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Maria Winowska

Du sang sur les mains

Éditions Saint-Paul, 1971


Résumé

Les récits de ce recueil font suite à ceux des Voleurs de Dieu. Ils témoignent
de la FOI des chrétiens de l'Est, aguerris par les persécutions, acculés aux
choix fondamentaux: le martyre ou l'apostasie. Ce n'est pas la faute de
l'auteur si Dieu, au plus fort de l'épreuve, prodigue des charismes à la
mesure des actes des martyrs du début de l'ère chrétienne! L'éducation
athée, l'acharnement à démontrer «la mort de Dieu» n'ont pas prise sur les
citadelles inviolables de l'âme profonde, marquée à tout jamais par
l'empreinte de «l'icône indélébile». Les bourreaux au service de l'Évangile:
au fil de ces pages nous côtoyons des abîmes où Dieu s'engouffre et
multiplie des pêches miraculeuses. « L'abîme appelle l'abîme» et il faut
parfois avoir vérifié toute l'horreur du péché pour se laisser foudroyer par le
Seigneur de Miséricorde. Ces récits sont axés sur la priorité, aux portes du
Royaume, «des publicains et des prostituées»: priorité à tel point
scandaleuse que depuis deux mille ans la race indestructible des pharisiens
ne cesse de la mettre en question.

La Miséricorde ignore les frontières et les quelques témoignages


bouleversants des pays «préservés» qui figurent dans ce recueil rappellent
ses points d'impact, dans le mystère de la communion des saints: NUL NE
VIT NI NE MEURT EN SOLITAIRE, et Dieu, pour le salut du monde, a
besoin des hommes.
AVANT-PROPOS

Avec Dieu, il ne faut être ni savant ni philosophe,

mais enfant, écolier et tout au plus poète.

JOUBERT

Les récits rapportés dans ce recueil s'échelonnent sur quelque vingt ans et
ont été triés sur le volet. Dans certains cas il a fallu attendre la mort des
protagonistes, pour ne pas les compromettre. Il a fallu éliminer, également,
les cas par trop scabreux pour les sensibilités délicates des chrétiens à fleur
de peau de nos pays protégés. Étant donné que certains termes courants à
l'Est sont chez nous à l'index, nous avons réduit au minimum les faits
scientifiquement inexplicables qu'une théologie « périmée » s'acharne à
classer dans la catégorie des miracles et que les peuples « arriérés » de
l'Orient admettent sans le moindre « esprit critique ». Et enfin, il nous a
paru préférable de faire économie des charismes insolemment prolifères aux
bagnes et dans les prisons. Malgré toutes ces précautions, certains récits
débouchent sur des points d'interrogation que je confie à la sagacité de mes
lecteurs. En rapportant des faits, je ne prétends pas leur donner une
explication valable.

J'ai interrogé des témoins qui m'ont semblé dignes de foi. J'ai puisé parfois
dans mes souvenirs ou expériences personnels. Toute rencontre est
MYSTÈRE (encore un terme tabou !). Du choc soudain des personnes,
touchées dans leurs profondeurs, quelles merveilles ne peuvent jaillir ! Ne
sommes-nous pas tous des claviers muets dans l'attente du Maître qui les
sollicite ? Cette femme face à moi dans un rapide, ce prêtre gauche,
indiscret et bouleversant de simplicité confiante, est-ce à moi seule qu'ils
ont livré leurs messages, ai-je le droit de garder comme un avare ce qui doit
PASSER ? Le métier de l'écrivain ne consisterait-il pas essentiellement à «
laisser passer le courant » qui le DÉPASSE par toutes les dimensions des
profondeurs qui nous constituent en tant que personnes ? Questions
oiseuses pour les brasseurs de paroles vaines. Là encore des écrivains
comme Soljenitsine, comme Daniel ou Siniavski, comme tant d'autres qui
ont vérifié au bagne, ou en prison, le poids et le prix de la parole qui reflète,
qu'on le veuille ou non, le VERBE, NOUS RESTITUENT LE SENS DE
RESPONSABILITÉ SOCIALE pour tout ce que nous écrivons et le
RESPECT DU LECTEUR livré à notre merci. « Le mot n'est pas un
moineau, dit un proverbe russe, une fois échappé il ne se laisse plus
ressaisir. » Quelle que soit la valeur littéraire de ces récits, je demande à
mes lecteurs de prendre très au sérieux LES TÉMOINS.

Terme dévalué dans notre monde de facilités écœurantes et qui prend tout
son sens originel de MARTYR dans les pays acculés à des options
fondamentales ! Pour ou contre Dieu, donc pour ou contre L'HOMME. Le
fossé qui se creuse entre nous et ceux qui souffrent pour leur foi devient de
plus en plus profond et débouche sur un dialogue de sourds.

Certaines expériences seraient-elles vraiment incommunicables ? Ou bien


seule la charité surnaturelle rend-elle possible le « passage » ? Il est certain
que l'on se fait là- bas, à notre sujet, d'immenses illusions et que la
confrontation avec la réalité devient pour ceux qui réussissent à prendre
contact avec « le monde libre » une épreuve franchement insupportable.

Un prêtre de l'Est qui a passé dix ans en prison, est venu en France grâce à
un « dégel » provisoire. Au bout d'un mois il est venu me voir : « Vous
savez, je repars... » Or, il avait un visa pour trois mois et se trouvait dans
des conditions on ne peut plus confortables. Lorsque je lui exprimai mon
étonnement : « J'en ai assez, dit-il d'une voix sourde, de voir ici contester et
renier ce pour quoi, là-bas, nous avons souffert jusqu'à la mort. Les dogmes,
la foi, notre Credo catholique. Je vous assure que j'étais plus heureux en
prison ! » Il est parti. Je n'en ai plus eu de nouvelles. Je puis certifier qu'il
ne fait pas exception !

*
Ce livre est au fond une invitation AU VOYAGE. Sur place tout d'abord,
dans un esprit d'ouverture et d'accueil pour ceux qui « témoignent ». Afin
de les comprendre, il faut RE-VALORISER LES PAROLES. Ils signent ce
qu'ils disent avec des larmes et du sang, tandis que nous jouons avec des
chèques sans provision. Comment pouvons-nous les comprendre ?

Ainsi préparés, affrontons un déplacement dans l'espace. Ne fût-ce que pour


vérifier l'exactitude de ce que j'avance ! Les disciples de saint Thomas
l'Apôtre rendent à notre peu de foi d'éminents services. En voici un
exemple.

Monsieur X. n'avait jamais pu avaler le récit paru dans Les Voleurs de Dieu
et intitulé « Viens, Enfant Jésus ».

Homme d'affaires, il profita d'un voyage en Hongrie pour se faire une


opinion. Ne sachant pas le hongrois, il profita d'une rencontre avec une
employée de banque qui savait le français et le pilotait gentiment à travers
les méandres d'un supermarché de Budapest. A un moment précis, lorsqu'ils
se trouvèrent seuls dans l'ascenseur, Monsieur X. demanda à brûle-
pourpoint : « Dites, Madame, cette histoire de l'apparition de l'Enfant Jésus
à une fillette et même à toute une classe, à l'institutrice athée qui en est
devenue folle, est-ce bien vrai ? » La jeune femme qui l'accompagnait
devint toute pâle, pressa le bouton pour arrêter l'ascenseur entre deux étages
et dit à voix basse : « Oui, Monsieur, c'est vrai, mais il est dangereux d'en
parler. » Aussitôt elle remit l'ascenseur en marche. Très impressionné, dès
son retour, Monsieur X. vint me rendre compte de son enquête. Pourquoi
pas d'autres ? Malgré les difficultés dont j'avise loyalement mes lecteurs,
puisque je m'ingénie, lorsqu'il s'agit de vivants, à brouiller les pistes.

Une fois mon dossier trié et le choix établi, je me suis aperçue, non sans
étonnement, que tous ces récits avaient un commun dénominateur : la
MISÉRICORDE. Celle de Dieu qui se reflète dans celle de l'homme.
L'Amour infini mis à la portée du pécheur.
Ce n'est pas la moindre raison de cette espèce de désaccord entre l'Orient et
l'Occident chrétiens (malgré les démarches œcuméniques qui se ressentent
d'un rationalisme purement verbal) que cette mise en veilleuse de ce qui est
au cœur de la spiritualité orientale - orthodoxe, catholique, évangélique ou
autre : MILOSIERDZIE en polonais, MILOSIERDIE en russe, qui traduit
en slavon la MISÉRICORDE. Un prêtre orthodoxe m'a demandé un jour
pourquoi la réforme liturgique en France avait « évacué » le terme «
miséricorde » au profit de celui, plus profane, de « pitié » ? Il s'était amusé
à confronter les prières du missel latin avec les traductions des collectes en
français. Je n'ai pas eu le temps de vérifier ses dires et je n'ai su que lui
répondre. Un ami catholique « dans le vent » m'a dit depuis que le terme «
pitié » effarouchait moins les laïcs et les incroyants. Ce serait une question à
creuser. Ce qui est certain, c'est que tout rapprochement entre l'Orient et
l'Occident, sur le plan de la spiritualité chrétienne, doit tenir compte de cette
référence fondamentale du PÉCHEUR à L'AMOUR QUI PARDONNE, qui
est au cœur de la piété et de la sainte liturgie en Pologne, en Russie, dans
tous les pays de l'Est.

Les récits de ce recueil sont axés sur ce mystère insondable qu'est la priorité
des pécheurs, des Madeleine, des Zachée, des publicains et des prostituées
aux portes du Royaume. Priorité à tel point scandaleuse que depuis deux
mille ans la race indestructible des pharisiens ne cesse pas de l'atténuer et de
« l'interpréter ». Que l'on me permette cette confidence : Lorsque le Père
Jan me rapporta la complainte de Marie-Anne la pécheresse devant son
crucifix, je lui demandai à brûle-pourpoint : « Père, n'y mettez- vous pas du
vôtre ? » Il me répondit du tac au tac : « J'en ai été tellement impressionné
que j'en ai gardé le souvenir précis, comme si cela datait d'hier. Je crois
pouvoir vous assurer que je vous répète mot à mot ce que j'ai entendu, à son
insu. » Du coup je lui demandai de vérifier ce dont j'avais pris note.

« L'abîme appelle l'abîme » et peut-être faut-il avoir vérifié toute l'horreur


du péché pour se laisser foudroyer, sur le chemin de Damas, par le Seigneur
de Miséricorde ?

Nous touchons là au nœud du problème, LE SENS DE LA

MISÉRICORDE EST INSÉPARABLE DU SENS DU PÉCHÉ et les


témoignages que nous rapportons en font foi. On a souvent attribué à « la
piété orientale » une spiritualité axée

sur la CROIX et sur la RÉSURRECTION, inséparables comme les deux


faces du même mystère de salut. Ne s'agirait-il pas tout simplement de
l'essence de L'ÉVANGILE, bien commun de TOUS LES CROYANTS ?

Et voici que surgit une nouvelle question, d'une importance capitale : en «


évacuant » la CROIX, ne met-on pas en question L'AUTRE face du MÊME
mystère : la RÉSURRECTION ? La religion de facilité que souvent on nous
propose, même du haut de la chaire, réduit à néant le mystère pascal qui est,
répétons-le, A DEUX FACES. On a beau insister sur l'Alléluia s'il n'est pas
conquis de haute lutte par la communion à la Croix du Seigneur. « Si tamen
COMpatimur ut et CONglorifîcemur » : que l'on nous excuse de citer en
latin le plus grand témoin de la CROIX RÉDEMPTRICE : saint Paul ! La
concision de l'original grec, avec son préfixe qui forge à longueur de pages
des néologismes à la mesure de la NOUVEAUTÉ inouïe de la Bonne
Nouvelle, évoque cette relation essentielle entre la souffrance et la joie, au
cœur de la foi chrétienne. Si la prédication du mystère pascal est souvent
tellement morne et désincarnée, si la résurrection du Christ Seigneur est
soumise à tant d'interprétations arbitraires, si en un mot notre FOI
CHAVIRE, c'est que, en fin de compte, on la prive de son FONDEMENT,
LA CROIX DE

GLOIRE QUI NE CESSE PAS D'ÊTRE CROIX, LA GLOIRE DE LA


RÉSURRECTION QUI NE CESSE PAS D'ÊTRE CRUCIFIÉE « pour les

péchés du monde ». Ce n'est pas en vain que le RESSUSCITÉ garde et


exhibe ses plaies.

Nous récapitulons cet abc du christianisme pour mieux faire saisir le climat
des récits contenus dans ce recueil. Les « témoins » ont beau différer sur
bien des points : ils ont tous en commun l'expérience fulgurante de la
PASSION RÉDEMPTRICE, le choc sans retour d'une rencontre qui
bouleverse et transfigure une vie.

Nous ne saurions trop le souligner : les points communs qui apparentent les
protagonistes de tous ces récits n'ont rien à voir avec des « romans à thèse »
mais résultent simplement des exigences de leur foi chrétienne qu'ils
prennent tous au sérieux. L'apprentissage irremplaçable de la souffrance
consiste peut-être A VOIR CLAIR et, aussitôt, dans cette lumière, Dieu
s'engouffre.

« Quand le soleil a paru, dit saint Jean Chrysostome, pourquoi rester auprès
d'une lampe ? »
DU SANG SUR LES MAINS

La gloire du couchant s'estompait vite, happée par les ténèbres. Dans les
ornières l'eau stagnante miroita un instant de toutes les teintes de l'arc-en-
ciel que la grisaille des sous-bois engloutissait une à une, voracement. Une
volée de choucas jaillit du labour en pointillant le ciel de fugitives
arabesques avant de s'engouffrer dans la futaie, hautaine et solennelle. Père
Jan (Jean. Se prononce « Yane ») alluma sa lanterne et pressa le pas.

Le gamin suivait en reniflant, ses galoches enduites de boue glougloutaient


plaintivement dans la terre molle, il butait aux racines et marmonnait des
jurons. Cinq verstes pour venir et autant au retour, c'était beaucoup pour sa
petite taille, pensa le prêtre. Puis, par-dessus l'épaule :

— Qui t'a envoyé ?

— Tante Nastia.

Père Jan s'arrêta net :

— Tu mens ! dit-il en essayant de saisir son regard fuyant.

L'enfant se mit à pleurer pour de bon :

— Je vois bien que vous ne me croyez pas, et pourtant c'est bien vrai, je
vous le jure ! Elle m'a dit : « Cours vite chez M. le Curé pour qu'il vienne
administrer ton grand-père. » Elle m'a même donné un croûton avec une
tranche de lard et m'a poussé vers la porte. « Surtout - m'a-t-elle dit - ne
vadrouille pas en route, car il n'en a plus pour longtemps ! »

— Qu'est-ce qui lui a fait changer d'idées, depuis hier soir ?

— Je ne sais pas, moi ! Peut-être la sœur que vous avez envoyée. Je


dormais, alors...
Le prêtre sursauta :

— Quelle sœur?

— Vous savez bien... puisqu'elle est venue de votre part !

Il faisait nuit maintenant et les nuages qui galopaient

de l'ouest à l'est semblaient jouer à cache-cache avec de rares étoiles. Père


Jan sentait son malaise grandir. Il flairait un piège. Le gamin s'embrouillait
visiblement en racontant des histoires à dormir debout, mais pouvait-il se
dérober tant qu'il y avait, ne fût-ce qu'une once, d'espoir ? Hier encore Tante
Nastia, une mégère redoutable qui tenait en respect la région tout entière,
l'avait mis à la porte en le menaçant des pires représailles si, une fois de
plus, il tentait l'aventure. Matthieu le Bègue, le mourant, jouissait d'une
réputation à tel point sordide qu'il fallait être « fou à lier », avait dit le
vicaire de Sukow, pour vouloir s'aventurer dans sa tanière et l'assister au
grand passage. « On te tendra un guet-apens et... ni vu ni connu !

Ils s'engagèrent dans un chemin de traverse, accrochant à chaque pas des


branches ruisselantes. La cantilène de la pluie faisait contrepoint aux
rumeurs du sous-bois, curieusement sonores. Cris plaintifs d'oiseaux de
nuit, glapissement de renards, soudaine galopade de gros gibier surpris au
passage, craquement de branches et bruissements furtifs peuplaient la forêt
de terreur indéfinie. Le sentier devenait de plus en plus étroit sous la voûte
obscure et ruisselante. La main droite dans la poche, Père Jan laissait glisser
doucement sous ses doigts les grains du chapelet.

Une peur vague l'étreignait peu à peu, lui montait à la gorge. Des souvenirs
hallucinants mettaient sa tête en feu. Bivouacs de maquis, embuscades,
engagements dans la nuit avec ces corps à corps féroces et sans merci où il
n'était question ni de blessés ni de prisonniers, la bête déchaînée et le goût
du sang, ce corps lourd s'effondrant dans la terre molle avec un cri...

Père Jan frissonna : oui, ce cri qui l'a hanté jusqu'au séminaire, jusqu'au jour
de son ordination. Ce cri qui a fait de lui un prêtre. L'homme sans visage
qu'il venait d'abattre mourut entre ses bras, une nuit sans lune comme celle-
ci. Il serra le poing sur le chapelet qui l'encerclait. Rien au monde ne saurait
enlever ce sang de ses mains, même pas l'onction sacerdotale ! Il pensa à
Bolek, le chef de son commando : « Mon pauvre vieux, on s'habitue à tuer...
comme au reste ! » Il était en train de s'habituer lorsqu'une nuit, envoyé en
patrouille, il poignarda cet ennemi chéri. L'heure qui suivit mit tout à
l'envers : son âme et son cœur. Assis dans la boue gluante il tenait sur ses
genoux la tête de cet homme dont il ne connaîtra jamais les traits. Il l'enterra
sous un tertre, encore chaud, bien avant l'aube ! L'oreille collée sur son
cœur immobile, il s'était bien assuré que l'inconnu était mort ! Alors de sa
main gauche, celle qui n'avait pas tué, il interrogea doucement, comme un
aveugle, les traits de ce visage. La barbe d'une semaine au moins, un nez
pincé et fin, des yeux qu'il ferma en y appuyant sa paume. Il le tint sur ses
genoux comme la Pietà du Vatican, roide et abandonné. Trois heures
passèrent ainsi avant qu'il ne se décidât à l'enfouir. Puis, il partit comme un
voleur, sous des rafales de tempête. Il faisait nuit.

Rentré au camp il fit son rapport. L'opération avait réussi. Ivre de sommeil,
rompu de fatigue, il s'affala sur son grabat et se mit à enfiler son sac de
couchage lorsque, soudain, il vit sur ses mains, à la lueur de la lampe de
poche posée sur son sac tyrolien, des taches noires. Il n'y avait pas d'eau aux
environs. Pour aller au ruisseau, les forces lui manquèrent. Il s'endormit
comme une masse, d'un sommeil sans rêves. Le lendemain, au réveil, il vit
ses mains rouges avec des caillots coagulés entre les doigts.

Il eut du mal à les laver. On n'avait plus de savon. Son blouson lui aussi
était couvert de taches couleur de rouille. Marc le regarda stupéfait : «
Comment as-tu fait pour te crotter ainsi, n'étant pas blessé ? » Il eut honte
de répondre. Il ne prit pas la peine de nettoyer son blouson. Lorsqu'à la fin
de la guerre ordre lui fut donné de passer au civil et de rentrer à la maison,
il découpa furtivement un morceau du tissu maculé. Jamais depuis cette «
relique » ne l'avait quitté. Dans la vaste poche de sa soutane retroussée il
sent son bréviaire où il la cache dans une mince enveloppe, sous la page de
garde. Un jour, au séminaire, un camarade indiscret l'avait découverte :

— Tiens ? On dirait du sang !

— C'EST du sang.
Le ton de sa réponse enleva toute envie au farfouilleur de prolonger
l'interrogatoire.

Le clapotis de la pluie cessa soudain. Ils débouchaient sur une clairière,


hérissée de noirs moignons. De gros nuages galopaient vers l'est tandis que
la voûte balayée se constellait d'un fourmillement d'étoiles. Le gamin se
cramponna à la soutane du prêtre.

— J'ai perdu une galoche !

— Tu la retrouveras demain ! Nous voici bientôt arrivés. Le pré est-il


sous eau ? Peut-on prendre le raccourci ?

— Maintenant, cela m'est égal, fit une petite voix pleurnichante. En


trébuchant sur une racine, il cracha un juron comme un vieux.

Est-ce la fatigue qui lui mettait des étincelles plein la tête ? Père Jan se
sentit soudain détendu et étrangement lucide. Les marges du temps
semblaient s'estomper et le souvenir de l'autre nuit devenait présence.

Frappé en pleine poitrine, l'homme avait crié : « Gaspady, pomy ! Seigneur,


aie pitié de moi ! »

C'était pourtant un bolchevic. On faisait la guerre sur deux fronts : contre


les nazis et contre les soviets. Aux cours clandestins de Varsovie, Jan avait
bien étudié leurs méthodes d'investissement idéologique et le venin de leurs
doctrines. Du coup, l'ennemi était classé et tout semblait clair. Pourtant,
l'homme qu'il avait tué croyait en Dieu.

Des souvenirs refoulés se pressaient maintenant comme un flot irrésistible.


Le poignard avait dû frapper l'os, car il n'arrivait plus à le sortir. L'homme
s'était écroulé dans la boue, à ses pieds. Bouleversé par son cri mais aussi
pour récupérer le poignard, il s'était baissé pour retourner le corps secoué de
convulsions. C'est alors que le mourant avait proféré sa deuxième parole :

— Allez chercher l'icône ! Que le prêtre vienne me bénir avec l'icône du


Spas (Sauveur. Selon une très ancienne coutume on apportait jadis très
solennellement, aujourd'hui en secret et à la dérobée, une icône aux
mourants : celle du Christ Sauveur ou de la Vierge Théotokos, nouvel
Adam et nouvelle Eve, « prémices de la résurrection ». Dans son agonie ou
dernier combat, le chrétien doit entrevoir, à travers ces fenêtres ouvertes sur
l'invisible que sont les icônes, l'autre rive du grand passage, la réalisation du
mystère pascal pour lui, personnellement.) !

Ici, il y a un trou dans sa mémoire. Il n'arrive pas à se rappeler comment il


s'était assis dans la boue pour le prendre dans ses bras. Une idée l'obsédait
comme un clou qu'on enfonce :

— Où donc lui trouverai-je une icône ?

Soudain il pensa à sa médaille. Le soir du départ, sa mère la lui avait mise


au cou. Ryngraf ou médaille-écusson, pieusement conservée dans le trésor
familial depuis le jour, combien lointain, où une balle l'avait bosselée, sur le
cœur d'un grand-oncle. L'effigie de Notre-Dame de Yasna Gora, estompée
par le temps, y était à peine discernable, mais la nuit qui voilait les choses et
les yeux du mourant enlevait tout poids aux apparences. D'un geste brusque
il ouvrit la fermeture éclair de son blouson, saisit la plaque triangulaire, et
se pencha profondément pour la coller aux lèvres de l'ennemi :

— Vot y tvoya Icona, dit-il en russe. « Voici ton icône. »

Des doigts touchèrent sa main, glissèrent sur le métal,

tentèrent de s'y accrocher, se roidirent soudain :

— Spasyba (Merci, en russe), fit l'homme dans un souffle. Puis, de plus


en plus bas : Gaspady, pomy, Gaspady pomy !

Cela dura quelques secondes, ou bien des siècles ? Le temps semblait aboli.
Encore quelques soubresauts, puis, rien. Il attendit un long moment avant
d'arracher le poignard. C'est alors que le sang gicla...

— Nous voici arrivés, s'écria le gamin. Tante Nastia a mis la lampe à la


fenêtre pour éclairer le sentier !
Père Jan tressaillit comme s'il sortait d'un rêve. Il vérifia sur sa poitrine,
sous la soutane, la bourse avec le viatique et les saintes huiles. Une honte
cuisante chassa les fantômes. Vagabond incorrigible, qu'il était loin de la
Présence ! Pourtant, à travers la nuit, il portait Dieu sur son cœur. Dieu qui
lui avait pardonné. Dieu qui pardonne.

— Mon enfant, avait dit le prêtre au terme de ses aveux, mon enfant, au
nom du Christ je vous donnerai l'absolution ! Plongés dans son sang, les
crimes les plus noirs deviennent fautes bienheureuses. Si grand est son
amour que tout lui sert, même nos péchés. Il vous reste toute une vie pour
comprendre les sursis de la miséricorde...

Ce qu'il venait alors de déballer, pesait lourd ! Depuis la nuit sanglante, il


avait chaviré de plus en plus bas en proie à tous les vertiges, jusqu'à cette
tentative de suicide où Dieu l'avait ramassé comme une loque pantelante et
immonde. Foudroyé de lumière, il s'était engouffré dans la première église
rencontrée au bord de la route, pendant une retraite forcée qui tournait à la
débâcle. A bout d'espoir et de souffle,'dans un désert de mort, il était tombé
sur ce prêtre embusqué dans le confessionnal. Encore quelqu'un sans visage
qui pesa lourd sur sa destinée ! Le soir même il reprenait la route
interminable, avec la paix dans l'âme.

Paix intermittente malgré la dure remontée et l'effort acharné pour faire


contrepoids ! En vain chercha-t-il à reprendre contact avec le prêtre inconnu
qui l'avait réconcilié avec Dieu et les hommes. De l'église il ne restait que
des murs calcinés. La population évacuée revenait au compte-gouttes,
repliée sur son angoisse, méfiante et hostile. Ce fut l'époque où l'on ne
répondait pas aux questions.

Puis ce fut le séminaire avec sa stricte discipline, oasis de calme dans un


monde en désarroi. Ce désir d'évasion vite jugulé ! Oui, il avait pensé au
cloître comme à un abri. Dépistée, la tentation revenait par intervalle
comme un mirage sur les dunes. La grandeur de sa charge l'effrayait, il se
sentait indigne d'absoudre et de consacrer avec ses mains souillées de sang,
ses mains d'assassin.

*
Le petit enjamba le pas de la clôture et courut vers la porte qui s'ouvrit toute
grande, encadrant dans l'embrasure la silhouette d'une femme haute et
maigre, avec une lampe à pétrole dans la main.

— Grouillez-vous ! fit-elle d'une voix rauque. Il n'en a plus pour


longtemps !

Le prêtre souffla la lanterne, enleva sa houppelande lourde de pluie et se mit


à dégrafer la bourse.

— Paix à cette maison, dit-il.

Personne ne répondit. De la pénombre à peine déchirée par une lampe


clignotante émergeait un lit encombré d'édredons où l'homme râlait. Le
prêtre chercha en vain un coin de table vide, l'autel de fortune avec les deux
cierges réglementaires, l'eau bénite et la branche de buis. Il l'avait bien
prévu en partant ! En silence il sortit de sa poche un napperon blanc et un
petit flacon. Le gamin suivait ses mouvements d'un regard aigu comme une
paire de vrilles.

— Apporte-moi une petite branche, de quoi faire un goupillon !

L'enfant courut vers la porte.

— Assez de simagrées, fit la femme. Ce que vous avez à faire, faites-le


vite, avant qu'il ne claque.

Les feuilles trempées du noisetier que lui présentait le gamin amplifièrent la


rosée bénite dont il aspergea le mourant. Cependant, il n'osa poser la bourse
sur le coin de la table qu'il venait de couvrir du napperon blanc. Il se tourna
vers la femme, figée comme une statue de sel :

— Laissez-moi avec le malade, dit-il doucement, je vous rappellerai


lorsque ce sera fini.

La femme éclata de rire.

— Ah ! Vous êtes malin ! Maintenant qu'il est à votre merci, vous lui
ferez tout dégorger... Je connais bien tous ses péchés, allez ! Je les connais
mieux que lui-même.

Un violent coup de vent fit craquer le châssis de la fenêtre, s'engouffra dans


la cheminée avec un ululement plaintif, prit le large. La forêt résonna
comme une harpe gigantesque au rythme d'une étrange sarabande. Un
brusque courant d'air fit vaciller la flamme de la lampe qui fila. Dans le
tourbillon noirâtre la main crochue de la mégère avança comme une serre
d'oiseau de proie. Ayant baissé la mèche, elle grommela entre les dents :

— Maudite nonne qui lui a fait changer les idées. Ah ! vous êtes malin !
Vous en avez des tours dans votre sac ! Lorsqu'on vous f... dehors, vous
envoyez vos gonzesses en pâte de guimauve qui ne se donnent même pas la
peine de souffler mot, on dirait des sourdes-muettes avec leurs billes en
sucre d'orge... elle l'a eu !

Debout au pied du lit, les mains croisées sur la bourse, Père Jan ne put
réprimer un geste d'étonnement. Le gamin avait fait allusion à une
religieuse qu'il aurait envoyée. La mégère disait la même chose. « Il faudra
que je tire cela au clair », pensa-t-il en attendant qu'on le laissât seul avec le
malade.

Soudain un grand cri sembla jaillir du fond de la tempête :

— Je ne veux pas mourir ! hurlait le moribond. Tu entends, curé ? J'ai


peur !

Des ombres chinoises glissèrent de droite à gauche sur le mur auquel le lit
était adossé. Un bruit de pas et le claquement d'une porte signifièrent au
prêtre le départ des importuns. Tournant la tête il se vit seul auprès du
malade assis sur son séant et les yeux grands ouverts :

— J'ai peur ! hurla-t-il d'une voix rauque. Je ne crois pas un mot de toutes
ces balivernes. Pour des canailles comme moi il n'y a point de miséricorde.
Il ne me reste plus que l'enfer, l'enfer, l'enfer.

Sa voix se brisa sur un sanglot.

— Pourtant, curé, j'ai obéi, je t'ai appelé. Qu'as-tu à me répondre ?


Le regard brillant de fièvre il suivait chaque geste du prêtre qui déposait la
bourse sur le coin de la table, s'agenouillait un instant.

— C'est ton Bon Dieu que tu m'apportes ? Il s'intéresse bien à ma


carcasse, va ! Si tu savais tout le sang que j'ai sur les mains. D'hommes, de
femmes, d'enfants... Tout ce sang ! Tout ce sang... Je le vois comme un
ruisseau qui coule... regarde, il devient fleuve...

Pâle comme un linge, le prêtre s'inclina sur le moribond, capta ses yeux
hagards, sentit avec une horreur vite réprimée l'odeur âcre de la sueur qui
l'inondait, hésita un instant puis s'assit sur le rebord du lit et passa
délicatement le bras droit autour de son cou :

— Mon enfant, dit-il, mon enfant, c'est vrai ! Je t'apporte de quoi laver
tout ce sang, des fleuves de sang... Dieu en a versé suffisamment pour y
noyer tous nos crimes. Rien n'est perdu tant qu'on vit, car le temps, sais-tu
ce que c'est, le temps ? Un piège de la Miséricorde !

— Elle disait donc vrai, la sœur? C'est pas pour sûr, l'enfer ? Mais savez-
vous seulement de quoi je meurs ? Car c'est fini, je m'y entends, je fais «
couac ». On m'a canardé à la dernière expédition, c'est tout juste s'ils n'ont
eu ma peau. J'en ai abattu, en filant ! Mais je saignais comme un porc, cela
laisse des traces. Du moins ne m'auront-ils pas vivant. Cela me console un
peu de mourir... la gueule qu'ils feront ! Mais de l'autre côté... ce qui
m'attend... (avec un hoquet) J'AI PEUR !

Dans la pénombre le regard du prêtre discernait ce masque grimaçant aux


yeux hagards, sortant des orbites. Le corps secoué de convulsions faisait
trembler le lit en fer, entraînant dans une sorte de danse de Saint-Guy tout
ce qui l'approchait. Père Jan fut tenté de lâcher prise, puis se ravisa. Il avait
l'habitude de prendre les agonisants dans ses bras. En approchant l'oreille de
leurs lèvres, il croyait faciliter les aveux.

De sa main gauche il approcha un crucifix des yeux du mourant :

— Vois, mon enfant, ce qu'il a souffert pour toi. Tout ce sang qu'il a versé,
pour toi. Si tu le gaspilles, ce ne sera pas sa faute, mais la tienne ! Il m'a
donné le pouvoir de te pardonner en son nom. Tout ce que tu m'auras avoué,
sera anéanti. A une seule condition : que tu le regrettes. Mais comment ne
regretterais-tu pas d'avoir cloué ton Dieu en croix ? Car, tu sais, mon enfant
? Ce sont nos péchés qui l'ont crucifié. Les tiens, les miens. Et c'est la
confession qui le détache de la croix. Je t'écoute...

Les convulsions se firent moins violentes :

— Elle me l'a dit, mais j'avais du mal à y croire ! Qu'est- ce que cela peut
bien foutre au Bon Dieu que j'aille en enfer ou non ? Si rien ne lui échappe,
ce qu'il doit être dégoûté à me voir. Moi-même, je me dégoûte. Ne me dis
surtout pas qu'il m'aime. La nonne me l'a dit, mais je n'y crois pas. On ne
peut aimer un type comme moi. Et d'abord, je n'aime PERSONNE. Fous-
moi la paix, tu m'entends ?

Il se roidit et essaya de repousser le prêtre. L'effort lui fit pousser un cri de


douleur. Maintenant le hoquet alternait avec les sanglots :

— Qu'avez-vous donc tous à vous acharner après moi ? Je veux mourir


comme j'ai vécu, dans la haine.

— Elle n'est plus si violente, puisque tu m'as appelé !

— C'est elle qui me l'a ordonné, ta nonne.

— Dieu te l'a envoyée, pas moi.

— C'est égal. Pour mes péchés, je me les garde. Puisque tu ne peux


m'empêcher de mourir, va-t'en !

Son regard devenait vitreux, sa langue pâteuse n'arrivait plus à articuler les
paroles. Père Jan pencha la tête :

— N'as-tu jamais aimé personne dans ta vie ?

— Oui, ma mère, mais elle est morte quand j'étais enfant. Et puis, ma
petite-fille Marie-Anne qui est partie.

Elle m'a fait cela ! Pourtant, je l'aimais. Depuis, je tourne l'amour en haine.
— Non, c'est ta haine qui tournera en amour ! Mon enfant, Dieu m'envoie
pour te dire qu'il t'aime. Malgré tous tes péchés. Avec tous tes péchés. Celle
qui est venue te le dire ne t'a pas trompé ! Et maintenant tu n'auras qu'à me
répondre « oui » ou « non ».

Ce fut la première fois que cela lui arrivait. Il lui sembla brusquement lire
dans le cœur de cet homme. Ou dans son propre cœur ? Ce fut comme une
substitution de conscience. Des crimes défilaient en ordre, avec toutes les
précisions, le fleuve de boue indistincte devenait paroles.

Le moribond ne protestait plus. De la tête d'abord, puis avec une simple


pression de la main il acquiesçait. Oui, c'était vrai ! Oui, tous ces péchés
étaient bien les siens ! Il fallait qu'on le sache pour venir les lui ôter. Son
rictus plein de hargne se transformait peu à peu en un sourire radieux :

— Comme pénitence, disait le prêtre, tu accepteras ta mort. Le Seigneur


Jésus a dit à son compagnon de supplice : « Aujourd'hui encore tu seras
avec moi dans le paradis ! » Depuis, il ne cesse de le répéter à ceux qui
veulent se plonger dans son Sang. C'est pour toi qu'il l'a versé. Peux-tu
douter qu'il t'aime ? Même si tu le hais, Lui, il t'aime. Dis-lui dans ton cœur
que tu veux l'aimer ! Dis-lui dans ton cœur que tu veux regretter. Je te
donnerai l'absolution, est-ce que tu comprends ? Je te pardonnerai en son
nom !

Il avait assisté beaucoup de mourants, mais jamais dans un pareil corps à


corps. Les paroles qui émergeaient de la lutte invisible semblaient si peu de
chose au regard de l'enjeu ! Mais s'agissait-il de paroles ? A la frontière de
la vie il n'y a plus que des substances. Au moment exact où l'homme
condamné émergea de l'abîme, il avait cru sentir

le frôlement d'ailes noires. « Voici l'Agneau de Dieu qui enlève les péchés
du monde... »

Le mourant se dressa sur son séant pour recevoir le viatique, puis retomba
de tout son poids, les yeux clos. Brusquement, ses traits devinrent
méconnaissables. Détendu, il semblait dormir. Père Jan lui glissa son
chapelet entre les doigts. Une légère pression de la main lui fit comprendre
que l'homme n'était pas encore mort. Vidé, à l'extrême limite d'un effort
désormais inutile, il eut un sentiment de révolte. En passant par ses mains,
la grâce ne l'avait pas délivré de l'angoisse ! Cette paix qu'il prodiguait
n'était pas la sienne. Il donnait ce qu'il n'avait pas !

La tempête qui faisait rage dans la futaie environnante n'était qu'un reflet de
son désarroi. A genoux auprès du lit, de toute la force de son âme, il douta
de la miséricorde. Non, ce n'était pas possible ! L'homme qu'il venait
d'absoudre ne pouvait être sauvé. Un regret tardif et à peine conscient ne
pouvait effacer toute cette boue accumulée. Ses mains de prêtre n'étaient-
elles pas irrémédiablement souillées ? Il les regarda dans la lueur vacillante
de la lampe à pétrole qui traçait de grandes ombres sur le mur en face. «
Tous les parfums d'Arabie ne sauraient absorber cette odeur âcre, les
grandes eaux de l'océan ne laveront pas ces taches. »

Un mouvement à peine perceptible lui fit lever la tête. Les yeux grands
ouverts, le mourant fixait le coin de la chambre, ses traits crispés tout à
l'heure exprimaient un immense étonnement. « C'est donc vrai », murmura-
t-il dans un souffle. Sa tête retomba sur l'oreiller.

D'un bond, Père Jan fut debout : « Qu'est-ce qui est vrai ? » cria-t-il d'une
voix rauque.

Il n'eut point de réponse. L'homme était mort. Alertée par le cri, la femme
qui devait monter le guet sur le pas de la porte se précipita dans la chambre.

— Ça y est ? cria-t-elle avec un accent de triomphe. J'espère qu'il ne vous


a pas tout dit. D'ailleurs, il délirait.

Le prêtre prit la lampe à pétrole et s'approcha du lit :

— Regardez-le !

La mort avait figé un sourire sur ses lèvres, il avait maintenant l'air
étrangement jeune. Elle se pencha pour voir de près. Son ombre dansait sur
le mur comme une chauve-souris. Lentement elle se redressa, serrant son
fichu noir.
— Elle avait donc raison, la garce, marmonna-t-elle entre les dents. Ce
n'est plus le même.

Père Jan tressaillit. Il fallait absolument tirer cette histoire au clair :

— Comment était cette religieuse ? Qu'a-t-elle dit ?

Elle haussa les épaules :

— Je n'en sais rien, moi ! C'est à lui qu'elle en avait. Elle s'est mise debout
là, comme un pieu. Elle remuait les lèvres. Alors il a crié : « Va chercher le
curé ! » Sans cela...

— Matthieu m'a demandé d'emmener le petit, fit-il doucement.

Elle bondit comme une furie déchaînée :

— Ah ! Je m'y attendais ! Voilà votre trafic. Mais vous ne l'aurez pas.


Michel ! Michel !

Le gamin qui était aux écoutes se précipita :

— Non, je ne veux pas ! Non, je ne veux pas ! hurla-t-il de toute la force


de ses poumons. Tu ferais de moi un curé et je veux vivre à ma guise.

Tante Nastia l'entoura de son bras :

— La loi est pour nous. Sa mère disparue, nous sommes de sa plus proche
famille. Celui-là (en montrant du doigt le lit), celui-là ne compte plus. Tu
n'as pas de preuve. Alors, je garde l'enfant. Et maintenant, curé, f... nous la
paix !

Soudain, elle dressa l'oreille. Le bruit d'un moteur violemment freiné,


l'aboiement furieux de la meute, un coup

de sifflet et la porte s'ouvrit avec fracas, laissant passage à deux hommes en


casques et mitraillettes au poing :

— Où est Matthieu Bida ?


Tante Nastia fit quelques pas à reculons, les yeux grands ouverts et les
mains écartées dans un geste de désarroi :

— Là ! fit-elle avec un mouvement de la tête.

Les miliciens se précipitèrent, encadrant le lit : l'un braqua la mitraillette sur


les présents : « Haut les mains ! » L'autre empoigna le cadavre :

— Crevé mais encore chaud. Nous tenons les complices ! L'homme


chargé de tenir en respect le petit groupe figé

comme des statues de sel sursauta soudain :

— Regarde ! Un curé !

— Dis plutôt un bandit travesti.

Il l'inspecta avec sa lampe de poche :

— Qui es-tu ?

— Curé de Solowiowka. On m'a appelé auprès d'un mourant.

— Qui t'a déballé ses histoires ? Cela, c'est précieux. Montre tes papiers.

Père Jan sortit son portefeuille de la poche de sa soutane, déplia le laissez-


passer :

— Tu devrais avoir honte de fréquenter des assassins. Dans cet antre, tout
vivant est candidat pour macchabée. Fouille-le, toi.

Se tournant vers la vieille :

— Toi, tu restes là sans bouger, avec le gosse, jusqu'à la fin de la


perquisition.

Il laissa vider les poches de sa soutane sans un geste, sans une parole.
— Qu'est-ce que cet engin ? demanda le milicien en soulevant une corde à
nœuds piqués de clous.

— Une discipline.

— Qu'est-ce que cela ?

— Un instrument de pénitence.

Le milicien s'esclaffa :

— Ça pue le moyen âge, fit-il avec une grimace.

Puis, se tournant vers son camarade :

— On peut le lâcher pour l'instant. On aura bien l'occasion de se revoir.


N'oublie surtout pas ce qu'il t'a déballé.

— Il était sans connaissance, hurla la femme en se tordant les mains. On


l'a ramené troué comme un tamis. De grâce...

— Ta gueule, vieille peste !

Puis, se tournant vers le prêtre, avec une courtoisie d'apparât :

— Nous aurons encore besoin de vos bons offices, Monsieur le curé.


Votre religion vous enseigne que justice doit être faite.

Pâle comme un linge, Père Jan répliqua, les yeux rivés sur le cadavre :

— Je ne suis pas au service de la justice, mais de la miséricorde.

— Périmé, tout cela. Sous votre régime, au nom de la religion le peuple


était opprimé. Nous sommes là pour y mettre bon ordre. Pars vite tant que
je ne change pas d'idée. On reprendra le dialogue dans quelques jours et l'on
verra alors si tu es bon citoyen.

La mégère coula vers le prêtre un regard noir :


— Il faudrait aussi vérifier les papiers de la bonne sœur.

— Quelle bonne sœur?

— La nonne, parbleu ! Celle qu'il envoie en éclaireuse, pour arranger les


mourants.

— Vous avez donc des religieuses dans votre paroisse ? Hein?

Le Père Jan soutint sans sourciller le regard qui le fouillait comme une
vrille.

— Je n'ai envoyé personne. Dans ma paroisse il n'y a pas de couvents. Je


ne sais de qui il s'agit.

— Vous voyez ? Vous voyez comme il s'embrouille ? triomphait la


femme. Pourtant elle était là, à votre place ! Le petit l'a vue.

— Il m'a dit en route qu'il n'avait ri^n vu, observa le prêtre d'une voix
calme.

— Il a menti ! D'ailleurs, vous aurait-on appelé si vous n'aviez pas envoyé


cette garce ?

Assis à califourchon, les bras croisés sur le dossier de la chaise, le milicien


écoutait d'un air amusé :

— Allons, allons, on s'expliquera tantôt. Point besoin de vous disputer


comme des chiffonniers. Après tout, s'il y a une nonne, elle est bien en chair
et en os et nous mettrons la main dessus. Vous êtes encerclés et le nettoyage
du maquis n'est qu'une question de jours. Ne t'en fais pas, mon vieux !
Cinglé pour cinglé, t'as droit à une poule comme chaque homme qui se
respecte. Faudra l'identifier et pour le reste... nous savons garder le secret
professionnel. Qu'est-ce qu'il y a ?

— Brigadier, cria son camarade en émergeant de la cave, il y a là-dedans


de quoi faire sauter la région, tout un dépôt d'explosifs.

Il fit tomber la trappe avec fracas :


— Bande de canailles ! Et dire qu'un curé les patronne... Il est temps
qu'on en finisse avec leur Bon Dieu de scélérat.

Un violent coup de vent fit tourbillonner la cendre dans l'âtre. La forêt toute
proche résonna comme une harpe, puis se tut brusquement. Le brigadier
bourra sa pipe, l'alluma posément, sortit un carnet, griffonna quelques mots
et passa la feuille au prêtre :

— Voilà votre laissez-passer. Filez maintenant, on se reverra demain !

D'innombrables petits marteaux pilonnaient ses tempes. L'extrême fatigue


lui donnait cette double vue qui dépasse le barrage des sens. Brusquement il
fit demi-tour pour surprendre la lueur phosphorescente d'un regard chargé
de haine qui le clouait sur place. La vieille le fixait avec l'avide attention
d'un rapace fonçant sur un lapin médusé. « Tu me le paieras ! » semblait-
elle dire. Le brigadier les observait d'un air goguenard :

— Cela va barder pendant la confrontation ! siffla-t-il entre les dents.

Puis, à haute voix :

— Reprends tes hardes !

D'un geste las le Père Jan ramassa les objets éparpillés sur la table, remit la
bourse dans la poche intérieure de sa soutane, sur son cœur (« si l'on
m'exécute, pensait-il souvent en emportant le viatique, l'hostie se fondra
dans ma chair vive, du moins aurai-je évité un sacrilège »), bénit la
dépouille de Matthieu et la ronde des vivants qui l'épiaient avec hargne et
franchit le seuil en titubant.

A peine dehors, il s'appuya contre le mur, n'en pouvant plus. L'air frais
dilatait ses poumons asphyxiés, le silence l'enveloppa comme un baume.
Acclimaté à l'ombre, son regard perçut le sombre liseré en bordure de la
route à peine discernable, cette haie de noisetiers qui tout à l'heure l'avait
flagellé de verges ruisselantes. Sur le chemin de retour, il s'y engouffrait
seul. Telle était sa fatigue qu'il crut à une hallucination en voyant émerger
de l'ombre la silhouette malingre de Michel.
— Tout le mal que je pourrai vous faire, je le ferai ! S'il faut mentir, je
mentirai. Je vous hais !

Et il cracha.

N'était la traînée gluante sur sa joue qu'il essuya machinalement, le Père Jan
aurait inséré cette fugitive rencontre dans la ronde des fantômes qui lui
faisaient escorte. Son extrême fatigue estompait la frontière entre le monde
réel et les cauchemars qui affleuraient sa conscience. Il dormait en marchant
comme un automate, avec de brusques réveils qui amplifiaient
démesurément les chocs en retour : racines ou troncs d'arbres barrant sa
route, cris de rapaces et bruits de la futaie, tout conspirait au déroulement
d'un film que son délire n'arrivait plus à refouler.

L'inexplicable malice du gamin à peine entrevu n'est qu'une maille dans la


chaîne qui le rive à son passé, sans pitié ni rémission. A la lumière des actes
qui le suivent, tout s'emboîte avec une logique implacable. Cette vie
spirituelle conquise de haute lutte craque de partout comme un vernis mal
appliqué sur une crasse ineffaçable. Ses crimes tant de fois confessés et
absous le submergent. Il sait à l'avance où le mène ce délire. Indigne du
sacerdoce, il multiplie les sacrilèges en donnant ce qu'il n'a pas et ne peut
avoir : la paix, la joie, le droit de disposer de la grâce.

Les trouées lucides dans la ronde infernale lui donnent juste assez
d'instinctive clairvoyance pour ne pas dévier du chemin à peine tracé qui, à
chaque tournant, se ramifie en sentes ou pistes étroites. Les branches
lourdes de pluie l'orientent en le flagellant au passage. Le cadran
phosphorescent de sa montre-bracelet marque 2 heures. Ce sera bientôt
l'aube, pense-t-il soudain, encore quelques verstes et la forêt débouchera sur
le pâturage communal.

A peine jugulée, l'obsession reprend de plus belle. C'est vrai qu'il n'a pas
voulu tricher ni avec Dieu, ni avec les hommes ! Mais le mal peut-il se dire
? Le langage, monnaie d'échange, arrive-t-il à exprimer l'horreur concrète
d'un péché individuel, l'alliage mystérieux entre ce que je suis et ce cancer
qui me corrode ? Il n'y a point de maladies, mais des malades ! Il n'y a pas
de péché, mais des pécheurs ! A travers la platitude monotone des aveux
stéréotypés, calqués sur des répertoires anonymes, il lui arrive parfois de
surprendre, au confessionnal, ce qu'il y a d'unique dans chaque péché. Point
de pièces interchangeables dans cette matière à poubelles ! Le pardon doit
viser juste. Si la cible s'estompe et le mal devient anonyme, comment
l'absolution peut-elle rester valable ? C'est vrai, le Christ absout, le Christ
pardonne : mais l'aveu n'en est-il pas une condition nettement spécifiée ?
N'y aurait-il pas des cas limites qui débordent tout aveu ?

Au séminaire, il passait pour scrupuleux. Son directeur ne lui ménageait pas


son temps mais finissait toujours, de guerre lasse, par cadenasser ce fleuve
incoercible par le barrage de l'obéissance. Rentré sous terre, le noir ruisseau
continuait ses ravages d'autant plus sournoisement que la trappe de la
conscience le tenait prisonnier, jusqu'à des nuits comme celle-ci où tous les
barrages sautent... Il n'a plus la force de résister. Le défilé hallucinant
continue.

Aussi loin que remonte sa mémoire, il avait eu connaissance du mal. La


promiscuité sordide d'une pièce unique, à Czerniakow (Quartier ouvrier de
Varsovie) ne laissait guère de chance à la fleur bleue. Son père, maçon,
tombé de l'échafaudage lorsqu'il n'avait que quatre ans. Trois frères aînés,
cinq sœurs et pour uniques ressources les lessives de la mère, morte elle
aussi à la tâche. Il avait à peine l'âge de la raison lorsqu'il se vit double
orphelin ! Des voisins plus ou moins charitables se partagèrent les enfants.
Il fut accueilli par une cardeuse de matelas, veuve et dure à la peine. A la
besogne, ses doigts d'enfant saignaient. Ce ne fut pourtant pas un temps de
malheur. Avec ses airs bourrus, Mère Julie était juste. Il n'avait donc pas
faim et son vestiaire était honnête. Tout se gâta à partir du jour où elle fut
hospitalisée après une attaque de paralysie qui l'avait laissée impotente. A
seize ans, il dut se débrouiller tout seul et se fit embaucher comme aide-
manœuvre, aux Ponts et chaussées.

On lui en fit voir de toutes les couleurs ! La vie nomade des équipes
volantes dont il suivait l'itinéraire ne prédisposait guère aux manières
courtoises. Très vite, en raison même de sa jeunesse, il en devint le souffre-
douleur. Il y avait la promiscuité des abris de fortune, l'entraînement sordide
à la boisson, à la débauche. Au bout d'un an la vie n'avait pour lui aucun
secret et il constatait avec honte qu'au lieu de plaisir la luxure lui donnait la
nausée.
A force de marcher dans la boue, il en fut vacciné pour la vie ! Non, les «
péchés de la chair » ne lui disaient rien qui vaille. Il n'avait connu la femme
que dans son avilissement, jamais transfigurée par l'amour. A vrai dire,
jusqu'au début de la guerre, le terme même « amour » lui semblait « une
vaste blague » comme disait Tonon avec son mégot au coin des lèvres. Pour
en deviner le poids et la saveur, il avait fallu ce mort dans ses bras, ce sang
sur ses mains...

Soudain, il frissonna. En débouchant du sous-bois, la piste s'ouvrait sans


défense aux brumes laiteuses du petit matin dont les flocons ouatés
s'amoncelaient au creux du ravin, au long de la rivière.

Fébrilement il serra dans son poing gauche les grains du rosaire qu'il ne
dévidait pas mais dont il vérifiait à chaque instant la vertu tutélaire. Les
souvenirs de cette nuit striée d'éclairs refluaient, irrésistibles. Comment un
assassinat - car c'en était un - avait-il pu le retourner ainsi de fond en
comble ? Ce fut un coup de grâce qui remit toutes choses en question. Pris
dans l'engrenage des commandos qui nettoyaient la forêt de X..., il exécutait
les ordres comme un automate, absent de cœur, absent d'esprit, au point que
le chef, interloqué, finit par l'évacuer à l'arrière. C'est alors que, pris de
panique, il avait tenté de se donner la mort et qu'il avait rencontré, dans un
patelin évacué, ce prêtre. L'absolution l'arracha à un tel abîme, son âme
calcinée par le désespoir en émergea tellement dépouillée, qu'il ne lui restait
plus qu'à donner cette vie dont il avait tenté de se défaire. Car, la tentation
du suicide a ceci de particulier qu'elle singe en creux la nuit des sens et
parfois même celle de l'esprit : on n'en sort pas comme on y est entré.

Est-ce cette expérience des ténèbres qui l'avait orienté d'un grand élan vers
les plus tristes pécheurs ? Dès le séminaire ses camarades l'avaient
remarqué. « Toi, Yanek, tu es fait pour les "durs". » Monseigneur les
envoyait faire du catéchisme dans les campagnes et presque toujours, par sa
présence même, il recueillait de bouleversantes confidences. Cela lui valut
le sobriquet de « poubelle ». « Place aux ordures », criait en le voyant un
pince-sans-rire. En le taquinant, ses camarades, presque tous d'anciens
Résistants, le jalousaient quelque peu. Il était à part et on le sentait. C'était
le latin qui entrait mal dans sa mémoire engourdie, les « colles » qu'il posait
aux professeurs sans la moindre mauvaise intention, son goût du silence et
ses manières sauvages. Peut-être à une époque moins mouvementée et sans
l'affreuse pénurie de prêtres dans les années 1945-1948 l'aurait-on tout
bonnement renvoyé ? De fait, les ordinations furent hâtées par les
circonstances. Il avait honte d'avouer qu'en récitant son bréviaire il n'en
comprenait, vaguement, que la moitié. Quant à la théologie... Les gros
volumes hérissés de termes savants l'avaient laissé pantois. Les formules
s'installaient difficilement dans sa mémoire récalcitrante, la scolastique
l'épouvantait. Peut- être l'aurait-on laissé dans l'attente si son père spirituel
n'avait pris sa cause en main. « Il sait par cœur son évangile et il a le zèle
des âmes. Pour le reste, doucement, il complétera. Je le vois très bien
faisant du gros travail... » C'est lui-même qui avait rapporté la discussion.
Ordonné prêtre, il n'avait été vicaire que pendant trois mois, puis on le
dépêcha d'urgence comme curé à Solowiowka, en bordure de X...

La frange des ténèbres remontait doucement à l'horizon et le village apparut


au bout de la route, rond comme un nid. Les arbres se faisaient plus rares et
les fougères moins importunes. L'eau qui pourrissait dans les ornières avait
des reflets phosphorescents. Toute en courbes sinueuses, l'immensité noire à
perte de vue des frais labours s'étirait comme une bête endormie. L'odeur
âcre des chaumes brûlés collait aux sillons, sous le poids du brouillard qui
montait du ravin en tissant des volutes promptement dissoutes dans la
marée laiteuse et tentaculaire. Pris dans ses remous, il frissonna. C'était
l'heure maléfique précédant l'aube, que les croyances naïves de la région
peuplaient d'elfes et d'ondines à l'affût d'imprudents voyageurs. Victimes du
froid humide des marécages, ils se mouraient de pneumonies mal soignées,
puisque classées comme envoûtements. Le Père Jan comprit soudain
l'origine de ces superstitions tenaces qui depuis des siècles faisaient bon
ménage avec les pratiques chrétiennes du peuple. La danse des volutes au
raz du vallon évoquait une charge irréelle de fantômes, montant à l'assaut de
la lumière. Le soleil triomphera tout à l'heure : pour le moment c'est l'heure
des ténèbres aux abois, déchaînées comme un fauve pris au piège.

Il pensa à l'alliance mystérieuse entre le mal et les ténèbres et au saisissant


réalisme du cierge pascal qui déchire la nuit du péché. Accordé à l'univers,
l'homme n'est-il pas pris dans un engrenage mal exorcisé ? Que savons-
nous au juste du fief de Satan, « prince de ce monde » et seigneur des
ténèbres dont il usurpe la régence ? Pour le refouler des domaines annexés
ne faut-il pas le poursuivre sur son propre terrain, jusqu'au bout de la nuit ?
C'est la part des contemplatifs, mais les chrétiens en seraient-ils dispensés ?
De toute sa conviction, intérieurement, il protesta. Pécheur au milieu des
pécheurs, il se savait destiné au gros travail des plus noirs corps à corps,
comme tout à l'heure...

Encore ce tournant qui le rapproche des faubourgs de la ville. Après le


taillis à droite, il verra la flèche du clocher.

Soudain, pris de court, il sursauta. Le brouillard semblait se condenser


devant lui, prenait une forme, gagnait en relief... Les quelques pas qui le
séparaient de cette femme assise au bord du talus furent vite franchis. Droit
devant elle, d'une voix qu'il voulait ferme :

— Que faites-vous là ? fit-il.

Elle ne répondit pas tout de suite. La pluie et la fatigue avaient ravagé son
visage trop fardé, jeune encore. Sa veste en fourrure d'agneau dégoulinait.
Un fichu profondément enfoncé cachait ses cheveux et son front. Il ne vit
tout d'abord que cette bouche gourmande d'un rouge violent, qui réprimait
des sanglots. Elle le considéra d'un regard hostile, sans bouger :

— Passe ton chemin, curé ! Pour des p... comme moi, tu ne peux rien.

— Mais vous attraperez la mort ! Levez-vous vite !

— Et si cela me plaît de mourir ? Cela ne te regarde pas.

— Que si, cela me regarde ! Vous êtes trempée jusqu'aux os. Où allez-
vous ?

— Fiche-moi la paix, que je te dis ! Va ton chemin et laisse-moi.

Ses dents claquaient tellement qu'il avait du mal à la comprendre. Ses talons
hauts et sa toilette de pacotille désignaient une étrangère. Coup de tête ou
fugue inavouable ? Dans cet état, à cette heure, il ne pouvait l'abandonner. Il
hésita un instant puis, la saisit par le bras.

— Levez-vous, dit-il d'un ton péremptoire.


Elle obéit comme un automate. Debout, elle chancela.

— Je n'ai pas la force de marcher ! Ne vois-tu donc pas ?

Elle le fixait d'un regard de bête traquée. Des cernes violets accentuaient
son pauvre maquillage. Le ton de sa voix s'accordait mal avec le désarroi de
ses traits et de ses gestes. « Tant pis, pensa-t-il, tant pis ! » L'ayant
empoignée comme un sac, il l'entoura du bras gauche et l'entraîna.

Tout d'abord elle résista faiblement, puis elle céda à l'étreinte de fer qui
mettait au pas ses pieds engourdis. Emmenée de force, elle marchait en
zigzag comme le font les enfants. Le brouillard devenait lumineux sous
l'emprise du soleil levant. Elle regarda le prêtre en face, d'un air effronté,
puis éclata de rire :

— Tu ne vaux pas plus cher que les autres, va ! Vous êtes tous pareils,
tous, tous...

Elle se tut, étranglant un sanglot.

A cela aussi il avait pensé pendant le quart de seconde qui précéda sa


décision. Un retour en pareille compagnie, dans ce pays ravagé par la
guerre corps et âmes, prêtait flanc aux pires suspicions. Le petit troupeau
fidèle lui ferait confiance, mais les autres ? Il avait pris la succession d'un
curé dont la vie faisait scandale. Avait-il le droit de tenter les faibles ?
L'espace d'un instant, il hésita, puis se ressaisit violemment en se taxant de
lâche.

Il y avait encore ce pont à franchir, puis la route communale bordée de


hêtres et enfin ce raccourci à travers un champ de luzerne qui le menait
droit au presbytère. Dans une heure, il sonnerait l'angélus.

Un flot pourpre jaillit à l'horizon. Pris de panique, le brouillard se scindait


en écharpes tourbillonnantes. A travers les trouées pointaient des lambeaux
du paysage. Encore quelques pas et voici à gauche la ferme de Joseph
Strumillo avec son nid de cigogne coiffant le pignon. Une femme rentrait
avec deux seaux suspendus à une palanche. Le Père Jan hâta le pas.
Il avait bien eu l'idée de confier à une paroissienne sa compagne
compromettante mais, réflexion faite, il y renonça. La froidure de l'accueil
l'aurait mise en fuite. En l'observant du coin de l'œil, il flairait le danger. A
plusieurs reprises elle avait essayé de glisser comme une anguille sous le
bras qui l'encerclait d'un étau de fer. Des jurons éjectés d'une voix rauque et
ses regards effrontés cadraient mal avec ses traits ravagés par le désespoir.
Quoi qu'il arrivât, il ne pouvait l'abandonner.

Au carrefour surgit Basile, la faux sur l'épaule. « Loué soit Notre-Seigneur


Jésus-Christ ! » salua-t-il en levant les sourcils en signe de grand
étonnement. « A jamais ! » répondit le curé sans autres commentaires. Au
lieu de contourner la cure par le potager, il décida de braver l'opinion
publique en prenant la rue de l'église. Heureusement, ce matin, la messe de
Requiem, pour la Mère Lipkowska, n'aurait lieu qu'à 9 heures. D'ici là, on
aviserait. Essoufflé, il poussa la grille d'entrée. Depuis quelques instants,
elle pesait lourd à son bras.

Avant de refermer la porte, il eut le temps de percevoir les yeux de Mère


Agathe qui le scrutaient comme des vrilles.

L'inconnue s'affala dans un fauteuil éventré. Debout, il essaya de lire à


travers le masque qui n'avait pas encore réussi de s'incruster dans sa chair, à
cause de son extrême jeunesse. Elle le dévisagea effrontément :

— Connaissez-vous mes tarifs ?

Il la considérait en silence. Brusquement le vertige de tout à l'heure


débouchait sur un état de calme lucide. L'affreux désarroi desserrait son
étreinte. Face à Dieu, il n'y avait plus que cette femme qui l'interrogeait.

Non point avec ces paroles insolentes que démentait une bouche d'enfant !
Elle-même, dans sa triste déchéance, semblait un vivant défi. De tout son
cœur de prêtre il la prenait en charge. De tout le poids d'une amère
expérience, il déchiffrait l'affreux grimoire qui creusait ses traits. Il lui
semblait percevoir le halètement d'une âme captive.

Elle n'osa soutenir son regard.


— Évidemment, fit-elle d'un ton persifleur - évidemment je vous dois un
tarif de faveur, puisque, bien malgré moi, vous m'avez sauvé la vie !

Elle ne le tutoyait plus en face. Elle avait beau se roidir : soudain ses dents
claquèrent comme des crécelles.

Sans mot dire il la couvrit d'un plaid et fit quelques pas vers la porte de la
cuisine. Sur le seuil, il se retourna :

— Mon enfant, dit-il avec douceur, mon enfant, je ne vous demande


qu'une seule chose : de vous reposer un peu. Je m'en vais vous préparer une
tasse de thé bien fort. Ensuite, nous causerons. Je vous veux du bien. Dieu
m'a mis sur votre chemin, je réponds de vous.

— Votre Dieu ne peut rien pour moi.

— C'est pour vous sauver qu'il est mort sur la croix.

— Fariboles de bonnes sœurs, tout cela ! Moi aussi, j'ai appris le


catéchisme. Je n'y crois plus. La vie est trop dure. De ma vie Dieu est
absent.

— Moins absent que vous ne le croyez, pauvre enfant ! Quel est votre
nom ?

— Cela ne te regarde pas ! Mettons Marie-Anne, mon nom de baptême.


Pour le reste, je n'avouerai pas.

Il fît le tour de la pièce, ferma la porte d'entrée et mit la clé dans la poche.
Tapie comme une bête prête à bondir, elle le suivait du regard :

— Ainsi donc, vous me coffrez ! Il ne manque plus que les gendarmes. Tu


en seras pour tes frais, curé de malheur ! Je n'avouerai pas.

Droit dans sa soutane noire qui pendait sur ses épaules comme sur une
perche, lourde de pluie, il fixait un objet au-dessus de sa tête.
Instinctivement, elle tourna le regard.
Face au vieux bureau en chêne, encombré de livres, il y avait un crucifix,
d'un réalisme poignant. Œuvre d'art médiocre, mais bien de la lignée de ces
sculpteurs anonymes qui maniaient le ciseau avec plus d'amour que de
métier ! Caché sous le foin, au grenier du poulailler, à l'époque où les nazis
abattaient les calvaires, ce crucifix était l'unique héritage que le Père Jan
avait recueilli de ses prédécesseurs.

Le corps démesurément allongé, les muscles tendus à se rompre rendaient


sensible un monstrueux écartèlement. Les mains clouées aux poignets
soutenaient mal le poids du torse aux côtes saillantes, incliné, haletant. La
tête couronnée d'épines pendait au cou à un angle presque droit avec la
barre verticale. L'horrible agonie éclatait dans le moindre détail du corps
tordu par la douleur et creusait les traits du visage ruisselant de sueur et de
sang. Seul le regard souverain démentait l'abjection pitoyable du supplicié.
Par un naïf et savant artifice, le sculpteur l'avait orienté de telle sorte qu'à
aucun angle de la pièce personne n'y échappât.

Ce réalisme brutal et peu conforme au modèle courant du jeune athlète


gracieusement étendu sur une croix imaginaire l'avait rebuté tout d'abord.
Cependant peu à peu de longs tête-à-tête solitaires lui firent mieux
comprendre les affres de la Passion. Habitué au spectacle de morts violentes
pendant les années de guerre, il finit par déchiffrer l'horreur raffinée de ce
lent supplice perpétué à travers les âges : depuis la révolution d'Octobre et
tout récemment encore, combien de prêtres, de moines périrent comme le
Maître, crucifiés ? Ses paroissiens le contemplaient avec indifférence, mais
les gens de passage, brassés par les remous des déplacements plus ou moins
obligatoires, ne résistaient pas au tête-à-tête avec son crucifix.

L'ayant aperçu, elle détourna le regard. Ses traits convulsés exprimaient


maintenant une indicible frayeur. Recroquevillée au fond du fauteuil, elle
cacha le visage dans le creux de son bras appuyé à l'accoudoir. Le fichu
glissa de sa tête, découvrant de pauvres cheveux teints et défaits, aux
mèches collées par la sueur. Son corps était secoué de sanglots.

Il sortit sur la pointe des pieds et referma sans bruit la porte de la cuisine.
Un coup discret à la porte donnant sur le jardin l'alerta. C'était Mère
Agathe, venant aux nouvelles. Ses formes généreuses bien emmitouflées
dans un châle noir, son chignon en bataille et les poings sur les hanches, elle
le dévisagea :

— Eh bien ? dit-elle. Eh bien ?

On savait dans le village que Matthieu le Bègue l'avait envoyé quérir.


Prompte de langue et d'importance, Mère

Agathe lui avait vivement déconseillé cette randonnée périlleuse.


Cependant l'intense curiosité de sa figure poupine visait surtout maintenant
cette femme dont elle venait de surprendre la présence. Feignant ne pas
comprendre, en bon escrimeur, Père Jan répondit par une question :

— Quelle est cette religieuse qui est passée chez Matthieu ? Une sœur
hospitalière de X... ? Mais qui donc l'aurait alertée ?

Mère Agathe tombait visiblement des nues. Ses sourcils dénotaient un


intense effort cérébral.

— Jésus, Marie, Joseph ! Il ne manquait plus qu'une bonne sœur dans le


tableau ! Comment voulez-vous qu'une religieuse de X... se soit aventurée
dans ce guêpier ? La vieille l'aurait vite mise à la porte à coups de pied et de
balai ! Dites donc, vous avez l'air de dormir debout ?

Elle prit maintenant un air de juste indignation. Qu'on ne lui fasse donc pas
accroire de pareilles sornettes. Visiblement, M. le curé désire détourner la
conversation. Elle fonça :

— Et cette femme de rien que vous avez ramenée ?

Il venait d'allumer le fagot sous la plaque du fourneau et mettait à chauffer


une bouilloire. Sans se retourner, il répliqua doucement :

— J'ignore d'où elle vient. Je l'ai trouvée transie, sur la route.

— Et vous nous l'amenez ! Elle ameutera tous les gars du village, avec sa
bille barbouillée ! On voit bien que vous n'en avez pas l'habitude, mais moi
je vous dis...
— Mère Agathe, nous en reparlerons. Elle a une âme et j'en réponds
devant Dieu. Maintenant, laissez-moi votre pot de lait...

Elle n'osa insister, mais ses yeux noirs enfouis dans la chair molle
s'allumèrent de colère.

— Loué soit Notre-Seigneur Jésus-Christ ! fit-elle d'un ton onctueux


avant de claquer la porte, en signe de réprobation. Car, elle avait hâte d'aller
semer tout au long du village la scandaleuse nouvelle.

La bouilloire se mit à chanter. Il s'apprêtait à infuser le thé dans un gobelet


en faïence lorsque, soudain, il entendit une voix, à travers la porte de son
bureau. L'idée lui vint que, peut-être, poussée par une curiosité irrésistible,
Agathe avait pénétré par l'entrée de devant, mais il se rappela à temps la clé
enfouie dans sa poche. Doucement il entrebâilla la porte et s'arrêta, sidéré.

La voix qu'il entendait ne ressemblait guère à celle de l'inconnue, rauque,


saccadée, gouailleuse. C'était une voix douce et voilée de larmes, rythmée
comme une cantilène, une voix d'enfant. L'inconnue parlait à quelqu'un,
mais à qui donc ? Il tendit l'oreille :

— Biedny Partie Jezu ! Pauvre Seigneur Jésus ! Dans quel état t'ont-ils
réduit ! Tes pauvres mains clouées ! Cela doit te faire tellement mal... Tes
pauvres pieds ! Tes pauvres pieds de part en part transpercés ! Tu ne pourras
jamais plus marcher avec de pareils pieds troués ! Avec tes mains déchirées,
jamais plus tu ne pourras travailler ! J'ai mal à tes mains, j'ai mal à tes pieds
! J'ai mal à ta tête, cruellement coiffée... Comme tu devais avoir honte, tout
nu ! Ta pauvre mère, près de toi ! Ta pauvre mère éplorée, mère d'un
condamné...

Avec grand fracas il fit tomber le tisonnier avant d'ouvrir la porte. Debout
devant la croix, elle tressaillit et tourna la tête. Il avançait avec précaution,
le plateau chargé dans les mains. Lorsqu'il le posa sur le bureau, elle avait
repris sa place au fond du fauteuil, mais le masque sur son visage prenait
plus de temps à se figer.

Soudain, elle se renfrogna comme un enfant agacé d'être mis en pénitence.


Pour se donner une contenance, elle sortit de son sac du rouge à lèvres... Il
fit semblant de ne rien voir. Lentement, posément, il versa du thé dans le
bol, ajouta du lait, lui tendit le sucre :

— Cela vous réchauffera.

— Et vous ?

— Oh, moi ! J'ai le temps. Et puis, tout à l'heure, je dois célébrer la messe.
(C'était l'époque où le jeûne eucharistique était encore observé dans toute sa
rigueur.)

— Alors, vous devez rester à jeun, comme cela, après une pareille nuit ?

Elle réfléchit un instant :

— C'est pas commode, une vie de curé.

— Non, ce n'est pas toujours commode !

— Mais alors, pourquoi vous compliquer l'existence ? Pourquoi vous


charger d'un poids mort, comme moi, moi ?

— La mort, mon enfant, n'est qu'une promesse de résurrection. Qu'en


savez-vous ?

— Je sais que j'irai en enfer.

— Encore faut-il que vous le vouliez, et très fort.

— Vous êtes marrant ! Qui voudrait l'enfer ? C'est le péché qu'on veut et
qui y mène tout droit. Je connais mon catéchisme, allez ! J'ai passé six ans
chez des bonnes sœurs, rien que d'y penser me donne envie de vomir.

Elle buvait goulûment en tenant le bol des deux mains. Ses réponses
hachées ponctuaient les moments où levant la tête, elle reprenait le souffle.

Doucement, il lui tendit des tranches de pain sur une assiette en bois et posa
sur le coin de la table un pot de marmelade.
— Je n'ai pas de beurre, fit-il.

— Ce que je m'en fiche, de votre beurre ! L'essentiel, c'est de boire chaud.


Et maintenant, il faut que je m'en aille. Puisque vous ne voulez pas que je
vous paie en nature... tant pis pour vous.

Était-ce la même voix qu'il venait d'entendre par la porte entrebâillée ?


Comme d'autres fois, en des cas analogues, il se sentit pris dans l'engrenage
d'invisibles présences. Tarie tout à l'heure, sa prière fusa comme un flot à
travers des vannes soudain ouvertes. « Il me la faut, disait-il à Dieu, il me la
faut à n'importe quel prix ! » Hors de ces moments privilégiés, pareil trafic
le faisait frémir. Car Dieu avait l'habitude de le prendre au mot.

Elle venait de bondir mais soudain, se ravisant, elle s'arrêta net, comme
clouée sur place.

— J'ai du sang sur les mains, dit-elle en martelant chaque syllabe. J'ai tué
mon enfant. L'enfant d'un prêtre.

S'attendait-elle à un geste d'horreur ? Levant le bras gauche elle cacha son


visage. Au bout d'un instant, déroutée par son silence, elle leva vers le
prêtre un regard interloqué. Le thé venait de laver son rouge aux lèvres.
Sous la croûte du maquillage émergeait un visage d'adolescente,
affreusement livide.

Il était là, debout, les yeux clos, serrant dans sa poche droite la croix du
rosaire.

— Moi aussi, dit-il lentement, j'ai du sang sur les mains.

Elle recula, les yeux grands ouverts et remplis d'épouvante.

— Mais alors ? Mais alors, vous n'êtes pas un vrai curé ?

Un quart de seconde, il crut avoir tout gâché par l'aveu intempestif qui
venait de lui échapper presque malgré lui, puis la paix reflua comme un
ressac. Il se sentait comme un somnambule exécutant une mystérieuse
partition. Les paroles qu'il prononçait à voix basse venaient-elles de lui ?
— Si, mon enfant, je suis prêtre avec tous les pouvoirs que donne
l'ordination. Avec cette main qui a tué je puis vous absoudre, et chaque
matin je tiens le corps de l'Agneau sans tache, je touche au calice rempli de
son sang. Dieu m'a fait miséricorde. Croyez-vous qu'il en est à court, pour
vous ?

Elle chancela comme frappée d'un coup invisible :

— Comment ai-je pu vous l'avouer? Comment ai-je pu le dire ?

Elle suivit son regard qui fixait le crucifix au-dessus de la table.

— C'est lui qui vous en a donné la force. C'est lui qui D'AVANCE, a tout
payé, a tout racheté.

— Même cela ?

— Même cela. Cher nous lui avons coûté, cher il nous a payés.

Il sentait bien que les paroles ne comptaient guère dans cette épreuve de
force. Que de fois ne s'était-il battu contre le démon muet ! Car rien n'égale
le sens de propriété dont le pécheur abrite son bien inaliénable, ce mal en
lui qu'il cache jalousement comme un précieux trésor. Arracher un aveu qui
se refuse est souvent un bien plus grand miracle que la résurrection d'un
mort !

Déjà elle battait en retraite, tissant d'adroits mensonges.

— Je me suis payé votre tête ! Pauvre idiot ! Vous gobez tout ce que l'on
vous dit, comme des mouches !

Il pensa à l'angélus que tout à l'heure il lui faudrait sonner en attendant le


glas de la messe des morts, à Matthieu le Bègue rattrapé au grand tournant,
au regard chargé de haine et aux crachats du petit Michel... Tout cela
s'engrenait, s'emboîtait, communiquait dans un indicible ensemble, au cœur
de cet instant lourd d'éternité.

— Mon enfant, si vous saviez ce que j'entends à travers les grilles de mon
confessionnal ! N'ayez pas l'orgueil de croire que vous êtes la plus grande
pécheresse du monde. Ce que vous avez fait, d'autres, hélas, l'ont fait avant
vous. La boue se ressemble car elle est informe. Ce qui nous différencie,
c'est le nom que Dieu nous donne, auquel nous devons faire honneur
comme à un chèque signé en blanc. C'est l'amour qui forme les traits de
notre visage. Oui, les pécheurs se ressemblent...

Il parlait maintenant d'une voix à peine perceptible, sans se soucier de cette


femme devant lui qui écoutait, les yeux grands ouverts, étouffant des
sanglots.

— Même si c'était vrai, qu'y pouvons-nous ? Rien au monde ne saurait


défaire ce qui a été fait... Il avait quatre mois et une boucle blonde au milieu
de la tête, si drôle ! En riant, il plissait les yeux, comme cela ! Je vois
toujours ses petites mains qui sortaient de l'eau comme des fleurs à cinq
pétales qui bougeaient, qui bougeaient, comme des nénuphars animés. Et
j'attendais que ce fût fini. Maintenant chaque nuit, il vient me demander : «
Maman, pourquoi m'as-tu noyé ? Que t'ai-je fait pour que tu me tues ? » Oh
!!! :

Elle se tordit les mains avec un hurlement de bête égorgée. Instinctivement


le Père Jan tourna la tête vers la fenêtre. Pourvu qu'on ne l'entendît pas...
Mais il ne fit rien pour la calmer. Il attendait le flot libérateur de ces larmes.
La tête enfouie dans son bras elle était maintenant secouée de sanglots qui
semblaient la déchirer, comme les douleurs de l'enfantement. A l'horloge,
six heures venaient de sonner.

— Mon enfant, fit-il doucement, je m'en vais sonner l'angélus. Ne bougez


pas ! Je reviens tout de suite.

Il sortit par la porte de la cuisine, traversa le jardin et entra à l'église par la


porte de la sacristie. Les vieux murs épais ne laissaient filtrer que peu de
lumière par des fenêtres hautes et rondes, pareilles à des hublots. Au-dessus
du maître-autel une Vierge en plâtre tendait vers le peuple invisible des
mains grandes ouvertes, hérissées de fils d'archal en guise de rayons d'or. La
nudité du sanctuaire à peine restauré et rendu au culte, tranchait sur
l'habituelle profusion de statues et d'images dont les fidèles étaient si
friands. La paroisse était si pauvre depuis La fin des hostilités qu'elle n'avait
même pu se payer un saint Antoine de Padoue avec sa sébile. Les
commères du village en étaient navrées, mais qu'y faire ? Peu versé dans
l'art sacré, le Père Jan ne partageait guère l'opinion de Casimir Glowacki,
l'architecte de Varsovie, qui le conjurait de maintenir le sanctuaire dans ce
sévère dépouillement. Cependant, dès l'entrée, son cœur et ses yeux étaient
absorbés par le tabernacle. Il croyait candidement que personne n'échappait
à l'aimantation de l'indicible présence. Ce matin, étant pressé, après une
rapide génuflexion, il s'en alla vers le pilier de droite et décrocha du harpon
la grosse corde qui amarrait la cloche. Tout en sonnant l'angélus d'abord,
puis le glas de la messe des morts, il criait vers le Seigneur du fond de son
abîme. Car, face à cette malheureuse, jetée sur sa route, il se sentait
désespérément vide. Il voulait bien croire que c'était de la fatigue ! Pourtant
chaque fois qu'il affrontait des pécheurs « de gros calibre » cela se
reproduisait avec une monotonie exaspérante : tout en lui semblait paralysé,
même sa foi au pardon, confié à sa langue, à ses mains. Au-dessus du
gouffre qui lui donnait le vertige surnageait le simple consentement à la
grâce dont il se savait dépositaire. Avec la fine pointe de son âme, il
consentait à son sacerdoce... Comment faisaient donc ses confrères qui
sortaient frais et dispos de longs stages au confessionnal ? Quant à lui, il
ployait littéralement sous cette avalanche de boue qu'il venait de recueillir.
Par un mystérieux transfert, les péchés de ses pénitents l'écrasaient. Il se
sentait solidaire de tous les pécheurs du monde, presque complice : en
l'arrachant à l'abîme, Dieu lui avait laissé le sens amer du refus qui fige
l'homme recroquevillé sur son néant, tragiquement autonome. Un jour il
s'était attiré les foudres de M. le Doyen en disant que ce n'était pas « la
transgression des commandements » qui paralysait la divine Miséricorde,
mais la prétention lucide de se passer de Dieu, fût-elle sans accrocs au code
moral, « le crime de Satan ». A genoux au pied de l'autel, du fond de sa
détresse, il somma le Seigneur Jésus de faire honneur à sa parole en
réveillant l'âme de cette pécheresse tentée par le désespoir et capable de
compassion. La scène hallucinante devant le crucifix l'avait bouleversé.

En rentrant au presbytère il la trouva prostrée dans son fauteuil, le visage


ruisselant de larmes.

— L'abbé, fit-elle avec colère, ne pouviez-vous pas me laisser à mon sale


métier ? Qu'avais-je besoin de vous rencontrer sur ma route ! Ah ! cette sale
garce de religieuse avec ses yeux de mendiante, c'est de sa faute !
Père Jan maîtrisa sa curiosité. Décidément, la religieuse l'intriguait ! Mais
ce n'était pas l'heure de passer à côté de l'essentiel : cette âme aux abois qui
était sur le point de se livrer, l'aveu irrésistible qui affleurait ses lèvres, les
signes avant-coureurs de la délivrance. Il s'assit sur l'escabeau de la cuisine,
un peu en retrait pour éviter son regard, et attendit.

Pendant quelques minutes qui lui semblèrent une éternité il n'y eut que le
tic-tac obsédant du réveil et le bruissement du bouleau qui frôlait la fenêtre.
La tempête commençait à se calmer.

Soudain, d'une voix blanche :

— Je suis Marie-Anne, la petite-fille de Matthieu le Bègue. La religieuse


est venue me chercher, disant qu'il était mourant, mais je me suis égarée en
route. D'ailleurs...

Après un moment d'hésitation :

— D'ailleurs, mieux valait qu'il ne me voie pas telle que je suis devenue.

— Il est mort réconcilié, fit le Père Jan doucement, je venais de


l'administrer lorsque je vous ai rencontrée sur la route.

— Il est donc mort en chrétien ? Tante Nastia vous a laissé entrer?

Il hésita un instant. Mieux valait ne pas mentionner la religieuse !

— Michel est venu me chercher.

— Pas possible ! C'est un miracle... Mais, alors ?

Brusquement elle tomba à genoux.

— Elle avait donc raison, la nonne ! Elle avait raison en me disant que
tous les deux, grand-père et moi, nous étions traqués par la Miséricorde de
Dieu ! Et moi qui voulais me donner la mort lorsque, la nuit, j'avais perdu
mon chemin ! Qui êtes-vous donc pour m'avoir ramassée ?
— Qui suis-je ? Un pauvre pécheur, investi du pouvoir qui pardonne, au
nom du Seigneur de Miséricorde.

— Une fille perdue comme moi peut-elle être sauvée?

— Il est venu chercher ce qui était perdu.

— Mais j'ai tué mon enfant ! Comprenez-vous ? Je l'ai tué, par désespoir
et par honte !

— Moi aussi, mon enfant, j'ai tué. C'était la guerre, et pourtant le sang
colle aux mains. Je vous comprends...

— Mais alors ? Mais alors ? Vous pourriez m'absoudre ?

— Tous les crimes du monde, même les plus atroces, furent noyés à
jamais dans le sang de Jésus. A condition qu'on l'accepte...

— Tout le reste fut confession, me dit le Père Jan en terminant son récit.
J'ai pu vous passer les lambeaux de ses confidences, arrachées comme
malgré elle sur la route, au presbytère, avant son tête-à-tête avec le crucifix.
Une fois de plus, j'ai vérifié alors le poids rédempteur du Sang de l'Agneau
sans tache, qui lave tous les péchés du monde et absorbe le sang innocent de
toutes les victimes du monde, de tous les martyrs mais aussi de ceux qui
consentent, ne fût-ce qu'au dernier moment, à offrir leur mort pour le salut
du monde. Bien des fois je n'aurais pas eu gain de cause si je n'avais pas eu,
moi aussi, du sang sur les mains ! L'aventure que je vous rapporte fut un
tournant dans ma vie de prêtre. A partir de cette nuit je n'ai plus été tenté
par le désespoir...

— Mais après ? Père Jan, vous pouvez bien me dire ce qui s'est passé
après ?

— Je savais que les miliciens allaient venir et j'ai pu mettre Marie-Anne à


l'abri. Je lui ai donné un mot de recommandation pour les Sœurs de la
Divine Miséricorde, à P... On les appelle « Magdalenki », en Pologne. La
petite- fille de Matthieu le Bègue a trouvé chez elles son lieu et sa vocation.
— Et vous-même, Père Jan ?

— Moi ? C'est très simple. Les miliciens n'ont jamais voulu me croire que
je ne connaissais pas la religieuse qui avait décidé Tante Nastia à m'envoyer
quérir et qui, presque en même temps, à 40 kilomètres de distance, avait
alerté Marie-Anne. Résultat : deux ans de prison avec interrogatoires
assortis de toutes sortes de moyens de persuasion. C'était l'époque
stalinienne et je me suis trouvé sous la tutelle d'agents de l'U.B. qui ne
parlaient presque pas le polonais et avaient été dressés dans les centres de
l'N.K.V.D. C'était pire que la Gestapo. On préférait ne pas laisser de traces
sur le corps, mais je crois qu'on préférerait la mort à un mois sans sommeil.
(Ce supplice, couramment appliqué aux chefs de la Résistance par les
services de l'U.B., oblige le condamné à rester debout, sans sommeil,
pendant des jours et des semaines. Interdiction de se coucher par terre, de
s'asseoir. Ceux qui tombent de fatigue sont vite redressés à coups de
matraque. On ne survit guère à ce régime, appliqué jusqu'au bout !)

— Avez-vous pu, après coup, identifier cette mystérieuse religieuse ?

— Eh non ! J'ai essayé mais sans résultat. Ni dans le village, ni dans les
environs, personne ne l'avait vue. D'autre part, à l'époque, il était fort
dangereux de circuler pour dames seules. Même les hommes ne
s'aventuraient pas facilement dans la forêt. La tanière de Matthieu le Bègue
était difficilement accessible. Moi-même je ne m'y serais pas aventuré sans
guide. La question reste donc ouverte.

En tout cas, cette bonne sœur m'a valu de drôles de « questions » !


Remarquez que je ne le regrette nullement car, dans cette prison, il n'y avait
pas de prêtre et j'ai pu réconcilier beaucoup de mourants ! Dès mon arrivée,
le garde-chiourme, un Polonais, s'est précipité à ma rencontre : « Nous
avons un prisonnier qui, depuis une semaine, ne veut pas mourir. » - «
Comment cela ?» - « Il hurle sans cesse : "Je veux un prêtre ! Je veux un
prêtre ! Je ne veux pas mourir comme un chien"... » Me croirez-vous ?
Lorsque je l'eus confessé et administré (j'avais des hosties consacrées
cousues sous la doublure de ma vareuse), il poussa un grand soupir et dit : «
Maintenant, je peux mourir ! » Ce qu'il fit aussitôt.

Père Jan hésita un instant, puis ajouta à voix basse :


— Si, j'ai pu avoir tout de même, au sujet de la religieuse, un indice !
Marie-Anne m'a écrit que les « Magdalenki » de P... qui l'avaient accueillie
portaient exactement le même costume. Elle crut même reconnaître cette
religieuse en voyant la photo de sœur Faustine, morte depuis douze ans. Je
crois que ces coïncidences ont précipité sa décision de chercher asile dans
la congrégation de la Divine Miséricorde. Quoi qu'il en fût, en chair et en os
ou pas, cette religieuse fut une messagère de la Miséricorde pour Matthieu
le Bègue et pour sa petite-fille. Le reste est silence...

Le Père Jan m'a rapporté ce fait en 1952. J'ai pris des notes en l'écoutant et
j'ai rédigé ce récit sur-le-champ. Il est resté en veilleuse pendant presque
vingt ans ! Le Père Jan fut la bête noire du régime stalinien et de celui de
Gomoulka. On le considérait comme spécialiste des cas « durs » et
désespérés. Son confessionnal était en état de siège permanent. Les services
de l'U.B. lui donnaient

beaucoup de fil à retordre. J'emploie le passé car, il y a quelques semaines,


j'ai appris sa mort. Feu vert désormais pour son témoignage ! Terminons par
une remarque qui ravirait son humilité : son « cas » ne fut pas une exception
et nous en connaissons bien d'autres qui attendent... la mort des
protagonistes pour pouvoir être livrés au public. Un fait est certain : les
prisons et les bagnes sont de véritables pépinières de convertis et de saints,
les « revanches » du Seigneur de Miséricorde dépassent infiniment le poids
du péché. En recueillant précieusement des FAITS QUI TÉMOIGNENT je
me demande parfois s'il ne faut pas chercher LA-BAS le sens des
BÉATITUDES? On s'arrête trop souvent à leur PRIX, en oubliant LEUR
POIDS DE GLOIRE.
« TCHOUMA-LA-PESTE »

Au camp d'Oustvymiok, en Sibérie, un jeune voyou de seize ans était en


train de purger une de ses peines successives pour vol et brigandage sur les
voies publiques. Il était très fier de son casier judiciaire qui imposait à son
milieu. De son vrai nom enregistré Nicolas Naoumov, il portait depuis
longtemps le sobriquet de « Tchouma-la-peste » qui lui valait au camp une
considération remarquable. Vif comme un écureuil, rusé comme une
belette, il dépossédait en un tournemain ses compagnons de bagne de leurs
pauvres biens terrestres, pour les restituer ensuite contre une ration de pain
ou de sucre. Sur le plan moral, il appliquait sans faille le principe des
truands : « Ce qui est à moi, est à moi, et ce qui est à toi est aussi à moi. »
On le redoutait, il ne risquait donc pas de mourir de faim.

Depuis huit ans déjà il avait pris l'habitude de rôder sur les routes et de
détrousser les passants. Lorsque, au tribunal des mineurs, on lui demandait :
« Où sont tes parents ? » il répondait d'un air détaché : « J'en ai pas ! -
Comment cela ? » s'étonnait le juge. « C'est vrai, je n'ai ni père ni mère.
Quand j'étais petit, on est venu à la maison pour tuer mon père et l'on m'a
emmené au Dietdom (« Maison d'enfants », pour orphelins et enfants de
croyants qui ont besoin de rééducation athée.). Je n'ai donc ni père, ni mère

Il y avait au camp un petit vieux avec une barbe grisonnante et des lunettes
puissamment encastrées sur un nez tout droit d'étranger. Dès le premier jour
Tchouma jeta sur lui son dévolu. Pendant une bousculade à la porte de la
cantine, les lunettes du bonhomme volèrent en l'air et se trouvèrent comme
par enchantement dans la poche de Tchouma. Le petit vieux n'y voyait plus
goutte, il trébuchait à chaque pas et bientôt son large front se couvrit de
bosses. Après avoir savouré son exploit, Tchouma l'accosta et lui souffla à
l'oreille : « Ta ration de sucre et je te rends les lunettes. - Que tu es gentil !
s'écria le petit vieux en souriant. Voici le sucre ! Et... merci ! »

Tchouma n'en revenait pas. Selon les règlements de comptes pratiqués au


camp, l'affaire aurait dû provoquer une fameuse bagarre. Par gourmandise,
mais aussi par curiosité, il renouvela son exploit une, deux, trois fois... Ce
fut toujours le même sourire et le même « merci » plein d'effusion.

Un beau jour, après avoir récupéré ses lunettes, le petit vieux lui dit :

— Écoute, Tchouma ! A quoi bon nous compliquer la vie ? Faisons plutôt


un pacte : tu ne me prendras plus mes lunettes et moi, je te donnerai
régulièrement ma ration de sucre.

Tchouma considérait le petit vieux avec une méfiance manifeste. Que


pouvait-il avoir derrière la tête? Cependant, tout compte fait, la proposition
semblait avantageuse. L'intérêt sportif de l'exploit s'était émoussé à force de
répétition.

— Top là ! dit Tchouma. C'est d'accord.

Cependant l'affaire le tracassait. Un beau jour, il décida d'en avoir le cœur


net :

— Pourquoi donc, camarade, ne te fâches-tu pas une bonne fois ? Ou


bien, pourquoi ne vas-tu pas te plaindre à la direction ?

Le petit vieux sourit et il y eut comme des étincelles d'or qui se mirent à
danser malicieusement au fond de ses lunettes à monture de corne :

— C'est que, mon petit, tu ne deviendras pas meilleur si je le fais !

— Pourquoi donc voudrais-tu que je devienne meilleur ? s'écria Tchouma


tout abasourdi.

— Parce que je t'aime bien et lorsqu'on aime quelqu'un, on veut tout


naturellement qu'il devienne meilleur.
Tchouma n'en revenait pas. Personne jamais ne l'avait aimé ! Si, pourtant...
Il se rappelait comme dans un songe sa mère qui l'embrassait, qui lui
chantait des berceuses lorsqu'il était petit... Trêve de sentiments ! En
sifflotant il alluma une cigarette, puis se mit à chanter une chanson obscène.

On le redoutait. Personne ne l'aimait. Ce qu'il avait été malheureux au


Dietdom où il n'était qu'un numéro terrorisé, dans un engrenage de stricts
règlements ! A huit ans, il n'y tint plus et s'enfuit la nuit en se laissant
glisser le long d'une gouttière. Depuis, il n'eut d'autre maison que la route ni
d'autres compagnons que des vagabonds et des voyous qu'on ne tenait en
respect qu'avec le couteau à cran ! A l'époque, beaucoup d'enfants en
U.R.S.S. erraient ainsi sans feu ni lieu. Peu à peu, à force de vagabonder, ils
devenaient comme de petits rapaces...

Tchouma eut beau se creuser la tête, il n'arrivait pas à comprendre pourquoi


le petit vieux lui souriait si gentiment et lui parlait avec tant de politesse.
Tout voleur qu'il était, il avait son point d'honneur. A partir de ce jour il
refusa le sucre.

Le petit vieux l'intriguait de plus en plus. Comme « par hasard », il se


mettait sur son chemin, lui posait des questions... C'est ainsi qu'il apprit que,
dans le monde libre, on l'appelait « Père Valère ». « Et moi, je m'appelle
Nicolas, avoua-t-il un jour. C'est écrit sur mon passeport. Nicolas Naoumov.
»

Les bagnards du camp d'Oustvymiok travaillaient à la coupe du bois.

— Allons ensemble au travail, dit un jour le Père Valère. On fera un brin


de causette.

— Pourquoi pas ? fit Tchouma d'un petit air détaché mais, au fond, ravi.

Pendant les brefs arrêts accordés aux fumeurs, Tchouma s'asseyait sur un
tronc d'arbre, près du petit vieux. En roulant sa cigarette il l'observait du
coin de l'œil :

— Petit Père, pourquoi ne fumes-tu pas puisque tout le monde fume, ici ?

— Parce que ce n'est pas nécessaire. On peut s'en passer. Et puis, de trop
fumer, cela fait du mal.

— Mais c'est tellement agréable ! Moi, j'ai commencé à fumer à l'âge de


huit ans. Je ramassais des mégots dans les poubelles.

— Cela te faisait plaisir?

— Nnnon... Cela me donnait envie de vomir. Mais les gars m'observaient,


tout prêts à rigoler. Alors, je crânais. Et plus tard, je me suis habitué.

— Et moi, je ne me suis pas habitué, voilà tout ! A ma première cigarette


j'ai pensé : c'est vraiment trop bête d'en devenir l'esclave... pour la vie !

Tchouma fronça les sourcils. Voilà une idée qui ne lui était jamais venue. Sa
curiosité était piquée au vif. Il se sentait intimidé par le regard du Père
Valère qui, à travers ses grosses lunettes, semblait le scruter à fond. Un jour
il n'y tint plus :

— Petit Père, qu'est-ce que tu as fait pour te trouver parmi nous qui
sommes de VRAIS malfaiteurs ?

— Je suis ici, Nicolas, pour ma foi en Dieu.

— La foi en Dieu ? fit Tchouma tout éberlué. Alors, tu es un espion ?

— C'est ce que les Tchéquistes m'ont dit, il fallait bien trouver de quoi me
condamner.

— Mais alors, tu n'es pas un espion ?

— Non, je ne suis pas espion. Tout ce que je faisais, je le faisais au grand


jour. Mais pour ceux qui voudraient tuer Dieu, la foi en Dieu est un crime.
C'est pourquoi je suis ici.
— Mais quelle est donc ta profession ?

— Je suis missionnaire...

Tchouma qui avait son petit amour-propre, fit d'un air entendu :

— Après tout, ce n'est pas si mal que cela !

Puis, confidence pour confidence :

— Et moi, par profession, je suis voleur. Un bon voleur, je t'assure. Takoy


kharochyi vor /

Le Père Valère sourit :

— Depuis quand pratiques-tu ce... métier?

— Depuis toujours ! c'est-à-dire depuis que je me suis enfui du Dietdom.


Au commencement, je volais pour manger. Plus tard, je le fis par sport.
C'est tellement amusant de rouler les gens ! J'en ris chaque fois un bon
coup.

— Et avant qu'on ne t'ait mis dans le Dietdom ?

— Je ne sais pas ! J'étais trop petit. Ils ont tué mon père. On a écroué ma
mère. Elle doit être libre, maintenant, mais j'aurais honte de la chercher, tel
que je suis. Mes parents étaient des bourgeois, donc : des ennemis du
peuple.

— Une maman, c'est toujours une maman ! fit doucement le Père Valère.
Personne ne t'a aimé autant. Personne ne t'aimera autant, sauf, bien entendu,
la Mère de Dieu dont l'amour pour toi reflète celui de Dieu...

Tchouma avait maintenant de quoi penser jusqu'au soir et même la nuit


durant ! Le monde sauvage et cruel où il était installé se mit à chavirer,
ouvrant de nouvelles vues, sur des horizons inconnus. Désespérément il
fouillait le fond de sa mémoire devenue depuis longtemps « zone interdite
». Curieusement, c'est le souvenir des odeurs qui semblait le plus vivant.
Les cheveux de sa mère penchée sur son berceau sentaient bon comme un
bouquet fleuri. Elle l'endormait en chantant... Il aimait écouter ces longs
refrains tristes qui allaient decrescendo jusqu'au moment où, par une ruse
familière à tous les bébés du monde, il ouvrait tout grands les yeux pour
signifier : « encore ! » Alors elle reprenait le chant de la berceuse d'une voix
plus forte en attendant que le sommeil vînt, et il venait toujours.

Sa mère ? Un faisceau de lumière et de parfums noyés dans la brume, une


voix douce qui chantait pour l'endormir... de ses traits il ne se souvenait pas
!

Pendant des années, sauvagement, il avait refoulé tous ces souvenirs «


bourgeois », tellement peu conformes à son métier de voleur ! Les paroles
du Père Valère venaient d'ouvrir une soupape de sûreté et maintenant tout
cela déferlait comme une marée irrésistible sur son rab&t de malheur, en
pleine toundra sibérienne. De drôles de sentiments commençaient à
l'envahir, une sorte de regret, de honte... Et puis, cette question lancinante :
sa mère est-elle encore en vie ou bien est-elle morte? Soudain le mot «
orphelin » qu'il avait souvent entendu prononcer sans bien l'entendre, prit
pour Tchouma de nouvelles dimensions, absolument insoupçonnées. Cela le
mit en colère et il s'endormit.

— Tchouma, pourquoi es-tu si maussade ? demanda le Père Valère le


lendemain matin en lui tendant sa ration de sucre. D'un air sombre, le
garçon pivota sur le talon et partit sans répondre.

Alors le Père Valère eut une idée lumineuse.

— Nicolas, veux-tu apprendre à lire et à écrire?

— Pour quoi faire ?

— Tu pourras lire des journaux... et des livres. Et puis, tu pourras écrire à


ta mère.

— A quoi bon ? Elle est bien morte...


— Qu'en sais-tu ?

A partir de ce jour, après la corvée de soupe et de ménage, ils se


retrouvaient au fond de la baraque. Avec un morceau de charbon le Père
Valère traçait des lettres sur du papier d'emballage et Tchouma répétait à
mi-voix : b-a-ba...

On les voyait toujours ensemble, même au dortoir qui était réduit à des
planches superposées « comme des cercueils », disaient les bagnards. Ceux
qui étaient corpulents avaient du mal à s'y glisser. Le matin, plus d'une fois
on en trouvait qui étaient morts dans la nuit.

La « brigade » se moquait du « petit vieux » et parfois Tchouma-la-peste


montrait les crocs pour défendre son

ami, jusqu'au jour où la renommée du Père Valère atteignit d'un seul coup
un niveau vertigineux, jamais rejoint au camp d'Oustvymiok. On était en
train de discuter sur l'art des Samouraï, le fameux jiu-jitsou, lorsque le
missionnaire, pour illustrer son sujet, lança Tchouma à cinq mètres de
distance, sans le moindre effort, comme si de rien n'était. Abasourdi,
Tchouma-la-peste se releva et bondit tête basse, comme un petit taureau
furieux. Alors une fois de plus le Père Valère lui donna une de ces
chiquenaudes du bout des doigts, qui le projeta comme un pantin encore
plus loin.

Les truands du bagne, alertés par la bagarre, firent cercle.

— Avec un gosse, c'est pas étonnant, cria l'un d'eux. Faudrait voir avec
Mitka-Doubina (Mitka-le-Chêne).

Or, Mitka était connu, et redouté, au camp à cause de sa force herculéenne.


Il soulevait d'une main cent kilos comme une plume et pliait en deux des
fers à cheval comme si c'était de la cire.

Ainsi défié, il se fraya un chemin au milieu des camarades, torse nu, les
muscles tendus sous la peau bronzée comme des câbles.
Un bref sourire illumina le visage du « petit vieux ». D'un geste nonchalant
il effleura à peine le corps du colosse qui s'en alla rouler à cinq mètres de
distance. Et ce fut un grand silence.

Deux, trois, cinq fois l'opération fut répétée, toujours avec le même résultat.
Finalement, Mitka-Doubina cria grâce ! A partir de ce jour, le Père Valère
jouit au camp d'une renommée bien acquise. De bouche à oreille, on faisait
courir le bruit qu'avant de devenir missionnaire, il fut champion de voltige
et dompteur de fauves ! Ce n'était pas vrai, mais ainsi du moins l'honneur de
Mitka-Doubina était sauf.

Loin de lui en vouloir, selon le code d'honneur des bagnards, les camarades
du Père Valère l'adoptèrent après cet exploit. Quant à Tchouma, il se
pavanait d'orgueil en voyant son drough, son ami, en si haute considération.

En automne, Tchouma eut un vilain refroidissement. Il n'y avait pas


d'infirmerie et les malades, mal soignés, mouraient au début de l'hiver
comme des mouches.

C'est alors qu'avec beaucoup d'énergie le Père Valère prit les choses en
main. Il fit bouillir des herbes ramassées dans la taïga et nourrit « le petit »
brûlant de fièvre « comme une nounou ». Tchouma n'était pas habitué à tant
de gentillesse. Il en cherchait vainement des motifs intéressés. Un jour,
lorsqu'il fut hors de danger, il demanda d'un air bourru :

— Pourquoi fais-tu tout cela?

— Ce que je fais ? Le Père Valère feignit l'étonnement.

— Eh oui ! Tu me dorlotes comme une niania, une nounou !

— Cela, mon petit, rentre aussi dans ma profession.

Tchouma fronça les sourcils, avec un effort évident de comprendre.

— Alors, dit-il enfin, explique-moi un peu ton drôle de métier.


A partir de ce jour, le Père Valère se mit à « expliquer » à Tchouma l'a.b.c.
du christianisme : cet amour fraternel dont il lui donnait l'exemple.

Lorsque Tchouma fut guéri, ils profitaient de chaque moment libre pour
s'éclipser au fond du séchoir. Alors, avec infiniment de précautions, le Père
Valère sortait de dessous sa blouse un vieux livre soigneusement enveloppé
d'un chiffon et se mettait à lire, à voix basse, les évangiles. Assis sur ses
talons, Tchouma était tout oreilles. Tout ce qu'il entendait cadrait si mal
avec ses habitudes de petit rapace qu'il n'en revenait pas. Peu à peu sa
conscience se réveillait, des souvenirs affluaient... Au-dessus de la tête de
sa mère (qui sentait si bon !) il voyait maintenant une petite lampe rouge
devant un cadre noirci. Lorsqu'il le dit au Père Valère, celui-ci déclara d'un
air entendu :

— C'est que ton berceau, Nicolas, se trouvait face au « bel angle »


(krasnyi ougol) où résidait votre icône familiale.

Puis, il lui expliqua ce qu'était une icône, fenêtre ouverte sur le monde
invisible, signe de la résurrection, annonce des corps de gloire baignés dans
la lumière thaborique...

Tchouma perdait pied au milieu de tant de splendeurs qui l'enchantaient et


le terrifiaient à la fois. Le monde solide et cruel dans lequel il avait vécu
tournait à l'en-vers, quelque chose au plus profond de lui-même répondait :
« présent ».

— Tu es sûrement baptisé, Nicolas, c'est cela qui t'ouvre les yeux, les
oreilles et le cœur.

Ce fut l'histoire du bon Larron qui mit Tchouma au comble de la joie.

— Enfin quelqu'un qui fut comme moi ! s'écria-t-il avec un large sourire.
Tu vois, petit Père ? Ton Jésus aimait les voleurs !

— Il nous aimait tous, fit le Père Valère et, une fois de plus, des étincelles
se mirent à danser sous ses gros verres de lunettes. Mais tu as raison. Jésus
a un faible pour les pécheurs, car ils ont le plus besoin de son amour, de sa
miséricorde.
— Alors, ton Jésus m'aime ? Tu en es sûr ?

— Comme de cette terre sous nos pieds ! Je suis plus sûr de son amour
pour toi que de ce que tu es assis là, devant moi...

C'en fut trop pour l'intelligence à peine éclose de Tchouma :

— Alors, petit Père, cela vaut la peine d'être voleur ! Puisque c'est nous
qu'il aime de préférence et qu'il emmène au paradis...

Avec infiniment de patience, le Père Valère se remettait à « expliquer » le


cas du bon Larron : lorsqu'il volait et tuait, il ne connaissait pas encore
Celui qui devait le sauver ! Ainsi Nicolas, lorsqu'il ne connaissait pas Jésus.
Maintenant, c'est tout autre chose !

— Maintenant tu sais, Nicolas, qu'en faisant le mal, tu crucifies Jésus.

Peu à peu, à l'ombre du séchoir, l'auditoire du Père Valère grandissait. Il


distinguait des visages familiers, même celui de Mitka-Doubina. Pas un ne
l'a trahi.

C'était le début du printemps, le temps du carême. Le Père Valère lisait, et


expliquait, la Passion. Tchouma n'y tint plus :

— Ainsi donc, c'est vrai ? Il est mort pour me sauver ? Est-ce possible ?

— Oui, il est mort pour toi et nous a donné l'exemple de donner notre vie
pour nos frères.

Il y eut un moment de silence. Tchouma ruminait ce qu'il venait d'entendre.


Puis, à voix basse :

— Dis donc, petit Père, est-ce que toi aussi tu donnerais ta vie pour moi ?

Le Père Valère sourit :

— Bien sûr ! Cela aussi est dans ma profession.


Dès la fonte des neiges au camp d'Oustvymiok le travail redoublait. Il fallait
à tout prix atteindre la norme, en jetant dans le fleuve des millions de
mètres cubes de bois coupé au cours de l'hiver. Mal nourris, mal vêtus, les
forçats barbotaient dans la boue gluante, assaillis par des nuées de
moustiques, porteurs de fièvres paludéennes. Nul n'échappait à l'engrenage
du cercle infernal et l'on ne savait trop ce qui valait mieux : le froid intense
de l'hiver ou la chaleur torride de l'été cruel et bref. Ce n'était que le
printemps...

Or, tout au début du flottage printanier, il y eut un accident au camp


d'Oustvymiok. Une lourde cargaison de bois mal empilé se détacha du
monceau qu'on roulait vers la rivière. Il y eut un choc terrible, un cri... D'un
bond, Tchouma se précipita vers le lieu de l'accident. Le Père Valère gisait
sur le dos, une grosse poutre écrasant sa poitrine. De sa bouche entrouverte
sortaient des bulles roses... Ses yeux étaient grands ouverts.

C'est alors que l'on put apprécier la force de Mitka- Doubina qui, en un
tournemain, enleva le tronc meurtrier. Le Père Valère ne se releva pas. De
sa bouche jaillit un flot de sang.

En toute hâte, Tchouma équipa une civière d'étape. Toute la brigade tint à
participer au sauvetage. On transporta le blessé « dans la zone » où le
médecin constata aussitôt qu'il n'y avait rien à faire, puisque « tout le thorax
et les poumons étaient en bouillie ».

Ni prières, ni menaces ne purent contraindre Tchouma à quitter le chevet du


mourant. Les gardiens eux-mêmes finirent par céder. Ce « missionnaire »
bien qu'« espion » n'était pas comme les autres ! Assis sur ses talons, selon
son habitude, Tchouma pleurait à chaudes larmes.

Soudain, le Père ouvrit les yeux et dit d'une voix forte :

— Aujourd'hui, c'est Vendredi saint !

Puis, se tournant vers Tchouma qui reniflait à force de pleurer :

— Ne pleure pas, Nicolas ! Vois-tu, la mort, c'est pas un malheur, surtout


AUJOURD'HUI.
Intrigué, Tchouma releva la tête :

— Pourquoi aujourd'hui ?

— Parce que c'est l'anniversaire de la mort de Jésus, pour le salut du


monde.

— Alors toi, toi aussi ?

— Nicolas, ce que tu ne comprends pas maintenant, tu le comprendras


plus tard ! Maintenant que tu sais lire et écrire, envoie tout de suite après
ma mort une lettre au Soviet suprême, pour qu'on cherche ta mère. Elle doit
languir après toi...

Tchouma écoutait sans entendre. Son front se plissait de rides profondes.


Soudain, il éclata :

— Mais alors, mais alors, est-ce POUR MOI que tu meurs ?

Le Père Valère venait de fermer les yeux. Le râle déchirait sa poitrine


meurtrie. Les intervalles allaient croissant, puis ce fut le silence. Tchouma
se mit à sangloter, à fendre l'âme.

On essaya en vain de l'emmener. Pas une minute il ne voulut quitter la


dépouille de son père et ami. Il restait là, assis sur les talons, à réfléchir
intensément. Maintenant une grande paix émanait du Père Valère. Son
visage émacié semblait lumineux. Les rudes forçats qui venaient le voir se
signaient gauchement et enlevaient leurs casquettes.

On enterra le missionnaire à l'aube du troisième jour. Par quelle


communication mystérieuse tout le camp prit-il soudain conscience que
c'était le jour de Pâques ? Ils étaient là, debout, gauches et maladroits, près
de la fosse creusée à la hâte où l'on venait de déposer le Père Valère, pour
son dernier repos. Tchouma ne pleurait plus. Tandis que les camarades
comblaient la fosse, il s'élança sur le talus qui bordait le camp et s'écria, de
toute la force de ses poumons :

— Khrystos voskresie ! Christ est ressuscité !


Timidement d'abord, puis « en un chœur de tonnerre »,

tous les bagnards répondirent (les brigadiers y compris) : Voistinou


voskresie ! « VRAIMENT, IL EST RESSUSCITÉ. »

Au camp d'Oustvymiok la grâce passa. Soudain, ce fut vraiment Pâques.

Le jour même, profitant du temps libre accordé aux bagnards à l'occasion de


Pâques, Nicolas Naoumov s'assit devant une caisse vide, posa une feuille
blanche sur un vieux journal froissé et se mit à écrire la première lettre de sa
vie. Il alignait tant bien que mal des caractères d'imprimerie, soigneusement
calligraphiés. Le Père Valère lui avait appris à lire mais pour l'écriture,
c'était plus difficile et le temps manquait.

« AU SOVIET SUPRÊME » traçait Nicolas d'une main gourde. « J'ai seize


ans et je cherche ma mère. On m'a séparé d'elle quand j'avais quatre ans.
Elle vit peut-être. Je voudrais la revoir. Camarades, trouvez-la et faites-moi
savoir. J'en ai encore pour trois mois de camp. Salut ! Nicolas Naoumov. »

En ce jour de Pâques, dans une ville de province, une femme encore jeune
et en noir, aux traits burinés par la souffrance, priait avec ferveur devant
l'icône de Notre- Dame de Kazan. L'office liturgique touchait à sa fin dans
l'église étroite et pleine à craquer. Le vieux prêtre venait de lancer une fois
de plus ce cri d'allégresse qui ponctue en Orient toute la liturgie pascale : «
CHRIST EST RESSUSCITÉ ! » Et ce fut, comme toujours, la réponse
unanime : « VRAIMENT, IL EST RESSUSCITÉ ! »

Maintenant, l'église se vidait peu à peu. Seule la femme en noir semblait


avoir perdu la notion du temps. Les yeux rivés sur le doux visage de la
Mère de Dieu, elle priait sans paroles. Depuis le temps qu'elle priait ainsi !
Depuis le temps qu'elle venait confier son chagrin à la Dispensatrice de
toute grâce! Depuis le temps qu'elle égrenait l'Acathiste (Litanies aux
innombrables invocations que l'on récite debout, d'où le terme grec
acathistos : « non assis ») à la gloire de la Toute-Miséricordieuse !
Tenacement, elle gardait l'espoir, grâce à cette espérance invincible qu'elle
puisait, jour après jour, en priant devant l'icône.

Douze ans s'étaient écoulés depuis la nuit d'horreur où son mari fut abattu et
son fils unique, de quatre ans, enlevé de force. Son petit Nicolas qu'elle
n'avait pas revu, depuis ! Était-il encore en vie ? Fallait-il qu'elle le cherchât
au-delà des portes de la mort ? Elle ne savait qu'une seule chose : la
BOGOMATIER est toute-puissante sur le cœur de son Fils. Elle connaît la
plus grande souffrance qui puisse atteindre le cœur d'une femme. Elle fut
debout sous la CROIX. Mais « LE CHRIST EST RESSUSCITÉ ». Ce
martyre s'est transfiguré en gloire.

« Très pure et très sainte Mère de mon Dieu, aujourd'hui c'est Pâques et me
voici dans la détresse ! Ton Fils est ressuscité et je ne sais même pas si le
mien est en vie ? O Notre-Dame de Kazan, aie pitié de moi ! »

Soudain, elle poussa un cri et se pencha en avant pour mieux voir dans la
pénombre soudain illuminée. Le doux visage de la Bogomatier était « tout
lumière » et souriait avec une indicible tendresse. Le temps que cela a duré
? Jamais elle n'a su répondre aux questions que lui posait le prêtre. Elle ne
savait qu'une seule chose : la Vierge Immaculée lui avait souri, donc son fils
était vivant, elle serait exaucée !

La lettre de Tchouma-la-peste, devenu Nicolas Naoumov, suivit toutes les


filières administratives, jusqu'aux registres des mères à la recherche de leurs
enfants perdus ou égarés à la suite des faits de guerre et des répressions
policières.

Nous ignorons la date exacte des retrouvailles. Nous pouvons simplement


attester qu'en temps voulu, elles ont eu lieu.

Ici s'arrêtent les confidences que nous avons recueillies. Les gens heureux
n'ont pas d'histoire. Nous pouvons certifier que tous les faits rapportés dans
ce récit sont vrais et les noms exacts. Ceci, pour qui voudrait vérifier.
L'ICÔNE INDÉLÉBILE

Le temps était gris et le ciel maussade. Le silence de la nuit de Noël, à nul


autre pareil, tombait lentement sur le champ de bruyère, coupé d'un chemin
à peine carrossable. Le dégel de ces derniers jours striait les alentours de
lambeaux de neige sale. Sombre et droite, la forêt barrait l'horizon comme
une digue assaillie par les remous des nuages qui couraient à notre
rencontre, vague par vague. Sous la bruine, transis jusqu'aux os, nous
pressâmes le pas.

Le Père Anselme enfonça le capuchon de sa pèlerine fatiguée. Les yeux mi-


clos, il avançait sans voir, en remuant les lèvres. Son recueillement
m'impatientait. Maintenant la forêt toute proche semblait menaçante. Le
pavillon de chasse n'était plus qu'à trois kilomètres de distance. Je
connaissais par cœur tous les tours et détours... Il n'était donc pas question
de faire fausse route ! Cependant, je frissonnai. Arriverons-nous à temps ?

La futaie se refermait sur nous, soudain protectrice. La tiède douceur du


sous-bois nous enveloppa comme un baume. Au dernier tournant, le Père
Anselme s'arrêta net, scruta la nuit de plus en plus noire :

— Est-ce loin encore ?

— Un petit quart d'heure, fis-je, mais chaque minute compte ! Pensez


donc : on ne lui donnait que vingt-quatre heures, tout au plus ! Sans
médecin, criblé de balles... Je me demande comment il a survécu ?
Heureusement la femme du garde forestier comprend le russe. C'est une
chance que son Jeannot vous ait trouvé, en pleine vigile de Noël !

— Cette chance qui est providence ! Voyez-vous, il n'y a qu'à se fier au


Maître de nos travaux et de nos jours pour que des miracles fleurissent sur
nos pas. Sans le lacet de mon godillot que j'étais en train de rafistoler,
Jeannot serait venu pour rien... Est-ce là ?

Un lumignon falot clignotait à gauche, au fond des broussailles. Encore


quelques pas et nous frappâmes à la porte solidement encastrée de
chambranles à peine équarris. La femme du garde forestier semblait nous
guetter car elle ouvrit aussitôt.

— Dieu soit loué, Père ! Il vit encore...

Nous pénétrâmes directement dans la pièce unique, décorée de bois de cerfs


et de trophées de chasse. Sur un grabat, au fond, à gauche, gisait un homme,
la tête bandée. Les traits tirés, le pauvre duvet de barbe à peine éclose,
témoignaient d'une extrême jeunesse. En entendant le bruit de la porte il
ouvrit les yeux, esquissa un sourire. De gros caillots de sang étaient figés
aux commissures de ses lèvres. « Tu ne m'as pas menti, Mère de Dieu, fit-il
en russe, le voici ! Tu es bonne ! »

Le Père Anselme défit sa pèlerine gorgée d'eau, la jeta par terre et


s'approcha du mourant :

— La Mère de Dieu est fidèle, mon enfant. Me voici pour te servir. Que
puis-je faire pour toi ?

Il parlait le russe, presque sans accent.

— Je m'appelle Androucha, Père ! Et je ne veux pas mourir comme un


chien.

— Personne ne meurt comme un chien. Ton âme est immortelle, le


Sauveur l'a payée très cher !

— Alors, Père, je veux être comme ceux qui croient, un vrai chrétien.

— Es-tu baptisé ?

— Non.

— As-tu appris la doctrine ?


— Non.

— Sais-tu prier?

Un beau sourire illumina le visage de l'adolescent.

— Oh ! Pour ça, oui ! Je prie TOUJOURS.

La femme du garde forestier me prit par la main et me fit asseoir à côté


d'elle sur un gros sac peu confortable, rempli de pommes de terre. Ma
curiosité était à vif : « Où l'avez- vous trouvé ? » L'armée soviétique
poursuivait son offensive et les derniers combats s'étaient déroulés dans la
région il y a quelques jours à peine. Elle posa le doigt sur mes lèvres. «
Après ! » chuchota-t-elle. Je l'observai du coin de l'œil et son air
étrangement solennel me frappa. Ce n'était pas la femme joviale et bavarde
que je connaissais depuis mon enfance ! Soudain je me rendis compte que
cette cabane prenait forme d'une église toute empreinte de présences
invisibles. L'impression fut si intense que j'en demeurai bouleversée.
Simultanément le dialogue entre le Père Anselme et le mourant se
poursuivait sans faille. Mais était-il donc vraiment si mal ? Sa voix tout à
l'heure à peine distincte prenait de l'ampleur, résonnait dans la pièce exiguë
avec une force étrange. Toutes choses autour de moi semblaient changer de
dimension. Il me sembla être hors du temps, tout près de l'autre rive vers
laquelle tous nous appareillons.

— Si tu pries, Androucha, c'est que tu as la foi. Que sais-tu de Dieu ?

— Je sais qu'il est en moi. Je le sens ! Il me parle. Alors, je lui réponds.

Était-ce du délire ? L'adolescent avait les yeux grands ouverts et fixait le


prêtre avec une intensité croissante. Il semblait peser chaque mot arraché au
silence d'un abîme insondable et dans sa manière de s'exprimer il y avait
quelque chose de gauche. Il n'était visiblement pas habitué au langage dévot
!

Le Père Anselme le scrutait de son regard d'aigle. Brusquement il se mit à


genoux au chevet du mourant :
— Ne fais pas d'effort ! Je t'entends.

Ce n'était pas une confession ! Je ne me sentais pas le devoir de boucher les


oreilles, comme d'autres fois, auprès d'autres mourants ! Car j'étais déléguée
d'office comme guide du Père Anselme. Il n'était pas de la région, et moi,
grâce à mon passé scout, je connaissais chaque sentier, tous les raccourcis et
embranchements des chemins qui sillonnaient l'immense forêt.

Androucha restait immobile, les yeux fermés. N'était le sifflement de plus


en plus rapide de sa respiration, je l'aurais cru mort. Le Père Anselme priait
en silence. La femme du garde forestier se mit à genoux et je suivis son
exemple.

Brusquement Androucha ouvrit des yeux immenses et lumineux. Toute son


âme semblait réfugiée dans son regard rivé à celui du Père Anselme avec
une supplication muette. Il se remit à parler d'une voix saccadée, avec un
effort visible.

— Je l'ai là, sur la poitrine. Je l'ai porté comme un trésor. Tout le temps je
demandais à la Mère de Dieu de le rendre à un prêtre. Elle m'a exaucé !

Je croyais qu'il délirait, mais le Père Anselme ne semblait pas de cet avis.
Aux dernières paroles d'Androucha il sursauta visiblement, puis avec
infiniment de délicatesse, il souleva le drap qui le recouvrait, écarta les pans
de sa chemise ensanglantée et mit la main sur une sorte de sachet suspendu
à son cou par une ficelle.

— C'est cela ? fit-il à mi-voix.

— Oui, c'est cela ! Merci, Mère de Dieu...

Avec son canif, le Père Anselme coupa la ficelle, prit le sachet, s'approcha
de la table, enleva les épingles de sûreté qui tenaient les quatre coins
ensemble, puis tomba à genoux comme une masse. D'un bond, je fus près
de lui. Dans le mouchoir il y avait des hosties maculées de sang. Toute une
poignée d'hosties !

Androucha nous observait avec attention. Puis, à notre stupeur :


— Qu'est-ce que c'est?

— Restez là ! Priez ! fit le Père Anselme de sa voix de commandement.


La femme du garde forestier était aussi à genoux, un peu en retrait, les
mains jointes et les yeux pleins de larmes. Je ne pouvais détacher le regard
de ce linge ensanglanté, corporal de fortune !

— Qu'est-ce que c'est ? répéta le mourant.

Le Père Anselme ne répondait pas et son silence m'intriguait. Il était


toujours là, à genoux, en adoration devant ces hosties ensanglantées.
Brusquement je fus assaillie de doute. D'où venaient-elles ? Étaient-ce des
hosties consacrées ? Puisque Androucha ignore ce qu'il portait sur sa
poitrine...

— Dis, mon petit, QUI te l'a donné ?

— Un prêtre, pour que je le remette à un prêtre. J'avais tellement peur de


ne pouvoir le faire !

Il haletait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. D'une voix
entrecoupée, à intervalles de plus en plus longs, il poursuivit :

« C'était à Lviv, nous stationnions à Lviv. Un matin, j'allais me promener.


Nous n'avions pas le droit de nous éloigner du camp, mais il y avait là des
arbres, un bois, tout près. Par un sentier qui montait tout droit j'arrivais à
une église. Elle était toute sombre, à cause des arbres qui l'entouraient.
Devant l'autel il y avait un prêtre, en blanc. Il bougeait, il parlait à voix
basse, je ne comprenais rien. Mais je me sentais bien, avec de la joie au
cœur. Je m'agenouillais tout au fond, dans un coin, et je répétais la prière de
Jésus : Gaspadi pomylouy, « Seigneur Jésus, aie pitié de moi »... Ma grand-
mère me l'avait enseignée, c'est tout ce que je savais, car elle est morte
quand j'étais petit.

Il n'y avait personne à l'église, juste moi et le prêtre. Après la sainte liturgie,
il vint me demander ce que je faisais là ? Je lui répondis que je disais la
prière de Jésus et que je me sentais heureux. Il me demanda si j'étais
chrétien et je lui dis que non, que je n'étais pas baptisé, car mes parents
étaient du Komsomol et des bezbojniki, des sans- Dieu. Alors ce prêtre me
dit : « Si tu veux, je te baptiserai, mais d'abord il faut que tu connaisses le
Seigneur Jésus qui nous a tous sauvés par sa mort sur la croix et par sa
résurrection des morts. »

Depuis, je montais tous les jours pour voir ce prêtre, à l'autel d'abord, puis
au fond de l'église où j'étais à genoux. Cette église, m'a dit le prêtre, portait
le nom de « sainte Sophie », la divine Sagesse.

Je ne le comprenais pas bien car il parlait mal le russe, mais le fond de ce


qu'il disait, je le comprenais. Et mon cœur s'embrasait d'amour pour ce
Jésus qui m'a aimé le premier.

Au camp, on rigolait, car je disais aux camarades ce que je venais


d'apprendre. Il y avait souvent des bombardements mais, sous les arbres,
nous étions bien cachés.

Un matin, le prêtre ne mit pas d'ornements et ne monta pas à l'autel, mais il


vint droit à moi et me dit : « Androucha, on m'a dénoncé et je serai arrêté.
Alors je te prie d'aller aviser les sœurs de la place de Saint-Youra (Georges).
Je te confierai pour elles un grand trésor, car elles n'auront plus, maintenant,
de prêtre. Tu diras que tu viens de Sainte-Sophie et que tu as été chargé de
cette commission par le Père Stanislas. Si tu ne peux aller jusqu'à elles, tu
donneras ce trésor à un prêtre. Rappelle-toi bien ! A personne d'autre qu'à
un prêtre ! En portant ce trésor, tu porteras le Seigneur Jésus... » Je lui
demandai ce que cela voulait dire mais il n'a pas eu le temps de m'expliquer,
il a juste ouvert une boîte sur l'autel, il a sorti un petit sac brodé et me l'a
donné en disant : « Sauve- toi vite ! » On entendait des pas. Je me jetai dans
les broussailles et je l'ai vu, un instant après, sortir de l'église en compagnie
d'hommes en civil. Je ne l'ai plus revu. Le soir, aux latrines où personne ne
me voyait, j'ai ouvert le sac brodé et j'ai trouvé ces ronds blancs que le
prêtre m'avait remis. J'ai voulu aller trouver les sœurs comme il me l'avait
demandé, mais on ne nous laissait pas quitter le camp et le lendemain, nous
sommes partis. Je me rappelais ce que le prêtre m'avait dit : « Si tu ne
donnes pas cela aux sœurs, il faut que tu le donnes à un prêtre. » Mais je ne
voyais pas de prêtre et je priais la Mère de Dieu de me faire rencontrer un...
tu vois qu'elle m'a exaucé puisque tu es un prêtre ! »

— Androucha, qu'as-tu fait du sac brodé où étaient ces hosties ?

— Je l'ai jeté, car les camarades, aux bains, étaient curieux et voulaient
savoir ce que c'était, puisque je l'avais suspendu à mon cou. Alors j'ai pris
mon mouchoir, j'ai mis dedans ces ronds blancs et j'ai fixé les bords avec
des épingles de sûreté, pour ne rien perdre. Depuis, on me laissait
tranquille, d'autant plus que c'était de nouveau l'offensive et qu'on ne se
déshabillait plus. A chaque halte je cherchais un prêtre, mais il n'y en avait
pas et je ne pouvais pas m'éloigner. Alors je demandais à la Mère de Dieu
de ne pas mourir sans avoir rempli mon devoir, puisque le Père Stanislas me
l'avait demandé.

La voix d'Androucha était de plus en plus saccadée, à peine perceptible.


Pourtant je crois pouvoir affirmer en conscience que je répète presque mot à
mot tout ce qu'il disait. Il se tut enfin, ferma les yeux, les rouvrit tout grands
et demanda pour la troisième fois :

— Qu'est-ce que c'est ? (En rapportant un fait nous n'avons nullement la


prétention de l'expliquer. Ainsi l'ignorance d'Androucha au sujet de son «
trésor » semble bien étrange. Il avait pourtant assisté à plusieurs messes du
Père Stanislas ! N'oublions pas qu'il restait caché dans un coin de l'église,
très sombre puisque tout entourée d'arbres Ce la connais bien!). Le prêtre
officiait en tournant le dos aux fidèles. D'autre part, aucune expérience ni
réminiscence ne pouvait orienter Androucha. N'oublions pas que la
communion, le prytchastie dans l'église orientale est sous deux espèces.
Même sa babouchka n'aurait donc pu dire à Androucha « ce que c'est ».)

Le Père Anselme tressaillit comme s'il sortait d'un profond sommeil. Au


lieu de répondre, il posa une nouvelle question. Je lui en voulus, sur le
moment.

— Androucha, lorsque tu as été blessé, pourquoi ne t'a-t-on pas emporté à


l'hôpital ?
— Parce que, alors, on m'aurait pris cela et jamais je n'aurais rencontré un
prêtre. Les avions nous avaient balayés en piqué, par rafales, ils avaient de
quoi faire pour ramasser les blessés !

— Et toi ?

— Je suis resté sans bouger. On m'a cru mort.

— Et après ?

— Après ils sont partis et je suis resté avec une joie au cœur, quelle joie !
Quelque chose me disait qu'enfin je verrais un prêtre. J'avais mal, mais
j'étais dans la joie... Vois-tu, mon corps appartient à ma patrie, mais mon
âme appartient à Dieu ! Le soir, cette bonne babouchka m'a ramassé et porté
dans sa cabane.

— Sache donc, Androucha, fit le Père Anselme d'une voix forte, que tu as
porté sur ton cœur, tous ces temps-ci, le Seigneur Jésus ! Il nous a tellement
aimés qu'il a voulu devenir pain pour nous nourrir. Dans ces hosties, il est
caché. Le crois-tu ?

Un merveilleux sourire éclaira le visage de l'adolescent :

— Bien sûr, j'y crois ! Je sentais bien que je portais un trésor. Jour et nuit,
jour et nuit j'étais poussé à dire la prière de Jésus. Et j'avais tellement chaud
au cœur ! J'étais sûr que la Mère de Dieu m'exaucerait !

— Androucha, veux-tu que je te baptise ?

— Oh ! oui...

Il ne fallait pas perdre une minute ! Son nez pincé, son teint blafard, le râle
qui déchirait sa poitrine annonçaient l'agonie. Seul son regard
incroyablement lumineux témoignait de sa vie, réfugiée dans la fine pointe
de son âme.

— Oh ! oui, répéta-t-il avec ferveur.


Père Anselme se tourna vers la femme du garde forestier qui déjà lui tendait
un récipient plein d'eau :

« Je te baptise, André, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! »

Puis, en scandant chaque parole :

— Et maintenant, mon petit, je te donnerai Celui que tu as porté et gardé


pendant tant de jours, LE PAIN DE VIE ÉTERNELLE, Celui qui bientôt
t'accueillera. Crois-tu qu'il est là, présent dans ces hosties ?

Alors il se produisit quelque chose de tout à fait inattendu ! Androucha se


dressa sur son séant, joignit les mains et s'écria :

— Bien sûr que j'y crois ! Donne-le-moi vite !

Le Père Anselme prit une hostie. Je voyais bien de l'endroit où j'étais


agenouillée qu'elle était tachée de rouge ! Il s'approcha du mourant dont les
yeux brillaient comme deux étoiles, le communia...

Androucha retomba lourdement sur son grabat et ferma les yeux. Il ne


devait plus les rouvrir. Nous étions à genoux, osant à peine respirer.
L'impression que j'avais eue en entrant dans la cabane s'intensifia. Le
monde invisible nous cernait d'une présence autrement souveraine que nos
dimensions perceptibles !

Au bout d'un instant, le Père Anselme prit le pouls d'Androucha.

Il se releva sans rien dire et fit un grand signe de croix.

— Prions, dit-il. C'est lui qui nous gardera.

Avec infiniment de précaution, à genoux, il ramassa les hosties, plia le


mouchoir, l'épingla sous sa vareuse.

— Je ne puis m'attarder, dit-il en se tournant vers la femme du garde


forestier. Faites-lui des funérailles de chrétien.

La femme tourna vers nous son visage inondé de larmes.


— Quelle grâce pour cette maison ! dit-elle. Quelle grâce !

Nous devions rentrer avant le couvre-feu et il n'y avait pas de temps à


perdre ! Nous pressâmes le pas. Le Père Anselme égrenait son chapelet, le
capuchon bien enfoncé sur sa tête, car il bruinait.

Aux abords de la bourgade, il se tourna vers moi et d'une voix forte :

— Dire qu'il y a des imbéciles qui mettent en doute l'âme naturellement


chrétienne, cette icône indélébile gravée dans chaque âme à la ressemblance
de Jésus, LUI, icône du Dieu invisible ! Vous avez compris ?

— Oui, Père !

Je n'ai pu dire davantage, car j'avais la gorge trop serrée.


« LE CHRIST EN REDINGOTE »

Tel est le titre d'une pièce à grand spectacle, annoncée avec fracas au peuple
russe de Moscou. Les affiches qui tapissent les murs mettent bien en
évidence le nom de l'acteur qui tiendra le rôle du Christ : le fameux
Rostovtchev, athée militant.

Le soir de la première, le théâtre national est plein à craquer. On ignore le


sujet, mais un instinct obscur attire la foule. Mieux vaut le blasphème qu'un
silence de mort ! Curiosité, vague espoir, haine aveugle, besoin
d'alignement, toute une gamme de sentiments contradictoires fait vibrer, au
lever du rideau, l'immense amphithéâtre. Aux guichets, les retardataires font
queue. Rostovtchev ne paraîtra qu'au deuxième acte.

Le prologue démasque les méfaits de la religion. Rengaine usée jusqu'à la


corde depuis cinquante ans de propagande à sens unique mais qui, ce soir,
gagne en saveur et en relief grâce à une mise en scène somptueuse et au jeu,
remarquable, des meilleurs acteurs de Moscou. N'échappe point qui veut à
la puissance persuasive d'un spectacle qui capte, ne fût-ce que
provisoirement, l'attention des masses ! Dans le gouffre noir, des milliers de
jeunes suivent passionnément le déroulement, savamment dosé, de
l'intrigue. Combien dans leur nombre éprouvent un secret malaise? Y a-t-il
dans la salle des hommes, des femmes qui prient ?

Au milieu de la scène apparaît un autel, dans un décor de sanctuaire. Le


lever du rideau évoque l'ouverture de l'iconostase, sur le saint des saints !
Aussitôt, tout chavire. Le moindre détail tourne en caricature. L'autel
évoque à s'y méprendre un comptoir de bar. Le crucifix qui le surplombe est
fait de bouteilles de bière et de vodka. Par terre, des éclats de verre cassé,
des reliefs de bombances.
A droite, à gauche, d'un pas cadencé et incertain, émergent des coulisses
quelques popes barbus, ventrus, à moitié ivres. Louchant vers la salle,
aussitôt ils composent leur rôle officiel d'exploiteurs de l'ignorance et
d'attrape-nigauds. Tout en courbettes et révérences, les mains jointes et les
yeux au ciel, ils psalmodient des prières d'une voix nasillarde et parodient
des chants sacrés...

Mais voici que surgissent des nonnes, monachki, aux allures de courtisanes,
exhibant des grimaces dévotes et patelines, visiblement éméchées...

Au rythme de mélopées liturgiques, elles fredonnent des chansons grivoises


et lascives.

Une ronde effrénée autour de l'autel ivre clôt le premier acte. Tel est donc,
au bout de vingt siècles, le bilan du christianisme ! Qu'en dirait le fondateur
?

Au lever du rideau, les spectateurs retiennent leur souffle. Alexandre


Rostovtchev paraît dans le rôle du Christ.

La pièce à thèse que son talent anime, ne manque pas de grandeur. D'étape
en étape, par une prise de conscience d'une acuité tragique, il doit
démontrer l'échec du christianisme. Non pas qu'il s'en prenne directement à
la personne de Jésus de Nazareth ! Les outrances blasphématoires s'avèrent
moins efficaces que l'investissement feutré des citadelles intérieures de ceux
qui croient encore, et ils sont légion. L'abîme béant entre la doctrine du
doux rêveur de Galilée et l'usage qu'on en fait, de soi plaide coupable. Ce ne
sont pas les athées qui dénoncent la trahison. Après deux mille ans
d'expérience, le fondateur du christianisme lui-même est forcé de
reconnaître qu'il a fait fausse route.

L'histoire jugeant l'évangile : depuis le grand Inquisiteur de Dostoïevski,


combien d'écrivains russes ont abordé ce thème poignant, avec ce sens aigu
de culpabilité collective qui est un trait distinctif de « l'âme slave » ! Jamais
cependant la personne du Christ n'avait été mise en cause. On accusait
l’Église, les Églises d'avoir trahi son message. Et voici qu'Alexandre
Rostovtchev était chargé du triste honneur de démontrer que ce message fut
faux.
C'est au Christ de se « convertir », en renonçant au royaume des cieux pour
le royaume de cette terre ! Le grand acteur doit insinuer à la foule haletante,
captivée par son jeu, le doute qui le ronge, le désespoir qui l'envahit,
jusqu'au retournement final qui sacrifie l'utopie évanescente de l'au-delà aux
rudes devoirs de cette terre. C'est un Christ « nouveau », enfin « à la page »,
qu'il doit présenter aux spectateurs. Un Christ subjugué par l'idéal
révolutionnaire, passe au camp de Karl Marx ! Loin de le rendre
antipathique, Rostovtchev « l'humanise ». En balayant toute transcendance,
tout vestige de surnaturel, il contribue à capter les forces vives du
christianisme au service de la révolution communiste. L'enjeu est de taille,
de quoi séduire un athée militant !

Le Sermon sur la montagne doit déclencher la crise de désespoir dans l'âme


du Christ, enfin conscient de la marge qui sépare les Béatitudes des lois
implacables du progrès. Le revirement intérieur s'exprimera dans ses
paroles et dans ses gestes. Pour « s'adapter » à la réalité de ce monde, il se
dépouillera avec rage des « vieux oripeaux » pour se revêtir « à la mode du
jour ». D'où le titre du drame : Le Christ en redingote. Qui a suivi la presse
soviétique à l'heure du Concile n'ignore certes pas que c'est cela qu'on
attendait, dans un monde sans Dieu : la rupture définitive avec un passé
désuet, au nom de la marche irréversible de l'histoire qui ne cesse de brûler
les ponts.

Alexandre Rostovtchev nous montrera le Christ se pliant aux lois


inéluctables. Si lui renonce, que doit faire l’Église ?

L'acteur avance lentement, s'arrête au bord de la scène dans le faisceau


éblouissant des feux de rampe qui le cernent et l'isolent.

Le monologue qui commence défraiera tout le deuxième acte !

Voici le Pantocrator aux gestes hiératiques, revêtu d'une chlamyde blanche.


Il tient un gros livre : le Nouveau Testament. Ses traits manifestent un
profond désarroi...

D'une voix haletante, entrecoupée d'émotion, il se met à lire les Béatitudes :

Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
Heureux ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre !

C'est le point culminant, l'heure du grand revirement ! Ayant enfin pris


conscience de son échec, le Christ « historique » doit jeter au loin le livre
des évangiles qui, depuis vingt siècles, aliènent les croyants. Il doit se
dépouiller de ses « atours surannés » en clamant : « Donnez-moi un
vêtement adapté à notre temps, donnez-moi des moyens plus efficaces que
ce livre ! »

Un silence de mort règne dans l'immense amphithéâtre. L'émotion de


l'acteur gagne de proche en proche...

Mais que se passe-t-il donc ? Après avoir lu les deux premiers versets du
sermon sur la montagne, Rostovtchev s'arrête, visiblement bouleversé. En
vain le souffleur essaie-t-il de lui rappeler la suite ! Sur l'avant-scène il n'y a
plus que cet homme aux traits ravagés par la lutte intérieure, cet homme qui
se tait...

Soudain, d'une voix ferme et nette il continue :

Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !

Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés !

Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde !

Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !

Heureux ceux qui œuvrent pour la paix, car ils seront appelés enfants de
Dieu !

Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des
deux est à eux !

Heureux êtes-vous, lorsqu'on vous insultera, qu'on vous persécutera et


qu'on dira faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi.
Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, car votre récompense est grande
dans les cieux ! C'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes...
Où sont donc les agents de police ? Comment se fait-il qu'aucun cri, aucun
sifflet ne ramène l'acteur à l'ordre? Pourquoi donc personne, dans le public,
ne proteste ? Même le souffleur, pétrifié, garde le silence.

Rostovtchev lève enfin les yeux, regarde sans voir les spectateurs dont
beaucoup se sont levés et ont écouté debout.

Lentement, posément, il fait un grand signe de croix :

Seigneur, dit-il, souviens-toi de moi lorsque tu seras dans ton royaume !

Puis, il quitte la scène. Le rideau tombe. Personne ne proteste. Dans la foule


il y a non seulement des vieux qui se signent, en partant. La prière du bon
Larron, depuis tous temps vénéré en Russie comme premier trophée de
l'infinie Miséricorde, semble avoir touché des cordes secrètes au plus
profond des cœurs. La grâce ne supprime pas la nature et Rostovtchev n'a
pu s'empêcher de rester, sous le coup de la grâce, un très grand acteur.

Ce récit nous a été rapporté par un témoin oculaire. Voici, traduite du russe,
la fin de sa lettre :

« Je suis allé au théâtre un peu par curiosité, un peu par désœuvrement.


J'avais une soirée libre et l'on faisait une telle propagande, parmi les jeunes
surtout ! Je n'étais pas croyant, ni même baptisé. A la maison, grand-mère
allumait chaque semaine des petites lampes devant les icônes et on la
laissait faire, car elle est vieille et on ne la changera pas. Moi et mes sœurs,
nous riions sous cape et pensions que c'étaient des superstitions dont la
science nous avait guéris. A l'école, partout, on nous disait et répétait que
Dieu n'existait pas et que la religion était une forme d'aliénation. Pourtant,
en pensant à la mort et à tout ce qui est absurde dans la vie, comme la
souffrance, j'éprouvais parfois un secret malaise. J'étais étudiant à l'école
technique au moment de la première du Christ en redingote.

J'avoue que le premier acte me plut. Je pensai : « Voilà comme on bernait


les gens ! » Ces popes et ces moniales me semblaient odieux. Je ne
m'attendais pas du tout à ce qui arriverait.
Lorsque Rostovtchev parut, j'étais tout oreilles, car je savais que c'était un
très grand acteur. Puis, quand il s'est mis à lire dans son livre (sic), je sentis
comme un coup au cœur. Ce n'est pas tout de suite que je me suis rendu
compte qu'il sortait de son rôle. Au moment donné, j'ai cru que la pièce
continuait. Pourtant, soudain, je me suis trouvé dans un autre monde.

Pour la première fois j'entendais des paroles qui n'étaient pas plates mais
touchaient l'âme en profondeur. Chaque phrase réveillait en moi un
mystérieux écho. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. J'avais l'impression
que chaque Béatitude m'interpellait directement. Ce n'était plus un
monologue mais un dialogue ! Quelque chose en moi disait que c'était cela,
la vérité, et que Rostovtchev prêtait sa voix au Christ. Tout chavira en moi.
Je me suis trouvé dans un monde à l'envers. Car dire que bienheureux sont
ceux qui pleurent et qui souffrent, cela paraît absurde !

Vers la fin, lorsque Rostovtchev quitta la scène, je savais que c'était vrai.
Une jeune femme à côté de moi se signait sans cesse et répétait : Gaspadi
pomylouy ! Gaspadi pomylouy ! Alors, moi aussi je me suis mis à réciter la
prière de Jésus : « Seigneur, aie pitié de moi ! »

Depuis ce jour, je suis croyant. Non pas que j'aie renié tout ce que je pensais
avant, mais à ce monde plat j'ai trouvé « la troisième dimension », la
profondeur et la hauteur, la verticale, en somme. Je pense, depuis, que la
religion est un grand enrichissement dans notre vie d'hommes et que le
Seigneur Jésus est la clef de toutes choses... »

Nous ignorons ce qu'est devenu Alexandre Rostovtchev. Nos lecteurs ne


nous en voudront certes pas de ne pas leur donner de plus amples précisions
sur l'étudiant qui nous a rapporté l'événement. A quelques années
d'intervalle, nous pouvons déclarer simplement que sa conversion ne fut pas
un feu de paille.

Au lendemain de Vatican II, nous devons nous sentir plus que jamais
solidaires de tous ceux que Dieu invite à être témoins des Béatitudes, mais
aussi à prendre en charge leurs bourreaux, comme le fit le diacre Étienne
pour Saul de Tarse.
UNE MESSE SANS PRÊTRE

— Pour comprendre, il faut avoir été là-bas !

— Ne vous faites pas d'illusions ! Je prête à droite et à gauche Les


Voleurs de Dieu. Neuf fois sur dix on me rend le livre avec ce commentaire
: « C'est très, très intéressant, mais est-ce seulement vrai ? L'auteur n'y a-t-il
pas ajouté du sien ? Après tout, c'est son droit... »

Il s'arrêta un instant et me toisa d'un regard scrutateur. Je l'observais sans


mot dire. Haut en couleur, bien planté, trapu et noueux comme un chêne des
Pyrénées battu par les tempêtes, il inspirait confiance, mais sait-on jamais ?

— Je suis commerçant, poursuivit-il. Je voyage beaucoup et depuis


quelque temps ma maison me charge des relations avec certains pays de
l'Est. Permettez-moi de ne pas préciser ! Prisonnier de guerre, je me suis
amusé à apprendre une de ces langues slaves qui défient nos moyens de
prononciation, ce qui me vaut des tournées aux frais de la princesse.

Ce préambule cadrait mal avec le motif qu'il avait allégué en me demandant


rendez-vous à la sortie d'une conférence, dans le tohu-bohu d'une salle enfin
démuselée. « J'aurais une communication à vous faire... » Cela semblait se
réduire à quelques impressions d'un voyageur de commerce, à moins qu'il
ne ménageât ses effets.

— Prenez patience, j'y arrive, fit-il en sortant de sa poche un petit paquet


enveloppé de papier de soie. D'un de mes voyages j'ai rapporté cette relique.
Cela vous étonne ? Rien qu'un morceau de pain bis ? Je viens vous raconter
son histoire.

Lentement, posément, il bourra sa pipe et la flamme du briquet éclaira pour


une seconde son regard voilé de larmes.
— C'est une histoire ahurissante qui m'a fait réviser tout mon
christianisme. Je suis d'un milieu très bien- pensant et j'aimais les
distinctions nettes et claires. « Nous, les purs »... et patati, et patata. Écoutez
!

Nous étions seuls au premier étage du café de l'Hôtel Lutétia. L'œil-de-bœuf


donnant sur le carrefour filtrait le bruit confus des fins d'après-midi et,
doucement, se teintait de rose. La serveuse remplit nos tasses de café noir et
s'éclipsa.

« Mon histoire vous paraîtra peut-être banale. Ce qui m'a tellement


bouleversé est peut-être là-bas à l'ordre du jour ! Peu importe. C'est un
témoignage que je vous communique, un petit fait passé par le prisme d'un
homme de la rue dans le monde dit « libre ».

J'étais donc en voyage et c'était un dimanche. A tout hasard, étant de


passage à X..., je m'enquis d'une église catholique. La vieille que
j'interpellai en sortant de l'hôtel sursauta :

— Vous êtes l'étranger... cela se voit ! Eh bien, venez, c'est par ici...

— Ne vous dérangez pas ! Dites-moi simplement la direction.

— Moi aussi j'y vais. Nous ne sommes pas ici des mécréants.

Elle trottait à menus pas, tout en m'observant à la dérobée. Son manteau


noir lustré d'usure, ses savates défiant celles de Van Gogh, son fichu délavé,
tout son accoutrement respirait la misère honnête de la population
autochtone, que je commençais, hélas, à connaître.

Les ruelles que nous longions accentuaient de façon saisissante ce


sentiment de triste grisaille. Des passants me dévisageaient curieusement,
mais sans hostilité. Nous débouchâmes sur une place qui semblait centrer
les artères de la ville au pied d'une vieille église de style indécis, avec un
portail surplombé d'un tympan ouvragé à même la pierre qui représentait
l'Assomption. D'énormes battants grinçaient sur leurs gonds au passage des
fidèles qui maintenant affluaient de toutes parts. Je me félicitai d'avoir pris
comme guide la bonne petite vieille qui distribuait des mots de passe à
droite et à gauche, avec un air entendu. Sans elle m'aurait-on seulement
laissé entrer ? Deux solides gaillards se tenaient debout sous le porche,
visiblement prêts à toute extrémité. « C'est l'étranger », chuchota ma
compagne ; « il repart ce soir ! »

C'était vrai, mais d'où le savait-elle ? Cependant, réflexion faite, le va-et-


vient de l'unique hôtel pouvait-il échapper au contrôle des curieux ?

L'église était bondée. Ma compagne se faufila dans une chapelle du bas-


côté gauche, envahi par les femmes. A droite, s'entassaient les hommes, de
tout âge et de toutes conditions. Pendant quelques minutes, ma personne
devint le point de mire de toute l'assemblée. Les informations chuchotées
durent faire le tour de l'église, car au bout d'un instant on se désintéressa de
ma personne aussi brusquement qu'on s'y était intéressé. Tous les regards
étaient maintenant braqués sur l'autel où un enfant de chœur en longue aube
blanche et collerette écarlate finissait d'allumer les cierges. La porte de la
sacristie était ouverte. Tout le monde tenait dans les mains un livre de
messe.

Brusquement, six servants de messe émergèrent de la sacristie avec cierges,


encensoir et grand missel. L'officiant aurait dû suivre, mais il était
visiblement en retard. Les enfants firent demi-tour face à l'autel et se
dispersèrent, dans un ordre impeccable. Le thuriféraire agitait l'encensoir,
répandant des tourbillons de fumée odoriférante. Aurait-il par mégarde jeté
l'encens sur les charbons de la cassolette, sans attendre le prêtre ?

Le silence était d'une telle intensité que, malgré la peau de pachyderme que
l'on me reproche dans ma famille, je me sentais envahi d'une vague
appréhension. Imaginez la dernière messe avant la fin du monde ! Le
recueillement haletant de la foule présageait un drame.

Soudain je sursautai. Deux enfants de chœur venaient de se précipiter à


genoux au pied de l'autel et, après un violent coup de sonnette, ils se mirent
à répondre au célébrant invisible. Puis, pliés en deux, ils récitèrent recto
tono et d'une voix suraiguë le Confiteor. « Dans quel guêpier me suis-je
fourvoyé ? » pensais-je. « C'est sûrement une secte comme il en pullule en
Orient. » Si la foule avait été moins dense, je me serais certainement éclipsé
sans attendre la suite.

Maintenant toute l'assistance entonna le Kyrie à une cadence qui évoquait


bien plus une mazurka que la mélopée grégorienne. C'était lamentable et
d'un poignant que je ne saurais vous dire ! Tout le monde chantait à gorge
déployée en fixant l'autel sans prêtre. En attendant, les enfants de chœur
s'affairaient en s'acquittant d'une façon correcte et avec le plus grand sérieux
de leurs menus emplois. Un garçonnet en aube se tenait à côté du prêtre
invisible et tournait les pages du missel. Je me frottais les yeux en me
demandant si je n'étais pas victime d'une hallucination à rebours qui
m'aurait caché ce que d'autres voyaient : un prêtre à l'autel célébrant la
messe.

J'étais tellement absorbé par ce spectacle incompréhensible que, tout


d'abord, je ne fis guère attention au vieillard qui sortit de l'assemblée et se
mit debout devant la grille de communion. Il tenait dans la main un missel
ouvert et, à haute voix, il se mit à lire l'Introït, la collecte et l'épître en
langue vernaculaire. Le répondant transporta le missel à l'autre bout de
l'autel et tout le monde se mit debout. Après la lecture de l'évangile, le chef
de l'assemblée se recueillit un instant, puis il prononça un bref discours que
je serais tenté d'appeler sermon, tant il cadrait avec la messe du jour, l'un
des dimanches après la Pentecôte.

C'était simple et presque banal à force d'abus de clichés oratoires. On voyait


bien que le vieil homme avait appris son « morceau » par cœur ! Cependant
je m'aperçus à ma grande confusion que ce qui me semblait banal ne l'était
nullement pour mes voisins qui buvaient littéralement chaque parole de
l'orateur, en l'accompagnant de soupirs et même de sanglots.

Ayant fini son homélie, le vieillard changea de ton et baissa la voix :

— On nous a envoyé du pain bénit, dit-il. On nous demande de beaucoup


prier pour amis et ennemis. On a confiance dans la Mère de notre Dieu qui
saura changer le mal en bien. On nous recommande trois cas durs.

Tout cela était d'une simplicité désarmante mais énigmatique. De qui venait
le message ? Beaucoup de personnes, surtout parmi les femmes, se
mouchaient bruyamment ou étouffaient des sanglots.

Après la lecture de l'offertoire, quelqu'un entonna d'une voix nasillarde un


cantique aussitôt repris par toute l'assistance. Le lecteur se tourna vers
l'autel, fit une génuflexion et déposa sur la première marche un petit panier
en osier. La messe invisible se poursuivait au rythme habituel. Les enfants
de chœur agitèrent violemment leurs sonnettes pour le Sanctus, puis pour
l'élévation. La foule se prosterna avec un immense soupir entrecoupé de
gémissements. Aussitôt le silence retomba comme une nappe. Tous les
regards étaient rivés sur le tabernacle. Maintenant seulement je m'aperçus
que la lampe du sanctuaire était éteinte, signifiant l'absence des saintes
espèces. Je me demandais, non sans angoisse, ce qui se passerait pendant la
communion.

Tout le monde était à genoux, à même les dalles froides. Je n'osais faire
exception. A côté de moi, une jeune fille, presque une enfant, priait les yeux
fermés avec une ferveur qui me bouleversa. Ses longs cils retenaient mal
des larmes qui coulaient doucement le long de ses joues et s'arrêtaient un
instant aux commissures des lèvres avant d'imbiber son fichu de laine,
croisé sur sa poitrine et noué dans le dos. Encore un coup de sonnette, puis
ce fut la communion.

On aurait dit une houle passant sur un champ de blé ! D'un seul mouvement
toutes les têtes s'inclinèrent vers le sol. Il y eut un instant de silence, puis le
lecteur reprit le panier posé au pied de l'autel et se tournant vers la foule :

— Faisons comme il nous l'a dit et partageons le pain de l'unité en


attendant son retour et la communion du très saint Sacrement.

Puis, par rangs, on se passa le panier de main en main, en y puisant des


morceaux minuscules que l'on consommait avec dévotion. Lorsque mon
tour fut venu, je fis semblant de manger ma part que je gardai dans le creux
de ma main. La voilà ! »

Je tournai les yeux vers l'enveloppe entrouverte qui était restée sur la table
depuis le début de notre entretien. Le fragment de pain noir semblait coupé
au couteau.
« Je m'abstins de manger leur "pain de l'unité", poursuivit M. X, par simple
scrupule. Bien que mon malaise initial ait été dissipé au point que, moi
aussi, je priais avec ferveur tout comme si j'avais assisté à une "vraie
messe", l'étrange cérémonie continuait à me paraître une énigme dont je
cherchais vainement la clef. Dans le doute, je préférais donc m'abstenir.
Bien m'en a pris ! Sans cela, je ne pourrais pas à l'heure qu'il est vous
montrer ma "relique". »

J'avoue que moi non plus je n'arrivais pas à saisir le sens de cette « messe
invisible », à moins qu'en effet il ne se soit agi d'une secte...

« Détrompez-vous ! fit-il, comme s'il avait deviné ma pensée. Toute cette


cérémonie était rigoureusement orthodoxe. En voici la fin.

Après la distribution du pain bénit, le peuple se mit à chanter un très ancien


cantique qui traduit en vernaculaire une prière liturgique du Vendredi saint :
« Dieu saint, Dieu fort, Dieu immortel, ayez pitié de nous ! » L'admirable
mélopée semblait jaillir du fond des cœurs et les visages, tout à l'heure
empreints de tristesse, semblaient littéralement transfigurés.

Puis ce fut la dispersion au compte-gouttes. Les femmes surtout


s'attardaient. Enfin ma voisine fit un grand signe de croix, se redressa avec
effort, secoua la poussière de ses genoux et me regarda.

— Où donc est votre curé ? demandai-je brusquement.

— En prison !

— Et alors, ce pain ?

— Il nous passe de temps en temps des petits bouts de pain qu'il a bénis
de ses mains consacrées et alors, tout le reste dans le panier est bénit par
contagion. Ses gardiens font semblant de ne rien voir.

— Et pourquoi l'a-t-on arrêté ?

— Parce qu'on ne lui résistait pas. Il en convertissait trop ! Lorsque la


femme et la fille du Commissaire ont commencé à fréquenter l'église, on
l'écroua. Mais peuvent-ils écrouer l'Esprit Saint ? Ces femmes étaient tout à
l'heure parmi nous. Et si l'on ferme l'église, on se réunira en ville, dans une
de nos maisons.

— Tout de même vous n'ignorez pas que ce ne fut pas une véritable messe
ni une véritable communion ?

Elle me toisa d'un regard indigné :

— Oh ! Monsieur, pour qui nous prenez-vous ? Bien sûr, nous savons que
ce n'est pas une véritable messe ! Mais le Père Curé nous disait avant son
arrestation : « Tous les jours des milliers, des millions de messes se
célèbrent dans toutes les parties du monde. Branchez-vous donc sur ces
messes par une pure et fervente intention. Ainsi la messe du Pape à Rome
deviendra votre messe si vous le voulez bien. »

— C'est donc votre curé qui vous a conseillé de partager du pain bénit,
faute de mieux ?

— Oui, c'est lui ! Mais il nous a prêché tout un carême sur la communion
spirituelle. Si vous ne pouvez communier sacramentellement, nous disait-il,
communiez par le désir. Dieu fera le reste.

Nous étions maintenant sur le parvis où des galopins jouaient aux quilles.

— Ils se détendent, sourit la vieille femme. Avouez que tout a l'heure ils
furent impeccables ?

Dans sa voix il y avait un accent d'innocente fierté. »

Les réverbères du carrefour venaient de relayer la gloire du soleil couchant.


Paris s'enveloppait de ténèbres comme une belle de nuit, prête à éclore. Les
bruits changeaient

de ton et de registre, s'estompant peu à peu. Tout autour de nous respirait


l'opulence, l'ordre et la sécurité.
— Je termine ce récit par un aveu, fit mon voisin d'un air pensif. Pour la
première fois de ma vie, dans cette église sans prêtre, je réalisais ce qu'est
une messe...

... Et nous qui en faisons souvent si bon marché !


AGNÈS

— Dis donc, camarade, c'est un service qu'on te demande, tu n'as pas le


droit de refuser. N'es-tu pas curé, après tout ? Je connais bien la doctrine
catholique, vas ! Tu es sacerdos in aeternum, n'est-il pas vrai ? Or, dans ce
cas-là, il s'agit de justice. La gosse refuse de parler, mais en confession elle
se déboutonnera. Cependant, attention ! Elle n'en a plus pour longtemps. Le
médecin dit que la plaie est mauvaise, elle peut faire « couic » sans crier
gare... Allons ! je t'emmène !

Trapu, haut en couleur, le regard fuyant, l'homme interpellé pétrissait


nerveusement sa casquette, les coudes sur la table. Après un instant de
silence, l'autre reprit :

— Il est bien certain que ce n'est pas un suicide. L'expertise l'a démontré.
Et puis, psychologiquement, ce n'est pas possible. Agnès, c'est le prénom de
la petite, est de cette espèce d'oies blanches à qui l'on donne le Bon Dieu
sans confession. C'est comme ça qu'on dit chez vous, n'est-ce pas ? Pardon !
J'oublie que t'es un défroqué. Mais après tout tu te souviens. Tiens ! Voici
l'attirail, j'ai même pensé à l'étole !

L'homme saisit un verre d'eau de vie posé sur la table, l'avala d'un trait,
s'essuya la bouche du revers de la main, puis se mit à arpenter la pièce
exiguë comme un fauve dans sa cage. Visiblement, il cherchait une issue.
L'autre lui barrait la porte sans en avoir l'air, confortablement étalé sur
l'unique fauteuil face à la fenêtre.

Cette fois-ci le silence se prolongea. On entendait aboyer les chiens du


village. De temps à autre, une soudaine rafale s'engouffrait dans la
cheminée et faisait trembler les chambranles. Il faisait nuit.

— Eh bien, camarade ? Ta conscience semble bien chatouilleuse ce soir !


L'homme s'arrêta brusquement :

— Commissaire, vous savez que je n'aime pas revenir sur le passé. Et


puis, je déteste les comédies. On a une conscience, quoi ! Cela me répugne
de tromper cette gosse. Si elle est mourante et si elle attend un vrai prêtre,
pourquoi ne pas accéder à son désir ? Laissez-moi en paix !

— Cagnard ! dit l'autre en scandant chaque syllabe, poule mouillée ! On


dirait que je te demande la mer à boire ! Or, tu sais ce que dit la Loi :
lorsqu'on peut aider à identifier un assassin et que l'on se défile, on devient
complice. Nous avons mené rondement notre enquête. Il a fallu abandonner
une à une toutes les pistes. Je ne peux pas condamner, pour le plaisir, des
innocents, non ? Or, je suis chargé de mettre de l'ordre dans le canton.
Demain, le meurtrier de la fillette en assassinera d'autres. C'est cela que tu
veux ?

— Mais alors, qu'attendez-vous pour l'interroger vous- même ?

— Ne me prends pas pour un imbécile ! Bien sûr que je l'ai interrogée.


Mais elle ne veut rien dire. Elle te regarde avec ses yeux de fièvre dedans
une figure de papier mâché ; il l'a saignée à blanc, ce gredin, et elle fait
semblant de ne rien comprendre. Mais je sais qu'elle comprend. Je le vois à
ses yeux. J'ai mené trop d'enquêtes dans ma vie pour ne pas saisir tout de
suite cette petite lueur soudaine dans le regard de mes clients ! Cependant,
une mourante, cela ne peut se tarabuster. J'ai des gosses de son âge ! Tandis
que toi, en douceur, tu la feras parler. Moralement, ce sera une bonne
action. Nous avons tous le devoir de mettre de l'ordre dans la cité...

— Mais non pas à ce prix. On n'a pas le droit de violer les consciences.

— Dis donc, curé, t'as visiblement la déformation professionnelle ! Où


diable vois-tu du viol de conscience ? La gosse ne saura jamais rien. A
moins que tu ne penses qu'après la mort elle ne vienne te hanter? T'es pas
encore à croire en une vie éternelle, hein ? Quant à moi, c'est ce monde à
triple dimension qui m'intéresse. Vous avez assez travaillé pour aliéner la
justice ! Mais nous, c'est pas dans l'au-delà que nous renvoyons le
châtiment ou la récompense. A chacun selon ses droits et ses mérites dès
cette vie. Allons hop ! Grouille-toi ! Ma patience ne tient plus qu'à un fil.
L'homme coula vers l'autre un regard haineux :

— Curé, grommela-t-il entre ses dents, curé... Je vous défends de


m'insulter ! Je...

— Allons hop ! Nous n'avons pas de temps à perdre.

Prudemment, il le suivait de près, attendit qu'il fût installé devant, dans la


voiture, claqua la portière, monta aussitôt, saisit le volant et démarra en
trombe.

Pendant plus d'une heure ils roulèrent en silence. La route était de plus en
plus mauvaise, pleine de trous et d'ornières. Des gouttes de pluie
s'égrenaient sur les vitres en dessins fantasques. Le vent ululait dans la
futaie, estompant la symphonie nocturne des chouettes, nombreuses dans la
région. De temps à autre, le glapissement d'un renard en fuite déchirait
d'une note stridente le bruit sombre de la tempête aux prises avec la forêt.

Ils s'engouffrèrent dans un chemin étroit et sinueux, tous phares allumés. La


voiture tanguait dangereusement sur d'énormes racines à fleur de sol.

— Nous y sommes ! fit le chauffeur en désignant du menton une lumière


clignotante au fond de l'allée.

La voiture stoppa devant une maison basse, au toit pointu. Une seule fenêtre
était éclairée.

— N'oublie surtout pas ton rôle, ce que j'attends de toi.

Les dernières paroles, prononcées lentement, sonnaient

comme une menace.

— Commissaire, vous m'avez eu ! fit l'homme avec un sourire pâle.

C'était peut-être la lumière blafarde des phares baissés qui lui donnait cet air
brusquement vieilli, ces traits crispés. Des ombres falotes dansaient sur le
gravier qui crissait sous leurs pas. Sans mot dire, le commissaire lui tendit
un paquet noir :
— Prends ! C'est ton attirail de curé.

Déjà la porte s'ouvrait, projetant sur la route un entonnoir lumineux. Dans


l'embrasure se tenait une vieille femme aux yeux rougis par l'insomnie.

— Enfin, fit-elle à voix basse, enfin ! Elle n'en a plus pour longtemps.
Entrez, mon Père...

Puis, s'adressant au commissaire :

— Comment vous remercier ? Je sais, vous risquez votre carrière en nous


amenant un prêtre. Vous êtes bon.

Elle appuya sur le dernier mot, s'effaça, les fit entrer. Dans le corridor
s'entassaient en désordre des meubles hétéroclites, des sacs, des tas de
vêtements.

— Le docteur a dit qu'il fallait dégager la pièce. Michel est parti chercher
d'autres ballons d'oxygène. Elle respire avec peine... ah, le monstre, le
bandit !... Je lui crèverais les yeux, là, si je l'avais à portée de ma main !
Avoir poignardé ma colombe innocente, mon ange, mon trésor !

— C'est la grand-mère, chuchota le commissaire. Ses parents ont été tués


pendant un bombardement.

Puis, à haute voix :

— Monsieur le Curé, nous vous laisserons seul avec l'enfant. Puisse votre
présence et les ressources de votre ministère la consoler et adoucir son
agonie ! Nous vous attendrons dans la pièce à côté, avec une bonne tasse de
thé, n'est-ce pas Madame?

— Comment donc ! Bien sûr ! Entrez, Monsieur, entrez ! Ce n'est pas


ainsi, qu'avant la guerre, je recevais mes hôtes ! Mais nous avons tout
perdu, tout a été brûlé, saccagé... Oui, Monsieur le Curé, elle sait que vous
êtes arrivé. Le pauvre chou souffre atrocement, mais elle a toute sa
connaissance.
Doucement derrière lui on referma la porte. Tout d'abord il ne vit que le lit
faiblement éclairé par une lampe à pétrole posée sur la cheminée.

— Merci, mon Père, d'être venu !

Ce n'était qu'un tout petit filet de voix, haletant et saccadé. Ses yeux
s'habituaient à l'ombre. Il avança de quelques pas et aperçut dans le creux
de l'oreiller un mince visage au regard démesuré et brûlé de fièvre, qui le
fixait avec insistance :

— Si vous saviez comme je comptais les minutes...

Une écume rose parut sur ses lèvres. Ses doigts serraient une canule qu'elle
aspirait toutes les deux ou trois minutes, avidement :

— Autrement, j'étouffe, dit-elle comme en s'excusant. Bénissez-moi, mon


Père ! Ce sera ma dernière confession.

Il venait de défaire le paquet que lui avait tendu le commissaire. Tout y


était. Même la bourse avec le « viatique ». Il passa l'étole, s'assit près du lit
sur une chaise qui semblait l'attendre. De vieux souvenirs lui soulevaient le
cœur comme une nausée. N'était-ce pas un rêve? Il se cramponna à cette
idée, tandis que ses lèvres prononçaient quelques paroles d'encouragement,
« des paroles de curé »...

— Mon Père, je me suis confessée il y a trois ans, à X., avec grand-mère,


lorsqu'il y eut ce prêtre de passage, vous savez ? Il était habillé comme un
ouvrier, mais c'était un vrai prêtre. J'ai gardé dans le cœur tout ce qu'il m'a
dit. Il m'a donné comme pénitence le « Notre Père ». « Faites bien attention
lorsque vous dites : pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à
ceux qui nous ont offensés », m'a-t-il dit. Alors, n'est-ce pas, pour
commencer, il faut que je pardonne à celui qui m'a tuée?

— Savez-vous son nom ? demanda-t-il à voix basse.

— Bien sûr... attendez un peu.


Elle étouffait. L'écume rose aux coins de sa bouche se liquéfiait en un
mince filet rouge sombre qui coulait sur son cou, sur les draps. Elle aspira à
plusieurs reprises l'oxygène, ferma les yeux. D'immenses cernes livides lui
donnaient un aspect de masque. La tête rejetée en arrière semblait trop
lourde pour le cou grêle dont les pulsations étaient perceptibles.

Il se taisait, tâchant de se distraire d'un sentiment de pitié qui commençait à


l'envahir.

« Surtout, pas cela ! Il y va de ma peau ! »

Avait-elle remarqué ce brusque soubresaut, ou bien, l'alerte passée, se


sentait-elle en état de poursuivre ? Il baissa les yeux, ne pouvant soutenir ce
regard brûlant... de fièvre ou de flamme intérieure ? « Me voici coincé dans
l'engrenage, avec toutes ces vieilles habitudes incrustées dans la peau. » Il
sentit monter la colère et s'y cramponna pour faire échec à cette pitié («
idiote ») qui pinçait son cœur pourtant tanné.

— Mon Père, il faut aller vite, j'ai de la peine à parler ! Vous savez, le fils
du garde-forestier qui est au régiment.

Bernard ! Il est venu en permission. Ce fut la veille de son départ...

« On était voisins. On a joué ensemble. Après, il a travaillé en ville, comme


apprenti. Son père était malheureux parce qu'il s'est mis à boire.

Il m'a dit, il y a un an, avant qu'il ne parte au régiment : « Veux-tu être ma


femme ? » Je lui ai répondu : « Oui, je veux bien. » - « Alors, m'a-t-il dit,
attends moi ! »

J'étais contente car je l'aimais bien. Pendant toute l'année, j'ai fait des rêves :
comment serait notre maison, comment seraient nos enfants. Il me tardait
qu'il revienne. Mais quand il est revenu, ce n'était plus le même. Tout le
temps, il sentait la vodka.

Et puis, on lui a dit du mal de moi. On lui a dit que je fréquentais un autre.
La veille de son départ, il m'a donné rendez-vous là, près du moulin
abandonné, où il y a ce bosquet de bouleaux. « Surtout, m'a-t-il dit, n'en
parle pas. » Lorsque je l'ai aperçu, je fus prise de peur. Il avait de mauvais
yeux et bégayait en parlant. « Je sais que tu vas maintenant avec un tel. » - «
Mais non, je te le jure, ce n'est pas vrai ! » - « Alors, si ce n'est pas vrai,
laisse-toi faire. » Il me saisit dans ses bras, je me débattis, d'un bond je
m'échappai : « Bernard, Bernard, criai-je, où donc est ta conscience ?
Attends que l'on soit mariés ! » - « Si tu ne te laisses pas faire, je te tue ! »
Je le regardai et j'ai bien vu qu'il pensait ce qu'il disait. Dans ses yeux, il y
avait comme des feux follets, tout verts. Il s'approcha de moi, il sentait très
fort la vodka. Je criai : « Dieu nous voit ! » Il dit : « Je m'en fiche ! Je te
veux ! » Alors, je pensai, très vite : « Il faut choisir ! Ou la mort, ou cette
chose malhonnête. » Mon âme, très vite, se tourna vers la Sainte Vierge.
Vous savez, depuis que maman est morte, c'est à Elle que je parle, je sais
qu'Elle m'entend. Je lui dis : « Sauve-moi ! » C'est Elle qui m'a donné la
force de résister. Alors Bernard, au moment même où, de nouveau, je
m'échappais, Bernard me frappa dans le dos. Puis, il s'enfuit... »

Elle parlait de plus en plus bas, d'une voix saccadée. Il dut approcher
l'oreille de ses lèvres pour saisir les dernières phrases. Elle s'arrêta, les yeux
fermés. Puis, d'une voix presque imperceptible :

— Mon Père, il faut absolument que vous alliez retrouver Bernard, pour
lui dire que je lui pardonne. Je le connais. C'est un violent. Une fois revenu
à lui, il sera dans le désespoir. Dites-lui, de ma part, que je veux qu'il vive.
Dites-lui que je passerai mon ciel à supplier le Seigneur de Miséricorde
d'avoir pitié de lui. Dites-lui que Dieu lui pardonnera, puisque moi, je lui
pardonne.

Et maintenant, je vous dirai mes péchés, pour que vous me donniez


l'absolution.

Le commissaire trépignait d'impatience. La séance derrière la porte fermée


semblait longue, très longue. Il écoutait avec énervement les doléances de la
grand-mère, entrecoupées de sanglots :
— J'espère du moins que vous allez le pendre, commissaire !

— Attendez, ma bonne dame, que je l'aie entre les mains !

La porte s'ouvrit sans bruit. L'homme était là, l'étole au cou, l'air hagard,
méconnaissable.

— Allez vite auprès de l'enfant ! cria le commissaire.

Clopin-clopant, reniflant des sanglots, la vieille femme s'éloigna.

— Et alors ?

— Alors, je ne sais rien.

— Ce n'est pas vrai ! Elle a dû vous parler ! Elle est seule à savoir !

— Je vous le répète : je ne sais RIEN.

Nous tenons ce récit d'un ami de Bernard. « L'homme » dont nous n'avons
voulu ni dire, ni changer le nom, avait tenu sa promesse. Il avait réussi à
dépister la surveillance du commissaire, furieux de son mutisme, et qui le
filait. Le jour où, enfin, il put transmettre à Bernard le dernier message
d'Agnès, celui-ci était résolu de se suicider.

A partir de cet instant, nos renseignements sont sujets à caution. « L'homme


» aurait été déporté. L'ami de Bernard assure qu'il avait rompu avec son
entourage et « qu'il était redevenu prêtre ».

Bernard est entré comme frère convers dans un couvent de Franciscains.

Nos lecteurs ne nous tiendront pas rigueur de ne donner aucune autre


précision.

Dans la région, on appelle Agnès « notre Maria Goretti ». Son souvenir


demeure vivant.
On ignore les détails de son meurtre et le nom de l'assassin.

Cette affaire remonte à quelque vingt ans. Nous pouvons, enfin, porter
témoignage.
CATHERINE

Petit, râblé, noueux comme un chêne des Pyrénées, le béret basque


profondément enfoncé sur un front bas et têtu, le regard clair sous des
sourcils en broussaille, il m'observait.

Depuis Toulouse, nous étions seuls dans le compartiment. J'étais en train de


corriger des épreuves. Il venait de terminer son bréviaire, sortit de sa poche
un journal, fit semblant de lire, toussota discrètement une fois, deux fois. Je
faisais la sourde oreille, ayant hâte de finir.

— C'est un livre à vous que vous corrigez, Madame ? dit-il avec un fort
accent méridional.

Je souris. « Bien sûr ! Ce sont des corvées professionnelles inévitables.


Tenez, j'ai encore tout ça à faire, jusqu'à Lourdes ! »

L'allusion était transparente. J'étais vraiment pressée. Je me replongeai dans


mon travail sans me douter que l'insistance apparemment discrète de mon
compagnon de voyage en aurait si vite raison.

— Vous allez donc à Lourdes, Madame ? Et vous êtes écrivain ?

Il parlait à voix basse, en martelant chaque mot. Mon impatience de tout à


l'heure cédait à l'étonnement. L'air un peu rustaud du vieux prêtre cadrait
mal avec des préoccupations littéraires. La curiosité l'emporta. Levant les
yeux, je vis son regard voilé de larmes.

— Puisque vous allez à Lourdes, Madame, c'est que vous êtes catholique,
pas vrai ? C'est bien la Sainte Vierge qui m'a obtenu cette rencontre. Depuis
le temps que je la prie : « Ne laissez pas ensevelir cette histoire
merveilleuse avec moi, à ma mort. » Car je suis vieux, Madame, quatre-
vingts ans bien sonnés...
Il ne les portait certes pas. Résignée, je posai la liasse d'épreuves sur la
banquette. Quel écrivain n'a pas sa clientèle de « chargés de mission » ? Je
ne me doutai pas à quel point je serais prise au jeu. Pour l'instant, je
m'attendais au récit d'un miracle... puisqu'il était question de Lourdes.

Avant de me rapporter « sa merveilleuse histoire », il m'interrogea sans en


avoir l'air. Puisque j'étais écrivain, mes livres devaient être « en vente » ? Il
fallut bien que je lui confie le nom de l'auteur et quelques titres.

Son visage s'illumina : « Alors, c'est vous qui avez écrit Le Fou de Notre-
Dame ? J'ai voulu vous écrire, mais je n'osais pas. Et puis, j'ignorais votre
adresse. J'écris difficilement et lorsque je me relis ce n'est plus du tout ce
que je voulais dire-

Tout d'abord, je l'écoutai en silence. Très vite, je lui demandai la permission


de prendre des notes. C'est donc crayon en main que j'ai suivi son récit. «
Vous pouvez en faire ce que vous voudrez. » J'abrège, mais dans l'ensemble,
je cite mot à mot.

— Je crois, Madame, que dans la vie de chaque prêtre il y a de ces


événements qui éclairent son sacerdoce. Il en fut ainsi pour moi. C'est une
vieille histoire, mais quand j'y pense, c'est comme si cela s'était passé hier.
Tout ce que je vous demande, c'est de taire mon nom. J'ai bien des raisons
pour vous le demander. Ceux qui savent, devineront bien ! Pour les autres,
la discrétion s'impose. Vous me le promettez ?

Je fis signe de la tête. Il reprit :

«J'étais alors curé d'une petite paroisse, quelque part dans le Midi. Je
succédais à un ancien qui avait laissé les choses un peu à la dérive. Pour
reprendre le gouvernail, il a fallu lutter ! Les gens n'étaient pas tellement
contre Dieu, mais très fort contre les curés. Pendant la guerre civile en
Espagne, des contrebandiers de chez nous avaient organisé tout un trafic
avec les rouges, pour rien, pour l'idée. Des gars de la brigade internationale
passaient et repassaient. On est frondeur dans mon pays et l'on n'admet pas
l'injustice. Les spécialistes de la propagande le savent et l'exploitent. Bien
avant la guerre on était donc, chez nous, en état de guerre et les passions
grondaient.
Vint la débâcle de 40 et l'exode. Jamais je n'oublierai cette coulée de
réfugiés sur nos routes, leur désarroi. Mes paroissiens leur firent bon
accueil. C'étaient des gens du Nord.

Après l'armistice, cela se tassa peu à peu, avec l'aide des autorités. Plusieurs
familles de réfugiés restèrent chez nous, avec un jeune vicaire qui n'avait pu
rejoindre son unité et qui avait un râle au poumon. Monseigneur me le
confia à cause du bon air : « Il vous aidera dans votre ministère », me dit-il.
J'en fus bien aise !

L'assimilation ne se fit pas sans heurts. Tout d'abord, on ne se comprenait


pas bien, car nous avons un autre accent et un tempérament différent. Pour
la plupart de mes paroissiens, c'étaient quand même des étrangers. Après
l'emballement des premières heures, on prit conscience de certaines
difficultés. Que voulez-vous ! Le prochain n'est pas toujours commode et
pour l'aimer vraiment il ne faut pas moins que la grâce du Christ qui nous
rend capables de tous les sacrifices.

Ma paroisse était déboussolée par l'absence des hommes, prisonniers en


Allemagne. Une vingtaine environ. Les réfugiés cantonnaient chez des
particuliers. Moralement, cela posait des problèmes délicats. Ils étaient bien
tous croyants, ces gens du Nord, mais nos vieux livres de prières disent qu'il
faut éviter les occasions, et la guerre les accumulait à souhait.

Je fis donc appel aux jeunes, plus généreux et plus disponibles. J'avais un
groupe d'Enfants de Marie, la JAC et les scouts. Les gosses du Nord nous
renflouèrent. Dans leur nombre, il y avait Catherine.

Excusez ce long préambule. J'entre maintenant dans le vif de mon histoire.


Tout de suite je vous dirai que cette enfant fut pour moi une bénédiction du
ciel.

Elle était orpheline de père et de mère, morts durant l'exode, sous les
bombardements. Elle vivait auprès de sa tante dont le mari était prisonnier.
Ma sœur Victorine qui tenait le gouvernail de ma maison, l'affectionna dès
le premier jour. Son vieux cœur semblait revivre en sa présence. Il n'y avait
là rien d'étrange. Elle était aussi belle au- dehors qu'au-dedans. Le Bon Dieu
a parfois de ces réussites merveilleuses de nature et de grâce. C'est vrai
qu'elle avait grandi dans un foyer chrétien, mais cela n'explique pas tout.

Elle était toute jeunette. C'était un bouton de rose. Tous les gars en
tombèrent amoureux mais sans rixes ni querelles, tellement elle semblait
inaccessible à cause de sa grande pureté. C'était cela, je crois, le secret de
son ascendant. En la voyant, je pensais à une lampe d'albâtre. Ne souriez
pas ! Notre-Seigneur a bien dit qu'avec la lumière intérieure le corps
s'illumine. Cette enfant était transparente.

Son influence sur les jeunes du pays se fit vite sentir. Tout le monde
l'aimait. Elle n'avait pas l'air de s'en apercevoir, elle était toute naturelle et
ne faisait pas de la morale. Seulement, lorsque quelque chose ne tournait
pas rond, elle devenait toute triste et en souffrait si visiblement qu'on aurait
tout fait pour lui rendre son sourire. Ainsi, sans bruit, elle faisait monter
tous mes jeunes, comme un chef de cordée !

Elle communiait tous les matins mais ne manifestait pas de signes de


vocation. Au contraire, elle me disait qu'elle se marierait un jour et aurait
une douzaine d'enfants. Elle adorait les gosses qui le lui rendaient bien. Il y
en avait toujours qui couraient à ses trousses.

J'abrège, il le faut bien ! Mais je puis vous dire que ni avant, ni après, je n'ai
rien rencontré de pareil.

Elle aimait beaucoup la Sainte Vierge. Le jour où j'annonçai un pèlerinage à


Lourdes elle battit des mains de joie. Nous étions encore en France libre,
mais on ne faisait plus de véritables pèlerinages, rien que par petits groupes.
Je décidai d'emmener mes jeunes.

La veille du départ elle vint me dire que Jean-Claude, un garçon du pays,


l'avait demandée en mariage et qu'elle lui avait promis une réponse à son
retour de Lourdes. Elle n'avait que 17 ans à l'époque, mais chez nous on se
marie tôt. « Qu'en dit ton cœur, Catherine ? » lui demandai-je. Elle baissa la
tête : « Je crois que mon cœur dit oui... »

J'avais alors un très gros chagrin que je gardais pour moi. Le jeune vicaire
que l'on m'avait alloué venait d'abandonner. Encore une histoire de femme !
On l'ignorait dans la paroisse. Il s'absentait, il s'absentait, jusqu'au jour où,
par lettre, il m'annonça son départ. Toute la nuit j'en ai pleuré de chagrin.

Nous partîmes donc pour Lourdes, en semaine, car je n'avais personne pour
me remplacer le dimanche. Il faisait beau, c'était en juillet.

L'avez-vous remarqué, Madame? Dès qu'on entre dans le domaine de la


Grotte, on respire le ciel. Je le constate à chaque pèlerinage. La terre a
changé où Elle a posé son pied. On se croirait en paradis. Qu'on ne me dise
pas qu'Elle n'est pas là, qui nous regarde et nous écoute...

Catherine a passé des heures à genoux près de la grille (à l'époque, il y avait


encore une grille), perdue dans la prière. Je n'arrivais même pas à la déloger
pour les repas. « Laissez-moi, Monsieur le Curé, j'ai tant de choses à dire et
à demander ! » Le soir, elle était grave, presque triste. Avec les autres, elle
s'était confessée à la Crypte. Le lendemain, je célébrai la messe à la Grotte.
Il ne fallait pas faire la queue, il n'y avait pas beaucoup de monde.

Sur le chemin du retour, en car, tout mon groupe débordait de joie, sauf
Catherine. Elle avait des cernes sous les yeux comme si, la nuit, elle n'avait
pas dormi. J'ai oublié de vous dire qu'elle avait une santé florissante, jamais
avant je ne l'avais vue fatiguée.

Je l'observai. A partir de ce jour, elle ne fut plus la même. On aurait dit


qu'elle portait un secret trop lourd pour ses épaules. Ma sœur Victorine le
remarqua elle aussi : « Qu'a-t-elle donc, la petite, qui lui pèse ? Elle est
toute changée ! »

Vous savez la discrétion qui est de rigueur dans notre ministère ! J'attendais.
Au bout d'une semaine, je trouvai sur ma table de travail une lettre qui ne
me quitte plus depuis. Tenez !

Il sortit de son bréviaire une page quadrillée pliée en quatre et remplie, d'un
seul côté, d'une écriture sage et appliquée d'écolière.

— Lisez, fit-il.
Ce n'était pas long. Ce n'était pas compliqué. L'ayant lu, je demandai à voix
basse :

— Puis-je le recopier?

— Bien sûr ! Allez-y !

Monsieur le Curé, il faut bien que je vous l'avoue. J'ai dit non à Jean-
Claude. En partant pour Lourdes, j'ai pensé que je lui dirais oui. Mais
après ce qui s'est passé je n'ai plus le droit de me marier.

A la Crypte, je me suis confessée à un vieux prêtre qui, brusquement, s'est


mis à pleurer. "Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant, disait-il, il faut prier et
se sacrifier pour les pauvres pécheurs !" Après l'absolution, il me retint un
instant et me dit : "Mon enfant, je vous confie un prêtre qui est en grand
danger. Priez la Sainte Vierge qu'elle le sauve !"

J'ai donc prié pour ce prêtre, après la messe. Alors, très distinctement, la
Sainte Vierge m'a demandé : "Voulez- vous offrir votre vie pour lui ?"
J'hésitai un instant. J'aime la vie. Mais cela ne dura guère. Comment
refuser à la Sainte Vierge? J'ai dit "oui". Et maintenant je n'ai plus le droit
de me marier.

Jean-Claude a beaucoup de chagrin. Après ma mort, vous lui direz.

La Sainte Vierge m'a fait comprendre beaucoup d'autres choses et surtout


que l'on ne sauve les autres qu'à coups de sacrifices.

Merci et adieu, Monsieur le Curé.

Catherine

«Je vous avoue, Madame, que tout d'abord je ne l'ai pas pris au sérieux. La
petite était à un âge où l'on s'exalte vite. Et puis, pensai-je, qu'est-ce que
c'est que cette histoire avec la Sainte Vierge qui lui parle comme si elle était
une Bernadette ? Je lui dis donc de ne pas « se frapper », que c'était peut-
être une illusion (je ne voulais ni la brusquer ni lui faire de la peine), qu'il
fallait simplement qu'elle priât beaucoup pour ce pauvre prêtre. Elle
m'écoutait en penchant légèrement la tête à gauche comme elle en avait
l'habitude, avec ce petit sourire un peu voilé qui ne la quittait plus depuis
Lourdes.

Elle fut emportée en quelques mois par une leucémie foudroyante. Dès la
première visite, le médecin me dit qu'elle était perdue.

Autant elle était triste avant, autant elle fut joyeuse après. « Vous voyez,
Monsieur le Curé, que c'était bien la Sainte Vierge et que je ne vous ai pas
trompé !» Il y avait dans sa voix quelque chose d'enjoué et d'espiègle.

De son petit lit elle fit un véritable ambon. Elle ne prêchait pas de paroles
mais d'exemple. Personne, sauf moi, ne savait son pacte avec la Sainte
Vierge. Elle-même garda le silence jusqu'à sa mort. Même à Jean-Claude
elle ne dit rien. Il venait la voir bien souvent.

Les jeunes se relayaient auprès de son lit. La veiller n'était pas une corvée,
mais un privilège ! Pourtant, elle était toute simple. Mais il y avait cet
extraordinaire rayonnement. Je pensais souvent, en la regardant avec son
chapelet enroulé autour du poignet et son merveilleux sourire, qu'elle était
un petit reflet de la Sainte Vierge.

J'ai un carnet où j'écrivais au jour le jour ses paroles, si simples, ainsi que
mes observations. Pendant sa maladie, la paroisse changea de visage. On
aurait dit que les gens avaient honte de vivre dans le péché, si près d'elle.
Jamais je n'ai eu autant de bonnes confessions qu'à cette époque.

Son agonie fut dure. Je l'aidai de mon mieux... Tenez, Madame, chaque fois
que j'y pense, j'ai la gorge serrée de sanglots... Mais voici Tarbes. Au fond,
mon histoire est finie. Dans ma vie de prêtre, ce fut une grande grâce... »

— Monsieur le Curé, vous oubliez l'essentiel ! Et ce prêtre ?

— Je n'en sais rien ! C'est le secret de la Sainte Vierge ! Pendant son


agonie, déjà sans connaissance, Catherine semblait disputer à l'enfer cette
âme.

— Et votre vicaire?
— Dieu soit loué ! Il est rentré dans son diocèse et dans l'ordre.

— Ne s'agissait-il pas, peut-être, de lui ?

— Je l'ai pensé également. A ce que je sache, jamais depuis l'exode il


n'était allé à Lourdes et certainement pas après sa fugue.

— C'est donc le secret de la Sainte Vierge ?...

— Et de Catherine. Notez qu'elle était bien capable d'arracher d'autres à la


mort éternelle. D'une pierre, deux coups. En tout cas, depuis sa mort, je
l'invoque souvent et elle m'exauce. Elle m'a fait mieux comprendre la
communion des saints !

— Et Jean-Claude ?

— Je lui ai dit la vérité sous le sceau du secret, après la mort de Catherine.


Il fut inconsolable, mais le temps l'a guéri. Maintenant il est marié et père
de famille, un foyer modèle ! Après moi, il est seul à savoir. Et maintenant,
il y a vous.

Il se leva pour descendre sa sacoche, mit le bréviaire dans la poche de sa


soutane... Le train entrait en gare.

— Depuis Tarbes, vous avez encore une petite demi- heure. Dites bien
bonjour de ma part à la Bonne Mère.

— Et vos carnets ?

— Il faudra venir les chercher. Voici mon adresse... Mais il faut d'abord
que je m'assure que vous savez garder le secret professionnel.

— Vous en doutez ?

Il sourit : « Avec les journalistes, sait-on jamais ? »

J'avais noté son adresse mais je n'ai pu aller chercher les carnets. Mes
dernières lettres - vœux de nouvel an - restèrent sans réponse. J'ai appris
depuis que l'abbé X., curé de Z., était décédé. Je ne puis donc livrer ni nom
ni adresse - secrets professionnels d'outre-tombe ! - rien que le fait, tel qu'il
m'a été rapporté dans un rapide, entre Paris et Tarbes.
« LA TABLE DES PÉCHEURS »

Maussade comme le ciel troué de gouttières, le conducteur venait de


remonter les couchettes. Le train dévalait les contreforts des Appenins sous
des torrents de pluie. Je regardai ma montre : tout à l'heure, long arrêt à
Milan. C'était le dernier dimanche d'octobre, la fête du Christ- Roi. J'avais
calculé qu'en prenant un taxi, je pourrais avoir une messe. Restait la
question délicate de mes bagages. A qui les confier ?

Face à moi, dans le coin, somnolait une jeune femme aux traits durs et
crispés. A l'autre bout du compartiment, deux Italiens dévoraient des
illustrés en échangeant des réflexions sur je ne sais quels records sportifs. Je
décidai de m'adresser à la jeune femme.

Le train entrait en gare lorsqu'elle ouvrit les yeux. Je lui dis que je désirais
profiter de cette halte pour aller à l'église. « Je laisse mes bagages... » Elle
comprit aussitôt et sourit d'un air narquois : « J'espère que le Très-Haut ne
récompensera pas votre zèle en faisant disparaître vos biens terrestres », dit-
elle avec un fort accent étranger, en martelant chaque syllabe. « Après tout,
vous ne me connaissez pas ? » Je n'avais pas une minute à perdre. « Que si,
je vous fais confiance ! » Vivement je jetai sur la banquette deux ou trois
revues pour occuper ma place et me précipitai vers la sortie.

A l'église Saint-Charles-Borromée, une messe basse était à l'Offertoire. J'ai


pu communier et rentrer à temps, hors de souffle, car le train était sur le
point de démarrer. La jeune femme à qui j'avais confié mes bagages était
visiblement énervée.

— Encore une minute et vous manquiez le train. Qu'au- rais-je fait de


votre valise ?
— Mais puisque je ne l'ai pas manqué ! A quoi bon nous tourmenter après
coup ?

— Bien sûr, vous avez fait des arrangements avec le ciel. Mais moi, je n'y
crois pas !

Je la regardai consternée :

— Comme je vous plains !

Elle sursauta, comme sous un coup de cravache.

— Je n'ai pas besoin que l'on me plaigne, marmonna- t-elle d'une voix
rauque.

Je n'osai répondre. Ce regard de bête traquée me rappela, tout d'un coup, le


bagne. Bien plus pitoyable qu'un corps supplicié est une âme à vif qui se
débat comme un oiseau en cage ! Que faire pour la délivrer ?

Visiblement l'inconnue ne désirait pas poursuivre l'entretien. Pendant mon


absence, elle avait pris une des revues que j'avais laissées sur mon siège : le
n° 24 de Dieu Vivant avec le bel article de Marcel Moré : « La Table des
Pécheurs ». Lisait-elle réellement ? Était-ce un prétexte de silence ? Navrée
de l'avoir blessée peut-être avec mon exclamation de tout à l'heure, je priai
sainte Thérèse d'arranger les choses.

Peu avant Berne, je me préparais à descendre. Elle me rendit la revue sans


mot dire. Le train stoppait lorsque, soudain, elle m'adressa la parole :

— Donnez-moi votre adresse.

Son accent impératif me fît hésiter un instant... Mais ce n'était plus la guerre
et les pièces d'identité ne portaient guère à conséquence ! N'ayant pas de
carte sous la main, je lui tendis mon passeport. Elle lut attentivement, mais
ne nota rien.

Huit ans s'étaient écoulés depuis cette brève rencontre qui commençait à
s'estomper dans ma mémoire, lorsqu'un jour je reçus une lettre qui, tout
d'abord, me parut parfaitement incompréhensible. Elle était en allemand,
émanait d'un monastère que je ne connaissais pas et était signée par une
moniale dont le nom ne me disait rien. On m'excusera de ne pas donner
d'autres précisions. Dès les premières lignes, je sursautai :

« Lorsque, il y a bien des années, je vous ai rencontrée dans le train... »

En poursuivant la lecture j'eus vite fait d'identifier la signataire. Mieux que


ses paroles, son écriture témoignait d'une grande paix intérieure. Je m'en
voudrais de transposer ce témoignage bouleversant. J'abrège quelques
longueurs, voilà tout.

« Lorsque, il y a bien des années, je vous ai rencontrée dans le train, j'étais


au bord d'un gouffre, traquée par le désespoir.

La guerre m'avait tout pris, ma famille, ma fortune, même l'honneur.

Car j'ai été élevée dans l'esprit de la Hitlerjugend et dans le culte du Führer
! J'avais 18 ans en 1939, le cœur plein d'orgueil et de haine.

Trois de mes frères sont tombés sur le front russe, dont deux portés disparus
: verschollen. Le quatrième a été fusillé par les Américains pour « crimes de
guerre ».

Quant à moi, je ne puis dire que j'aie «fait la noce», car nous croyions
vraiment, à l'époque, qu'il était de notre devoir de donner des enfants à
l'Allemagne. Nous vivions dans une sorte d'exaltation morbide, au service
des «héros ». Pratiquement, cela se soldait par une déchéance physique et
morale. J'ai eu deux enfants « de père inconnu », qui ont été écrasés au
cours d'un bombardement, dans une crèche de l’État.

C'était la fin de la guerre et je commençai à me réveiller de cet affreux


cauchemar. L'arbre se juge à ses fruits. Je voyais où nous avait menés notre
fière idéologie (edle Weltanschauung). Pendant le procès de mon quatrième
frère, j'ai appris à connaître toutes les horreurs des camps de concentration.
C'était donc cela le Herrenvolk, notre peuple de Seigneurs ? J'avais mal,
j'avais honte, mais a-t-on le droit d'abandonner un bateau en perdition ?
J'étais, je reste allemande : pour le meilleur et pour le pire.
Très jeune, j'avais cessé de croire en Dieu. Ce sont, je crois, les livres de
Rosenberg qui ont donné le coup de grâce à la foi de mes ancêtres. Car
j'oubliais de vous dire que mes parents, de souche catholique, étaient «vieux
jeu » et ne partageaient pas nos opinions. Ils sont morts de chagrin à bref
intervalle l'un de l'autre, en 1944.

La guerre était finie et il fallait vivre. D'abord, pour m'étourdir, je m'amusai.


Tout m'était égal et je mettais une sorte de rage à me dégrader, je jouissais
de ma déchéance. Vous savez le lot des secrétaires faciles auprès des chefs
d'entreprise ! Je changeais souvent de poste, voilà tout.

A l'époque, je rentrais de Rome où mon chef m'avait envoyée pour affaires.


Faut-il que je vous l'avoue? Je me passionnais pour les ruines païennes,
mais la ville sainte ne m'inspirait que du mépris. C'est là, au fond, que ma
résolution a pris corps.

Souvent, j'avais pensé au suicide. Comme vous le savez sans doute, notre
code d'honneur ne l'excluait pas. Au fond, depuis la fin de la guerre, je ne
cessais de m'accorder des sursis. La corde au cou se resserrait chaque jour
davantage...

Tant que j'avais gardé un peu d'estime pour mon âme et ma façon d'agir, je
pouvais m'y cramponner. Cependant, peu à peu cet aplomb cédait à une
sorte de nausée. A me voir de près, je me faisais horreur. Je commençai à
réaliser l'énorme mensonge de ma vie. Curieusement, mon athéisme n'était
pas sans fissures. Je laissais la question ouverte, mais dans le meilleur des
cas je n'admettais qu'un Dieu justicier, non pas un Dieu de Miséricorde. Or,
disais-je en moi-même, de la justice je n'ai pas grand-chose à attendre.

Ma décision était prise lorsque je vous ai rencontrée. J'avoue honnêtement


que votre course périlleuse pour saisir au vol une communion et une messe
m'avait amusée, comme une simple performance sportive. Tout se serait
arrêté là, si vous n'aviez laissé sur votre siège ce cahier de DIEU VIVANT.

Je me suis mise à le feuilleter, puis j'ai été accrochée par quelques lignes.

J'ai lu et relu ce texte incroyable qui s'est gravé dans ma mémoire avec des
traits de flamme.
Vous le connaissez... Tant pis ! Le voici :

Seigneur, votre enfant l'a comprise, votre divine lumière ! Elle vous
demande pardon POUR SES FRÈRES INCROYANTS, elle accepte de
manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut
point se lever de cette table remplie d'amertume où mangent les pauvres
pécheurs avant le jour que vous avez marqué. Mais aussi ne peut- elle pas
dire en son nom, au nom de ses frères coupables : Ayez pitié DE NOUS,
Seigneur, CAR NOUS SOMMES DE PAUVRES PÉCHEURS ! O
Seigneur, renvoyez-nous justifiés ! Que tous ceux qui ne sont pas éclairés
du lumineux flambeau de la foi le voient luire enfin ! O Jésus ! s'il faut que
la table souillée par eux soit purifiée par une âme qui vous aime, je veux
bien y manger, seule, le pain de l'épreuve jusqu'à ce qu'il vous plaise de
m'introduire dans votre lumineux royaume. La seule grâce que je vous
demande, c'est de ne jamais vous offenser...

Ce fut un choc qui faillit me terrasser. J'ai senti que ces paroles me
concernaient personnellement, étaient écrites POUR MOI. En même temps,
toutes mes idées arrêtées se mirent à vaciller. Qui était-ce donc, cette
Thérèse qui osait s'asseoir à ma table et partager mon pain de douleur? Je
poursuivis la lecture...

Elle ne reste pas debout, elle ne domine pas les « pauvres pécheurs » de sa
haute stature de sainte. C'est Dieu lui- même qui l'a abaissée à leur niveau.
Et si elle partage avec eux le pain de douleur, c'est une conséquence directe
de son offrande à l'Amour. Dans l'holocauste à la Justice divine, il y a d'un
côté les victimes qui reçoivent les coups du Dieu Vengeur, de l'autre « les
pauvres pécheurs ». Les hosties pures et sans tâche s'écrient alors : « Ayez
pitié D'EUX ; QU'ILS soient justifiés ! » Dans l'holocauste à l'Amour, la
victime s'oubliant totalement ne fait qu'UN avec les "pécheurs" et ne peut
invoquer le Seigneur sans joindre à son nom celui de ses frères coupables :
« Ayez pitié de NOUS ! Que NOUS soyons justifiés ! »

Ainsi donc, tout n'était pas perdu? Ma déchéance ne dressait pas de


barricades entre mon âme et Dieu ! Bien au contraire, et en le lisant je me
sentais prise de vertige :
mes péchés attiraient la Miséricorde... Pendant que vous étiez absente, je
notai fébrilement dans mon calepin certains passages de ce texte
bouleversant. Que de fois depuis n'ai-je relu ces lignes !

Oui, « POUR QUE L'AMOUR SOIT PLEINEMENT SATISFAIT, IL


FAUT QU'IL S'ABAISSE JUSQU'AU NÉANT ET QU'IL TRANSFORME
EN FEU CE NÉANT ».

Je me sentais atteinte dans mes plus secrets retranchements. Depuis des


années, je tournais le dos à Dieu. A une amie qui m'avait parlé religion,
j'avais écrit cette phrase insensée : « Même si Dieu existe, il n'y a entre nous
rien de commun. » Et voici que cette inconnue - sainte Thérèse était pour
moi une inconnue - me semblait dire juste le contraire : la loi de gravitation
de l'amour joue dans le sens du péché, « l'abîme attire l'abîme ».

Tenez, à huit ans de distance, je ne puis évoquer cette lecture dans un coin
de compartiment, à la gare de Milan, sans éclater en sanglots. Je pleure,
mais d'amour. A cette heure entre toutes bénie, Dieu m'attendait. Thérèse
me transmettait son message. « Il n'y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ceux qu'on aime. » Or, pour commencer, le Seigneur
Jésus n'a pas aimé des saints, mais des pécheurs ! J'avais donc droit à son
amour ? J'y avais d'autant plus droit que j'étais plus malheureuse et plus
misérable ? C'était le monde à l'envers, mon échelle de valeurs totalement
retournée. Dès cet instant, ma pauvre âme s'est mise à crier vers Dieu, mon
espérance morte venait de ressusciter.

C'est alors que vous êtes revenue. J'ai fait de mon mieux pour vous cacher
mon émotion. A vrai dire, j'avais perdu le sens du temps, je ne m'étais
même pas aperçue que le train était sur le point de démarrer. Cependant, à
l'époque, j'étais encore beaucoup trop fière pour vous avouer mon désarroi.
Le choc avait été rude, mais je me cramponnai à mes positions. J'ai relu
l'article. En vous demandant votre adresse, j'avais l'obscur pressentiment
que je vous écrirais un jour.

Sainte Thérèse m'a ouvert la voie : Dieu a fait le reste. Vous devinez qu'il
n'y avait pas pour moi de demi-mesures ! Tout pour tout. Je vous écris de ce
havre de paix et je puis vous dire que je suis heureuse... »
J'ai répondu par retour du courrier à cette lettre bouleversante, mais Sœur
Thérèse - c'était son nom en religion - n'y donna pas suite. M'ayant dit «
tout ce qu'elle avait à me dire », elle jugea sans doute que le reste, tout le
reste, n'était que silence.

Il y a quelques semaines, sa prieure m'a écrit pour m'annoncer sa mort.


Pendant de longs mois elle avait atrocement souffert d'un cancer généralisé,
en « l'acceptant avec une joie débordante ». La joie « fut une marque
distinctive de sa vie spirituelle ». On retrouva dans ses papiers une
enveloppe avec mon adresse et une image où elle avait écrit en allemand,
d'une main tremblante, ce texte que je traduis mot à mot :

« Entre Berne et Munich je me suis trouvée devant un gouffre de feu. J'y ai


jeté tous mes péchés, un à un. J'ai vu comment ils se consumaient, tels des
fétus de paille. J'ai compris l'amour qui pardonne. En me confessant le...
(suit la date) je me suis replongée dans le feu. Depuis, il est devenu mon
élément. Le feu qui consume et consomme lorsqu'on se livre à son action,
lorsqu'on accepte cette mort. L'enfer c'est tout ce qui en nous, une fois pour
toutes, a refusé les flammes de l'amour : notre suffisance recroquevillée sur
elle-même, notre affreux esprit propriétaire qui thésaurise le péché. Il n'y a
plus de temps pour "s'ouvrir au feu". Il brûle sans consumer. Mon Dieu,
préservez- nous des flammes de l'enfer en nous livrant dès ici-bas aux
flammes de l'amour ! Pour des pécheresses comme moi il n'y a pas de demi-
mesures, et nous sommes légion. »

Sœur Thérèse, est-ce trahir votre désir de silence que de publier votre
histoire et votre testament ? N'êtes-vous pas du nombre de ces petites âmes
que votre sainte patronne invite à sa suite, dans un don total à l'Amour ?
Avec une sainte audace, en retournant de fond en comble nos perspectives
pharisaïques, c'est aux pécheurs qu'elle s'adresse, ce sont les pécheurs
qu'elle invite, comme si les abîmes du mal creusés dans une âme, la
rendaient plus « capable » des flammes de l'amour. « Dieu qui manifeste le
mieux sa toute-puissance en pardonnant » (Collecte du 10' dimanche après
la Pentecôte, avant la réforme liturgique) a choisi une fois de plus, pour
faire son œuvre, celle qui «n'a jamais rien refusé à l'amour ». Une revue sur
la banquette d'un train international, une image, parfois une parole jetée au
vent - dans le royaume des âmes ce sont les « moyens pauvres » qui se
révèlent les plus efficaces, et ce que nous appelons « hasard » n'est souvent
que la face voilée de la divine Miséricorde.
EAU-DE-VIE ET PETITS PÂTÉS

Le train siffla longuement avant de s'arrêter en rase campagne. On était à la


frontière de l'U.R.S.S. Les voyageurs d'un compartiment « dur » (Appelé
ainsi à cause des banquettes en bois) se réveillèrent en sursaut. Dans la
lumière blême d'une aube maussade les visages des hommes, mal rasés,
suaient l'ennui.

C'étaient pour la plupart des soldats, rappelés par la « Mère Patrie ». Tout à
l'heure, terrassés par le sommeil, ils ronflaient profondément. Des deux
côtés de la fenêtre, une femme d'un âge incertain et un homme encore
jeune, vêtu en pékin, causaient à voix basse.

— Grouille-toi, camarade, ils ne tarderont pas à venir !

— Pour ce que cela me fait ! Je n'ai pas de contrebande, moi...

— Ni moi non plus ! A moins qu'on ne veuille confisquer la vodka


polonaise.

— A tout hasard, buvons un coup. Autant de gagné, s'ils nous font des
misères. A votre santé, camarades !

L'homme près de la fenêtre sourit imperceptiblement en voyant la femme


assise en face glisser sous la banquette une bonbonne enveloppée de papier.

— A votre âge, petite Mère, on ne méprise pas les boissons ardentes !

Elle rougit, hésita un instant, puis, à voix basse :

— Voulez-vous en goûter ?
Décidément, elle l'intriguait. Piotr Ivanovitch se déplaçait assez souvent en
sa qualité de spécialiste ajusteur. D'un tempérament jovial et curieux, il
bavardait volontiers avec ses compagnons de voyage. Membre du Parti, il
n'avait pas eu trop de difficultés pour aller voir ses cousins repliés en
Silésie, après le grand exode de 1945. Ukrainien, il s'était heurté à toutes
sortes de problèmes d'ordre pratique qui le faisaient réfléchir. La différence
entre Tarnopol, sa ville natale, et Wroclav où vivaient ses cousins,
s'inscrivait en faux contre une règle fondamentale de son credo idéologique.
Toutes les démocraties populaires ne devaient-elles pas se ressembler
comme des sœurs jumelles ? En attendant, avec ces sacrés Polonais on allait
de surprise en surprise.

Voilà ce qu'il avait essayé d'expliquer à la femme assise en face qui ne


dormait pas et remuait sans cesse, si drôlement, les lèvres. Exactement
comme sa tante Anastasie laquelle, par malheur, n'avait plus de dents.

— Puisque vous vous racontez des histoires, petite Mère, c'est que vous
n'avez pas envie de dormir. Comme moi, du reste. Bavardons un petit peu...

Elle le toisa d'un regard scrutateur et ne répondit rien.

Dans le train verrouillé, on entendait maintenant des cris et de violentes


discussions. Les éclats de voix se faisaient de plus en plus distincts. Ayant
achevé leurs libations hâtives, les soldats bouclaient les sacoches et s'en
allaient aux nouvelles. Piotr Ivanovitch était seul face à l'inconnue dont le
visage, soudain couvert de plaques rouges, témoignait d'une intense
émotion.

— Si ce n'est pas de l'eau-de-vie, pourquoi avez-vous si peur,


Matiouchka?

Elle remuait toujours les lèvres en le regardant fixement.

— Qu'est-ce que vous avez pour ronronner ainsi, au lieu de dormir


comme « d'honnêtes chrétiens » (En russe « chrétien » veut dire aussi «
paysan ») ?

— Je prie. Mais savez-vous ce que cela veut dire : « prier » ?


— Tu me prends pour un imbécile ? Ma tante Anastasie prie à longueur
de journée. Elle n'a rien d'autre à f..., la pauvre. Elle est de l'époque révolue.
Nous la laissons en paix. Des gens de votre âge ne peuvent changer. Pour
ma part, je n'y vois pas de mal. On a le droit de se raconter de petites
histoires, quoi ? Tante Anastasie est bonne comme du pain. Mais vous,
comment vous appelez-vous ? Moi, je m'appelle Piotr Ivanovitch.

— Anna Nikolaïevna, à votre service.

Les douaniers étaient en train de fouiller le wagon voisin. Un homme passa


en courant :

— Ils cherchent sous les banquettes !

Anna Nikolaïevna tenait la main crispée, sur l'anse de son panier à


provisions. Elle ouvrait et fermait la bouche comme un poisson sorti de
l'eau. Finalement, elle parla à voix basse, rapidement :

— Piotr Ivanovitch, au nom de votre tante Anastasie, dites qu'elle est à


vous !

Il ne comprit pas tout d'abord.

— Qu'est-ce qui est à moi ?

— La bonbonne.

— Pour que je me fasse pincer ?

— Je vous ai dit qu'il n'y avait pas de vodka. C'est de l'eau pure.

— Faites voir si c'est vrai.

Elle sortit la bonbonne, dévissa le bouchon :

— Tenez.

L'homme but une gorgée, cracha avec dégoût.


— T'as raison, c'est de l'eau.

— Tu l'as crachée, malheureux ! Mais tu ne savais pas. C'est de l'eau


miraculeuse. L'eau d'une source qui appartient à la Bogomatier. Elle guérit
les corps et les âmes. S'il m'arrive malheur, promets-moi de la garder
comme un trésor et de la porter au 43 de la rue Moutchnaïa à Lwow. Dieu te
récompensera. Tu sais, cette eau vient de loin, de très loin, de France. Il y a
là un village où la Pretchistaïa (L'Immaculée) est apparue à une petite fille.
Ce village s'appelle Lourdes (Elle prononçait : Lourdèse). Promets-moi vite,
ils viennent !

— Et si je la jette dans l'égout, ton eau miraculeuse ?

— Alors, le ciel te punira, car maintenant, tu sais.

Un contrôleur apparut dans l'embrasure de la porte, tourné de dos, comme


s'il attendait quelqu'un.

— Le 43, dis-tu ?

Elle répondit d'un signe de la tête. Le contrôleur entra, suivi d'un douanier.

— Vos passeports ! Rien à déclarer ?

— C'est à vous de voir puisque c'est votre métier, fit Piotr Ivanovitch. Le
contrôleur ouvrit son passeport, le tamponna.

— Cela va, camarade, fit-il poliment. Et vous, citoyenne ? Elle indiqua


une grosse valise entrouverte. Son sac à provisions abandonné dans le coin
laissait échapper de petits paquets graisseux.

— Ainsi donc, vous venez de Cracovie ? Et vous allez à Lwow ? Eh, quoi
? On mange bien en Pologne ?

— Pas mieux que chez nous, fît-elle précipitamment.

Tandis que le contrôleur révisait soigneusement, page par page, le


passeport, le douanier tendit la main vers le sac à provisions.
— Ils ont l'air fameux, vos pierochki, fit-il en soupesant un petit pâté
blond et dodu. C'est farci de quoi ? De viande ou de chou ?

L'allusion était transparente. Il ne restait plus qu'à lui en offrir, poliment...


La femme ne bougeait pas. Visiblement, le douanier en était vexé.

— A voir, dit-il, à voir !

D'un geste brusque, il saisit un petit pâté, le rompit en deux. Le contenu


s'éparpilla sur le sol avec un bruit métallique. Le contrôleur qui venait
d'apposer son tampon sur le passeport, tourna la tête.

— Quelle drôle de farce, dit-il d'un ton suave.

Puis, se baissant, il ramassa de petites médailles en aluminium.

— C'est donc CELA que vous passez en contrebande, vieille punaise ?

Comme s'il voulait se faire pardonner un instant de faiblesse, le douanier


gourmand déployait maintenant un zèle tapageur. Un après l'autre les
pierochki éventrés giclaient des médailles, il y en avait maintenant plein par
terre.

— Encore ! criait le douanier avec fureur et non sans l'espoir de tomber


enfin sur un petit pâté authentique. A-t-on idée de gaspiller une si bonne
pâte ?

En attendant le contrôleur renversait la valise puis, d'un coup de couteau,


perçait le double fond...

— Mais vous transportez des trésors ! dit-il d'un ton mielleux. (Ses yeux
brillaient comme ceux d'un chat s'amusant avec une souris.) Rien à faire,
citoyenne ! Il faudra vous fouiller... Tiens ! Et cela ? On dirait de la vodka.
C'est vrai, les bombances font bon ménage avec la religion.

Triomphalement, il sortait la bonbonne de dessous la banquette.

— C'est à moi, camarade, dit Piotr Ivanovitch.


Le contrôleur le dévisagea avec étonnement.

— Voyons, citoyen, ne m'avez-vous pas dit que vous n'aviez rien à


déclarer ?

— Bien sûr. Ce n'est que de l'eau de source.

— De l'eau ?

— Mais oui, j'ai soif au cours du voyage.

— Pourquoi, alors, l'avez-vous cachée ?

— Mais pour dégager la banquette. Si vous ne croyez pas, tenez.

Il prit un gobelet.

— Comment donc, camarade. Bien sûr, vous, on vous croit. Quant à vous,
citoyenne, suivez-moi.

Anna Nikolaïevna se leva comme un automate. Sa lourde silhouette


tranchait curieusement avec son visage émacié. Avant de sortir, elle jeta sur
Piotr Ivanovitch un regard suppliant. Il ne devait plus la revoir.

La découverte des petits pâtés farcis aux médailles avait alerté tout le train.
On se pressait aux fenêtres pour voir ce qui arriverait. Piotr Ivanovitch était
maintenant seul dans le compartiment. Après un moment d'hésitation, il
ramassa une des médailles qui jonchaient le sol, la regarda de près... Ce
n'était pas vilain, avec cette femme debout, les mains étalées et grandes
ouvertes et les rayons qui s'en échappaient. De l'autre côté, il y avait un
cœur et une croix, avec des lettres dont le sens lui échappait. Un
enfantillage, quoi. On aurait pu laisser tranquille cette pauvre femme, avec
ses trésors ridicules. Piotr Ivanovitch s'assura que personne ne le voyait,
puis, d'un geste rapide, il se mit à ramasser les médailles dans un vieux
morceau de journal.

— Ils l'ont déshabillée, dit un soldat en rentrant dans le compartiment.


Savez-vous ce qu'ils ont trouvé sous ses jupes ? Des centaines de ficelles
avec des petites boules, des tchotki, quoi. C'est comme les moulins à prière
des Chinois, a dit le brigadier. Chaque ficelle avait une petite croix. Il y en
avait trois mille, paraît-il. Et dans le double fond de sa valise, il y avait des
évangiles et des brochures religieuses en russe. Elle n'en sortira pas à moins
de dix ans de prison, ou la Sibérie à perpétuité, tu penses !

— Elle me fait pitié, tout de même, fit Piotr Ivanovitch, pensif. Si c'est
une toquée, il n'y a qu'à l'enfermer dans un asile, c'est pas de sa faute.

Le soldat jeta un regard vers l'entrée, puis, voyant qu'il n'y avait personne, il
passa furtivement la main sous la banquette, à l'endroit précis où il y avait
encore par terre un petit tas de médailles. Piotr Ivanovitch fit semblant de
ne rien voir. L'autre plongea la main dans la poche de sa vareuse et
poursuivit :

— Ma tante Xenia est aussi une croyante et je t'assure, pas une folle. C'est
vrai que là-haut Gagarine n'a trouvé ni Dieu, ni la Bogomatier, ni les Anges.
Mais il n'est pas allé jusqu'au bout du Cosmos. Sait-on jamais ?

Les voyageurs rentraient dans leurs compartiments. Le train démarrait


lentement. Piotr Ivanovitch avait de la peine pour la vieille. Un obscur
sentiment d'injustice faisait surgir, du fond de son subconscient, des
souvenirs mal ensevelis. Personne dans le Parti ne semblait savoir qu'il
avait, lui aussi, une tante religieuse, une Basilienne. Combien de fois,
enfant, n'avait-il pas vu dans ses mains les fameuses tchotki, le rosaire ?
Lorsqu'en 1945, le pouvoir soviétique eut ordonné la dissolution de tous les
monastères gréco-catholiques dans les régions de la Pologne orientale,
incorporées à la Russie, Mère Praxède disparut sans laisser trace. N'est-ce
pas à cause d'elle que tout à l'heure il avait éprouvé ce vague sentiment de
pitié, qu'il s'était compromis ?

Le lendemain matin, un homme sonnait à la porte du 43 rue Moutchnaïa, à


Lwow. Au bout d'un instant qui lui parut long, une femme âgée ouvrit la
porte.

— Que désirez-vous ? dit-elle d'une voix mal assurée.

— J'ai une commission pour vous, dit Piotr Ivanovitch. Une commission
de la part d'Anna Nikolaïevna.
— Saintes plaies du Christ ! Un mal lui serait arrivé ?

— On l'a arrêtée à la douane, avec toute sa cargaison...

— Oh ! sainte Mère de Dieu ! Entrez, monsieur, entrez. Il n'est pas bon de


causer ainsi avec la porte ouverte.

Elle s'effaça, le fit entrer dans une pièce blanchie à la chaux, très propre et
très pauvre, l'invita à s'asseoir sur l'unique chaise en rotin et demanda d'une
voix entrecoupée de sanglots :

— Vous a-t-elle donné un message pour nous ?

Piotr Ivanovitch laissa glisser par terre son sac tyrolien, l'ouvrit, sortit une
bonbonne à moitié enfouie dans un panier en osier :

— Voilà !

La femme lança un cri :

— Elle l'a eue, l'eau miraculeuse ! Elle l'a apportée, l'eau de Lourdes !
Soyez béni, citoyen. Quel bonheur, quel bonheur ! Nous n'en avions
presque plus et encore, celle que nous avions était baptisée (Pour la faire «
durer », on ajoutait indéfiniment à l'eau de Lourdes de l'eau ordinaire, ce
qui faisait dire qu'on la « baptisait ». Geste naïf qui témoigne d'une foi vive
en l'intercession de la Vierge Immaculée. Nous avons tout un dossier de
guérisons miraculeuses attribuées, là-bas, à l'eau de Lourdes. Quant aux
médailles, elles sont considérées en Russie comme des « petites icônes ».)

Elle disparut en courant. Piotr Ivanovitch se sentait tout drôle, « comme un


renard pris au piège », pensa-t-il. « Si on me découvrait... »

La porte s'ouvrit sans bruit, une femme en noir apparut et le regarda


fixement, comme clouée sur place.

— Petrouchka ! s'écria-t-elle soudain, d'une voix aiguë, Petrouchka !

— Pas possible, c'est vous, tante Praxède ? Ici !


— Je t'ai connu petit, un maltchik, mais tu ressembles à ton père comme
une goutte d'eau à l'autre. Que Dieu te bénisse... Et maintenant, raconte.

Il était nuit lorsque Piotr Ivanovitch sortit de la maison, après avoir bien
vérifié que dans la rue il n'y avait âme qui vive...

L'incident des « petits pâtés » et de la « valise à double fond » a été rapporté


par la revue soviétique Ogoniok, n° 46, novembre 1963, pages 30 et 31.

Nous avons pu, hélas, donner l'adresse exacte du couvent clandestin au 43


de la rue Moutchnaïa à Lwow, car il a été découvert par la police soviétique
à la suite de certains indices déchiffrés dans les brochures confisquées. Piotr
Ivanovitch n'y fut pour rien.

L'article d'Ogoniok, signé par Anna Troubnikova, finit par ces lignes
hautement instructives :

« Et voilà quelle religion on veut nous apporter en contrebande et nous


refiler au-dessous de la table. Pourtant, elle n'est pas moins dangereuse que
la contrebande de l'opium, des devises et des armes à feu. »
UN FAIT DIVERS DE «PACIFICATION»

« Nikita le tortionnaire » gardait le silence, les poings sur la table et dans les
yeux cette lueur soudaine qui présageait des raffinements inédits au cours
de la « question ». Rien qu'à entendre sa voix traînante et mielleuse, avec un
fort accent russe, les prisonniers étaient saisis de tremblement. On se passait
de bouche à oreille ses cruels exploits qui avaient coûté la vie à des
centaines de maquisards et n'arrivaient pas à assouvir ses instincts sadiques.
Dès la fin de la guerre il avait été mandé en Pologne dans la région de W.,
pour assurer « la pacification ». Le Père Jan (Yane) avait souvent entendu
son nom, prononcé à voix basse par ceux qui se croyaient visés... et qui ne
l'était pas ? Nikita le tortionnaire frappait où bon lui semblait car, formé à
bonne école, il considérait la terreur permanente comme le meilleur moyen
pour assurer «la paix ».

Il y a quelques jours encore, le Père Jan ne s'attendait pas à cet


affrontement. Absorbé par son ministère, il croyait naïvement que les
assurances du Parti au pouvoir au sujet du respect des sentiments religieux
des croyants, le mettaient à l'abri des poursuites policières. Or, c'était son
ministère même, dans ce qu'il avait de plus sacré, qui était mis en question !
Sa décision était prise mais... son pauvre corps supplicié tiendra-t-il
jusqu'au bout?

— Alors, l'abbé, avez-vous bien réfléchi ? On vous tient ! Ah ! Vous ne


vous attendiez pas qu'on cernerait l'église ! Mes gars ont identifié tous ceux
qui étaient venus, à l'ombre de la nuit, pour ce que vous appelez la
confession pascale. C'est à vous, maintenant, de passer aux aveux. Sinon...

Le Père Jan se souvenait bien de cette nuit sans lune où il avait donné
rendez-vous aux maquisards ! L'un d'eux l'avait accosté sur le sentier, en
forêt, lorsqu'il venait de porter le viatique à Walenty, le sourd. « Père, c'est
Pâques bientôt ! Nous voulons faire nos Pâques. Nous sommes chrétiens,
bon sang de bon sang ! Arrangez-vous pour nous confesser ! »

Père Jan avait hésité un instant et, aussitôt, il en eut honte. Tant pis pour le
risque ! Mais... quel risque après tout ? Il ne ferait que « son métier de
prêtre ». Ses lèvres resteraient scellées. Cependant, la prudence s'imposait.
Il fixa le rendez-vous à l'église paroissiale, tard dans la soirée. Tout le
monde dans le village savait bien qu'il s'attardait à prier, face au tabernacle.
Personne ne trouverait étrange que l'église fût éclairée.

Voilà de quoi il devait répondre à présent ou, plutôt, maintenir son silence !
Ce n'était pas vrai que les « gars » de Nikita le tortionnaire avaient «
identifié » ses pénitents, venus de loin, à l'abri de la nuit. Jusqu'à ce jour, il
n'avait subi aucune confrontation. On lui avait tendu un traquenard et
maintenant le sort de ces hommes qui s'étaient confiés à lui était entre ses
mains.

Les yeux de Nikita semblaient phosphorescents, comme ceux d'un chat en


train de cerner une souris affolée.

— Sinon, répéta-t-il d'une voix traînante. Sinon...

De toute sa volonté, Père Jan cria au secours. «Matteo Boja ratuy » (Mère
de Dieu, sauve-moi !).

— Vous savez bien, chef, que je ne puis trahir le secret de la confession !


Même au prix de ma vie...

— Tu es donc complice des maquisards ! s'esclaffa Nikita le tortionnaire.


Tu seras traité comme tel !

Il pressa un bouton.

— Un bain dans la m..., dit-il à l'homme qui se tenait sur le seuil, au garde
à vous.

Père Jan savait bien ce que cela voulait dire ! On plongeait les prisonniers
jusqu'au cou dans une fosse à excréments. S'ils ne passaient pas aux aveux,
c'était la mort par asphyxie au bout de trois, tout au plus quatre jours. Les
pires supplices qu'il venait d'endurer ne semblaient rien en comparaison.

Nikita le tortionnaire riait, en découvrant ses canines, comme un


bouledogue.

— A demain, dit-il d'une voix plus que jamais mielleuse. Profitez de vos
loisirs pour vous recommander au Très- Haut !

... Il s'agissait surtout de ne pas perdre connaissance, car alors on se noierait


immédiatement dans ces matières gluantes et infectes. Père Jan récitait
mécaniquement des Ave Maria. Pris de nausées, il venait de vomir et se
sentait vidé. « Mère de Dieu, Notre-Dame de Czestochowa, la mort oui,
mais PAS DEDANS ! »

La nuit tombait lorsque, soudain, il entendit une voix qui l'interpellait


doucement : « Eh, l'abbé, tu vis encore ? Attends que je te haie ! »

Père Jan sentit à son cou un nœud coulant, faillit s'étrangler, perdit
connaissance et ouvrit les yeux devant son sauveur qui le giflait
énergiquement :

— Ah ! T'es bien vivant !

Puis, baissant la voix, l'homme lui dit :

— On est tout de même des chrétiens et toi, tu es curé. On ne devrait pas


traiter des curés comme les autres ! Alors je me suis dit : pour la nuit, je te
sors de la m... et le matin, avant l'interrogatoire, je te replonge. Le chef
arrive en voiture, on l'entend de loin. Tu auras bien le temps de t'y remettre,
car il viendra t'admirer dans ton bain...

Il y avait dans la cour une mare aux canards où le Père Jan fut invité à faire
sa toilette :

— Tu pues trop, curé ! Arrange-toi...


Il reconnut dans son sauveteur le gardien de la prison qui, en temps normal,
n'avait guère besoin de personnel, le village de R. ne comptant que 400
âmes.

Le Père Jan enfila sa blouse de bagnard.

— Tu pues toujours, curé, mais tant pis ! C'est ma femme qui ne cesse de
me casser la tête à ton sujet, bien que j'aie aussi ma conscience !

Après cette réflexion énigmatique, le gardien, que nous appellerons


Vincent, fit passer le Père Jan par le couloir, à l'intérieur de la prison,
jusqu'à la porte calfeutrée qui menait à son logement. A peine entré, le Père
Jan aperçut non sans étonnement Mère Agathe qui se précipitait à ses pieds
et couvrait de baisers sa pauvre main décharnée :

— A-t-on jamais vu chose pareille, doux nom de Jésus ! Traiter ainsi un


prêtre ! Les sacripants ! Les bandits ! Les assassins ! Les...

— Dis donc, Agathe, au lieu de gémir, si tu lui donnais à manger... et à


moi aussi ? Il ne sent pas la rose, et pour cause ! Allons, allons, grouille-toi
!

Puis, se tournant vers le prêtre :

— On est vraiment mariés, on ne le dit pas, car cela fait mieux dans le
tableau, mais j'ai les papiers en règle ! Au début de ma carrière je croyais
être au service de la justice, mais depuis...

Vincent avait l'habitude d'interrompre brusquement son débit, comme prit


de court. Mère Agathe s'affairait :

— Mangez donc, petit Père (ojczulku). Ce que vous devez avoir faim !

Père Jan ne se le laissa pas dire deux fois. « Vous n'imaginez pas ce que j'ai
pu engouffrer ce soir-là ! C'est que j'étais vidé comme un lapin... »

Après le repas, Vincent alla l'enfermer dans une cellule :


— Dormez maintenant un bon coup ! Je viendrai vous réveiller à l'heure,
pour vous remettre dedans...

Nikita le tortionnaire se rendit sur les lieux, le lendemain, pour constater


l'état pitoyable de son client. Docile aux injonctions de Vincent, le Père Jan
donnait des signes d'une prostration extrême...

— Alors, tu passes aux aveux ?

D'un mouvement de la tête Père Jan fit non !

Plus que jamais, les yeux de Nikita ressemblaient à ceux d'un chat :

— Alors, tu y restes jusqu'à ce que tu te décides à parler, ou que tu crèves.

Je ne me souviens plus du nombre exact de jours, et de nuits, passés à ce


régime. Ponctuellement, chaque soir, Vincent allait « extraire » le prêtre.
Après la même cérémonie d'ablutions sommaires, Mère Agathe se
surpassait à le faire manger (malgré la disette, à la campagne, on «
s'arrangeait »), il passait la nuit sur un grabat et « replongeait » dans la fosse
aux excréments avant l'arrivée de Nikita le tortionnaire qui n'en revenait pas
de le voir vivant !

Curieusement, cette « survivance » produisit peu à peu sur le sbire une


impression superstitieuse. Pas un instant, il ne soupçonna le gardien qui,
avec l'accord de son « client », l'abreuvait d'injures et « même de coups de
pied » en présence du « grand patron ». Un beau jour il donna l'ordre, sans
plus, d'élargir le prisonnier. Père Jan est convaincu que l'on avait plaidé sa
cause, en haut lieu.

Depuis, vingt-cinq ans sont passés et la nappe de l'oubli a recouvert bien


des faits.

Dans les milieux officiels, on n'aime pas évoquer ces souvenirs. Nikita le
tortionnaire, chargé de mérites et de décorations, continue à exercer ses
prouesses chaque fois que la raison d’État le met à contribution : en mars
1968, lors de la révolte des étudiants, et, tout récemment, pendant les
émeutes sanglantes des ouvriers tout au long de la côte balte.

Père Jan est devenu évêque.

J'ai attendu la mort du brave Vincent et de Mère Agathe pour publier ce


récit. Car, même à vingt-cinq ans d'intervalle, ce sont eux qui auraient «
payé ».
LE MESSAGE DE NOËL

Je rentrai de voyage. Dans le monceau de lettres arrivées en mon absence,


une enveloppe marquée à l'angle par «urgent» deux fois souligné, attira
mon attention. Il me semblait connaître l'écriture, déliée, énergique et sans
bavures. Ce n'était qu'une simple carte de quelques lignes, mais la signature
me fit sursauter. Depuis plus de dix ans, je n'avais pas eu de nouvelles de ce
camarade d'université, mettons Marc, et ce qui m'avait été rapporté par des
amis communs, évoquait un drame sans nom.

Au début de 1944 sa femme Isabelle fut torturée à mort à la prison de


Pawiak de Varsovie, tristement célèbre par ses hécatombes. Elle n'avait pas
« lâché » un seul nom, une seule adresse. Or, la Gestapo savait, par des
aveux estorqués à X., son rôle de premier plan dans le réseau N. On lui
avait arraché tous les ongles. Son pauvre corps était couvert de brûlures et
de plaies. L'exhumation eut lieu en présence de son mari qui, peu après,
sombra dans la folie.

Dans notre groupe universitaire « d'avant-garde », Marc et Isabelle se


réclamaient de tendances diamétralement opposées. Lui, athée virulent.
Elle, catholique convaincue. Leurs discussions sans fin étaient légendaires.
Le jour où ils nous annoncèrent leurs fiançailles, Marc déclara
solennellement : « Pourtant, chacun reste sur ses positions ». C'était en mai
1939. Quatre mois après, la guerre dispersa notre groupe.

Il était donc vivant et sain d'esprit ! Je relus les quelques lignes hâtivement
griffonnées : « Je suis à Paris pour huit jours, avec une délégation technique
de mon usine. » (Il est ingénieur.) «J'aimerais vous voir. Passez-moi un
coup de fil à tel numéro » (suivait l'adresse et le téléphone de son hôtel) « à
partir de 9 h. du soir. »
Le soir même, je l'appelai. Nous primes rendez-vous pour le lendemain,
dans un café du Quartier latin.

Je sursautai en l'apercevant. Ses cheveux, entièrement blancs, contrastaient


avec un visage singulièrement jeune, plus jeune, pensai-je, qu'à l'époque de
nos discussions houleuses. J'avais gardé le souvenir de ses traits crispés et
de la cigarette sempiternelle au coin de ses lèvres.

— Merci, me dit-il, je ne fume pas.

Je l'observai et il m'observait.

— Et maintenant, me dit-il, racontez-moi ce que vous êtes devenue depuis


tant d'années.

Il avait un air très simple et détendu, avec, dans le regard, une grande paix.

Je n'osai l'interroger. Il m'intriguait de plus en plus. Soudain une idée me


traversa l'esprit : « Dix ans ont passé. C'est beaucoup, dix ans. Il a dû
oublier et refaire sa vie. »

Cette pensée jeta un froid entre nous. Je continuai à lui détailler mes
aventures de guerre et d'après-guerre, mais dans mon for intérieur je pensais
à Isabelle, telle que je l'avais connue.

Si belle. Un jour, lorsqu'elle est venue en retard à la réunion de notre


groupe, brusquement nous nous sommes tus. Elle fut la seule à ne pas
comprendre. « Qu'avez-vous donc ? » dit-elle en riant. Personne n'osa lui
dire que sa brusque apparition dans l'embrasure de la porte, avec ce grand
chapeau de paille encadrant son visage d'infante d'Espagne, nous avait «
distraits » un instant. Pour ma part, j'admirai en elle cette perfection
d'achèvement qui est la marque distinctive des chefs-d'œuvre.
Curieusement, elle ne suscitait pas de jalousies, même parmi les femmes.
De commun accord, nous l'avions mise « à part », comme « un phénomène
de la nature », disait Witold G. Car sa beauté physique se doublait d'une
autre qui lui donnait une transparence d'albâtre. «A la voir, on est obligé de
croire que l'âme existe », m'avait dit un jour Antek D. Bien entendu, tous
les garçons en étaient amoureux, éperdument et sans espoir. « On l'aime
comme on aimerait une étoile », me dit un jour en soupirant Yanek R.,
tombé pendant l'insurrection de Varsovie.

Elle était la seule à sembler ignorer ces engouements et son étrange pouvoir.
Peintre de talent, elle aimait son art non moins que sa «foi de charbonnier»
qui ne lui posait pas de problèmes. Chez tout autre, nous aurions cloué au
pilori cette attitude « simpliste » et dépourvue de « nuances ». Un accord
tacite mettait Isabelle hors de cause. Elle intervenait rarement dans nos
débats, mais ses réflexions, d'une simplicité étonnante, tranchaient au vif et
nous laissaient pantois. Ainsi le jour où elle prit la parole dans une violente
discussion entre tenants de l'humanisme chrétien et athée, qu'elle renvoya
dos à dos, avec leurs arguments plus ou moins habiles et spécieux :

«L'humanisme? fit-elle, pour moi, tout se ramène à la question si, oui ou


non, Dieu s'est fait homme. L'une des « preuves » de l'Incarnation, c'est que
l'homme n'a qu'un rêve : se faire Dieu. Voyez le nouveau Prométhée ! Il
croit ravir le feu du ciel et s'aperçoit soudain qu'il brandit des tisons de nos
bûches de Noël. Mais ce feu existe, il flambe dans les mains, dans le cœur
des saints. »

Ce fut un moment de silence.

— Tu sais, dit finalement Marc, c'est pour nous un registre beaucoup trop
élevé !

Il était le seul à oser, parfois, la contredire. Elle le regardait alors de ses


grands yeux clairs, tout étonnés. « Explique-moi ta pensée », disait-elle. Il
n'y avait dans ses objections ni hargne, ni violence, ni même désir de
convaincre. Tranquillement elle « faisait profession de foi », « comme
sainte Blandine au milieu des fauves », disait Marc avec un brin de dépit.

Je ne les ai pas revus depuis leur mariage. Ce furent les vacances et puis, la
guerre. En 1945, par des camarades de Résistance j'ai appris la mort
d'Isabelle.

Marc écoutait attentivement et sans m'interrompre. J'avais hâte d'en finir. Le


souvenir de sa femme réduisait à l'insignifiance les petits faits concernant
ma personne que j'étais en train d'égrener. Je ne fis pas la moindre allusion à
Isabelle, mais elle me semblait plus que jamais vivante et présente... pour
nous séparer ou pour nous rapprocher ?

La fin de mon rapport fut un peu abrupte. Marc sourit :

— Et maintenant, c'est mon tour. Sais-tu que je suis catholique ?

— Non, je ne le savais pas.

Il y eut un moment de silence. Puis, à voix basse :

— Je le dois à Isabelle.

Mon malaise disparut soudain. Ainsi donc, il ne l'avait pas oubliée !

Il m'observait du coin de l'œil.

— Oui, les morts vivent, fît-il d'une voix sourde, j'en ai des preuves !

Une bande de blousons noirs s'engouffra dans le café en chantant des


refrains de Rock n'Roll. « Pas de salle de danse ? » fit le chef de la bande. «
Votre boîte mériterait d'être pulvérisée au plastique. » Le garçon avait l'air
de s'excuser et respira visiblement lorsque la porte se fut refermée avec
fracas.

— Pauvres gosses ! dit Marc. Certains parmi nous en avaient bien pris le
chemin... Et maintenant, c'est mon tour de te conter une histoire qui te
semblera loufoque, bien qu'elle soit parfaitement vraie.

« La guerre nous a surpris à Zakopane (Dans les Tatra) Nous n'étions donc
pas à Varsovie pendant les bombardements de 1939. Après l'effondrement
de la Pologne, j'ai repris mon travail à l'usine. Pour manier le béton, point
besoin, heureusement, d'engagement idéologique. Or, il fallait tenir et vivre.

Très vite, nous fûmes au centre d'un réseau de presse clandestine. Notre
villa de Zoliborz se prêtait à des réunions de maquis. Presque tout notre
groupe fut mobilisé. Naturellement, Isabelle était au cœur du mouvement.
J'étais à mon travail, mais elle restait à la maison. On venait lui confier tout
ce que l'on avait sur le cœur. Peu à peu, tout naturellement, elle fut mise au
courant des activités du réseau. Un beau jour, elle se laissa embrigader dans
le service de diffusion. Elle me le dit. Je n'osai le lui interdire. Pourtant, nuit
et jour, je tremblai pour elle. Parfois, le soir, elle me racontait en riant ses «
accrocs » avec la Gestapo. Que de fois n'a-t-elle été arrêtée, pendant le
ratissage des rues qu'elle suivait, son cabas rempli de feuilles interdites !
Avec son sourire désarmant et sa gentillesse, elle se tirait toujours d'affaire.
On finit par croire qu'elle était tabou.

Un soir de décembre 1943 je lui dis mes inquiétudes. « Que deviendrai-je si


on te tue ? » La réflexion était égoïste et stupide. A vrai dire, je l'aimai pour
moi, de la seule façon dont, alors, j'étais capable d'aimer.

Elle devint soudain très sérieuse :

— Si on me tue, je reviendrai pour te dire qu'il y a un au-delà.

Je haussai les épaules. Malgré sa présence, combien rayonnante, mon


agnosticisme demeurait intact. La mort pour moi, c'était la fin « de tout ».

Quelques jours après, elle fut arrêtée avec une valise remplie de papiers
compromettants. Je tentai en vain de l'atteindre à la prison de Pawiak. Mise
au secret, elle fut atrocement torturée... De cela, même maintenant, je ne
puis parler ! J'ai revu son pauvre corps, momifié comme tant d'autres dans
un terrain calcaire.

Tant que je l'avais cherchée dans cet immense charnier qu'était Varsovie en
ruines, l'espoir m'avait soutenu. Lorsque je me trouvai devant sa dépouille,
ma volonté bandée comme un arc, se relâcha soudain. Ce fut comme le
vertige de l'abîme. Tout en moi chavira dans un chaos innommable. Était-ce
donc elle, cette chose méconnaissable ? Je ne croyais pas à l'immortalité de
l'âme. Pourtant, à ce moment précis, je me refusai sauvagement à croire que
tout était fini.

Je perdis tout contrôle de mes actes et de mes réflexes. On me livra aux


psychiatres. Pendant les divers traitements que je subissais avec
indifférence, une idée fixe me talonnait : « Elle m'a promis de me faire
signe. Si son âme existe, elle tiendra parole. »

Je quittai l'hôpital le 15 décembre 1945. Des amis m'avaient invité à G.,


près de Kielce, où nous avions passé quelques jours pendant notre voyage
de noces. Que de souvenirs collés aux murs de la vieille maison...

On fut d'une discrétion exquise, en me laissant à ma solitude et à mon


silence. Je passais des journées entières à arpenter les champs couverts de
neige, sous un ciel bas et fauve. La torpeur du premier choc cédait peu à
peu à une douleur lancinante. Je désespérai de trouver un sens à tant de
drames accumulés par les années de guerre. Mon propre cas n'était qu'une
goutte dans un océan de larmes, apparemment absurdes. J'émergeai de mon
abîme pour prendre conscience du désespoir.

Il faut que je vous dise qu'aucune velléité de foi n'avait traversé ma nuit.
L'inexistence de Dieu me semblait un fait certain et acquis. Pourquoi donc
me débattai-je dans cette attente impossible ? Le cœur, dit Pascal, a ses
raisons que la raison ignore.

La veille de Noël, je quittai la maison, vers dix heures du matin, avec


l'intention de rentrer après les agapes traditionnelles qui devaient avoir lieu,
comme d'habitude, à la première étoile. Cette fête de famille s'accordait mal
avec mon état d'esprit. Je pris le chemin de la forêt qui barrait l'horizon
d'une raie noire. J'avançai lentement, pour gagner du temps. Je marchais
sans but, avec le sentiment que les jeux étaient faits et qu'il n'y avait plus
que la mort au bout. Oui, tout en moi semblait converger vers le suicide.
Brusquement, je n'espérais plus rien.

C'est alors que se produisit le miracle.

Un homme apparut au loin, venant dans mon sens. Péniblement il se frayait


le chemin dans la neige fraîchement tombée, tout au long des poteaux
télégraphiques qui étaient les seuls points de repère dans l'immensité
blanche. Bientôt je distinguai ses traits terreux, comme s'il relevait d'une
grave maladie. Il portait une canadienne d'origine étrangère et s'appuyait sur
un gros gourdin noueux.
Arrivé à quelques mètres de distance, il m'interpella :

— Est-ce bien le chemin de Gorki ?

— Oui, au tournant vous verrez les toits.

— Connaissez-vous peut-être Marc R. ?

— C'est moi.

— Quelle chance ! Je vous apporte un message de votre femme.

Il ne se rendit pas compte du choc brutal que produisirent ses paroles. Il


sortit son mouchoir, essuya ses yeux clignotants et rougis par le froid, passa
sa main dans la poche intérieure, sortit une enveloppe et me la tendit :

— Voilà.

C'était bien l'écriture d'Isabelle : A Marc R., mon mari bien-aimé.

Je n'essayai même pas d'ouvrir la lettre. Je la tenais dans mes doigts gourds,
les caractères de l'adresse dansaient devant mes yeux, tout se mit à tourner
autour de moi... Je m'appuyai contre un poteau télégraphique. En voyant
mon air hébété, l'inconnu sourit :

— Oui, je comprends. Vous ne vous y attendiez pas ! Elle m'a donné cette
lettre la veille de son exécution. Je suis médecin et l'on m'avait appelé dans
le quartier des femmes. Elle me la donna en disant : « Il faut absolument
que vous la remettiez à mon mari. Je prierai pour que rien ne vous arrive... »
Je l'ai promis. Or, je suis communiste.

Le fait est que j'ai survécu. On me déporta en Allemagne, au camp de M.


J'avais le typhus à l'arrivée des Alliés. On me croyait perdu. Pourtant, je me
suis tiré d'affaire. Pendant tout ce temps d'horreur, je gardais cette lettre
comme une sorte de talisman. Oui, j'étais sûr que rien ne m'arriverait tant
que je l'aurais sur moi... Je l'avais cousue dans la doublure de mon blouson.
C'est que votre femme, voyez-vous... Je ne sais comment vous le dire. Elle
faisait honneur à la race humaine. Depuis que je l'ai connue, je crois
qu'après nous, tout n'est pas mort.
Je fis un effort surhumain pour me ressaisir. J'invitai « le messager » chez
mes amis de G.

— Non, dit-il, on m'attend à Kielce. J'ai laissé ma moto au village. A


cause de la neige, j'ai dû faire ce trajet à pied. C'est une chance que je vous
aie rencontré à mi- chemin ! Voyez-vous, je tenais à vous donner cette lettre
aujourd'hui même. C'est un cadeau de Noël de votre femme. Salut !

Il me serra la main et repartit à grandes enjambées. J'oubliai de lui


demander son nom et son adresse !

— Et maintenant, lisez.

Il sortit de son portefeuille une enveloppe et me la tendit. Je reconnus tout


de suite la main d'Isabelle. Le papier de la lettre était froissé et marbré de
taches. Voici le texte, sans trop de variantes, car chaque parole s'est gravée
dans ma mémoire :

Marc, demain ce sera fini. Ou plutôt, tout commencera. Pardonne-moi de te


quitter ainsi. Je pense à ta grande solitude après ma mort. Mais je prierai
tant pour toi que tu finiras par comprendre. Ce qu'on appelle « mort » n'est
qu'une nouvelle naissance. Je serai dans l'amour de Dieu. Or, à l'amour, rien
n'est impossible ! C'est avec cet amour que je t'aime. Non pas seulement en
ce monde, mais bien mieux dans l'autre ! A partir de demain, ce sera
l'éternel présent. Je sais que Dieu m'exaucera. Il l'a promis ! Puisque je
demanderai ton salut en son Nom... Marc, ce que je n'ai pu faire ici-bas, de
là-haut, je le ferai ! Avec Dieu, tu retrouveras la paix et la joie...

Pardonne-moi de ne pas t'avoir donné d'enfant. Après cette guerre, il y aura


beaucoup d'enfants sans père ni mère...

Je t'embrasse si tendrement. AU REVOIR !

Je rendis la lettre sans mot dire. Ma gorge était nouée de sanglots. Marc me
regardait en souriant :

— Vois-tu, cette lettre a fait de moi « un homme nouveau ». Ce chemin au


milieu de la neige, en cette vigile de Noël, fut mon chemin de Damas. J'ai
eu l'impression physique que des écailles me tombaient des yeux... Et
maintenant, j'attends le grand « revoir » en tâchant d'être moins indigne de
celle qui est ma femme à jamais... Oui, j'ai fait ce qu'elle m'a demandé dans
sa lettre. J'ai adopté deux orphelins de guerre et ma sœur, dont le mari est
tombé en 1944, m'aide à les élever.

Tu comprends maintenant pourquoi je tenais à te revoir ? Tu étais son amie.


Tu avais droit à son message de Noël. »
UNE ICÔNE DE RUBLEV

Jean-Claude venait de rentrer de Moscou, après un bref séjour dans le cadre


des « échanges culturels ». Pour fêter son retour, notre équipe organisa une
réunion de « table ronde ». D'habitude, on discutait à perte de souffle et,
pour plus de précision, on faisait marcher le magnétophone. En faisant le
point, à la fin de la soirée, chacun pouvait se référer à ses propres paroles et
à celles des autres : gare aux louvoiements ! Le mot d'ordre de notre groupe
se résumait en deux mots : DIRE LA VÉRITÉ. Il y avait parmi nous des
croyants et des incroyants, mais la droiture de la recherche et le respect de «
l'autre » nous unissaient tous. Nous étions des « engagés », disposés à tous
les risques pour atteindre ce que l'un de nos platonisants appelait «
L'ENDROIT » de cet « ENVERS » que nous proposait le monde
phénoménal, la fameuse « caverne ».

Jean-Claude était l'enfant terrible de notre groupe. Esprit vif et porté à la


contestation, il décelait impitoyablement le moindre paralogisme, toute
extrapolation, et ramenait « ses ouailles » sur le droit chemin de la pensée «
logique ». Ses critiques faisaient mouche mais n'étaient guère constructives.
Après avoir démoli son adversaire, il n'arrivait pas à lui opposer un
ensemble cohérent et organique des idées au nom desquelles il l'avait
pourfendu. Ses discussions débouchaient sur le nihilisme. Ses croyances
vagues ne remplaçaient pas la foi.

Dès son arrivée, nous eûmes tous le sentiment qu'il n'était pas « le même ».
La réunion avait été organisée en son honneur. D'habitude il ne se faisait
pas prier pour prendre la parole et dominer le débat. Nul ne parlait autant de
dialogue et nul ne le mettait moins en pratique. Son silence, son hésitation
excitèrent notre curiosité. Le magnétophone tournait...

Les coudes sur la table, les dix doigts enfouis dans sa tignasse visiblement
malmenée, le regard au loin, il prit enfin la parole. D'un bout à l'autre de son
récit personne n'osa l'interrompre. Ce fut un long monologue, d'une densité
telle que tout résumé risquerait d'en altérer le sens. Nous le reproduisons
donc intégralement, avec quelques rares coupures concernant des redites.

« J'ai eu à Moscou une drôle d'aventure et je me demande si je dois vous en


parler. Il faudrait au fond que j'attende que cela se tasse et que je
comprenne. Car il y a là-dedans des choses qui ne me semblent pas claires
et qui s'emboîtent peu à peu... exactement comme un puzzle ! Enfin, tant
pis... »

Il se tut un instant, puis continua sans nous regarder :

« Oui, ce fut une drôle d'aventure et cela commença le plus banalement du


monde. Je sortais de l'hôtel X. où je m'étais arrêté pour flâner aux alentours
de la Place Rouge, ou plutôt « belle » (krasnaya plochad, cela revient au
même), en attendant mon rendez-vous d'affaires à 11 heures. Au coin d'une
rue latérale un homme, très pauvrement vêtu, était debout et me regardait.

Je passais une fois, deux fois... Il était toujours là, sans bouger. A un certain
moment il me dit vite, en russe : « J'ai une icône à vendre, voulez-vous ? »
Je sursautai. Depuis le temps que j'étais en quête d'une véritable icône !
Chez les antiquaires on ne trouve plus que des copies sans « assiste » et
sans profondeur. Je dis donc précipitamment : « D'accord ». Quelqu'un
passait. Il fit semblant de ne pas me voir et pressa le pas. J'avais l'air de le
prendre en filature ! Je suivais à distance, en observant les passants.
Actuellement, il n'est plus permis en Russie de vendre les icônes à des
étrangers, je veux dire les véritables icônes et non pas ces produits en série
qui alimentent en devises des magasins d’État ! Je comprenais donc
parfaitement le jeu de l'inconnu et j'imitais ses manèges de zigzags.
Finalement je le vis disparaître sous la porte cochère d'un immeuble
immense et laid. Je croyais l'avoir perdu de vue lorsque je l'aperçus par la
claire-voie de l'escalier, en train d'allumer une cigarette sur le palier du
troisième étage. Je montai, il accélérait le pas, l'immeuble semblait désert.
Au dernier étage, il enfila un corridor étroit et sombre, flanqué de
mansardes, s'arrêta net, sortit une clé de la poche, ouvrit une porte et
s'effaça courtoisement pour me laisser le passage. Je clignais les yeux pour
m'adapter à l'obscurité de la pièce où l'inconnu venait de m'introduire. Sur
une sorte de grabat, à gauche, dans un coin, gisait une femme.
— Ma mère, dit l'inconnu.

Puis, il tira un peu les rideaux de l'unique fenêtre et me dévisagea avec


méfiance :

— Vous ne direz pas que vous êtes venu ?

Je souriai :

— Comment voulez-vous que je le dise puisque je ne sais même pas le


nom de la rue !

— Nitchevo, fit-il d'une voix adoucie. Cela ne fait rien. Voyez-vous, les
mouchards, il y en a partout. Et les étrangers ne s'orientent pas. Ils
bavardent. Cela peut faire beaucoup de mal...

Il n'avait pas l'accent de Moscou. Sa façon de s'exprimer trahissait une


certaine culture. A contre-jour, il paraissait démesurément maigre, hâve et
décharné. Ses yeux myopes me scrutaient attentivement. Un gémissement
de la femme malade le fit sursauter :

— C'est un ami, maman ! N'aie pas peur...

Puis, en se tournant vers moi :

— C'est qu'elle n'a pas de passeport.

Je connais assez la Russie soviétique pour savoir ce que cela signifie !


Personne ne peut se déplacer sans passeport, on ne peut changer de
domicile sans y être autorisé, chaque accroc au règlement se solde par des
amendes ou la prison. Du coup, je m'étonnais de cette confidence inutile.

Maintenant l'inconnu me considérait avec un large sourire :

— Vous avez une bonne tête ! Vous ne nous dénoncerez pas !

(Voilà bien les Russes, songeai-je. Sans crier gare, ils passent d'un extrême
à l'autre !)
— Bien sûr que je ne vous dénoncerai pas ! Et l'icône... tovarich,
camarade (je bafouillai, ne connaissant pas son nom).

— Andrey Alexandrovitch ! dit-il. Mon père s'appelait Alexandre. ILS


l'ont tué... Nitchevo. Je vous apporte l'icône.

Il disparut dans une sorte de débarras contigu, sans lumière puisqu'il laissa
la porte entrouverte.

La femme alitée dit à voix basse :

— C'est l'icône de notre famille. Nous l'avons gardée et elle nous garde
depuis quatre siècles...

Elle s'arrêta net, comme si elle avait peur d'avoir trop dit. Andrey
Alexandrovitch émergea de l'obscurité et nous observa d'un air scrutateur.
Avait-il entendu les paroles de la malade ? En tout cas, il ne fit rien
transparaître. A bout de bras il portait un tableau encadré : l'icône.

Il prit une chaise, la tourna vers la fenêtre, appuya l'icône sur le dossier,
recula un peu, me céda sa place :

— C'est un Rublev, me dit-il avec ferveur.

Je sursautai. Le renseignement me paraissait absolument invraisemblable.


Cinquante ans après la révolution d'octobre, un Rublev en propriété privée
alors que tous ceux qui étaient censés posséder pareils trésors avaient
depuis longtemps disparu ! Dans cette mansarde minable où chaque objet
sue la misère !

L'homme dut remarquer l'expression de mon visage car son front se couvrit
d'une brusque rougeur.

— C'est pourtant vrai, dit-il à voix basse. Alors, vous comprenez, c'est dur
de nous en séparer, mais il le FAUT. Mieux vaut la vendre qu'on ne nous la
prenne.

Le ton de sa voix s'était durci, il se tut brusquement. Quant à moi, je ne


faisais plus attention à ce qu'il me disait. J'étais absorbé par la
contemplation de l'icône.

Oui, contemplation. J'avais pourtant visité plus d'une fois la galerie


Tretiakov. Tout récemment, à Paris, je suis allé trois fois au film de
Tarkowski, la troisième rien que pour revoir l'admirable icône de la Trinité
de Rublev, fenêtre grande ouverte sur un univers que nous feignons ignorer
mais qui existe plus que nous, L’ENDROIT de la réalité. »

Jean-Claude s'arrêta un instant, alluma une cigarette, et poursuivit d'une


voix sourde :

« C'était une icône du Spas, le Christ Sauveur, sinon de Rublev,


certainement de son école. Était-ce le décor minable qui, par contraste,
mettait en relief un authentique chef-d'œuvre ? Je ne m'y attendais certes
pas et je n'ai pu réprimer un cri d'admiration. Andrey Alexandrovitch restait
là, debout, un peu en retrait, sans mot dire. J'entendais sa mère qui
sanglotait doucement. Tout cela formait l'arrière-plan, comme dans un
songe. J'étais absorbé par la contemplation de ce visage aux yeux
démesurés et vivants, par le regard rivé au mien et qui me scrutait jusqu'au
tréfonds avec une lucidité inexorable.

Le temps que cela a duré ? Je n'en sais rien, j'étais hors du temps. Ne riez
pas et ne me prenez pas pour un songe- creux si je vous dis qu'entre l'icône
et moi il s'était amorcé une sorte de dialogue sans paroles. Soudain je me
suis rendu compte que je donnerais n'importe quoi, la moitié de ma vie,
pour l'avoir.

La vieille femme sanglotait toujours. J'ai eu honte de mon silence et de ma


« distraction ». Me tournant vers Andrey Alexandrovitch, je lui posai la
question rituelle qui me brûlait les lèvres :

— Combien demandez-vous ?

Il ne répondit pas tout de suite. Tourné vers sa mère il semblait attendre, le


regard suppliant... Elle pleurait toujours, doucement, les mains jointes sur la
couverture grise de son grabat. Finalement il sembla prendre son courage à
deux mains :
— L'important (tchto zo wsiem vajno...), c'est que notre icône se sente
bien chez vous !

Je le regardai, ahuri. Était-ce un illuminé ? Il ne semblait pas me voir. Ses


lèvres remuaient doucement et tout son pauvre corps dépenaillé tremblait.
La vieille femme tourna vers moi ses yeux baignés de larmes :

— Baryn (Monsieur ne lui en veuillez pas ! fit-elle d'un ton suppliant. Si


vous saviez ce que cette icône représente pour mon fils ! Elle lui a sauvé la
vie...

Il sursauta : « Maman ! » J'observai la brève rougeur qui effleura son visage


hâve.

— Maman ! Ce sont des secrets de famille...

— Androucha, s'écria-t-elle soudain d'une voix claire, n'aie pas peur, c'est
un ami !

De plus en plus désorienté je ne savais que dire et il me tardait de conclure


le marché et de partir avec l'icône que je désirais à ce moment-là comme
jamais je n'avais rien désiré dans ma vie, pas même les femmes !

Pourtant, moi qui ne suis pas timide, je n'osais pas brusquer les choses. Ces
braves gens me faisaient de la peine et je décidai d'attendre patiemment le
dénouement. En Russie, il ne faut jamais être pressé. Du coin de l'œil je
louchai vers une chaise.

— Puis-je m'asseoir ?

— Oh ! Bien sûr ! s'écria Andrey en s'effaçant pour me livrer passage. Je


m'assis à contre-jour, face à l'icône que je ne quittai pas des yeux. Une
vague inquiétude s'emparait de mon esprit comme si ce marché qui semblait
fait pouvait encore tourner court. Brusquement, je songeai à cette question
étrange : « L'icône se sentira-t-elle bien chez vous ? » Maintenant, je n'étais
plus surpris. Le Seigneur me fixait de son regard doux et terrible. Je
détournai les yeux.
En attendant, entre mère et fils se poursuivait un dialogue ineffable. Elle le
regardait d'un air suppliant. Lui, il semblait livré à des forces obscures qui
l'écartelaient visiblement. Un spasme douloureux contractait son visage, ses
mains appuyées sur le dos d'une chaise étaient crispées.

— Tu sais, Androucha, pour qu'elle soit bien chez lui, il faut lui raconter
son histoire. Après tout, cela ne nous appartient pas !

Je me sentais de plus en plus dépaysé mais aussi, comment le dire ? en pays


de connaissance ou de RE-connaissance. C'était comme dans un rêve
lorsqu'on découvre du déjà vu. Je décidai de ne plus me défendre, de ne pas
aller à contre-courant, de laisser faire. Aussitôt je sentis un immense
soulagement.

C'était peut-être une illusion, mais j'ai cru nettement que mon
acquiescement intérieur supprimait un barrage qui bloquait notre rencontre.
La figure tourmentée d'Androucha s'éclaira :

— D'accord, Maman, mais comment faire pour qu'il comprenne ?

D'un air solennel, elle désigna l'icône :

— C'est le Seigneur qui lui fera comprendre.

J'étais maintenant parfaitement détendu, nullement pressé, attentif mais pas


curieux, les yeux dans les yeux de l'icône. Passif, oui, mais d'une passivité
qui n'a absolument rien à voir avec ce que nous désignons sous ce terme.
Pour tout dire, je me sentais dans une autre dimension, comme si j'étais
mort, comme si je voyais, enfin, non plus l'envers, mais L’ENDROIT des
choses.

Androucha se mit à parler de sa voix un peu chantante (j'ai su depuis qu'il


était né à Leningrad), pesant chaque mot, ponctuant son récit de brefs
intervalles. Sa mère, les mains jointes, ne le quittait pas des yeux :

— Un arrière-arrière-grand-oncle, qui fut moine, travaillait avec Rublev.


Il était peintre d'icônes, mais pas un génie. Dans notre famille, très ramifiée
avant la révolution d'octobre, on conservait beaucoup de ses œuvres.
Rublev l'aimait bien car il était transparent, je veux dire qu'il n'y avait en lui
rien d'opaque. C'est du moins ce que l'on se transmettait chez nous, de père
en fils. Un jour cet oncle qui portait en religion le nom de Serge, confondit
par mégarde les couleurs. Rublev se fâcha et, du coup, ne put continuer son
travail. Car, pour peindre une icône, il faut avoir l'âme claire et lisse ! Il se
mit donc à genoux devant l'oncle Serge et lui dit : « Pardonne, Frère ! Tant
que tu ne m'auras pas pardonné du fond du cœur, je ne reprendrai pas le
pinceau ! »

Serge fondit en larmes et se mit lui aussi à genoux. C'est ainsi qu'ils
s'embrassèrent et Rublev reprit son pinceau.

Il peignit alors l'icône que vous voyez et qu'il donna, en esprit de pénitence
et de réparation, à l'oncle Serge. Peu après le monastère fut investi par les
Tartares. L'oncle Serge a dû fuir et il emporta comme un trésor son icône. Il
erra longtemps avant d'atteindre la maison de campagne où habitait son
frère. Quelques semaines après, il est mort d'épuisement. Avant de mourir, il
dit à son frère : « Je te laisse mon icône, garde-la et elle te gardera. N'oublie
pas de demander la permission de notre Père archimandrite car, étant moine,
je n'ai rien et ne puis rien donner ! » Or, de retour dans la laure dévastée,
l'archimandrite donna son accord. C'est ainsi que, depuis, l'icône est restée
dans notre famille...

Andrey Alexandrovitch s'arrêta un instant, comme s'il avait de la peine à


poursuivre.

— Faut-il vraiment que je dise TOUT ? fit-il d'une voix étouffée.

— Oh ! oui, Androucha, car c'est à la gloire du Sauveur et non pas à la


tienne !

La vieille femme sanglotait doucement, les mains jointes :

— Ne vous fâchez pas, Baryn, mais ces temps-ci il n'est pas bon de parler
des miracles ! On vous prend pour un fou et on vous envoie dans une
maison de fous !

Andrey reprit son récit, les yeux rivés sur l'icône :


— Plusieurs générations ont vécu sous son regard et l'on disait dans la
famille que ceux qui n'avaient pas la conscience nette n'osaient s'approcher
du « bel angle » (Krasnyi ougol : dans chaque maison russe il y avait un «
coin » avec l'icône familiale, éclairée jour et nuit par des cierges ou lampes
à huile). A la guerre de 1914, il y avait trois fils dans la maison. Tous
partirent, un seul revint. Invalide de guerre à 20 ans ! Il s'était enrôlé
comme volontaire, à 17 ans. C'était mon père...

Il revint tout retourné. Sans foi ni loi, avec une jambe de bois et des idées
révolutionnaires. Il ne resta pas à la maison. Son père en est mort de
chagrin.

La révolution devint sa religion, l'Humanité son Dieu. Il s'installa à Moscou


et monta vite en grades, au sein du Parti. Chef de district, il livra aux
croyants une guerre acharnée, sans répit. Ceux qui l'ont connu disent qu'il
haïssait Dieu et le rendait responsable de tous les malheurs sur cette terre.
Bien sûr, Dieu pour lui n'était qu'une superstructure, mais peut-on haïr à ce
point quelqu'un qui n'existe pas ? Le fait est qu'il traquait avec rage les
moines et les prêtres pour les envoyer à la mort. Il croyait qu'une fois toute
religion disparue ce serait le paradis sur terre. Il composait des chants
blasphématoires qu'il publiait dans le Bezbojnyk. Après la mort de grand-
père, la maison familiale, saccagée par les pillards, tomba en ruines.

Les années passaient et mon père était toujours célibataire. Il disait : « Je


n'ai pas besoin de femme, j'ai épousé la révolution ! » Un jour cependant il
rencontra une jeune fille : ma mère. Ce fut le coup de foudre. Ils se
marièrent très vite, civilement, bien entendu. Elle devint enceinte. C'est
alors que mon père se souvint de sa datcha abandonnée mais non pas
réquisitionnée, puisqu'il jouissait des droits de membre du Parti.

Un jour d'été, profitant d'un congé, il prit le train avec sa femme «pour aller
voir». La maison était dans un état lamentable et tombait en ruine. Tout
autour, dans l'ancien jardin, il n'y avait plus que chardons et orties. Les
arbres fruitiers étaient morts, le sentier avait disparu.

Cependant les murs solides tenaient bon, même le toit n'était pas crevassé.
De ce temps-là, on savait construire ! Mon père retroussa ses manches (c'est
un dicton russe) et se mit à déblayer la maison, pour la rendre tant soit peu
habitable. Il n'y était pas retourné depuis 1918. Grand-père y était mort et
reposait au cimetière du village. De sa tombe mon père n'avait cure.

Dans la maison il n'y avait rien : ni meubles, ni ustensiles de ménage.


L'icône aussi avait disparu. Pour mon père, c'était le moindre des soucis.
S'en souvenait-il seulement ? Enfant, il avait fréquenté le lycée, à Moscou,
tout droit de là-bas il était parti au front.

Donc, tous les deux avec ma mère ils étaient en train de créer « un nid
d'amoureux ». Une fois les gravats déblayés, les pièces du rez-de-chaussée
devinrent habitables. Dans l'une d'elles, l'ancienne « chambre à feu », un
beau jour mes parents vinrent s'installer.

Dès la première nuit, ma mère (qui était enceinte de moi) appela son mari
qui dormait profondément :

— Regarde ! Qu'est-ce que c'est ?

Dans un coin, à l'angle droit, il y avait une tache de lumière carrée ; cela
faisait l'effet, me dit plus tard ma mère, d'une fenêtre au ras du sol.

Mon père, intrigué, se leva et tâta le mur. Il croyait qu'à cet endroit-là on
avait mal replâtré la paroi et que c'était un trou. Or, cette nuit-là, il n'y avait
pas de lune. Après avoir vérifié l'épaisseur du mur, il a dû bien se rendre à
l'évidence que la lumière ne venait pas de l'extérieur mais du fond du mur.
Rompu de fatigue il se recoucha et dit à sa femme : « Nous verrons cela
demain ! »

A la lumière du jour on ne voyait plus rien, de sorte que mon père crut que
c'était un rêve. Cependant la nuit suivante, le phénomène s'est reproduit.
Cette fois-ci ce fut lui qui réveilla sa femme. Il nous dit plus tard que cette
affaire «ne le laissait pas dormir». Il songea un instant que c'était la
réverbération d'un miroir, mais de miroir il n'y en avait pas. Alors, fou de
rage, il mit devant ce carré lumineux une planche. Or, à travers cette
planche, la lumière passait... Il finit par se couvrir la tête de la courte-
pointe, pour ne pas voir. Cette nuit-là, c'est sa femme qui n'a pu dormir.
Je ne me rappelle plus combien de nuits de suite cela se répéta. Mon père
disait : « Pas possible ! Il faut bien qu'il y ait une explication scientifique...
» Pourtant il hésitait à ébruiter l'affaire. Il craignait que ses camarades n'en
fassent des gorges chaudes.

Avec tout cela, mes parents ne dormaient plus, tout en faisant semblant de
dormir.

Une nuit, mon père dit : « Tant pis pour le plâtre ! Je verrai ce qu'il y a
dedans. » Il prit un pic et un marteau et se mit à cogner. Tout de suite on se
rendit compte qu'il y avait un creux dedans. Au bout d'un instant le
fragment du mur disparut au fond du trou. Il dégagea l'ouverture, enfonça
un bras et poussa un cri :

— C'est une cachette ! Je touche, toute droite, une caisse en bois !

Telle était son émotion qu'il retira le bras et s'assit un instant sur ses talons.
Ma mère battit des mains de joie :

— C'est ton père qui, avant de mourir, a caché un trésor ! Va vite ! Je


meurs de curiosité !

— Si c'est un trésor, fît mon père, il ne nous appartient pas, mais au


peuple. Je m'en vais quérir le commissaire !

Ma mère joignit les mains d'un air suppliant :

— Aliocha, voyons cela, d'abord, à nous deux ! Et puis, qu'est-ce que tu


diras au commissaire de ce carré de lumière, la nuit ? C'est cela pourtant qui
a alerté ton attention. On se moquera de toi !

Cet argument prévalut. Mon père élargit le trou, y plongea à mi-corps et


retira une sorte de caisse plate, en bois presque entièrement moisi et qui
tombait en miettes. La corde qui l'entourait était pourrie, il n'eut donc pas de
peine à soulever le couvercle.

Dans la caisse ouverte resplendissait l'icône.


Mon père ne put réprimer un cri. Puis, il se cacha les yeux avec la paume
d'une main et fit quelques pas à reculons :

— Il me regarde ! Comme il me regarde !

Ma mère qui ne savait rien de notre icône, était partagée, comme elle nous
l'a dit depuis, entre deux sentiments : elle était à la fois émerveillée et déçue
car elle s'attendait vraiment à un trésor.

Grand fut son étonnement lorsque, soudain, elle entendit un bruit sec : les
yeux fixés sur l'icône mon père était tombé à genoux (ce qui n'est pas une
coutume orientale), se frappait la poitrine et criait d'une voix déchirante :

— Gaspady pomylouy ! « Seigneur, aie pitié de moi ! »

Comme elle aimait son mari, ma mère ne lui fit pas de remontrances, mais
son étonnement allait croissant. A son tour elle ne quittait plus des yeux
l'icône, resplendissante. Car, contrairement à ce qui aurait dû se passer, les
couleurs n'étaient nullement abîmées, on aurait même dit que quelqu'un
avait enlevé les taches de fumée qui l'avaient obscurcie au cours des siècles.
Cependant elle ne comprenait pas ce qui arrivait à son mari.

Mon père nous a dit plus tard que cela a duré longtemps, mais combien de
temps ? Il ne le savait pas.

— Je me suis relevé homme nouveau, disait-il. Le Seigneur m'avait


retourné et tout ce qu'il y avait au-dedans de moi, s'en allait en poussière.
Dans ce vide, Lui-même s'engouffrait...

Le jour même, l'icône reprit sa place d'honneur dans le bel angle de la


maison. Trois jours après, mon père rendit la carte du Parti et proclama bien
haut sa foi.

Aujourd'hui, on l'enverrait dans un hôpital psychiatrique. Alors, sous la


terreur, il fut condamné aux travaux forcés. Je suis né après son départ.
C'est ma mère qui m'a tout raconté.
Elle aurait pu en vouloir à l'icône car tout cela est arrivé par sa faute, mais
non ! Elle aussi fut retournée, bien que pas aussi soudainement que mon
père. Lui parti, c'est le Seigneur qui nous gardait. Depuis qu'on l'avait sortie
de la cachette, elle était comme avant et ne dégageait plus de lumière. La
lumière intérieure suffisait.

De Solowki, mon père a écrit à plusieurs reprises, quelques lignes passées


par la censure, juste pour dire qu'il était bien portant et qu'il pensait à nous.
Une fois seule-ment un bagnard libéré nous apporta une lettre qu'il avait
soigneusement cachée dans l'ourlet de son touloupe. J'ai cette lettre. Voulez-
vous que je vous la lise ?

Je fis « oui » de la tête. J'avais la gorge trop serrée pour proférer un mot.

Andrey prit un livre sur l'étagère et sortit, bien caché sous la feuille de
garde, un papier jauni plié en quatre. Me croirez-vous ? Chaque parole de
ce message s'est tellement enfoncé dans ma mémoire que je crois le répéter
fidèlement, sinon mot à mot.

Après les salutations d'usage en Russie, le père d'Androucha écrivait :

Cela vous étonnera peut-être, mais je suis HEUREUX. Depuis que le


Seigneur m'a saisi, je n'ai jamais cessé d'être heureux. Même en prison,
même ici. Car mon Seigneur est toujours avec moi. Son absence est l'enfer.
Sa présence est le paradis. Je vis donc en paradis. Et la souffrance,
stradanye ? Il m'enseigne le prix de la croix. Il faut un abîme de souffrance
pour sortir la Russie de l'abîme. Anyouchka, fais-le bien comprendre à notre
fils que j'aime de loin et bénis.

Pieux clichés diront certains ? Plutôt paroles signées de sang. Je ne me


rappelle plus s'il y a eu d'autres lettres après celle-là, clandestine,
qu'Androucha venait de me lire. Le fait est qu'un beau jour ils reçurent l'avis
qu'Alexandre Nikeforovitch était mort.

Anna Nikolaïevna (j'ai oublié de dire que dès le début de notre entretien elle
m'avait confié, comme d'usage, son patronyme) tourna vers moi un regard
suppliant : — Vous comprenez, maintenant...
Je lui coupai la parole. Et après ? demandai-je comme un enfant tout tendu
vers la fin d'un conte de fées. Je me sentais plongé dans un monde à tel
point irréel, non, ce n'est pas le mot juste, je dirais plutôt, aujourd'hui, à tel
point réel que tout le reste me semblait comme ces ombres dans la caverne
de Platon, rien que des ombres. Jamais je n'avais été saisi à ce point.

— Après, fit Andrey, nous avons quitté la maison. Vint la guerre, ma mère
fut embauchée dans un kolkhoze. Elle a dû travailler comme un homme,
elle y a perdu la santé ! Les hommes étaient au front et Staline avait donné
l'ordre de respecter les croyances religieuses, pour leur donner du courage.
Ma mère parlait donc librement du Christ Seigneur et de sa très sainte
Mère. Le soir, elle lisait l'évangile aux femmes qui venaient la voir et après,
elles priaient ensemble devant notre icône. Il y avait aussi les enfants qui
venaient, qui écoutaient et que ma mère baptisait. Car il n'y avait pas de
prêtres dans les environs. Ainsi je grandis et j'étais heureux. Tout en moi
chantait ! N'avez- vous pas remarqué que lorsqu'on est en paix avec Dieu
l'âme chante ?

Après la guerre, Staline changea de tactique. Les persécutions des croyants


recommencèrent. Les droujiniki surprirent à deux reprises les femmes qui
venaient prier chez nous. Il y a eu des mouchards. Un jour, on vint fouiller
la maison. On emporta la bible et les livres de prière. On aurait pris l'icône
si ma mère ne l'avait cachée à temps ! Le jour où elle fut arrêtée elle me dit
: « Androucha, garde la foi et Dieu te gardera. » Je n'avais que onze ans. Le
soir même notre voisine, Irina Petrovna, me prit chez elle et me dit : « Votre
icône est chez moi, bien cachée (son mari était athée). Lorsque tu seras
grand, je te la rendrai. » Ce qu'elle fit, honnêtement.

Si je me confessais, je devrais dire que plus d'une fois j'ai trahi le Seigneur
crucifié, en péchant gravement. Puisse-t-il me faire miséricorde comme au
bon larron ! J'étais élevé avec d'autres enfants qui juraient, mentaient et
volaient. Lorsque ma mère revint ayant purgé sa peine, elle se mit à pleurer
en me voyant. C'est alors que nous reprîmes l'icône. Ma mère trouva du
travail, sous une étroite surveillance. Pour me séparer d'elle on m'envoya à
Moscou où elle était interdite de séjour. J'ai pu finir l'Institut et j'allais la
voir aussi souvent que c'était possible. Maintenant j'ai du travail. Un jour,
elle est venue me voir clandestinement et voici qu'elle est tombée malade !
Impossible d'appeler un médecin. Elle avait de la fièvre, elle délirait. Je
devais pourtant la laisser seule pendant toute la journée, lorsque j'étais à
mon travail. Heureusement je la laissais sous la protection de l'icône...

— Et maintenant, vous voulez la vendre ? — Je ne pus m'empêcher de


jeter ce cri et, aussitôt, je le regrettai amèrement.

— Tu vois, Androucha, fit la mère avec un ton de reproche.

Il baissa la tête, se tut un instant, puis, me regardant droit dans les yeux :

— Que feriez-vous, Baryn, à ma place ? On m'a promis de régulariser la


situation de ma mère pour mille roubles. D'où les prendre ? Nous n'avons
que cette icône. Or, d'un moment à l'autre la police peut venir et emmener
ma mère et confisquer tout ce que nous avons, en commençant par l'icône !
Mieux vaut donc la vendre alors, si toutefois vous acceptez le prix... Dieu
comprendra ! Je ne puis abandonner ma mère.

Fiévreusement je me suis mis à fouiller dans mes poches. J'avais plus de


trois mille roubles. Je venais de changer de l'argent en prévision des
antiquaires. Je mis les billets en vrac, sur la table, je vidai mes poches. Ma
décision était prise, mais ce fut le plus dur combat de ma vie !

— Vot y dienghi, dis-je, voici l'argent ! La mère et le fils me regardaient


sans bien comprendre.

— Il y a là bien plus de mille roubles ! m'écriai-je alors, en me levant. Je


tournai exprès le dos à l'icône. La tentation était trop forte, il fallait aller
vite. Je me précipitai vers la porte comme un voleur...

— Vous oubliez l'icône ! cria Androucha. Elle est à vous !

Je me retournai, blême de colère :

— Pour une fois que je me décide à faire quelque chose de bien, ce


mierzavietz (cette canaille) m'en empêche ! L'icône est à vous, pas à moi !

Je dégringolai l'escalier quatre à quatre. Une fois dans la rue je me frottais


les yeux. Était-ce un rêve ? Était-ce vrai ? J'ai compris alors ce que c'était «
le regard intérieur ». Car, avec les yeux de l'âme je voyais mon icône.
Jamais depuis je n'ai cessé de la voir ! Et maintenant, vous pouvez me
traiter de fou... »

Il y eut un moment de silence que personne n'osait interrompre. Soudain


notre ami orthodoxe se leva, fit le tour de la table, s'arrêta un instant comme
s'il voulait parler, puis, d'un air gauche, ouvrit les bras :

— Dieu t'a fait comprendre ce qu'est une icône ! Tu ne l'as plus devant toi
mais en toi ! L'image indestructible, le Christ Seigneur, image du Père, le
Verbe fait chair...

Jean-Claude hésita un instant :

— Tout cela n'est pas facile à comprendre ! marmonna- t-il entre les
dents.

— Mais il n'y a là rien à comprendre, frère ! Il suffit d'aimer...

Nous les regardions s'embrasser, muets d'émotion. A vrai dire, personne


n'osait interrompre le silence sonore qui nous enveloppait comme une
nappe.

Michel regarda la montre :

— Il est temps que je parte.

— Moi aussi, fit André.

— Et moi...

— Et moi...

Une fois dans la rue Jean-Claude me saisit par la manche :

— Tu vois ? fit-il mi-penaud, mi-ravi : en de pareils cas, il n'y a plus rien


à dire.
Peu après la vie nous dispersa, mais c'est à votre intention, Jean-Claude,
Michel, André, Igor Michaïlovicz, Philippe et Irène que j'évoque cette
rencontre d'il y a dix ans, soigneusement consignée le soir même. Où que
vous soyez, voici notre signe de ralliement : l'icône du Verbe incarné,
«image du Dieu invisible» (Col 1,15).
TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos 7

Du sang sur les mains 15

« Tchouma-la-peste » 55

L'icône indélébile 71

« Le Christ en redingote » 81

Une messe sans prêtre 89

Agnès 99

Catherine 109

«La table des pécheurs» 119

Eau-de-vie et petits pâtés 129

Un fait divers de « pacification » 139

Le message de Noël 145

Une icône de Rublev 155


AUTRES OUVRAGES DE MARIA WINOWSKA
AUX ÉDITIONS SAINT-PAUL

Le secret de Maximilien Kolbe

En attirant l'attention du peuple de Dieu vers le Père Maximilien Kolbe.


quarante ans à peine après sa mort dans un bunker de faim à Auschwitz,
l’Église obéit à l'Esprit qui la gouverne. Pour tous ceux qui essaient de
déchiffrer les signes du temps à la lumière de Celui qui est Lumière, la
canonisation du Père Maximilien est à la fois un avertissement et un appel.

En vérité le Père Kolbe appartient à la lignée des sauveteurs d'un monde en


mal d'amour. Toute sa vie fut tendue comme un arc vers ce moment
suprême qui devait l'assimiler à son Seigneur et Maître, par le témoignage
du «plus grand amour» qui se livre en holocauste «pour l'autre».

Mais quel fut donc le secret du Père Maximilien? La clé de sa vie et de sa


mort? La réponse est simple et sans réplique: son amour pour Notre-Dame,
la Vierge Immaculée.

192 pages 47 F

Les voleurs de Dieu

Les récits qui composent ce recueil rapportent des fait strictement


authentiques, dûment contrôlés et confirmés par des témoins, qui échappent
vraisemblablement à toute explication humaine. Ce sont des exemples
bouleversants de foi, de conversions qui se sont passés derrière le rideau de
fer. L'auteur ne les expose pas comme «miraculeux», pas plus qu'elle ne les
explique. Simplement, elle témoigne. « Les périodes de persécutions, écrit-
elle dans l'avant-propos, ont toujours vu fleurir des charismes.
Apparemment victorieux, le mal suscite des revanches de l'amour, qui s'en
sert comme d'un tremplin pour une ineffable ascension.»

160 pages 40 F

Frère Albert ou la Face aux outrages

L'incroyable rayonnement de Frère Albert, soldat, peintre, moine, gueux


parmi les gueux, s'explique très simplement: il est de son époque et répond
en saint à ses exigences les plus secrètes et les plus profondes. Son message
de pauvreté évangélique se révèle pour nous d'une poignante actualité. Cette
vie merveilleuse abonde en fioretti d'une limpidité si exquise qu'il nous
semble parfois être transportés en l'Ombrie du Duecento. Comme à Assise,
la pauvreté vécue par amour nourrit visiblement la joie.

320 pages + 4 p. d'illustr. 29 F

Va, répare ma maison

Ce cri qui fut à l'origine de la vocation de saint François d'Assise ne cesse


de retentir au plus profond de la conscience des croyants.

Angèle Truszkowska. dont «le vrai visage» se dessine peu à peu à travers
les pages de ce livre, est la fondatrice d'une famille religieuse tout entière au
service des pauvres et des malades. Ceci dans une période très troublée de
la Pologne du XIXe siècle, au milieu des soubresauts d'insurrections sans
lendemains et de révoltes, combien justifiées, contre les oppresseurs.

200 pages 34 F
Allez dans le monde entier...

Il fallait une femme de la trempe de Marie-Thérèse Ledochowska, dame


d'honneur à la cour de Toscane, pour répondre à l'appel du cardinal
Lavigerie, l'apôtre de l'action antiesclavagiste, et lancer, seule et sans
moyens, une œuvre toute au service de l'Afrique, pour le rachat des esclaves
et l'aide aux missions. Digne émule de saint Pierre Claver - apôtre lui aussi
des esclaves noirs dans le Nouveau Monde trois siècles plus tôt et qui
deviendra le patron de l'institut naissant -, cette femme de génie se voulut et
fut réellement «servante des esclaves» en travaillant jusqu'à son dernier
souffle à mobiliser en Europe les chrétiens endormis.

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