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Avant-Propos

Toute la doctrine de Jésus-Christ aboutit à cette conclusion : Travaillez à votre salut, pensez à
votre éternité ; que sert à l’homme de gagner tout l’univers s’il vient à perdre son âme ? L’Incarnation n’a
point de sens en dehors de cet enseignement. Pourquoi donc ces anéantissements du Verbe, si le salut
n’est pas l’affaire capitale de l’humanité ? Afin de nous en montrer l’importance, le Fils de Dieu a voulu
sortir de son éternité, faire un grand voyage, marcher longtemps, et il s’est, en quelque sorte, fatigué dans
cette course : quarens me sedisti lassus. Nous avons les sueurs d’un Dieu. Les hommes ne comprennent
point encore la valeur du salut... Il nous donnera ses larmes, cum lacrymis offerens (1). Ce n’est point assez
: les hommes ne voient point encore la nécessite du salut... Il va verser tout son sang, goutte à goutte,
dans l’agonie, par torrents, dans la flagellation et sur l’arbre de la croix. Sueurs d’un Dieu, larmes d’un
Dieu, sang d’un Dieu, est-ce assez ? Faut-il autre chose, pour convaincre les volages mortels, que ces deux
éloquences irrésistibles, du sang et de l’amour ? Le Christ laissera après lui une Eglise surnaturelle, dont
toute la mission sera de répéter jusqu’à la fin des siècles la même parole : Hommes, travaillez à votre salut
! L’Eglise, en effet, avec son dogme, son culte, sa morale, son ascétisme, qu’est-elle autre chose, sinon
une prédication incessante de la vie future ? Pourquoi le ministère de ses prêtres, les travaux et les courses
de ses missionnaires, la pureté de ses vierges, la perfection de ses religieux, les souffrances de ses martyrs,
s’il n’y a a point d’éternité ? … Nos chaires chrétiennes ont toujours retenti du lugubre refrain : Que sert
à l’homme de gagner tout l’univers, s’il vient à perdre son âme ?

Et cependant cette vérité ne sera jamais banale et la répétition n’en sera jamais superflue, parce
que les imprévoyants humains ne consentent pas à se mettre en face de la réalité. On voit des hommes
de politique qui ne s’accordent point un instant de repos, dans leur après poursuite du pouvoir ; des
hommes d’Etat qui veillent bien tard, la nuit, pour inventer une combinaison ou déjouer un complot ; des
hommes de guerre qui se donnent à peine le temps “de boire entre deux batailles un verre d’eau tout
sanglant”.
Tous ceux-là se sont lassés dans le chemin de la vie, et ils ont oublié peut-être de se réserver un
quart d’heure pour l’affaire de leur âme !...
Est-ce là une existence inutile ? Je ne le prétends pas, mais que vaut-elle vraiment, si elle ne
compte pas pour l’éternité ? - Serai-je sauvé ? Serai-je damné ? Voilà l’effrayante question qui doit être
résolue en premier lieu. Il y a sans doute d’autres problèmes qui peuvent nous intéresser et même nous
passionner : questions politique, sociales, militaires. Mais elles sont du temps, et le temps leur apportera
une réponse : celle qui les domine toutes, qui a fait trembler les saints, c’est la question de l’éternité :
serai-je sauvé ? Serai-je damné ?
Négliger cette affaire, c’est s’exposer au sort de ces infortunés dont l’Ecriture nous dit qu’ils
meurent sans avoir vécu. Ils ont bien reçu à naissance, mais leur âme ne s’est point épanouie au soleil de
Dieu ; et. Parce qu’ils ont ignoré la vraie sagesse, ils n’ont point connu la lumière : leur existence, placée
comme entre deux tombeaux, n’a été qu’un sommeil, et l’on peut affirmer qu’ils n’ont point vécu, qu’ils
sont nés comme s’ils n’étaient pas nés : Perierunt quasi qui non fuerint, et nati sunt quasi non nati (1).
Ces hommes seraient-ils le rebut du genre humain ? Hélas ! Il en est qui furent les grands d’ici-
bas, principes gentium ; les habiles, qui avaient le génie des affaires, les jouisseurs, qui s’amusaient ou
amusaient la foule, negotiatores et fabulatores; les intellectuels, les savants, les philosophes, ceux qui
vendaient la sagesse de ce siècle, exquisitores prudentiae et inteligentiae; les géants de l’humanité,
gigantes nominati. Ceux-là, dit le prophète, ont péri des insensés, ils ont été exterminés, et ils sont
descendus aux enfers: exterminati sunt et ad inferos descenderunt (1).
Ce que le monde appelle les affaires, les entreprises, dont l’argent est le principe et le mobile, ne
dépendent point de nous, et plus d’une fois de loyaux efforts aboutissent à une de ces catastrophes où
sombrent les fortunes, sinon l’honneur. Le dix-nevième siècle fut un peu le siècle des banqueroutes :
banqueroutes financières, politiques, sociales ; on a même proclamé la banqueroute de la science ! Quand
il s’agit de l’éternité, le succès nous est toujours possible avec la grâce divine, et pour notre âme il n’y aura
jamais de banqueroute malgré notre volonté. C’est donc bien notre affaire !
De tout le reste nous disons : Je laisse ! Y a-t-il un témoignage plus éloquent et plus tragique de la
vanité humaine qu’un testament ? Être obligé, après une vie passionnée, tourmentée, de dire à son lit de
mort : Je laisse ! - Je laisse ma fortune, je laisse ma demeure, je laisse mes amis, je laisse mes enfants, je
laisse mon corps ! Je laisse ! Je laisse ! -- Et qu’emportez-vous donc, malheureux ? C’était bien la peine de
vous fatiguer, de vous épuiser, pour arriver à cette cruelle conclusion : Je laisse ! Vous avez fait l’affaire
des autres, vous n’avez pas fait votre affaire... Mais votre âme, vous ne la laisserez pas ; vos mérites ou
vos fautes vous accompagneront, vous les emporterez ! Le salut de votre âme, voilà donc bien votre
unique affaire !
Les autres ne sont point désespérées. Après une banqueroute on peut de nouveau tenter le jeu
de la fortune, et le caprice du sort peut nous rendre en un jour la richesse et la grandeur évanouies. Dans
l’affaire du salut, on ne se relève point de la catastrophe finale, la banqueroute est éternelle : parce que
nous n’avons qu’une âme..., parce que nous ne mourons qu’une fois..., parce qu’une sentence irrévocable
suit la mort... Il est donc absolument inconcevable que des hommes puissent vivre ou reposer tranquilles
tant que cette question n’est pas réglée.
Si l’éternité est notre unique destinée, si la préparation de l’éternité est notre unique affaire,
notre première étude doit être d’acquérir la science du salut, notre premier devoir est de sortir de
l’indifférence religieuse (1), de chercher où se trouve le salut, et quels sont les moyens du salut.
On est revenu tant de fois sur les problèmes de la démonstration évangélique et de la
démonstration catholique qu’il est superflu de les reprendre. Mais il est une vérite capitale dont
l’ignorance compromet le salut des âmes et qui est cependant méconnue volontairement ou niée avec
opiniâtreté : Extra Ecclesiam nulla salus. L’incrédulité et le faux libéralisme nous reprochent cet axiome
comme une cruauté ; certains catholiques trouvent la formule inopportune et nous demandent de ne plus
rappeler aux consciences modernes ce dogme intransigeant, ou, du moins, d’en atténuer la portée.
L’Église ne se laisse pas émouvoir par ces vains attendrissements, elle répète avec douceur et
fermeté le principe immuable : il n’y a de salut que dans le Christ, le Christ ne se trouve que dans l’Elise :
hors de l’Eglise point de salut. Elle disait dès les premiers siècles, par la bouche de ses martyrs : “Hors de
l’arche, le déluge et la mort ; hors de l’Eglise, la damnation (1); “ elle écrivait, par la plume de ses docteurs
: “Quiconque est séparé de l’Eglise catholique est voué à la colère divine (2) ; “ elle définit par ses conciles
: “Hors de l’Eglise, personne, absolument personne ne peut être sauvé (3). “ Quand se produit la grande
révolte de la Réforme, l’Eglise oblige ses enfants à déclarer, dans leur profession de foi, qu’il n’y a point
de vie hors de son sein. Et sa pratique actuelle n’a pas varié. En face des prétentions du libéralisme, elle
exige que ses dignitaires, cardinaux, évêques, et tous ceux qui ont la charge des âmes ou le ministère de
l’enseignement, curés, professeurs, prononcent publiquement la formule : Hors de cette foi point de salut.
D’autre part, s’il est vrai que Dieu veut sincèrement la rédemption de tous les hommes, si l’Eglise
(1) nos défend de prononcer sur les païens, les hérétiques, les schismatiques, une sentence de damnation,
ne faut-il pas trouver une explication qui, sans atténuer la portée de l’axiome, concilie la miséricorde avec
la justice ?
La solution, dit M. Bainvel (2), est dans le double mode d’appartenir à l’Eglise, visiblement ou
invisiblement. Combien d’âmes vivent dans l’Eglise sans le savoir ! Elles appartiennent à l’Eglise par le
cœur, par un désir implicite que Dieu veut bien tenir pour la réalité.
L’Eglise dont chacun doit faire partie, en dehors de laquelle il n’y a pas de salut, c’est l’unique
Eglise que connaissent les Pères et les conciles, l’Eglise au sens strict, l’Eglise du Nouveau Testament, avec
cette organisation merveilleuse qui en fait une société visible parfaite. Les documents du magistère
infaillible doivent évidemment s’entendre de l’appartenance à cet organisme vivant et ici la distinction
entre l’âme et le corps n’aurait pas sa raison d’être. Il y a donc nécessité de moyen d’appartenir de quelque
manière au corps de l’Eglise (1).
Mais de quelle appartenance parle-t-on ? Distinguons maintenant l’appartenance réelle,
effective, in re, et l’appartenance par le cœur, par le désir, in voto. L’appartenance réelle est toujours de
nécessité de moyen quand il est question de l’élément intérieur qui anime l’organisme surnaturel et qu’on
appelle l’âme de l’Eglise. En est-il ainsi quand il s’agit de tout l’organisme lui-même ?
C’est désormais que devient utile et s’impose même jusqu’à un certain point la distinction connue
entre l’âme et le corps de l’Eglise.
Dès lors, trois conclusions qui dérivent des documents ecclésiastiques et sur lesquelles aucun
doute n’est possible :
‘’ Nécessité de moyen d’appartenir à l’âme de l’Eglise, non seulement par le désir, mais en réalité
: le vœu ou le désir de la foi, le vœu ou le désir de la grâce, ne suffiront jamais par eux-mêmes à justifier.
2º Nécessité de moyen d1appartenir au moins par le désir au corps de l’Eglise. La société visible
instituée par Notre-Seigneur étant l’économie unique du surnaturel, à laquelle ont été confiés tous les
instruments du salut, désirer efficacement le salut, c’est vouloir implicitement et nécessairement s’unir à
elle comme à la source de la vie.
3º Nécessité de moyen d’appartenir réellement au corps de l’Eglise dans la mesure où l’on connait
et où l’on peut remplir ce devoir. Le vœu, qui est de nécessité de moyen, n’aurait aucune fermeté, ne
serait pas sincère et, dès lors, manquerait de toute efficacité pour le salut, si on négligeait de l’exécuter
quand cette exécution est possible.
On voit par là ce qu’il faut penser de la distinction entre la nécessité de moyen et la nécessité de
précepte.
L’appartenance réelle à l’âme de l’Eglise est une nécessité de moyen, que rien ne peut suppléer
pas même le vœu explicite.
L’appartenance au moins par le désir au corps de l’Eglise est toujours une nécessité de moyen :
l’appartenance réelle au corps de l’Eglise peut n’être qu’une nécessité de précepte, dont pourront excuser
la bonne foi ou l’impossibilité d’y satisfaire.
Ces explications auront suffi à montrer que notre théorie ne diffère pas, au fond, du système
commun des théologiens (1) ; elle vise seulement à mettre en plus vif relief la distinction si importante
entre l’appartenance à l’élément intérieur, qui doit être toujours effective, et l’appartenance au corps,
qui peut n’être pas toujours réelle et se faire par le désir.
Encore une fois, il n’y a qu’une Eglise, œuvre du Christ, et il faut entrer de quelque manière dans
cette société visible, qui comporte deux éléments, de même que notre nature exige une âme et un corps.
L’appartenance à ces deux principes est toujours nécessaire et dans toute hypothèse ; mais,
comme elle ne se fait pas toujours de la même manière pour tous les deux, ce sera s’inspirer d’une bonne
méthode que de considérer attentivement l’un après l’autre les deux éléments.
Une telle méthode nous permettra de sérier les questions, de les étudier avec plus de clarté, de
précision, de plénitude.
De là deux divisions fondamentales de ce livre :
L’appartenance à l’âme de l’Eglise ;
L’appartenance au corps de l’Eglise.

L’étude de la première partie, qui est la plus importante, remettra sous nos yeux les principales
doctrines de la grâce et nous fournira l’occasion de rappeler certaines vérités quelque peu oubliées, par
suite de ce naturalisme nouveau qui inspire le langage et les tendances du jour.

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