Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Les récits de ce recueil font suite à ceux des Voleurs de Dieu. Ils témoignent
de la FOI des chrétiens de l'Est, aguerris par les persécutions, acculés aux
choix fondamentaux: le martyre ou l'apostasie. Ce n'est pas la faute de
l'auteur si Dieu, au plus fort de l'épreuve, prodigue des charismes à la
mesure des actes des martyrs du début de l'ère chrétienne! L'éducation
athée, l'acharnement à démontrer «la mort de Dieu» n'ont pas prise sur les
citadelles inviolables de l'âme profonde, marquée à tout jamais par
l'empreinte de «l'icône indélébile». Les bourreaux au service de l'Évangile:
au fil de ces pages nous côtoyons des abîmes où Dieu s'engouffre et
multiplie des pêches miraculeuses. « L'abîme appelle l'abîme» et il faut
parfois avoir vérifié toute l'horreur du péché pour se laisser foudroyer par le
Seigneur de Miséricorde. Ces récits sont axés sur la priorité, aux portes du
Royaume, «des publicains et des prostituées»: priorité à tel point
scandaleuse que depuis deux mille ans la race indestructible des pharisiens
ne cesse de la mettre en question.
JOUBERT
Les récits rapportés dans ce recueil s'échelonnent sur quelque vingt ans et
ont été triés sur le volet. Dans certains cas il a fallu attendre la mort des
protagonistes, pour ne pas les compromettre. Il a fallu éliminer, également,
les cas par trop scabreux pour les sensibilités délicates des chrétiens à fleur
de peau de nos pays protégés. Étant donné que certains termes courants à
l'Est sont chez nous à l'index, nous avons réduit au minimum les faits
scientifiquement inexplicables qu'une théologie « périmée » s'acharne à
classer dans la catégorie des miracles et que les peuples « arriérés » de
l'Orient admettent sans le moindre « esprit critique ». Et enfin, il nous a
paru préférable de faire économie des charismes insolemment prolifères aux
bagnes et dans les prisons. Malgré toutes ces précautions, certains récits
débouchent sur des points d'interrogation que je confie à la sagacité de mes
lecteurs. En rapportant des faits, je ne prétends pas leur donner une
explication valable.
J'ai interrogé des témoins qui m'ont semblé dignes de foi. J'ai puisé parfois
dans mes souvenirs ou expériences personnels. Toute rencontre est
MYSTÈRE (encore un terme tabou !). Du choc soudain des personnes,
touchées dans leurs profondeurs, quelles merveilles ne peuvent jaillir ! Ne
sommes-nous pas tous des claviers muets dans l'attente du Maître qui les
sollicite ? Cette femme face à moi dans un rapide, ce prêtre gauche,
indiscret et bouleversant de simplicité confiante, est-ce à moi seule qu'ils
ont livré leurs messages, ai-je le droit de garder comme un avare ce qui doit
PASSER ? Le métier de l'écrivain ne consisterait-il pas essentiellement à «
laisser passer le courant » qui le DÉPASSE par toutes les dimensions des
profondeurs qui nous constituent en tant que personnes ? Questions
oiseuses pour les brasseurs de paroles vaines. Là encore des écrivains
comme Soljenitsine, comme Daniel ou Siniavski, comme tant d'autres qui
ont vérifié au bagne, ou en prison, le poids et le prix de la parole qui reflète,
qu'on le veuille ou non, le VERBE, NOUS RESTITUENT LE SENS DE
RESPONSABILITÉ SOCIALE pour tout ce que nous écrivons et le
RESPECT DU LECTEUR livré à notre merci. « Le mot n'est pas un
moineau, dit un proverbe russe, une fois échappé il ne se laisse plus
ressaisir. » Quelle que soit la valeur littéraire de ces récits, je demande à
mes lecteurs de prendre très au sérieux LES TÉMOINS.
Terme dévalué dans notre monde de facilités écœurantes et qui prend tout
son sens originel de MARTYR dans les pays acculés à des options
fondamentales ! Pour ou contre Dieu, donc pour ou contre L'HOMME. Le
fossé qui se creuse entre nous et ceux qui souffrent pour leur foi devient de
plus en plus profond et débouche sur un dialogue de sourds.
Un prêtre de l'Est qui a passé dix ans en prison, est venu en France grâce à
un « dégel » provisoire. Au bout d'un mois il est venu me voir : « Vous
savez, je repars... » Or, il avait un visa pour trois mois et se trouvait dans
des conditions on ne peut plus confortables. Lorsque je lui exprimai mon
étonnement : « J'en ai assez, dit-il d'une voix sourde, de voir ici contester et
renier ce pour quoi, là-bas, nous avons souffert jusqu'à la mort. Les dogmes,
la foi, notre Credo catholique. Je vous assure que j'étais plus heureux en
prison ! » Il est parti. Je n'en ai plus eu de nouvelles. Je puis certifier qu'il
ne fait pas exception !
*
Ce livre est au fond une invitation AU VOYAGE. Sur place tout d'abord,
dans un esprit d'ouverture et d'accueil pour ceux qui « témoignent ». Afin
de les comprendre, il faut RE-VALORISER LES PAROLES. Ils signent ce
qu'ils disent avec des larmes et du sang, tandis que nous jouons avec des
chèques sans provision. Comment pouvons-nous les comprendre ?
Monsieur X. n'avait jamais pu avaler le récit paru dans Les Voleurs de Dieu
et intitulé « Viens, Enfant Jésus ».
Une fois mon dossier trié et le choix établi, je me suis aperçue, non sans
étonnement, que tous ces récits avaient un commun dénominateur : la
MISÉRICORDE. Celle de Dieu qui se reflète dans celle de l'homme.
L'Amour infini mis à la portée du pécheur.
Ce n'est pas la moindre raison de cette espèce de désaccord entre l'Orient et
l'Occident chrétiens (malgré les démarches œcuméniques qui se ressentent
d'un rationalisme purement verbal) que cette mise en veilleuse de ce qui est
au cœur de la spiritualité orientale - orthodoxe, catholique, évangélique ou
autre : MILOSIERDZIE en polonais, MILOSIERDIE en russe, qui traduit
en slavon la MISÉRICORDE. Un prêtre orthodoxe m'a demandé un jour
pourquoi la réforme liturgique en France avait « évacué » le terme «
miséricorde » au profit de celui, plus profane, de « pitié » ? Il s'était amusé
à confronter les prières du missel latin avec les traductions des collectes en
français. Je n'ai pas eu le temps de vérifier ses dires et je n'ai su que lui
répondre. Un ami catholique « dans le vent » m'a dit depuis que le terme «
pitié » effarouchait moins les laïcs et les incroyants. Ce serait une question à
creuser. Ce qui est certain, c'est que tout rapprochement entre l'Orient et
l'Occident, sur le plan de la spiritualité chrétienne, doit tenir compte de cette
référence fondamentale du PÉCHEUR à L'AMOUR QUI PARDONNE, qui
est au cœur de la piété et de la sainte liturgie en Pologne, en Russie, dans
tous les pays de l'Est.
Les récits de ce recueil sont axés sur ce mystère insondable qu'est la priorité
des pécheurs, des Madeleine, des Zachée, des publicains et des prostituées
aux portes du Royaume. Priorité à tel point scandaleuse que depuis deux
mille ans la race indestructible des pharisiens ne cesse pas de l'atténuer et de
« l'interpréter ». Que l'on me permette cette confidence : Lorsque le Père
Jan me rapporta la complainte de Marie-Anne la pécheresse devant son
crucifix, je lui demandai à brûle-pourpoint : « Père, n'y mettez- vous pas du
vôtre ? » Il me répondit du tac au tac : « J'en ai été tellement impressionné
que j'en ai gardé le souvenir précis, comme si cela datait d'hier. Je crois
pouvoir vous assurer que je vous répète mot à mot ce que j'ai entendu, à son
insu. » Du coup je lui demandai de vérifier ce dont j'avais pris note.
Nous récapitulons cet abc du christianisme pour mieux faire saisir le climat
des récits contenus dans ce recueil. Les « témoins » ont beau différer sur
bien des points : ils ont tous en commun l'expérience fulgurante de la
PASSION RÉDEMPTRICE, le choc sans retour d'une rencontre qui
bouleverse et transfigure une vie.
Nous ne saurions trop le souligner : les points communs qui apparentent les
protagonistes de tous ces récits n'ont rien à voir avec des « romans à thèse »
mais résultent simplement des exigences de leur foi chrétienne qu'ils
prennent tous au sérieux. L'apprentissage irremplaçable de la souffrance
consiste peut-être A VOIR CLAIR et, aussitôt, dans cette lumière, Dieu
s'engouffre.
« Quand le soleil a paru, dit saint Jean Chrysostome, pourquoi rester auprès
d'une lampe ? »
DU SANG SUR LES MAINS
La gloire du couchant s'estompait vite, happée par les ténèbres. Dans les
ornières l'eau stagnante miroita un instant de toutes les teintes de l'arc-en-
ciel que la grisaille des sous-bois engloutissait une à une, voracement. Une
volée de choucas jaillit du labour en pointillant le ciel de fugitives
arabesques avant de s'engouffrer dans la futaie, hautaine et solennelle. Père
Jan (Jean. Se prononce « Yane ») alluma sa lanterne et pressa le pas.
— Tante Nastia.
— Je vois bien que vous ne me croyez pas, et pourtant c'est bien vrai, je
vous le jure ! Elle m'a dit : « Cours vite chez M. le Curé pour qu'il vienne
administrer ton grand-père. » Elle m'a même donné un croûton avec une
tranche de lard et m'a poussé vers la porte. « Surtout - m'a-t-elle dit - ne
vadrouille pas en route, car il n'en a plus pour longtemps ! »
— Quelle sœur?
Une peur vague l'étreignait peu à peu, lui montait à la gorge. Des souvenirs
hallucinants mettaient sa tête en feu. Bivouacs de maquis, embuscades,
engagements dans la nuit avec ces corps à corps féroces et sans merci où il
n'était question ni de blessés ni de prisonniers, la bête déchaînée et le goût
du sang, ce corps lourd s'effondrant dans la terre molle avec un cri...
Père Jan frissonna : oui, ce cri qui l'a hanté jusqu'au séminaire, jusqu'au jour
de son ordination. Ce cri qui a fait de lui un prêtre. L'homme sans visage
qu'il venait d'abattre mourut entre ses bras, une nuit sans lune comme celle-
ci. Il serra le poing sur le chapelet qui l'encerclait. Rien au monde ne saurait
enlever ce sang de ses mains, même pas l'onction sacerdotale ! Il pensa à
Bolek, le chef de son commando : « Mon pauvre vieux, on s'habitue à tuer...
comme au reste ! » Il était en train de s'habituer lorsqu'une nuit, envoyé en
patrouille, il poignarda cet ennemi chéri. L'heure qui suivit mit tout à
l'envers : son âme et son cœur. Assis dans la boue gluante il tenait sur ses
genoux la tête de cet homme dont il ne connaîtra jamais les traits. Il l'enterra
sous un tertre, encore chaud, bien avant l'aube ! L'oreille collée sur son
cœur immobile, il s'était bien assuré que l'inconnu était mort ! Alors de sa
main gauche, celle qui n'avait pas tué, il interrogea doucement, comme un
aveugle, les traits de ce visage. La barbe d'une semaine au moins, un nez
pincé et fin, des yeux qu'il ferma en y appuyant sa paume. Il le tint sur ses
genoux comme la Pietà du Vatican, roide et abandonné. Trois heures
passèrent ainsi avant qu'il ne se décidât à l'enfouir. Puis, il partit comme un
voleur, sous des rafales de tempête. Il faisait nuit.
Rentré au camp il fit son rapport. L'opération avait réussi. Ivre de sommeil,
rompu de fatigue, il s'affala sur son grabat et se mit à enfiler son sac de
couchage lorsque, soudain, il vit sur ses mains, à la lueur de la lampe de
poche posée sur son sac tyrolien, des taches noires. Il n'y avait pas d'eau aux
environs. Pour aller au ruisseau, les forces lui manquèrent. Il s'endormit
comme une masse, d'un sommeil sans rêves. Le lendemain, au réveil, il vit
ses mains rouges avec des caillots coagulés entre les doigts.
Il eut du mal à les laver. On n'avait plus de savon. Son blouson lui aussi
était couvert de taches couleur de rouille. Marc le regarda stupéfait : «
Comment as-tu fait pour te crotter ainsi, n'étant pas blessé ? » Il eut honte
de répondre. Il ne prit pas la peine de nettoyer son blouson. Lorsqu'à la fin
de la guerre ordre lui fut donné de passer au civil et de rentrer à la maison,
il découpa furtivement un morceau du tissu maculé. Jamais depuis cette «
relique » ne l'avait quitté. Dans la vaste poche de sa soutane retroussée il
sent son bréviaire où il la cache dans une mince enveloppe, sous la page de
garde. Un jour, au séminaire, un camarade indiscret l'avait découverte :
— C'EST du sang.
Le ton de sa réponse enleva toute envie au farfouilleur de prolonger
l'interrogatoire.
Est-ce la fatigue qui lui mettait des étincelles plein la tête ? Père Jan se
sentit soudain détendu et étrangement lucide. Les marges du temps
semblaient s'estomper et le souvenir de l'autre nuit devenait présence.
Cela dura quelques secondes, ou bien des siècles ? Le temps semblait aboli.
Encore quelques soubresauts, puis, rien. Il attendit un long moment avant
d'arracher le poignard. C'est alors que le sang gicla...
— Mon enfant, avait dit le prêtre au terme de ses aveux, mon enfant, au
nom du Christ je vous donnerai l'absolution ! Plongés dans son sang, les
crimes les plus noirs deviennent fautes bienheureuses. Si grand est son
amour que tout lui sert, même nos péchés. Il vous reste toute une vie pour
comprendre les sursis de la miséricorde...
*
Le petit enjamba le pas de la clôture et courut vers la porte qui s'ouvrit toute
grande, encadrant dans l'embrasure la silhouette d'une femme haute et
maigre, avec une lampe à pétrole dans la main.
— Ah ! Vous êtes malin ! Maintenant qu'il est à votre merci, vous lui
ferez tout dégorger... Je connais bien tous ses péchés, allez ! Je les connais
mieux que lui-même.
— Maudite nonne qui lui a fait changer les idées. Ah ! vous êtes malin !
Vous en avez des tours dans votre sac ! Lorsqu'on vous f... dehors, vous
envoyez vos gonzesses en pâte de guimauve qui ne se donnent même pas la
peine de souffler mot, on dirait des sourdes-muettes avec leurs billes en
sucre d'orge... elle l'a eu !
Debout au pied du lit, les mains croisées sur la bourse, Père Jan ne put
réprimer un geste d'étonnement. Le gamin avait fait allusion à une
religieuse qu'il aurait envoyée. La mégère disait la même chose. « Il faudra
que je tire cela au clair », pensa-t-il en attendant qu'on le laissât seul avec le
malade.
Des ombres chinoises glissèrent de droite à gauche sur le mur auquel le lit
était adossé. Un bruit de pas et le claquement d'une porte signifièrent au
prêtre le départ des importuns. Tournant la tête il se vit seul auprès du
malade assis sur son séant et les yeux grands ouverts :
— J'ai peur ! hurla-t-il d'une voix rauque. Je ne crois pas un mot de toutes
ces balivernes. Pour des canailles comme moi il n'y a point de miséricorde.
Il ne me reste plus que l'enfer, l'enfer, l'enfer.
Pâle comme un linge, le prêtre s'inclina sur le moribond, capta ses yeux
hagards, sentit avec une horreur vite réprimée l'odeur âcre de la sueur qui
l'inondait, hésita un instant puis s'assit sur le rebord du lit et passa
délicatement le bras droit autour de son cou :
— Mon enfant, dit-il, mon enfant, c'est vrai ! Je t'apporte de quoi laver
tout ce sang, des fleuves de sang... Dieu en a versé suffisamment pour y
noyer tous nos crimes. Rien n'est perdu tant qu'on vit, car le temps, sais-tu
ce que c'est, le temps ? Un piège de la Miséricorde !
— Elle disait donc vrai, la sœur? C'est pas pour sûr, l'enfer ? Mais savez-
vous seulement de quoi je meurs ? Car c'est fini, je m'y entends, je fais «
couac ». On m'a canardé à la dernière expédition, c'est tout juste s'ils n'ont
eu ma peau. J'en ai abattu, en filant ! Mais je saignais comme un porc, cela
laisse des traces. Du moins ne m'auront-ils pas vivant. Cela me console un
peu de mourir... la gueule qu'ils feront ! Mais de l'autre côté... ce qui
m'attend... (avec un hoquet) J'AI PEUR !
— Vois, mon enfant, ce qu'il a souffert pour toi. Tout ce sang qu'il a versé,
pour toi. Si tu le gaspilles, ce ne sera pas sa faute, mais la tienne ! Il m'a
donné le pouvoir de te pardonner en son nom. Tout ce que tu m'auras avoué,
sera anéanti. A une seule condition : que tu le regrettes. Mais comment ne
regretterais-tu pas d'avoir cloué ton Dieu en croix ? Car, tu sais, mon enfant
? Ce sont nos péchés qui l'ont crucifié. Les tiens, les miens. Et c'est la
confession qui le détache de la croix. Je t'écoute...
— Elle me l'a dit, mais j'avais du mal à y croire ! Qu'est- ce que cela peut
bien foutre au Bon Dieu que j'aille en enfer ou non ? Si rien ne lui échappe,
ce qu'il doit être dégoûté à me voir. Moi-même, je me dégoûte. Ne me dis
surtout pas qu'il m'aime. La nonne me l'a dit, mais je n'y crois pas. On ne
peut aimer un type comme moi. Et d'abord, je n'aime PERSONNE. Fous-
moi la paix, tu m'entends ?
Son regard devenait vitreux, sa langue pâteuse n'arrivait plus à articuler les
paroles. Père Jan pencha la tête :
— Oui, ma mère, mais elle est morte quand j'étais enfant. Et puis, ma
petite-fille Marie-Anne qui est partie.
Elle m'a fait cela ! Pourtant, je l'aimais. Depuis, je tourne l'amour en haine.
— Non, c'est ta haine qui tournera en amour ! Mon enfant, Dieu m'envoie
pour te dire qu'il t'aime. Malgré tous tes péchés. Avec tous tes péchés. Celle
qui est venue te le dire ne t'a pas trompé ! Et maintenant tu n'auras qu'à me
répondre « oui » ou « non ».
Ce fut la première fois que cela lui arrivait. Il lui sembla brusquement lire
dans le cœur de cet homme. Ou dans son propre cœur ? Ce fut comme une
substitution de conscience. Des crimes défilaient en ordre, avec toutes les
précisions, le fleuve de boue indistincte devenait paroles.
le frôlement d'ailes noires. « Voici l'Agneau de Dieu qui enlève les péchés
du monde... »
Le mourant se dressa sur son séant pour recevoir le viatique, puis retomba
de tout son poids, les yeux clos. Brusquement, ses traits devinrent
méconnaissables. Détendu, il semblait dormir. Père Jan lui glissa son
chapelet entre les doigts. Une légère pression de la main lui fit comprendre
que l'homme n'était pas encore mort. Vidé, à l'extrême limite d'un effort
désormais inutile, il eut un sentiment de révolte. En passant par ses mains,
la grâce ne l'avait pas délivré de l'angoisse ! Cette paix qu'il prodiguait
n'était pas la sienne. Il donnait ce qu'il n'avait pas !
La tempête qui faisait rage dans la futaie environnante n'était qu'un reflet de
son désarroi. A genoux auprès du lit, de toute la force de son âme, il douta
de la miséricorde. Non, ce n'était pas possible ! L'homme qu'il venait
d'absoudre ne pouvait être sauvé. Un regret tardif et à peine conscient ne
pouvait effacer toute cette boue accumulée. Ses mains de prêtre n'étaient-
elles pas irrémédiablement souillées ? Il les regarda dans la lueur vacillante
de la lampe à pétrole qui traçait de grandes ombres sur le mur en face. «
Tous les parfums d'Arabie ne sauraient absorber cette odeur âcre, les
grandes eaux de l'océan ne laveront pas ces taches. »
Un mouvement à peine perceptible lui fit lever la tête. Les yeux grands
ouverts, le mourant fixait le coin de la chambre, ses traits crispés tout à
l'heure exprimaient un immense étonnement. « C'est donc vrai », murmura-
t-il dans un souffle. Sa tête retomba sur l'oreiller.
D'un bond, Père Jan fut debout : « Qu'est-ce qui est vrai ? » cria-t-il d'une
voix rauque.
Il n'eut point de réponse. L'homme était mort. Alertée par le cri, la femme
qui devait monter le guet sur le pas de la porte se précipita dans la chambre.
— Regardez-le !
La mort avait figé un sourire sur ses lèvres, il avait maintenant l'air
étrangement jeune. Elle se pencha pour voir de près. Son ombre dansait sur
le mur comme une chauve-souris. Lentement elle se redressa, serrant son
fichu noir.
— Elle avait donc raison, la garce, marmonna-t-elle entre les dents. Ce
n'est plus le même.
— Je n'en sais rien, moi ! C'est à lui qu'elle en avait. Elle s'est mise debout
là, comme un pieu. Elle remuait les lèvres. Alors il a crié : « Va chercher le
curé ! » Sans cela...
— La loi est pour nous. Sa mère disparue, nous sommes de sa plus proche
famille. Celui-là (en montrant du doigt le lit), celui-là ne compte plus. Tu
n'as pas de preuve. Alors, je garde l'enfant. Et maintenant, curé, f... nous la
paix !
— Regarde ! Un curé !
— Qui es-tu ?
— Qui t'a déballé ses histoires ? Cela, c'est précieux. Montre tes papiers.
— Tu devrais avoir honte de fréquenter des assassins. Dans cet antre, tout
vivant est candidat pour macchabée. Fouille-le, toi.
Il laissa vider les poches de sa soutane sans un geste, sans une parole.
— Qu'est-ce que cet engin ? demanda le milicien en soulevant une corde à
nœuds piqués de clous.
— Une discipline.
— Un instrument de pénitence.
Le milicien s'esclaffa :
Pâle comme un linge, Père Jan répliqua, les yeux rivés sur le cadavre :
Le Père Jan soutint sans sourciller le regard qui le fouillait comme une
vrille.
— Il m'a dit en route qu'il n'avait ri^n vu, observa le prêtre d'une voix
calme.
Un violent coup de vent fit tourbillonner la cendre dans l'âtre. La forêt toute
proche résonna comme une harpe, puis se tut brusquement. Le brigadier
bourra sa pipe, l'alluma posément, sortit un carnet, griffonna quelques mots
et passa la feuille au prêtre :
D'un geste las le Père Jan ramassa les objets éparpillés sur la table, remit la
bourse dans la poche intérieure de sa soutane, sur son cœur (« si l'on
m'exécute, pensait-il souvent en emportant le viatique, l'hostie se fondra
dans ma chair vive, du moins aurai-je évité un sacrilège »), bénit la
dépouille de Matthieu et la ronde des vivants qui l'épiaient avec hargne et
franchit le seuil en titubant.
A peine dehors, il s'appuya contre le mur, n'en pouvant plus. L'air frais
dilatait ses poumons asphyxiés, le silence l'enveloppa comme un baume.
Acclimaté à l'ombre, son regard perçut le sombre liseré en bordure de la
route à peine discernable, cette haie de noisetiers qui tout à l'heure l'avait
flagellé de verges ruisselantes. Sur le chemin de retour, il s'y engouffrait
seul. Telle était sa fatigue qu'il crut à une hallucination en voyant émerger
de l'ombre la silhouette malingre de Michel.
— Tout le mal que je pourrai vous faire, je le ferai ! S'il faut mentir, je
mentirai. Je vous hais !
Et il cracha.
N'était la traînée gluante sur sa joue qu'il essuya machinalement, le Père Jan
aurait inséré cette fugitive rencontre dans la ronde des fantômes qui lui
faisaient escorte. Son extrême fatigue estompait la frontière entre le monde
réel et les cauchemars qui affleuraient sa conscience. Il dormait en marchant
comme un automate, avec de brusques réveils qui amplifiaient
démesurément les chocs en retour : racines ou troncs d'arbres barrant sa
route, cris de rapaces et bruits de la futaie, tout conspirait au déroulement
d'un film que son délire n'arrivait plus à refouler.
Les trouées lucides dans la ronde infernale lui donnent juste assez
d'instinctive clairvoyance pour ne pas dévier du chemin à peine tracé qui, à
chaque tournant, se ramifie en sentes ou pistes étroites. Les branches
lourdes de pluie l'orientent en le flagellant au passage. Le cadran
phosphorescent de sa montre-bracelet marque 2 heures. Ce sera bientôt
l'aube, pense-t-il soudain, encore quelques verstes et la forêt débouchera sur
le pâturage communal.
A peine jugulée, l'obsession reprend de plus belle. C'est vrai qu'il n'a pas
voulu tricher ni avec Dieu, ni avec les hommes ! Mais le mal peut-il se dire
? Le langage, monnaie d'échange, arrive-t-il à exprimer l'horreur concrète
d'un péché individuel, l'alliage mystérieux entre ce que je suis et ce cancer
qui me corrode ? Il n'y a point de maladies, mais des malades ! Il n'y a pas
de péché, mais des pécheurs ! A travers la platitude monotone des aveux
stéréotypés, calqués sur des répertoires anonymes, il lui arrive parfois de
surprendre, au confessionnal, ce qu'il y a d'unique dans chaque péché. Point
de pièces interchangeables dans cette matière à poubelles ! Le pardon doit
viser juste. Si la cible s'estompe et le mal devient anonyme, comment
l'absolution peut-elle rester valable ? C'est vrai, le Christ absout, le Christ
pardonne : mais l'aveu n'en est-il pas une condition nettement spécifiée ?
N'y aurait-il pas des cas limites qui débordent tout aveu ?
On lui en fit voir de toutes les couleurs ! La vie nomade des équipes
volantes dont il suivait l'itinéraire ne prédisposait guère aux manières
courtoises. Très vite, en raison même de sa jeunesse, il en devint le souffre-
douleur. Il y avait la promiscuité des abris de fortune, l'entraînement sordide
à la boisson, à la débauche. Au bout d'un an la vie n'avait pour lui aucun
secret et il constatait avec honte qu'au lieu de plaisir la luxure lui donnait la
nausée.
A force de marcher dans la boue, il en fut vacciné pour la vie ! Non, les «
péchés de la chair » ne lui disaient rien qui vaille. Il n'avait connu la femme
que dans son avilissement, jamais transfigurée par l'amour. A vrai dire,
jusqu'au début de la guerre, le terme même « amour » lui semblait « une
vaste blague » comme disait Tonon avec son mégot au coin des lèvres. Pour
en deviner le poids et la saveur, il avait fallu ce mort dans ses bras, ce sang
sur ses mains...
Fébrilement il serra dans son poing gauche les grains du rosaire qu'il ne
dévidait pas mais dont il vérifiait à chaque instant la vertu tutélaire. Les
souvenirs de cette nuit striée d'éclairs refluaient, irrésistibles. Comment un
assassinat - car c'en était un - avait-il pu le retourner ainsi de fond en
comble ? Ce fut un coup de grâce qui remit toutes choses en question. Pris
dans l'engrenage des commandos qui nettoyaient la forêt de X..., il exécutait
les ordres comme un automate, absent de cœur, absent d'esprit, au point que
le chef, interloqué, finit par l'évacuer à l'arrière. C'est alors que, pris de
panique, il avait tenté de se donner la mort et qu'il avait rencontré, dans un
patelin évacué, ce prêtre. L'absolution l'arracha à un tel abîme, son âme
calcinée par le désespoir en émergea tellement dépouillée, qu'il ne lui restait
plus qu'à donner cette vie dont il avait tenté de se défaire. Car, la tentation
du suicide a ceci de particulier qu'elle singe en creux la nuit des sens et
parfois même celle de l'esprit : on n'en sort pas comme on y est entré.
Est-ce cette expérience des ténèbres qui l'avait orienté d'un grand élan vers
les plus tristes pécheurs ? Dès le séminaire ses camarades l'avaient
remarqué. « Toi, Yanek, tu es fait pour les "durs". » Monseigneur les
envoyait faire du catéchisme dans les campagnes et presque toujours, par sa
présence même, il recueillait de bouleversantes confidences. Cela lui valut
le sobriquet de « poubelle ». « Place aux ordures », criait en le voyant un
pince-sans-rire. En le taquinant, ses camarades, presque tous d'anciens
Résistants, le jalousaient quelque peu. Il était à part et on le sentait. C'était
le latin qui entrait mal dans sa mémoire engourdie, les « colles » qu'il posait
aux professeurs sans la moindre mauvaise intention, son goût du silence et
ses manières sauvages. Peut-être à une époque moins mouvementée et sans
l'affreuse pénurie de prêtres dans les années 1945-1948 l'aurait-on tout
bonnement renvoyé ? De fait, les ordinations furent hâtées par les
circonstances. Il avait honte d'avouer qu'en récitant son bréviaire il n'en
comprenait, vaguement, que la moitié. Quant à la théologie... Les gros
volumes hérissés de termes savants l'avaient laissé pantois. Les formules
s'installaient difficilement dans sa mémoire récalcitrante, la scolastique
l'épouvantait. Peut- être l'aurait-on laissé dans l'attente si son père spirituel
n'avait pris sa cause en main. « Il sait par cœur son évangile et il a le zèle
des âmes. Pour le reste, doucement, il complétera. Je le vois très bien
faisant du gros travail... » C'est lui-même qui avait rapporté la discussion.
Ordonné prêtre, il n'avait été vicaire que pendant trois mois, puis on le
dépêcha d'urgence comme curé à Solowiowka, en bordure de X...
Elle ne répondit pas tout de suite. La pluie et la fatigue avaient ravagé son
visage trop fardé, jeune encore. Sa veste en fourrure d'agneau dégoulinait.
Un fichu profondément enfoncé cachait ses cheveux et son front. Il ne vit
tout d'abord que cette bouche gourmande d'un rouge violent, qui réprimait
des sanglots. Elle le considéra d'un regard hostile, sans bouger :
— Passe ton chemin, curé ! Pour des p... comme moi, tu ne peux rien.
— Que si, cela me regarde ! Vous êtes trempée jusqu'aux os. Où allez-
vous ?
Ses dents claquaient tellement qu'il avait du mal à la comprendre. Ses talons
hauts et sa toilette de pacotille désignaient une étrangère. Coup de tête ou
fugue inavouable ? Dans cet état, à cette heure, il ne pouvait l'abandonner. Il
hésita un instant puis, la saisit par le bras.
Elle le fixait d'un regard de bête traquée. Des cernes violets accentuaient
son pauvre maquillage. Le ton de sa voix s'accordait mal avec le désarroi de
ses traits et de ses gestes. « Tant pis, pensa-t-il, tant pis ! » L'ayant
empoignée comme un sac, il l'entoura du bras gauche et l'entraîna.
Tout d'abord elle résista faiblement, puis elle céda à l'étreinte de fer qui
mettait au pas ses pieds engourdis. Emmenée de force, elle marchait en
zigzag comme le font les enfants. Le brouillard devenait lumineux sous
l'emprise du soleil levant. Elle regarda le prêtre en face, d'un air effronté,
puis éclata de rire :
— Tu ne vaux pas plus cher que les autres, va ! Vous êtes tous pareils,
tous, tous...
Non point avec ces paroles insolentes que démentait une bouche d'enfant !
Elle-même, dans sa triste déchéance, semblait un vivant défi. De tout son
cœur de prêtre il la prenait en charge. De tout le poids d'une amère
expérience, il déchiffrait l'affreux grimoire qui creusait ses traits. Il lui
semblait percevoir le halètement d'une âme captive.
Elle ne le tutoyait plus en face. Elle avait beau se roidir : soudain ses dents
claquèrent comme des crécelles.
Sans mot dire il la couvrit d'un plaid et fit quelques pas vers la porte de la
cuisine. Sur le seuil, il se retourna :
— Moins absent que vous ne le croyez, pauvre enfant ! Quel est votre
nom ?
Il fît le tour de la pièce, ferma la porte d'entrée et mit la clé dans la poche.
Tapie comme une bête prête à bondir, elle le suivait du regard :
Droit dans sa soutane noire qui pendait sur ses épaules comme sur une
perche, lourde de pluie, il fixait un objet au-dessus de sa tête.
Instinctivement, elle tourna le regard.
Face au vieux bureau en chêne, encombré de livres, il y avait un crucifix,
d'un réalisme poignant. Œuvre d'art médiocre, mais bien de la lignée de ces
sculpteurs anonymes qui maniaient le ciseau avec plus d'amour que de
métier ! Caché sous le foin, au grenier du poulailler, à l'époque où les nazis
abattaient les calvaires, ce crucifix était l'unique héritage que le Père Jan
avait recueilli de ses prédécesseurs.
Il sortit sur la pointe des pieds et referma sans bruit la porte de la cuisine.
Un coup discret à la porte donnant sur le jardin l'alerta. C'était Mère
Agathe, venant aux nouvelles. Ses formes généreuses bien emmitouflées
dans un châle noir, son chignon en bataille et les poings sur les hanches, elle
le dévisagea :
— Quelle est cette religieuse qui est passée chez Matthieu ? Une sœur
hospitalière de X... ? Mais qui donc l'aurait alertée ?
Elle prit maintenant un air de juste indignation. Qu'on ne lui fasse donc pas
accroire de pareilles sornettes. Visiblement, M. le curé désire détourner la
conversation. Elle fonça :
— Et vous nous l'amenez ! Elle ameutera tous les gars du village, avec sa
bille barbouillée ! On voit bien que vous n'en avez pas l'habitude, mais moi
je vous dis...
— Mère Agathe, nous en reparlerons. Elle a une âme et j'en réponds
devant Dieu. Maintenant, laissez-moi votre pot de lait...
Elle n'osa insister, mais ses yeux noirs enfouis dans la chair molle
s'allumèrent de colère.
— Biedny Partie Jezu ! Pauvre Seigneur Jésus ! Dans quel état t'ont-ils
réduit ! Tes pauvres mains clouées ! Cela doit te faire tellement mal... Tes
pauvres pieds ! Tes pauvres pieds de part en part transpercés ! Tu ne pourras
jamais plus marcher avec de pareils pieds troués ! Avec tes mains déchirées,
jamais plus tu ne pourras travailler ! J'ai mal à tes mains, j'ai mal à tes pieds
! J'ai mal à ta tête, cruellement coiffée... Comme tu devais avoir honte, tout
nu ! Ta pauvre mère, près de toi ! Ta pauvre mère éplorée, mère d'un
condamné...
Avec grand fracas il fit tomber le tisonnier avant d'ouvrir la porte. Debout
devant la croix, elle tressaillit et tourna la tête. Il avançait avec précaution,
le plateau chargé dans les mains. Lorsqu'il le posa sur le bureau, elle avait
repris sa place au fond du fauteuil, mais le masque sur son visage prenait
plus de temps à se figer.
— Et vous ?
— Oh, moi ! J'ai le temps. Et puis, tout à l'heure, je dois célébrer la messe.
(C'était l'époque où le jeûne eucharistique était encore observé dans toute sa
rigueur.)
— Alors, vous devez rester à jeun, comme cela, après une pareille nuit ?
— Vous êtes marrant ! Qui voudrait l'enfer ? C'est le péché qu'on veut et
qui y mène tout droit. Je connais mon catéchisme, allez ! J'ai passé six ans
chez des bonnes sœurs, rien que d'y penser me donne envie de vomir.
Elle buvait goulûment en tenant le bol des deux mains. Ses réponses
hachées ponctuaient les moments où levant la tête, elle reprenait le souffle.
Doucement, il lui tendit des tranches de pain sur une assiette en bois et posa
sur le coin de la table un pot de marmelade.
— Je n'ai pas de beurre, fit-il.
Elle venait de bondir mais soudain, se ravisant, elle s'arrêta net, comme
clouée sur place.
— J'ai du sang sur les mains, dit-elle en martelant chaque syllabe. J'ai tué
mon enfant. L'enfant d'un prêtre.
Il était là, debout, les yeux clos, serrant dans sa poche droite la croix du
rosaire.
Un quart de seconde, il crut avoir tout gâché par l'aveu intempestif qui
venait de lui échapper presque malgré lui, puis la paix reflua comme un
ressac. Il se sentait comme un somnambule exécutant une mystérieuse
partition. Les paroles qu'il prononçait à voix basse venaient-elles de lui ?
— Si, mon enfant, je suis prêtre avec tous les pouvoirs que donne
l'ordination. Avec cette main qui a tué je puis vous absoudre, et chaque
matin je tiens le corps de l'Agneau sans tache, je touche au calice rempli de
son sang. Dieu m'a fait miséricorde. Croyez-vous qu'il en est à court, pour
vous ?
— C'est lui qui vous en a donné la force. C'est lui qui D'AVANCE, a tout
payé, a tout racheté.
— Même cela ?
— Même cela. Cher nous lui avons coûté, cher il nous a payés.
Il sentait bien que les paroles ne comptaient guère dans cette épreuve de
force. Que de fois ne s'était-il battu contre le démon muet ! Car rien n'égale
le sens de propriété dont le pécheur abrite son bien inaliénable, ce mal en
lui qu'il cache jalousement comme un précieux trésor. Arracher un aveu qui
se refuse est souvent un bien plus grand miracle que la résurrection d'un
mort !
— Je me suis payé votre tête ! Pauvre idiot ! Vous gobez tout ce que l'on
vous dit, comme des mouches !
— Mon enfant, si vous saviez ce que j'entends à travers les grilles de mon
confessionnal ! N'ayez pas l'orgueil de croire que vous êtes la plus grande
pécheresse du monde. Ce que vous avez fait, d'autres, hélas, l'ont fait avant
vous. La boue se ressemble car elle est informe. Ce qui nous différencie,
c'est le nom que Dieu nous donne, auquel nous devons faire honneur
comme à un chèque signé en blanc. C'est l'amour qui forme les traits de
notre visage. Oui, les pécheurs se ressemblent...
Pendant quelques minutes qui lui semblèrent une éternité il n'y eut que le
tic-tac obsédant du réveil et le bruissement du bouleau qui frôlait la fenêtre.
La tempête commençait à se calmer.
— D'ailleurs, mieux valait qu'il ne me voie pas telle que je suis devenue.
— Elle avait donc raison, la nonne ! Elle avait raison en me disant que
tous les deux, grand-père et moi, nous étions traqués par la Miséricorde de
Dieu ! Et moi qui voulais me donner la mort lorsque, la nuit, j'avais perdu
mon chemin ! Qui êtes-vous donc pour m'avoir ramassée ?
— Qui suis-je ? Un pauvre pécheur, investi du pouvoir qui pardonne, au
nom du Seigneur de Miséricorde.
— Mais j'ai tué mon enfant ! Comprenez-vous ? Je l'ai tué, par désespoir
et par honte !
— Moi aussi, mon enfant, j'ai tué. C'était la guerre, et pourtant le sang
colle aux mains. Je vous comprends...
— Tous les crimes du monde, même les plus atroces, furent noyés à
jamais dans le sang de Jésus. A condition qu'on l'accepte...
— Tout le reste fut confession, me dit le Père Jan en terminant son récit.
J'ai pu vous passer les lambeaux de ses confidences, arrachées comme
malgré elle sur la route, au presbytère, avant son tête-à-tête avec le crucifix.
Une fois de plus, j'ai vérifié alors le poids rédempteur du Sang de l'Agneau
sans tache, qui lave tous les péchés du monde et absorbe le sang innocent de
toutes les victimes du monde, de tous les martyrs mais aussi de ceux qui
consentent, ne fût-ce qu'au dernier moment, à offrir leur mort pour le salut
du monde. Bien des fois je n'aurais pas eu gain de cause si je n'avais pas eu,
moi aussi, du sang sur les mains ! L'aventure que je vous rapporte fut un
tournant dans ma vie de prêtre. A partir de cette nuit je n'ai plus été tenté
par le désespoir...
— Mais après ? Père Jan, vous pouvez bien me dire ce qui s'est passé
après ?
— Moi ? C'est très simple. Les miliciens n'ont jamais voulu me croire que
je ne connaissais pas la religieuse qui avait décidé Tante Nastia à m'envoyer
quérir et qui, presque en même temps, à 40 kilomètres de distance, avait
alerté Marie-Anne. Résultat : deux ans de prison avec interrogatoires
assortis de toutes sortes de moyens de persuasion. C'était l'époque
stalinienne et je me suis trouvé sous la tutelle d'agents de l'U.B. qui ne
parlaient presque pas le polonais et avaient été dressés dans les centres de
l'N.K.V.D. C'était pire que la Gestapo. On préférait ne pas laisser de traces
sur le corps, mais je crois qu'on préférerait la mort à un mois sans sommeil.
(Ce supplice, couramment appliqué aux chefs de la Résistance par les
services de l'U.B., oblige le condamné à rester debout, sans sommeil,
pendant des jours et des semaines. Interdiction de se coucher par terre, de
s'asseoir. Ceux qui tombent de fatigue sont vite redressés à coups de
matraque. On ne survit guère à ce régime, appliqué jusqu'au bout !)
— Eh non ! J'ai essayé mais sans résultat. Ni dans le village, ni dans les
environs, personne ne l'avait vue. D'autre part, à l'époque, il était fort
dangereux de circuler pour dames seules. Même les hommes ne
s'aventuraient pas facilement dans la forêt. La tanière de Matthieu le Bègue
était difficilement accessible. Moi-même je ne m'y serais pas aventuré sans
guide. La question reste donc ouverte.
Le Père Jan m'a rapporté ce fait en 1952. J'ai pris des notes en l'écoutant et
j'ai rédigé ce récit sur-le-champ. Il est resté en veilleuse pendant presque
vingt ans ! Le Père Jan fut la bête noire du régime stalinien et de celui de
Gomoulka. On le considérait comme spécialiste des cas « durs » et
désespérés. Son confessionnal était en état de siège permanent. Les services
de l'U.B. lui donnaient
Depuis huit ans déjà il avait pris l'habitude de rôder sur les routes et de
détrousser les passants. Lorsque, au tribunal des mineurs, on lui demandait :
« Où sont tes parents ? » il répondait d'un air détaché : « J'en ai pas ! -
Comment cela ? » s'étonnait le juge. « C'est vrai, je n'ai ni père ni mère.
Quand j'étais petit, on est venu à la maison pour tuer mon père et l'on m'a
emmené au Dietdom (« Maison d'enfants », pour orphelins et enfants de
croyants qui ont besoin de rééducation athée.). Je n'ai donc ni père, ni mère
!»
Il y avait au camp un petit vieux avec une barbe grisonnante et des lunettes
puissamment encastrées sur un nez tout droit d'étranger. Dès le premier jour
Tchouma jeta sur lui son dévolu. Pendant une bousculade à la porte de la
cantine, les lunettes du bonhomme volèrent en l'air et se trouvèrent comme
par enchantement dans la poche de Tchouma. Le petit vieux n'y voyait plus
goutte, il trébuchait à chaque pas et bientôt son large front se couvrit de
bosses. Après avoir savouré son exploit, Tchouma l'accosta et lui souffla à
l'oreille : « Ta ration de sucre et je te rends les lunettes. - Que tu es gentil !
s'écria le petit vieux en souriant. Voici le sucre ! Et... merci ! »
Un beau jour, après avoir récupéré ses lunettes, le petit vieux lui dit :
Le petit vieux sourit et il y eut comme des étincelles d'or qui se mirent à
danser malicieusement au fond de ses lunettes à monture de corne :
— Pourquoi pas ? fit Tchouma d'un petit air détaché mais, au fond, ravi.
Pendant les brefs arrêts accordés aux fumeurs, Tchouma s'asseyait sur un
tronc d'arbre, près du petit vieux. En roulant sa cigarette il l'observait du
coin de l'œil :
— Petit Père, pourquoi ne fumes-tu pas puisque tout le monde fume, ici ?
— Parce que ce n'est pas nécessaire. On peut s'en passer. Et puis, de trop
fumer, cela fait du mal.
Tchouma fronça les sourcils. Voilà une idée qui ne lui était jamais venue. Sa
curiosité était piquée au vif. Il se sentait intimidé par le regard du Père
Valère qui, à travers ses grosses lunettes, semblait le scruter à fond. Un jour
il n'y tint plus :
— Petit Père, qu'est-ce que tu as fait pour te trouver parmi nous qui
sommes de VRAIS malfaiteurs ?
— C'est ce que les Tchéquistes m'ont dit, il fallait bien trouver de quoi me
condamner.
— Je suis missionnaire...
Tchouma qui avait son petit amour-propre, fit d'un air entendu :
— Je ne sais pas ! J'étais trop petit. Ils ont tué mon père. On a écroué ma
mère. Elle doit être libre, maintenant, mais j'aurais honte de la chercher, tel
que je suis. Mes parents étaient des bourgeois, donc : des ennemis du
peuple.
— Une maman, c'est toujours une maman ! fit doucement le Père Valère.
Personne ne t'a aimé autant. Personne ne t'aimera autant, sauf, bien entendu,
la Mère de Dieu dont l'amour pour toi reflète celui de Dieu...
On les voyait toujours ensemble, même au dortoir qui était réduit à des
planches superposées « comme des cercueils », disaient les bagnards. Ceux
qui étaient corpulents avaient du mal à s'y glisser. Le matin, plus d'une fois
on en trouvait qui étaient morts dans la nuit.
ami, jusqu'au jour où la renommée du Père Valère atteignit d'un seul coup
un niveau vertigineux, jamais rejoint au camp d'Oustvymiok. On était en
train de discuter sur l'art des Samouraï, le fameux jiu-jitsou, lorsque le
missionnaire, pour illustrer son sujet, lança Tchouma à cinq mètres de
distance, sans le moindre effort, comme si de rien n'était. Abasourdi,
Tchouma-la-peste se releva et bondit tête basse, comme un petit taureau
furieux. Alors une fois de plus le Père Valère lui donna une de ces
chiquenaudes du bout des doigts, qui le projeta comme un pantin encore
plus loin.
— Avec un gosse, c'est pas étonnant, cria l'un d'eux. Faudrait voir avec
Mitka-Doubina (Mitka-le-Chêne).
Ainsi défié, il se fraya un chemin au milieu des camarades, torse nu, les
muscles tendus sous la peau bronzée comme des câbles.
Un bref sourire illumina le visage du « petit vieux ». D'un geste nonchalant
il effleura à peine le corps du colosse qui s'en alla rouler à cinq mètres de
distance. Et ce fut un grand silence.
Deux, trois, cinq fois l'opération fut répétée, toujours avec le même résultat.
Finalement, Mitka-Doubina cria grâce ! A partir de ce jour, le Père Valère
jouit au camp d'une renommée bien acquise. De bouche à oreille, on faisait
courir le bruit qu'avant de devenir missionnaire, il fut champion de voltige
et dompteur de fauves ! Ce n'était pas vrai, mais ainsi du moins l'honneur de
Mitka-Doubina était sauf.
Loin de lui en vouloir, selon le code d'honneur des bagnards, les camarades
du Père Valère l'adoptèrent après cet exploit. Quant à Tchouma, il se
pavanait d'orgueil en voyant son drough, son ami, en si haute considération.
C'est alors qu'avec beaucoup d'énergie le Père Valère prit les choses en
main. Il fit bouillir des herbes ramassées dans la taïga et nourrit « le petit »
brûlant de fièvre « comme une nounou ». Tchouma n'était pas habitué à tant
de gentillesse. Il en cherchait vainement des motifs intéressés. Un jour,
lorsqu'il fut hors de danger, il demanda d'un air bourru :
Lorsque Tchouma fut guéri, ils profitaient de chaque moment libre pour
s'éclipser au fond du séchoir. Alors, avec infiniment de précautions, le Père
Valère sortait de dessous sa blouse un vieux livre soigneusement enveloppé
d'un chiffon et se mettait à lire, à voix basse, les évangiles. Assis sur ses
talons, Tchouma était tout oreilles. Tout ce qu'il entendait cadrait si mal
avec ses habitudes de petit rapace qu'il n'en revenait pas. Peu à peu sa
conscience se réveillait, des souvenirs affluaient... Au-dessus de la tête de
sa mère (qui sentait si bon !) il voyait maintenant une petite lampe rouge
devant un cadre noirci. Lorsqu'il le dit au Père Valère, celui-ci déclara d'un
air entendu :
Puis, il lui expliqua ce qu'était une icône, fenêtre ouverte sur le monde
invisible, signe de la résurrection, annonce des corps de gloire baignés dans
la lumière thaborique...
— Tu es sûrement baptisé, Nicolas, c'est cela qui t'ouvre les yeux, les
oreilles et le cœur.
— Enfin quelqu'un qui fut comme moi ! s'écria-t-il avec un large sourire.
Tu vois, petit Père ? Ton Jésus aimait les voleurs !
— Il nous aimait tous, fit le Père Valère et, une fois de plus, des étincelles
se mirent à danser sous ses gros verres de lunettes. Mais tu as raison. Jésus
a un faible pour les pécheurs, car ils ont le plus besoin de son amour, de sa
miséricorde.
— Alors, ton Jésus m'aime ? Tu en es sûr ?
— Comme de cette terre sous nos pieds ! Je suis plus sûr de son amour
pour toi que de ce que tu es assis là, devant moi...
— Alors, petit Père, cela vaut la peine d'être voleur ! Puisque c'est nous
qu'il aime de préférence et qu'il emmène au paradis...
— Ainsi donc, c'est vrai ? Il est mort pour me sauver ? Est-ce possible ?
— Oui, il est mort pour toi et nous a donné l'exemple de donner notre vie
pour nos frères.
— Dis donc, petit Père, est-ce que toi aussi tu donnerais ta vie pour moi ?
C'est alors que l'on put apprécier la force de Mitka- Doubina qui, en un
tournemain, enleva le tronc meurtrier. Le Père Valère ne se releva pas. De
sa bouche jaillit un flot de sang.
En toute hâte, Tchouma équipa une civière d'étape. Toute la brigade tint à
participer au sauvetage. On transporta le blessé « dans la zone » où le
médecin constata aussitôt qu'il n'y avait rien à faire, puisque « tout le thorax
et les poumons étaient en bouillie ».
— Pourquoi aujourd'hui ?
En ce jour de Pâques, dans une ville de province, une femme encore jeune
et en noir, aux traits burinés par la souffrance, priait avec ferveur devant
l'icône de Notre- Dame de Kazan. L'office liturgique touchait à sa fin dans
l'église étroite et pleine à craquer. Le vieux prêtre venait de lancer une fois
de plus ce cri d'allégresse qui ponctue en Orient toute la liturgie pascale : «
CHRIST EST RESSUSCITÉ ! » Et ce fut, comme toujours, la réponse
unanime : « VRAIMENT, IL EST RESSUSCITÉ ! »
Douze ans s'étaient écoulés depuis la nuit d'horreur où son mari fut abattu et
son fils unique, de quatre ans, enlevé de force. Son petit Nicolas qu'elle
n'avait pas revu, depuis ! Était-il encore en vie ? Fallait-il qu'elle le cherchât
au-delà des portes de la mort ? Elle ne savait qu'une seule chose : la
BOGOMATIER est toute-puissante sur le cœur de son Fils. Elle connaît la
plus grande souffrance qui puisse atteindre le cœur d'une femme. Elle fut
debout sous la CROIX. Mais « LE CHRIST EST RESSUSCITÉ ». Ce
martyre s'est transfiguré en gloire.
« Très pure et très sainte Mère de mon Dieu, aujourd'hui c'est Pâques et me
voici dans la détresse ! Ton Fils est ressuscité et je ne sais même pas si le
mien est en vie ? O Notre-Dame de Kazan, aie pitié de moi ! »
Soudain, elle poussa un cri et se pencha en avant pour mieux voir dans la
pénombre soudain illuminée. Le doux visage de la Bogomatier était « tout
lumière » et souriait avec une indicible tendresse. Le temps que cela a duré
? Jamais elle n'a su répondre aux questions que lui posait le prêtre. Elle ne
savait qu'une seule chose : la Vierge Immaculée lui avait souri, donc son fils
était vivant, elle serait exaucée !
Ici s'arrêtent les confidences que nous avons recueillies. Les gens heureux
n'ont pas d'histoire. Nous pouvons certifier que tous les faits rapportés dans
ce récit sont vrais et les noms exacts. Ceci, pour qui voudrait vérifier.
L'ICÔNE INDÉLÉBILE
— La Mère de Dieu est fidèle, mon enfant. Me voici pour te servir. Que
puis-je faire pour toi ?
— Alors, Père, je veux être comme ceux qui croient, un vrai chrétien.
— Es-tu baptisé ?
— Non.
— Sais-tu prier?
— Je l'ai là, sur la poitrine. Je l'ai porté comme un trésor. Tout le temps je
demandais à la Mère de Dieu de le rendre à un prêtre. Elle m'a exaucé !
Je croyais qu'il délirait, mais le Père Anselme ne semblait pas de cet avis.
Aux dernières paroles d'Androucha il sursauta visiblement, puis avec
infiniment de délicatesse, il souleva le drap qui le recouvrait, écarta les pans
de sa chemise ensanglantée et mit la main sur une sorte de sachet suspendu
à son cou par une ficelle.
Avec son canif, le Père Anselme coupa la ficelle, prit le sachet, s'approcha
de la table, enleva les épingles de sûreté qui tenaient les quatre coins
ensemble, puis tomba à genoux comme une masse. D'un bond, je fus près
de lui. Dans le mouchoir il y avait des hosties maculées de sang. Toute une
poignée d'hosties !
Il haletait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. D'une voix
entrecoupée, à intervalles de plus en plus longs, il poursuivit :
Il n'y avait personne à l'église, juste moi et le prêtre. Après la sainte liturgie,
il vint me demander ce que je faisais là ? Je lui répondis que je disais la
prière de Jésus et que je me sentais heureux. Il me demanda si j'étais
chrétien et je lui dis que non, que je n'étais pas baptisé, car mes parents
étaient du Komsomol et des bezbojniki, des sans- Dieu. Alors ce prêtre me
dit : « Si tu veux, je te baptiserai, mais d'abord il faut que tu connaisses le
Seigneur Jésus qui nous a tous sauvés par sa mort sur la croix et par sa
résurrection des morts. »
Depuis, je montais tous les jours pour voir ce prêtre, à l'autel d'abord, puis
au fond de l'église où j'étais à genoux. Cette église, m'a dit le prêtre, portait
le nom de « sainte Sophie », la divine Sagesse.
— Je l'ai jeté, car les camarades, aux bains, étaient curieux et voulaient
savoir ce que c'était, puisque je l'avais suspendu à mon cou. Alors j'ai pris
mon mouchoir, j'ai mis dedans ces ronds blancs et j'ai fixé les bords avec
des épingles de sûreté, pour ne rien perdre. Depuis, on me laissait
tranquille, d'autant plus que c'était de nouveau l'offensive et qu'on ne se
déshabillait plus. A chaque halte je cherchais un prêtre, mais il n'y en avait
pas et je ne pouvais pas m'éloigner. Alors je demandais à la Mère de Dieu
de ne pas mourir sans avoir rempli mon devoir, puisque le Père Stanislas me
l'avait demandé.
— Et toi ?
— Et après ?
— Après ils sont partis et je suis resté avec une joie au cœur, quelle joie !
Quelque chose me disait qu'enfin je verrais un prêtre. J'avais mal, mais
j'étais dans la joie... Vois-tu, mon corps appartient à ma patrie, mais mon
âme appartient à Dieu ! Le soir, cette bonne babouchka m'a ramassé et porté
dans sa cabane.
— Sache donc, Androucha, fit le Père Anselme d'une voix forte, que tu as
porté sur ton cœur, tous ces temps-ci, le Seigneur Jésus ! Il nous a tellement
aimés qu'il a voulu devenir pain pour nous nourrir. Dans ces hosties, il est
caché. Le crois-tu ?
— Bien sûr, j'y crois ! Je sentais bien que je portais un trésor. Jour et nuit,
jour et nuit j'étais poussé à dire la prière de Jésus. Et j'avais tellement chaud
au cœur ! J'étais sûr que la Mère de Dieu m'exaucerait !
— Oh ! oui...
Il ne fallait pas perdre une minute ! Son nez pincé, son teint blafard, le râle
qui déchirait sa poitrine annonçaient l'agonie. Seul son regard
incroyablement lumineux témoignait de sa vie, réfugiée dans la fine pointe
de son âme.
— Oui, Père !
Tel est le titre d'une pièce à grand spectacle, annoncée avec fracas au peuple
russe de Moscou. Les affiches qui tapissent les murs mettent bien en
évidence le nom de l'acteur qui tiendra le rôle du Christ : le fameux
Rostovtchev, athée militant.
Mais voici que surgissent des nonnes, monachki, aux allures de courtisanes,
exhibant des grimaces dévotes et patelines, visiblement éméchées...
Une ronde effrénée autour de l'autel ivre clôt le premier acte. Tel est donc,
au bout de vingt siècles, le bilan du christianisme ! Qu'en dirait le fondateur
?
La pièce à thèse que son talent anime, ne manque pas de grandeur. D'étape
en étape, par une prise de conscience d'une acuité tragique, il doit
démontrer l'échec du christianisme. Non pas qu'il s'en prenne directement à
la personne de Jésus de Nazareth ! Les outrances blasphématoires s'avèrent
moins efficaces que l'investissement feutré des citadelles intérieures de ceux
qui croient encore, et ils sont légion. L'abîme béant entre la doctrine du
doux rêveur de Galilée et l'usage qu'on en fait, de soi plaide coupable. Ce ne
sont pas les athées qui dénoncent la trahison. Après deux mille ans
d'expérience, le fondateur du christianisme lui-même est forcé de
reconnaître qu'il a fait fausse route.
Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
Heureux ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre !
Mais que se passe-t-il donc ? Après avoir lu les deux premiers versets du
sermon sur la montagne, Rostovtchev s'arrête, visiblement bouleversé. En
vain le souffleur essaie-t-il de lui rappeler la suite ! Sur l'avant-scène il n'y a
plus que cet homme aux traits ravagés par la lutte intérieure, cet homme qui
se tait...
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés !
Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !
Heureux ceux qui œuvrent pour la paix, car ils seront appelés enfants de
Dieu !
Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des
deux est à eux !
Rostovtchev lève enfin les yeux, regarde sans voir les spectateurs dont
beaucoup se sont levés et ont écouté debout.
Ce récit nous a été rapporté par un témoin oculaire. Voici, traduite du russe,
la fin de sa lettre :
Pour la première fois j'entendais des paroles qui n'étaient pas plates mais
touchaient l'âme en profondeur. Chaque phrase réveillait en moi un
mystérieux écho. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. J'avais l'impression
que chaque Béatitude m'interpellait directement. Ce n'était plus un
monologue mais un dialogue ! Quelque chose en moi disait que c'était cela,
la vérité, et que Rostovtchev prêtait sa voix au Christ. Tout chavira en moi.
Je me suis trouvé dans un monde à l'envers. Car dire que bienheureux sont
ceux qui pleurent et qui souffrent, cela paraît absurde !
Vers la fin, lorsque Rostovtchev quitta la scène, je savais que c'était vrai.
Une jeune femme à côté de moi se signait sans cesse et répétait : Gaspadi
pomylouy ! Gaspadi pomylouy ! Alors, moi aussi je me suis mis à réciter la
prière de Jésus : « Seigneur, aie pitié de moi ! »
Depuis ce jour, je suis croyant. Non pas que j'aie renié tout ce que je pensais
avant, mais à ce monde plat j'ai trouvé « la troisième dimension », la
profondeur et la hauteur, la verticale, en somme. Je pense, depuis, que la
religion est un grand enrichissement dans notre vie d'hommes et que le
Seigneur Jésus est la clef de toutes choses... »
Au lendemain de Vatican II, nous devons nous sentir plus que jamais
solidaires de tous ceux que Dieu invite à être témoins des Béatitudes, mais
aussi à prendre en charge leurs bourreaux, comme le fit le diacre Étienne
pour Saul de Tarse.
UNE MESSE SANS PRÊTRE
— Vous êtes l'étranger... cela se voit ! Eh bien, venez, c'est par ici...
— Moi aussi j'y vais. Nous ne sommes pas ici des mécréants.
Le silence était d'une telle intensité que, malgré la peau de pachyderme que
l'on me reproche dans ma famille, je me sentais envahi d'une vague
appréhension. Imaginez la dernière messe avant la fin du monde ! Le
recueillement haletant de la foule présageait un drame.
Tout cela était d'une simplicité désarmante mais énigmatique. De qui venait
le message ? Beaucoup de personnes, surtout parmi les femmes, se
mouchaient bruyamment ou étouffaient des sanglots.
Tout le monde était à genoux, à même les dalles froides. Je n'osais faire
exception. A côté de moi, une jeune fille, presque une enfant, priait les yeux
fermés avec une ferveur qui me bouleversa. Ses longs cils retenaient mal
des larmes qui coulaient doucement le long de ses joues et s'arrêtaient un
instant aux commissures des lèvres avant d'imbiber son fichu de laine,
croisé sur sa poitrine et noué dans le dos. Encore un coup de sonnette, puis
ce fut la communion.
On aurait dit une houle passant sur un champ de blé ! D'un seul mouvement
toutes les têtes s'inclinèrent vers le sol. Il y eut un instant de silence, puis le
lecteur reprit le panier posé au pied de l'autel et se tournant vers la foule :
Je tournai les yeux vers l'enveloppe entrouverte qui était restée sur la table
depuis le début de notre entretien. Le fragment de pain noir semblait coupé
au couteau.
« Je m'abstins de manger leur "pain de l'unité", poursuivit M. X, par simple
scrupule. Bien que mon malaise initial ait été dissipé au point que, moi
aussi, je priais avec ferveur tout comme si j'avais assisté à une "vraie
messe", l'étrange cérémonie continuait à me paraître une énigme dont je
cherchais vainement la clef. Dans le doute, je préférais donc m'abstenir.
Bien m'en a pris ! Sans cela, je ne pourrais pas à l'heure qu'il est vous
montrer ma "relique". »
J'avoue que moi non plus je n'arrivais pas à saisir le sens de cette « messe
invisible », à moins qu'en effet il ne se soit agi d'une secte...
— En prison !
— Et alors, ce pain ?
— Il nous passe de temps en temps des petits bouts de pain qu'il a bénis
de ses mains consacrées et alors, tout le reste dans le panier est bénit par
contagion. Ses gardiens font semblant de ne rien voir.
— Tout de même vous n'ignorez pas que ce ne fut pas une véritable messe
ni une véritable communion ?
— Oh ! Monsieur, pour qui nous prenez-vous ? Bien sûr, nous savons que
ce n'est pas une véritable messe ! Mais le Père Curé nous disait avant son
arrestation : « Tous les jours des milliers, des millions de messes se
célèbrent dans toutes les parties du monde. Branchez-vous donc sur ces
messes par une pure et fervente intention. Ainsi la messe du Pape à Rome
deviendra votre messe si vous le voulez bien. »
— C'est donc votre curé qui vous a conseillé de partager du pain bénit,
faute de mieux ?
— Oui, c'est lui ! Mais il nous a prêché tout un carême sur la communion
spirituelle. Si vous ne pouvez communier sacramentellement, nous disait-il,
communiez par le désir. Dieu fera le reste.
Nous étions maintenant sur le parvis où des galopins jouaient aux quilles.
— Ils se détendent, sourit la vieille femme. Avouez que tout a l'heure ils
furent impeccables ?
— Il est bien certain que ce n'est pas un suicide. L'expertise l'a démontré.
Et puis, psychologiquement, ce n'est pas possible. Agnès, c'est le prénom de
la petite, est de cette espèce d'oies blanches à qui l'on donne le Bon Dieu
sans confession. C'est comme ça qu'on dit chez vous, n'est-ce pas ? Pardon !
J'oublie que t'es un défroqué. Mais après tout tu te souviens. Tiens ! Voici
l'attirail, j'ai même pensé à l'étole !
L'homme saisit un verre d'eau de vie posé sur la table, l'avala d'un trait,
s'essuya la bouche du revers de la main, puis se mit à arpenter la pièce
exiguë comme un fauve dans sa cage. Visiblement, il cherchait une issue.
L'autre lui barrait la porte sans en avoir l'air, confortablement étalé sur
l'unique fauteuil face à la fenêtre.
— Mais non pas à ce prix. On n'a pas le droit de violer les consciences.
Pendant plus d'une heure ils roulèrent en silence. La route était de plus en
plus mauvaise, pleine de trous et d'ornières. Des gouttes de pluie
s'égrenaient sur les vitres en dessins fantasques. Le vent ululait dans la
futaie, estompant la symphonie nocturne des chouettes, nombreuses dans la
région. De temps à autre, le glapissement d'un renard en fuite déchirait
d'une note stridente le bruit sombre de la tempête aux prises avec la forêt.
La voiture stoppa devant une maison basse, au toit pointu. Une seule fenêtre
était éclairée.
C'était peut-être la lumière blafarde des phares baissés qui lui donnait cet air
brusquement vieilli, ces traits crispés. Des ombres falotes dansaient sur le
gravier qui crissait sous leurs pas. Sans mot dire, le commissaire lui tendit
un paquet noir :
— Prends ! C'est ton attirail de curé.
— Enfin, fit-elle à voix basse, enfin ! Elle n'en a plus pour longtemps.
Entrez, mon Père...
Elle appuya sur le dernier mot, s'effaça, les fit entrer. Dans le corridor
s'entassaient en désordre des meubles hétéroclites, des sacs, des tas de
vêtements.
— Le docteur a dit qu'il fallait dégager la pièce. Michel est parti chercher
d'autres ballons d'oxygène. Elle respire avec peine... ah, le monstre, le
bandit !... Je lui crèverais les yeux, là, si je l'avais à portée de ma main !
Avoir poignardé ma colombe innocente, mon ange, mon trésor !
— Monsieur le Curé, nous vous laisserons seul avec l'enfant. Puisse votre
présence et les ressources de votre ministère la consoler et adoucir son
agonie ! Nous vous attendrons dans la pièce à côté, avec une bonne tasse de
thé, n'est-ce pas Madame?
Ce n'était qu'un tout petit filet de voix, haletant et saccadé. Ses yeux
s'habituaient à l'ombre. Il avança de quelques pas et aperçut dans le creux
de l'oreiller un mince visage au regard démesuré et brûlé de fièvre, qui le
fixait avec insistance :
Une écume rose parut sur ses lèvres. Ses doigts serraient une canule qu'elle
aspirait toutes les deux ou trois minutes, avidement :
— Mon Père, il faut aller vite, j'ai de la peine à parler ! Vous savez, le fils
du garde-forestier qui est au régiment.
J'étais contente car je l'aimais bien. Pendant toute l'année, j'ai fait des rêves :
comment serait notre maison, comment seraient nos enfants. Il me tardait
qu'il revienne. Mais quand il est revenu, ce n'était plus le même. Tout le
temps, il sentait la vodka.
Et puis, on lui a dit du mal de moi. On lui a dit que je fréquentais un autre.
La veille de son départ, il m'a donné rendez-vous là, près du moulin
abandonné, où il y a ce bosquet de bouleaux. « Surtout, m'a-t-il dit, n'en
parle pas. » Lorsque je l'ai aperçu, je fus prise de peur. Il avait de mauvais
yeux et bégayait en parlant. « Je sais que tu vas maintenant avec un tel. » - «
Mais non, je te le jure, ce n'est pas vrai ! » - « Alors, si ce n'est pas vrai,
laisse-toi faire. » Il me saisit dans ses bras, je me débattis, d'un bond je
m'échappai : « Bernard, Bernard, criai-je, où donc est ta conscience ?
Attends que l'on soit mariés ! » - « Si tu ne te laisses pas faire, je te tue ! »
Je le regardai et j'ai bien vu qu'il pensait ce qu'il disait. Dans ses yeux, il y
avait comme des feux follets, tout verts. Il s'approcha de moi, il sentait très
fort la vodka. Je criai : « Dieu nous voit ! » Il dit : « Je m'en fiche ! Je te
veux ! » Alors, je pensai, très vite : « Il faut choisir ! Ou la mort, ou cette
chose malhonnête. » Mon âme, très vite, se tourna vers la Sainte Vierge.
Vous savez, depuis que maman est morte, c'est à Elle que je parle, je sais
qu'Elle m'entend. Je lui dis : « Sauve-moi ! » C'est Elle qui m'a donné la
force de résister. Alors Bernard, au moment même où, de nouveau, je
m'échappais, Bernard me frappa dans le dos. Puis, il s'enfuit... »
Elle parlait de plus en plus bas, d'une voix saccadée. Il dut approcher
l'oreille de ses lèvres pour saisir les dernières phrases. Elle s'arrêta, les yeux
fermés. Puis, d'une voix presque imperceptible :
— Mon Père, il faut absolument que vous alliez retrouver Bernard, pour
lui dire que je lui pardonne. Je le connais. C'est un violent. Une fois revenu
à lui, il sera dans le désespoir. Dites-lui, de ma part, que je veux qu'il vive.
Dites-lui que je passerai mon ciel à supplier le Seigneur de Miséricorde
d'avoir pitié de lui. Dites-lui que Dieu lui pardonnera, puisque moi, je lui
pardonne.
La porte s'ouvrit sans bruit. L'homme était là, l'étole au cou, l'air hagard,
méconnaissable.
— Et alors ?
— Ce n'est pas vrai ! Elle a dû vous parler ! Elle est seule à savoir !
Nous tenons ce récit d'un ami de Bernard. « L'homme » dont nous n'avons
voulu ni dire, ni changer le nom, avait tenu sa promesse. Il avait réussi à
dépister la surveillance du commissaire, furieux de son mutisme, et qui le
filait. Le jour où, enfin, il put transmettre à Bernard le dernier message
d'Agnès, celui-ci était résolu de se suicider.
Cette affaire remonte à quelque vingt ans. Nous pouvons, enfin, porter
témoignage.
CATHERINE
— C'est un livre à vous que vous corrigez, Madame ? dit-il avec un fort
accent méridional.
— Puisque vous allez à Lourdes, Madame, c'est que vous êtes catholique,
pas vrai ? C'est bien la Sainte Vierge qui m'a obtenu cette rencontre. Depuis
le temps que je la prie : « Ne laissez pas ensevelir cette histoire
merveilleuse avec moi, à ma mort. » Car je suis vieux, Madame, quatre-
vingts ans bien sonnés...
Il ne les portait certes pas. Résignée, je posai la liasse d'épreuves sur la
banquette. Quel écrivain n'a pas sa clientèle de « chargés de mission » ? Je
ne me doutai pas à quel point je serais prise au jeu. Pour l'instant, je
m'attendais au récit d'un miracle... puisqu'il était question de Lourdes.
Son visage s'illumina : « Alors, c'est vous qui avez écrit Le Fou de Notre-
Dame ? J'ai voulu vous écrire, mais je n'osais pas. Et puis, j'ignorais votre
adresse. J'écris difficilement et lorsque je me relis ce n'est plus du tout ce
que je voulais dire-
«J'étais alors curé d'une petite paroisse, quelque part dans le Midi. Je
succédais à un ancien qui avait laissé les choses un peu à la dérive. Pour
reprendre le gouvernail, il a fallu lutter ! Les gens n'étaient pas tellement
contre Dieu, mais très fort contre les curés. Pendant la guerre civile en
Espagne, des contrebandiers de chez nous avaient organisé tout un trafic
avec les rouges, pour rien, pour l'idée. Des gars de la brigade internationale
passaient et repassaient. On est frondeur dans mon pays et l'on n'admet pas
l'injustice. Les spécialistes de la propagande le savent et l'exploitent. Bien
avant la guerre on était donc, chez nous, en état de guerre et les passions
grondaient.
Vint la débâcle de 40 et l'exode. Jamais je n'oublierai cette coulée de
réfugiés sur nos routes, leur désarroi. Mes paroissiens leur firent bon
accueil. C'étaient des gens du Nord.
Après l'armistice, cela se tassa peu à peu, avec l'aide des autorités. Plusieurs
familles de réfugiés restèrent chez nous, avec un jeune vicaire qui n'avait pu
rejoindre son unité et qui avait un râle au poumon. Monseigneur me le
confia à cause du bon air : « Il vous aidera dans votre ministère », me dit-il.
J'en fus bien aise !
Je fis donc appel aux jeunes, plus généreux et plus disponibles. J'avais un
groupe d'Enfants de Marie, la JAC et les scouts. Les gosses du Nord nous
renflouèrent. Dans leur nombre, il y avait Catherine.
Elle était orpheline de père et de mère, morts durant l'exode, sous les
bombardements. Elle vivait auprès de sa tante dont le mari était prisonnier.
Ma sœur Victorine qui tenait le gouvernail de ma maison, l'affectionna dès
le premier jour. Son vieux cœur semblait revivre en sa présence. Il n'y avait
là rien d'étrange. Elle était aussi belle au- dehors qu'au-dedans. Le Bon Dieu
a parfois de ces réussites merveilleuses de nature et de grâce. C'est vrai
qu'elle avait grandi dans un foyer chrétien, mais cela n'explique pas tout.
Elle était toute jeunette. C'était un bouton de rose. Tous les gars en
tombèrent amoureux mais sans rixes ni querelles, tellement elle semblait
inaccessible à cause de sa grande pureté. C'était cela, je crois, le secret de
son ascendant. En la voyant, je pensais à une lampe d'albâtre. Ne souriez
pas ! Notre-Seigneur a bien dit qu'avec la lumière intérieure le corps
s'illumine. Cette enfant était transparente.
Son influence sur les jeunes du pays se fit vite sentir. Tout le monde
l'aimait. Elle n'avait pas l'air de s'en apercevoir, elle était toute naturelle et
ne faisait pas de la morale. Seulement, lorsque quelque chose ne tournait
pas rond, elle devenait toute triste et en souffrait si visiblement qu'on aurait
tout fait pour lui rendre son sourire. Ainsi, sans bruit, elle faisait monter
tous mes jeunes, comme un chef de cordée !
J'abrège, il le faut bien ! Mais je puis vous dire que ni avant, ni après, je n'ai
rien rencontré de pareil.
J'avais alors un très gros chagrin que je gardais pour moi. Le jeune vicaire
que l'on m'avait alloué venait d'abandonner. Encore une histoire de femme !
On l'ignorait dans la paroisse. Il s'absentait, il s'absentait, jusqu'au jour où,
par lettre, il m'annonça son départ. Toute la nuit j'en ai pleuré de chagrin.
Nous partîmes donc pour Lourdes, en semaine, car je n'avais personne pour
me remplacer le dimanche. Il faisait beau, c'était en juillet.
Sur le chemin du retour, en car, tout mon groupe débordait de joie, sauf
Catherine. Elle avait des cernes sous les yeux comme si, la nuit, elle n'avait
pas dormi. J'ai oublié de vous dire qu'elle avait une santé florissante, jamais
avant je ne l'avais vue fatiguée.
Vous savez la discrétion qui est de rigueur dans notre ministère ! J'attendais.
Au bout d'une semaine, je trouvai sur ma table de travail une lettre qui ne
me quitte plus depuis. Tenez !
Il sortit de son bréviaire une page quadrillée pliée en quatre et remplie, d'un
seul côté, d'une écriture sage et appliquée d'écolière.
— Lisez, fit-il.
Ce n'était pas long. Ce n'était pas compliqué. L'ayant lu, je demandai à voix
basse :
— Puis-je le recopier?
Monsieur le Curé, il faut bien que je vous l'avoue. J'ai dit non à Jean-
Claude. En partant pour Lourdes, j'ai pensé que je lui dirais oui. Mais
après ce qui s'est passé je n'ai plus le droit de me marier.
J'ai donc prié pour ce prêtre, après la messe. Alors, très distinctement, la
Sainte Vierge m'a demandé : "Voulez- vous offrir votre vie pour lui ?"
J'hésitai un instant. J'aime la vie. Mais cela ne dura guère. Comment
refuser à la Sainte Vierge? J'ai dit "oui". Et maintenant je n'ai plus le droit
de me marier.
Catherine
«Je vous avoue, Madame, que tout d'abord je ne l'ai pas pris au sérieux. La
petite était à un âge où l'on s'exalte vite. Et puis, pensai-je, qu'est-ce que
c'est que cette histoire avec la Sainte Vierge qui lui parle comme si elle était
une Bernadette ? Je lui dis donc de ne pas « se frapper », que c'était peut-
être une illusion (je ne voulais ni la brusquer ni lui faire de la peine), qu'il
fallait simplement qu'elle priât beaucoup pour ce pauvre prêtre. Elle
m'écoutait en penchant légèrement la tête à gauche comme elle en avait
l'habitude, avec ce petit sourire un peu voilé qui ne la quittait plus depuis
Lourdes.
Elle fut emportée en quelques mois par une leucémie foudroyante. Dès la
première visite, le médecin me dit qu'elle était perdue.
Autant elle était triste avant, autant elle fut joyeuse après. « Vous voyez,
Monsieur le Curé, que c'était bien la Sainte Vierge et que je ne vous ai pas
trompé !» Il y avait dans sa voix quelque chose d'enjoué et d'espiègle.
De son petit lit elle fit un véritable ambon. Elle ne prêchait pas de paroles
mais d'exemple. Personne, sauf moi, ne savait son pacte avec la Sainte
Vierge. Elle-même garda le silence jusqu'à sa mort. Même à Jean-Claude
elle ne dit rien. Il venait la voir bien souvent.
Les jeunes se relayaient auprès de son lit. La veiller n'était pas une corvée,
mais un privilège ! Pourtant, elle était toute simple. Mais il y avait cet
extraordinaire rayonnement. Je pensais souvent, en la regardant avec son
chapelet enroulé autour du poignet et son merveilleux sourire, qu'elle était
un petit reflet de la Sainte Vierge.
J'ai un carnet où j'écrivais au jour le jour ses paroles, si simples, ainsi que
mes observations. Pendant sa maladie, la paroisse changea de visage. On
aurait dit que les gens avaient honte de vivre dans le péché, si près d'elle.
Jamais je n'ai eu autant de bonnes confessions qu'à cette époque.
Son agonie fut dure. Je l'aidai de mon mieux... Tenez, Madame, chaque fois
que j'y pense, j'ai la gorge serrée de sanglots... Mais voici Tarbes. Au fond,
mon histoire est finie. Dans ma vie de prêtre, ce fut une grande grâce... »
— Et votre vicaire?
— Dieu soit loué ! Il est rentré dans son diocèse et dans l'ordre.
— Et Jean-Claude ?
— Depuis Tarbes, vous avez encore une petite demi- heure. Dites bien
bonjour de ma part à la Bonne Mère.
— Et vos carnets ?
— Il faudra venir les chercher. Voici mon adresse... Mais il faut d'abord
que je m'assure que vous savez garder le secret professionnel.
— Vous en doutez ?
J'avais noté son adresse mais je n'ai pu aller chercher les carnets. Mes
dernières lettres - vœux de nouvel an - restèrent sans réponse. J'ai appris
depuis que l'abbé X., curé de Z., était décédé. Je ne puis donc livrer ni nom
ni adresse - secrets professionnels d'outre-tombe ! - rien que le fait, tel qu'il
m'a été rapporté dans un rapide, entre Paris et Tarbes.
« LA TABLE DES PÉCHEURS »
Face à moi, dans le coin, somnolait une jeune femme aux traits durs et
crispés. A l'autre bout du compartiment, deux Italiens dévoraient des
illustrés en échangeant des réflexions sur je ne sais quels records sportifs. Je
décidai de m'adresser à la jeune femme.
Le train entrait en gare lorsqu'elle ouvrit les yeux. Je lui dis que je désirais
profiter de cette halte pour aller à l'église. « Je laisse mes bagages... » Elle
comprit aussitôt et sourit d'un air narquois : « J'espère que le Très-Haut ne
récompensera pas votre zèle en faisant disparaître vos biens terrestres », dit-
elle avec un fort accent étranger, en martelant chaque syllabe. « Après tout,
vous ne me connaissez pas ? » Je n'avais pas une minute à perdre. « Que si,
je vous fais confiance ! » Vivement je jetai sur la banquette deux ou trois
revues pour occuper ma place et me précipitai vers la sortie.
— Bien sûr, vous avez fait des arrangements avec le ciel. Mais moi, je n'y
crois pas !
Je la regardai consternée :
— Je n'ai pas besoin que l'on me plaigne, marmonna- t-elle d'une voix
rauque.
Son accent impératif me fît hésiter un instant... Mais ce n'était plus la guerre
et les pièces d'identité ne portaient guère à conséquence ! N'ayant pas de
carte sous la main, je lui tendis mon passeport. Elle lut attentivement, mais
ne nota rien.
Huit ans s'étaient écoulés depuis cette brève rencontre qui commençait à
s'estomper dans ma mémoire, lorsqu'un jour je reçus une lettre qui, tout
d'abord, me parut parfaitement incompréhensible. Elle était en allemand,
émanait d'un monastère que je ne connaissais pas et était signée par une
moniale dont le nom ne me disait rien. On m'excusera de ne pas donner
d'autres précisions. Dès les premières lignes, je sursautai :
Car j'ai été élevée dans l'esprit de la Hitlerjugend et dans le culte du Führer
! J'avais 18 ans en 1939, le cœur plein d'orgueil et de haine.
Trois de mes frères sont tombés sur le front russe, dont deux portés disparus
: verschollen. Le quatrième a été fusillé par les Américains pour « crimes de
guerre ».
Quant à moi, je ne puis dire que j'aie «fait la noce», car nous croyions
vraiment, à l'époque, qu'il était de notre devoir de donner des enfants à
l'Allemagne. Nous vivions dans une sorte d'exaltation morbide, au service
des «héros ». Pratiquement, cela se soldait par une déchéance physique et
morale. J'ai eu deux enfants « de père inconnu », qui ont été écrasés au
cours d'un bombardement, dans une crèche de l’État.
Souvent, j'avais pensé au suicide. Comme vous le savez sans doute, notre
code d'honneur ne l'excluait pas. Au fond, depuis la fin de la guerre, je ne
cessais de m'accorder des sursis. La corde au cou se resserrait chaque jour
davantage...
Tant que j'avais gardé un peu d'estime pour mon âme et ma façon d'agir, je
pouvais m'y cramponner. Cependant, peu à peu cet aplomb cédait à une
sorte de nausée. A me voir de près, je me faisais horreur. Je commençai à
réaliser l'énorme mensonge de ma vie. Curieusement, mon athéisme n'était
pas sans fissures. Je laissais la question ouverte, mais dans le meilleur des
cas je n'admettais qu'un Dieu justicier, non pas un Dieu de Miséricorde. Or,
disais-je en moi-même, de la justice je n'ai pas grand-chose à attendre.
Je me suis mise à le feuilleter, puis j'ai été accrochée par quelques lignes.
J'ai lu et relu ce texte incroyable qui s'est gravé dans ma mémoire avec des
traits de flamme.
Vous le connaissez... Tant pis ! Le voici :
Seigneur, votre enfant l'a comprise, votre divine lumière ! Elle vous
demande pardon POUR SES FRÈRES INCROYANTS, elle accepte de
manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut
point se lever de cette table remplie d'amertume où mangent les pauvres
pécheurs avant le jour que vous avez marqué. Mais aussi ne peut- elle pas
dire en son nom, au nom de ses frères coupables : Ayez pitié DE NOUS,
Seigneur, CAR NOUS SOMMES DE PAUVRES PÉCHEURS ! O
Seigneur, renvoyez-nous justifiés ! Que tous ceux qui ne sont pas éclairés
du lumineux flambeau de la foi le voient luire enfin ! O Jésus ! s'il faut que
la table souillée par eux soit purifiée par une âme qui vous aime, je veux
bien y manger, seule, le pain de l'épreuve jusqu'à ce qu'il vous plaise de
m'introduire dans votre lumineux royaume. La seule grâce que je vous
demande, c'est de ne jamais vous offenser...
Ce fut un choc qui faillit me terrasser. J'ai senti que ces paroles me
concernaient personnellement, étaient écrites POUR MOI. En même temps,
toutes mes idées arrêtées se mirent à vaciller. Qui était-ce donc, cette
Thérèse qui osait s'asseoir à ma table et partager mon pain de douleur? Je
poursuivis la lecture...
Elle ne reste pas debout, elle ne domine pas les « pauvres pécheurs » de sa
haute stature de sainte. C'est Dieu lui- même qui l'a abaissée à leur niveau.
Et si elle partage avec eux le pain de douleur, c'est une conséquence directe
de son offrande à l'Amour. Dans l'holocauste à la Justice divine, il y a d'un
côté les victimes qui reçoivent les coups du Dieu Vengeur, de l'autre « les
pauvres pécheurs ». Les hosties pures et sans tâche s'écrient alors : « Ayez
pitié D'EUX ; QU'ILS soient justifiés ! » Dans l'holocauste à l'Amour, la
victime s'oubliant totalement ne fait qu'UN avec les "pécheurs" et ne peut
invoquer le Seigneur sans joindre à son nom celui de ses frères coupables :
« Ayez pitié de NOUS ! Que NOUS soyons justifiés ! »
Tenez, à huit ans de distance, je ne puis évoquer cette lecture dans un coin
de compartiment, à la gare de Milan, sans éclater en sanglots. Je pleure,
mais d'amour. A cette heure entre toutes bénie, Dieu m'attendait. Thérèse
me transmettait son message. « Il n'y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ceux qu'on aime. » Or, pour commencer, le Seigneur
Jésus n'a pas aimé des saints, mais des pécheurs ! J'avais donc droit à son
amour ? J'y avais d'autant plus droit que j'étais plus malheureuse et plus
misérable ? C'était le monde à l'envers, mon échelle de valeurs totalement
retournée. Dès cet instant, ma pauvre âme s'est mise à crier vers Dieu, mon
espérance morte venait de ressusciter.
C'est alors que vous êtes revenue. J'ai fait de mon mieux pour vous cacher
mon émotion. A vrai dire, j'avais perdu le sens du temps, je ne m'étais
même pas aperçue que le train était sur le point de démarrer. Cependant, à
l'époque, j'étais encore beaucoup trop fière pour vous avouer mon désarroi.
Le choc avait été rude, mais je me cramponnai à mes positions. J'ai relu
l'article. En vous demandant votre adresse, j'avais l'obscur pressentiment
que je vous écrirais un jour.
Sainte Thérèse m'a ouvert la voie : Dieu a fait le reste. Vous devinez qu'il
n'y avait pas pour moi de demi-mesures ! Tout pour tout. Je vous écris de ce
havre de paix et je puis vous dire que je suis heureuse... »
J'ai répondu par retour du courrier à cette lettre bouleversante, mais Sœur
Thérèse - c'était son nom en religion - n'y donna pas suite. M'ayant dit «
tout ce qu'elle avait à me dire », elle jugea sans doute que le reste, tout le
reste, n'était que silence.
Sœur Thérèse, est-ce trahir votre désir de silence que de publier votre
histoire et votre testament ? N'êtes-vous pas du nombre de ces petites âmes
que votre sainte patronne invite à sa suite, dans un don total à l'Amour ?
Avec une sainte audace, en retournant de fond en comble nos perspectives
pharisaïques, c'est aux pécheurs qu'elle s'adresse, ce sont les pécheurs
qu'elle invite, comme si les abîmes du mal creusés dans une âme, la
rendaient plus « capable » des flammes de l'amour. « Dieu qui manifeste le
mieux sa toute-puissance en pardonnant » (Collecte du 10' dimanche après
la Pentecôte, avant la réforme liturgique) a choisi une fois de plus, pour
faire son œuvre, celle qui «n'a jamais rien refusé à l'amour ». Une revue sur
la banquette d'un train international, une image, parfois une parole jetée au
vent - dans le royaume des âmes ce sont les « moyens pauvres » qui se
révèlent les plus efficaces, et ce que nous appelons « hasard » n'est souvent
que la face voilée de la divine Miséricorde.
EAU-DE-VIE ET PETITS PÂTÉS
C'étaient pour la plupart des soldats, rappelés par la « Mère Patrie ». Tout à
l'heure, terrassés par le sommeil, ils ronflaient profondément. Des deux
côtés de la fenêtre, une femme d'un âge incertain et un homme encore
jeune, vêtu en pékin, causaient à voix basse.
— A tout hasard, buvons un coup. Autant de gagné, s'ils nous font des
misères. A votre santé, camarades !
— Voulez-vous en goûter ?
Décidément, elle l'intriguait. Piotr Ivanovitch se déplaçait assez souvent en
sa qualité de spécialiste ajusteur. D'un tempérament jovial et curieux, il
bavardait volontiers avec ses compagnons de voyage. Membre du Parti, il
n'avait pas eu trop de difficultés pour aller voir ses cousins repliés en
Silésie, après le grand exode de 1945. Ukrainien, il s'était heurté à toutes
sortes de problèmes d'ordre pratique qui le faisaient réfléchir. La différence
entre Tarnopol, sa ville natale, et Wroclav où vivaient ses cousins,
s'inscrivait en faux contre une règle fondamentale de son credo idéologique.
Toutes les démocraties populaires ne devaient-elles pas se ressembler
comme des sœurs jumelles ? En attendant, avec ces sacrés Polonais on allait
de surprise en surprise.
— Puisque vous vous racontez des histoires, petite Mère, c'est que vous
n'avez pas envie de dormir. Comme moi, du reste. Bavardons un petit peu...
— La bonbonne.
— Je vous ai dit qu'il n'y avait pas de vodka. C'est de l'eau pure.
— Tenez.
— Le 43, dis-tu ?
Elle répondit d'un signe de la tête. Le contrôleur entra, suivi d'un douanier.
— C'est à vous de voir puisque c'est votre métier, fit Piotr Ivanovitch. Le
contrôleur ouvrit son passeport, le tamponna.
— Ainsi donc, vous venez de Cracovie ? Et vous allez à Lwow ? Eh, quoi
? On mange bien en Pologne ?
— Mais vous transportez des trésors ! dit-il d'un ton mielleux. (Ses yeux
brillaient comme ceux d'un chat s'amusant avec une souris.) Rien à faire,
citoyenne ! Il faudra vous fouiller... Tiens ! Et cela ? On dirait de la vodka.
C'est vrai, les bombances font bon ménage avec la religion.
— De l'eau ?
Il prit un gobelet.
— Comment donc, camarade. Bien sûr, vous, on vous croit. Quant à vous,
citoyenne, suivez-moi.
La découverte des petits pâtés farcis aux médailles avait alerté tout le train.
On se pressait aux fenêtres pour voir ce qui arriverait. Piotr Ivanovitch était
maintenant seul dans le compartiment. Après un moment d'hésitation, il
ramassa une des médailles qui jonchaient le sol, la regarda de près... Ce
n'était pas vilain, avec cette femme debout, les mains étalées et grandes
ouvertes et les rayons qui s'en échappaient. De l'autre côté, il y avait un
cœur et une croix, avec des lettres dont le sens lui échappait. Un
enfantillage, quoi. On aurait pu laisser tranquille cette pauvre femme, avec
ses trésors ridicules. Piotr Ivanovitch s'assura que personne ne le voyait,
puis, d'un geste rapide, il se mit à ramasser les médailles dans un vieux
morceau de journal.
— Elle me fait pitié, tout de même, fit Piotr Ivanovitch, pensif. Si c'est
une toquée, il n'y a qu'à l'enfermer dans un asile, c'est pas de sa faute.
Le soldat jeta un regard vers l'entrée, puis, voyant qu'il n'y avait personne, il
passa furtivement la main sous la banquette, à l'endroit précis où il y avait
encore par terre un petit tas de médailles. Piotr Ivanovitch fit semblant de
ne rien voir. L'autre plongea la main dans la poche de sa vareuse et
poursuivit :
— Ma tante Xenia est aussi une croyante et je t'assure, pas une folle. C'est
vrai que là-haut Gagarine n'a trouvé ni Dieu, ni la Bogomatier, ni les Anges.
Mais il n'est pas allé jusqu'au bout du Cosmos. Sait-on jamais ?
— J'ai une commission pour vous, dit Piotr Ivanovitch. Une commission
de la part d'Anna Nikolaïevna.
— Saintes plaies du Christ ! Un mal lui serait arrivé ?
Elle s'effaça, le fit entrer dans une pièce blanchie à la chaux, très propre et
très pauvre, l'invita à s'asseoir sur l'unique chaise en rotin et demanda d'une
voix entrecoupée de sanglots :
Piotr Ivanovitch laissa glisser par terre son sac tyrolien, l'ouvrit, sortit une
bonbonne à moitié enfouie dans un panier en osier :
— Voilà !
— Elle l'a eue, l'eau miraculeuse ! Elle l'a apportée, l'eau de Lourdes !
Soyez béni, citoyen. Quel bonheur, quel bonheur ! Nous n'en avions
presque plus et encore, celle que nous avions était baptisée (Pour la faire «
durer », on ajoutait indéfiniment à l'eau de Lourdes de l'eau ordinaire, ce
qui faisait dire qu'on la « baptisait ». Geste naïf qui témoigne d'une foi vive
en l'intercession de la Vierge Immaculée. Nous avons tout un dossier de
guérisons miraculeuses attribuées, là-bas, à l'eau de Lourdes. Quant aux
médailles, elles sont considérées en Russie comme des « petites icônes ».)
Il était nuit lorsque Piotr Ivanovitch sortit de la maison, après avoir bien
vérifié que dans la rue il n'y avait âme qui vive...
L'article d'Ogoniok, signé par Anna Troubnikova, finit par ces lignes
hautement instructives :
« Nikita le tortionnaire » gardait le silence, les poings sur la table et dans les
yeux cette lueur soudaine qui présageait des raffinements inédits au cours
de la « question ». Rien qu'à entendre sa voix traînante et mielleuse, avec un
fort accent russe, les prisonniers étaient saisis de tremblement. On se passait
de bouche à oreille ses cruels exploits qui avaient coûté la vie à des
centaines de maquisards et n'arrivaient pas à assouvir ses instincts sadiques.
Dès la fin de la guerre il avait été mandé en Pologne dans la région de W.,
pour assurer « la pacification ». Le Père Jan (Yane) avait souvent entendu
son nom, prononcé à voix basse par ceux qui se croyaient visés... et qui ne
l'était pas ? Nikita le tortionnaire frappait où bon lui semblait car, formé à
bonne école, il considérait la terreur permanente comme le meilleur moyen
pour assurer «la paix ».
Le Père Jan se souvenait bien de cette nuit sans lune où il avait donné
rendez-vous aux maquisards ! L'un d'eux l'avait accosté sur le sentier, en
forêt, lorsqu'il venait de porter le viatique à Walenty, le sourd. « Père, c'est
Pâques bientôt ! Nous voulons faire nos Pâques. Nous sommes chrétiens,
bon sang de bon sang ! Arrangez-vous pour nous confesser ! »
Père Jan avait hésité un instant et, aussitôt, il en eut honte. Tant pis pour le
risque ! Mais... quel risque après tout ? Il ne ferait que « son métier de
prêtre ». Ses lèvres resteraient scellées. Cependant, la prudence s'imposait.
Il fixa le rendez-vous à l'église paroissiale, tard dans la soirée. Tout le
monde dans le village savait bien qu'il s'attardait à prier, face au tabernacle.
Personne ne trouverait étrange que l'église fût éclairée.
Voilà de quoi il devait répondre à présent ou, plutôt, maintenir son silence !
Ce n'était pas vrai que les « gars » de Nikita le tortionnaire avaient «
identifié » ses pénitents, venus de loin, à l'abri de la nuit. Jusqu'à ce jour, il
n'avait subi aucune confrontation. On lui avait tendu un traquenard et
maintenant le sort de ces hommes qui s'étaient confiés à lui était entre ses
mains.
De toute sa volonté, Père Jan cria au secours. «Matteo Boja ratuy » (Mère
de Dieu, sauve-moi !).
Il pressa un bouton.
— Un bain dans la m..., dit-il à l'homme qui se tenait sur le seuil, au garde
à vous.
Père Jan savait bien ce que cela voulait dire ! On plongeait les prisonniers
jusqu'au cou dans une fosse à excréments. S'ils ne passaient pas aux aveux,
c'était la mort par asphyxie au bout de trois, tout au plus quatre jours. Les
pires supplices qu'il venait d'endurer ne semblaient rien en comparaison.
— A demain, dit-il d'une voix plus que jamais mielleuse. Profitez de vos
loisirs pour vous recommander au Très- Haut !
Père Jan sentit à son cou un nœud coulant, faillit s'étrangler, perdit
connaissance et ouvrit les yeux devant son sauveur qui le giflait
énergiquement :
Il y avait dans la cour une mare aux canards où le Père Jan fut invité à faire
sa toilette :
— Tu pues toujours, curé, mais tant pis ! C'est ma femme qui ne cesse de
me casser la tête à ton sujet, bien que j'aie aussi ma conscience !
— On est vraiment mariés, on ne le dit pas, car cela fait mieux dans le
tableau, mais j'ai les papiers en règle ! Au début de ma carrière je croyais
être au service de la justice, mais depuis...
— Mangez donc, petit Père (ojczulku). Ce que vous devez avoir faim !
Père Jan ne se le laissa pas dire deux fois. « Vous n'imaginez pas ce que j'ai
pu engouffrer ce soir-là ! C'est que j'étais vidé comme un lapin... »
Plus que jamais, les yeux de Nikita ressemblaient à ceux d'un chat :
Dans les milieux officiels, on n'aime pas évoquer ces souvenirs. Nikita le
tortionnaire, chargé de mérites et de décorations, continue à exercer ses
prouesses chaque fois que la raison d’État le met à contribution : en mars
1968, lors de la révolte des étudiants, et, tout récemment, pendant les
émeutes sanglantes des ouvriers tout au long de la côte balte.
Il était donc vivant et sain d'esprit ! Je relus les quelques lignes hâtivement
griffonnées : « Je suis à Paris pour huit jours, avec une délégation technique
de mon usine. » (Il est ingénieur.) «J'aimerais vous voir. Passez-moi un
coup de fil à tel numéro » (suivait l'adresse et le téléphone de son hôtel) « à
partir de 9 h. du soir. »
Le soir même, je l'appelai. Nous primes rendez-vous pour le lendemain,
dans un café du Quartier latin.
Je l'observai et il m'observait.
Il avait un air très simple et détendu, avec, dans le regard, une grande paix.
Cette pensée jeta un froid entre nous. Je continuai à lui détailler mes
aventures de guerre et d'après-guerre, mais dans mon for intérieur je pensais
à Isabelle, telle que je l'avais connue.
Elle était la seule à sembler ignorer ces engouements et son étrange pouvoir.
Peintre de talent, elle aimait son art non moins que sa «foi de charbonnier»
qui ne lui posait pas de problèmes. Chez tout autre, nous aurions cloué au
pilori cette attitude « simpliste » et dépourvue de « nuances ». Un accord
tacite mettait Isabelle hors de cause. Elle intervenait rarement dans nos
débats, mais ses réflexions, d'une simplicité étonnante, tranchaient au vif et
nous laissaient pantois. Ainsi le jour où elle prit la parole dans une violente
discussion entre tenants de l'humanisme chrétien et athée, qu'elle renvoya
dos à dos, avec leurs arguments plus ou moins habiles et spécieux :
— Tu sais, dit finalement Marc, c'est pour nous un registre beaucoup trop
élevé !
Je ne les ai pas revus depuis leur mariage. Ce furent les vacances et puis, la
guerre. En 1945, par des camarades de Résistance j'ai appris la mort
d'Isabelle.
— Je le dois à Isabelle.
— Oui, les morts vivent, fît-il d'une voix sourde, j'en ai des preuves !
— Pauvres gosses ! dit Marc. Certains parmi nous en avaient bien pris le
chemin... Et maintenant, c'est mon tour de te conter une histoire qui te
semblera loufoque, bien qu'elle soit parfaitement vraie.
« La guerre nous a surpris à Zakopane (Dans les Tatra) Nous n'étions donc
pas à Varsovie pendant les bombardements de 1939. Après l'effondrement
de la Pologne, j'ai repris mon travail à l'usine. Pour manier le béton, point
besoin, heureusement, d'engagement idéologique. Or, il fallait tenir et vivre.
Très vite, nous fûmes au centre d'un réseau de presse clandestine. Notre
villa de Zoliborz se prêtait à des réunions de maquis. Presque tout notre
groupe fut mobilisé. Naturellement, Isabelle était au cœur du mouvement.
J'étais à mon travail, mais elle restait à la maison. On venait lui confier tout
ce que l'on avait sur le cœur. Peu à peu, tout naturellement, elle fut mise au
courant des activités du réseau. Un beau jour, elle se laissa embrigader dans
le service de diffusion. Elle me le dit. Je n'osai le lui interdire. Pourtant, nuit
et jour, je tremblai pour elle. Parfois, le soir, elle me racontait en riant ses «
accrocs » avec la Gestapo. Que de fois n'a-t-elle été arrêtée, pendant le
ratissage des rues qu'elle suivait, son cabas rempli de feuilles interdites !
Avec son sourire désarmant et sa gentillesse, elle se tirait toujours d'affaire.
On finit par croire qu'elle était tabou.
Quelques jours après, elle fut arrêtée avec une valise remplie de papiers
compromettants. Je tentai en vain de l'atteindre à la prison de Pawiak. Mise
au secret, elle fut atrocement torturée... De cela, même maintenant, je ne
puis parler ! J'ai revu son pauvre corps, momifié comme tant d'autres dans
un terrain calcaire.
Tant que je l'avais cherchée dans cet immense charnier qu'était Varsovie en
ruines, l'espoir m'avait soutenu. Lorsque je me trouvai devant sa dépouille,
ma volonté bandée comme un arc, se relâcha soudain. Ce fut comme le
vertige de l'abîme. Tout en moi chavira dans un chaos innommable. Était-ce
donc elle, cette chose méconnaissable ? Je ne croyais pas à l'immortalité de
l'âme. Pourtant, à ce moment précis, je me refusai sauvagement à croire que
tout était fini.
Il faut que je vous dise qu'aucune velléité de foi n'avait traversé ma nuit.
L'inexistence de Dieu me semblait un fait certain et acquis. Pourquoi donc
me débattai-je dans cette attente impossible ? Le cœur, dit Pascal, a ses
raisons que la raison ignore.
— C'est moi.
— Voilà.
Je n'essayai même pas d'ouvrir la lettre. Je la tenais dans mes doigts gourds,
les caractères de l'adresse dansaient devant mes yeux, tout se mit à tourner
autour de moi... Je m'appuyai contre un poteau télégraphique. En voyant
mon air hébété, l'inconnu sourit :
— Oui, je comprends. Vous ne vous y attendiez pas ! Elle m'a donné cette
lettre la veille de son exécution. Je suis médecin et l'on m'avait appelé dans
le quartier des femmes. Elle me la donna en disant : « Il faut absolument
que vous la remettiez à mon mari. Je prierai pour que rien ne vous arrive... »
Je l'ai promis. Or, je suis communiste.
— Et maintenant, lisez.
Je rendis la lettre sans mot dire. Ma gorge était nouée de sanglots. Marc me
regardait en souriant :
Dès son arrivée, nous eûmes tous le sentiment qu'il n'était pas « le même ».
La réunion avait été organisée en son honneur. D'habitude il ne se faisait
pas prier pour prendre la parole et dominer le débat. Nul ne parlait autant de
dialogue et nul ne le mettait moins en pratique. Son silence, son hésitation
excitèrent notre curiosité. Le magnétophone tournait...
Les coudes sur la table, les dix doigts enfouis dans sa tignasse visiblement
malmenée, le regard au loin, il prit enfin la parole. D'un bout à l'autre de son
récit personne n'osa l'interrompre. Ce fut un long monologue, d'une densité
telle que tout résumé risquerait d'en altérer le sens. Nous le reproduisons
donc intégralement, avec quelques rares coupures concernant des redites.
Je passais une fois, deux fois... Il était toujours là, sans bouger. A un certain
moment il me dit vite, en russe : « J'ai une icône à vendre, voulez-vous ? »
Je sursautai. Depuis le temps que j'étais en quête d'une véritable icône !
Chez les antiquaires on ne trouve plus que des copies sans « assiste » et
sans profondeur. Je dis donc précipitamment : « D'accord ». Quelqu'un
passait. Il fit semblant de ne pas me voir et pressa le pas. J'avais l'air de le
prendre en filature ! Je suivais à distance, en observant les passants.
Actuellement, il n'est plus permis en Russie de vendre les icônes à des
étrangers, je veux dire les véritables icônes et non pas ces produits en série
qui alimentent en devises des magasins d’État ! Je comprenais donc
parfaitement le jeu de l'inconnu et j'imitais ses manèges de zigzags.
Finalement je le vis disparaître sous la porte cochère d'un immeuble
immense et laid. Je croyais l'avoir perdu de vue lorsque je l'aperçus par la
claire-voie de l'escalier, en train d'allumer une cigarette sur le palier du
troisième étage. Je montai, il accélérait le pas, l'immeuble semblait désert.
Au dernier étage, il enfila un corridor étroit et sombre, flanqué de
mansardes, s'arrêta net, sortit une clé de la poche, ouvrit une porte et
s'effaça courtoisement pour me laisser le passage. Je clignais les yeux pour
m'adapter à l'obscurité de la pièce où l'inconnu venait de m'introduire. Sur
une sorte de grabat, à gauche, dans un coin, gisait une femme.
— Ma mère, dit l'inconnu.
Je souriai :
— Nitchevo, fit-il d'une voix adoucie. Cela ne fait rien. Voyez-vous, les
mouchards, il y en a partout. Et les étrangers ne s'orientent pas. Ils
bavardent. Cela peut faire beaucoup de mal...
(Voilà bien les Russes, songeai-je. Sans crier gare, ils passent d'un extrême
à l'autre !)
— Bien sûr que je ne vous dénoncerai pas ! Et l'icône... tovarich,
camarade (je bafouillai, ne connaissant pas son nom).
Il disparut dans une sorte de débarras contigu, sans lumière puisqu'il laissa
la porte entrouverte.
— C'est l'icône de notre famille. Nous l'avons gardée et elle nous garde
depuis quatre siècles...
Elle s'arrêta net, comme si elle avait peur d'avoir trop dit. Andrey
Alexandrovitch émergea de l'obscurité et nous observa d'un air scrutateur.
Avait-il entendu les paroles de la malade ? En tout cas, il ne fit rien
transparaître. A bout de bras il portait un tableau encadré : l'icône.
Il prit une chaise, la tourna vers la fenêtre, appuya l'icône sur le dossier,
recula un peu, me céda sa place :
L'homme dut remarquer l'expression de mon visage car son front se couvrit
d'une brusque rougeur.
— C'est pourtant vrai, dit-il à voix basse. Alors, vous comprenez, c'est dur
de nous en séparer, mais il le FAUT. Mieux vaut la vendre qu'on ne nous la
prenne.
Le temps que cela a duré ? Je n'en sais rien, j'étais hors du temps. Ne riez
pas et ne me prenez pas pour un songe- creux si je vous dis qu'entre l'icône
et moi il s'était amorcé une sorte de dialogue sans paroles. Soudain je me
suis rendu compte que je donnerais n'importe quoi, la moitié de ma vie,
pour l'avoir.
— Combien demandez-vous ?
— Androucha, s'écria-t-elle soudain d'une voix claire, n'aie pas peur, c'est
un ami !
Pourtant, moi qui ne suis pas timide, je n'osais pas brusquer les choses. Ces
braves gens me faisaient de la peine et je décidai d'attendre patiemment le
dénouement. En Russie, il ne faut jamais être pressé. Du coin de l'œil je
louchai vers une chaise.
— Puis-je m'asseoir ?
— Tu sais, Androucha, pour qu'elle soit bien chez lui, il faut lui raconter
son histoire. Après tout, cela ne nous appartient pas !
C'était peut-être une illusion, mais j'ai cru nettement que mon
acquiescement intérieur supprimait un barrage qui bloquait notre rencontre.
La figure tourmentée d'Androucha s'éclaira :
Serge fondit en larmes et se mit lui aussi à genoux. C'est ainsi qu'ils
s'embrassèrent et Rublev reprit son pinceau.
Il peignit alors l'icône que vous voyez et qu'il donna, en esprit de pénitence
et de réparation, à l'oncle Serge. Peu après le monastère fut investi par les
Tartares. L'oncle Serge a dû fuir et il emporta comme un trésor son icône. Il
erra longtemps avant d'atteindre la maison de campagne où habitait son
frère. Quelques semaines après, il est mort d'épuisement. Avant de mourir, il
dit à son frère : « Je te laisse mon icône, garde-la et elle te gardera. N'oublie
pas de demander la permission de notre Père archimandrite car, étant moine,
je n'ai rien et ne puis rien donner ! » Or, de retour dans la laure dévastée,
l'archimandrite donna son accord. C'est ainsi que, depuis, l'icône est restée
dans notre famille...
— Ne vous fâchez pas, Baryn, mais ces temps-ci il n'est pas bon de parler
des miracles ! On vous prend pour un fou et on vous envoie dans une
maison de fous !
Il revint tout retourné. Sans foi ni loi, avec une jambe de bois et des idées
révolutionnaires. Il ne resta pas à la maison. Son père en est mort de
chagrin.
Un jour d'été, profitant d'un congé, il prit le train avec sa femme «pour aller
voir». La maison était dans un état lamentable et tombait en ruine. Tout
autour, dans l'ancien jardin, il n'y avait plus que chardons et orties. Les
arbres fruitiers étaient morts, le sentier avait disparu.
Cependant les murs solides tenaient bon, même le toit n'était pas crevassé.
De ce temps-là, on savait construire ! Mon père retroussa ses manches (c'est
un dicton russe) et se mit à déblayer la maison, pour la rendre tant soit peu
habitable. Il n'y était pas retourné depuis 1918. Grand-père y était mort et
reposait au cimetière du village. De sa tombe mon père n'avait cure.
Donc, tous les deux avec ma mère ils étaient en train de créer « un nid
d'amoureux ». Une fois les gravats déblayés, les pièces du rez-de-chaussée
devinrent habitables. Dans l'une d'elles, l'ancienne « chambre à feu », un
beau jour mes parents vinrent s'installer.
Dès la première nuit, ma mère (qui était enceinte de moi) appela son mari
qui dormait profondément :
Dans un coin, à l'angle droit, il y avait une tache de lumière carrée ; cela
faisait l'effet, me dit plus tard ma mère, d'une fenêtre au ras du sol.
Mon père, intrigué, se leva et tâta le mur. Il croyait qu'à cet endroit-là on
avait mal replâtré la paroi et que c'était un trou. Or, cette nuit-là, il n'y avait
pas de lune. Après avoir vérifié l'épaisseur du mur, il a dû bien se rendre à
l'évidence que la lumière ne venait pas de l'extérieur mais du fond du mur.
Rompu de fatigue il se recoucha et dit à sa femme : « Nous verrons cela
demain ! »
A la lumière du jour on ne voyait plus rien, de sorte que mon père crut que
c'était un rêve. Cependant la nuit suivante, le phénomène s'est reproduit.
Cette fois-ci ce fut lui qui réveilla sa femme. Il nous dit plus tard que cette
affaire «ne le laissait pas dormir». Il songea un instant que c'était la
réverbération d'un miroir, mais de miroir il n'y en avait pas. Alors, fou de
rage, il mit devant ce carré lumineux une planche. Or, à travers cette
planche, la lumière passait... Il finit par se couvrir la tête de la courte-
pointe, pour ne pas voir. Cette nuit-là, c'est sa femme qui n'a pu dormir.
Je ne me rappelle plus combien de nuits de suite cela se répéta. Mon père
disait : « Pas possible ! Il faut bien qu'il y ait une explication scientifique...
» Pourtant il hésitait à ébruiter l'affaire. Il craignait que ses camarades n'en
fassent des gorges chaudes.
Avec tout cela, mes parents ne dormaient plus, tout en faisant semblant de
dormir.
Une nuit, mon père dit : « Tant pis pour le plâtre ! Je verrai ce qu'il y a
dedans. » Il prit un pic et un marteau et se mit à cogner. Tout de suite on se
rendit compte qu'il y avait un creux dedans. Au bout d'un instant le
fragment du mur disparut au fond du trou. Il dégagea l'ouverture, enfonça
un bras et poussa un cri :
Telle était son émotion qu'il retira le bras et s'assit un instant sur ses talons.
Ma mère battit des mains de joie :
Ma mère qui ne savait rien de notre icône, était partagée, comme elle nous
l'a dit depuis, entre deux sentiments : elle était à la fois émerveillée et déçue
car elle s'attendait vraiment à un trésor.
Grand fut son étonnement lorsque, soudain, elle entendit un bruit sec : les
yeux fixés sur l'icône mon père était tombé à genoux (ce qui n'est pas une
coutume orientale), se frappait la poitrine et criait d'une voix déchirante :
Comme elle aimait son mari, ma mère ne lui fit pas de remontrances, mais
son étonnement allait croissant. A son tour elle ne quittait plus des yeux
l'icône, resplendissante. Car, contrairement à ce qui aurait dû se passer, les
couleurs n'étaient nullement abîmées, on aurait même dit que quelqu'un
avait enlevé les taches de fumée qui l'avaient obscurcie au cours des siècles.
Cependant elle ne comprenait pas ce qui arrivait à son mari.
Mon père nous a dit plus tard que cela a duré longtemps, mais combien de
temps ? Il ne le savait pas.
Je fis « oui » de la tête. J'avais la gorge trop serrée pour proférer un mot.
Andrey prit un livre sur l'étagère et sortit, bien caché sous la feuille de
garde, un papier jauni plié en quatre. Me croirez-vous ? Chaque parole de
ce message s'est tellement enfoncé dans ma mémoire que je crois le répéter
fidèlement, sinon mot à mot.
Anna Nikolaïevna (j'ai oublié de dire que dès le début de notre entretien elle
m'avait confié, comme d'usage, son patronyme) tourna vers moi un regard
suppliant : — Vous comprenez, maintenant...
Je lui coupai la parole. Et après ? demandai-je comme un enfant tout tendu
vers la fin d'un conte de fées. Je me sentais plongé dans un monde à tel
point irréel, non, ce n'est pas le mot juste, je dirais plutôt, aujourd'hui, à tel
point réel que tout le reste me semblait comme ces ombres dans la caverne
de Platon, rien que des ombres. Jamais je n'avais été saisi à ce point.
— Après, fit Andrey, nous avons quitté la maison. Vint la guerre, ma mère
fut embauchée dans un kolkhoze. Elle a dû travailler comme un homme,
elle y a perdu la santé ! Les hommes étaient au front et Staline avait donné
l'ordre de respecter les croyances religieuses, pour leur donner du courage.
Ma mère parlait donc librement du Christ Seigneur et de sa très sainte
Mère. Le soir, elle lisait l'évangile aux femmes qui venaient la voir et après,
elles priaient ensemble devant notre icône. Il y avait aussi les enfants qui
venaient, qui écoutaient et que ma mère baptisait. Car il n'y avait pas de
prêtres dans les environs. Ainsi je grandis et j'étais heureux. Tout en moi
chantait ! N'avez- vous pas remarqué que lorsqu'on est en paix avec Dieu
l'âme chante ?
Si je me confessais, je devrais dire que plus d'une fois j'ai trahi le Seigneur
crucifié, en péchant gravement. Puisse-t-il me faire miséricorde comme au
bon larron ! J'étais élevé avec d'autres enfants qui juraient, mentaient et
volaient. Lorsque ma mère revint ayant purgé sa peine, elle se mit à pleurer
en me voyant. C'est alors que nous reprîmes l'icône. Ma mère trouva du
travail, sous une étroite surveillance. Pour me séparer d'elle on m'envoya à
Moscou où elle était interdite de séjour. J'ai pu finir l'Institut et j'allais la
voir aussi souvent que c'était possible. Maintenant j'ai du travail. Un jour,
elle est venue me voir clandestinement et voici qu'elle est tombée malade !
Impossible d'appeler un médecin. Elle avait de la fièvre, elle délirait. Je
devais pourtant la laisser seule pendant toute la journée, lorsque j'étais à
mon travail. Heureusement je la laissais sous la protection de l'icône...
Il baissa la tête, se tut un instant, puis, me regardant droit dans les yeux :
— Dieu t'a fait comprendre ce qu'est une icône ! Tu ne l'as plus devant toi
mais en toi ! L'image indestructible, le Christ Seigneur, image du Père, le
Verbe fait chair...
— Tout cela n'est pas facile à comprendre ! marmonna- t-il entre les
dents.
— Et moi...
— Et moi...
Avant-Propos 7
« Tchouma-la-peste » 55
L'icône indélébile 71
« Le Christ en redingote » 81
Agnès 99
Catherine 109
192 pages 47 F
160 pages 40 F
Angèle Truszkowska. dont «le vrai visage» se dessine peu à peu à travers
les pages de ce livre, est la fondatrice d'une famille religieuse tout entière au
service des pauvres et des malades. Ceci dans une période très troublée de
la Pologne du XIXe siècle, au milieu des soubresauts d'insurrections sans
lendemains et de révoltes, combien justifiées, contre les oppresseurs.
200 pages 34 F
Allez dans le monde entier...