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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

“Qui de vous ou de l’Haïtien m’écoute et me comprend ?


Qui de moi ou de l’Etrangère vous parle et se défend ?”

2004 : bicentenaire de l’indépendance d’Haïti, ouverture d’une


période dite de transition démocratique, et arrivée sur l’île
d’une mission des Nations unies. Un an plus tard, c’est la
rencontre entre deux individus que tout oppose : un écrivain
haïtien qu’on dit engagé, athée et libertaire. Une française,
employée des Nations unies, qui a d’autres croyances.
Entre eux, contre eux, une Histoire reçue en héritage et des
visions du monde peut-être irréconciliables, dont témoigne la
correspondance qu’ils entretiennent alors.
Confrontés au grand et universel malentendu dont la
différence fait le lit, se heurtant, à leur corps défendant, aux
limites de l’échange, qu’ils poursuivent avec une obstination
généreuse et ce courage qu’il faut pour demeurer soi-même,
affrontant leurs altérités respectives, au risque du conflit, dans
un dialogue toujours plus périlleux à mesure qu’il s’émancipe
des lieux communs pour s’approcher d’une réalité impossible
à désigner par des mots confortables et qui ne changeraient
plus, les deux correspondants construisent au fil de ces lettres
surprenantes, dérangeantes, la médiation fragile d’une parole
audacieuse qui confère enfin sa vérité à l’expérience humaine
de leur rencontre.

Agée de trente-cinq ans, Sophie Boutaud de la Combe vit actuellement, avec son
mari et sa fille, en Haïti, où elle occupe, depuis 2006, le poste de porte-parole de la
Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH).

Ecrivain, poète, intellectuel engagé, Lyonel Trouillot, écrit (en français et en


créole) et vit à Port-au-Prince, en Haïti. Toute son œuvre romanesque écrite en
français est publiée par Actes Sud.
Photographie de couverture : © image100/Corbis
ŒUVRES DE LYONEL TROUILLOT

DEPALE, pwezi, en collaboration avec Richard Narcisse,


éditions de l’Association des écrivains haïtiens, Port-au-
Prince, 1979.
LES FOUS DE SAINT-ANTOINE, roman, éditions Deschamps, Port-
au-Prince, 1989.
LE LIVRE DE MARIE, roman, éditions Mémoire, Port-au-Prince,
1993.
LA PETITE FILLE AU REGARD D’ÎLE, poésie, éditions Mémoire, Port-
au-Prince, 1994.
ZANJ NAN DLO, pwezi, éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1994.
LES DITS DU FOU DE L’ÎLE, Editions de l’île, 1997.
THÉRÈSE EN MILLE MORCEAUX, Actes Sud, 2000.
RUE DES PAS-PERDUS, Actes Sud, 1998 ; Babel no 517, 2002.
LES ENFANTS DES HÉROS, Actes Sud, 2002.
BICENTENAIRE, Actes Sud, 2004 ; Babel no 731, 2006.
L’AMOUR AVANT QUE J’OUBLIE, Actes Sud, 2007.

© ACTES SUD, 2008


ISBN 978-2-330-09157-6
Sophie Boutaud de la Combe
Lyonel Trouillot

LETTRES
DE LOIN EN LOIN

une correspondance haïtienne

ACTES SUD
Le cœur n’a qu’une seule bouche

Extrait du poème de Paul Eluard,


Jeunesse engendre jeunesse.
Pour elle et lui, et les autres.
N’y a-t-il pas, hélas, de bonnes raisons d’avoir
confiance ?

VIRGINIA WOOLF,
Lettre à un jeune poète.

Nous ne nous sommes pas reconnus dans le


silence, nous ne nous sommes pas reconnus dans
les hurlements… Nous nous sommes regardés
dans le miroir de la mort. Nous nous sommes
regardés dans le miroir du sceau insulté, du sang
qui coule, de l’élan décapité, dans le miroir
charbonneux des avanies.

HENRI MICHAUX,
La Lettre.
AVERTISSEMENT

Au moment de la rédaction de cette correspondance Sophie


Boutaud de la Combe n’occupait pas encore le poste de porte-
parole de la Mission des Nations unies en Haïti. La rencontre,
l’échange pouvaient donc avoir lieu, de personne à personne.
Le jeu caché dans le “je” pouvait être mis en mots, en scène.
Mise en mots, mise en image, retour de miroir. Rien n’est donc
plus vrai ni plus faux que l’indice biographique. Chaque voix
disant sa vérité tout en constituant ce qu’on pourrait appeler
un personnage. D’où la plongée permanente à la fois dans la
mémoire et l’imaginaire. Ce qui peut faire qu’il ne s’agisse
pas simplement de deux individus se donnant la réplique au
nom de leurs ancrages dans le réel mais aussi d’un théâtre
intime, chacun y tenant à la fois pour l’autre le rôle de
l’adjuvant et de l’opposant.

SOPHIE BOUTAUD DE LA COMBE et LYONEL TROUILLOT


OUVERTURE

Gestatrice du commencement j’ai toujours écrit.


Enfants terribles de ma bouche les mots m’en ont fait vivre,
et croire et taire pour finalement, à cette île arrachée à l’âpre,
radeau fier tant bahuté, m’arrimer.
Côte-d’Ivoire, Mali, Israël. J’écris pour tous ceux que je
n’ai pas croisés. Pour ces visages camaïeux qui font virer le
gris au bleu. De ces regards qui vous bousculent, vous
balancent leur réalité comme un je t’aime.
Soudan, Timor, Palestine. Nul pays d’infortune ne m’est un
pays tiers : j’écris parce que Haïti.
Enfin, de moi à vous : transhumance de celle que je suis
venue enraciner, j’écris pour m’arracher à ma condition
d’étrangère. A moi. A tout.
J’écris des mots qui m’appellent, des mots qui sinon
resteraient orphelins. J’écris de cette fertilité de mère qui a du
mal à croire que ces mots sont les siens.
LETTRE SUR TA BEAUTÉ

La première. Car ce qui fut au commencement n’était ni l’aube


ni la pierre, ni les monstres ni les cratères. Au commencement,
le rien, il y eut tant de ratages. Ecrire fut quelquefois le pari du
failli. Mon pays, mes amours, tout mourait dans ma bouche.
Quelle correspondance entre l’homme et l’absence ?
Bien sûr il n’y eut pas que la mala hora, j’aurais pu ne
jamais t’écrire, voire te conter les joies de ma petite histoire.
Connais-tu l’expression “la belle amour humaine” ?
Naïvement, d’où qu’elle vienne, souvent à mes dépens, j’ai
toujours cru que la beauté était porteuse d’humanité.
Réelle ou inventée, je t’écris parce que tu es belle. J’écris à
la beauté ma lettre d’espérance. Mais si les mots parlent trop
mal pour donner corps à la poésie, alors nos lettres seront
tristes.
J’écris pour te toucher. Et dans ma peur physique de ne pas
te toucher.
DE NOS SENS

On croise souvent les gens avant de les connaître. De vous je


ne savais rien. Choisissant de vous écrire et d’en lire le retour
passionné, je matérialise aujourd’hui la distance qui sépare
nos corps autant que nos idées. Depuis, je vous ai lu.
J’entends aussi. Il est, même en littérature, des jouisseurs et
des chatouilleurs de vertu qui s’hypnotisent dans la poursuite
de leurs appétits. Je n’ose pourtant croire que votre talent
n’ait d’autre objet que de coucher des femmes sur des lits de
papier.
LE CHANT DU MONDE

Je confesse la vanité non de vouloir vous posséder mais de


vouloir défendre votre cause.
Appétits, dites-vous ? Le mien importe peu mais le vôtre,
Madame…
Et puis, de la Psychologie de masse du fascisme aux défilés
carnavalesques, tout ne ramène-t-il pas à ça ?
Quel mal y a-t-il à vous dire : “Je vous ferais l’amour,
Madame qui passez, Madame si tu voulais, on irait à l’hôtel.”
LETTRE SUR ÇA

Un corps. Minuscule. Avec ma peau pour seul refuge. Un


corps. Des milliers de cellules. Chair humaine. Sang. Sel. Mon
corps. Piège ridicule pour évadés des îles Sous-le-Vent.
M’ouvrir. Suer. Jouir. Miel. Suc.
Un homme, cent. Mille histoires. Certaines vécues de loin,
Hespérides jamais contées, qui pèsent moins fort sur ma
culpabilité. D’autres vécues en chair, en amour, en esprit,
amalgamées autour de ce qui reste de mémoire. René-Pierre,
Guillaume, Cyrille, Brad, Stéphane, Christophe, Thomas.
Combien de temps faut-il pour me désirer ? Peser l’envie de
me tenir, renversée, nue ou pas, jupe relevée, les mains à plat
sur un mur, n’importe lequel, le souffle tendu dans l’attente de
recevoir ça.
Ça !
Combien ?
DISCUSSION PLUS LOIN QUE ÇA

Bien sûr nous aurions pu parler du monde, mais les


sociologues veulent que l’entreprise soit vaine. Tu viens de
l’un de ces peuples qui règnent sur la terre. Dans mon pays, au
nord les enfants meurent de faim, au sud ils prennent la mer et
deviennent des algues. Nous sommes les porte-parole de
différents nous-mêmes.
Ou leur poème.
Ou leur silence.
Entre nos lettres, il y a la mer. Nos façons de la traverser
n’ont pas eu sur nos vies, nos amours, nos revenus, les mêmes
conséquences. Depuis vos blanches caravelles, les choses
n’ont pas beaucoup changé.
Nous sommes en guerre, Madame.
Je vous invite, chère passante, à la prolonger dans les mots.
Qui sait ? Peut-être nos coups de gueule mèneront-ils au
baiser.
Malgré les horreurs de l’histoire et l’aube sale du présent,
saurons-nous vivre sans nous haïr, dans cette folle espérance
d’une commune ligne de chance ?
DE L’IMPOSSIBLE AMOUR SOCIAL

L’espoir est vain qui veut solder au présent les comptes du


passé. La guerre, Monsieur, demande deux belligérants et je
ne me sens, pardonnez-moi, ni d’une rive, ni de l’autre. Vos
clichés rencontrent ma révolte dans le charnier des innocents.
Vous me voulez mascotte, je ne suis que présent.
Entre qui tu me veux être et qui je crois devenir, je
m’interroge.
Que faire contre la violence, cette vieille peau dont on ne
sait plus se défaire de peur de mourir nu ? Quand le bras
frappe, la main serre, le pied cogne, le sexe prend, c’est tout le
corps social qui se démembre. Un corps parcellaire où les
actes des uns n’ont plus que de l’indifférence à offrir au sang
des autres…
Tout homme est un cabri errant.
Bellum omnium contra omnes. Les gens meurent aussi au
nord de mon pays. Et la prophétie de Kant, son Projet de paix
perpétuelle n’a d’autre velléité que de nous faire croire à
l’impossible réconciliation puisque (culturellement,
économiquement, socialement, politiquement, humainement)
nous sommes toujours au cardinal d’un autre.
ÉTUDE COMPARATIVE DES PUTES ET DES
EXPERTS

J’ai rendez-vous avec des spécialistes. On va parler de la faim


et des grossesses précoces. Les institutions internationales ! Ce
sont les nouveaux flibustiers. Chez eux, ils n’étaient rien. Ils
partent en voyage pour devenir quelque chose. Tu as beau dire,
cela pue le CV et le copié-collé. Moi, les putes que j’aime ne
parlent pas la langue de bois des conventions dans des salles
climatisées. Plus que la littérature, le lit de la prostituée est
bien un mentir vrai : la matière de l’absence. Cette femme à
Carrefour, c’était toi et une telle, et une telle. Le compte n’est
pas bon lorsque je pense à elle : c’est un grand sacrifice d’être
un dernier recours.
Peux-tu être un dernier recours ?
MISE AU POINT

Prenons le temps du vouvoiement, voulez-vous. Je ne sais ce


qui me pousse à vous écrire. Et le saurais-je que je resterais
tendue dans cette quête.
Qui de vous ou de l’Haïtien m’écoute et me comprend ? Qui
de moi ou de l’Etrangère vous parle et se défend ?
Le corps des femmes a longtemps servi le dessein des
hommes. Et par un éternel retour l’homme vient habiter le
sexe qui l’a engendré. Sans qu’aucune femme ne puisse
suffire. Aucune. Ni toutes. Restant interdite, la mère pèse sur
les tremblements de la masculinité.
Comment par mon sexe être un dernier recours ?
Cher et talentueux idiot, “il est difficile d’attraper un chat
noir dans une pièce sombre, surtout lorsqu’il n’y est pas”.
Ne vous y trompez pas.
HAINE DES DICTONS QUI TUENT LE TEMPS

Je hais les leçons de sagesse qui viennent trop tôt ou trop tard :
devant l’urgence du printemps, pourquoi faut-il que
l’hirondelle plus généreuse que les autres cède son cœur à la
loi du nombre ? Et, passant de l’arbre à la branche, est-ce
avant ou après sa mort que tu ne parles pas de corde dans la
demeure du pendu ?
“BALLADE DES PENDUS”

Il est des sources jaillissant dans la mer, dont personne ne


connaît la valeur féconde. Il en est d’autres courant sous terre
pour gicler en riant dans les puits, les bassins, les bains, et
rouler sur les corps, couler dans les mains, baptiser les âmes,
étancher les bouches, les fleurs, les villes, les déserts, goutte-
à-goutte d’un renouveau que l’on voudrait inépuisable.
L’élan qui pousse à sauver l’autre n’a besoin ni de norme ni
de calendrier.
Toi, c’est cet enfant qui tend la main, cet arbre au milieu du
purin, c’est 58 pays qui meurent de faim, 12 864 239 couples
sans lendemain.
Toi, c’est moi quand personne ne prend ma main.
SOUVENIR DE SOPHIE

Enfant, j’allais en classe chez les curés. A l’époque, on nous


disait que le créole n’était pas une langue. Pour faire plaisir à
mes parents, j’obtenais toujours de bonnes notes et des primes
à la fin de l’année. Des livres. Des livres en français, bien sûr.
Pour mes dix ans, j’ai eu droit à un lot imposant. Une pile qui
me dépassait. Dans le lot se cachait Les Malheurs de Sophie.
Un condisciple dont les maîtres disaient qu’il n’avait pas
besoin d’apprendre vu que sa destinée l’attendait derrière le
comptoir du bazar familial (il ne lisait jamais, n’aimait pas
l’orthographe mais savait bien compter) a déchiffré
péniblement le titre du livre et m’a regardé tristement. Ses
sœurs en possédaient un exemplaire, c’était “un livre pour les
filles. A force de lire des trucs pareils, tu finiras sans doute
masisi.” C’était le mot créole pour dire homosexuel. Je ne
connaissais pas ce mot. Ce jour-là j’ai compris que le créole
était forcément une langue s’il pouvait exprimer de pareilles
menaces. Et j’ai détesté les curés pour le piège qu’ils
m’avaient tendu.
Puis j’ai continué, par habitude, à obtenir des bonnes notes.
Mon condisciple a traîné jusqu’à l’abandon, un peu vexé
d’être toujours avec des plus jeunes.
Plus tard encore, j’ai écrit mes premiers livres en créole. Et
quand je me sentirai assez vieux pour mourir, j’écrirai le
dernier dans MA langue. Je ne suis pas devenu homosexuel,
mais j’ai découvert en lisant d’autres livres que ce n’était pas
un mal. Au fond, ma querelle avec les curés porte sur la
négation de ma langue et leur bêtise qui m’a fait croire que les
Sophie ne pouvaient être que tristes, démodées, un poisson
sans tête caché dans le dos.
LE BONHEUR DE MES MALHEURS

J’avais son âge et ses bêtises. De celles que l’on fait le cœur
plein d’amour, comme on nettoie la cage de sa tortue,
Caroline elle s’appelait, en remplaçant la litière par des
feuilles de papier. De celles posées sur le bureau du père,
parce qu’à la maison le journal, même télévisé, n’était pas de
coutume. Et, de cette cage propre avec ses petits coins colorés
par l’en-tête, se sentir plus grande qu’une petite fille. La
fessée, si forte, n’en fut que plus injuste.
Mes larmes n’ont jamais admis comment les actes, cette
croûte de la vie, pouvaient suffire aux hommes, aux femmes,
aux adultes.
Qui donne sa place à l’intention du geste ? Qui, en
regardant l’arbre, se soucie de la sève ?
TÉLÉPHONE

Laquelle de toi viendra à notre rendez-vous ? La fillette ou la


fonctionnaire ? Ta voix ce soir avait ce ton qui me fait coucher
sous la lune parce que les murs ne laissent pas passer
l’imaginaire. Demain je serai l’homme qui a bu, l’homme
Barbancourt. Te parlera-t-il de lui ou du sens de l’Histoire ?
COULEURS D’ATTENTE : ROUGE, VERTE…

Toi.
Et tes mains toujours occupées, du rhum au filtre. Telles les
tisseuses sans laine à filer. Vides elles s’agitent, pleines elles
se frustrent de n’être mieux accommodées.
Rouges et vertes. Les lanternes du latanier qui donnent à tes
regards un air arc-bouté que l’obscurité m’oblige à scruter.
Attentive, je te sens soucieux autant que surpris dans la
balance de nos idées. Rire. Silences. Flot et reflux. C’est
marée haute dans nos tempes.
Noire. Seul témoin de cette amitié, la nuit me trouve sans
fard et te prend tel quel. Et nous nous laissons là.
CONVERSATION DANS LE NOIR

Nos voisins de table parlent d’occupation, de mainmise,


d’arrogance. L’histoire leur donnera raison. Moi je regarde
brûler la cigarette de l’étrangère. Nous parlons de nos vies.
Nous ne nous prenons pas la main, car ses mains ne sont pas à
elle. Je connais des femmes ici qui peuvent tout faire avec
leurs mains. Je m’étonne de cet Occident qui après Marcuse
est revenu à la catéchèse. Je me dis que la modernité n’est plus
ce qu’elle était et n’a pas de territoire fixe. Je garde mes
réflexions pour moi et je n’ose pas lui demander quels rêves
habitent son corps. Peut-être m’écrira-t-elle là-dessus, si ses
mots, au moins, sont à elle.
COULEURS D’ATTENTE : NOIR, BLANCHE…

Hier encore nous nous laissions là. Non las. Juste poussés à
recourir au reste qui nous maintient en état d’existence.
Rentrer dormir. Rentrer boire. Ecraser par le sommeil cet
éparpillement. Fuir dans la veille ce désir ardent. Ou le
transmuer. Ou le trahir, dans un semblant jouissif. Seul et
seule. Sans la caresse de l’autre, sans les mots de l’autre que
l’envie imagine voir rouler sur la peau glissant d’interstices
en interstices, ricocher de l’oreille à la bouche, trouvant son
écho dans un râle ou un gémissement.
Blancs les draps frais que le vent de la fenêtre vient
retrouver. Tantôt m’enroulant. Tantôt surnageant les bras
écartés. Tantôt recroquevillée. Souvent apaisée. J’attends un
autre jour. J’attends un appel. Une lettre.
VANITÉ DE L’ATTENTE

Je ne sais pas écrire sur l’attente. J’ai longtemps attendu des


choses qui ne sont pas venues. Quand j’étais communiste, les
promesses du grand soir, avec mes camarades. Le vent,
souvent, pour changer d’air. Mon ombre qui traînait le pas, de
bordel en bordel. Quel corps cherchais-je ? J’ai attendu en vain
le goût de la violence pour arracher de force ce qu’on m’a
refusé : l’éternité pour un ami que la mort a tué trop vite ; un
matin d’enfance pour une fillette perdue dans une trop grande
ville ; un changement de corps en moi-même. Blanche, ma
lettre. Les vôtres sont riches de couleurs. Pardonnez. Quand
j’étais gamin, après les pluies de mai, j’attendais l’arc-en-ciel.
Souvent en vain. Il passait des ordures et des épidémies.
J’aimais tant l’arc-en-ciel. Mes yeux sont devenus aveugles à
sa lumière.

Vraiment, je ne sais pas écrire sur l’attente. Attendre,


patienter, c’est le lot des fiancées et des grands politiques.
Mais au bout du mariage et des jeux de pouvoir, périssent leurs
attentes. Dans le silence, à moi les miennes. Aux couleurs
d’insomnie, d’absences. Je les comble de mots qui parlent
d’autre chose. Il y a longtemps que j’ai perdu patience. Je vous
désire sans vous attendre. Je vous rêve.
LETTRE A EUGÈNE SOUS FORME D’EMPRUNTS
(LE RÉEL ET LE RÊVÉ)

L’attente de l’autre vie. Celle qui, du futur, fait naître l’espoir


au présent. Cette attente-là arrache le bras qui rêve,
déchiquette les heures. Béante. Elle fut mon hier et mon
instant, cachant la misère schizophrénique de mes deux vies.

Un père
Une mère
Deux rives
Un gouffre
Moi

Nul autre que soi ne peut être un dernier recours.

Relis Eugène :
“Si marcher en soi-même est comme un châtiment
S’il ne faut pas voir la réalité telle que je suis
Si nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses
Si chacun est l’ombre de tous
Si disparaître c’est réussir
S’il y a un autre monde dans celui-ci
S’il faut mourir pour ne pas mourir
Si ce qui a été compris n’existe plus…”
Si tout ça.
Rêve. Rêvons.
DE GAUCHE A DROITE OU L’EXIL DU POÈTE

Laisse donc Eugène pourrir en paix.


Tu n’as pas dit
qu’à chaque guerre
son remords,
“c’était la malheureuse qui restait sur le pavé”.

Aujourd’hui
qu’on célèbre les partages inégaux,
que le chant du monde appartient aux “écriva… teurs”
nombrilistes
qui prennent la terre pour un marché,
leur appart pour le bout du monde,
et nous vendent en format de poche leur cantique néolibéral
et leurs bobos d’enfants gâtés,
ni dans ta vieille Europe en panne de front commun,
ni dans ma Caraïbe où la mort soûle au zouk
et au compas direct,
“nulle abeille ne vole future de son miel”.

Laisse donc Eluard pourrir en paix.


Le tout n’est même plus de tout dire.
Il n’y a ni tout, ni rien.
Ni rêve.
Ni phénix.
DE DROITE A GAUCHE OU L’ÉQUILIBRE DES
PÔLES

Parfois je trouve que tu exagères tellement que j’ai envie de te


redire vous.
Et l’instant d’après je me dis que décidément nous sommes
semblables. Même désir d’absolu, même engagement du
service. Un jour tu m’as dit que si tu choisissais de ne pas te
suicider c’était non pas une question de désespoir mais de
vanité.
Croire que l’on peut être utile à droite ou à gauche quelle
importance. Au fond, toi et moi ce n’est pas tant une question
de pôles que d’équilibre. Et à vouloir le trouver ailleurs, on ne
fait que pencher.
“LE BATEAU IVRE”

Tu parles comme un uniforme. L’ultime vanité ne consiste-t-


elle pas à se croire égal à soi-même ?
Apprends donc à pencher.
Quelle est la dernière fois où tu as fait l’amour avec un
inconnu ? Quelle est la dernière fois où tu as parlé avec un
citoyen haïtien pour lui demander ce qu’il pense de votre
mission de merde ? Quelle est la dernière fois que ta phrase est
sortie de ton sexe plutôt que d’un manuel des conventions, ta
bonté de l’écoute de l’autre plutôt que de ton ordre de
mission ?
Plutôt que de passer ton temps à discuter avec tes collègues
d’un pays passe-temps et gagne-pain qu’ils n’ont pas appris à
connaître, retourne chez Rimbaud, Desnos ou Amado.
Dans les vrais livres.
Dans la vraie vie.
Là où l’on penche.
L’ARBRE QUI CACHE LA FORÊT

L’arbre du passé s’accroche à la colline. Planté là par le père


du père de nos pères. Et depuis, la rosée est son café. Qu’a-t-il
vu ? Debout encore quand tous les hommes sont morts. Les
forts. Les faibles. Tous mortels.
Ecorce marquée des plaies humaines, coups de canif qui
font suinter la chair. Mes larmes. Les tiennes.
Aujourd’hui que l’on s’écrit, je me souviens du temps où
nous n’étions l’un l’autre qu’étonnement, alors que nos
étiquettes s’affichaient sur la pelouse de l’ambassade de
France, mon ambassade.
1804-2004. Deux cents ans après, qui voudra croire à une
autre histoire ? La petite, celle qui, loin des corps d’Etat lie
les corps des hommes aux cœurs des femmes et vice-versa.
Deux ans déjà.
Je ne plonge ma plume, c’est vrai, dans les livres d’aucune
(H) histoire. Je m’interroge. Qu’y trouverai-je que mes yeux ni
mes oreilles ne peuvent me dire ?
Non conditionnée, j’ai pris ce pays pour la liberté qui
l’attend encore. Ni plus ni moins. Une chance pour le reste du
monde, une chance de montrer que d’autres chemins sont
possibles.
Mais je sens bien que mon discours, pour vous être
recevable, manque encore de ces références qui parleraient la
langue, non des poètes, mais des histori… ciens.
RETOUR SUR L’HISTOIRE

J’ai peur de ta bonté aveugle. Si la folie me venait un jour


d’expliquer la France aux Français, je prendrais au moins le
temps de chercher son histoire. Toute gentillesse en aval n’est
que de la condescendance. Aucun peuple n’a besoin de ces
pitiés dangereuses. Interpellons l’histoire, et ses vices, et ses
crimes. J’ai croisé dans une fac à Bordeaux un historien breton
qui disait qu’il y eut de tout, dans tous les camps : de “bons
colons” et de “mauvais esclaves”. Comme parler lui était
facile…
Il manque à la morale du riche d’apprendre de quelle
histoire le pauvre tire sa conscience.
J’ai peur pour toi. Il se pourrait qu’à l’arrivée tu prolonges
le pire en voulant le meilleur.

Moi quand j’étais petit garçon, on me citait Napoléon. Va


chercher Jean-Jacques Dessalines.
RETOUR SUR L’HISTOIRE

Esclaves, vous fûtes déshabités de vos corps, de vos noms, de


vos enfants même, qui n’appartenaient plus qu’à l’autre, au
maître, au colon. Désabrités en langue, en religion ; étrangers
jusqu’en vous-mêmes, asservis, vendus, objets perdus de
l’humanité. Sang pour sang, deuil pour deuil, vos murmures
dévorent encore les rêves des nouveaux suppliciés.

Cité Soleil, Martissant, Grand Ravine, toute plaie d’histoire


connaît sa cicatrice.
LETTRE AUX ANCÊTRES

Du haut de ma terrasse et la ville à mes pieds, j’ai soudain


mal à mes ancêtres.
PARTI PRIS DU GESTE

Les mots ne peuvent rien. Misère des peuples et des corps :


l’injustice et la solitude. Pourquoi s’écrire ? On ne recrute que
par les gestes : viens marcher dans mes pas ou guide-moi
d’une main forte vers tout l’amour à faire et les causes à
défendre.
DEUXIÈME LETTRE A EUGÈNE

Mains-plaines, cœur-amphi, tête-bêche. De ta nudité à la


mienne, de ton oreille à ma bouche, de tes lettres à mes reins,
s’ouvre un carrefour de chemins. Je t’invite vers celui du
meilleur de nos possibles. Celui qui, par toi, par nous, ouvrira
une voie nouvelle. Une voie qui ne sera pas la somme de tes
envies ou des miennes ni leur addition mais la relation qui,
entre nous, ouvre une fenêtre, crée, invente, génère.

Car :
“Si on transforme sa main en la mettant dans une autre
Si l’enfant sait que le monde commence à peine
Si l’aurore apparaît à tout âge
Si la vie est parfaite parce qu’il n’y en a qu’une
Si l’espoir ne fait pas de poussière
Si les larmes sont les pétales du cœur
Si on prend sens dans l’insensé
Si la terre est bleue comme une orange…”

De ta bouche à la mienne, les mots ne mentent pas.


POÉTIQUE MATÉRIALISTE

Et toi, rappelle-toi. Pour Eluard “le vœu de vivre avait un


corps”. A quoi bon le citer ? A moins que toi aussi tu ne
veuilles croire qu’en un monde où chacun pourrait boire à sa
soif, la caresse serait la seule justification philosophique de la
matière.
MATIÈRE CORPORELLE

Que dire à un corps qui n’a plus ni faim ni soif ni peur ni froid
ni sommeil, si l’autre n’est là que pour le combler ?

Donne-moi de t’aimer ?
LETTRE DU DÉSIR FOU

Un homme passe sous la fenêtre et chante. C’est un poème


d’Aragon. Il y a des soirs luxueux où la vie peut attendre. Et
d’autres…

Verlaine/Rimbaud/Tagore/Shakespeare/Dante… Je vous
emmerde !
Quand ?
LE GUETTEUR

Derrière l’Eros, tout derrière. Sous les masques des jours


gras. Debout. Attentif. Il est là. Calme, presque souriant. Il a
cependant l’œil inquiet des mauvais jours. Ce pli au-dessus du
nez creuse un sillon. Deux faces. Deux profils. Gauche, j’irai
voir. Droite, c’est déjà fait. Jamais. Le mot qui tue toute
velléité.
A quoi bon, direz-vous.
Sachez, cher, que “jamais” et “toujours” sont mes deux
mots d’amour.
Alors ?
Alors, “Quand ?” n’est pas intéressant.
Reste “Pourquoi ?”.

je t’aboie aujourd’hui ma lettre de noyé ma lettre de folie


furieuse ma lettre sale sans ponctuations cassées et fortes en
leurs blessures je sais des voix de chiens perdus qui regardent
la mer sur des cartes postales et mendient au passage de
n’importe quel passant emmène-moi dans ta nuit mais
personne n’écoute je sais des défaites silencieuses qui ne
saignent même plus comme des chiens errants qui ne vont plus
nulle part ce matin aux nouvelles il y avait ces soldats qui
tuaient par erreur des petits joueurs de foot et des évangélistes
au parler menaçant qui radotent sur la fin du monde ce matin
aux nouvelles et la nuit l’insomnie je te crache aujourd’hui ma
lettre de pendu violente et dérisoire non sur toi le crachat mais
sur ce qui sépare nos lèvres je t’enveloppe aujourd’hui dans
ma lettre charnelle celle qui entre en coup de vent en coup de
force en coup de cœur dans ta beauté celle qui déborde sans
retenue comme le temps et la mort dans le poème d’Eluard si
rare le poème celui de l’enfant de l’arbre de la mer de la vie
qui pourrit si rare le poème celui de cette femme qui dort si
belle en son sommeil et prisonnière de son sommeil avec à
côté d’elle un homme qui ne sait pas ne sait plus qu’elle est
belle parce qu’il n’a jamais appris à la regarder autrement que
pour lui-même autrement qu’en son avarice à lui si rare le
poème par manque d’air pur celui de cette femme qui cherche
à vivre avec un homme à côté d’elle qui lui propose une vie à
deux sans savoir qu’il deviendra demain l’autre qui ne voit pas
combien la femme qui dort à côté de lui est belle et mérite
d’être ailleurs sur un nuage dans une fête dans son propre
poème avec à côté d’elle des millions de regards célébrant sa
beauté si rare le poème parce que le temps les normes et ces
saletés de mots qu’il faudra bien un jour sortir du dictionnaire
adultère fidélité héritage conclave bienséance je te livre
aujourd’hui tous mes plans de révolte : s’il faut consommer la
distance qui mord la chair comme un poignard j’ai pour projet
d’aimer longtemps dans la solitude du loup
LETTRE INQUIÈTE DANS UN PAYS BLESSÉ

Tu mords mais ne respires plus. Ton souffle s’est perdu. Ta


lettre bout. Ni point. Ni virgule. Ni rien. Pourquoi la vie pour
te rejoindre devrait-elle se faire haletante ? Pourquoi la
hargne ? Comme si, ici, dans ton pays, on ne pouvait aimer
sans déchirures. Colère, claquements, cris.

C’est comme ces rues, ces gens. Regarde. Partout autour,


quoi que j’entende, le beau, le sale, le bruit, le gris, tout se
mêle. Dépotoir géant, ville poubelle grouillante d’où émergent
les toits gris, les rues noires qui infatigablement s’emmêlent et
s’insinuent dans mes yeux, mes oreilles, mes sens, jusqu’au
trop-plein, trop mal.
Où est le bon ? Où pousse l’herbe ?
J’enrage de n’y avoir accès. Ou si peu.
Transcendance : ce pays crève en rêves et vit en crimes. Se
décime.
Des livres et de l’art pour tout horizon. Les montagnes se
transforment en charbon. Et brûle l’avenir au coin des
maisons.
Qui plante ? Qui s’aime ?
Au cœur des maisons pousse un poème, l’homme l’arrose
d’amour que tu dis ignorant. L’ignorance n’est pas maîtresse
fidèle. Elle laisse voir d’elle ce qui plaît aux gens.
La liberté est belle qui trouve son propre chemin au fin fond
des yeux de tout un chacun.
CONTINUITÉ DU DÉSIR

“Verlaine/Rimbaud/Tagore/Shakespeare/Dante…”
Et Bush, Sharon, Blair, et les chars des Nations unies qui
patrouillent ma ville. Et l’impuissance du poème, et ma
journée de citoyen qui ne peut rien contre le pire. Je refuse de
penser. Vivre est lorsqu’on le pense un suicide différé.
Je veux t’écrire ce soir ma lettre de nulle part, t’enlever
l’uniforme, contrer le sens perdu des choses et des mots par
l’évidence du corps qui s’accorde au toucher.
Ce soir je désespère de l’empire et du vers, ne m’écris pas
demain si tu ne dis pas “quand”.
LETTRE DU LENDEMAIN

Quand ? Parler vrai, c’est déjà mentir. Comment n’être que


soi avec l’autre ? Comment aimer sans se perdre ? Qui
devenir ?
D’où que j’écrive, les mots se heurtent à ce que nos gestes
ne font pas. Pomme tombant au sol, livrée à la théorie des
pesanteurs, je sais que l’envie seule ne suffit pas. Qu’il faut
sauter le pas.
Quand ?
Tu dis que la vie est comète, liberté d’être. Matière jetée au
néant. Et qui entraîne, dans sa chevelure, brisures de pierres
et poussière des commencements.
Quand ?
Ma vie est combat. Safran. Eucalyptus. Comment être aux
autres sans leur appartenir ? Comment exister au monde ?
Grandir. Se définir. Choix. Valeurs. Qu’est-ce qui dépend
d’eux ? De moi ?
Quand ?
L’égoïsme est un monstre qui se veut généreux pour soi.
Quand ?
J’y penserai après cette lettre-là. J’y penserai, ne vous en
faites pas.
MENSONGE

On apprend de ses chefs au civil comme en politique. On


transpose d’un domaine à l’autre. Mirages. Parodie. Masques.
Prêt-à-porter. N’est-il pas vrai que l’aide, une fois le dos
tourné, se change en embargo ? Et que tout le blabla des
sommets et des conférences (en créole on appelle ça un fil-à-
lang) retarde juste l’échéance qui mènera au couperet.
CHUTE LIBRE

Quand ?
Quand l’insoluble me laissera-t-il en paix ? Bouleversée, je
fixe des yeux ces masses d’eau flottant dans l’air au-dessous.
A saute-mouton sur les nuages, le vol se poursuit. Le nez collé
au hublot je souhaiterais me jeter, me laisser choir. Le vent
m’appelle et frémissent mes ailes. Rien ne saurait mieux
m’aller que de planer. Chuter. Cimes, rivières, fleurs, dans un
murmure vous rejoindre.
Pour l’heure je reste là.
Quand ?
Je ne sais pas.
ATTERRISSAGE

Huit heures. Où chaque minute est un fardeau. Huit heures


entre la tôle et l’acier dans cette position qui vous enlève toute
envie de bouger. Huit heures à trouver le temps long. Huit
heures à ne savoir quelle partie de moi me pousse à partir.
Huit heures à fouiller les recoins de ma tête pour y trouver
refuge. N’être rien. N’être plus. Eteindre le résonnement de
mon raisonnement. A quoi sert-il ? Qui dessert-il ? A cette
seule fin me résoudre : me dissoudre.
BONNES VACANCES

As-tu lu Supervielle : “Avec tant de départs comment faire un


retour ?”
L’ALLER M’A LAISSÉE VIVRE, LE RETOUR
ATTENDRA

Départ. Arrivée. Entre les deux seulement je vis. Le reste du


temps je me contente d’exister. D’un voyage à l’autre je
pousse comme le font les plantes à chaque lunaison. Certains
me rendent immobile. D’autres m’éphémérident. Lequel ai-je
emprunté ?
ESPACE, TEMPS ET NÉOLOGISMES

J’aime ce verbe “éphémérider”. En 1805, au lendemain de


notre indépendance, le premier historien haïtien écrivait que le
nom du chef de l’expédition coloniale française, le vicomte
Donatien de Rochambeau (fils de Jean-Baptiste de Vimeur,
comte de Rochambeau qui se battit avec l’ardeur qu’on sait
pour l’indépendance des Etats-Unis : il faut croire qu’il est des
indépendances que l’on préfère à d’autres), “lugubrait” encore
sur nos collines.

Présente mes amitiés à ton voisin de siège.


LETTRE AUX CONS TANDIS QUE VOUS PASSEZ
A LA TÉLÉVISION

Vous aussi vous partez. Paris. Bruxelles. Genève. Boston…


Loin de vous, je ne vous quitte pourtant pas. Des yeux ni du
reste. Surprise du soir : petite boîte carrée qui scintille et vous
projette devant moi, assis dans un de ces fauteuils blanc crème
suspendu sur un pied. Je vous détaille avec affection. Dans
cette veste rayée, rasé de près, poudré, vous êtes, cher ami,
sans pareil avec ce micro qui paraît, dans vos mains, comme
un truc dont l’usage reste incertain. Vous défendez ici un de
vos écrits, primé autant que les fruits de saison. Les questions
sont surfaites. Vos réponses idoines. C’est ça le succès ? Je
vous plains avec autant d’envie que d’années sans soleil.
Que savent-ils de Haïti ? De notre île ? De ses jours sans
eau, de ses nuits sans écume ? A ce jeu du “qui pleure pour
moi m’aime” chacun se veut bonne conscience mais ne laisse
au beau que la part du faible.
Dans quel miroir nous (se) regardent-ils ? Combien de leurs
mots prédateurs continueront de nous bouffer ?
Oui je suis en colère. Oui ! Contre tous ces cons qui croient
nous connaître. Contre tous ces frustes qui vous louent sans
vous aimer. Haineuse de rancœur. Pour eux la page est
tournée. Haïti continue d’en crever, et alors ? Alors… Rien !
Un autre prix vient de sonner. A votre bon cœur, messieurs
dames !
Qu’ils aillent au diable, ceux qui nous oraisonnent. Ni
cortège ni couronne. Haïti n’a pas fini de vous emmerder !
USURPATION DU POSSESSIF

Tu as dit “notre île”. Comme si tu t’étais couchée dans son lit


de pauvreté. Comme si, femme rompue à ses luttes, tu avais
quelque jour aimé ses hommes et ses enfants. Tu veux voir
Haïti ! Retourne dans le vieux Bordeaux, il y a dans vos
théâtres le bois des colonies.
Il faut le pouvoir de bouger pour prétendre aimer toutes les
terres.
Cette île n’est pas à toi. Tu sais sa nudité, que sait-elle de la
tienne ?
Le foyer, la carrière, l’identité fiscale, on n’est que du lieu
d’où l’on saigne. Tu es de ces passantes qui prennent les voix
pour leur écho, les corps pour des pierres, les peuples pour des
escales.
LETTRE DE MON ÎLE

Pourtant ton île est mienne. Part d’absolu coincée entre un


futur qui traîne les pieds et une indépendance revendiquée si
longtemps et si fort, que pour ce chauffeur de taxi parisien
d’origine haïtienne (comble des coïncidences, devant le
terminal 2B je le retrouvais chaque année) elle en devient
boulet.
Est-ce ma peau blanche, cette nationalité inscrite sur un
carnet de quatre-vingt-six feuilles appelé passeport ? Est-ce
mon inconditionnelle conviction que ce pays trésor est ignoré
par ceux-là même qui se disent le chérir qui te fait si mal que
tu ne puisses souffrir mon appartenance, même passagère ?

S’il te plaît, laisse-moi te dire mon île.


JE TE TIENS, TU ME TIENS…

Ce n’est pas ta peau blanche. Ceux qui viennent en toute


amitié nous disent “honneur” en arrivant. On leur répond
“respect”. Et si la couleur de leur peau est différente de la
nôtre, on se contente de dire qu’ils ont le cœur humain et la
peau à l’envers. Ce n’est pas l’indépendance que l’on porte ici
comme un boulet, c’est la mémoire de l’esclavage. La terre
sait toujours distinguer le pas qui la caresse du pas qui la
piétine. Je veux croire à l’histoire d’amour, cette île ne peut
être que tienne.

Rien ne devrait vous séparer, si tu n’enterres nul crime dans


un trou de mémoire.
D’UNE ÎLE A L’AUTRE

Retour en “Terre de France”, dans ces petites Antilles qui


m’ont tant donné. De la lumière des hommes aux criques de
sable rose qui vous accueillent pour vous cacher.

Mais, surtout, première escale du voyage au bout de moi-


même, j’y ai appris à devenir une minorité.
HÉRITAGE

La vie quelquefois nous surprend en flagrant délit d’héritage.


N’ouvre pas tes archives, je ne brandirai pas l’épée d’Ogou
Ferraille.
Rentre chez toi. Et s’il te faut revenir, veille à ne prendre
pour le voyage que ta part de don. Nous relirons ensemble
Philoctète et Villon. Ainsi, avec nos amis de partout, sur les
routes du monde semées d’instants présents, nous inventerons
des gestes plus libres que nos mémoires.
SUBSTITUT DE MÉMOIRE

L’élan qui célèbre l’instant porte en lui la promesse du futur.


Pourtant ton regard, suivant l’heure, habille différemment
ma nudité. Je porte sous ton joug tour à tour le fouet, le lys,
l’uniforme, ou un collier de fleurs à même la peau. Alors mes
rêves pour rencontrer les tiens ôtent leurs souliers au petit
matin.
Parce que j’ai bonne mémoire, je ne fais pas de politique.
Dans la grande cuisine des campagnes électorales, la recette
du “pigeon aux petits oignons” m’est restée en travers de la
gorge. Mais je ne renonce pas à voir le monde changer. C’est
ma cathédrale, mon jubilé.
Nous formons toi et moi et lui et elle un grand peuple
planétaire. Rien ne nous empêche d’être l’un pour l’autre le
reflet de tous les possibles.

Saurais-tu être un substitut de mémoire ?


A TOI LE TITRE

Il n’est de langues que de créoles. Edouard a raison : à


l’arrogance des continents, j’ai toujours envie d’opposer la
mixité des archipels. Petit, j’ai été Lagardère. Je suis Ogou
aussi. Je sais manier les deux épées et parfois je les pose pour
regarder la vie danser. Je sais des femmes, quand elles dansent,
le cœur de leur corps s’ouvre à toutes les origines. S’il n’y a
qu’une humanité, on peut l’imaginer comme un grand peuple
polyglotte entretenant avec lui-même un commerce équitable.
Et quand les valses-congo feront le tour du monde, je suis sûr
que la paix nous viendra par les hanches.
CULTURES CRÉOLES

J’appellerais ça “Cultures créoles”. De cannes et de


tambours. Je suis la Jeanne contre les Anglais et Catherine
brodant le drapeau. Je suis la Ciguayo du golfe des Flèches.
J’ai conté à Colomb l’histoire de mes îles, l’épopée des
hommes de Carib, leurs nuits sur la couche des femmes de
Matinino ; leur départ au matin emportant nos enfants mâles
pour laisser celles de mon sexe grandir au soleil. En
ce 13 janvier 1493, j’aurais dû me douter que ce qui trouverait
mots dans son carnet serait surtout fait d’or et de ses regrets.
— Yekri !
— Yekra !
— Yemistikri !
— Yemistikra !
Je suis la légende vraie. Je suis l’Amazone d’Europe, la
métisse affranchie. Je suis l’aristocrate altermondialiste. Je
suis la négresse sous la peau de mulâtre. Je suis la marginale
qui menace l’ordre établi.
SUR LA PISTE

Les Etats-Unis rappellent à leurs ressortissants que l’aéroport


de Port-au-Prince ne répond pas aux normes américaines.
Dans l’avion qui arrive de Miami une Haïtiano-Américaine
de soixante ans demande à l’hôtesse de remplir pour elle sa
fiche d’immigration, elle n’a jamais appris à lire.
Dans l’avion qui arrive de Fort-de-France une jeune femme
aux idées arrêtées porte en plus de ses poèmes ses principes
dans ses bagages. L’officier d’immigration a oublié de lui
demander si elle vient par affection ou par affectation, vivre ici
ou partager un vivre ici.

As-tu pris mon pays pour un rite de passage ?


PASSAGÈRE

Longtemps j’ai cru mourir de ne pouvoir bouger dans le temps


ni l’espace. Enfermée dans un ici et maintenant dont la
pourriture m’était propre. Un jour j’en ai eu ma claque d’être
un bonsaï. Les racines, c’est pas fait pour cogner sur les bords
d’un monde imposé, c’est fait pour plonger dans la terre,
ouvrir des sillons. Un jour j’ai compris que mes racines
relevaient plus de la culture hors sol que de la cave bien
ventilée. Clermont-Ferrand. Limoges. Saint-Priest-Taurion.
Fort-de-France. Port-au-Prince. Il m’aura fallu des
kilomètres, des années.

Depuis Louis, chez moi porte un nom, celui de l’homme


aimé.
LETTRE SUR L’HISTOIRE, TES LÈVRES ET LES
NATIONS UNIES

“Il est du loisir de Colomb le libre de trouver les Indes dans


n’importe quel pays”, dit le poète Mahmoud Darwich. Parfois
j’ai envie de te mettre avec eux tous, ceux qui apportent ici
leurs certitudes et qui ont oublié qu’il y a trois cents ans la
gloire de leurs ancêtres consistait à venir ici pour faire sauter
le cul d’un nègre, qu’il y a cent ans ils nous fermaient la porte
sur toutes les assemblées. Je te cite Darwich : “rentre chez toi,
l’étranger, et cherche les Indes”.

Au fond c’est la même chose : d’eux je connais les


exigences du FMI et les promesses non tenues ; de tes lèvres je
connais le lyrisme qui ne les ouvre pas. Au fond c’est la même
chose.
ELLE ET MOI

C’est drôle. Je crois avoir compris pourquoi j’aime Haïti


comme une sœur. Longtemps de la vie je n’ai connu que les
frustrations et le manque. La compulsion douloureuse d’ouvrir
un placard vingt fois pour le trouver vide. Les chapelets de
reproches égrenés à raison d’une éducation où les tabous
jouaient les neuvaines. Une croyance farouche de ne pas être
de Ceux-là tout en défiant quiconque de ne pas y trouver place
entière. Vilain petit canard qui ne peut faire la bise au maître
nageur sous peine de disgrâce. Il est des “cela ne se fait pas”
qui collent aux plumes.
L’indépendance de penser et d’agir est un prix à payer.
L’Indépendance tout court.
Punie des heures comme elle le fut des siècles de bêtises qui
n’existaient que vis-à-vis des valeurs rétrogrades de nos
parents et maîtres, nous avons subi le pire des châtiments à la
porte des Etats comme à celle de ma chambre : la négation de
nous-mêmes.
Et si j’aime à croire que nous ne leur en voulons plus, c’est
parce que, finalement, la faute ne leur revient pas. Ce qu’on
reçoit n’est pas tant dans ce que l’on nous donne que dans ce
que l’on en fait. Et quand bien même. On ne donne que ce que
l’on est.

Au fond, pour elle et moi c’est la même chose.


DESSIN D’ENFANT

J’ai relu tes lettres. Parfois tu es tellement vieille. Tu me


dessines alors des aquarelles tristes, comme une mer derrière
des barreaux. Tu en as d’autres qui marchent au pas, grises et
navrantes comme un cache-sexe. Moi, je suis bête comme un
enfant, je n’aime que les lettres où tu ôtes tes chaussures :
j’attends celle où, légère et nue, une gamine aux cheveux
courts viendra marcher dans tous les yeux, porteuse d’aubes et
d’arcs-en-ciel.
LETTRE D’UN AUTRE MONDE

Face au désolement du monde, je me retrouve peau nue assise


dans l’herbe. La nature seule compte qui de ses plaisirs
inépuisables me prend dans ses bras. La pluie tombe sur la
forêt primaire. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des espèces
ayant un jour existé ne viendront plus jamais sous nos yeux
nager, ramper, courir, glisser, voler, n’en déplaise aux
partisans d’une science propre à les recréer. Je m’accroche à
ce dernier pour cent qui condense en lui tout l’espoir des
couchers de soleil. Je lui promets d’être à jamais son aube
légère, sa chromogenèse.

Qu’attends-tu, Lyonel, pour laisser enfin danser l’enfant


coincé dans les replis de l’homme ?
PAS PERDUS

“Le cerveau de la plaie en sait des choses.” Les plaies ne


dansent pas. J’ai toujours préféré le potentiel des autres. Dans
cette distribution inéquitable de nos pas qu’on appelle le
hasard, je boite, à la vie, à la mort.
“UN COUP DE DÉS…”

“Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.” A chaque jour


son lot de potentiels déviés.
2006 de ce côté-ci de la terre. L’heure est tardive, les
enfants sont couchés. Les zinglindos, déjà passablement
amochés, triturent savamment ce qui leur reste de victime.
Rires difformes au milieu du capharnaüm de la cité. Soleil, où
es-tu passé ?
1981, Clermont-Ferrand. “Votre maman et moi…” Les
larmes coulent dans le puits de ma purée. J’avais neuf ans,
une éternité.
Et si Jackson, le plus jeune de la bande, n’avait pas voulu
les épater en tirant ce premier coup, celui qui l’a touchée net
dans son beau corsage du dimanche qu’exceptionnellement, ce
mardi, elle portait pour Roger.
Et si mes parents n’avaient pas divorcé ?
Et si avec l’argent reçu Jackson avait plutôt offert à Manon
cette robe rouge dont les plis, si nombreux, empliraient le ciel,
au lieu de ce neuf millimètres dont il n’a pu tirer qu’une pâle
brassée d’étincelles.
Et si nous n’avions pas déménagé ?
Et si, ce matin, Mme Bonefoi qui habitait Delmas 2 depuis
si longtemps avait décidé, pour une fois, qu’elle n’irait pas
chez Roger. “Vous savez les temps anciens ne sont plus ce
qu’ils étaient où l’on pouvait se promener sans crainte, les
chimères sont partout, la maison est fermée.”
Et si en tournant la rue ils ne s’étaient pas croisés ?
Et si je ne t’avais pas rencontré ?

De la naissance à la mort, quel est le champ de notre


volonté ?
RATURE

Je relis ma lettre et m’en veux de partager avec toi cette face.


L’on ne devrait s’adresser au monde que les yeux clairs et la
bouche essuyée. J’aimerais qu’à ma mort l’on puisse dire de
moi : “Si l’on devient ce que l’on rêve, elle a beaucoup rêvé.”
LETTRE AU HASARD DES DÉDICACES

Parfois le texte ne compte pas, le cœur est dans la dédicace.


C’est d’une naïveté sympathique d’écrire “pour celle qui fut”
ou “pour ceux qui viendront”, pour Pierre ou Paul, Jeanne ou
Laurence. J’ai besoin de proximité et je n’aime pas les livres
qui ne parlent à personne. Moi, je ne sais écrire qu’“à toi”.
J’aime les dédicaces. Les plus belles sont celles qui se
moquent du temps, le retournent, l’inversent. Et plus belle
d’entre toutes, parole de Petit Prince, “à Léon Werth, quand il
était petit garçon”.

J’ai grand besoin d’amours d’enfance. Je veux te prendre la


main quand tu portais des tresses.

Dis-moi ton cœur d’enfant et tes premiers prénoms.


VOYAGE EN TERRES D’ENFANCES

J’ai deux vies d’enfance.


Une première avant que mes parents ne se soient séparés.
Une deuxième après.
De So à Soso, de diminutifs en redondances, j’avais des
couettes ou un chignon, de l’école des lettres à l’école de
danse. Et ma marraine, mère de ma mère, qui m’adorait,
emplissait mon cartable de bonbons et mes tiroirs de craies.
Elle fumait des Royales rouges qu’elle n’a jamais allégées et
rêvait d’Afrique, d’une Hispano-Suisa jaune et noire, de
parties de bridge insensées. Son souvenir est une volute sur un
canapé, en corsage blanc et émeraude crapaudée. Elle restera
la seule à m’appeler autrement que Sophie. Plus encore,
j’étais “ses lacs bleus d’Italie”.

Pour qui se souvient, l’enfance est ce voyage qui n’a pas


encore commencé.
“L’ADIEU AUX ARMES”

Il y a deux gamines que j’adore. Ma plus grande fierté, c’est


d’être artiste comme un pitre lorsqu’elles ont envie de rire. Je
n’y arrive pas ces temps-ci.

Le deuil des mots fait son travail nocturne. Dans quelques


heures le retour de l’inévitable matin. J’ai très longtemps
pensé aux autres et ne rêvais que de partage. Le temps vient-il
pour l’automate de fuir tous ses miroirs brisés ? Parler pour,
parler contre, ma première supplique à la vie, je l’ai écrite
j’avais dix ans. Je n’attendrai pas de savoir quel cancer est
pour demain avant de brûler toutes mes lettres. J’en laisserai
une aux gamines, en mémoire du fantôme qui aimait tant leur
rire.
PARTAGE

J’ai des cahiers pleins de moi qui dorment dans le lit de la


rivière. Les perdre m’a coûté ce que pèsent les pierres. Depuis,
je sais que les écrits pansements appartiennent plus au vent,
au chant du rossignol, qui, par les yeux des hommes, s’en vont
chercher nouvelle destinée.

De mes vœux à tes colères


De mes espérances à tes faims
Nos mots avancent
Nos yeux cherchent
Nos mains patientent
Au gré des insomnies.

Sont-ce les âmes ou les corps qui, mis à nu, font œuvre de
violence ?
Mon corps appartient au présent. La gangue du passé s’est
cassée, qui faisait de mon sexe un temple que d’aucuns
venaient blasphémer.
Mon âme dialogue à l’intérieur de moi avec cette petite
flamme que l’on appelle la foi. Toutes deux chuchotent à mots
couverts d’un fort possible enfer, de ma fragile perpétuité. Je
feins les yeux ouverts de ne pas écouter.
L’autre est un témoin gênant pour qui veut s’écrire.
Alors, à part à toi, je n’écris pas.
GRATUITÉ DU BONHEUR

Tu as dit “j’ai peur de ne pas être efficace quand je


m’éparpille”. Je ne sais pas ce que tu mets dans le mot
efficacité. La plus belle phrase jamais écrite est pour moi
celle-ci : “L’humanité se portera beaucoup mieux lorsque les
gens apprendront à regarder ceux qu’ils aiment faire l’amour
sans se fâcher.” C’est la gratuité même, le don du regard, parce
que Toi, parce que l’Autre. La seule efficacité à valoir la peine,
c’est le baiser sur la blessure prête à saigner, notre devoir de
prévention, d’accompagnement. Tu vaux mieux que
l’efficacité. Le monde est là qui attend que tu te donnes à lui.
“Pour rien”, comme le disait Léo. Je rêve, pour ton seul plaisir,
de te savoir éparpillée.
LETTRE D’AMOUR CITÉE

Il a dit “J’ai envie que tu saches que je t’aime”. Ses mots ne


m’ont pas quittée. Ni ses yeux quand il le disait. Chienne de
vie qui dans cette même seconde condense les cris, du Cap-
Haïtien à celui de Bonne-Espérance. Son “je t’aime” me colle
aux reins. Je reste dans cette poursuite de ne pas l’écouter. Et
dans cette liberté de lui dire que, depuis ce jour d’été où nous
nous sommes parlé, je nous conjugue au futur imparfait.
DANGER DE MORT

Pauvre fou. Parfois tu penches. Jamais assez. Te parler est


comme vivre au bord d’un précipice. Il y a des gens comme ça
avec une main qui donne et une main qui reprend. Prends
garde. Toute légende perd de sa beauté qui ne s’écrit qu’en
pointillé.
DE LA BEAUTÉ

Sur la beauté, sur la laideur, je n’ai aucune certitude. S’ouvre


parfois dans le champ de ma mémoire une petite porte avec
l’inscription : ici naît la vérité du monde.
Face à elle j’ai l’inconstance des passionnés. Peu
m’importe la source ou la suite. Tout est là dans cet instant qui
ouvre en moi la petite porte. La beauté est solitude de
l’expérience. En poésie, ce serait ce vers “Je n’ai pas pu
percer le mur de mon miroir”. En amour, ce cramoisi qui
recouvre toute chose.
L’esthétique n’est pas suffisante qui nous divise de ses
canons. Si je ne vibre pas, si je ne tremble pas, comment
devenir, découvrir, autre chose que ce que je suis, autre chose
que ce que j’en sais ?
De mes années de danse j’ai gardé que la technique ne vaut
que lorsque, au bout d’elle-même, elle se fait oublier.

Si je penche, Monsieur, c’est du côté de la beauté.


L’ART LE PLUS ABOUTI

Parole ou corps de femme, paysage ou installation, c’est ce qui


me détourne de ma propre nécessité. Soit que tu sois si belle et
que vivre c’est te contempler. Soit que la violence de l’image
me renvoie à l’urgence de ce qu’il faut défaire. J’aime les
laideurs insupportables plus vraies que le réel qui le mettent en
question. J’aime la beauté pure d’un vivre si parfait qu’il se
passerait de moi. Il n’y a d’esthétique que ce qui me déchire et
m’apaise au-delà de moi, comme une leçon d’humilité me
rappelant au devoir de l’urgence et de l’effacement.
KOMAN W RELE ?

Une petite main tape à la vitre, se tend vers vous quand vous
passez. Une petite main sale, comme une griffe d’oisillon sur
un corps flottant, désincarné. La vitre se baisse et la main
entre pour prendre, en quelques pièces, des raisons de ne plus
s’accrocher.
Et après ? Ni câlin ni berceuse.
Un pouce dans la bouche, les pieds qui tirent sur la robe,
les cartons retrouveront ce soir le petit corps que les rats
viennent renifler.
Le monde est un miroir sans tain que nous refusons de
traverser. Parfois, au milieu de la nuit, j’étouffe
d’impuissance. Je brise le miroir, et s’engouffrent dans ma
chambre ces enfilades de rues, ces images d’enfants errant,
sans âge, sans nom, sans autre horizon que la voiture d’après.
L’UNE ET L’AUTRE

J’avoue que, parce que tu es étrangère, parfois j’aurais préféré


que tu sois totalement à droite. Toi et tes chars, moi et mes
pierres. Toi et ta Bible, moi et mes ancêtres rebelles à ton
Dieu, à tes lois. Toi, et tous tes mauvais antécédents, moi et
toutes mes révoltes justes. Mais dans ce pays d’injustice il y a
des colons noirs ou mulâtres qui se contentent d’être riches de
la misère des autres sans les voir. Il n’y a pas longtemps un
citoyen haïtien, sans doute un membre de ce clan, écrivait que
les enfants des rues sont une vraie menace. Ces gens me
gâchent le plaisir de faire de vous, madame le capitaine,
l’ennemi idéal.
Et puis, il y a ta lettre. Une petite main ouverte que le temps
fermera un jour sur sa colère, comme une bombe à
retardement.
LETTRE SUR LE BAISER

Une main caressant ses cheveux, elle l’embrassait. L’homme


surpris n’osait plus bouger… Le dénuement n’empêche pas les
baisers.

J’ai pour les lèvres un amour démesuré. Fines, pleines,


surmontées d’une moustache ou de rouge à lèvres ourlées.
D’où qu’elles viennent j’ai souvent le désir, avec ma langue,
de les redessiner.
Je rêve d’un monde où goûter les lèvres serait simple
comme un jeu d’été.
CE QUE J’EN SAIS

Je fus mauvais adolescent et connais mal les sciences qu’on


développe à cet âge. Mes lèvres étaient fermées à ton beau jeu
d’été. Mais l’idée m’est charmante, et on pourrait l’étendre à
toutes les saisons.
Un beau baiser dans ma mémoire : deux jeunes femmes, sur
un banc, un soir à Central Park. Elles s’aimaient beaucoup, et
il dura longtemps. Au fait il y a trente ans qu’il dure et m’aide
à vivre. C’était un geste tendre et une image pure. Depuis j’ai
vu des choses qui n’auraient pas dû être et je doute du bonheur
comme de la beauté. Quand je veux encore croire en un monde
qui change, je retourne à leur banc pour chercher le futur.
LETTRE DE RÉPIT

L’air est chargé d’eau, cette bruine transforme tout et délave.


Les rues sont pleines de silences. Les gens se frôlent en filant.
Les mains se tiennent pour ne pas glisser ni se perdre.
Tout est calme et je respire doucement.
J’offre au soleil ma blancheur de candide. Contre les
méchants. Les secs. Les veules. Les tristes.
Rare et léger le jour avance. Je ne lui en veux plus. J’aime
désormais que file le temps. Que se tisse lentement un avenir
que ni la pluie ni le vent ne peuvent modifier.
Passagère des mots, je les laisse me guider.
TESTAMENTAIRE

Cette lettre peut s’écrire au début ou à la fin. C’est toujours


celle quand, après la séance de travail, tu me regardes partir et
que face au hasard du trafic, de l’insécurité et des douleurs
secrètes je me demande à quoi tu consentirais si de toi
dépendait la vie d’un poème. Tu t’ébranles le temps de nos
lettres. Toi, dis-moi ce que tu veux entendre ou toucher.
Parfois, je peux mourir assez pour parler à ton gré.
SOLITUDE

Bach m’écoute et je te lis. J’aime la caresse de tes mots. Leur


volute langoureuse. Elle me colle à la peau. Toi le
contemplatif tendu vers l’étreinte. Toi l’homme du bâton.
Quelle musique accordera nos pas, puisque tu ne danses pas ?
“Nous” se nourrit de l’échange. Ni vases communicants, ni
abîme. Et pourtant. Pourtant, quand tu me quittes tu emportes
ta part du tendre. Morceaux à morceaux tu me reconstitues au
loin, et je m’effiloche. Et pourtant. Pourtant la douleur est
solitude. Oui, je retrouve la peau de l’Autre. Les mots de
l’Autre. Les désirs de l’Autre. De celui que je choisis de
choisir. Par amour. Oui, quand tu me quittes, je sens ton
manque. Ton appel. Qu’y puis-je ? Aucun accomplissement de
soi qui suppose un déni ne mérite que l’on s’y sacrifie. Tu
poursuis, dis-tu, sans mensonge, double et triple vie. Multiple
en toi-même tu aimes en mille morceaux. J’en sais la douleur
pour l’avoir essuyée. Lancée malgré moi vers celui, et celui, et
celui, qui d’un mot sur ma beauté effaçait tous les autres. Ton
pays au même titre m’insupporte, qui ne sait plus qui aimer et
qui mettre à la porte. Parfois je n’en peux plus de ce gâchis.
Parfois j’ai envie de te dire : Quand tu me quittes, te
demandes-tu quelle part est tienne dans cette responsabilité ?
T’interroges-tu sur la responsabilité du demandeur ? Tu
combines l’attente et l’injure et adopte dans ta nuit la posture
du plaignant. Je t’accuse de troubler les miennes. On peut être
la victime et le bourreau, comme disait ton ami Baudelaire.
HOMMAGE A CELLE QUI M’A SAUVÉ

Il y a une femme dans ma vie. J’étais mort et ne parlais à


personne. Elle a pris mon silence dans ses bras et, depuis, pour
la remercier j’accompagne sa liberté. J’aime ses va-et-vient et
son rire de jeunesse. J’aime son sommeil tranquille, et son
corps me rappelle à l’ordre du réel. J’ai appris avec elle
qu’être humain et solidaire de notre espèce c’est toujours se
demander si nos idées et nos façons sont compatibles non
seulement avec notre bonheur mais avec le bonheur de tous.
Toi, tu signes ma mort. Tu sais déjà quel bras tu peux donner,
le gauche ou le droit, quelle demande de l’autre dépasse ta
compétence. Pour l’expert de l’Unicef, les cadavres des
enfants demeurent des statistiques. Pour le candidat, personne
ne vaut plus qu’un vote d’électeur ; quand tu ne fais pas de
littérature ce qui se passe ici, ce qui se passe en moi, vaut-il
plus que ton chat ?
Celle qui ne m’a rien refusé me réinvente disponible. Sa
confiance m’a enseigné qu’on ne peut prévoir au matin quel
sera l’appel de la nuit. Je consens tous les matins à être réveillé
la nuit.
CHUT…

Parfois j’ai peur de ce qui se cache en toi, de ce cri que je


devine. Je me réfugie alors dans ce que le monde recèle de
dicible. De ces souffrances qui n’appartiennent qu’à d’autres.
Entre humanisme et martyre, mon cœur balance. Voir l’ombre
mais la taire. Montrer la lumière.
CRI

Pourtant je ne crie pas. Je garde mon cri pour ceux qui peuvent
entendre. Quand je hurle à la mort, je choisis le passant. Ainsi
va notre monde, tous ces ventres crevant comme des villes
ouvertes, égaux dans la puanteur, le miasme et le silence.
Confidence pour confidence, quand tu meurs, cries-tu à
l’aide ?
FÊLURE

Vos cigarettes, vous les éteignez ; les miennes, je les écrase.


Ridicule pouvoir sur le filtre.
Non, je ne suis pas dans la confidence. Je n’y suis plus, en
fait. C’était ma sauvegarde. M’extirper des coups, des
brimades, des humiliations dérisoires. Spectatrice de mes
jours, ma vie se faisait oracle et mes douleurs pâture. Oyez
bonnes gens, écoutez ma souffrance ! Conteuse de mon néant,
lutteuse implorante, je refusais, en éructant des mots, de leur
appartenir.
Depuis, apaisée, je porte le deuil de ma victoire.
MAIN TENDUE

Hier c’était hier. Chagrin n’est pas égal colère. Pleure, qu’on
en finisse. Quel fragile art de vivre que de garder pour soi ses
blessures profondes.
A CHACUN SA CORDE

A ne jamais voir la bouée j’en ai eu marre d’appeler au


secours. Aujourd’hui c’est trop tard. C’est avant qu’il fallait
m’aimer, quand c’en était vital. Aujourd’hui j’en ai fini
d’attendre des autres ce qui m’a manqué.
Les dîners café-au-lait-tartines. Les cartons garde-robe. Les
mercredis à double tour dans ma chambre, à fixer la porte si
fort que les yeux me brûlaient… La peur. Le sale. Le bête. Le
laid.

Un jour j’ai dit non à tous les oui arrachés de force.


Un jour j’ai ouvert ma gueule et claqué la porte.
Un jour j’ai arrêté de patauger dans leurs maux.
Un jour j’ai ouvert les bras au monde et enterré ma
mémoire.

Ne m’attends pas pour pleurer.


PAUVRE PETITE FILLE RICHE

Cette ancienne pauvreté que vous portez comme une écharpe


n’a ici rien d’exceptionnel. La misère et la souffrance y sont,
depuis vos pères, de l’ordre du quelconque. Tous les jours les
enfants meurent. Tous les jours, des gens se réveillent de leur
manque de pain, d’amour, de tout, et se suicident. Ce n’est
jamais la plaie qui manque, seulement le couteau et les lèvres
qui pansent.
Vous n’êtes qu’une pauvre petite fille riche, une jeannette du
communautaire qui fait des bonnes œuvres à heure fixe. Il en
vient des dizaines ici, au nom de Dieu, du Bien et des Nations
unies.
J’ai un ami qui vit aujourd’hui à Paris. L’idée du droit des
autres avait guidé son choix. Il avait donc abandonné ses
études, sa carrière, sa famille, pour créer des cellules
clandestines contre la dictature. Un jour, les macoutes l’ont
capturé, mis dans un sac avec des pierres sur la tête. Puis ils
ont jeté le sac à la mer. Tout ce qu’il a pu faire ou rêver, ou
subir, ce n’était pas pour un salaire. Que cet homme s’en soit
sorti n’est pas tant l’exceptionnel. Ce qui compte pour moi,
c’est l’exemplarité de son choix.
IMPASSE

Le boomerang ne crée rien, il revient.


FEU

Seule la douleur revient à son propriétaire. Comme un feu.


Prends-tu l’odeur des feux qui brûlent à l’intérieur ?
CONSTAT

Notre monde est malade d’un bout à l’autre de sa jeunesse,


qui brûle des voitures à Paris et des pneus à Port-au-Prince.
STRATÉGIE DE L’OCCIDENT

Pinochet passe à la télé. J’entends une guitare qui saigne. C’est


celle de Victor Jara dont j’imagine les doigts coupés. Hier,
vous appuyiez ouvertement les dictatures. Aujourd’hui, il vous
suffit qu’on enveloppe les cadavres des pauvres dans une
caricature de démocratie formelle. Vous aimez les dirigeants
locaux qui vous applaudissent et vous laissent faire.
Qu’importe le malheur des peuples. Il suffit d’y mettre assez
de sourdine pour être bien vus sur CNN et rédiger de beaux
rapports.
Tu as raison. Notre monde est malade. Intégration,
démocratie, solidarité internationale… A Paris comme à Port-
au-Prince, comment tant de mensonges peuvent-ils survivre à
tant de flammes ?
VANITÉ DE MA PRÉSENCE

Ne pas écrire le noir ni le gris et, finalement, alors que le


matin de sa brume ne tire aucune autre couleur du monde, m’y
fondre. La nuit en se levant n’a, il est vrai, rien laissé qu’un
affreux lit accablé de soleil, de cris et de pleurs, des rues
puantes se tordant en tous sens de ne pouvoir plus respirer, des
chyen janbe, des hères aux yeux clos, des enfants sentant le
savon et l’amidon frais, des ravines qui se prennent pour des
quartiers, des cochons bouffant des immondices. Et, partout
autour, preuve de l’incommensurable piété haïtienne, Dieu,
auquel on rend grâce en chansons, en peintures et en messes.

Que puis-je ici qu’ils n’aient tous essayé ?


DE LA LITTÉRATURE

Ecrire, dis-tu ? Ecrire ne libère ses esclaves que lorsque au fil


du texte enfin ils se dénudent sans jamais se trouver. Eve est
un grand auteur, le seul de la Genèse, supérieur de loin à ce
crétin d’Adam éternellement coincé avec sa pomme dans sa
gorge. Nous ne transgressons rien et écrivons le livre d’Adam.
Eve, souveraine, inventa le désir. Pétrarque avait raison : Celui
(celle) qui peut dire de quel feu il brûle ne brûle que d’un petit
feu. Je me souviens de ce “noyé poussif” qui descend dans la
mer y chercher son poème. Brûlons. Mouillons. Partons.
Comme ces voleurs de feu perdus dans la lumière. Et peut-être
écrirons-nous des mots qui valent la peine. Dans ta théorie
littéraire, avec quoi écrit-on ? On n’écrit que dans
l’inconforme.
DEMAIN SERA NOTRE HIER

Tu dis que la vérité des hommes ne peut être vécue que


demain. Que l’on ne se découvre que dans l’affrontement de ce
que nos actes à venir diront de nous. Que fais-tu du choix ?
Ecrire m’est inégal. Devant l’autre qui me lira je suis
soumise à l’affrontement. Ecrire. Tracer la forme de mon
questionnement. Ouvrir la voie à d’autres réponses. Accepter
l’échange ? La faim, la soif, la peur, dans ce qu’elles font de
nous, imposent l’acte. Je mange. Je bois. Je tue. Nul autre
choix que taire le besoin. Mais face au désir, que suis-je ?
Dans ma théorie littéraire je penche, je penche droit parce
que je sais que je penche. Je n’ai pas besoin que cela se voie.
Ou se sente. La dilution de mes doutes ne se fait pas dans
l’échange. En l’écrivant j’apprends cela de moi : je suis trop
façonnable pour dire ma matière.
DE L’IDÉOLOGIE

Nous ne vivrons jamais ensemble. Je ne te parle pas de ce


dormir à deux qui revient dans tes lettres comme un leitmotiv.
Nous ne lutterons pas côte à côte. Tu combats pour ta
citadelle. Qu’importent les appels au meurtre et à la contrition
levée par les monothéismes ! Qu’importe si la pauvreté est la
condition nécessaire à certaines formes de richesse ! Penser en
contre est dangereux, et tu veux vivre sans danger. Tu veux le
calme plat d’une photo de mariage et des tables de loi hostiles
aux vrais échanges. Tu veux ce que tu as. Y a-t-il une
meilleure élève que celle qui, surdouée, intériorise tant la
leçon qu’elle oublie de citer ses sources. Idéologue au bois
dormant, réveille-toi de ta mort. Tu dis que tu t’inventes, et je
lis dans ton texte de vieux maîtres à penser. Leur ombre plane
sur tes mots. Présente-les-moi un jour. Je veux étudier leur
technique de zombification, comprendre cette magie qui te
brise les ailes.
MEA MAXIMA CULPA

Oui je suis née de l’autre côté de l’atlas. Oui je suis pétrie de


ce que d’autres ont dit avant moi. De ces catéchismes
prosélytes qui d’heure en heure ont, comme pour Eve, façonné
ce que je pense être vrai. Comme pour toi, comme pour
d’autres.
Tu te crois libre ? De quels diktats t’es-tu libéré ? Je me sais
libre par les choix que je fais. En tombant. De mes chutes j’ai
appris la source. Tiré le fil des causes. Toutes ne sont pas
élucidées. D’autres marches m’attendent. D’autres chutes…
L’expérience, cher ami, n’est pas la somme des faits. Mis
bout à bout, ceux-ci ne donnent qu’une image tronquée.
L’expérience n’est pas affaire de mathématique mais de
philosophie.
De quelle connaissance de nous-mêmes, alors, pouvons-
nous nous suffire ?
BONJOUR ET ADIEU A LA HAINE

Il y a des choses détestables : le pain rare, le racisme, une


armée ouvrant le feu sur un camp de réfugiés, un retraité sans
fonds de retraite, un policier guadeloupéen examinant un
passeport haïtien à l’aéroport de Pointe-à-Pitre, les fins de
rêves, l’élan brisé. Rien ne prouve que tu les détestes.
Mais un soir j’ai vu dans tes yeux le rejet. Il a suffi que je te
parle de ces autres douleurs, qui crient et que tu n’entends pas,
pour que je te paraisse odieux. Tu fulmines, tu repousses et
m’écris de très loin, derrière ta barricade.
Bien m’en prendra d’engager la conversation avec les belles
étrangères marquant le pas aux portes des cités interdites. Ma
main est abîmée, mais elle était tendue. A quoi bon, nos
lettres ? Plus je te parlerai, plus tu me haïras.
Je réclame deux pas en arrière. Tu resteras un rêve, je serai
un passant. On ne prend pas le temps de haïr les passants. Il
t’est plus facile de me détester que d’écrire avec moi le livre
des questions.
Assure-toi que c’est toi qui parles dans ton poème.
L’intrus est fatigué.
A nous revoir…
Affectueusement…
De loin en loin…
L’INTRUSION HUMAINE

Il n’est que des choses détestables. Pas d’hommes. J’ai


compris que je ne pourrais jamais sauver ni le monde ni
l’ensemble de ceux qui souffrent, ont souffert ou souffriront.
L’orgueil ne tient que dans notre incapacité à nous penser
différents d’eux.
Longtemps je n’ai pas compris pourquoi je portais dans ma
gorge l’acuité purulente de la violence des hommes entre eux.
A cet instant où nos lettres s’échinent à trouver la voix de
l’écoute, des femmes sont violées, des enfants battus, des
hommes torturés. La misère, la rage raclent les chairs. La
violence n’a ni cœur ni raison. Devant cette ininterruption, je
crève d’impuissance. Quel apaisement vivre ? Jamais je ne
serai sereine de mon incapacité. Mais… on n’est conscient de
l’injustice humaine qu’à la mesure de ce que l’on peut
changer. C’est ma réponse.
Non je n’ai pas dévoué ma vie aux autres en m’oubliant. Je
ne vis aucun sacerdoce. Mais lorsque l’injustice la haine le
vice passent à ma porte, je deviens incontrôlable. C’est ma
part de la “lutte finale”.
Avec toi j’ai le regret de ne pas me reconnaître. Tu lis ce que
tu sais de ceux auxquels tu m’enchaînes sans me laisser la
présomption d’innocence.
Je ne suis ni innocente ni coupable. Je suis humaine.
CIA (Cruauté Impitoyable Autorisée)

Qui peut plus peut moins : si on se trompe sur un pays, on peut


se tromper sur un homme. C’est dans tes premières lettres, il
est question de femmes et de lits de papier.
Je te relis. Malgré la lumière de Sabine, je regarde les
passantes qui marchent dans mon poème. Pacot, Central Park,
Petit-Goâve… Quel que fût le lieu, la distance, le rejet. Et la
chanson en boucle “Non Jeff, t’es pas tout seul”. Et, à trois
heures du matin, ce corps sale couché au milieu de la route,
guettant le bruit, l’impact, attendant une voiture qui ne venait
pas. Et le feu mis aux manuscrits, puis, un soir, à la chambre.
Et la lassitude de mes amis, Pierre, Jean, condamnés à souffrir
et l’odeur de vomi et le poids de l’absente.
J’ai toujours su que le jeune homme qui tranche son désir au
rasoir dans mon premier roman avait quelque chose à voir
avec moi. Il était lui aussi de ceux qu’on ne reçoit qu’en sa
bibliothèque. Toute ma vie j’ai envié son courage, même sans
jamais l’avouer de peur de paraître ridicule.
Ma vie aura manqué de corps, de chairs, non de papier. Je
suis si las d’écrire. De t’écrire. Tu es cruelle comme mon
passé.
“LETTRE D’UNE INCONNUE”

Nous avons tous nos souvenirs de suicides différés. J’attendrai


l’aube du soir pour dire ma nuit.
Comme elle.
Toute douleur passée est muette, qui recueille en son sein
les rêves volés des étoiles meurtries.
LA DERNIÈRE CIGARETTE

Dans le bar où je croise de vieilles connaissances, les mots de


l’étrangère brûlent autant que sa cigarette. J’entends la langue
familière de mes voisins de table qui parlent d’ingérence,
d’occupants, d’arrogance. J’entends la voix de l’étrangère qui
parle d’aide et de bonne volonté. J’écoute vaguement. L’heure
est tardive, les rues ne sont pas sûres.
C’est la dernière cigarette.
ADIEU

Tu me fatigues avec ta lassitude des dimanches imbibés de


solitude. Avec ton avenir saturé de livres qui vendent la misère
des tiens.
Qu’as-tu fait contre ceux qui vous ont donné une armée de
mercenaires leur servant de marchepied ? Vaux-tu plus que ces
artistes de l’horreur dont les noms se bousculent en tête
d’affiche ? Général Ravix, Grenn Sonnen.
Qu’as-tu fait pour sauver tes restavek, tes boat people, ceux
qui crèvent de faim, de manque de tout ? Huit millions de
compatriotes en souffrance. Qu’as-tu fait pour lutter contre
ceux qui du matin au soir violent les petites filles de Cité
Carton à Lakoufoumi ?
Du toi-désirable au vous-honni tu m’inventes tour à tour,
objet, sujet, à ta convenance. Je ne serai pas partenaire de tes
commerces de l’amertume.
RIDEAU

J’aime mon pays. Il n’a jamais cherché à se faire aimer. Toutes


les fois qu’il a fallu se battre, contre les autres, contre lui-
même, il s’est battu. Sans besoin de clamer ni la défaite ni la
victoire.
J’ai voulu parler, toucher. Hier je t’aurais dit “tu”, parce que
“toi”. Hier je me serais livré, aujourd’hui je m’arrache la
langue et campe sur mes bases. Je garderai pour moi tous mes
vœux de voyage.
Mon pays est une île, j’ai grandi avec son savoir. Entre deux
entités (deux pierres, deux peuples, un homme et une
femme…), entre le baiser et la lèvre, entre le mot et sa racine,
il y aura toujours des mers. J’oubliais que nous sommes des
pierres.
Adieu Madame.
Allons désormais, vous et moi, loin du futile bavardage,
vivre et mourir chacun en soi, dans le silence de la pierre.
RENDEZ-VOUS MANQUÉ

Je me dis que c’était comme un fait exprès. Le sang sèche et la


vie reprend sous la peau. Le soleil est le même, de tes idéaux
de pierres à mes poussières d’eau.
Je n’ai rien d’autre à t’offrir. Je retourne à Bach. A mes
solitudes que tu auras cru partager. Etre nu ne suffit pas à ne
rien cacher. Nos lettres ont mal au corps. A quoi bon parler ou
s’écrire si les mots ne peuvent rien.
Dans mes mains, ces papiers, ni les vôtres ni les miens.
Juste papiers noircis d’écrits vains.
Excuse-moi Paul, “Le cœur n’a [pas] qu’une seule bouche”.
Le temps, à l’envers, consacre jour après jour l’usure des
métaphores. Le temps est à la mort. C’est de dos que les gens
se parlent. Entre chaque blessure et chaque main qui fait le
travail de blesser, il n’y a même pas la proximité du bras-le-
corps, sauf à tourner le couteau dans la plaie. Nous avons
exploré les arguments de la distance, poussé le jeu à sa limite.
Vous vouliez cultiver le mythe de la rencontre. Je vous fis
Aphrodite. Nous étions tous les deux en mal de simulacre.
Nous voilà quittes. Egaux en droit dans la distance. N’en
déplaise aux poètes, à la littérature, au vœu de vivre ensemble
et mille autres sornettes, en l’absence d’un port où mouillent
les baisers et d’un vœu de partage chanté à l’unisson, trahi par
sa matière : les lèvres, le cœur n’a PAS qu’une seule bouche.
Epuisée je me rends. Ce n’est pas tant les mots qui nous ont
manqués. Non. C’est nous. Le chemin à parcourir l’un vers
l’autre n’est pourtant pas si loin pour qui sait s’oublier. Nous
n’avons pas su nous oublier. L’erreur fut de croire que nous
pouvions nous ouvrir l’un à l’autre au lieu d’échanger nos
clefs. On croit se connaître ; on est fou ! Nous ne l’avons pas
été assez. Il eût fallu que tu te trompes sur mes portes en les
ouvrant une à une. Que, de délicatesses en avidités, chacune
de mes serrures saute. Au lieu de ça nous avons joué au jeu de
l’oie, sautillant de case en case au gré des cartes distribuées.
France. Haïti. Droite. Gauche. Passant. Etrangère. Mauvaise
pioche !

Il n’est d’échec que d’humain.

D’ici ou d’ailleurs, d’autres suivront. Dans cette vie, dans


l’autre. Pour faire mentir ta vérité. “Le cœur n’a qu’ une seule
bouche.”
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud

Ce livre numérique a été converti initialement au format


EPUB par Isako www.isako.com à partir de l’édition papier du
même ouvrage.

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