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ÉMILE BURNOUF
(1888)
II
III
IV
I
À Kapilavastou1, ville au nord de Bénarès, régnait
Çuddhôdana, de la famille royale des Çâkyas. Il allait
épouser Maya, jeune fille de famille royale; tous deux
étaient des personnes accomplies. En ce temps-là, dans
un des cercles du ciel, était un Bienheureux destiné à
devenir un bouddha, un sage, qui ensuite échapperait
aux alternatives de la vie et de la mort. Ce saint vit dans
son intelligence que l’Inde avait toujours été le lieu de
naissance des bouddhas passés. Il choisit donc pour
père Çuddhôdana et pour mère Mayâ.
Le jour du mariage, celle-ci eut un songe. Elle se
voyait transportée sur l’Himalaya, dans une grotte parée
de fleurs, où une couche lui avait été préparée. Pendant
qu’elle s’y reposait, elle avait aperçu un éléphant blanc
tenant au bout de sa trompe un lis blanc. L’éléphant
venait dans la grotte, qui en était tout illuminée, et,
s’approchant de Mayâ, paraissait s’absorber dans son
sein.
Quand la vierge se fut réveillée, les brahmanes
consultés déclarèrent à l’époux qu’elle portait en elle
l’œuvre de l’Esprit-Saint et qu’elle enfanterait un
bouddha. Au temps voulu, la reine mit son fils au monde
dans un bois enchanté, entre deux arbres d’or; l’un était
le figuier sacré, le bôdhi, arbre de la science; l’autre était
l’açôka, l’arbre consolateur. Supputée selon la
chronologie indienne, cette naissance eut lieu le 25
1
La plupart des lieux rendus célèbres par l’histoire du Bouddha ont été fouillés et déblayés par le général
Cuningham. Les faits traditionnels ont été généralement reconnus exacts.
décembre, quatre jours après le solstice, en présence
d’Indra et de Brahmâ. L’enfant répandait un éclat qui
effaçait celui de la lune et du soleil. Tous les êtres
célestes étaient dans la joie et chantaient. Le vieux
ascète Asita vint à Kapilavastou, prit l’enfant dans ses
mains et l’adora. Les sages virent en ce fils de Mayâ le
sauveur du monde, le béni des nations, descendu du
ciel, plein de grâce, apportant la vérité à la terre,
l’esprit-saint, l’oint qui est Agni, la lumière surnaturelle
du monde, le Seigneur de l’univers.
Mayâ mourut sept jours après. L’enfant fut baptisé
selon le rite brahmanique et reçut le nom de Siddhârta.
Devenu grand, le jeune prince, témoin des maux de la
vie, renonça au trône, se retira au désert et y passa sept
années dans la méditation et l’abstinence. L’Esprit du
mal et de la mort, Mâra, l’y avait suivi pour le tenter. Il lui
fit voir tous les royaumes de la terre et lui offrit d’en être
le souverain; une autre fois, il lui présenta des images
voluptueuses et lui envoya même ses propres filles,
Dahnâ, Arati et Ragâ; il le prit enfin par la terreur,
déchaînant contre lui tous les élémens. Çâkya passait
alors dans le jeûne quarante-neuf jours sous l’arbre
bôdhi; il avait les cheveux rasés, le vêtement jaune; il
avait pris le bain sacré; il découvrait les quatre vérités
sublimes, et nul assaut ne troublait sa méditation. Mâra
s’avoua vaincu et l’adora. C’est en ce moment que
Çâkyamouni devint bouddha, fut purifié et transfiguré.
Il commença donc à manifester ces vérités
transcendantes qui permettent à l’homme d’échapper à
l’ignorance, à la misère, aux alternatives de la mort et
d’atteindre le nirvâna. La partie négative de sa morale
consistait en cinq commandements: ne pas tuer, ne pas
voler, ne pas commettre ni concevoir l’adultère, ne pas
mentir, ne pas boire de liqueurs enivrantes. À ces
préceptes il ajoutait, comme vertus actives, la recherche
de la vérité, la charité envers tous les hommes, même
envers les ennemis, le secret des bonnes œuvres, la
pureté dans les actions, les paroles et les pensées, le
détachement des richesses, la visite aux malades, le
rachat des prisonniers, l’enseignement.
Pour faciliter la pratique des vertus, la règle
bouddhique ajoutait des moyens appropriés à chacune
d’elles. Ainsi, en vue de l’humilité, qui est une forme du
renoncement, elle institua la confession publique, la
tonsure, le vêtement simple et de couleur unie, le
parasol de feuilles de palmier, la marche à pied sans
chaussures, la mendicité réduite au strict nécessaire; en
vue de la méditation, elle créa les monastères et la
retraite au désert, le chapelet, les stupas ou édifices
commémoratifs du maître, les reliques des saints, les
lectures en commun, les cloches pour rassembler les
fidèles.
Le Bouddha allait de ville en ville, de village en
village, enseignant la loi et attirant à lui des milliers
d’auditeurs. Il s’adressait surtout aux pauvres, aux
laïques, aux femmes. Il ne disputait jamais et confirmait
son enseignement par une objurgation, une guérison,
un miracle. Pour être compris du peuple, il employait la
langue populaire, le pâli du Magadha, et non le sanscrit
des brahmanes. Aux çoûdras, la dernière des castes, il
parlait en paraboles dans les termes les plus simples et
les plus touchans. D’après les livres, Çâkyamouni devint
bouddha à trente-cinq ans, enseigna plus de quarante
années, et, parvenu à l’heure du nirvâna, mourut âgé de
quatre-vingts ans.
Je n’ai point à discuter ici sur la nature du nirvâna. Je
dirai seulement que l’idée du néant est absolument
étrangère à l’Inde, que l’objet du Bouddha fut de
soustraire l’humanité aux misères de la vie terrestre et à
ses retours alternés; qu’enfin il passa sa longue
existence à lutter contre Mâra et ses anges, qu’il
appelait lui-même la Mort et l’armée de la mort. Le mot
nirvâna veut bien dire extinction, par exemple d’une
lampe sur laquelle on souffle; mais il veut dire aussi
absence de vent. Je pense donc que le nirvâna n’est
autre chose que ce requies œterna, cette lux perpetua
que les chrétiens aussi demandent pour leurs morts.
C’est en ce sens qu’il est entendu dans le texte birman
publié il y a quelques années à Rangoun, en anglais,
par le révérend Bigandet.
Quoi qu’il en soit, le Bouddha avait fait un nombre
immense de conversions. Les foules étaient accourues
à lui, comme à l’auteur de leur régénération et de leur
salut. Ses convertis des deux sexes étaient partagés en
quatre ordres, suivant leurs capacités ou leurs bonnes
dispositions. Un groupe de disciples choisis
l’accompagnait partout; d’autres étaient envoyés comme
apôtres pour annoncer la doctrine et préparer les
hommes à la recevoir. Il se forma ainsi, du vivant de
Çâkyamouni, une assemblée de fidèles, une véritable
église, terme qui traduit exactement le mot sangha de la
formule bouddhique.
Les religieux bouddhistes ne sont pas, à proprement
parler, des prêtres. Selon nos idées, le prêtre a pour
mission d’offrir le saint-sacrifice, et par là d’être le
médiateur entre Dieu et le fidèle. Il transmet à Dieu
l’offrande et l’adoration du fidèle; Dieu donne en retour
ses grâces et ses secours dans la vie; au jour de la
mort, Dieu reçoit le fidèle parmi ses élus. Pour que cet
échange soit possible, il est nécessaire que Dieu soit
conçu comme un être individuel, comme une personne,
en quelque sorte comme le roi de l’univers, distribuant
ses faveurs selon sa volonté, sans doute aussi selon la
justice. Les anciens Grecs et les Romains concevaient
ainsi leurs dieux. Les Juifs et les autres Sémites ne
pensaient pas autrement. C’est pourquoi, dans tout
l’Occident, le prêtre a été jadis et se trouve encore
aujourd’hui l’intermédiaire entre Dieu et l’homme, et
c’est là ce qui donne un caractère sacré à sa fonction.
En cela les brahmanes ne différaient pas des autres
prêtres. Le Véda, qui est leur Sainte-Écriture, est un
recueil d’hymnes dont chacun est une demande de
secours adressée à quelque dieu: au nom du roi et du
peuple, le prêtre offre aux dieux la liqueur du sôma,
sorte de vin, le gâteau et le beurre, afin qu’ils en
nourrissent leurs corps glorieux; il chante leurs louanges
en présence de l’autel, où brûle la flamme d’Agni; en
retour, les dieux donnent aux hommes des richesses,
des troupeaux, de beaux et nombreux enfants, et enfin
leurs bénédictions. Tel est le rôle du prêtre.
Rien de pareil dans le bouddhisme. Comme il n’y a
pas de dieu personnel, il n’y a pas de saint-sacrifice, il
n’y a pas d’intermédiaire. Le temple bouddhique n’est
pas un sanctuaire; c’est un stûpa ou dôme terminé en
pointe, fait à l’imitation de l’édifice qui fut élevé sur les
cendres de Çâkyamouni. Ce n’est pas « la maison de
Dieu; » c’est une construction honorifique, une sorte de
cénotaphe, destiné à rappeler la mémoire du fondateur
de la religion. Quand un néophyte veut faire partie de
l’Assemblée des fidèles, il ne dit pas: « Je crois au Père,
au Fils et à l’Esprit, un seul Dieu en trois personnes; » il
dit: « Dans le Bouddha je me réfugie, dans la Loi je me
réfugie, dans l’Assemblée je me réfugie. » Ce bouddha
n’est pas un dieu qu’on implore; ce fut un homme
parvenu au degré suprême de la sagesse et de la vertu.
Le bouddhiste ne le prie pas; il médite sur le tombeau
du maître, dépose quelque fleur devant son image. Tel
est le culte bouddhique dans toute sa simplicité. Il est
vrai que, dans la suite des temps, ce culte a pris des
développements, un éclat, une solennité que nul autre
ne dépasse; mais il n’a pas perdu son caractère
honorifique. Quant à la nature du principe absolu des
choses, que les autres religions nomment Dieu, la
métaphysique bouddhique le conçoit d’une toute autre
manière et n’en fait pas un être séparé de l’univers.
Quand Çâkya conçut le plan d’une organisation
religieuse, il trouvait des modèles autour de lui, au
milieu de la société brahmanique. Dans la contrée
savante et très civilisée où il vivait étaient en vigueur les
divers systèmes de philosophie métaphysique et morale
des temps antérieurs, ainsi que la pratique souvent
outrée de l’ascétisme. Mais il apportait aussi des
théories nouvelles et des principes moraux qui le
mettaient en lutte avec les usages admis. C’est
précisément ces nouveautés qui firent la force de son
enseignement, en le plaçant lui-même fort au-dessus
des plus grands saints du brahmanisme. Le corps des
religieux bouddhistes fut dès l’abord et s’est maintenu
aussi supérieur aux brahmanes que les prêtres de
l’église chrétienne le furent aux prêtres païens. L’esprit
de modération, de douceur, de simplicité et de
convenance des bouddhistes contrasta avec l’orgueil,
l’immodestie et l’exagération en toutes choses de la
caste, et surtout de l’ascète brahmanique. Leurs vertus
pratiques sont attestées avec une sincérité louable par
le révérend Bigandet dans sa Life of Gaudama, et cela
dans un pays encore bien barbare, la Birmanie.
En second lieu, le Bouddha ouvrit son église à tous
les hommes, sans distinction d’origine, de caste, de
patrie, de couleur, de sexe: « Ma loi, disait-il, est une loi
de grâce pour tous. » C’était la première fois
qu’apparaissait dans le monde une religion universelle.
Jusque-là, chaque pays avait eu la sienne, d’où les
étrangers étaient exclus. On peut soutenir que, dans les
premières années de sa prédication, le, réformateur
n’eut pas en vue la destruction des castes, puisqu’il
admettait comme un droit légitime la puissance royale et
ne luttait point contre elle. Mais l’égalité naturelle des
hommes fut une des bases de sa doctrine; les livres
bouddhiques sont pleins de dissertations, de récits et de
paraboles dont le but est de la démontrer. Je n’en citerai
qu’une seule, en abrégé et de mémoire.
Un jour, un grand roi, dont il sera parlé tout à l’heure,
rencontra dans la rue un mendiant bouddhiste, s’arrêta
et le salua humblement. Son ministre lui fit observer qu’il
abaissait la majesté royale. Le roi ne répondit pas. Mais,
rentré au palais, il appelle son ministre et lui ordonne de
vendre au marché public une tête de mouton; le ministre
obéit et rapporte le prix de cet objet. Le roi lui ordonne
ensuite d’aller vendre au marché la tête d’un supplicié,
qui venait d’être exécuté pour quelque crime; le ministre
obéit, revient et raconte que personne n’a voulu acheter
cette tête, qui n’a aucune valeur. « Eh bien! lui dit le roi,
si j’envoyais ta tête au marché, ne crois-tu pas qu’elle
serait achetée? » Le ministre trembla de peur, puis
répondit: « Non, car elle n’a pas non plus de valeur
vénale. — Et si l’on essayait de vendre la mienne,
quelqu’un enfin ne la paierait-il pas un bon prix? » Le
ministre n’osait répondre; le roi reprit: « Réponds sans
crainte et sincèrement; je ne te ferai aucun mal et ne
serai pas offensé. » Le ministre dit alors: « Non, prince,
personne ne l’achèterait, parce qu’elle n’aurait pas non
plus de valeur. — Pourquoi donc, répartit le roi,
n’abaisserais-je pas cette tête sans valeur devant un
juste qui vaut mieux que moi par sa science et par sa
vertu? » Puis il commença un discours où il développa
longuement la doctrine de l’égalité naturelle des
hommes.
La liberté en était la conséquence. Aucun membre de
l’église ne pouvait imposer à un autre d’y rester malgré
soi. On admettait certaines règles, certaines formules
d’ailleurs très larges, pour y entrer; mais on en pouvait
toujours sortir pour retourner à la société laïque. Le
caractère que l’on avait accepté en y entrant n’était
point indélébile; il n’avait non plus aucune force
héréditaire et ne passait point du père au fils. Quand on
était né d’un père brahmane et d’une mère brahmanî,
on était brahmane bon gré mal gré par le seul fait de la
génération. Mais on ne naissait pas bouddhiste, on le
devenait par un choix volontaire et après une sorte de
stage que tout prétendant devait subir. Une fois membre
de l’Assemblée, on ne se distinguait plus des autres
frères; Tunique supériorité que l’on pouvait acquérir était
celle de la science et de la vertu. On pouvait rester toute
sa vie dans la catégorie inférieure, celle des çravakas
ou Auditeurs, et ce fut assurément le lot du plus grand
nombre. Une fois le premier degré franchi, le religieux
profès avait encore à passer par deux autres grades
avant d’atteindre le quatrième, qui était celui d’arhat ou
de vénérable. Quelques religieux seulement y
parvenaient.
Il y eut ainsi chez les bouddhistes une rupture entre «
le monde, » comme on disait dès lors, et la vie
religieuse. Aux vices de la richesse, à ses périls et à son
inégale distribution on opposa, non le partage des
biens, mais la pauvreté volontaire; aux plaisirs
mondains, la soumission des désirs; à la sensualité, le
célibat; à l’orgueil de caste, à la discorde et à la guerre,
l’humilité, la patience inaltérable et la charité universelle.
Cet amour mutuel, cette fraternité, s’étendait aux
femmes et faisait de l’Assemblée une sorte de famille.
Au moment où le Bouddha allait mourir, son disciple
bien-aimé Ananda lui demanda comment il fallait traiter
les femmes, si quelqu’une se présentait aux religieux: «
Si elle est jeune, répondit Çâkyamouni, vous lui direz
ma sœur; si elle est vieille, vous lui direz ma mère. »
Ainsi cet amour suprême, universel et pur, qu’on appelle
la charité, comprenait tous les membres de l’Assemblée,
quelque fût leur sexe ou leur âge. Il s’étendait même à
tous les hommes. En effet, avant de prêcher sa doctrine,
le Bouddha eut un moment d’hésitation. Un des grands
brahmâs descendit vers lui et lui dit que, possédant les
quatre vérités sublimes, il n’avait pas le droit de les
retenir pour lui seul, et qu’il devait les communiquer à
tout le genre humain. Çâkya dirigea sa pensée vers les
quatre régions de la terre, vit en effet que partout les
hommes ignoraient ces vérités salutaires, et commença
aussitôt son enseignement.
L’enseignement direct du maître, qui dura près de
cinquante ans, ne sortit pas de la contrée où il était né,
de cette partie moyenne de la vallée du Gange, signalée
par les historiens d’Alexandre, et qui s’étend autour de
Bénarès. Mais il fut secondé par des hommes
supérieurs, entre lesquels on distinguait le grand
Çâriputra, Maudgalyâyana, Ananda. Il chargea soixante
et un disciples éprouvés d’aller dans toutes les
directions enseigner la Loi nouvelle aux peuples de
l’Inde, y grouper les gens de bonne volonté autour de la
formule « le Bouddha, la Loi, l’Assemblée, » et créer
ainsi des églises locales, des communautés
dépendantes de la communauté centrale que lui-même
présidait.
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