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« L’âme est une espèce à protéger » CHRISTIAN BOBIN

La Vie 20 octobre 2022 INTERVIEW MARIE CHAUDEY

Le poète du Creusot revient avec le Muguet rouge, un recueil plus mordant que jamais
sur notre modernité. Et un Quarto Gallimard regroupe 17 œuvres de ce rebelle
contemplatif.

Le Muguet rouge, au titre énigmatique, est un petit livre aiguisé comme une lame, qui
rentre dans le dur de notre modernité. Le poète en colère y moque les économistes – ces
« bouilleurs de chiffres », fustige la folle vitesse qui régit nos vies. Dans le collimateur de
Christian Bobin : les écrans qui absorbent notre temps de cerveau disponible, happent
nos esprits mais aussi nos cœurs. Les métaphores s’enchaînent – « l’œil du cyclope », « le
Gutenberg du diable », « le miroir des aveugles »… Haro sur « les chiens électroniques »
qui nous tiennent en laisse au quotidien. L’heure est grave et le poète, plus vigilant que
jamais.

LA VIE. Votre recueil porte une férocité nouvelle, pourquoi ?

CHRISTIAN BOBIN. Parce que le temps presse. Les cavaliers de l’Apocalypse sont arrivés
à notre seuil, ils attendent que l’on ouvre. Et même à travers le bois de la porte, ils nous
regardent… Je souligne que, dans son sens originel, l’apocalypse n’est pas une fin du
monde, mais d’abord un dévoilement. Et précisément, c’est celui-ci que nous refusons :
nous ne voulons pas voir ce que nous avons fait à cette terre et ce que nous sommes
devenus. La situation a été tenable un moment, mais désormais elle se retourne contre
nous. Dans la Bible, les quatre cavaliers de l’Apocalypse du texte de Jean (Apocalypse 6)
amènent la guerre, les épidémies, le désordre financier et le feu de la nature… N’avons-
nous pas chacun de ces maux devant les yeux tous les jours ? Nous en sommes arrivés à
un abaissement spirituel, l’âme est devenue une espèce à protéger. Je me suis dit qu’il
était peut-être temps, au moins une fois, au moins dans ce recueil, de voir au mieux, et
d’aider le lecteur à voir lui aussi. Simplement voir. Loin de moi l’intention de faire un
livre de morale – je n’aime pas ça de manière générale : le confort des sièges bien
rembourrés pour le bien, et l’inconfort du petit tabouret boiteux pour le mal. Ce recueil
n’est pas non plus un condensé d’opinions et de pensées. Je nourris juste l’ambition que
le langage, en se densifiant jusqu’à son point de brûlure, ait une chance de réveiller
quelque chose chez quelques-uns.

« La mort devenait de plus en plus miniaturisée, des paillettes électroniques dans ses
cheveux de cendre » : vous y allez fort !

C.B. Je ne souhaite pas non plus que l’on sorte déprimé de cette lecture. Car la fin du
monde, c’est à chaque seconde, depuis que nous sommes nés, depuis toujours pour toute
l’humanité. Pour l’homme des cavernes, la fin du monde commence par un grognement
qui sourd du noir de la grotte où il a cru trouver refuge. Aujourd’hui, pour nous, la fin du
monde est en jeu dans le dialogue des êtres et dans le maintien de l’humain à l’intérieur
de l’humain. Elle n’est pas tant dans les machines, même si celles-ci aident beaucoup à
notre destruction, mais elle est d’abord dans le face-à-face – comme aurait pu le dire le
poète Jean Grosjean : est-ce que toi qui me parles tu es là ? Est-ce que moi qui te réponds
je suis là ? Est-ce que, par la parole, nous allons enfin ouvrir une fenêtre dans ce monde
qui nous étouffe ? La chance de créer cette brèche est toujours possible, mais il y a
urgence. J’ai écrit ce livre en croisant deux sortes de paille : la paille sombre
d’aujourd’hui – on nous fait avaler par jour l’équivalent d’un siècle entier de poison et de
désastre – et puis la paille toujours existante, parce qu’invincible, de l’invisible : celle de
l’amour quand il est à son point d’envol entre deux êtres ou celle d’un poème qui est
encore vivant alors qu’il a été écrit il y a quatre siècles – les absents aussi peuvent nous
aider. Mais il faut d’abord voir en face le mal qui vient : pour se sauver, on doit
reconnaître son étendue.

N’y a-t-il pas deux visages différents de la mort, que vous opposez dans le Muguet rouge
?

C.B. En effet, il y a une mort dont on se remet paradoxalement assez bien, c’est celle qui
arrive à chacun de nous par la loi de la nature. Une fleur éclôt sur terre, donne sa
lumière, séduit quelques abeilles et, le soir venu, se replie sur elle-même, fane et meurt.
Il en va de même pour nous : nous sommes voués à une mort qui n’est pas un abandon
de souveraineté mais une métamorphose. C’est une chose qu’il serait folie de vouloir
empêcher, comme les apprentis sorciers de la Silicon Valley en ont le sinistre projet. Car
la mort est un sacre pour chacun, fut-il le plus pauvre ou le plus mal famé, on est confié à
ce moment-là aux bras innombrables de l’invisible. Mais il y a une deuxième sorte de
mort, dont il est difficile de sortir une fois qu’on y est entré. Elle est à l’intérieur même
de la vie courante et nous est donnée par les injonctions du monde et la nécessité non
expliquée de penser et d’agir de plus en plus vite, d’aimer de moins en moins, de vouloir
de plus en plus. Cette mort-là, absolument désolante, dont personne ne porte le deuil, j’ai
souhaité la montrer au plus près dans le Muguet rouge. C’est une mort sournoise qui
commence par vider les yeux, et ensuite le cœur.

Votre ville du Creusot est une cité marquée par l’épopée industrielle : avez-vous ressenti
ses méfaits dès votre jeunesse ? Vous mettez un P majuscule ironique au mot progrès…

C.B. Le « Progrès » a pris la place de Dieu. Il y a cette croyance absurde et morbide qu’il
suffit de continuer sur sa lancée pour s’en sortir : qu’en élargissant la tache, on va la faire
disparaître ! Quand en aura-t-on fini avec cette foi stupide en un « Progrès » qui va
résoudre les problèmes du « Progrès » ? Comment peut-on demander à ce qui nous tue
de nous ressusciter ? Durant mon enfance, au long des années 1950-1960, l’épopée
industrielle et technique commençait déjà à s’essouffler. J’ai senti le poids des choses en
train de s’effondrer sur elles-mêmes. C’est en en prenant le contre-pied que j’ai voulu
écrire. Ce n’est pas un hasard si j’essaie de faire de l’écriture un rameau aérien, quelque
chose de plus léger que la légèreté même. Parce que j’ai baigné dans cette atmosphère
d’une cité dite « ouvrière », presque pharaonique à l’époque : je voyais les esclaves
égyptiens défiler sur leur vélo pour répondre à l’appel des usines. Ils avaient une fierté –
que je comprends d’ailleurs, parce qu’on leur donnait encore à l’époque une
reconnaissance pour ce travail. Et en échange, on leur offrait une protection – tout cela a
disparu très vite. J’ai connu cet univers par sa surface très pesante et par son dogme du
travail – un monde qui nous empêche d’être… C’est parce que j’aime les gens que je
n’aime pas le monde. J’ai connu la puissance financière, orgueilleuse, matérielle et
tellurique du monde. Elle a ses beautés, comme un volcan a ses éclats. Mais il m’a paru
nécessaire de sortir très vite de là pour rencontrer quelqu’un, pour avoir la chance de
donner leur vie pleine aux chansons d’amour du XVIe siècle. Et je peux témoigner
qu’elles sont vraies, dans une amitié profonde entre deux personnes, dans un lien qui
n’est plus d’avidité ni d’emprise, mais de respiration commune, enjouée et élargie.

« L’absence, le vide, le manque, qu’avez-vous fait d’eux ? Ce sont notre seul bien »,
affirmez-vous…

C.B. Ces choses-là sont la source de la beauté. C’est de nos nuits de désespoir que va
fleurir une glycine qui se penche par-dessus un mur. C’est de nos déchirures, de nos
doutes et de nos manques que naissent des palais dans les cieux et toutes sortes de
printemps imaginables. Si nous nous coupons de ces racines profondes, alors nous nous
coupons des fleurs et des fruits qui viennent après et naissent d’elles. Il y a un lien entre
la plénitude et le manque, entre le visible et l’invisible. Je n’écris pas pour réparer, je n’ai
pas cette prétention-là, mais pour faire se rejoindre ce qui a été disjoint par notre
inattention, notre paresse, et par la violente modernité. J’écris pour qu’on puisse à
nouveau ressentir le frôlement de l’invisible dans le visible, ici-bas. Je ne dis pas qu’il y a
un autre monde, je n’en sais rien, bien que j’en aie souvent le soupçon. Mais je dis qu’à
l’intérieur de notre monde terrestre, il y a des choses à la fois faibles et immortelles, très
précieuses, qui nous mettent leur main sur l’épaule et nous demandent de faire attention
à nous. J’écris en espérant faire entendre cette parole que nous massacrons avec nos
bruits, notre avidité et notre insensibilité grandissante.

Votre recueil ouvre sur ces mots : « Mon père mort me montre deux brins de muguet
rouge. » Pourquoi cette couleur ?

C.B. Je ne suis pas l’auteur de l’expression, c’est bien mon père disparu qui m’a nommé
cette merveille dans un rêve que j’ai fait. Tout vient d’une parole, comme une étoile
descendue dans le puits du sommeil et qui m’a donné ce cadeau incroyable du livre
entier, en fait. Car mon père m’invite ensuite à chercher ceux qui cultivent le muguet
rouge : ils sont de sa famille et il me pousse à les reconnaître. Une fois éveillé et me
mettant à écrire, le muguet rouge m’est apparu comme un paradoxe vivant. Dans
l’imaginaire, le muguet est nécessairement vert et blanc. Mais qu’est-ce qui existe et qui
n’existe pas ? C’est Dieu, c’est l’amour et c’est le muguet rouge… C’est une grande vertu
tantôt de ne pas être là, et tantôt d’être là, cela permet d’échapper à toute incarcération
dans un dogme, dans une définition et un confort. J’ai reconnu que ceux qui étaient
porteurs du muguet rouge, ce rouge battant du cœur, sont pour la plupart des inconnus
qui aident à maintenir le monde à flot, à ne pas avoir le souffle complètement brisé, et
peut-être même à commencer un début de réenchantement. La confrérie du muguet
rouge est une sorte de compagnie secrète…

… qui seconde le poète ?

C.B. Si le poète a un rôle, c’est de rehausser le langage à son point d’incandescence. C’est
par les yeux du langage que nous voyons. S’ils se sont fermés à force de publicité et
d’abrutissement, qu’au moins quelqu’un ici ou là redonne à ce langage sa splendeur
native, et nous remette au premier matin du monde, qui peut toujours venir. La fin du
monde est juste à côté du premier matin du monde. Ce n’est pas si compliqué de tenter
un pas de côté : il peut être fait à tout moment, même aujourd’hui alors que nous
commençons à payer le prix fort. Comment ne pas voir le paradis à côté de l’enfer ? Mais
désormais, l’enfer est tellement ronronnant que nous perdons même de vue son voisin.
Au fond, sans lâcher une seconde un instinct contemplatif, c’est pour donner à la
douceur réelle des choses sa vraie lumière qu’il m’a fallu éclairer aussi la face sombre du
monde. Mais les choses d’esprit sont vivantes à jamais et pour toujours. Le sourire de
mon père, qui a déjà eu lieu il y a plus de 20 ans, hante mes livres. Les vrais instants ne
sont jamais pris par le temps, car ils étaient déjà saisis par l’éternel. Écrire, c’est
travailler du côté de l’éternel, je suis un petit soldat au service de l’invisible, un simple
maquisard.

À vos yeux, « cimetières et librairies sont les derniers endroits civilisés ». Pour quelles
raisons ?

C.B. Pour une revue de bibliophiles, j’ai écrit un jour un petit texte que je n’ai d’ailleurs
pas retrouvé. J’ai inventé un gardien de cimetière, qui, un peu lassé par la monotonie de
son métier, inscrivait sur les tombes des gens des titres de livre s’accordant à leur
personnalité et leur vie passée. J’ai ainsi rassemblé les deux sujets qui m’importent : les
livres et les disparus. Les vies sont comme des livres, et les livres sont comme des vies,
les deux sont vivants… Les deux sont inséparables. Il faut que dans la vie tout soit vivant,
qu’entre nous tout soit vivant. Il faut que chaque phrase d’un livre soit bondissante
comme un enfant qui va au réveil déranger le sommeil de ses parents. Et c’est ainsi que
l’humanité peut s’en sortir…

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