naît un
enfant, un sauveur... Béthlehem est ici, c'est Noël." Les gens sont réunis sous une toiture. Une
odeur de lessive et de lampe à pétrole flotte dans l'air. Nous allons en procession dans les
champs pour demander la pluie à un ciel constipé depuis deux semaines: "Lundi après-midi,
Maria arrive à l'improviste avec un petit verre d'eau que Jésus a envoyé - La pluie vient de là-
haut, qu'il pleuve - que gronde le tonnerre qu'il pleuve, qu'il pleuve, qu'elle arrive, la pluie pour
le paysan." La cantilène se répète tous les jours de la semaine, insistante comme une pluie fine,
pour pénétrer ce ciel de feu qui commence à brûler les petites plantes de riz.
On fait une halte près du puits de Chico qui est le puits du village. Pendant qu'on tire,
tire, lentement un seau d'eau, nous célébrons la pénitence et le pardon. On se confesse à haute
voix. Quand le seau rempli arrive sur le bord de la margelle, nous avons atteint la conviction
que cela ne vaut pas la peine de conserver dans le coeur la saleté de la vie, qu'il faut s'en
débarrasser, la jeter au loin, alors que l'eau nous purifie. Un petit rameau nous sert de goupillon
A l'évangile, les adultes sont invités à raconter aux enfants ce qu'ils savent de l'histoire
de Noël. Chacun se souvient de quelque chose. Il en résulte une mosaïque très concrète. Je
demande aux parents ce qu'ils ont éprouvé quand un enfant leur est né. Chico, tellement brut
qu'il semble être taillé dans un tronc d'arbre, déclare: "J’ai éprouvé une immense joie. Je me
suis dessoûlé et j'ai couru pour embrasser mon fils." Joao: "Pour moi, ça a été le plus grand
plaisir de ma vie." Dorival: "Nous n’avions rien à la maison, mais quand mon fils est né, il
nous semblait tout avoir. Tant de joie et de bonheur."
J'avais fait asseoir sur un tronc, devant l'autel, Zuleide avec le bébé dans ses bras.
Nonato, le mari, représentait Joseph. Personne ne lui a contesté ce rôle, bien que tous savaient
qu'il était un grand soûlard. Maintenant, il se tenait là, sérieux, tendu.
J'ai invité les enfants à bien regarder cette femme avec son enfant, assise sur une espèce
de trône. "Voyez-vous? Jésus est né dans une baraque comme celle-ci. Tout petit, comme
Carlos Filho. Vos papas ont dit que, quand vous êtes nés, vous étiez porteurs d'une immense
joie. Comment est-il possible qu'un enfant qui naisse sans rien nous donne tant? Cet enfant ici,
qu'est-ce qu'il a: de l'argent? des terres? du bétail? rien de rien. Pourtant, il est capable de
sourire, il sait embrasser et se faire embrasser. Voilà comment Dieu nous a amenés à aimer: il
s'est fait petit. Il a voulu avoir besoin de nous pour nous amener à l'accueillir dans chaque
enfant qui vient au monde."
A l'offertoire, les paysans se sont présentés comme les rois mages avec leurs cadeaux:
fiers, conscients. Adao présentait à l'enfant Jésus un épi de maïs jaune comme de l'or. Dorival
des racines de manioc. Zé Pereira une citrouille. Les richesses des pauvres qui ne doivent pas
avoir déplu à l'Enfant parce que lui aussi est né de la même essence des souffrances. Le fils de
Zuleide dort tranquillement dans les bras de la pauvreté de sa maman et sous la protection de la
communauté. Le plus riche ici doit avoir un vélo; Antonio possède un accordéon et Mondico
une guitare.
Célébrer Noël pour nous, c’est célébrer la vie d'un enfant qui continue à naître sous un
fil de lumière. Il n’a rien. Pourtant, il nous donne une immense joie parce qu’il porte l’amour
dans la maison. Puis nous avons demandé aux mamans: "Et vous, qu’est-ce que éprouvez
quand vous hébergez un enfant dans votre ventre et que vous vivez ainsi avec lui pendant neuf
mois?" Donna Maria balbutiait quelque chose. Elle pressentait que les paroles n'allaient pas
réussir à contenir "l'autre".
Transmettre la pauvreté du lieu est impossible. Intraduisible le climat qui se crée dans
les célébrations avec les simples qui participent avec tout ce qu'ils sont. Je fixais les visages
creusés par la fatigue. Je revoyais leur histoire: Zé Pereira, grand danseur dans sa jeunesse;
Pedro, joueur de jeux de hasard; Chico qui boit comme une éponge; Rafael qui perd jusque sa
dignité quand il se remplit de miel (alcool). Pourtant, c'est ça la matière première que le
Seigneur me fait rencontrer pour en extraire le sacrement du partage. C’est avec eux que nous
tentons l’aventure de la nouvelle société. Ironie ou folie? Qui sinon eux pourraient désirer un
changement? A qui l'offrir? Aux peuples satellites, aux fazendeiros sans coeur?
Quand je vois les limites de mes gens, je pense à la matière première des sacrements.
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Eau, pain, huile, vin - est-ce que ce ne sont pas toutes des "choses" fragiles, instables, surtout
pour les pauvres? Elles deviennent cependant véhicules sans lesquels on ne peut pas
confectionner le sacrement. Quelque chose du genre doit advenir aussi pour les "derniers",
ceux que le monde considère comme sots et inaptes à accomplir les "choses" de Dieu.
Voilà pourquoi pour nous, célébrer Noël veut dire célébrer tout ce qui est petit, fragile,
pauvre; tout ce qui tend les bras en recherche d'aide et de protection. Comme un enfant;
comme une forêt; comme un peuple exploité; comme une société en décomposition.
Pour nous, la mystique de Noël est faite de vraies crèches. D'enfants qui naissent sans
rien et nous donnent une immense joie. Amen. Je t'embrasse. Ton F.F.

13.1.1991- Mon cher frère,


Quel mystère! Cet éloignement matériel et ce profond voisinage dans l'esprit, mais un
esprit désincarné. C'est un voisinage à travers le sacrement, l'histoire, la terre, le cosmos. Je ne
sais comment le dire - mais ta lettre m'a rejointe comme un sacrement. Je la lis et la relis, car
chaque parole voile et dévoile, comme un sacrement, ce que tu vis, et il faut le temps d'une
longue prière pour qu'elle soit absorbée dans mon sang et qu'elle devienne vie de ma vie, aussi
mystérieusement en chemin avec toi et tous ceux qui partagent ta vie.
Je me retrouve dans l'Eucharistie cosmique. Oui, c'est ainsi, comme tu le dis: matière
cosmique dont chaque être humain est imprégné. Pour cela, les longues heures d'"adoration",
plus que de me faire adorer le St. Sacrement, me font percevoir ta vie et celle des tiens; à cause
de cela, l”'adoration" se transforme en tourment, en agonie, en combat pour la vie.
Non, je ne prie pas pour que tu obtiennes la résignation. Je te connais depuis si peu (et
puis, je ne t'ai jamais vu), pourtant il me semble que ton don spécifique que tu offres à
l'homme et à son histoire est justement cette fougue avec laquelle tu les aimes. Ce "se ronger le
foie" face aux injustices dont tu es l'impuissant spectateur et témoin; cette rage, cette tentation
du "saint juron"... Non, pas de résignation ni de saint cynisme! Mais des moments de
respiration qui te permettent de vivre encore et de continuer la lutte.
Accepter la propre impuissance avec le Christ cloué sur la croix, ce n'est pas de la
résignation, mais un suprême combat. C'est devenir "un" avec l'Homme suspendu au bois, en
agonie, en phase de lutte suprême, jusqu'à la fin du monde.
"Je ne suis pas venu pour apporter la paix, mais la guerre".
"Je vous laisse la paix, ma paix, non pas comme le monde la donne, moi je vous la
donne à vous." Donc, la paix du Christ n'est pas celle des limbes, ni la paix psychologique,
mais une paix qui vit et croît dans le combat, face à face avec le mal qui est en nous et autour
de nous.
Comme il me plaît, ton sacerdoce! Sacerdoce de la vie. Et ta façon de tout vivre comme
un sacrement: le pain, l'eau, la terre, le riz, la lumière, le vent. Comme je me retrouve!
Sache que je suis avec toi dans la prière (je n'ai pas d'autres moyens), mais la prière
chrétienne qui, comme telle, signifie partage, route à faire ensemble; une descente commune
aux enfers pour en remonter .
Un autre message de ma part, juste pour se connaître un peu mieux... (même si je suis
convaincue que la communion d'esprit, les communications dans l'esprit, si elles sont
authentiques, sont les plus réelles parce qu'elles touchent la profondeur de l’être humain . C'est
ma mystique à moi. Je ne vais pas chercher les saints au ciel, mais ceux qui vivent dans le
combat de l'histoire.) Depuis quelques années, je suis responsable de mon Monastère. C'est à
dire Soeur et Mère de la communauté, comme le dit Ste. Claire de l’Abesse, et j’assumerai
cette tâche encore pendant une bonne année. Voilà, dans mon petit monde, un rien par rapport
au tien, j'ai moi aussi la tentation de faire tout, d'arriver à tout, à l'intérieur et en dehors du
Monastère. Cette tentation à laquelle il m'est impossible de renoncer: insuffler à la
communauté, tout en restant à l'intérieur de l'institution - et comment une monastère italien
pourrait-il en sortir! - une respiration qui dépasse l'institution, au-delà des palissades des
Règles et enjambe les sacro-saints enclos. La vie religieuse - ou bien elle a ce souffle de
l'Autre, du "hors d'elle-même", ou elle devient stérile.
La vie contemplative chrétienne ne peut vivre au grand jamais en s'évaporant au ciel ou
en flottant dans les salles de "châteaux" enchantés. Elle doit au contraire descendre dans les
profondeurs cachées de la terre (terre et pas ciel) et trouver en quelque sorte les routes
mystérieuses qui conduisent par les chemins des hommes. Ce n'est qu'en empruntant ces voies-
là que nous aussi, nous serons sauvés.
Le Christ n'appartient pas à l’Eglise, il appartient à l'humanité.
Restons unis dans le même combat pour la vie et dans la même paix qui en est la
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gardienne, car ce n'est que la communion qui présage le bruissement lointain du Règne qui
vient. Avec toute mon amitié. Soeur Clarissa

Imperatriz, 27-1-1991- Ma chère amie,


J'ai passé l'aube en compagnie de l'Homme. Je te sens proche, à l'intérieur de l'humanité
qui vit en moi et en ceux que je rencontre. En compagnie des grillons équatoriaux qui chantent
toute la nuit leur passion pour la vie. Seuls les tonnerres et la pluie pesante, les grosses voix qui
viennent du ciel, interrompent leurs vibrations. J'aime les grillons qui me tiennent compagnie
durant la nuit.
J'ai veillé l'Homme. J'ai longuement conversé avec lui. Pour essayer de le comprendre.
Et à la fin, je comprends que je dois rendre les armes. Qu'avec le "comprendre" (du latin
capere), on ne réussit pas à contenir l’Homme. Comment puis-je le faire demeurer dans la tête
de la Filoména, la paralytique de 60 ans, celle aux pieds pourris? Dernières nouvelles: elle est
retournée dans son taudis. La faim et les vers prennent leur revanche sur la courte trêve. Gianni
et Sonia , le Dr. Walter et ses infirmières s'étaient évertués à lui prodiguer leurs soins et avaient
crié au miracle: il n'était pas nécessaire d'amputer les jambes. L'amour avait vaincu les vers et
la gangrène. J'avais envie de pleurer quand ils me le racontaient. Puis elle a insisté pour
retourner à la maison (quelle maison!). Elle voulait être près des siens.
Maintenant qu'elle y est, elle peste et regrette les soins de l'hopital. Voilà comme il est,
l'être vivant, réel. Celui qui te fait toucher du doigt ton impuissance alors que tu t'ingénues à
faire son bien et le mieux que tu peux pour le tirer hors du trou noir de la misère ou de la
maladie.
Qu'est-ce que Dieu peut bien éprouver quand il se retrouve entre les mains d'une
humanité comme celle-ci, capricieuse, turbulente, rebelle?
Quand j'ai vu Filoména pour la première fois, j'suis resté muet; déconcerté comme si je
me trouvais devant un Job de l'an 2000. Le coeur me faisait mal en voyant comment elle
réagissait face aux infirmières qui la lavaient, coiffaient, soignaient comme leur propre fille.
L'histoire de Filoména est celle de tant de pauvres que j'ai connus. Le misérable qui
accède à un minimum de sécurité économique se transforme. Il cesse d'être un petit agneau, il
enfle la voix, il oublie qu’il a été secouru pour obtenir des moyens de production. Qu'est-ce qui
s'est amélioré? Quelques uns se sont adaptés aux nouvelles aisances. J'avais parié sur la bonté
naturelle des pauvres. J'avais chimériquement idéalisé leurs qualités incontestables: simplicité,
solidarité, hospitalité, instinct naturel de partage.
J'étais entré avec eux dans le laboratoire de l'expérience pour tenter de vivre un exemple
de fraternité sociale. Moi qui ne ressens pas dans ma peau le problème de la survie, je poursuis
davantage le rêve alors qu'eux visent le concret, le riz et les haricots quotidiens.
Aider le pauvre est plus difficile qu’il ne paraît. Il faut un juste dosage L'aide extérieure
doit se faire de manière à respecter son temps de croissance. Lui seul doit être l’artisan de son
destin. Une terre d'argile a besoin de temps pour se "faire" mûrir. Elle doit régler d'elle-même
son processus de maturation dans toutes ses phases.
Et nous, à la fin, après avoir fait tout ce que nous pouvions faire, nous nous retrouverons
entre les mains d'une humanité comme celle de Filoména: si tu la mets sur une fosse à purin,
elle se lamente; si tu la poses sur un divan, elle dit que c'est trop mou, qu'il fait trop chaud...!
Pendant que les grillons chantaient leur musique aux étoiles, je me creusais le tête à
propos de l'Homme. Peut-être est-il trop amer? Doit-il vivre encore d'autres tragédies pour
arracher à l'histoire le secret de savoir vivre en frères? Quelle autre expérience nous ramènera à
la raison, à l'inéluctable nécessité du changement? De quoi le Christ parlait-il donc pendant
qu'il traversait la Palestine et la Décapolie sinon de tout cela? il ne proposait certainement pas
un changement ("une conversion") intimiste et individualiste. Il exigeait un changement de cap
sur tous les fronts de l'existence. Il ne se contentait pas de deux petites pièces et de quelques
gouttes de charité. Le Christ est quelqu'un qui sait ce que cela veut dire d'avoir à faire à des
foules affamées; il sait ce que signifient pain et pitance; il connaît la faim de justice; il
désespère dans lès nuits d'insomnie en face du Père que l'Humanité lui réflète.
Tu t'imagines un Christ qui ne sait pas dire une parole aux désespérés, aux troublés, aux
rebelles, aux jeunes qui rêvent d'une société plus fraternelle? Cela pourrait-il exister, un Christ
aphone, incolore, sans réaction devant les foules oppressées du Tiers Monde? N'est-il pas
question pour lui de descendre aux enfers? N'a-t-il pas voulu rester dans l'histoire comme une
image fixe, les bras écartés, impuissants au milieu de deux larrons?
Ils nous ont habitués à réciter que Dieu est un pur esprit, un mystère. Le mystère, c'est
l'home, ce "dieu" caché dans l'argile dont tu peux faire sortir des chefs d'oeuvre comme
François et Claire, ou un sanguinaire comme Hitler, Bokassa, etc.
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J'ai passé 10 jours à l'intérieur, avec du riz et du potiron. La ceinture au dernier trou. Je
parle et regarde pendant la nuit, avec l'Homme. Je l'interroge, je l'approfondis, je l'analyse. Au
sein du laboratoire de nos communautés agricoles, à l'intérieur des plaies de Filoména. Dans
les lettres qui nous parviennent de nos amis.
La lettre de Anna soulève un guêpier! Il y en a qui attribuent la faute au système, en
affirmant que l'individu ne peut rien faire. Il y en a qui se lavent les mains en soutenant que
nous n'avons pas le droit de porter des jugements sur les autres. Il y en a qui conseillent de se
dédier aux oeuvres de bienfaisance et qui sont d'avis de laisser faire le "Bon Jésus".
Je reprends des passages de la lettre de quelques jeunes garçons d'une quinzaine
d'années. "Nous sommes troublés, déconcertés par la condition horrible des enfants de la rue
du Brésil (les meninos da rua - il y en aurait 8 millions) - mais sincèrement, n'étant pas
impliqués, nous ne nous sentons pas vraiment concernés par l’horrible mort qui les attend. Ce
n'est pas qu'aujourd'hui que les enfants ont commencé à mourir. Déjà dans les institutions
Spartiates, il était d'usage de supprimer les enfants les plus faibles. Heureusement que ces
atrocités ne sont plus commises dans notre société, aussi corrompue et capitaliste qu'elle soit.
Nous ne nous sentons pas en mesure de faire quelque chose pour ces enfants et vraiment, nous
ne savons pas comment on pourrait mettre fin à cette situation dramatique."
C'est clair, cela ne sert à rien de se lancer contre tant de cruauté innocente. Mais bien
contre ceux qui les éduquent à la non-solidarité cosmique. Contre ceux qui les élèvent à
l'image de cette société individualiste et égoïste. Contre ceux qui leur administrent des doses
mortelles de conformisme. Même les cailloux savent qu'un enfant qui naît dans l'hémisphère
nord de la planète consomme la part de 150 enfants qui naissent au sud de notre monde. Les
jouets électroniques, le coton bon marché, le cuivre, l'étain, le fer de vos frigos - d'où cela
vient-il, tout cela? Ne vous enseignent-ils pas à l'école que les lois de marché, le prix des
matières premières ne s'établissent certainement pas dans les périphéries du monde? Dans les
cours de religion, ne vous dit-on pas que votre bien-être est rendu possible grâce à notre mal-
être? Ne vous fait-il pas horreur, ce "Christ occidental" au cou tordu, prêcheur
d'assistentialisme et d'observance impérieuse de culte exaspérés?
On vous le laisse, ce demi-homme qui était venu avec la prétention d'être "sauveur du
monde" et que vous avez réduit à un bon à rien. Laissez- nous notre Christ, celui qui hurle
contre les riches - celui qui est prêt à maudire les peuples qui affament les autres.
Tu as raison: le Christ ne s'est jamais résigné. Il se réduit à l'impuissance sur la croix,
après avoir lutté de toutes ses forces, subtilement, ingénieusement ("Dites à ce renard de
Hérode...") contre les dictatures et les structures de pêché de cette époque. L'affirmation que
nous sommes tous frères n'est-elle pas une déclaration de guerre contre l'esclavage et les
classes sociales de son temps? Ce n'est pas par hasard que les scribes et pharisiens, les prêtres
et les romains ne digèrent pas son message! S'il avait été un intellectuel du culte, un santon, il
serait passé inaperçu. Le fait que c'était un "différent" nuisait au système, l'estampillait en
rebelle à l'ordre constitué.
Le chemin est long, le sentier est raide. Sans les monastères (de vrais oasis dans le
désert) avec leur respiration cosmique, on ne survivra pas. Sans les soeurs, l'horizon serait
incolore comme certaines journées chargées de défis et de douleurs. Contre cela on se défend
avec résignation ou bien avec cynisme. Pour ne pas succomber.
Des fois, j'ai l'impression que ceux qui vivent dans notre partie du monde font la navette
entre le Vendredi Saint et les enfers sans passer par l'aube de la résurrection. Pourtant j'invoque
la résurrection de l'indignité, des vers, de la diarrhée. Comment ne pas le hurler aux sommets
des silos nucléaires et du haut des institutions criminelles de la civilisation d'abondance et de
ripaille. Prêtez-nous votre voix, vous les soeurs, renfermées dans la moelle du cosmos! Vous
qui vivez le sacrement de l'histoire, faites couler dans les veines de l'humanité ce que vous
êtes, ce dont vous vibrez.
Je te raconte quelque chose sur moi. Il y a quelques jours, j'observais les cochons après
leur avoir donné à manger. Je sens un chatouillement à la cuisse, et je me retourne: c'était un
papapinto (serpent mangeur de poussins) de deux mètres de long qui me léchait avec sa langue.
Libre à toi de ne pas le croire! Je lui ai couru après avec un bâton, le danger me rend
courageux.
La nuit dernière, ils nous ont volé la Toyota sous notre nez, alors que nous dormions. Où
mettre - dans l'horizon de l'Evangile - les voleurs et les traîtres?
Cela me ramène à mon discours initial: l'Homme n'a pas sa place dans nos
entendements. Il y a, en lui, un "autre", quelque chose qui nous échappe. Ne serait-ce pas parce
qu'il a une ressemblance avec l'infini? Peut-être l’Homme est-il la part de Dieu qui est dans
l'ombre, dans son ombre? L'Homme doit être le sacrement le plus visible de "l'Autre".
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Véhicule de salut ou de damnation. Support ou médiation de l'incarnation. Il doit y avoir une
Eucharistie à laquelle tous - même les athées et les bouddhistes, les hindous et les musulmans -
ont le droit de participer. C'est celle qui nous donne le droit de dire, à travers le travail, la
communication, le don de soi: "Prenez et mangez, c’est moi qui me transforme en nourriture,
en parole communicative, en don pour toi".
L'aube avance pour porter le sacrement du temps et de la lumière. Afin que l'Homme,
synthèse sacramentelle, se nourisse de vie et de vie en abondance. Et que chaque peuple
devienne sacrement pour l’autre peuple du rêve de Dieu, quand tous les peuples danseront la
ronde de la fraternité universelle.
La volonté d'avancer est grande, en dépit des difficultés, de la vie précaire, des voleurs
et des Filoména. Marchons avec et à côté des victimes. Il semble qu'on serre une main
stigmatisée.
J'invoque avec toi les victimes, nos saints, pour qu'ils nous fassent compagnie à tout
moment de l'existence. Qu'ils nous nourrissent. Qu'ils nous deviennent viatique, Eucharistie
quotidienne de l’histoire. Avec eux, je t’embrasse. F.F.
PS. Si je viens en Italie, je retiens une place dans le Monastère. Dans la grange à foin ou
sous les marches de l'escalier. Pour vous "respirer", vous les soeurs qui vivez "dedans", pour
vous porter au sommet du cosmos et de là, embrasser l'univers. Au sommet du cosmos, on vit à
genoux, sans chaussures, sans sécurités, en compagnie de la ronceraie des victimes qui
continuent à tout attirer à elles.

3-2-1991 - Cher frère,


Tu es en train de devenir une présence très forte dans ma vie, que ce soit dans les
provocations qui m'inquiètent, que ce soit dans l'indicible communion à l'intérieur du mystère
du Règne. En lui, qui sait comment les frères se reconnaissent même s'ils sont loin, ils se
sentent marcher côte à côte, compagnons (qui se partagent le pain) sur la même route qui
conduit aux sources de la vie.
Je relis ta lettre de S. Raimundo et j'y sens la forte pulsation de ta vie, "sacerdoce de la
vie" au service du pain et du vin, des oubliés de la terre. Le pain qui les sauve de la mort et qui
est donc le vrai sacrement du salut. Le pain, le riz, les éléments primordiaux de la nature.
Comme je comprends ce sacerdoce! Moi aussi, je l’entends ainsi et je fais tant d'efforts pour
avoir foi dans nos eucharisties aseptiques quotidiennes! Mais comment puis- je? Mon coeur est
en état de révolution depuis de longues années!
Donc, tu comprends ce que signifie pour moi le contenu de ta lettre.
A cette heure-ci où l'horizon de l'histoire est tellement sombre à cause de la guerre du
Golfe conduite avec les armes les plus sophistiquées et approuvées par nos parlementaires,
ceux de la démocratie chrétienne en tête... je ne sais où je m’échapperai pour ne pas me sentir
co-responsable de ce pêché de la guerre.
Je t’écris par un besoin de purification, comme pour prouver que, s'il y a de la
destruction par la haine et le pouvoir, il y a aussi, toujours vivante, l'indestructible communion
entre frères.
Le carême est imminent. C'est le temps des pauvres qui invoquent de l'aide. Toi et tes
amis, vous êtes au fond de mon cri, le cri d'une femme pauvre mais qui a l'ambition de vous
tenir renfermés dans son coeur et qui veut vous protéger par la force de la tendresse qui fait
mourir et qui fait vivre. Je t'embrasse. Soeur Clarissa

27-2-1991- Mon cher ami,


Ta lettre sera mon texte de méditation de carême. Tu ne peux imaginer le don immense
que tu m'as fait. Je me posais tant de questions, je cherchais tellement à comprendre l'Homme,
et sans le savoir, tu y as répondu.
Peut-être avons-nous été unis durant toutes ces années à notre insu pour veiller
l'Homme, autrement on ne peut s'expliquer pourquoi je me retrouve tellement dans ta lettre,
exactement comme on regarde dans le puits et qu'on y trouve, tout au fond, la perle précieuse,
la clé qui ouvre le Mystère. Non pas pour le comprendre, mais pour y pénétrer sans réserves.
J'ai relu le chapitre de ton livre (Lettres de la périphérie de l'Histoire): "L'humanité de
Dieu nous inquiète". Comme c’est vrai ce que tu dis! Les résonnances en moi sont très fortes.
A cause de cela, je dois rester encore longtemps devant le Fils de l'Homme. Veiller encore
longtemps l'Homme, comme une sentinelle dans la nuit. Comme une mère veille son propre
fils, pour réussir à l'exprimer. Mais je veux le faire, peu à la fois. Tes provocations pénètrent
profondément mon esprit. Elles allument des éclairs de lumière. Exigent un changement de vie.
Et moi, si faible. Cependant je sens qu'à l'intérieur de moi, il y a le même Feu qui est en
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toi. Feu qui est béatitude et tourment.
Je suis entrée en religion à l'âge de 23 ans. Je venais d'une vie très active et engagée
dans l'Action Catholique. D'interminables réunions, assemblées, jour et nuit. Je suis entrée en
clôture justement par désir et par besoin de rejoindre le monde intérieur, alors que, au cours de
l’époque post-conciliaire, mes amis ont rejoint la dissidence catholique qui régnait ces années-
là, et puis l'extrême gauche. Moi, tout en étant au monastère, je les suivais et les accompagnais
dans leurs tourments qui n'étaient pas prêts à se calmer, mais évidemment avec une maturité
différente. Il y a eu des moments très durs. Cette nuit sombre de la foi m'a beaucoup marquée
et m’a rendue sensible à l'accueil, à la compréhension, à la disponibilité de me sentir en
syntonie avec des personnes qui se déclarent athées mais qui étaient et sont passionnées par
l'homme. Des personnes qui continuent à venir au monastère comme à un lieu d'espérance.
Je te confesse que je dois ma vraie formation profonde à la vie contemplative, à la
rencontre avec ces personnes qui m'ont obligée, dans la logique du partage de leur recherche
passionnée et tourmentée, à chercher un Dieu différent de celui dont j'avais fait la connaissance
dans l'Action Catholique ou dans les homélies des exercices spirituels toujours faits par des
frères super-orthodoxes qui savaient où était la Vérité et où elle n'était pas. En somme, qui
savaient tout, et qui vivaient dans la tranquillité du Limbe alors que moi je me sentais dans les
enfers d'où l'Homme attend le Sauveur.
Peu à peu la Communauté s'est transformée. Nous nous sommes aidés mutuellement sur
un chemin de libération et d'ouverture à nos frères. Moi je crois que les contemplatifs doivent
être des sentinelles qui scrutent la nuit du monde pour voir si et d'où sourd l'aube du Règne à
venir. Que notre vocation doit être de veiller l'Homme, de dialoguer avec l'Homme pour entrer
dans la profondeur du Mystère. Comme je comprends ce que tu dis des pauvres! L’Homme
concret, la Filoména, te font éprouver ton impuissance. Et la découverte que les pauvres sont,
eux aussi, égoïstes comme nous, cette découverte fait souffrir. Pourtant, c'est à eux tels qu'ils
sont, pas meilleurs qu’ils ne sont, qu’appartient le Règne.
Je suis heureuse de pouvoir espérer que nous pourrons nous rencontrer un jour et nous
voir d'en face. Même si j'ignore quand ce sera, je commence à attendre. Une femme attend
toujours, même si elle est en train de vieillir comme moi. Mais l'attente est la force du rêve qui
ne s'éteint jamais.
En attendant, je t'envoie une photo du Monastère. Dans ce petit espace, je vis depuis 30
ans. Chaque jour est un jour nouveau car il renferme la surprise de la vie. L’espace matériel est
restreint, mais j’ai appris à descendre dans la profondeur, jour après jour, et dans les
profondeurs de l'exaltation de la terre s'ouvrent des espaces impensables, sans frontières, où les
peuples se réunissent en venant de partout pour danser dans l'amour, la danse de la liberté. Je
t'embrasse avec tendresse. Ta soeur Clarissa

Imperatriz, 17-3-1991 - Chère Clarissa,


Je t’écris pour vivre avec toi le sacrement de la partilha (partage) devant l’image de ton
monastère. Il me semble être là, au milieu de cette douce verdure, sur la colline. Dans le
monastère du cosmos, au sommet de la planète. Enveloppé par le vert sombre des palmeraies
de l'Amazonie et les lumières aveuglantes de l'équateur. Ce paysage tellement divers du tien, et
si ressemblant à cause du commun dénominateur: la matière comme instrument sacramentel du
salut. Alors la distance n'existe pas. La lumière nous unit dans une même accolade et les
couleurs font fête. Je sens la présence des amis. La matière devient transparente et l'Homme
domine tout le cadre. Comme dans le tableau de la création de Michel Ange.
L'Homme, lumière de nos yeux, impulsion de notre être. Ressort de notre agir et raison
de nos rêves. L'Homme: Filoména, Chico, Joao, De Assis, taillé à facettes de la même lumière.
Tous réflètent une partie du Christ. Ses empreintes digitales. Ce doit être à cause de ce que je
raffole de l'Homme. Je le dis, car en dépit des désillusions, je suis toujours prêt à l'embrasser à
nouveau (ne me demande pas pourquoi!).
En veux-tu l'ultime preuve? La voilà.
J'ai découvert le voleur de la Toyota. Je suis remonté à lui à travers les chèques qui
étaient restés dans la voiture. Quatre policiers sont venus avec moi: ils l'ont pris et l'ont fait
"chanter" (ma présence a évité les coups qui, je te l'assure, auraient plu largement sur lui!) Il
avait le carnet de chèques en poche. Puis il m'a amené au lieu de la cachette. A 700 km d'ici
dont 230 en terre battue. Il fallait traverser des fleuves , subir des pluies torrentielles, prendre
deux bacs, avancer sur des routes horribles. Toute la journée sans manger. Il m’a semblé
traverser tout le sertâo (l’intérieur sauvage du pays), région typique de broussailles à n'en plus
finir. C'était comme si l'on perforait un monde vide. Pratiquement pas d'habitations. Nous
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avons croisé 7 ou 8 véhicules. Un monde dépeuple comme le chaos de la création dans l'attente
du cosmos (embellissment, ordre). Un monde sans humains rend triste. Solitude d'une vie
appauvrie. Et le voleur avec nous. Qui essaie de se défendre, qui cherche des excuses cousues
de fil blanc, qui se contredit. J'éprouvais pour lui de la peine, pas du mépris. Tu sais ici on fait
les choses sans façon. Le deuxième jour, on lui a enlevé les menottes et il commençait déjà à
blaguer avec les policiers. Il mangeait avec nous à l'auberge et le père curé payait même pour
lui. Il s'amusait: "Tu vois, De Assis? Une autre fois, tu ferais mieux de voler les riches, pas un
père qui utilise la voiture au service des pauvres, pas vrai?" Il affirmait qu'il ne
recommencerait plus jamais, que cela avait été une ânerie, qu'il avait donné dans le panneau
après pas mal de bouteilles de bière. Un être fragile, comme chacun de nous. Il jouait sans arrêt
la défensive. Et dégarnissait ses flancs par ses justifications et ses atténuantes.
J'appuyais toujours plus sur l'accélérateur pour repasser le fleuve à temps. Je courais
comme un fou pour arriver à la pompe à essence de Tocantinia avant la fermeture. Et puis,
quand-même ... panne d'essence. Nous tombons sur des religieuses qui nous passent 15 litres .
Cela frisait le miracle, au fin fond du désert. Comme de gentils anges qui apparaissent sur ta
route alors que tu ne connaissais même pas leur existence. Surtout qu’il existe tant de bonté
envers toi sans qu’on ne t'ait jamais vu auparavant.
Et puis le bac cloué sur l'autre rive à cause d'un camion trop lourd. La nuit tombe à
l'improviste. Le distributeur est fermé. Encore une bonne âme qui résoud les problèmes de
notre pèlerinage! Et derrière les broussailles clairsemées, on a l'impression d'entrevoir
l'Homme qui viendra peupler ce monde vide. La stupeur enfantine devant la plénitude du
monde, du grand nombre de fleuves. Et la route qui n'en finit pas. Rouge et poudreuse. Une
course avec l'Homme, tout l’Homme qu'il s’appelle Filoména ou De Assis, Dorival ou Toinho,
en compagnie de ses contradictions, de ses faiblesses, de ses rêves, de ses espoirs, de ses
émotions.
Voyager des heures et des heures sans détacher le regard de la route. Comme si elle était
une de tes veines. L’esprit tourne et retourne des inquiétudes et des questions: pourquoi courir,
derrière quoi? Quel sens a donc la rencontre avec ce rebus de la société que nous appelons
larron? Se plonger en lui. Tenter de le comprendre. Pourquoi l'aura-t-il fait? Qu'est-ce qui se
passe en lui maintenant?
Puis, j'étudie les autres compagnons de voyage: les policiers qui parlent des femmes ou
de la nourriture. Ils racontent leurs aventures amoureuses, leurs bravades. Ils ne sont certes pas
meilleurs que De Assis. Un peu débraillés, profiteurs, arrogants. Un monde mesquin comme
celui de tous. En eux aussi, il y a des plis cachés à non plus finir. Et le père qui blague avec
cette tranche d'humanité que le voyage lui met sous la main. Savoir être avec tous! Une école
sans temps mort et sans vacances. "Vous êtes-vous mariés à l'Eglise? Non? D'accord, on fera
une fête tous ensemble dans la maison de la déléguée, oui? Une affaire entre amis, sans taxe.
Puis, nous baptiserons les enfants avec l'eau bénite et la bière."
A eux maintenant de rigoler!
Le sixième voyageur était un petit vieux de 62 ans: le relieur. Lui seul connaissait la
cachette. Je craignais qu'il aille avoir une crise cardiaque! Et lui, soucieux d'expliquer au père
qu'il avait "fait le coup" parce qu'il était pensionné et qu'il avait besoin d'argent pour se faire
opérer. "Père, je jure que je ne le ferai jamais plus. Dans le fond, vous avez de la chance parce
que pratiquement, moi, je vous l’ai gardée, la Toyota et je vous la rends intacte." Essaie un peu
de comprendre aussi ces plis cachés de cette humanité-là!
Un voyage à l'intérieur du labyrinthe de l'Homme. A la recherche d'un fil d'Ariane pour
retrouver le noeud de son coeur. Dans le fond, l'Homme n'est pas né méchant. Il ne cesse de se
chercher des justifications. Soit dans le bien, soit dans le mal. Et le mal, chacun le voit à sa
manière. Des circonstances et des atténuants sont son fort.
Maintenant seulement, je m'aperçois que mes questions (quel est le sens de tout cela?)
me livraient déjà la réponse à travers elles même: je cherchais l'Home et l’Homme me
répondait à travers de Assis, le receleur, les policiers. Un voyage était en train de me révéler
l'autre face de l'Homme. J'y voyageais comme au milieu du mystérieux buisson ardent. Pour
apprendre à l'aimer au-delà de tout. Parce qu’il est toujours au-delà de toi-même. J'ai demandé
au larron qu'on reste amis. "Comme toujours, pas vrai?" Il y acquiesceait sans dire mot. Moitié
étonné, moitié ahuri, fils légitime du désert vide et infini. F.F.

CORRESPONDANCE ENTRE FREI FAUSTO ET ANNA


(Lettres sur le "QUOI FAIRE")
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Cher Fausto, quel plaisir que de recevoir ta lettre. Retrouver ton langage si franc et
direct qui, après t’avoir connu, ne me plonge plus dans l’angoisse désespérée la plus noire,
mais me recharge au contraire d'énergie.
J'ai tant réfléchi cet été après notre rencontre providentielle et le Seigneur m'a beaucoup
aidée par la lumière de ton témoignage et de ton expérience.
Tu sais, inconsciemment, j'ai toujours envisagé la possibilité d'aller en mission comme
un acte héroïque qui te fait gagner le paradis grâce au fait de ton choix. Rien de plus erroné et
d'insidieux! Pour moi, telle que je suis faite, mélange de médiocrité spirituelle bien déguisée,
ce serait commode de me croire sauvée justement parce que je m'en vais "parmi" les pauvres (à
la rigueur seulement pendant 2 mois); mais réussir à être "avec" et "comme" les pauvres, c'est
toute autre chose.
Que faire pour ne pas céder à cette tentation et être cependant du côté des pauvres? Eh
bien, cher Père Fausto, je ne sais pas si c'est par oeuvre du Seigneur, mais plus j’y pense, plus
je sens que c'est ça, ma mission. Notre Premier Monde me fait tellement pitié que cela me fait
saigner le coeur. Il m'apparaît vraiment comme la petite brebis, la malade que Jésus est venu
guérir.
Dans le Tiers Monde, il y a des estomacs à remplir, mais le coeur des pauvres est riche
en grâces et Jésus les a choisis d'avance pour son Règne.
Ici les ventres sont pleins mais les coeurs... et quelle difficulté pour entrer dans le
Royaume! Le Seigneur a dit de nourrir les affamés, mais il a aussi dit que nous serons
responsables de nos frères auxquels nous n'avons pas cherché à indiquer le chemin.
Je voudrais le prendre, ce Premier Monde, et le serrer comme un enfant. Je voudrais te
raconter quelque chose. L'autre jour, je parcourais les offres de vente de seconde main dans un
journal. Mon regard est alors tombé sur la intitulée "Relations et rencontres". On y lit une
infinité d'annonces de ce genre: "Homme marié ennuyé cherche relation extra-conjugale sans
complications sentimentales, pas de temps perdu. Sérieux assuré".
Crois-tu que je me sois scandalisée? Non. J'avais envie de pleurer. J’ai été envahie par
une tristesse infinie et une tendresse incroyable pour ce monde stupide qui demande le "plus
grand sérieux pour relation extra-conjugale"..
En somme, je ne sais pas si j'ai réussi à te donner une idée de mes sentiments, mais mon
champ de bataille est ici. Comment lutter? Sais-tu pourquoi je prie le Seigneur? De me donner
de la fantaisie. Fantaisie et discernement pour trouver les chemins et les manières.
Nous avons déjà formé un petit groupe disposé à participer et à nous aider mutuellement
sur cette route. André et moi cherchons à vivre certains choix avec cohérence, tant pis pour les
difficultés.
Tu avais dit que tu pensais clore la partie avec le Premier Monde, mais qu'après
réflexion, tu ne l'as pas fait. Je suis contente que tu y aies repensé parce que la partie est encore
ouverte et que le Seigneur ne la ferme avec personne.
Ecris-moi encore, je t'en prie, tu n'imagines pas quelles sources de courage je trouve
dans tes paroles. A tes pauvres, je demande de prier pour la conversion de nous autres, leurs
oppresseurs. Je t'aime bien. Anna

Imperatriz, 4-10-1990
Me voilà à nouveau avec toi (et avec tous les amis en recherche comme toi) pour
"prendre ce Premier Monde et le serrer comme un enfant". Même s'il est vicié et capricieux.
Pour défier la fantaisie. Pour un saut de qualité Pour donner corps et chaleur aux peurs et aux
espérances qui remplissent nos jours. Pour que l'amitié ne soit pas seulement une information
mais se transforme en alliance créative.
I nous obligent à refonder la planète comme un village global et interdépendant dans
lequel chaque peuple-Caïn doit répondre à l'appel des peuples-Abel.
La victime - mer polluée ou peuple exploité, espèces voie de disparition ou atome
écorché - renferme en elle-même un tel potentiel subversif qu'il faut imposer un changement
de route.
Je te propose à toi et à tes amis de réfléchir ensemble sur certains principes qui fondent
la nouvelle vision de l'univers et des pistes concrètes qui vous amènent à l'action. C'est
seulement une étincelle, un début de confrontation, les premiers pas vers une recherche
commune. Pour combattre non pas comme des isolés et des Don Quichotte perdus, mais pour
se réunir, unir nos forces, faire naître un mouvement autour de la raison de nos angoisses:
l'Homme. Transiter à travers les stigmates de l'homme- victime pour rejoindre l'homme-frère.
Je t'en prie, je vous en prie, les amis, échangeons nos idées, nos intuitions, nos
propositions, nos solutions, nos tourments. Il faut sortir des sables mouvants du
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"consommisme". Le jour décline et l'apocalypse est devant la porte. Le pouvoir de l'arrêter est
donné aux victimes. Avec toute ma sympathie, ton F.F.

L'HOMME UNIVERSEL

Chère Anna, Ce qui me hante le plus, c'est l’homme universel. Celui de tous. Un type
d'homme à inventer. A créer , tout neuf. A tous les Nicodèmés de l'histoire du passé et aux
Anna d'aujourd'hui, le Fils de l'Homme répondrait: "Il est nécessaire de renaître comme des
hommes universels. Si vous ne renaissez pas à la conscience cosmique et planétaire, vous ne
goûterez pas au fruit de son Règne: la justice."
Un homme qui ferait usage des choses en mesurant sa consommation par rapport aux
autres hommes. Que puis-je me permettre sans léser le droit d’autrui? Guidé non pas par une
charité intéressée, mais par la justice. Si je ne veux rien soustraire aux autres, je dois me
comporter de manière à me servir seulement de ce qui me revient. Tout le reste serait une
appropriation indue, donc un vol. Au niveau des individus comme au niveau collectif.
La chose la plus urgente à créer est un mouvement de cohérence économique: adopter
un train de vie qui me réconcilie avec tous les hommes. Comment l'inventer à partir du
piédestal de l'Occident? Comment faire si l’on ne se mesure pas avec les peuples en état
d’émergence?
Maintenant, tu comprendras pourquoi j'affirme que la confrontation avec les victimes est
inéluctable Elles seules nous révéleront l’homme universel Ce sont elles qui nous en donneront
la mesure et nous inspireront une ardente aspiration.
Pour être pleinement des hommes, nous devrons faire les comptes avec le dernier
citoyen de la terre. Aussi avec celui qui est relégué dans la cave du monde. '
Les progrès nous ont fait grandir en tout, mais nous sommes restés des nains en
humanité. La conscience de la civilisation occidentale est myope, individualiste, nationaliste.
Elle a créé la race des peuples repus, obèses et ennuyés. D'après une enquête de l'ISTAT
(Centre des Statistiques officielles en Italie), la courbe de l'augmentation du nombre de
suicides va de pair avec celle de l'amélioration de la conjoncture économique générale et celle
du revenu familial ("L'Arena" de Verone du 13-9-90).
Les jeunes inventent une nouvelle façon d'en finir avec la vie: le gaz d'échappement. Et
ils choisissent la voiture (symbole emblématique du progrès) comme petite chambre à gaz
personnelle en laissant derrière eux un sillage opaque de messages: "nous avons voulu en finir
avec cette vie sans perspectives".
"Fatigué de la réalité de la vie, incapable d'en construire une autre, je m'en vais".
N'y a-t-il pas un lien entre ces morts volontaires et les morts imposées par les
mécanismes de la faim?
On peut se demander s'il est possible qu'une société entière puisse embrasser - comme
telles - les valeurs de la sobriété, de la restriction, de l'épargne, de l'usage modéré des biens. La
réponse plus qu'éloquente ne nous est-elle pas fournie par les océans pollués, par les effets de
serre, par les jeunes qui se suicident au gaz? Et les 50 millions de victimes annuelles? Les
limites du dévéloppement sont démontrées par des scientifiques au-delà de tout soupçon. La
terre peut se comparer à un frigo dont nous devons nous servir et dont devront se servir aussi
les générations futures.
Pouvons-nous encore nous débattre entre les écueils du facultatif et de l'obligatoire, du
"je suis tenu" et du "je ne suis pas contraint" pour réprimer l'abordage maraudeur?
L'humanité a l'air de se trouver à bord de deux embarcations: 30 % sur un
transatlantique de luxe (une espèce de Titanic de l'an 2000) qui mettent à sac les 87 % des
ressources. Les 70 % restants, sur un radeau à la dérive, ont accès à 12 % du produit mondial
brut, à 6 % des dépenses globales pour la santé, à 11 % pour l'instruction, à 5 % pour la
recherche scientifique, à 15 % pour la consommation énergétique, à 7 % pour l'industrie
mondiale et à 20 % pour le commerce et les investissements mondiaux. Un américain
consomme autant d'énergie que ne consomment mille cent habitants du Ruwanda.
Est-il encore possible de parler de droits humains, de lois égales pour tous alors que tous
les peuples ne sont pas égaux devant la loi? N'est-il pas évident, devant ces aberrations
massives que l'utérus des appauvris ait envie de générer le rêve de Pierre quand il invoque "de
nouvelles souches d'hommes universels, de "nouvelles races" à la conscience cosmique et
planétaire? Chaque atome dépend de l'équilibre de son voisin; chaque peuple survivra grâce au
peuple limitrophe et à tous les autres. Celui qui pille, qui détruit, qui pollue met en danger non
seulement sa propre vie ou la vie du groupe, mais celle de tous les peuples et de toutes les
générations. Tout dtoit passer au travers des béatitudes de la modération: même l'atome, les
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mines, le grain, le pétrole, l'air, le peuple, le cosmos.
L'unique manière d'être hommes est de percevoir les choses et les hommes à un niveau
planétaire. Ou nous tenons compte des macro-problèmes et nous adaptons nos exigences en
conséquence; ou nous nous solidarisons avec l’univers, ou bien nous nous condamnons nous-
mêmes à ne pas être des personnes humaines et le Juste hurlera au nom des victimes : "Loin de
moi, peuples goinfres qui vous êtes nourris des peuples cobayes. J'avais faim d'une humanité
nouvelle , je voulait respirer comme un homme universel; j'avais soif d'une nouvelle
civilisation... et tu m'as obligé à vivre dans les favelas, dans les égoûts... tu m'as nié ma qualité
d'homme, me réduisant à l'état d'estomac".
L'homme nouveau que le Fils de l'Homme est venu créer, la nouvelle création qu'il est
venu engendrer ne sont pas faits des matériaux aseptiques ou d'argile céleste. Dieu n'agit pas
du dehors de l'histoire et de la géographie. Nous sommes arrivés à un point de l'histoire où
nous ne pouvons pas fermer les yeux devant les Signes des Temps qui réclament une
croissance collective en âge et en grâce, un saut de qualité de la substance humaine.
La nouvelle création ne tombe pas du ciel, elle éclot du tissu de l'histoire. Elle a besoin
du sacrement du temps et de la matière. Tout comme le sacrement a besoin d'atomes, de mers,
d'étoiles de peuples, de pain, de riz. Pour confectionner le sacrement de la justice, de la
solidarité, de la paix.
Et cela vaut pour tous, aussi pour ceux qui se croient "comme il faut" parce qu'ils vivent
dans un groupe engagé ou dans une communauté sélective. Pour renaître à Dieu, les hommes
nouveaux doivent re-naître au service de tous les hommes, penser à eux quand ils se mettent à
table, quand ils font leurs courses, quand ils font leurs choix. Entrer en communion avec eux,
faire alliance - c'est l'unique moyen de chercher à atteindre le Règne et sa justice.
"Qui me voit - affamé et conspué en peuples entiers - voit le Père". Avec amitié. F.F.

11-12-1990 - LA JUSTICE D'ABORD


Chère Anna,
Tu me demandes de redévelopper le thème de la prière. J'y ai consomme tant de plumes!
Si tu veux bien, je périphrase avec les cieux et les étoiles, les couleurs et les gouttes de rosée,
je le mélange avec les notes de musique, les ondes et les sentiments plus subtils. Spécialement
avec son comble: le pardon. C'est quelque chose à devenir fou ce Père qui accueille le fils
perdu, l'enveloppe de son coeur ... et l'embrasse! Ce pasteur qui laisse les 99 brebis à l'abri et
qui part à la recherche de la brebis perdue, le médecin qui est venu pour les malades, pas pour
les bien-portants; ce Fils de l’Homme qui n'a pas honte de la compagnie des publicains et des
prostituées. Au point de se laisser laver les pieds avec les larmes de l'une d'entre elles et qui
l'exalte même: "Beaucoup lui a été pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé".
Elie Wiesel dit que la prière est faite de demandes et d'interrogations qui n'attendent pas
de réponses car il n'y a pas de réponse capable de contenir la vie et ses contradictions. Ce qu'il
dit est fait sur mesure pour moi. Moi, je prie en interpellant, en jetant mes doutes à la figure du
Fils de l'Homme. Et puisqu’il est homme comme moi, il ne répond pas. Mais il descend de son
piédestal et il se met à mes côtés. Il pleure comme moi. Lui aussi, il se torture et désespère
devant les fils barbelés et les champignons atomiques. Il descend du trône des dogmes, de la
vérité absolue et il m’embrasse. Comme un frère de race. La race de ceux qui ont été pétris
d'argile avec la vocation de devenir un chef d'oeuvre.
Moi je prie quand je reste muet - comme lui d'ailleurs - devant Pilate, Hitler, Stalin,
Somoza, Marcos et les autres... Je reste ahuri devant un homme qui ne reconnaît pas son
prochain, qui ne se réflète pas en lui. Et donc qui ne le traite pas comme soi-même. Et je dois
réunir toutes mes forces pour croire qu'un tel être est un homme qui a en lui des potentialités
infinies; mais qui est comme une étincelle enfouie sous une montagne d'ignorance, de
méchanceté ou de barbarie. Et là ma foi vacille. Je me rends compte que je dois faire comme
lui quand il a tout attiré sur lui sur la croix.
Avec ce baiser, critallisé dans le temps, ouvert pour toujours pour embrasser le cosmos
et l’histoire. La vie m’a enseigné , à travers la souffrance, à me passionner pour l'amour. Mais
la victime m'a enseigné que la prémisse de l'amour, sa forme la plus élémentaire, s’appelle
Justice.
Et moi qui au séminaire n’en avais pratiquement pas senti l'odeur, j'en suis resté ébloui:
"L'Evangile est tombé dans l'eau de telle manière que les pages du jugement se sont collées et
que les chrétiens ont perdu le sens de la justice. Ils parlent d' "amour, amour!" en mystifiant
tout ce qu'ils peuvent (Don Zeno).
La justice te fait une photographie de l'homme cosmique et universel, de celui de tous
les temps et de toutes les latitudes. Elle te fait voir l'homme comme Dieu le voit: avec ses
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exigences de pain et d'amour, de dignité et de liberté. Elle t'enseigne que l'on ne donne pas par
condescendance ce à quoi l'autre a droit. Ce n'est pas par hasard que le Fils de l'Homme
proclame du haut des grattes-ciel: "Cherchez d'abord le Royaume et sa justice". Je dirais que la
forme première de religiosité est de pratiquer la justice. C'est l'abécédé humain. Honorer les
exigences de toute créature. Comment poser les conditions, réunir :es ingrédients
indispensables pour que le phénomène humain advienne: "Celui qui a deux chemises, qu'il en
donne une à celui qui n'en a pas; celui qui possède de la terre, des capitaux, du progrès, des
denrées alimentaires, qu'il en fasse de même." Il ne l'exige pas en raison de l'amour, mais au
nom de l’homme. La parabole du Bon Samaritain ne propose pas un modèle d’homme
chrétien, mais impose de laisser de côté jusqu'à son propre intérêt, de descendre du haut de ses
propres sécurités pour se pencher sur l'homme, pour se faire le prochain des peuples exploités.
Non pas pour acte de charité, mais par justice. C'est la loi. Au point que la non- assistance
entre dans le code pénal comme un délit. Cela vaut pour tous, car il suffit d'être hommes pour
respecter le minimum auquel tout homme a droit. Notre civilisation n’omet-elle pas de secourir
les deux tiers de l'humanité à la dérive? Il ne s'agit pas d'un comportement facultatif ,
indifférent. Ni d'une question de bonne volonté, de magnanimité, de générosité: on doit le faire
parce que le non-faire rend coupable. Un délit, justement.
Voilà pourquoi le maître nous donne cette leçon magistrale de justice qu’ est le
Jugement Universel. Comme l'homme resplendit sous les feux de cette rampe! Le Fils de
l'Homme descendra pour défendre toute chair crucifiée . Lui, expert de la souffrance,
descendra de son trône pour embrasser chaque peuple perdu.
Avant de parler d'amour, il faut faire les comptes avec tous ceux qui sont nés pour
souffrir. Le "vivre ensemble" avec ceux qui ont été volés, avec ceux qui sont dépouillés de leur
vivant, avec ceux qui ne font que survivre nous contraint à l’essentiel. Mon rapport avec Dieu
et avec l'Homme s’est réduit à l'os. Spiritualité du conflit, de l’angoisse, de l'impuissance, des
béatitudes hurlées du Calvaire des pauvres : "Heureux vous, les non- hommes! Vous n’avez
rien ici bas, tout vous attend dans l'au-delà. Le Père, le Fils, le Saint Esprit seront votre
propriété exclusive!"
La justice: donner à chacun son dû. Ce que la nature lui garantit et célèbre avec la
liturgie des saisons, la fête des semailles et de la récolte. A chaque homme a été donné un
estomac, pas deux. La pratique de la justice consiste à agir pour que chaque homme, chaque
peuple puisse exercer ses droits à la vie dans le respect de toutes ses exigences: de pain, de
liberté, de santé, de dignité, d'instruction, de paix, de sécurité, de patrie cosmique et planétaire.
Il n'y aura jamais d'amour sur terre tant qu'il n'y aura pas de justice.
Ne t’es-tu jamais rendu compte que le jugement vaut pour tous, pas seulement pour le
chrétien? Et le juge exige le respect de la faim et de la soif non pas au nom de l’amour et
même pas au nom de Dieu.
Même les justes sont étonnés: "Quand donc, Seigneur, t'avons-nous vu affamé et
assoiffé? " Et lui de répondre: "Chaque fois que vous l'avez fait à un des (peuples) plus petits,
c'est à moi que vous l'avez fait". Le faire à n'importe quel homme c'est le faire à Lui. Parce que
c’est Lui rendre justice. C'est reconnaître que l’homme a son prix, qu'il vaut autant que Dieu.
Admettre qu'il a la même valeur. En fait! "Il a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils
unique". Pour voir l’homme, il ne faut pas de foi-”#. Le patrimoine des valeurs humaines
suffit.
Ce n’est pas une question futile. Si l'on n'a pas d’idées claires à ce propos, on risque
d'embrouiller tout le reste. L'amour ouvre un autre horizon! Renoncer à ce qu'on est droit
d'avoir en faveur des autres. "Ne prenez pas ce qui est à lui". C'est exactement le contraire de la
justice.
Mais la justice, non. C'est la satisfaction des exigences humaines qui sont sacrées avant
l'eau bénite. La faim de l'homme est la faim de Dieu.
La foi nous est donnée pour faire "les choses impossibles à l'homme". Pour donner à
manger à l’affamé, il suffit d’un peu de bon sens et d'un soupçon de justice. Voilà pourquoi
Dieu exige de tous - croyants ou non croyants - le respect de l'homme. La justice est la
plateforme qui réunit tous les hommes.
Le Christ revendique sa parenté avec chaque homme au-delà et avant la religion parce
qu'il a en commun avec lui la substance humaine, la faim, la soif, le destin historique.
Si l'on prêche aux hommes de faire "par amour ce qu’ils doivent déjà faire par acte de
justice, on introduit les simples dans la confusion, on mystifie les choses, on vend le chat pour
le lièvre.
N'est-ce pas à cause de cela que nos petites chapelles ne savent pas faire autre chose que
de prêcher ... la charité... et l’assistance? Le Christ est avant tout "le Juste". Il s'est abaissé dans
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le sang et dans les larmes des trahis par la vie. Et moi, je suis ici, immergé avec Lui. Le sang
est tiède, les larmes sont salées, comprends-tu? Je ne peux pas ne pas hurler de douleur et de
désespoir avec Lui: "Père , je te rends mon esprit". Ici, nous sommes des millions à réciter avec
Lui la prière des désespérés: "Père, reprends notre esprit. Nous sommes les rejetés, les
cambriolés du monde. Il ne nous est resté rien d'autre - littéralement - que l’esprit. Le corps? Il
serait destiné à la résurrection. Mais, vois-tu, le nôtre est déjà dévoré par les vers, par l'anémie,
par la diarrhée. Contente-toi, Père, de notre esprit. Il est léger, suave, parce qu'il habitait dans
un corps toujours affamé. Ne te préoccupe pas pour nous. Elle ne nous sert à rien, la
résurrection des morts parce que pour nous il vaut mieux oublier cette vie indigne qui nous
réduit seulement à être un ventre à remplir. Oublier d'appartenir à la lignée de ceux qui ont
inventé Auschwitz et Hiroshima. La misère nous a enterrés avant même de mourir. Accueille
notre esprit. Il n'y a que lui qui nous est resté parce que le corps est déjà en ruines. Même les
églises affirment que le corps ne vaut rien. Pardonne, pardonne-leur: ils ne savent pas ce qu'ils
font. Ils ne savent pas que l'Homme pour toi vaut plus que deux moineaux et qu'une volée de
missiles atomiques. Ils ne savent pas que l'Homme - comme ton Fils - est tout pour toi."
Ici c'est comme si on était dans une fosse aux lions. Est-ce que la dénutrition de la masse
et la misère du régime ne sont pas des bêtes féroces? Je fouille dans les plis du Christ
historique à la recherche de cet Homme qui se plonge dans nos angoisses.
Je l'entends comme si c'était ma voix, celle du Christ hurlant sur la croix. Celui trahi par
Judas, renié par Pierre. Celui que les masses abandonnent parce qu'il refuse de donner du pain
et du poisson bon marché. Parce qu'il refuse de se faire chef. Car il est quelqu'un qui veut
rester un homme quelconque, un homme qui ne se substitue pas au peuple. Le Christ qui
tremble quand il sort des taudis des sous-hommes et qui éclate: "Heureux vous qui ne possédez
rien, peuples -Lazare, parce qu'on vous a refusé ce à quoi vous aviez droit et ce qui vous sera
rendu au centuple . Heureux vous qui mettez au monde les enfants pour les enterrer à l'âge
tendre, vous serez aimés par la vie que vous avez aimée."
Cela ne me va pas, un Christ qui sait tout. En fait, il y a des choses que seul le Père est
en droit de savoir. Je ressens, à ma mesure, le Christ qui tremble devant la mort des amis, qui
s'émeut avec les veuves et les orphelins. Il pleure devant la cécité des pharisiens et la splendeur
des temples. Doux et humble, mais pas lâche et veule devant l'oppression romaine. Il ne
capitule pas devant le mal. Il sait manier le feu et l’épée. Il se moque de l'autorité constituée
("dites à ce renard d’Hérode") Il se rebelle contre le pouvoir religieux qui fait passer le sabbat
avant l'homme. Il se déchaîne contre les imposteurs et exige la restitution par les percepteurs
(Zacchée). Il fulmine contre les riches : "Malheur à vous qui dévorez les pauvres".
Et à la fin, au chapitre 25 de St. Mathieu, - une vraie sommation d'anthropologie
évangélique - il a le courage de MAUDIRE! Le Fils de l'Homme se dresse sur la place de
l’histoire et maudit les injustes: il leur déclare qu’ils ne méritent pas d'être des hommes parce
qu'ils n'ont pas vu sa faim et sa soif.
Et pourtant, c'est le Christ qui caresse les enfants, qui bénit l'amour à Cana, qui accueille
les pêcheurs. Un homme complet qui ne fuit pas les embûches dressées par les hommes. Il
tâtonne dans le noir comme nous. Il ne trouve pas de réponse à la question: "Qu'est-ce que la
vérité?" Un homme tourmenté qui, de nuit, se plonge dans la solitude pour rester en compagnie
du Père de l'humanité. Pour s'épancher face à lui, pour vaincre le désespoir par la foi. Pour se
couler dans la certitude que le Père est inchangé, même dans l'abandon et la mort. Que Lui est
présent, même situ ne t'en aperçois pas. Et tout se fait nuit comme à la neuvième heure de la
vie et de l’histoire. Matériel et spirituel.

23-12-1990 - Chère Anna,


J'ai passé plusieurs jours dans la communauté qui occupe des terres à Gameleira: 12
familles essaient de se maintenir pour vivre presque dans des conditions de l’homme
préhistorique. A l'aube, en même temps que la lumière naissante, montait en moi une question
insolite : dans le fond, ces gens, qu'ont-ils de plus que l'homme du néolithique? Avec l'homme
de l'âge de fer, ils ont en commun la hache, la serpe, c'est à peu près tout.
Ils survivent avec ce type d'agriculture de subsistance qui abat les forêts, brûle et plante,
tout à la main. Depuis trois mois, il y a une seule "pièce" au village qui peut se réclamer de
l'âge de la civilisation technologique: un petit moteur pour gratter les racines de manioc et les
transformer en farine.
Ils dépendent de la ville pour le sucre, les allumettes, le sel, le café, le savon, l'essence,
l’huile. Ils vivent en l'an 2000 pratiquement comme l'homme de la Genèse. Ils se meuvent dans
le siècle du futurisme technologique avec les outils de l'âge de fer.
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Il est impossible à un homme du Premier Monde de cohabiter avec un homme du Tiers
Monde sans sentir le crissement: pourquoi un petit nombre a-t-il le droit de satisfaire tout
caprice et au grand nombre n'est-il pas permis de disposer même du nécessaire pour vivre?
Comment ce processus a-t-il pu s'enclencher? Et dans quelle mesure les institutions civiles et
religieuses sont-elles impliquées dans ces mécanismes que même les Papes définissent comme
"structures de pêché"?
Depuis des années, je vis à l'ombre de ces créatures réduites à des objets perdus dans le
musée de l'histoire, j'ai la sensation que tout cela n'arrive pas par hasard. Il faut voir la part de
complicité qui incombe à des religions; si et dans quelle mesure elles ont aidé le pouvoir
dominant à se justifier. Si elles ont contribué à créer une culture manichéenne par rapport aux
biens terrestres .
A-t-on le droit de se justifier à partir de l’hypothèse : "Si de ceci je peux tirer cela, cela
signifie que..."? Une civilisation qui donne ces fruits-là ne peut avoir qu’une racine malade! Il
ne s'agit certainement pas de mettre des points sur les i si le mal est tellement ancré au point
d'être devenu structurel. Même les mers agonisantes, les forêts asphyxiées, les mégapoles
invivables le démontrent.
J’ai feuilleté le "Journal spirituel" d'un occidental. Un éclair n’aurait pu mieux me
fulgurer. Je me disais: si la mystique (qui est l'apogée d'une religion) se limite à prêcher la
perfection sous forme de fuite du monde et considère la réalité terrestre comme vanité au carré,
si l'exaltation du spirituel exige de cracher sur le matériel, si pour louer Dieu il faut mépriser
l’homme, c'est évident que nous nous sommes trompés de route. Notre ascèse et notre
mystique n'ont rien à voir avec ce "toutes les choses étaient bonnes" qui retentit au début de
l'univers comme un cri de guerre contre toute forme de manichéisme. Si les choses matérielles
étaient un obstacle sur le chemin de l’homme, le premier coupable serait le Créateur qui nous
aurait refusé les instruments adéquats pour atteindre l'objectif.
Matière, chair et politique ne sont pas la prison de l'âme. Entre le matériel et le spirituel,
il n'existe aucun fossé infranchissable.
"Le destin de l'homme", lison dans ce Journal "n'est plus la possession de la terre, mais
la possession du ciel". Comme elles sonnent mal, ces déclarations dans les taudis du Tiers
Monde! Si à nous, anémiques et sous- alimentés, criblés de dettes extérieures et écrasés par les
balances de paiement, on ne reconnaît même pas le droit de posséder l'assiette quotidienne de
riz et de haricots, comment pouvons-nous aspirer à la "possession du ciel"? C'est bien étonnant
que l'exaltation du renoncement aux choses terrestres provienne de l’orgie consommiste du
Premier Monde! D'abord, vous vous empiffrez de choses superflues et futiles et puis, comme
le crocodile au ventre plein, vous daignez pleurnicher? C'est la nausée de l’excès qui vous
amène à vous vautrer dans des mystiques de renoncement?
Les pauvres que je connais ne se remplissent pas la bouche de mystiques mielleuses.
Leur spiritualité se condense dans la vénération de l'essentiel: le riz et les haricots. Ils sont
toujours prêts à les partager avec un hôte et un passant; la famille ouverte est toujours disposée
à accueillir sans ostentation des orphelins et des abandonnés.
Les religieux peuvent se permettre lé luxe de dédier des heures et des heures à leur vie
spirituelle (puisque la vie matérielle est assurée par des bienfaiteurs super-chrétiens), aux
lectures sacrées, à la contemplation. Et nous ici, nous sommes contraints d'entendre les
antiennes de lamentations des enfants qui pleurent de faim. Nous sommes condamnés à penser
seulement au matériel, au riz et aux haricots sans lesquels nous ne tenons pas debout. Nous
sommes obligés de contempler des ventres gonflés de vers et des christs dont nous pouvons
compter les os.
C'est peut-être un luxe du Premier Monde de pouvoir se consacrer à un Dieu tout
spirituel, éthérique, au service des mystiques opulentes? Le Dieu que nous suivons est celui de
l'Exode: celui qui vit à l'écoute des gémissements des oppressés, celui qui descend en Moïse
pour libérer le peuple d'un esclavage très MATERIEL. Ce Dieu n'a pas peur de se contaminer
dans les étables, de se couvrir de poussière sur les chemins des derniers, de s'avilir et mourir
crucifié entre deux larrons. Il est quelqu'un qui descend dans notre matérialité. Il mange et il
boit. Il ne fuit pas le défi de l'ambivalence de notre matière.
Pourquoi ne pas bâtir de nouvelles mystiques matérielles qui libèrent les sous-hommes
des nuits obscures de la misère du régime? Pourquoi ne pas construire des châteaux forts
intérieurs pour sauver les corps des mécanismes de la faim?
Le péché de l'Occident qui se présume chrétien est celui d'avoir tout spiritualisé. D'avoir
réduit un Christ qui multiplie pain et poisson à une ombre dématérialisée. Ou, si tu préfères, à
un ange. Et son message si concret, pétri de farine, de couleurs, de vignes, de figues, a été
réduit à un discours éthérique et aliénant. L'Evangile ne nous parle pas d'un Christ capable
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seulement de dire la Messe (il en a vécu une seule!) et d'un fonctionnaire du culte d'une
religion d'Etat.
Il n'y a jamais eu quelque chose de plus fonctionnel à la civilisation du lucre et du
capital, du Coca Cola et du libre marché qu'une religion qui se préoccupe du salut des âmes et
qui méprise et ignore les biens des corps. N'est-ce pas une ironie de parler de la résurrection
des corps à celui dont le corps ressent les morsures de la faim? Un Christ qui vient seulement
pour sauver les âmes n'existe pas dans l'Evangile. Comment pouvait-il prêcher la fuite de ces
choses matérielles qui ont arraché à son Père, à l'aube de la création, ce murmure de joie:
"toutes les choses sont bonnes, très bonnes"? Dans l'euphorie du septième jour, il s'accorde le
plaisir de jouir des fleurs, des couleurs, des papillons, des nuages. Ne s'est-il pas réjoui de la
chanson du vent, du dessin des oiseaux sur un fond de ciel, de la fantaisie des nuages? N'a-t-il
pas joué avec les atomes et les électrons, avec les poissons et les oiseaux, avec les mers et les
forêts? Et les étoiles? Cette matière si opaque et si lumineuse là haut, sans nombre, à défier
quiconque: autant d'astres - pourquoi et pour qui?
C'est l'aube à l'équateur. Et moi je me demande si nous sommes encore à l'aube de
l'histoire, aux signes avant- coureurs de l’Homme? C'est l'heure d'inverser la marche: prêcher
du toit des banques et des marchés des capitales la bonté originale de la matière. Est-ce que
toutes les choses ne portent pas, comme des vêtements de luxe, la griffe de leur créateur?
Lors du génocide du peuple Yanomami, un reporter de passage ironise: "Le ciel peut
attendre. Les missionnaires remettent à plus tard le salut des âmes des Yanomami pour
s’engager dans la lutte de leur préservation physique". (Revue "Veja", sept. 1990, p. 82) Et le
Père Carlo explique:" Le premier indien Yanomami que j'ai rencontré m'a marqué pour
toujours. Il ressemblait à un enfant grandi qui débordait de bonté. Les enfants ont leur place
assurée au ciel, même s'ils ne savent rien de la religion".
Comment a-t-il pu advenir qu'un Christ tellement mêlé aux événements humains se soit
transformé en une espèce de sacristain, en quelqu'un qui déclare forfait, quelqu'un qui a peur
de sa salir les mains avec la matière qu'il a pourtant pétrie de ses propres mains? Si la
chrétienté nous avait donné des exemples historiques positifs, notre morale matrimoniale ne
serait pas aussi mesquine et notre doctrine sociale serait moins anémique. Comment est-il
possible d'esquiver la politique quand c'est d'elle que dépendent les destinées du cosmos?
La vocation humaine nous invite à vivre avec la matière, malgré la matière. A faire
usage des biens sous le signe du partage, sans avoir peur d'en être souillé. Vivre en ange de
chair qui manie et gère les montagnes et les étoiles, les mers et les mines, l'énergie et la
biologie, le laser et le computer avec la même vénération avec laquelle il traite le corps du
Christ. Une religion uniquement spirituelle sort de l'histoire. Elle est non seulement non
innocente, mais elle fait le jeu du système. Elle devient - qu'elle le veuille ou non -
instrumentum regni pour tous les puissants de l'histoire. Elle devient fonctionnelle au système
car elle se déclare non compétente sur le terrain des choix politiques, étrangère au délit d'état,
neutre devant l'exécution des masses des affamés. Le choix de ne pas faire de politique n'est-ce
pas déjà un choix politique en soi? Une telle religion ne s'intéresse qu'à l'envoi des disparus au
paradis, au baptême des enfants qui meurent avant d’apprendre à vivre, à la moisson des âmes,
une à une, parce que les corps ne sont que vanité.
Comme elles sonnent fausses, les manies mystiques de l'Occident, dans le fond de cale
de l'humanité! Pourquoi demander à un esprit incarné de vivre de façon dématérialisée si son
destin consiste à prendre en consigne la terre et à la peupler? La science ne nous aide-t-elle pas
à embrasser d'un large regard l’espace universel, à croire que rien ne se crée ni se détruit, mais
que tout se transforme, que tout est énergie et que pas une seule cellule de matière ne tombe
dans le vide? Voilà le défi de l’univers: utiliser les choses sans en devenir esclave, jouir des
biens de la terre sans devenir matérialiste, vivre en équilibre avec soi-même sans abandonner
une des deux réalités qui constituent notre être: esprit - matière.
L’Evangile nous met en garde devant l’abus et l'excès des biens, leur accumulation et
leur absolutisation. Le Fils de l'Homme ne s’est jamais détourné de la chair, des poissons, des
brebis, des couleurs, du pain et du vin. Au contraire!
"Nous serons tous des anges de Dieu" conclut le mystique occidental, en lorgnant vers
l’au-delà. Je refuse. Mon privilège à moi consiste à être un "esprit de chair". C'eest une
aventure tellement intéressante que Dieu lui même a voulu assumer une figure comme la nôtre,
un coeur, des bras comme les nôtres, pour embrasser l’univers pas seulement comme Dieu,
mais comme homme Pouvait-il proposer aux autres "heureux ceux qui pleurent et qui sont
persécutés pour la justice" sans s'impliquer dans notre histoire? Comment aurait-il pu
apprendre la leçon de la miséricorde et du pardon s'il n'avait pas pris un coeur de chair comme
le nôtre? Ne continue-t-il pas à enrichir notre histoire de découvertes qui percent le secret des
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étoiles et pénètrent dans la moëlle de la matière? Ne s'exalte-t-il pas avec vous aux commandes
d'un supersonic, d'un transatlantique, lors de la découverte d'un médicament précieux, devant
une oeuvre lyrique ou une symphonie? Et la patience historique des pauvres ne lui vient-elle
pas du fils du charpentier qui est en train de faire des portes et des charriots, de dessiner un
nouveau rapport entre les hommes et d'allumer des feux et des passions pour des cieux
nouveaux et des terres nouvelles?
Nous avons joué aux mystiques avec des châteaux intérieurs. Aujourd'hui, ces châteaux
se révèlent être des châteaux de sable. Il faut démystifier tout ce que nous avons sacralisé. Les
pauvres m’enseignent la "mystique de la mastication".
Us m'introduisent dans les valeurs essentielles de la vie: nourriture, pluie, saisons, terre,
partage. Je sens naître en moi une nouvelle capacité de me situer par rapport à l'univers. Par
rapport à l'homme. C'est l'homme qui m'enthousiasme plus que tout. Même s’il est vêtu de
chiffons. Comme Dorival, Bastiao, Rafael, Mundico.
Nonobstant leur allure, il y a quelque chose de lumineux en eux: la volonté de vivre, la
tendresse émerveillée pour toute chose qui naît, que ce soit un haricot, une petite plante de riz,
un fils.
La vraie mystique? S'introduire dans le coeur du peuple et se laisser instruire par lui.
C'est lui qui a le pouvoir de nous faire voir toute la vérité Toute la vérité sur l'Homme: l’image
du père; après tout, vous êtes tous des frères. Cela ne suffit-il pas pour se mettre à genoux
devant lui, l'Homme? Que nous importent ses limites? Si tu trouves une perle dans la
poussière, prends un chiffon, nettoie-la et redonne-lui sa splendeur.
Ainsi est l'Homme. Ainsi est un peuple. F.F.

28-12-1990 - Chère Anna,


Mon fleuve passe de plus en plus par les méandres de la fatigue. Je vais bride en mains!
Je rêve d’un monde différent. Je me le répète: il ne faut pas perdre le goût de la vie, embrasser
l'histoire avec le grand'angle du coeur, s'enraciner dans la foi en l'homme, dans ses potentialités
du bien.
Il y en a qui affirment qu'après Auschwitz, "aucune parole venant d'en haut, même
théologique, n'a le droit de rester inchangée" (Adorno). "La voix qui se lève impérativement du
camp de la mort nous obligé à revoir radicalement notre pensée sur Dieu (Hans Jonas). Et moi,
je me sens de plus en plus plongé dans les méandres du fleuve de la vie. Depuis des millions
d'années, la vie règne sur la terre et nous n'en avons découvert que quelques miettes. La plus
grande partie des espèces amazoniennes nous reste encore inconnue. On dirait qu'on en est à la
première page du livre de la vie. Pourquoi notre le coeur cultive-t-il des aspirations grandes
comme toi, Seigneur? Pourquoi^ notre conscience sent-elle le poids de Auschwitz, de
Hiroshima et de la tragédie de la faim?
Notre époque historique est chargée de défis et de dilemnes qui nous dépassent. Les
forces progressistes semblent reculer. Les mouvements révolutionnaires font les comptes avec
cet Adam que nous portons en nous. Tout ce qui avait ouvert une brèche dans le système
bourgeois a commencé à pactiser. Une reddition historique. L'homme ne réussit pas à changer,
la troisième voie serait-elle utopique? Qu'en penses-tu, fils de Dieu et fils de l'Homme?
Auschwitz me poursuit comme mon ombre. Il faut se situer immergé dans la trajectoire
du temps. Nous ne faisons qu’un avec l'humanité de tous les temps. Et c’est notre tâche
d'introduire dans le circuit de l'Histoire des ondes positives, d'améliorer la qualité humaine qui
chemine vers sa plénitude.
"Durant les années pendant lesquelles se déchaînait la furie de Auschwitz, Dieu est resté
muet!" Et nous, nous vivons au milieu des fours de la faim multipliés par millions. Comment
parler de Dieu aux non-hommes?
Devant l'enfant pendu au camp de concentration, devant les multitudes étranglées, cette
voix qui susurrait dans le vent "Où est le Bon Dieu, où est-il?" (E.Wiesel - La Nuit - La
Giuntina, Florence 1984) se gonfle ici en ouragan.
Une nouvelle vision de Dieu monte des cloaques du monde. Parce que Lui est ici torturé
par millions. Quel Dieu après cet océan de victimes? La question se recoupe avec l'autre: quel
homme? Tant que les deux tiers de l’humanité seront condamnés à une non-vie, pourra-t-on
parler de Dieu?
Pour les parias de la vie, il faut inventer un autre Dieu. Le refonder à partir de
l’anthropologie. Comme le Verbe l'a fait. Quand il commence à parler, il parle de l'homme.
Même quand il nous apprend à prier, il prend figure de père auquel nous demandons notre pain
quotidien. Nous, par contre, nous avons fait passer sur toutes les places du monde un "dieu"
qui légitime même les dictateurs, un "dieu" qui vit avec les désastres de la dette extérieure, du
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salaire minimum et du non-pouvoir d'achat et qui regarde placidement les nouveaux fours qui
brûlent des peuples et des forêts. Ou nous laisse-t-il faire du zèle pour toucher le fond afin de
faire monter en nous la volonté de changer?
Une chose est certaine: notre "dieu" ne sert pas aux pauvres. Celui que nous avons
élaboré est contre eux car il légitime notre manière de vivre, de consommer, de produire.
Les pleurs du Tiers Monde font taire notre "dieu".
Mieux encore: ils sont porteurs d'un autre Dieu: de celui qui s'est fait esclave, impuissant
comme nous devant la tragédie de l'histoire.
A travers les soupiraux des idéologies et des religions, des peuples entiers murmurent :
"Où est Dieu, le Bon Dieu?"
Quel Christ nous a été transmis par l'Occident chrétien? Un Christ particulièrement
individualiste, plus tête que membre? Celui que je connais et auquel j'ai à faire est vivant,
immense, a mille facettes et se réfracté dans mille circonstances concrètes de la vie. Souvent
dans des situations- limite. Comme les deux femmes de l’intérieur du pays que j'ai
accompagnées hier; elles ont fait la navette (ou le Chemin de Croix) d'un hôpital à l'autre, en
portant dans leurs bras leur petit christ l’un avec une pneumonie, l'autre avec des vers.
Personne ne voulait les accepter parce qu'elles n'étaient pas "en règle" (le Christ n'est jamais en
règle!): les mamans étaient sans le sou.
Tu vois comme il est, mon Christ? Comprends-tu quand je dis qu’il est ici, avec moi,
vivant, m'accompagnant, voyageant avec moi sur ces chemins brûlants de misère?
Je le sentais si vivant, je sentais ses pulsations de vie l'autre nuit dans la Communauté de
Gameleira quand une vingtaine de paysans s'affairaient ensemble pour monter un hangar
destiné à servir à la production de farine de manioc. Dans cet "ensemble", je ressentais la
vibration de la présence du Christ. Un d'eux avait dit: "Où deux ou trois sont ensemble, là est
la force de Dieu, l'union". (Ce paysan n'avait jamais lu l'Evangile parce qu'il est analphabète).
Tu comprends pourquoi cela nous fait découvrir l'étroitesse d'un christianisme figé dans
le temps et dans l’espace géographique. Moi je veux un Christ universel, présent dans tous les
événements humains, et surtout dans les tourments. Peut-il ne pas être là pour participer à
l'effort déployé dans chaque aventure à la recherche de l'homme nouveau, de nouvelles formes
de production et d’organisation sociale? Les yeux des pauvres sont creux. Par la faim et la soif
de quelque chose d’autre que la misère quotidienne.
Qui ressemble le plus au Christ? Les chrétiens bien pensants et bien repus du premier
Monde ou ces gens mal en point, anémiques, exploités par les peuples occidentaux
profondément chrétiens? Comment fera-t-il, le Christ, pour se sentir frère des uns et des
autres?
Les pauvres invoquent la venue de quelqu'un qui les libérera des vers, de l'esclavage
international, des cultures dominantes. Les peuples opulents ne savent pas comment se
débarrasser de leurs déchets industriels, des scories radioactives, d’un style de vie non-
biodégradable. A quoi sert le Christ dans un Occident rassasié et dégoûté?
I

La culture occidentale ne pouvait que vider son message, le réduisant à un culte


purement spiritualiste. Quelqu'un qui se dresse contre les peuples enrichis et qui les nomme
race de vipère est un danger public, une menace de l'ordre constitué. Les peuples opulents ne
veulent rien savoir d'un Christ qui parle de justice, qui prêche l'égalité entre les peuples, dont
le message donne priorité à la faim et à la soif avant toute autre chose. Ils font taire toute voix
qui maudit et démasque la structure délictuelle de la loi du marché. Mieux vaut éliminer ce
Christ-là qui veut nous voir tous frères parce qu'il est contre la liberté de l'exploitation, contre
la compétition, contre la maxime "plus tu produis, plus tu gagnes". Et puis, ne se permet-il pas
de dénigrer notre société-modèle en la qualifiant de vieille outre, de vêtement élimé?
L'Occident est devenu une sépulture vide. Les peuples-enfants nous ont enlevé le Christ,
car pour nous, il est devenu superflu, objet de musée. Nous avons éteint le feu, détruit son
ferment. Pour nous, il est de trop. Et eux - les derniers - l’ont écouté dans les favelas, les
palafittes, dans les taudis.
Lui, au milieu d'eux, se retrouve parmi les siens, car lui aussi est né dans le dénûment
total. Persécuté, trahi, justicié. Comme tant de pauvres types éliminés par les escadrons de la
mort.
Nous voulons le connaître tel qu'il est, lui enlever les toiles d'araignée des doctrines
vides et les chaînes du droit canonique; le libérer du "qualunquismo" et du conformisme des
masses. Pour le restituer à la rue où, de fait, s'est passée toute son aventure. Pour le redonner
aux peuples dont la sueur a été dé-consacrée, prostituée; pour le réintroduire dans la
circulation des veines des derniers qui seront portés par lui au premier rang du Royaume; pour
le faire cheminer encore, incité par sa soif de justice, à la recherche des perdus et des
désespérés; pour inviter au banquet de la fraternité universelle les peuples des économies
éclopées, des finances exsangues. Pour lui rendre la voix qui fulminait contre les riches :
"Gare à vous, peuples opulents, qui exigez des pauvres qu'ils travaillent pour vous à bon
marché ... pour qu’ils maintiennent votre niveau de vie; ces pauvres qui vous concèdent tant de
leur temps pour satisfaire le moindre de vos caprices et de vos ennuis! Gare à vous qui sucez
les matières premières et dilapidez la sueur des peuples-serveurs! Gare à vous, civilisations
consommistes, qui immolez des peuples, des cultures et des écologies en faveur de l'idole du
profit à tout prix?-. Les peuples affamés seront vos juges!"
Nous, les délaissés, nous le porterons au sommet de la planète pour proclamer le
discours de l'homme cosmique et planétaire:
Heureux ceux qui aiment l'air et l'eau propre;
Heureux ceux qui ne polluent pas le patrimoine des valeurs humaines;
Heureux ceux qui ne font pas de gaspillage avec le soleil et les étoiles, le laser et
l'ordinateur;
Heureux les peuples qui font usage des choses sans se laisser dominer par elles.
Heureuses les générations qui ne volent pas à leurs successeurs le droit à la vie, le droit
à un ciel sans trou d'ozone, le droit à une planète sans effets de serre;
Heureux celui qui est persécuté pour la justice parce qu'il aime les peuples comme Dieu
les aime
Heureux ceux qui brisent les chaînes des patriotismes inutiles, des cultures dominantes,
des religions absolutistes;
Heureux celui qui abat les murs, les idéologies, les sectes intolérantes et les religions
d'état;
Heureux l'homme qui vive en harmonie avec le jaune, le brun, le rouge et le noir;
Heureux l'homme universel, car il fera partie de tous et ressentira en lui tous les autres;
Heureux le peuple qui transforme les canons en charrues et les bombes en pain;
Heureux vous qui vous faites universels parce que le cosmos coulera dans vos veines.
Vous vivrez chaque miette de matière comme une cellule de votre propre être.
En vous naîtra l'homme de tous. Uni à tous les autres hommes. Comme le Père, le Fils
et le Saint Esprit.
Amen.
La pauvreté comme une libération
69
31-12-1990 - Ma chère,
C'est un de ces après-midi au soleil de plomb qui fait que tout est imprégné de sueur.
Même les murs. Même l'âme. Puisse le ciel s'ouvrir et envoyer quelque chose pour nous
soulager! Moi, je l'attends dans tous mes sens. L'humidité de l'air atteint 90 %. L'air est grave
jusqu’au fond de la conscience.
Je me demande avec toi comment je fais pour résister aux menaces de mort parce que je
soutiens les paysans, à la trahison de certains leaders. Les communautés marchent au ralenti.
Le travail avec les campements des sans- terre m'ouvre de nouveaux horizons. Le "Projet St.
François" n'est pas relégué au domaine des efforts utopiques, mais est retenu comme point de
référence par d'autres communautés de paysans. L'aventure passe par des hauts et des bas.
Quand je trébuche sur les limites des pauvres je me dis: Si le Christ les exalte et les met sur le
trône des béatitudes, il ne le fait pas par ingénuité. Lui est le premier à connaître leurs défauts,
leurs écarts, leurs ambiguïtés. Pourquoi alors les béatifie-t-il? Je ne crois pas qu'il existe de
paroles efficaces, adéquates pour expliquer ce que le Christ même n'explique pas. Il affirme,
c'est tout.
- Heureux êtes-vous qui recevez le Royaume en héritage !
Les pauvres défient les religions. Essayons de nous mettre dans leur peau face à un bon
chrétien. Ils nous diraient: Ami, sur la base de quelle conscience peux-tu te justifier, te sentir
'comme il faut* alors que tu acceptes une église d'accord avec le système, faisant
structurellement partie du Premier Monde? Elle véhicule sa culture, sa philosophie, la
conception économique, la suprématie de la civilisation occidentale en tant que race choisie
pour diriger l'histoire . N'est-elle pas coupable d'épauler les peuples-pirates qui dilapident les
matières premières et la sueur des peuples-esclaves? Comment peut-on dénoncer les structures
de pêché et puis ne pas agir en conséquence? Cela reviendrait à dire: "Nous chrétiens, nous
tenons la main des brigands, mais nous n'appuyons pas sur la gâchette"? Cela ne devrait-il pas
vous faire horreur de faire partie d’un système religieux qui nomme les Nonces Apostoliques
auprès des dictatures de la faim, qui pactise avec les systèmes iniques, qui s'est réduit à une
caste cléricale, qui est renfermé dans le sanctuaire du culte et malade d’angélisme?
N’es-tu pas partie prenante d’un système qui se fait supporteur du status quoi N'es-tu
pas complice du plus gros péché historique des chrétiens qui est celui d'avoir pêché par excès
de chrétienté. L'ardeur pour le salut des âmes ne vous a-t-elle pas fait passer sur tant de corps
durant les croisades, les conquêtes et les inquisitions? Vous vous scandalisez de
l'intempérance et des fanatismes des sectes intolérantes, des ayatollah fondamentalistes et
pourtant votre culture est pénétrée de l'absolutisme de l’unique 'vraie' religion. Avez-vous déjà
mesuré combien de mal a été commis à cause de certaines radicalisations: extra ecclesiam,
nulla salus (en dehors de l'Eglise, pas de salut), sauve ton âme, Dieu est tout, l’homme n’est
rien.
La chrétienté peut-elle se considérer comme l’unique véhicule du salut? Dieu serait-il à
court de fantaisie et de moyens pour réaliser sa volonté de sauver tous les hommes? D'où lui
vient cette arrogance historique?
Comment faites-vous pour ne pas vous rendre compte qu'une religion ne peut pas
prétendre tout comprendre, qu’elle ne peut que faire des propositions spécifiques, qu'elle ne
peut qu'offrir une vision cosmique à partir de certains concepts religieux? Comment peut-elle
prétendre être l’unique voie du salut pour tous? Et les athées, les indifférents, les agnostiques,
ceux qui n’arrivent pas à comprendre, seraient-ils à éjecter? A. Pieris, un jésuite converti de
l'Orient, pose une question impossible à éluder: "Quelle culture est réflétée par l’Eglise
officielle?" (A. Pieris, An Asian Theology of libération, Orbis Books, N. York 1988; 40)
Le socialisme religieux (propriété communautaire des biens de production) des
communautés monastiques orientales et des communautés paysannes est fondé sur une
religiosité cosmique. L’harmonie sociale est garantie par une communion cosmique avec les
éléments de la nature. Selon Pieris, l'homme oriental défie le chrétien occidental. "Ici la
pauvreté - même de nature économique - semble prendre une saveur évangélique parce qu'elle
va de pair avec une pratique volontaire au service du bien pour la communauté entière. J'essaie
d’être satisfait de ce dont j’ai vraiment besoin, mais je donne tout ce que je peux à la
70
communauté (...) C'est un système (celui des communautés monastiques) dans lequel la
pauvreté et la religion conspirent ensemble pour libérer l'humanité de "l'obsession des biens"
que les asiatiques urbanisés ont appris à appeler par un autre nom : "consommisme".
Il faut absolument se demander: Comment a-t-il été possible que, sans église ni
sacrements, ni évangile, les orientaux aient produit un modèle d’homme profondément
religieux qui se considère comme un tout en harmonie cosmique, qui embrasse la pauvreté
volontaire comme une valeur humanisante - la misère est bien autre chose! - qui vit avec le
strict nécessaire en se libérant de la cupidité des biens et de l'obsession du lendemain?
Il faut admettre qu'il y a un évangile de tous, pour tous. Qui a une valence civile. Il peut
être adopté par n'importe qui comme loi de vie parce qu'elle est loi pour l'homme et pour tous
les hommes. Bien plus, l'église sera manchette, incomplète tant que les chrétiens, en tant que
citoyens, n'assumeront pas l'évangile aussi comme code civil de leur mode de vie. Nous avons
besoin de voir cette mise en pratique de l'évangile en tant que force de transformation du
quotidien, comme informatrice de l'économie, des rapports sociaux, de la politique. Comme si
cela faisait partie du pain et de tout ce qui l'accompagne. Sans régime de chrétienté.
Cette aventure convient à un peuple de volontaires qui pourrait devenir une proposition
de vie à niveau universel. Une église est faite pour ceux qui réussissent à croire, une église est
un peuple ouvert à tous.
Pieris écrit de façon significative: "La libération de la pauvreté - objectif des
technocraties occidentales - peut être une tentation esclavagiste si elle débouche sur
l'hédonisme et si elle n'est pas modérée par la liberté issue de la pauvreté. Il ne s'agit pas de
glorifier la pauvreté, il s’agit de la comprendre: elle pose chaque église devant le choix ou du
matérialisme ou de l'hédonisme de la société opulente. La pauvreté volontaire est, avant tout,
un mode d'être hommes et un antidote spirituel".
J'ajoute: Les valeurs éthiques et culturelles des autres religions devraient engendrer en
nous un comportement d'"ouverture, de dialogue, d'accueil d'autrui pour s'enrichir ensemble de
tout ce qui fait grandir la qualité humaine, non seulement au niveau strictement religieux, mais
aussi moral. Nous avons besoin de voir comment des chrétiens peuvent vivre en hommes et
comment des hommes peuvent vivre en chrétiens.
L'homme universel naît de la confrontation entre l'Est et l'Ouest, de la soudure entre le
Sud et le Nord. Avec toute mon amitié. F.F.

Milan, le 1-1-1991 - Cher Père Fausto,


Quel voeu peut-on te présenter, à toi et aux oppressés, pour cette nouvelle année? Je me
sens bien embarrassée. Peut-être la seule chose possible est- elle celle-ci: faire le voeu le plus
sincère et fraternel à vous tous pour que le Seigneur de la Paix et de la Justice veuille changer
notre coeur de pierre en un coeur de chair.
Je te remercie pour la franchise de ta dernière lettre parce que tu m'as révélé une
nouvelle facette de ma lâcheté. Tu as raison: seules les victimes peuvent nous donner la force
de refuser cette civilisation inhumaine. Elles seules peuvent nous enseigner comment lutter ici.
Et cela ne s'apprend pas dans les livres du P. Fausto, c'est la réalité qui l'enseigne. Tu vois
quelles petitesses sont en nous! Je ne veux même pas admettre vis-à-vis de moi-même que j'ai
peur, que je ne veux pas venir et je me cache derrière le paravent de l'importance de ma
mission ici.
Mais rien ne peut s’improviser, encore moins la vie du pauvre et de l'oppressé que nous
connaissons par ouï-dire. J'invoque le St. Esprit de m'illuminer et de m'instruire; et je ferme les
yeux devant le fait que Lui est prêt à m'exaucer si seulement je me rendais compte qu'il
illumine et enseigne à travers eux, les pauvres, et que je dois cesser d'attendre que les Dons
m'arrivent en ligne directe du Haut par un ascenceur de rêve.
Quelqu'un a demandé: "Qu'est-ce que Dieu fait pour les pauvres?" La réponse fut: "Il t'a
fait, toi". De la même manière, je me demande si souvent ce que Dieu fait pour ma conversion;
je demande, j'invoque, je prie qu'il me fasse tomber de cheval, qu'il me foudroie par des éclairs
et me crible de flèches, et je suis aveugle car je ne vois pas qu'il fait beaucoup plus: il me met
en confrontation avec ceux qui ont son amour et sa prédilection. Nous aimons notre rapport
personnel vertical avec le Seigneur. Mais comme il est difficile d'ouvrir les bras comme le
71
Christ l'a fait sur la croix pour embrasser le monde, pour établir un rapport horizontal avec les
autres, les pauvres, les petits qui sont les seuls à travers lesquels on peut arriver au salut.
Je veux être sincère. Je suis très découragée parce que je continue à me cogner ma tête
contre une muraille insurmontable: moi-même. Comme toujours, t'écrire est pour moi un
moment de méditation, de réflexion, mais aussi un tourment. Mais pas n'interprète pas tout
cela avec bienvaillance! J'ai une capacité incroyable de m'anesthésier, tout moyen est bon pour
me duper!
En ce moment, p.ex. où j'attends un enfant (ce qui est un bonheur immense pour moi),
je trouve juste de concentrer toutes mes pensées, mes énergies, mes attentes, mes espérances
sur cette créature qui grandit en moi. Maintenant, tu penseras que j'exagère car il convient à
toute future maman de se sentir ainsi. Mais moi, j'ai l'impression que mon extase devant cette
situation justifie la mise en veilleuse de toutes les autres pensées et de tous les autres
tourments. Je ne sais pas si j'arrive bien à m'expliquer.
Je voudrais te demander un petit cadeau. Si tu es une fois réuni avec eux, peut-être à
l'occasion d'une messe, demande-leur une petite prière pour Anna et André, deux de leurs
oppresseurs. Je t'embrasse. Anna

INQUIETUDES

Imperatriz, 1-1-1991- Mes bien chers,


La psychologie humaine ne résiste pas à l'évidence de tant d'injustices d'une part et de
gaspillage de l'autre: "Aux USA, un jeune de 13 ans sur trois a déjà pensé au suicide (Corriere
del Ticino, 11-3-89).
Je me creuse la tête à la recherche de bonnes raisons à présenter à ceux qui ont le
portefeuille gonflé et le ventre plein. La logique de l’homme de la rue réagit: "Tu ne vas
quand-même pas me qualifier de voleur! Tout ce que j'ai accumulé est le fruit de ma sueur et
de mes économies. Je ne fume pas, je ne bois pas, je n'ai pas de vices... Je suis honnête. Je ne
dois rien à personne..." Comment t'expliques-tu qu'en 1970, une tonne de bananes permettait
au Tiers Monde d'acheter une barre d'acier et qu'en 1980, la même tonne de bananes ne vaut
plus qu'une demi-barre?
Que les céréales produites au Sud servent à engraisser le bétail destiné aux tables du
Nord? (Un tiers des ces céréales pourrait nourrir deux milliards de personnes par an).
Nous devons nous rendre compte que nous nous trouvons face à à une culture séculaire
qui a canonisé le libéralisme économique, la loi inique de la maxime "plus tu produis, plus tu
gagnes", et de cette autre "du mien, je fais ce que je veux". Ta lettre a suscité un éventail de
réactions que je cite ci-après:
"Tous posent les mêmes questions que Anna, mais individuellement, le problème est
insoluble. La société occidentale peut être comparée à la Rome impériale où les chrétiens
s'opposaient aux coutumes païennes. Le témoignage de la foi d'un seul pouvait se terminer
pour lui par le martyre. Mais nous savons que beaucoup de chrétiens unis dans la foi ont pu
obtenir ce qui semblait impossible: un renversement total de la situation. Si tous les chrétiens
(ou au moins beaucoup d’entre eux) s'engageaient pour la justice du Royaume, le miracle
devrait forcément se produire. Peut-être le Seigneur est-il en train de l'accomplir, mais il attend
notre collaboration. Il existe tant d'associations caritatives dévouées à l'assistance, mais elles
ne s'emploient pas à couper les racines du mal! Si une quelconque association devait agir dans
ce sens, donne-moi son nom. Sinon, unissons-nous pour changer cette situation" (Nilia-
Grosseto).
"Moi aussi, j'essaie de répondre à Anna. Si Dieu nous a fait naître dans ce vieux monde,
il veut dire aussi qu’il a un projet pour nous. Je dois essayer de lui être fidèle ici, en vivant
avec une joyeuse simplicité, mais aussi avec radicalité et sans trop d'états d'âme. Je dois
concrétiser dans le quotidien ma conception de la pauvreté à côté de celui qui est pauvre non
par libre choix, mais contraint par d'autres. Ce que cela signifie pour moi, je le traduis aussi
dans les dépenses, les vêtements, le type de logement et de voiture que j’achète. Je vois aussi
qu'il y a moyen de guérir de la maladie, du désir de toujours tout avoir, et tout de suite. Je
découvre qu'on peut bien vivre avec beaucoup moins. Je crois qu'il est important et difficile de
72
ne pas succomber à la manie de vouloir tout avoir, même si c'est beau et utile" (Giorgina-
Torino).

"On a beau lire des livres et des magazines, on a beau visiter des lieux tels que Fausto
les a décrits, on finit toujours par être réabsorbé par le système, on devient bourgeois même
sans le vouloir. On est si nombreux au Premier Monde, mais on se sent souvent bien seul.
Comme si les problèmes du Tiers Monde ne nous concernaient pas. La course à l'argent, au
pouvoir, à la carrière nous a conquis. Nous y sommes tellement accoutumés qu'on n'y prête
plus attention. Même la classe ouvrière "est allée au paradis" comme on a coutume de dire,
pour une poignée de sous qui permettent d'acheter une fourrure, de partir en 'Semaine
Blanche', d'avoir une seconde résidence à la mer etc... En fait, l'ouvrier conteste et puis, il se
retrouve dans une mentalité de patron. Et alors, le Tiers Monde - qui s'y intéresse? Avons-
nous perdu toute décence? Pour nous réconcilier avec l'homme, nous devons secourir
l'humanité que nous avons poignardée. Nous devons renoncer à notre abondance qui assouvit
et avachit, pour courir à la rencontre de l'humanité qui meurt à cause de nous" (Paolo Alberto-
Milano).
"Jai beaucoup apprécié la lettre du P. Fausto surtout quand il dit que c'est le Premier
Monde qui doit changer de style de vie. Dans cette optique, ma famille et moi, nous avons
décidé de vivre avec le strict nécessaire sans nous laisser tenter par le superflu. J'aimerais bien
être une de vos volontaires si je n'étais pas atteinte par une arthrite rhumatismale qui me fait
souffrir depuis mon enfance. Toute foi, je me mets à disposition pour un travail de
sensibilisation et pour la diffusion de la culture de l’homme universel, car la conviction d'une
telle nécessité a mûri en moi depuis longtemps. Je voudrais aider à faire naître ce rêve.
Je t’embrasse." (Mercedes-Piadena)

QUOI FAIRE?

Chère Anna, Réjouis-toi! Les Anna qui veulent savoir comment se réconcilier avec les
victimes, il y en a tant! L'obsession du" Comment faire?" est en train de contaminer beaucoup
d’amis. On avance par force d'inertie, mais on se rend compte qu'il ne suffit plus de faire
toutes les objections possibles et imaginables, d'adopter des enfants du Tiers Monde, de partir
en coopération, d'aider les immigrés, de ne se soumettre à aucune loi.
La réponse à la faim dans le monde n'est pas une morale au centimètre et encore moins
le retrait de ce problème de la problématique globale. Avant toute chose, nous devons nous
demander si nous avons fait de l'espace en nous pour épouser une nouvelle mentalité, un
nouveau mode de vie qui nous place devant l'Homme et devant la planète.
Le "Comment faire?" passe donc à travers une autre question: sommes-nous conscients
d'être devenus des citoyens effectifs de la cité globale? Mais encore, plus radicalement, que
peut faire un individu?
Un début dé réponse est inscrite dans les cellules de notre corps.
C'est tellement vrai que dès que nous altérons leur équilibre, elles se rebellent. Un corps
humain au poids moyen a besoin d'absorber 3000 calories par jour. C'est un taux
universellement admis. Si tu ne le respectes pas, tu deviens disproportionné: ou obèse ou
complexé ou inepte. Ces maladies, à large échelle, deviennent des épidémies de type social,
des pathologies de générations entières.
Je lis la perplexité dans tes yeux: serait-elle suffisante, la croisade des 3000 calories
pour changer le monde? Aussi, mais pas uniquement. Pour le moins, tu aurais fait le premier
pas vers la justice à partir de toi-même.
Tu deviendrais un maillon dans une chaîne sans fin. Tu renforcerais la culture du
nécessaire et grossirais les rangs de ceux qui commencent à devenir des objecteurs à l'intérieur
même de leur maison, du propre estomac, du portefeuille, de l'armoire.
Ainsi pourrait-on adopter dans nos moeurs une autodiscipline qui établit des normes de
l'usage des choses pour nous mettre à table avec l'univers. La thèse du "tout est permis, je fais
ce qui me plaît" est insidieuse et nuisible.
Cet exercice quotidien de la justice t'amènerait inévitablement à un changement de
73
régime de tes pensées, tes désirs, tes programmes. Ce point de départ conditionnerait le choix
du travail, de l'usage du temps libre, de l'éducation des enfants, des rapports sociaux. Et en toi-
même, un changement radical se produirait: le passage d'une vision de domination des choses
selon la nécessité et toujours en fonction de ton hiérarchie des valeurs. L'obsession de l'argent,
lé pouvoir d'achat, les conditionnements sociaux (la belle maison, la grosse voiture, les
vacances de luxe, les voyages de plaisir, les extravagances) n'occuperaient plus la première
place, mais chercheraient l'harmonie avec la création.
La baguette magique, le talisman que nous cherchions, l'aurions-nous donc à la maison,
en-dessous du tapis? La prise de conscience des 3000 calories amorce alors un procès d’auto-
libération de ce que tu as de trop chez toi, dans ta maison, dans le portefeuille. Et à la fin, tu
t'aperçois que cela aurait manqué à quelqu’un d'autre.
La justice exige la restitution de ce qui a été volé. "Mais oui, moi je restitue les
vêtements usagés à la mission, je fais l'objection fiscale, je me taxe moi-même pour financer
des projets, je n'investis pas dans des affaires sales ou dans des banques corrompues qui
traitent avec des pays totalitaires, je n'achète pas certains produits et je suis client dans un
magasin correct et solidaire. Qu'est-ce que je dois faire de plus?"
Les peuples exploités rétorquent: "D'où vient la marchandise bon marché? Quels sont
les mécanismes et les lois de marché qui font arriver à ta maison des produits exotiques à des
prix ridicules? Ne sont-ils pas amères, le sucre, les bananes importées à des prix dérisoires?
N'est-il pas tâché de sang le fer brésilien, le cuivre chilien, l'aluminium bolivien, les matériaux
qui entrent dans la fabrication de ta voiture, de ton frigo, de la machine à laver, des jouets de
ton enfant? Vois-tu comme il est trompeur, le prix de vente!
Que tu le veuilles ou non, tu es obligée de collaborer aux mécanismes souterrains de
l'exploitation qui te rendent complice des structures économiques délictueuses.
Pourquoi ne pas renverser les données de la question? A la place d'être contraint
d'accumuler tant de biens pour les restituer ensuite aux pauvres (parce que les vêtements ne
rentrent plus dans l'armoire, parce que trop d'argent pèse sur la conscience etc...), ne serait-il
pas plus logique d’intervenir dans les engrenages des marchés internationaux, de changer de
système?
Et donc, comment organiser le bien et la justice?
Les pauvres nous ont obligés à mettre le doigt sur la plaie: il faut changer les structures
si on veut être efficace. Et cela, personne ne peut le faire seul. Il faut s'organiser en groupes,
sur le terrain, intervenir au niveau local, forcer la main des politiciens pour que la bonne
volonté se transforme en action politique. Les choses changent dans la mesure où nous y
croyons et où l'action individuelle devient mouvement de masse. Tout comme une vague est
capable de faire mouvoir mille autres vagues.
Un exemple comme contre-preuve. Le Mouvement pour la paix de Piacenza a organisé
une action de signatures pour demander aux commerçants de destiner l'argent qui aurait été
dépensé pour les luminaires et les ornements de Noël à des oeuvres de solidarité. On a
expliqué qu'avec l'énergie ainsi économisée on peut couvrir les besoins de consommation
mensuelle de cent familles.
Parallèlement avec les luminaires se pose le problème de l'économie d'énergie, du
modèle de consommation, du scandale d'un Noël commercialisé. Les magasins qui ont adhéré
à cette action ont été signalés par un signet spécial, et les signataires de la pétition se sont
engagés à les privilégier pour y faire leurs achats. Tu vois, seuls, nous ne sommes rien,
ensemble, nous sommes une force. Il est nécessaire de se grouper en un mouvement composé
de groupes régionaux, de volontaires décidés à vivre en paix avec l'homme et l'écosystème. Se
convaincre que les instruments de changement existent et sont de nature politique, qu'il faut
sortir de la situation de léthargie dans laquelle une politique de délégation et de
représentativité nous a enfermés. Reprendre le pouvoir qui appartient au peuple et à personne
d'autre.
L'engagement politique doit se faire au niveau local (communes, provinces, assemblées,
boycottage civil, grèves de la faim, sit-in, manifestations de masse). Aujourd'hui, les
changements des moeurs se font à une vitesse incroyable. A l’époque de Tchernobyl, le fait de
ne pas pouvoir manger de la salade pendant quelques semaines a été plus instructif et efficace
74
que mille colloques et transmissions radio-télévisées.
Ce n'est pas une question de moyens. De même que les moyens n'ont pas manqué pour
faire du Premier Monde le pays des Joujoux, ils ne manqueront pas pour se mettre en route
vers l'homme planétaire. Le salut se trouve entre nos mains fragiles: une chaîne humaine de
justice a le pouvoir de changer le monde.
Attelons-nous, chacun avec son dynamisme , son énergie, ses capacités, ses moyens, à
nous engager sur une voie qui nous rapproche de l'idéal de l'homme planétaire! Cela suppose
de:
se contenter d'un niveau de vie simple et serein qui respecte les vraies exigences
humaines de tout homme qui vient au monde, en se référant non pas à celui qui possède de
trop, mis à celui qui n'a même pas le nécessaire;
exclure de sa propre activité, soit comme individu soit comme peuple, toute forme
d'exploitation sans discernement face à l'écosystème et à l’homme;
favoriser l'échange avec le Tiers Monde pour vivre en plénitude cette vocation humaine
qui nous appelle à devenir des "citoyens de la planète";
lutter contre toute forme de dépendance économique et politique pour nous libérer de
ces mécanismes de mort qui, au Nord tuent par excès de bien-être, et au Sud par manque du
nécessaire;
adopter et aider à diffuser de nouveaux modèles de dévéloppement et de style de vie qui
respectent la planète comme un bien limité et biodégradable, destiné à tous les peuples et à
toutes les générations;
se vouer à une culture nouvelle dont les valeurs fondamentales sont la justice, le
partage, la paix, l'universalité, le respect de la création , la sobriété, selon l'esprit des
Béatitudes et la sagesse des peuples.

UNE MANIERE DE CONCLURE

Entendons-nous. Entre le sifflement des supersonics et les sirènes des usines, la voix
d'un peuple riche qui se cherche de bonnes raisons pour survivre: "Peuple appauvri - pauvres
christs - que dois-je faire pour ne pas voir la vie s’éteindre en un clin d'oeil?"
Et lui de répondre: "Pourquoi m'interroges-tu sur la vie de la planète en danger? Une
seule chose est bonne et nécessaire: lutter de toutes ses forces pour que la vie soit sauve et
abondante."
Nouvelle question: "Comment fait-on pour aimer la vie?"
Réponse:
ne permettre à aucun peuple de crucifier la vie sur la croix de l'atome, de l'écorcher par
la pollution;
ne pas prostituer la sueur des peuples-enfant;
ne pas leur voler légalement leurs matières premières, leur culture, leur modèle de
dévéloppement;
ne pas empoisonner les rapports économiques selon les lois de marché iniques, par des
dettes impossibles à rembourser;
honorer la mère Terre qui t’a engendré et qui te nourrit, en respectant ses cycles de
production et de bio-dégradabilité;
aimer le peuple de l’autre comme celui auquel on appartient soi-même;
Et le peuple riche, insatisfait : Et quand j'aurai fait tout cela, que devrai-je faire?
"Si tu veux vivre dans la plénitude, relativise tout, vends ce que tu as et tu découvriras
que le trésor du ciel consiste à vivre dans une dimension planétaire déjà ici-bas. Les peuples
ne sont-ils pas que des débris d'un même vase que mon Père a modelé?. Ramasse ces débris,
recolle-les et tu vivras."
Les peuples opulents retournent fébrilement à leurs affaires, en secouant la tête: "Nous
n'avons pas de temps à perdre. Qu'est-ce qui peut venir de bon des cloaques du Tiers Monde?"
"Et les peuples crucifiés: "En vérité, en vérité, nous vous le disons: un peuple riche
entrera difficilement dans le règne des cieux. Nous vous le répétons: il est plus facile à un
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chameau passer par le chas d'une aiguille qu'à un peuple enrichi d’entre dans le Royaume des
cieux." (Math. 19,23à)
Fini d'écrire le 31 mars 1991 alors que le Nord du monde célèbre la Pâque de la
Résurrection et que, au Sud, nous vivons toujours dans son attente.
Un baiser grand comme la vie!

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