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Agée de trente-cinq ans, Sophie Boutaud de la Combe vit actuellement, avec son
mari et sa fille, en Haïti, où elle occupe, depuis 2006, le poste de porte-parole de la
Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH).
LETTRES
DE LOIN EN LOIN
ACTES SUD
Le cœur n’a qu’une seule bouche
VIRGINIA WOOLF,
Lettre à un jeune poète.
HENRI MICHAUX,
La Lettre.
AVERTISSEMENT
Je hais les leçons de sagesse qui viennent trop tôt ou trop tard :
devant l’urgence du printemps, pourquoi faut-il que
l’hirondelle plus généreuse que les autres cède son cœur à la
loi du nombre ? Et, passant de l’arbre à la branche, est-ce
avant ou après sa mort que tu ne parles pas de corde dans la
demeure du pendu ?
“BALLADE DES PENDUS”
J’avais son âge et ses bêtises. De celles que l’on fait le cœur
plein d’amour, comme on nettoie la cage de sa tortue,
Caroline elle s’appelait, en remplaçant la litière par des
feuilles de papier. De celles posées sur le bureau du père,
parce qu’à la maison le journal, même télévisé, n’était pas de
coutume. Et, de cette cage propre avec ses petits coins colorés
par l’en-tête, se sentir plus grande qu’une petite fille. La
fessée, si forte, n’en fut que plus injuste.
Mes larmes n’ont jamais admis comment les actes, cette
croûte de la vie, pouvaient suffire aux hommes, aux femmes,
aux adultes.
Qui donne sa place à l’intention du geste ? Qui, en
regardant l’arbre, se soucie de la sève ?
TÉLÉPHONE
Toi.
Et tes mains toujours occupées, du rhum au filtre. Telles les
tisseuses sans laine à filer. Vides elles s’agitent, pleines elles
se frustrent de n’être mieux accommodées.
Rouges et vertes. Les lanternes du latanier qui donnent à tes
regards un air arc-bouté que l’obscurité m’oblige à scruter.
Attentive, je te sens soucieux autant que surpris dans la
balance de nos idées. Rire. Silences. Flot et reflux. C’est
marée haute dans nos tempes.
Noire. Seul témoin de cette amitié, la nuit me trouve sans
fard et te prend tel quel. Et nous nous laissons là.
CONVERSATION DANS LE NOIR
Hier encore nous nous laissions là. Non las. Juste poussés à
recourir au reste qui nous maintient en état d’existence.
Rentrer dormir. Rentrer boire. Ecraser par le sommeil cet
éparpillement. Fuir dans la veille ce désir ardent. Ou le
transmuer. Ou le trahir, dans un semblant jouissif. Seul et
seule. Sans la caresse de l’autre, sans les mots de l’autre que
l’envie imagine voir rouler sur la peau glissant d’interstices
en interstices, ricocher de l’oreille à la bouche, trouvant son
écho dans un râle ou un gémissement.
Blancs les draps frais que le vent de la fenêtre vient
retrouver. Tantôt m’enroulant. Tantôt surnageant les bras
écartés. Tantôt recroquevillée. Souvent apaisée. J’attends un
autre jour. J’attends un appel. Une lettre.
VANITÉ DE L’ATTENTE
Un père
Une mère
Deux rives
Un gouffre
Moi
Relis Eugène :
“Si marcher en soi-même est comme un châtiment
S’il ne faut pas voir la réalité telle que je suis
Si nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses
Si chacun est l’ombre de tous
Si disparaître c’est réussir
S’il y a un autre monde dans celui-ci
S’il faut mourir pour ne pas mourir
Si ce qui a été compris n’existe plus…”
Si tout ça.
Rêve. Rêvons.
DE GAUCHE A DROITE OU L’EXIL DU POÈTE
Aujourd’hui
qu’on célèbre les partages inégaux,
que le chant du monde appartient aux “écriva… teurs”
nombrilistes
qui prennent la terre pour un marché,
leur appart pour le bout du monde,
et nous vendent en format de poche leur cantique néolibéral
et leurs bobos d’enfants gâtés,
ni dans ta vieille Europe en panne de front commun,
ni dans ma Caraïbe où la mort soûle au zouk
et au compas direct,
“nulle abeille ne vole future de son miel”.
Car :
“Si on transforme sa main en la mettant dans une autre
Si l’enfant sait que le monde commence à peine
Si l’aurore apparaît à tout âge
Si la vie est parfaite parce qu’il n’y en a qu’une
Si l’espoir ne fait pas de poussière
Si les larmes sont les pétales du cœur
Si on prend sens dans l’insensé
Si la terre est bleue comme une orange…”
Que dire à un corps qui n’a plus ni faim ni soif ni peur ni froid
ni sommeil, si l’autre n’est là que pour le combler ?
Donne-moi de t’aimer ?
LETTRE DU DÉSIR FOU
Verlaine/Rimbaud/Tagore/Shakespeare/Dante… Je vous
emmerde !
Quand ?
LE GUETTEUR
“Verlaine/Rimbaud/Tagore/Shakespeare/Dante…”
Et Bush, Sharon, Blair, et les chars des Nations unies qui
patrouillent ma ville. Et l’impuissance du poème, et ma
journée de citoyen qui ne peut rien contre le pire. Je refuse de
penser. Vivre est lorsqu’on le pense un suicide différé.
Je veux t’écrire ce soir ma lettre de nulle part, t’enlever
l’uniforme, contrer le sens perdu des choses et des mots par
l’évidence du corps qui s’accorde au toucher.
Ce soir je désespère de l’empire et du vers, ne m’écris pas
demain si tu ne dis pas “quand”.
LETTRE DU LENDEMAIN
Quand ?
Quand l’insoluble me laissera-t-il en paix ? Bouleversée, je
fixe des yeux ces masses d’eau flottant dans l’air au-dessous.
A saute-mouton sur les nuages, le vol se poursuit. Le nez collé
au hublot je souhaiterais me jeter, me laisser choir. Le vent
m’appelle et frémissent mes ailes. Rien ne saurait mieux
m’aller que de planer. Chuter. Cimes, rivières, fleurs, dans un
murmure vous rejoindre.
Pour l’heure je reste là.
Quand ?
Je ne sais pas.
ATTERRISSAGE
Sont-ce les âmes ou les corps qui, mis à nu, font œuvre de
violence ?
Mon corps appartient au présent. La gangue du passé s’est
cassée, qui faisait de mon sexe un temple que d’aucuns
venaient blasphémer.
Mon âme dialogue à l’intérieur de moi avec cette petite
flamme que l’on appelle la foi. Toutes deux chuchotent à mots
couverts d’un fort possible enfer, de ma fragile perpétuité. Je
feins les yeux ouverts de ne pas écouter.
L’autre est un témoin gênant pour qui veut s’écrire.
Alors, à part à toi, je n’écris pas.
GRATUITÉ DU BONHEUR
Une petite main tape à la vitre, se tend vers vous quand vous
passez. Une petite main sale, comme une griffe d’oisillon sur
un corps flottant, désincarné. La vitre se baisse et la main
entre pour prendre, en quelques pièces, des raisons de ne plus
s’accrocher.
Et après ? Ni câlin ni berceuse.
Un pouce dans la bouche, les pieds qui tirent sur la robe,
les cartons retrouveront ce soir le petit corps que les rats
viennent renifler.
Le monde est un miroir sans tain que nous refusons de
traverser. Parfois, au milieu de la nuit, j’étouffe
d’impuissance. Je brise le miroir, et s’engouffrent dans ma
chambre ces enfilades de rues, ces images d’enfants errant,
sans âge, sans nom, sans autre horizon que la voiture d’après.
L’UNE ET L’AUTRE
Pourtant je ne crie pas. Je garde mon cri pour ceux qui peuvent
entendre. Quand je hurle à la mort, je choisis le passant. Ainsi
va notre monde, tous ces ventres crevant comme des villes
ouvertes, égaux dans la puanteur, le miasme et le silence.
Confidence pour confidence, quand tu meurs, cries-tu à
l’aide ?
FÊLURE
Hier c’était hier. Chagrin n’est pas égal colère. Pleure, qu’on
en finisse. Quel fragile art de vivre que de garder pour soi ses
blessures profondes.
A CHACUN SA CORDE